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Van Bozch, Boyer succr.] + + + +AVIS AUX ACTIONNAIRES +de L'ILLUSTRATION + +MM. les actionnaires de la Société du journal l'_Illustration_ sont +prévenus que l'Assemblée générale ordinaire aura lieu au siège social, +13, rue Saint-Georges, à Paris, le samedi 31 janvier 1891, à deux +heures. + +ORDRE DU JOUR: + +Examen, et approbation, s'il y a lieu, du bilan et des comptes de +l'exercice 1890.--Répartition des bénéfices.--Fixation du +dividende.--Renouvellement du conseil de surveillance.--Fixation du +chiffre du traitement du gérant pour l'année 1891.--Fixation du prix +auquel le gérant pourra procéder au rachat d'actions de la Société en +1891.--Tirage au sort des obligations à rembourser en 1891. + +Pour assister à cette Réunion, Messieurs les Actionnaires propriétaires +de titres au porteur doivent en faire le dépôt avant le 25 courant, à la +Caisse de la Société. Il leur sera remis en échange un récépissé servant +de carte d'entrée. + + + +COURRIER DE PARIS + +Le froid qu'il fait, les morts qui se succèdent les unes aux autres, la +question du chauffage, le sort des pauvres gens, et, avec cela, les +pièces nouvelles ou attendues, voilà , par ce rude hiver, les sujets de +conversation des Parisiens qui n'ont pas encore pris le train de Nice. + +Car maintenant, lorsqu'arrivent les mois de froidure, pour parler comme +nos pères, c'est pour tous ceux qu'une fonction, une occupation, une +médiocrité de fortune ou une habitude n'attache pas à une rue de Paris, +une fugue véritable vers les bords bénis où la mer bleue gémit, cette +mer bleue où l'ex-maire de Toulon jetait le trop-plein de ses aventures. + +On part et les hôteliers parisiens, ces thermomètres spéciaux, nous +diront que le nombre des voyageurs diminue de plusieurs degrés ici +tandis que le chiffre grossit vers Cannes, Bordighera ou Saint-Raphaël. +Et comment ne partirait-on pas? Il est convenu que le Midi est le jardin +d'hiver de tout bon Parisien _dans le train_. Pour rester dans ce +_train_, on prend celui de P.-L.-M. Il paraît qu'on soigne ses +bronchites et qu'on réchauffe ses rhumatismes à la brise de la +Méditerranée. Ce n'est pas toujours vrai. On s'y dorlote, mais on y +grelotte. Qu'importe! On est dans le Midi. C'est le soleil du Midi, +c'est la côte du Midi. Il n'y a que la foi qui sauve. + +A vrai dire, les cavalcades et les carnavals ont, là -bas, un décor qui +les fait valoir, et je ne sais rien de plus triste, à Paris, que les +mascarades par ces froides nuits si longues. Quand je pense qu'il se +trouve encore des gens pour se planter dans le vent, sur les trottoirs +des environs de l'Opéra, et attendre l'entrée des masques! Il fallait +les voir, samedi dernier, ces masques au nez rougi et aux mains gourdes, +se rendant au bal de l'Opéra, par les rues désertes, balayées de la +brise! Les pâles pierrots verdissaient sous leur farine; les clowns, +avec leurs paletots jetés sur leur costume à paillettes, soufflaient sur +leurs ongles endoloris, et les toreros (car il y a beaucoup de toreros +parmi ces travestissements) toussaient mélancoliquement et battaient la +semelle sur les trottoirs. O ciel d'Andalousie, nuits étoilées de +Séville et de Grenade, où êtes-vous? + +Il est banal de venir déclarer que cette gaieté est macabre, mais elle +l'est. Ces fillettes qui ont l'onglée, ces bergères Watteau qui évoquent +l'idée d'un prompt sirop pectoral, ce défilé de masques bizarres sous la +lueur crue de la lumière électrique, c'est le carnaval parisien, c'est +une gaieté convenue, je veux bien, mais c'est une gaieté de cimetière, +et il faut avoir le goût du plaisir diantrement chevillé au corps pour +s'aller enfermer dans une loge ou se faire étouffer dans un couloir afin +de contempler de près cette mascarade hétéroclite! + +Je disais, l'autre jour, que ces bals dureront toujours, parce qu'il y +aura toujours des curieux. Il y aura toujours des grisettes aussi, et, +par exemple, Céline Montaland, la bonne, l'excellente femme que la +Comédie perdait la semaine dernière, Céline Montaland en était une par +les goûts simples, la bonne grâce rieuse, la bonté: je répète le mot que +tous ceux qui ont parlé d'elle ont écrit. + +Véritablement la mort de cette charmante femme a été un deuil pour tous +les amis du théâtre. Elle était depuis si longtemps applaudie, et elle +avait passé sur tant de scènes parisiennes! Je lui ai vu jouer, pour ma +part, une cantinière dans les _Cosaques_, la reine Bacchanal dans le +_Juif-Errant_, Ida de Barency dans _Jack_, et une Espagnole au +Théatre-Taitbout, dans une revue de fin d'année, où elle chantait en +espagnol une _habanera_ qui fit fureur. _Ollé! ollé!_ Car elle avait +l'air d'une manola andalouse, cette jolie Céline Montaland, et, en jupe +courte, à dentelles et à résilles, avec une rose dans ses noirs cheveux, +lorsqu'elle jouait le _Pied de Mouton_, on songeait à cette Petra +Camara, à qui Théophile Gautier dédiait une des plus jolies pièces des +_Emaux et Camées_: + +Peigne au chignon, basquine aux hanches, +Une femme accourt en dansant. +Dans les bandes noires et blanches +Apparaissant, disparaissant. + +Mais les premiers succès de Céline Montaland étaient bien antérieurs au +_Pied de Mouton_. Je me rappelle un soir lointain, un dimanche, où mon +père et ma mère voulurent me mener au spectacle pour la première ou +seconde fois. Le boulevard du Temple existait encore en ce temps-là . +Nous nous présentâmes au guichet du Cirque-Olympique: il n'y avait pas +de place; on y jouait l'_Armée de Sambre-et-Meuse_, une de ces pièces +militaires et patriotiques si fort à la mode en ce temps-là et qui +reviennent à l'ordre du jour maintenant, témoins le _Régiment_ et _Nos +sous-officiers_. + +Nous nous rabattîmes sur la Porte-Saint-Martin. On y donnait les +_Routiers_. Salle pleine. + +--Allons au Palais-Royal, dit mon père. + +Et nous allâmes au Palais-Royal, moi regrettant les canonnades de +l'_Armée de Sambre-et-Meuse_ et les tirades au salpêtre de Pichegru. Le +Palais-Royal représentait alors la _Fille mal gardée_ et _Maman +Sabouleux_, deux pièces où apparaissait la petite Céline Montaland, +brune, accorte, gâtée et fêtée par le public. Elle jouait, chantait et +dansait. Oui, comme intermède elle dansait une polonaise, et je la vois +encore en costume fourré, glissant sur la scène du Palais-Royal comme +une mondaine sur la glace du Bois-de-Boulogne. J'entends encore le son +métallique de ses talons de cuivre quelle frappait l'un contre l'autre. +Jolie, cela va sans dire. + +Pendant un entracte du _Prix Montyon_, regardez au foyer, dans les +portraits peints par Émile Bayard, celui de Céline Montaland enfant. +Elle est là , très vivante et, femme faite, elle avait gardé, épaissi par +l'embonpoint, ce gai visage de brune fillette mutine. + +Alors qu'elle était la petite Céline du Palais-Royal, tous les ans les +collégiens de Paris lui envoyaient, après s'être cotisés, des bonbons +pour ses étrennes. Parfois un de ces lycéens apportait, avec les +pralines, une pièce de vers qu'il débitait au nom de ses camarades pour +remercier _l'enfant prodige_ d'avoir joué à Louis-le-Grand ou ailleurs. +Les années avaient passé, passé, depuis ce temps, et les collégiens de +1849 ou 1850 étaient devenus de gros bonnets, fonctionnaires, officiers +supérieurs, magistrats. D'autres (en plus grand nombre) étaient morts. +Mais, au jour de l'an, il était rare que Mme Céline Montaland ne reçût +pas quelque sac de marrons ou quelque souvenir d'un des orateurs +d'autrefois, de ces collégiens de jadis devenus quinquagénaires. + +Parfois même elle trouvait encore des vers--vieillis comme leur +auteur--d'un de ces poètes d'autrefois. C'était là sa joie. + +--Cela me rajeunit, disait-elle, comme si elle avait abdiqué toute sa +coquetterie. + +Cette année, elle a dû recevoir les mêmes marques de sympathies des +admirateurs de la comédienne à ses débuts, mais elle n'a pu être +joyeuse. Ce jour de l'an a été lugubre et Céline Montaland avait joué +pour la dernière fois. + +Tout naturellement ses obsèques ont été pour la badauderie parisienne +une occasion de rassemblement. Il paraît qu'on s'est, autour de +Saint-Roch, bousculé pour voir les acteurs, comme autour du bureau de +location d'une pièce à succès. N'ayant pas assisté à la scène, je n'en +puis rien dire, mais certains journaux ont assuré que la curiosité du +public manquait de recueillement. + +La foule, après tout, est un dernier hommage pour un acteur ou une +actrice qui disparaît. Musset n'a pas eu les funérailles de Rachel, et +il en sera toujours ainsi. Paris adore ses acteurs. Il les sait toujours +prêts à se mettre en avant pour une bonne oeuvre. Voyez Sarah Bernhardt +qui, avant de repartir vers les Amériques, voulait jouer _Phèdre_ au +bénéfice de la veuve de Poupart-Davyl et, dit-elle, à celui de M. +Duquesnel. + +Mais, en fait de funérailles, s'il était mort il y a vingt-deux ans, le +baron Haussmann, avec quelle pompe on eût célébré ses obsèques! C'est un +peu de l'histoire de Paris qui s'en va. Le baron Haussmann meurt pauvre, +paraît-il, après avoir dépensé des millions. Il a expliqué dans ses +_Mémoires_ comment un préfet de la Seine de l'empire était, je ne dirai +pas gêné, mais tout juste assez libéralement doté avec les sommes +cependant prodigieuses que l'État mettait à sa disposition. + +Que de frais de représentation! Que de luxe! quelles fêtes! + +Le baron Haussmann fut en quelque sorte et pendant des années un +vice-empereur aussi puissant que M. Rouher. Il était, à vrai dire, le +roi de Paris. Et ce Paris, il le maniait, le perçait, le détruisait, le +reconstituait, le _triangulisait_ comme on disait alors, avec une +activité insatiable. On ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs, +dit vulgairement le proverbe. Tous ces embellissements coûtaient cher, +et, un beau jour, le pouvoir du baron Haussmann croula sous le faix des +sommes dépensées. L'opposition présenta à l'opinion publique la facture +de ce Paris _haussmanisé_ et un calembour jeté à propos fit la fortune +d'un jeune avocat qui devait devenir un véritable homme d'État. + +M. Jules Ferry publia une brochure, les _Comptes fantastiques +d'Haussmann_, qui le mit au pinacle et fit mettre le baron au rancart. + +Adieu les fêtes carillonnées où le comte de Bismarck buvait de la bière +en causant chope en main comme un reître d'Albert Durer, son vidrecome +entre les doigts! + +Adieu les bals de l'Hôtel-de-Ville où la bourgeoisie parisienne se +précipitait en faisant assaut de toilettes! Adieu les doux concerts où, +_bianca e grassa_, Mlle Marie Rose chantait les _Djinns_ du dernier +opéra d'Auber! + +Adieu aussi les médisances qui faisaient conter tout bas que Mlle +Francine Cellier, du Vaudeville, n'était si bien vêtue, dans les pièces +de Sardou, que parce qu'elle s'habillait à la _Ville-de-Paris_. +Puissance et injures, tout s'abîmait en même temps, et le baron +Haussmann tombait quelques mois avant l'empire. Mais, quoique tombé, il +demeurait une figure. On lui gardait une reconnaissance d'avoir, tout en +abattant bien des souvenirs historiques regrettés, assaini Paris, oui, +de l'avoir assaini de telle sorte que le typhus en a été comme chassé et +que le choléra n'y trouve plus un terrain de bataille. On ne débaptisa +pas le boulevard Haussmann. Il sembla que la truelle du grand maçon +Haussmann dût être sacrée si l'homme politique ne l'était pas. Lui, +après être resté quelque temps dans l'ombre, chercha à ressaisir une +place dans nos assemblées. Il fit une campagne électorale en Corse et il +contait gaiement, au retour, qu'il avait, dans le maquis, traité la +question politique avec le fameux bandit Bella-Coccia. + +C'était en octobre 1877. M. Haussmann campait dans une plaine, sous la +tente, mangeant du mouton embroché comme dans une _diffa_ arabe. Puis il +partait en voiture avec M. de Montero, je crois, lorsqu'une vieille +femme au profil romain lui remettait un placet. C'était la femme d'un +vieux bandit arrêté, Stampo, et demandant grâce pour lui. Quant à +Bella-Coccia, il disait au baron Haussmann: + +--Je garde le maquis pour avoir fait le coup de feu avec les gendarmes, +du haut de mon moulin, mais mon beau-frère est brigadier dans la garde +républicaine: il votera pour vous! + +Et, M. Haussmann promettant de demander l'amnistie, le bandit lui +tendait une gourde neuve, le faisait boire, buvait après lui, et, +résolument: + +--Maintenant, ce que vous me direz, je le ferai! A la vie, à la mort, +_signor baron!_ + +Prendre pour agent électoral le bandit _Bella-Coccia_, l'aventure ne +manquait pas de fantaisie! + +Ce qui en manqua, c'est l'ouvrage qu'il publiait, il y a si peu de +temps. Les _Mémoires du baron Haussmann_ sont d'un administrateur +éminent; mais on voudrait, dans ses souvenirs, plus de curiosité et plus +de vie. + +Je n'ai rien dit du sculpteur Delaplanche, qui fut un artiste inspiré, +je n'ai rien dit de M. Foucher de Careil... La mort va trop vite et le +_Courrier de Paris_ n'est pas un article nécrologique. Oh! le rude hiver! +La Seine est prise! Les Parisiens s'amusent à la traverser. Mais ceux +qui souffrent?... Les plaisirs de l'hiver sont chèrement payés de la vie +des malheureux. + +Rastignac. + + + +L'HIVER DE 1890-91 + +L'hiver que nous traversons sera inscrit parmi les hivers mémorables, +tant par sa précocité que par sa rigueur. Il a commencé le 26 novembre. +Jusqu'au 25, la température était restée assez chaude, et même +supérieure à la moyenne; mais le 26 le thermomètre descendit tout d'un +coup à un minimum de -2°,3, sans s'élever au-dessus de -0°,8, et donna +comme température moyenne de cette journée -1°,6. Le lendemain, il +descendit à un minimum de -7°, 1, et le surlendemain, 28, à -15°,0, +minimum qu'il n'a pas dépassé depuis. C'était le commencement d'un froid +persistant et rigoureux. + +Cependant il y eut dégel le 2 décembre jusqu'au 9, puis regel du 10 au +18, puis dégel du 19 au 21, puis regel du 22 au 31, puis dégel le 31 au +soir jusqu'au 4 janvier, et regel dans la nuit du 4 au 5 jusqu'au 12 au +soir. Du 26 novembre au 3 décembre, la moyenne de la journée a été +inférieure à zéro, et il en a été de même du 8 au 18 décembre, du 23 au +31, et du 6 au 12 janvier. Ces allures du thermomètre montrent qu'en +réalité le froid n'a pas été aussi consécutif qu'on le croit, puisque le +thermomètre n'est resté perpétuellement au-dessous de zéro que pendant 9 +jours de suite, du 10 au 18 décembre, ainsi que du 23 au 31. Quant à la +glace, depuis le 26 novembre jusqu'au jour où nous écrivons ces lignes +(13 janvier), il y a eu 45 jours de gelée, et seulement 3 jours de dégel +(19, 20 et 21 décembre). + +Ce sont là les observations de Paris (Observatoire du parc de +Saint-Maur). La température moyenne du mois de décembre a été de -3°, 4. +On ne trouve, depuis 1757, que trois mois de décembre aussi froids: ce +sont ceux de 1829, 1840 et 1879. + +La Seine a commencé à charrier le 29 novembre, puis, de nouveau--après +le dégel du 4 au 8 décembre--le 11, puis, de nouveau encore, après le +dégel du 19 au 22, le 25; enfin, une quatrième fois, après le dégel du +31 décembre, le 7 janvier. Elle aurait dû être prise le 30 décembre et +même le 16. En effet, sa congélation le 11 janvier à minuit a eu pour +causes thermométriques une somme de -15°, 7 de froid dans les minima +diurnes additionnés du 16 au 11, une somme de -15°, 7 dans les maxima, +et une de 35°, 9 dans les moyennes diurnes. Or ce même état +thermométrique avait déjà été atteint le 16 décembre et le 30. Mais la +nature n'est plus souveraine dans la capitale du monde. Par le jeu des +barrages, nos ingénieurs savent activer le courant, élever ou abaisser +les eaux, disloquer les glaces et leur interdire toute stagnation. C'est +ce qui est arrivé en décembre. Les effets de nos hivers ne sont plus +comparables à ceux des hivers anciens, pas plus que ceux des +inondations, qui jadis enlevaient les ponts de Paris et semaient la +ruine et le deuil sur leur passage. Les météorologistes devront donc +surtout comparer entre elles les indications plus mécaniques que +pittoresques de la colonne thermométrique. + +*** + +Après un mois de décembre très froid, comme nous venons de le voir, le +dégel est arrivé le 31 décembre à 11 heures du matin, mais a été de +courte durée. La Seine charriait encore considérablement le 31; le 1er +janvier, les glaçons étaient presque entièrement fondus. Il y eut un +léger retour du froid le 2 (min. 6°, 3°, max. X 2°, 2°,) et le 3 (min. +-5°, 5°, max. X 2° 8°); le 4, température douce (min. 0°, 4, max. X 4°, +4); le 5 pendant la nuit retour définitif du froid. + +La Seine, dont la température était voisine de 0° depuis plus d'un mois, +a recommencé à charrier le 7; le 10 les glaçons, presque soudés entre +eux, marchaient avec une extrême lenteur, le 11 le fleuve était pris, +dans toute la traversée de Paris, sur les deux tiers de sa largeur, il +ne restait de courant visible et de glaçons en mouvement qu'au milieu de +la Seine; dans la nuit du 11 au 12, elle a été entièrement figée. + +La vitesse du courant, les obstacles, les ponts, sont autant d'éléments +en jeu dans la congélation d'un fleuve. Ainsi, la série du froid n'a pas +été plus intense ni plus longue du 6 au 11 janvier que du 23 au 30 +décembre et surtout que du 9 au 18 décembre, et pourtant, dans les deux +premiers cas, la Seine n'a pas été prise, à cause du courant et de la +levée des barrages. Ici, 6 jours de très forte gelée ont suffi. +Toutefois si le dégel n'était pas arrivé les 31 décembre, l'aspect du +fleuve charriant avec une extrême lenteur annonçait la congélation +complète pour le lendemain. + +L'arrêt du fleuve n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Le 11, vers +10 h. 1/2 du soir, la soudure des glaçons a commencé au pont de Sèvres, +dont les arches, relativement étroites, n'ont pu laisser passer les +banquises, et ont ainsi arrêté le mouvement de descente. Il a suffi +d'une heure pour que l'arrêt se répercutant en amont fût complet depuis +le pont d'Auteuil jusqu'au pont National. + +Le 12 au matin le fleuve était donc immobilisé, et toute la journée, les +curieux ont afflué sur les rives pour contempler ce spectacle que les +Parisiens n'avaient pas vu depuis onze ans; l'agrégation des glaces +présentait au milieu du courant, notamment en amont du pont d'Austerlitz +et du pont Sully, quelques solutions de continuité; il y avait sur ces +points des sortes de lacs dont les eaux claires ne portaient aucun +glaçon. + +Le petit bras de la Seine sur la rive droite, depuis le pont de Sully +jusqu'au pont Louis-Philippe, et dans lequel sont garés un nombre +considérable de bateaux, était libre de glaces, grâce aux barrages +supplémentaires reçus par l'estacade de l'Ile Saint-Louis. + +Il en était de même dans le petit bras de la rive gauche, depuis le pont +de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Là , un puissant +remorqueur, ayant monté et redescendu le courant depuis les premières +heures de la matinée, avait suffisamment divisé les glaces ensuite +entraînées au-delà du bassin de la Monnaie par un jeu d'écluse.--On n'a +encore pu traverser nulle part le fleuve à pied sec. + +Pendant notre siècle, la Seine a été entièrement gelée à Paris aux dates +suivantes: janvier 1803,--décembre 1812,--janvier 1820,--janvier +1823,--décembre-janvier 1829-1830,--janvier 1838,--décembre +1840,--janvier 1854,--janvier 1865,--décembre 1867,--décembre +1871,--décembre 1879 et janvier 1891. Ces diverses congélations du +fleuve parisien ont été fort inégales comme intensité et durée; +quelquefois cette durée n'a été que de un ou deux jours tandis que dans +le fameux hiver de 1829-1830, elle a été de trente jours. Pour que la +Seine gèle à Paris il faut que le courant soit assez lent, c'est-à -dire +qu'il n'y ait pas eu de pluie depuis longtemps, que la température de +l'eau se soit graduellement abaissée à zéro, que des glaçons se soient +formés sur les bords du fleuve ou dans le fond et, détachés par le +courant, soient charriés à la surface et se soudent entre eux. Les +obstacles, notamment les ponts, aident à cette congélation totale, qui +n'arrive qu'après six jours au moins d'un froid persistant de 4° à 8° +comme moyenne des maxima et minima. + +Les débâcles sont parfois terribles. Cette année, pour en atténuer les +effets, on a commencé par relever, en aval de Paris, le barrage de +Suresnes, afin d'amener une hausse sensible des eaux en amont et +d'exercer par suite une tension sur les glaces adhérant aux rives. Cette +première opération doit être à bref délai suivie de l'opération inverse, +c'est-à -dire d'un nouvel abaissement du barrage, afin d'accélérer la +marche du courant des eaux ainsi élevées; de la sorte, s'il ne se +produit pas une notable recrudescence du froid, une débâcle partielle +pourra être créée et pour ainsi dire conduite à volonté. + +Un nouveau dégel est arrivé le 12, au soir, accompagné d'une brume qui +est tombée sur Paris à partir de 11 heures. Ce dégel a été annoncé +quelques heures seulement auparavant par le changement du vent du nord à +l'ouest. Durera-t-il? Le froid recommencera-t-il? C'est ce que nul ne +peut dire. + +La météorologie est très loin des certitudes de sa soeur aînée +l'astronomie. Nous pouvons prédire dix ans, cent ans, mille ans +d'avance, le retour d'une comète, d'une planète, d'une éclipse, d'un +phénomène astronomique quelconque, et nous ne pouvons pas deviner quel +temps il fera demain! C'est quelque peu humiliant. + +Il est tout naturel de chercher. Chacun le peut. Obtiendrons-nous des +résultats satisfaisants? C'est moins sûr. + +On aimerait voir les saisons régies par un cycle, comme les phénomènes +astronomiques. L'hiver de 1879-80 ayant été très rude, on pense tout de +suite à un cycle de 11 ans. Celui de 1870-71 ayant été assez rude, le +cycle semble en partie indiquer une période de 9 à 11 ans. Le plus grand +hiver du siècle, avec celui de 1879-80, a été celui de 1829-30. Une +périodicité de 10 ans ou de multiples de 10 ans parait se confirmer +davantage. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. J'ai sous +les yeux le tableau de toutes les observations thermométriques faites +depuis la fondation de l'Observatoire de Paris, depuis plus de deux +siècles. Les plus grands hivers ont été ceux de: + +1708--9 1829--30 +1715--16 1837--38 +1728--29 1840--41 +1775--76 1844--45 +1788--89 1853--54 +1794--95 1860--61 +1798--99 1870--71 +1802--3 1879--80 +1812--13 1890--91 +1822--23 + +En s'amusant à grouper ces chiffres de certaines façons, on croit sentir +vaguement s'en dégager quelques probabilités de périodes décennales. +Mais, en fait, la probabilité est à peine supérieure à celle d'un nombre +quelconque à la roulette. On a quelque présomption apparente d'imaginer +que l'hiver de 1899-1900 sera froid, mais je ne conseillerais à personne +de jouer là -dessus un pari sérieux. + +D'autant plus que, jusqu'à présent du moins, l'astronomie n'offre aucune +base pour soutenir cette périodicité. La période des taches solaires est +bien de dix à onze ans, et on l'a invoquée. Mais on n'a pris soin de la +comparer avec une attention suffisante. Le froid actuel suit le minimum +des taches solaires de près de deux ans. Celui de 1879-80 l'a suivi d'un +an. Celui de 1870-71 est arrivé pendant le maximum. Celui de 1829-30 est +arrivé un an après le maximum. Il n'y a donc pas de relation entre les +fluctuations de l'énergie solaire et la température de nos hivers. C'est +assez étonnant, mais c'est ainsi. + +Il ne faut pas que ces difficultés nous empêchent d'étudier. La nature +ne livre ses secrets qu'à la persévérance. + +L'hiver actuel peut se résumer ainsi: + +Une quarantaine de personnes sont déjà mortes de froid en France depuis +le commencement de l'hiver. + +Les plus basses températures observées ont été: + +Moscou 31° le 7 janvier. +Haparanda 29° le 6 janvier. +Varsovie 24° le 29 décembre. +Gérardmer 22° le 10 janvier. +Épinal 20° " " +Montargis 17° le 9 janvier. +Loudun 16° le 10 " +Paris 15° le 28 novembre. + " 13° le 15 décembre. + " 11° les 8 et 9 janvier. + +Fleuves et rivières gelés le 12 janvier: Seine, Yonne, Aube, Marne, +Rance, Saône, Rhône, Charente, Loire, Dordogne, Garonne, Sorgues, +Durance, Gardon. Mer prise à Blankenberghe et Ostende. + +L'Espagne, comme tous les pays de l'Est, a partagé le sort de la France. + +Camille Flammarion. + + + +[Illustration: LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG.--La cérémonie +religieuse dans l'église russe de la rue Daru.] + + + +LE BARON HAUSSMANN + +Le baron Haussmann est mort subitement ces jours derniers. C'était un +grand vieillard plein de verdeur et d'énergie encore, bien qu'il fût +plus qu'octogénaire. Il avait gardé toute sa lucidité d'esprit et +s'occupait en ces temps derniers de la publication du troisième volume +de ses Mémoires. Il avait entrepris, en effet, d'expliquer la genèse de +l'oeuvre grandiose à laquelle son nom reste attaché: averti par les +controverses qui l'avaient assailli à l'heure même où il transformait et +embellissait Paris, le baron Haussmann avait compris que, pour mériter +d'être défendu par son oeuvre devant la postérité, il fallait d'abord +défendre cette oeuvre devant les contemporains. + +C'est donc un peu par M. le baron Haussmann lui-même que nous apprenons +qu'il était petit-fils d'un conventionnel, porté par erreur comme ayant +voté la mort du roi, et qu'avant d'entrer dans l'administration il avait +songé à une carrière artistique et fréquenté le Conservatoire. Mais la +destinée du baron Haussmann lui fit délaisser en temps utile les classes +musicales pour l'uniforme de sous-préfet. C'est, sous le règne de +Louis-Philippe qu'il débuta; il vit s'écrouler la monarchie de Juillet +et surgir la République de 1818 sans trop s'émouvoir: son coeur +n'appartenait ni au gouvernement déchu ni au régime nouveau. Il les +voyait se succéder d'un oeil prudent et indifférent, d'une âme un peu +méprisante à l'égard de ces gouvernants qui essayaient de réaliser la +liberté sous des formes diverses. Lui, le baron Haussmann, était acquis +d'avance à l'homme qui voudrait restaurer l'autorité et utiliser en +pleine lumière ses talents d'administrateur, qui moisissaient en +d'obscures préfectures de province: le prince Louis-Napoléon lui +apparut, dès son élévation à la présidence de la République, comme le +dictateur attendu. Son nom était un gage certain, à divers titres, pour +le baron Haussmann, dont le père et le grand-père avaient servi les +Bonaparte. Il suivit donc l'étoile naissante, il la salua dans l'Yonne +avant, beaucoup d'esprits perspicaces, et se trouva un beau jour préfet +de la Seine, à la tête d'une administration qui était un ministère et +qu'aucun contrôle indiscret ne venait troubler dans ses hautes +combinaisons. + +[Illustration: LE BARON HAUSSMANN D'après une photographie de M. Pirou.] + +Une promenade à travers le Paris moderne en dit plus aux gens de notre +génération que bien des volumes, sur l'oeuvre accomplie par le baron +Haussmann. Ces larges avenues, ces voies amplement aérées, où joue +librement la lumière, ou circule sans encombre le torrent d'élégance et +d'activité qui constitue la vie parisienne, c'est le baron Haussmann qui +les a créées. Certes, Paris a dû payer, et payer un peu cher, sa +toilette nouvelle; on ne l'a pas consulté sur l'à -propos des +bouleversements qu'on lui imposait; mais faut-il y regarder tant de fois +et de si près quand on est, comme aujourd'hui, en présence du fait +accompli, et d'un fait d'une si haute portée historique et sociale? Nous +ne le pensons pas. La rue de Rivoli prolongée, le boulevard Sébastopol +créé, comme aussi la rue Turbigo, les boulevards Haussmann et +Malesherbes, la construction des Halles Centrales, des parcs des +Buttes-Chaumont de Montsouris, de Monceau, la métamorphose des bois de +Boulogne et de Vincennes, voilà assurément des titres à la +reconnaissance généreuse de tous ceux qui aiment Paris. Il ne faut pas +marchander cette reconnaissance à la mémoire du baron Haussmann. +L'Empire avait comblé d'honneurs le haut fonctionnaire en lui conférant +la dignité sénatoriale et la grande-croix de la Légion d'honneur; les +Parisiens lui ont voué un souvenir de gratitude: ceci dure plus et vaut +mieux que cela. + + + +[Illustration: M. FOUCHER DE CAREIL D'après une photographie de M. +Truchelut.] + + +[Illustration: M. EUGÈNE DELAPLANCHE D'après une photographie de M. +Pirou.] + + + +UN LABADENS + +Je ne sais si vous éprouvez quelque plaisir à prendre part à ces agapes +périodiques que les associations amicales d'anciens Labadens ont mises +depuis plusieurs années déjà à la mode. Pour ma part, je les exècre, +attendu que rien, mieux quelles, ne me fait plus durement sentir +l'outrage des années qui s'accumulent, la fâcheuse décrépitude qui +menace, et ne me montre la profondeur des rides que la patine du temps +creuse au front de mes contemporains, sans pour cela épargner le mien. + +On s'était connu jeune, ardent, rose, joufflu, ruisselant de cheveux et +d'illusions: on se retrouve alourdi, glabre, chauve, bedonnant et +sceptique. On s'abreuve de mauvais champagne et de vieux souvenirs; mais +ceux-ci, on les regrette, et celui-là fait mal à l'estomac. On se bat +les flancs pour trouver drôles un tas de vieux anas que leur parfum +classique impose, et on est forcé de feindre l'enthousiasme pour les +mérites transcendants d'un jeune élève, lauréat de l'association, dont +le folio, exhibé par M. le proviseur ému jusqu'aux larmes, est blanc de +retenues et de vers à copier! C'est odieux! + +Ajoutez à cela que si, rebelle parfois aux tendres soins que +l'Université, _alma parens_, prodigue à ses nourrissons, vous avez dû, +pendant les dix années de vos études, traîner vos fonds de culottes un +peu partout; si votre caractère, trop peu apprécié par les uns, vous a +forcé à aller demander à d'autres le complément d'une instruction +interrompue par la catastrophe d'une exclusion fatale, vous risquez +d'être impuissant à suffire à l'afflux de banquets qui vous attend, et +de condamner votre estomac à un régime qu'il n'a plus la force de subir. +On ne peut pas faire de jaloux, n'est-ce pas? et alors, gare à la +gastrite!!! + +*** + +Hélas! bien que je me sois souvent fait ces réflexions si sages et que +j'aie longtemps lutté courageusement contre les invites que m'envoyaient +chaque année, avec une persistance aussi touchante qu'intéressée, les +«chers camarades» des divers lycées où j'ai passé, j'ai dû céder à la +fin... Et moi aussi, maintenant, je fais partie d'une association de +Labadens! Et moi aussi, je mange une fois par an le saumon sauce verte, +qu'accompagne le filet madère, et qu'arrose le champagne officinal. Moi +aussi j'entends des discours, j'en fais même! Et je distribue des +médailles en vermeil à de jeunes potaches qui partagent leur temps entre +les chagrins d'Ulysse et les matchs du lendit! Voilà ce qu'on gagne de +plus clair à la notoriété. + +J'étais donc, certain samedi de la présente année, entré vers sept +heures du soir chez le grand Véfour, où se passent d'ordinaire ces +assemblées spéciales, et je déposais mon pardessus au vestiaire, quand +je m'entendis interpeller par une voix inconnue, tandis que je recevais +sur le ventre une tape qui voulait être amicale, mais que je jugeai +parfaitement incongrue. + +--Eh bien! donc, on ne reconnaît pas les vieux copains? Allons! dis vite +bonjour! espèce d'homme de lettres. + +Je regardai un peu ahuri. J'avais devant moi un gros homme, tout court, +tout rond, dont le crâne en poire émergeait de quelques cheveux +grisonnants, prolongés de chaque côté des joues par deux favoris +filasse. Cette silhouette rappelait bien plutôt une praline dans de +l'étoupe que la physionomie de quelqu'un que j'aie jamais connu. + +--Désolé, mon cher, balbutiai-je... je ne vois pas très bien... et puis +on change, tu sais... tout le monde change... + +--Eh! parbleu, si on change!! Mais quand on a été voisin d'étude, que +diable! on se reconnaît. Je t'ai bien reconnu tout de suite, moi. +Poteau, je suis Poteau... Tu ne te rappelles pas?... + +--Ah! parfaitement! Poteau... ah! très bien! Et... qu'est-ce que tu +fais? + +--Je ne fais rien! Je vis de mes rentes... J'ai été avoué en province, +j'ai fait mes affaires, vendu ma charge, et maintenant je me repose... +Dis donc, je m'asseois à côté de toi: nous causerons du vieux temps, +hein? quand nous faisions enrager les pions... Et puis, tu sais, puisque +je te retrouve, toi qui es dans les journaux, tu me donneras des billets +de théâtre... Allons, viens!... + +*** + +J'allai, et nous nous assîmes. Poteau se mit en devoir de faire repasser +une à une devant moi toutes nos aventures de collège, qu'il me +racontait, la bouche pleine, avec des gestes exubérants, et un gros rire +épais. Il y avait celle de notre vaguemestre, un brave Alsacien, ancien +tambour de la garde royale, qui venait crier les lettres dans la cour et +aboyait: «Monsir Botot!» Or, comme nous avions un autre camarade +réellement nommé Botot, nous nous faisions un malin plaisir de prendre +la lettre, de la donner à celui des deux à qui elle n'était pas +destinée, et d'envoyer celui-ci protester auprès du vaguemestre. + +--Ce n'est pas pour moi cette lettre, vieux prétorien! + +Ce mot de prétorien, que le pauvre homme ne comprenait évidemment pas, +avait la propriété de l'exaspérer. + +--Ch'ai bas tit Botot, ch'ai tit Podot, criait-il la face injectée et la +moustache raidie. Fous êtes tous des _calobins!_ + +Il y avait aussi l'histoire du roman, que le camarade Poteau se +remémorait avec délices. + +--Tu te rappelles bien le jour où j'ai été si bien refait sur les quais? + +--Non, pas du tout. + +--Mais si, nous étions en promenade, à la queue leu-leu, et nous +longions les boutiques de bouquinistes. Moi, tu sais, j'ai toujours aimé +la littérature, et j'étais constamment puni parce qu'on me confisquait +des livres défendus. Voilà que, tout à coup, je vois s'étaler dans un +éventaire un livre superbe, sur le dos duquel je lis le mot «roman». +Au-dessus, était une étiquette portant en gros caractères la mention «50 +centimes». Vite, je tire dix sous de ma poche, je les lance dans +l'éventaire, et je saisis le bouquin que je cache sous mon caban. Nous +rentrions au lycée: je jette sur mon acquisition un regard curieux et +rapide, et qu'est-ce que je lis... «_Roman history..._» une histoire +romaine... et en anglais encore, moi qui ne savais pas un traître mot de +cette langue, et qui suivais le cours d'allemand! + +Cette fois, je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconfit que +prenait encore la figure de mon gros voisin, au souvenir si lointain +pourtant de sa mésaventure. + +--Et... tu as conservé ton goût pour les lettres? lui dis-je. + +--Naturellement. Seulement, tu comprends, quand on est avoué, on n'a pas +beaucoup le temps... mais le théâtre, par exemple, je l'adore, et je +compte bien... + +Le président réclamait le silence. L'heure solennelle des toasts +arrivait: je les écoutai tous sans faiblir; puis je lus le rapport dont +j'avais été chargé sur les prix d'application et de bonne conduite, et +je m'enfuis à l'anglaise, prétextant une affaire pressante au journal. +Poteau m'avait accompagné jusqu'à la porte et en m'aidant à mettre mon +pardessus: + +--Tu sais, je compte sur toi... et quand on te jouera une pièce, ne +m'oublie pas pour la première, au moins. + +*** + +Je ne pensais plus depuis longtemps déjà ni à Poteau, ni au vaguemestre, +ni à l'histoire romaine, ni aux Labadens que je retrouverai seulement +l'année prochaine, quand l'autre jour le hasard m'a remis, pour une +heure, en présence de mon ex-voisin d'étude et de banquet. + +C'était à Versailles, sur la glace. J'étais allé patiner là -bas, dans le +cadre féérique des hautes futaies blanches de givre, au pied du château +désert, abri mystérieux de tant de grandeurs déchues et de tant de +grâces oubliées, sur ce canal immense dont il semble qu'on ne doive +jamais atteindre le bout. Dans le parc, on chassait, et les coups de feu +de chaque _trac_ nous arrivaient, répercutés par l'écho, avec le +crépitement pareil à une mousqueterie de bataille. Et, tout en me +laissant emporter à travers l'espace, je m'isolais dans le passé qui +revit ici dans chaque bosquet, dans chaque statue, dans chaque arbre. Il +me semblait que la brume tombant sur les pelouses allait se déchirer, +que j'allais voir tout-à -coup, des fourrés, surgir des seigneurs poudrés +faisant escorte à un homme de haute mine, qu'ils salueraient du nom de +maître et de roi, tandis que des valets à grande perruque viendraient, +un genou en terre, déposer devant lui faisans et chevreuils encore +sanglants. Puis, de l'autre côté, je voyais un cortège de femmes +exquises, dont les pelisses de renard bleu flottaient sur leurs larges +paniers, descendre lentement le grand escalier de la terrasse, s'asseoir +dans des traîneaux de laque et d'or, et venir jusqu'à moi, glisser en +des courbes gracieuses, tandis que des Sylvains moqueurs les +regardaient. Mes yeux, métamorphosés par la magique influence du cadre, +ne voyaient plus les grotesques chapeaux ronds, les jaquettes +quadrillées, les êtres barbus et mal vêtus qui s'agitaient autour de +moi. Ils n'avaient plus devant eux qu'un tableau de Watteau ou de +Laneret, enveloppé dans la buée d'or d'un horizon immense, où le soleil +se couchait dans un crépuscule flamboyant. + +*** + +Je fus tiré de ma rêverie par une voix étranglée qui disait mon nom, et +par une main qui me saisit le bras brusquement, au risque de me faire +tomber sur la glace. + +--Ah! c'est toi! me dit l'affreux Poteau. Ah! je bénis le ciel, par +exemple! Ah! tu vas m'aider! + +J'allais certainement envoyer l'intrus à tous les diables, et +l'accueillir comme on fait d'ordinaire à un chien qui apparaît au milieu +d'un jeu de quilles... mais je me trouvais en face d'une figure +tellement déconfite, tellement ravagée, tellement risible, que je me +contins. + +--A quoi faire? répondis-je quand j'eus repris mon équilibre. + +--A trouver ma femme et à tuer son séducteur. + +--Diable! Tu n'y vas pas de main morte. + +--Non certes! je veux le tuer, tu entends, le tuer! C'est affreux, +vois-tu, épouvantable!... Ah! il me le faut!... Le lâche! le +misérable!... la coquine!... la coquine!... + +--Voyons! du calme... Tiens! regarde, tout le monde rit en passant... + +--Qu'est-ce que ça me fait!... je le tuerai! te dis-je, ou il me +tuera... + +--Eh bien! c'est dit. Mais qui est-ce? + +--Eh! je n'en sais rien, parbleu! C'est un officier, voilà tout. J'ai +reçu une lettre anonyme: «Si vous voulez trouver Mme Poteau, allez à +Versailles, sur le canal. Vous la verrez patinant avec un officier de la +garnison.» Voilà ! + +--Eh bien! repris-je, quel mal y a-t-il à cela? + +--Comment? quel mal? Ah! par exemple! tu me la bailles belle, toi! Mais, +parbleu! si elle patine avec ce môssieu, elle... bon! tiens, tu me feras +dire quelque bêtise... Allons! viens! cherchons-la. + +*** + +Nous partîmes, moi très ennuyé, Poteau trébuchant à chaque pas, allant +dévisager sous le nez d'un air effaré tous les couples, grognant, +ronchonnant, maugréant, maudissant l'armée française, le ministre qui ne +fait pas travailler les officiers, les femmes qui aiment l'uniforme, les +villes de garnison qui ne sont pas à cent lieues de Paris. + +Je suivais, moitié colère, quand je voyais les gens rire de mon +compagnon, moitié riant moi-même quand je le regardais. Enfin la nuit +vint, tombant presque tout d'un coup, comme il arrive en ces courtes +journées d'hiver. Force était de quitter les lieux et d'abandonner nos +recherches... Je conduisis Poteau à la gare, malgré ses protestations et +son acharnement à vouloir rester quand même... jusqu'à ce qu'il ait +trouvé. Enfin je réussis à le fourrer de gré ou de force dans un +compartiment, où je pris place à côté de lui. + +Quand le train fut en marche: + +--Voyons! lui dis-je, montre-moi un peu cette lettre. + +Il la tira de sa poche et me la tendit, de l'air aimable avec lequel on +jette un os à un chien. + +--Mais, imbécile, m'écriai-je, cette lettre n'est pas pour toi! + +--Comment, pas pour moi! + +Eh non, tu vois bien que ce n'est pas ton nom qui est sur l'adresse. La +rue est bien la tienne, mais la poste s'est trompée... Tu peux dormir +tranquille, Mme Poteau n'est pas coupable, et tu n'as besoin de tuer +personne!... + +Mon labadens voulait me sauter au cou. Je dus modérer ses transports. + +--C'est encore comme mon aventure du quai, fit-il avec un rire bruyant. +Seulement, cette fois, j'ai failli prendre le roman pour de l'histoire! +Tiens! fais une pièce avec cela, et tu m'enverras des billets pour la +première... + +Djallil. + + + +LES EMPRUNTS FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE + +Le samedi 10 janvier 1891, à six heures du soir, les souscripteurs à +l'Emprunt autorisé par la loi de finances avaient apporté dans les +caisses de l'État une somme de 2 milliards 340 millions de francs. + +Cette somme colossale, dont le poids en pièces de vingt francs est de +755,000 kilogrammes et de 11,700,000 kilogrammes en argent monnayé, ne +représentait que le premier versement de 15 francs par unité de trois +francs de rentes. En apportant les 2,340 millions dont il vient d'être +question, les souscripteurs s'engageaient à verser, aux époques fixées +par le ministre des finances, une somme complémentaire de plus de 12 +milliards. En résumé, on leur demandait 869 millions, et 141 millions +comme premier versement. Ils apportaient 14 milliards et demi, dont +2,340 millions comme versement initial. + +Tous les journaux, sans distinction de nuance politique, ont salué comme +il convenait ce grandiose résultat. Les feuilles étrangères ont +également manifesté leur admiration. Celles des pays amis n'ont pas +marchandé l'expression de leurs sentiments. Celles qui émanent de +contrées qui, pour des raisons diverses, nous sont hostiles ou +simplement indifférentes, ont reconnu de bonne grâce qu'il était +impossible de ne s'incliner point devant cette magnifique manifestation +en l'honneur du crédit de la France. + +De fait, il n'est pas de pays en Europe qui puisse, en quelques heures, +trouver dans son épargne d'aussi incroyables ressources, car, il importe +de le dire en passant, les sommes recueillies ont été fournies +uniquement par les souscriptions faites soit en France, soit dans les +colonies françaises. Il y a eu des souscriptions étrangères, et de fort +importantes, mais elles ne figurent pas dans les totaux enregistrés +ci-dessus. + +Quelque disposé que l'on soit à examiner les choses froidement, et à +faire abstraction de tout sentiment de chauvinisme, on ne saurait trop +répéter que la France seule peut disposer d'un si éblouissant monceau de +millions. Quant la Russie, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique, le +Portugal, l'Espagne, l'Italie, contractent un emprunt, ils sont forcés +d'ouvrir la souscription sur la plupart des grands marchés européens à +la fois. Plus que tout autre, le marché français est mis à contribution; +et il est de notoriété universelle qu'une importante opération +financière ne saurait aboutir sans notre concours, qu'il s'agisse d'un +emprunt proprement dit ou d'une conversion. La Russie en sait quelque +chose, qui, depuis cinq ou six ans, a pu grâce à nous convertir une +bonne demi-douzaine de ses emprunts, et se soustraire ainsi aux +conditions onéreuses qui lui étaient faites par ses premiers prêteurs. +L'Italie le sait bien aussi, puisque, le marché français lui étant peu +sympathique pour des motifs que tout le monde connaît, il lui a été +impossible de trouver à placer son papier. L'Angleterre, la riche et +puissante Angleterre, dont les opulentes colonies comptent 300 millions +d'habitants et dont le crédit est le seul qui puisse être comparé au +nôtre, a vu, tout dernièrement, son premier établissement de crédit +emprunter 75 millions en or à la Banque de France. + +Quant à la France, c'est en France même qu'elle trouve l'argent dont +elle a besoin, et même plus qu'elle ne demande, beaucoup plus: car +l'emprunt de la semaine dernière a été couvert dix sept fois, et, en +1886, pour une demande d'un demi-milliard, on a apporté plus de dix +milliards! + +L'entrain avec lequel l'épargne française souscrit les emprunts en +rentes n'est pas dû à des avantages extraordinaires offerts par le +Trésor à ses prêteurs. Le crédit national est si grand, que nous pouvons +trouver de l'argent à de bien médiocres conditions. Il n'y a guère que +l'Angleterre qui donne moins de revenu que nous. Aux cours actuels, les +Consolidés anglais fournissent un revenu de 3.10% l'an, l'Autriche, avec +sa Dette 4% en or, donne 4.16%; la Privilégiée d'Égypte rapporte 4.36%; +l'Extérieure d'Espagne produit 5.10%; l'Hellénique 1881 offre 6.25%; le +4% Hongrois constitue un placement à 4.30%; l'Italien, dont les coupons +sont frappés d'un lourd impôt de 13%, voit son revenu ressortir à 4.55%; +le Portugais, fort agité depuis les discussions entre l'Angleterre et le +Portugal, paie, aux cours actuels, 7.75% à ses porteurs. Le taux moyen +des derniers emprunts russes est de 4.10% environ. + +Le 3% français, au cours de 95.50, rapporte 3.14% l'an. Le dernier 3% a +été émis à 92.55; c'est du 3.24%. Mais les prix se sont élevés depuis +l'émission, et l'heure est proche où les cours des deux 3% s'unifieront, +pour marcher de concert vers le pair. + +La différence est donc insignifiante entre le revenu de la rente +anglaise (3.10%) et celui de la rente française (3.14 à 3.24%). Le +crédit de l'Angleterre et de la France est donc sensiblement le même; et +ce n'est pas une mince satisfaction pour ce pays-ci que d'être parvenu, +après ses guerres, ses désastres, l'amoindrissement du territoire, +malgré le plus lourd budget et en dépit de la plus forte dette publique +qui soient au monde,--que d'être parvenu, disons-nous, à lutter avec +notre voisine sur ce terrain où jusqu'alors, elle régnait en souveraine. + +Si l'on entre dans le détail des choses, si l'on examine de près les +circonstances accessoires, il n'est pas démontré, même, que l'outillage +de la France, au point de vue financier, ne soit pas supérieur à +l'outillage de l'Angleterre. Si cette dernière empruntait demain un +milliard au taux de 3.15%, trouverait-elle quinze milliards? C'est +douteux. Mais, il faut le dire bien vite, notre supériorité à cet égard +provient surtout d'une répartition plus normale, plus démocratique si +l'on peut dire, de nos ressources pécuniaires. En France, avec quinze +francs d'argent comptant et une épargne quotidienne de 17 centimes par +jour (le total des versements à effectuer par 3 francs de rente d'ici au +1er juillet 1892 sur la nouvelle rente représentant cette petite somme), +n'importe qui peut être créancier de l'État; c'est dire que le papier +revêtu de la griffe du Trésor est à la portée du plus humble. En +Angleterre, l'unité de rente est de trois livres sterling, plus de 75 +francs, ce qui représente un capital d'environ 2.500 francs aux cours +actuels. En d'autres termes, la France, en cas d'emprunt, s'adresse à la +population tout entière, du haut en bas de l'échelle sociale; chez nos +voisins, on s'adresse seulement, par la force même des choses, à une +classe relativement privilégiée, au _select few._ + +*** + +Ce n'est qu'à l'aide de longs et persistants efforts que nous sommes +parvenus à asseoir notre crédit au rang qui, maintenant, lui est +définitivement assigné. En 1817, il nous fallait payer 9.52% par an: la +maison Baring (qui depuis...) ne voulut en effet prendre notre 5% qu'à +52 fr. 50. En 1825, sous M. de Villèle, il y avait déjà un progrès +considérable, puisque ce ministre parvenait à emprunter 400 millions en +5% à 89.55, soit à 5.58%. Quelques années plus tard, nouvelle +amélioration; le gouvernement émettait un emprunt 4% à 102 fr., soit à +3.98%. Mais, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le +crédit national retomba. En 1831, on demanda 120 millions en 5% à 98 fr. +50, soit à 5.07%; on obtint à peine 20 millions. En 1841, en 1844, en +1847, ce n'est qu'en s'assurant le concours de puissants syndicats de +banquiers, français et étrangers, qu'on parvient à placer la rente +française dans le public, à qui cette rente rapportait de 4 1/2 à 5%. + +Elle produisit plus encore pendant la République de 1848, qui fit deux +emprunts en 5%, émis, le premier à 71 fr. 60, le second à 75 fr. 25; +leur intérêt se dégageait à 6.98% et à 6.64%. + +Sous l'empire, on commença de s'adresser directement au public; +jusqu'alors, on l'a vu plus haut, on était placé sous l'onéreuse tutelle +des syndicats de banquiers. Le nouveau système réussit à merveille. En +1854, le gouvernement emprunta 250 millions, en 5% à 92.50 ou en 3% à 59 +fr. 20 nets, au choix du souscripteur. L'intérêt était ainsi de 5.40% +environ; le public apporta 467 millions en 5%. En 1855, pour un emprunt +de 750 millions émis aux mêmes conditions que le précédent, la +souscription publique produisit 2.175 millions, dont 450 millions +fournis par l'étranger. En 1859, un emprunt de 520 millions fut offert; +le public apporta quatre milliards. En 1868, quinze milliards se +disputèrent les 450 millions en rente 3% émis par le gouvernement. Il +est vrai que ce 3%, vendu 70 francs, était en réalité du 4.30%. En 1870, +au moment de la guerre, l'emprunt de 805 millions, en 3% à 60 fr. 60, +fut largement souscrit. Le revenu en était de 4.95%. + +Après la guerre, comme on le comprend aisément, les emprunts, dits de +libération du territoire, se ressentirent de la situation du pays, et +rapportèrent environ 6% aux souscripteurs. Mais les sacrifices matériels +que dut faire la France furent superbement compensés par les +encouragements moraux qu'elle reçut. Qui ne se souvient de l'emprunt 5% +de trois milliards, émis en 1872, et qui fut l'occasion d'un mouvement +de capitaux tel, qu'il ne se renouvellera probablement jamais. On mit +quarante-trois milliards à la disposition de la France. L'emprunt fut +couvert une fois et demie en Angleterre, plus d'une fois en Allemagne, +cinq fois par la France, cinq fois par le reste du monde! + +C'est à propos de cet emprunt que, pour la dernière fois, en France, on +eut recours aux services des syndicats de banquiers. M. Thiers savait +bien, d'avance, que l'emprunt serait souscrit largement; mais il +importait de relever les courages abattus, de faire renaître la +confiance de tous, de rendre, d'un seul coup, tout son lustre au crédit +national. Un succès? Ce n'était pas assez: il fallait un triomphe, et M. +Thiers mit tout en oeuvre pour obtenir ce résultat. Il offrit aux grands +banquiers des irréductibilités, sachant bien que ces banquiers, ainsi +amenés à travailler pour eux-mêmes, travailleraient en même temps dans +l'intérêt du pays. Le président de la République comptait que cette +combinaison contribuerait puissamment au succès; mais jamais, dans ses +prévisions les plus optimistes, il n'espéra la prestigieuse apothéose +dont plus haut il est parlé! + +Trois derniers emprunts à noter. En 1881, le 3% amortissable apparut. Il +fut, pour une somme de 1 milliard, émis à 82 fr. 25, produisant ainsi +3.60%, et l'émission fut couverte 14 fois. En 1884, une seconde émission +de 350 millions d'amortissable à 76.60 fut souscrite une fois et demie, +au taux de 76.60; l'intérêt est de 3.91%. Enfin, 1886, l'État demanda +5,000 millions en 3% à 70.80, c'était du 3.76%. L'emprunt fut couvert +près de 21 fois. + +*** + +On a vu, au commencement de cet article, les résultats du dernier +emprunt. Ils sont supérieurs à tous les autres, même à ceux de 1886. +Car, nous venons de le dire, l'intérêt alors offert aux souscripteurs +était de 3.76%. Cette différence de 0.52% est énorme, puisqu'elle +représente près de 14% de diminution sur l'intérêt offert il y a quatre +ans seulement. + +Mais cette réduction dans le taux de l'intérêt n'est pas pour arrêter le +souscripteur français, qui se trouve regagner amplement, par +l'augmentation du capital, ce qu'il peut perdre du côté du revenu. +L'Amortissable de 1881 gagne actuellement 15 francs; c'est 18 1/2% +d'augmentation pour le capital primitivement engagé. L'Amortissable de +1884 gagne 20 francs; c'est plus de 26% d'augmentation. Le 3% perpétuel +de 1886 gagne 15 fr. 50 sur son cours d'émission; c'est un accroissement +de plus de 19% du capital. + +Il est permis de croire que le mouvement d'ascension du crédit de la +France n'est pas près de s'arrêter. Ce pays est riche; il a toujours eu +la tradition du travail et de l'épargne: il continuera. A cet égard, le +passé et le présent sont caution de l'avenir. + +Ch. Friedlander. + + + +[Illustration: L'HIVER DE 1890-91. Les glaces dans la mer du Nord: +L'entrée du port d'Ostende.--Phot. Le Bon.] + + +[Illustration: L'HIVER DE 1890-91.--Le vapeur «Ashton» au milieu des +glaces, à Ostende.--Phot. Le Bon.] + + +[Illustration: L'EMPRUNT NATIONAL DE 869 MILLIONS. Souscripteurs à +quinze cents francs de rente et au-dessus.] + + + +[Illustration: Le palais de la Diète suédoise, à Stockholm.] + +LES PARLEMENTS ÉTRANGERS + +VIII + +SUÈDE + +Le parlement suédois a existé de tout temps. Celui que les Suédois ont +surnommé le Roi-Soleil, Gustave III, l'avait, pendant quelques années, +réduit et même supprimé, mais ce monarque peu libéral fut tué, comme +l'on sait, à l'Opéra de Stockholm d'un coup de pistolet en 1792. + +Pendant des siècles le parlement suédois se composait de quatre +chambres: la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans. C'est +la noblesse qui presque toujours dominait, et on lui permettait de +dominer parce qu'elle était la gloire du pays, alors que la Suède était +un État puissant et que ses rois triomphaient sur les champs de bataille +de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie et de la Pologne. + +Quand le fils de Gustave III, Gustave-Adolphe, fut violemment détrôné en +1809, ce qui le fit devenir même à peu près fou, la constitution +suédoise fut un peu modernisée et la puissance dangereuse du roi +considérablement réduite, mais on gardait toutefois les quatre Chambres +où les sièges de la noblesse étaient héréditaires, comme en Angleterre. + +Mais bientôt les idées nouvelles se répandaient en Suède, le pays se +développait intellectuellement, et dans ce siècle de libéralisme, +d'inventions et de progrès, ce système des quatre Chambres devint +intolérable au point de vue politique et pratique. Après de laborieuses +discussions et une opposition catégorique de la part de la noblesse, on +obtint enfin en 1866 une réforme de la représentation nationale. C'est +là d'ailleurs le seul grand événement qui ait traversé la vie politique +de la Suède dans les temps modernes, et la seule fois que les noms de +ses hommes d'État devinrent vraiment connus hors du pays. Le père de la +réforme, c'est du reste ainsi qu'on l'a surnommé, fut M. le baron Louis +de Geev. Il appartient à une vieille famille d'origine belge; il est né +en 1818, et, après une brillante carrière judiciaire et de nombreuses +excursions dans la littérature sous forme de romans historiques, il fut +nommé en 1875 président du conseil et garda ce poste jusqu'en 1880. _La +gauche et la droite_ n'existant pas dans la politique suédoise, on ne +peut guère dénommer son cabinet: tout ce que l'on peut en dire, c'est +que c'était un cabinet conservateur, mais de nuance assez pâle. Quoi +qu'il en soit, c'est à M. de Geev que l'on doit en grande partie la +constitution actuelle dont nous allons exposer le système. + +La forme du gouvernement est une monarchie héréditaire avec une Diète +composée de deux Chambres: la «première», élue par les conseils +provinciaux et par les conseils municipaux des grandes villes; la +«deuxième», élue, au suffrage à deux degrés, par des électeurs +censitaires. Le roi a un droit de veto absolu. + +Les membres de la «première», sont élus pour neuf ans; ils sont +actuellement au nombre de 145 et ne touchent aucune indemnité. Cette +Chambre, très aristocratique, renferme beaucoup de comtes et de grands +financiers. + +Les membres de la «deuxième» sont élus pour trois ans; ils sont +actuellement au nombre de 222, et touchent par jour 15 francs +d'indemnité. Cette Chambre renferme beaucoup de paysans, élus dans les +campagnes, et beaucoup de commerçants, d'avocats et d'hommes de lettres, +élus dans les villes. + +La diète (_Riksdag_) se réunit tous les ans, en session ordinaire, le 15 +janvier; elle peut être convoquée en session extraordinaire par le roi, +ou en cas de décès, de maladie ou d'absence du roi, par le conseil +d'État. + +Le roi a aussi le droit de dissolution, soit des deux Chambres +simultanément, soit séparément de l'une d'elles, pendant les sessions +ordinaires; il dissout les sessions extraordinaires lorsqu'il le juge +convenable. + +L'ouverture de la Diète a lieu, après un service religieux, par un +discours du roi ou d'un ministre, en séance solennelle des Chambres +réunies, et la clôture des sessions est aussi prononcée par le roi, +après un service religieux, en séance solennelle. Le président +(_talman_) et le vice-président (_vice talman_) sont nommés par le roi, +et choisis, pour chaque Chambre, parmi les membres qui la composent. + +La Diète partage le droit d'initiative et le pouvoir législatif avec le +roi: le consentement du Synode est nécessaire pour les lois +ecclésiastiques, mais les deux Chambres ont seules le droit d'établir le +budget. Lorsqu'un dissentiment se produit à l'occasion du budget, on +additionne les voix de tous les membres des deux Chambres, et un +bulletin mis à part, lors du vote dans la «deuxième» Chambre, détermine +la majorité en cas de partage. On évite ainsi les situations tendues et +les crises; mais naturellement la deuxième Chambre, qui a l'avantage du +nombre sur la première, reste souvent victorieuse et impose les +décisions dictées par son esprit économique, ce qui fait qu'elle +détourne d'elle la bourgeoisie et l'aristocratie, qui ne savent pas +toujours combien le paysan suédois a de peine à gagner son pain. + +Nous avons dit plus haut que les membres de la première Chambre étaient +élus par les conseils provinciaux et les conseillers municipaux des +villes ayant au moins 25,000 âmes. Chaque fois qu'il y a une vacance, ou +que le roi ordonne de nouvelles élections, les conseils provinciaux ou +communaux se réunissent en session extraordinaire, et chaque conseil +provincial ou communal élit un député à raison de 30,000 habitants +compris dans son territoire. + +Pour être éligible à la première Chambre, il faut avoir trente-cinq ans, +justifier d'avoir payé à l'État depuis trois ans un cens d'au moins +1,100 francs, et appartenir à la religion luthérienne. + +Quant à la seconde Chambre, est électeur tout Suédois âgé de vingt-cinq +ans, domicilié dans la commune et ayant droit de vote dans les affaires +générales. Il doit, en outre, remplir l'une des trois conditions +suivantes: 1° avoir la propriété ou l'usufruit d'un immeuble, évalué +pour l'assiette de l'impôt au moins à 1,000 couronnes (1,380 fr.); 2° +avoir à ferme pour la vie, ou pour vingt ans au moins, un immeuble +agricole évalué à 6,000 couronnes (8,280 fr.); 3° payer à l'État un +impôt calculé sur le revenu annuel d'au moins 800 couronnes (1,104 fr.). + +Est éligible tout Suédois luthérien jouissant, depuis un an, de ses +droits d'électeur dans l'une des communes de sa circonscription +électorale. + +Ainsi constitué, le Riksdag est un parlement calme. Il s'y passe +rarement de ces scènes tumultueuses, de ces discussions qui ont un grand +retentissement hors du pays. Les comptes-rendus des séances ont rarement +un grand intérêt. + +La deuxième Chambre actuelle a été élue en 1888, et diffère notablement +de celle à laquelle elle succède. La grande question de la protection +des blés suédois a fait tomber beaucoup de libre-échangistes dans les +provinces. Cette protection de l'agriculture nationale a une majorité +dans la première Chambre, mais elle ne l'aurait certainement pas dans la +deuxième Chambre et dans les votes communs, si un incident très +singulier n'avait pas fait remplacer les 21 libre-échangistes nommés à +Stockholm par 21 protectionnistes. Voici comment les choses se sont +passées, car le fait est curieux à connaître, au point de vue des règles +électorales de la Suède. Un des 21 libre-échangistes élus par la +capitale avait oublié de payer son impôt, une vingtaine de francs +environ, et, par cet oubli, non seulement son élection devenait +illégale, mais encore celle de ses vingt autres collègues; d'un autre +côté, on ne pouvait pas faire de nouvelles élections, de sorte que ce +furent ceux qui avaient obtenu le plus de voix après les membres +invalidés qui devinrent à leur tour députés. Le parlement fut ainsi +privé de plusieurs hommes très distingués, notamment M. Nordenskioeld, +le grand voyageur, le rédacteur Hedin, qui est incontestablement le +premier orateur politique, etc. En revanche, on a reçu M. de Laval, dont +les inventions agricoles sont fort estimées. + +La deuxième Chambre compte parmi ses membres un grand nombre de paysans +dont le doyen et le chef était M. Ifvarson qui vient de mourir; depuis +quelques années il occupait le poste de vice-président. + +Parmi les membres de la première Chambre, il convient de citer d'abord +le baron Louis de Geer, qui fut président du conseil, ainsi que les +comtes Posse et Themptander, M. Lundberg, archevêque de Suède, et les +rédacteurs MM. Hedlund et Borg. + +Le ministère actuel est protectionniste, sans l'être toutefois d'une +façon agressive. On l'appelle le ministère des barons, parce que, sur +les dix ministres dont il se compose, six sont barons ou comtes. + +Le président du conseil actuel est M. le baron Johan Gustaf Nils Samuel +Aakerhjelm, grand'croix de tous les ordres suédois, grand'croix de +Saint-Olaf, etc., né en 1833. Il est très protectionniste. Il a eu +d'abord l'intention de cumuler les fonctions de président du conseil et +de ministre des affaires étrangères; mais devant les nombreuses +protestations qui se sont élevées il a dû y renoncer, et c'est M. le +comte Lewenhaupt, ancien envoyé des Royaumes-Unis à Paris, qui a hérité +de son portefeuille. + +M. Lewenhaupt, ministre des affaires étrangères, est né en 1835. Comme +tous ses prédécesseurs, il a été, au cours de sa carrière diplomatique, +un excellent chef de bureau, un expéditionnaire habile. Mais ce qui +suffisait autrefois n'est plus suffisant aujourd'hui, quoique un de ses +chefs ait dit de lui: «Un diplomate qui se tait, et lève seulement les +épaules, c'est du pur Metternich!» Est-ce à cela qu'il a dû d'être +attaché d'ambassade à Paris, puis envoyé à Washington de 1876 à 1884? +Pendant l'Exposition de 1889, il était à Paris, et les Suédois ont +trouvé qu'il représentait mesquinement la Suède. Le ministre est, en +effet, d'une économie excessive, et il avait pris un appartement très +simple meublé d'une façon rudimentaire. + +On lui a reproché de ne pas avoir assisté à l'inauguration de +l'Exposition; on lui a surtout reproché de ne pas avoir assez plaidé la +cause de l'Exposition auprès des autorités suédoises, car on aurait +certainement voté l'argent nécessaire, et le roi eût bien été obligé de +se départir de sa réserve vis-à -vis de la France. + +M. Wennerberg, ministre des cultes, a fait les paroles et la musique +d'une série de chansons d'étudiants qui sont très populaires dans toute +la Scandinavie. + +Quant à ce qu'on appelle en Suède _la maison du Parlement_, elle est +vieille et peu décorative. On prépare un grand et magnifique palais pour +recevoir les députés; c'est-à -dire que l'on y pense, car le monument +n'est encore qu'à l'état de projet et l'on en est à la période de +concurrence des architectes, c'est dire que les habitants de Stockholm +ne sont pas encore sur le point de voir la nouvelle Chambre. Mais que +peut leur importer le bâtiment plus ou moins neuf, l'essentiel est que +ce qui s'y fait soit bon: et c'est le cas. On est presque tenté de +croire que ce n'est que dans les vieilles bâtisses qu'on fait de bonnes +lois. + +P. Artout. + + + +QUESTIONNAIRE + +N° 16.--Paris et Province. + +_Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de +la Vie de province?_ + +(14 Juin 1890.) + +RÉPONSES (suite) + +Paris est le soleil autour duquel les provinces gravitent comme des +satellites éclairés de son reflet. Ils semblent en correspondance par le +même langage, c'est-à -dire qu'ils emploient les mêmes mots, mais ces +mots, rangés dans un dictionnaire, ont un sens tout différent dans les +nuances de l'expression intime des idées, des sentiments et des +passions. Le regard, la voix, le geste, voilà l'âme de la langue +universelle au service du coeur et de l'intelligence; le langage +articulé n'en est que l'instrument imparfait, comme le style de +l'écriture une froide traduction. C'est pourquoi, à l'exception du +jargon judiciaire, lui-même fort obscur, mais mieux défini, Paris et les +provinces peuvent entrer en communication extérieure, mais sans +communion; ils peuvent même se comprendre, ils ne s'entendent +pas.--Volapuc. + +Presque toutes les villes se métamorphosent; les plus anciennes, les +plus originales, veulent être à la mode, toutes neuves, bourgeoises, +avec des squares, des boulevards, des rues rectilignes, aux maisons à +cinq étages, bordées de trottoirs en asphalte et éclairées au gaz, en +attendant la lumière électrique. Les costumes nationaux ont presque tous +disparu dans les provinces, et ces vêtements si pittoresques ont suivi +la transformation générale. Les femmes suivent les modes de «la +Capitale». Ces villes sont jalouses de Paris, comme des demoiselles +d'honneur brodant leur bonnet de Sainte-Catherine autour du trône de +leur reine couronnée. Elles la dénigrent et l'imitent, et ce sont ces +deux sentiments alternés qui produisent un effet de comique si singulier +dans leurs moeurs et leurs habitudes.--Vieux Pommeau. + +C'est un genre de dénigrer Paris et les Parisiens, et surtout les +Parisiennes, qui s'occupent fort peu de la Province, et s'ils s'en +occupent, c'est pour en rire. Celui-là , comme on dit, ne reçoit pas +l'injure qui l'ignore: mais malheur à qui se fourvoie dans le guêpier. +Les bonnes gens de petite ville ne pardonnent pas à ceux qui se tiennent +en dehors de leurs coteries, et ils ont la haine de l'étranger, dont +l'existence n'est pas circonscrite à l'ombre de leur clocher.--Poligny. + +Paris n'est pas un problème si étrange, un labyrinthe si inextricable, +un dédale si compliqué. On peut connaître Paris comme son village. +Qu'est-ce que Paris? C'est une ville qui a trois lieues de diamètre, +neuf lieues de circonférence. On peut la traverser à pied en moins de +deux heures, et en faire le tour entre le déjeuner et le dîner. Elle est +un peu plus grande que les autres; les rues sont plus longues, les +maisons plus hautes; mais enfin, ce sont des rues et des maisons, et on +y retrouve les mêmes éléments que dans les villes secondaires. Je dirai +même que Paris est une _Petite ville_, c'est-à -dire une agglomération de +petites villes limitrophes qui n'ont entre elles aucune affinité ni les +moeurs, ni les usages, ni les croyances, ni le costume, ni même le +langage. Je ne parle pas des habitants de la Rive droite, qui disent +pour passer les ponts: «Je vais de l'autre côté de l'eau», et des +habitants de la Rive gauche: «Je vais à Paris.» Je parle des voisins qui +se touchent. Qu'y a-t-il de commun entre la Ville du Faubourg +Saint-Germain et la Ville dû Quartier-Latin? Elles sont aussi +différentes qu'une douairière et une grisette, aussi séparées qu'une +vieille monarchie et une jeune république. Ainsi des autres. Paris est +une Petite ville, la Foire aux Cancans, la Grande Potinière.--Rulwer. + +J'ai toujours été indiffèrent à l'opinion des autres; je ne me soucie +pas de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit de moi, je n'ai à subir le +jugement de personne et je ne dois aucun compte de mes actes et de mes +sentiments personnels. Voilà une déclaration de principes qui paraîtra +la chose la plus simple à un Parisien; j'ai osé la faire à un +Provincial, qui est tombé des nues; il m'a considéré avec inquiétude et +s'est éloigné de moi comme d'un pestiféré.--Petit clerc. + +L'ennui ronge la province; on le lit sur tous les visages. On connaît la +ville, maison par maison; tout le monde se sait par coeur. Les cancans, +maigre chère, vieilles histoires ressassées, difficiles à rajeunir. Leur +plus clair résultat est de semer la zizanie dans toutes les familles de +Guelfes et de Gibelins. On traite les piqûres d'épingle comme des coups +de stylet, on se brouille pour un mot, pour un sourire, pour rien, sans +doute pour se désennuyer par les négociations du raccommodement. Un +autre malheur de la province, c'est de se fâcher contre les choses, ce +qui est inutile, dit Euripide, parce que cela ne leur fait rien du +tout.--L'Ennuyé. + +La Bruyère n'a eu garde d'oublier la Province dans ses _Caractères_. +Tout le monde connaît le tableau de la _Petite ville_, où Picard a +trouvé le cadre de sa comédie, dont je ne détacherai qu'un trait: + +La première représentation était incertaine, un seul mot décida du +succès. Quand la mère apprend que celui des deux Parisiens sur lequel +elle avait jeté son dévolu était marié, elle crie à sa fille:» Sortez, +sortez, n'écoutez plus rien!» La petite ingénue provinciale ne perd pas +la tête et répond avec sérénité: «Mais, maman, l'autre n'est peut-être +pas marié?»--Camille S. + +_Parisienne_ et _Provinciale_, en dehors de Paris, sont des synonymes de +_Courtisane_ ou _Ménagère_, de Proud'hon. C'est un peu rustique, et +aussi faux que cette autre formule: «Toute femme qui n'est pas à Dieu +est à Vénus.» Vesta. + +On ne saurait imaginer combien est banal, étroit, arriéré, ennuyé et +ennuyeux, le monde d'une Petite ville de province; mais les gens sont +partout les mêmes, et ce microcosme est la réduction exacte des plus +grandes, qui se croient des rivales de Paris. Trois castes les +composent: aristocratie orgueilleuse et fermée, bourgeoisie vaniteuse et +jalouse, peuple envieux et gouailleur; castes aussi tranchées, séparées +et divisées, par ce temps qui a la prétention d'imposer des moeurs +égalitaires, qu'elles le furent jadis par la classification des Trois +Ordres. Autrefois, elles n'avaient pas plus d'affinité que l'huile et le +vinaigre; aujourd'hui, la Politique est le sel qui opère le mélange, et +le Clergé, la Noblesse, la Bourgeoisie et le Peuple se fusionnent pour +assaisonner la salade nationale. De là une physionomie nouvelle du monde +provincial, où la garnison circule sans s'y mêler, et où les +fonctionnaires forment une colonie temporaire. On a beau les changer, +ils ont tous comme un air de famille, il semble que ce sont toujours les +mêmes; le nouveau ressemble à son prédécesseur, son successeur lui +ressemblera, et on ne parvient à les distinguer que par quelque signe +particulier, quand ils en ont un.--Tapis Vert. + +Ce que je reproche à la province, ce n'est pas sa chape de plomb, qui +endort la pensée et engourdit le coeur, c'est son hypocrisie peureuse, +la basse jalousie, l'envie à l'oeil louche, qui y voit très clair, la +haine, qui faussent les caractères et humilient l'intelligence, en +soumettant tout le monde à l'esclavage de l'Opinion, qu'on méprise en +secret. On se défie de l'ami et on flatte l'ennemi; on ménage la chèvre +et le chou, on craint le loup et on ne veut pas se brouiller avec le +batelier.--Épine de rose. + +En causant avec les habitants de toutes les classes, les fonctionnaires, +les notables, les marchands, les artisans, on apprend des choses vraies +et beaucoup plus intéressantes que les monographies historiques. Tout le +monde sait quelque chose et aime à dire ce qu'il a appris, à raconter ce +qu'il a vu, à donner son avis sur les hommes et les choses qui le +touchent de près et qu'il a occasion d'observer tous les jours. On a +aussi quelquefois la chance de rencontrer des gens instruits et +affables, qui ont du plaisir à faire les honneurs de leur +pays.--Tourist. + +D'abord parce que c'est Paris, et que de toutes les capitales c'est la +ville libre par excellence. La liberté ne consiste pas seulement à aller +et à venir à sa guise, mais encore à n'avoir de rapports forcés avec +personne. Les relations y sont nombreuses, faciles, et n'engagent à +rien. On y vit tranquillement à sa guise, sans gêner personne et sans +qu'on s'occupe de vous. Paris n'a jamais supporté de joug d'aucune +sorte; quand on a l'indépendance de la fortune, on jouit de toutes les +autres, jamais on ne rencontre d'obstacle, d'entrave, de gêne, on est +libre dans la ville de toutes les libertés. De même règne partout +l'égalité; le plus simple bourgeois ne songe même pas à s'étonner de se +voir au théâtre, en omnibus, etc., entre un duc et un ministre. Enfin +Paris la Grand'ville, le Beau Paris, est la Cité fraternelle et +hospitalière, la seconde patrie de ceux qui en ont une et la patrie +d'élection de ceux qui n'en ont plus.--Liberté, Égalité, Fraternité. + +Charles Joliet. + +_(A suivre.)_ + + + +NOTES ET IMPRESSIONS + +L'on peut dérober à la façon des abeilles, sans faire tort à personne; +mais le vol de la fourmi qui enlève le grain entier ne doit jamais être +imité. + +La Mothe Le Vayer. + +*** + +Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons, avant de +crier, si elles sont bien à nous. + +Anatole France. + +*** + +Avoir trop d'esprit est une accusation qui sert, en Angleterre comme en +France, à tenir éloignées du pouvoir les supériorités qui font ombrage +aux médiocres. + +_(Mémoires)_ + +Talleyrand. + +*** + +La raison a, de tout temps, aimé à morigéner le sentiment. + +Léon Say. + +*** + +Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus +mince espérance. + +Émile Gaboriau. + +*** + +Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a +passé par la petite vérole: il reste grêlé. + +_Claude Larcher_ + +(P. Bourget.) + +*** + +En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la +rupture était possible. + +_Claude Larcher_ (P. Bourget.) + +*** + +Toute chaîne, fût-elle d'or, fait un jour un forçat de celui qui la +porte. + +Adrien Chabot. + +*** + +Le musicien qui a des réminiscences s'imagine, en les répétant, qu'elles +lui appartiennent, comme le menteur, à force de reproduire un mensonge, +finit par croire qu'il dit la vérité. + +_(Pensées posthumes.)_ + +Louis Lacombe. + +*** + +L'âme reprend son vol, dès qu'on revit par elle. + +_(Pages intimes.)_ + +Eugène Manuel. + +*** + +La médecine de nos jours est aussi originale que savante: elle invente +encore plus de maladies que de remèdes. + +*** + +La célébrité qui s'acquiert le plus vite est celle du crime. + +G.-M. Valtour. + + + +[Illustration: L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU.--Vue générale du palais +et de ses annexes.] + + + +[Illustration: Sur le sable.] + +[Illustration: La récolte des oeufs.] + +[Illustration: L'empailleur.] + +[Illustration: Deux amis.] + +[Illustration: Une capture.] + +LE COMMERCE DES ALLIGATORS DANS LA FLORIDE. + + + +Ouverture de la session parlementaire.--C'est lundi 13 courant qu'a eu +lieu la rentrée des Chambres. Cette fois-ci le vénérable M. Pierre +Blanc, celui qu'on a surnommé un peu familièrement peut-être le _vieil +Allobroge,_ ne présidait pas la séance comme il l'a fait chaque année +depuis si longtemps déjà . Ce n'est pas qu'il ne soit toujours vert et +jeune en dépit de ses quatre-vingt-cinq ans, mais le froid et la neige +l'avaient retenu bloqué dans son pays, la Savoie. Il a été remplacé au +fauteuil présidentiel par M. de Gasté, un peu plus jeune que lui, mais +pas beaucoup plus. Les secrétaires d'âge installés au bureau étaient MM. +Argeliès, Lasserre, Pierre Richard et Maurice Barrés. Quatre députés, +deux boulangistes. La proportion a dû paraître un peu forte, mais c'est +le hasard qui est le seul coupable. + +La présidence de M. de Gasté avait provoqué une certaine curiosité. Son +discours a été court. Après avoir fait part à l'Assemblée de ses regrets +que le vénéré M. Blanc ait été retenu loin de Paris, il a continué +ainsi: + +«N'ayant pas quitté Paris et quoique malade moi-même, j'obéis au +règlement en venant ouvrir les travaux de votre session ordinaire. + +«Dans la très courte allocution que je prononcerai, vous me permettrez, +mes chers collègues, d'introduire le voeu que vous me veniez en aide, le +jour où je vous demanderai de modifier nos lois constitutionnelles et de +leur donner plus de similitude avec la Constitution américaine qu'avec +la Constitution anglaise. + +«En ce qui concerne nos travaux intérieurs, vous ne reprocherez pas à +l'un de vos vétérans de regretter qu'à chaque renouvellement de +l'Assemblée les propositions disparaissent et que les meilleures +réformes voient ainsi quelquefois plus de trois législatures se succéder +sans même être examinées.» + +Il termine en souhaitant que pendant Tannée 1891 les commissions +apportent à leurs travaux la plus grande activité. + +Après que le doyen d'âge a pris place au fauteuil présidentiel, on a +procédé au tirage au sort des bureaux. + +M. Floquet a été élu président définitif. + +Au Sénat, la séance d'ouverture a été présidée par M. de Lur-Saluces, +sénateur de la Gironde. + +Le ministère; l'Emprunt.--L'impression générale, à la rentrée des +Chambres, était que le ministère n'avait pas à craindre cette année les +surprises qui suivent parfois la période d'accalmie connue sous le nom +de «trêve des confiseurs». Par extraordinaire, on ne songe pas à +renverser un cabinet qui date déjà de deux ans. + +Le succès de l'emprunt explique en partie cette situation privilégiée +faite aux membres du gouvernement et aussi, on peut le dire, les +résultats des élections sénatoriales qui sont portés à l'actif du +ministre de l'intérieur. Mais, si la victoire électorale des +républicains peut contrarier ceux qui sont restés attaches aux anciens +partis, le triomphe que vient de remporter notre pays dans l'ordre +financier est fait pour réjouir tout le monde. + +L'État demandait aux souscripteurs de s'engager pour 869 millions: les +souscripteurs lui ont offert plus de 14 milliards. Le premier versement +était fixé à 141 millions. Le Trésor a encaissé dans la journée du 10 +janvier la somme énorme de deux milliards trois cent quarante millions. + +Nous donnons du reste dans une autre partie du journal (voir page 55) +tous les détails relatifs à cette prodigieuse opération. + +Le clergé et la République; le discours de M. Méline.--La question +religieuse tend à prendre une place de plus en plus importante dans la +politique des partis. Il est probable, on pourrait dire, il est certain, +que si, dans la présente législature, il se produit quelque changement +décisif dans l'attitude des divers groupes parlementaires, et surtout +dans le corps électoral, ce changement tiendra pour une large part aux +déclarations formulées par le cardinal Lavigerie. Cela ne tient pas +seulement à la personnalité de l'auteur de ces déclarations, qui est +considérable par elle-même. Si le discours qu'il a prononcé à Alger a eu +un tel retentissement, c'est qu'on sentait qu'il était appuyé en cette +circonstance par une autorité plus haute que la sienne, et que sa pensée +répondait à celle, non de tous les prélats de France, mais d'un grand +nombre d'entre eux. A ce point de vue, il y a un intérêt réel à +rechercher si l'opinion assez générale qu'on s'est faite qu'il avait été +en quelque sorte le porte-parole non-seulement d'une partie de +l'épiscopat, mais aussi peut-être du Vatican, était justifiée. + +Nous avons déjà vu que le cardinal Rampolla, qui, lui, parlait sans +contestation possible au nom du Saint-Siège, n'a pas désavoué le +cardinal Lavigerie. Loin de là , dans la lettre qu'il adressait à +l'évêque l'Annecy, il émettait, avec tous les tempéraments possibles et +sous la forme réservée qui est dans la tradition de l'Église, cette +pensée que les catholiques doivent s'accommoder de toutes les formes de +gouvernement. + +Voici un autre document qui mérite également d'arrêter l'attention. +C'est une lettre que l'évêque de Saint-Denis et de la Réunion a adressée +au cardinal Lavigerie et qui constitue une adhésion explicite aux +théories que celui-ci a émises à Alger. Cette lettre est d'autant plus +significative qu'elle est datée de Rome et qu'elle a été écrite à la +suite d'un entretien avec le Pape. Au cours de cet entretien, Léon XIII +a dit à son visiteur: «Vous devez être content du toast du cardinal +Lavigerie?» A quoi l'évêque a répondu: + +«Très saint-père, le cardinal a rendu à l'Église des services signalés; +je ne crois pas qu'il lui en ait rendu de plus considérable que celui +qui résultera de ces mémorables paroles. Les conséquences de cette +déclaration ne seront peut-être pas immédiates, mais dans quelque temps +on reconnaîtra que le cardinal qui, dans les batailles du bien contre le +mal, a les vues soudaines du génie, a frappé un coup des plus heureux.» + +Ces lignes, écrites, il faut le répéter, au lendemain d'une entrevue +avec le pape, n'ont pas été désavouées, non plus que les déclarations du +cardinal Lavigerie lui-même. Sans prendre parti dans cette question +essentiellement délicate, puisqu'elle touche à la conscience des membres +de l'épiscopat sur un point de doctrine à la fois religieuse et +politique, il est permis cependant d'affirmer que le chef de l'Église, +s'il n'impose pas à ses représentants immédiats en France un acte +d'adhésion formelle en faveur de la République, les laisse toutefois +libres d'accepter sous leur responsabilité le régime établi. + +Le fait a une portée considérable puisque aujourd'hui c'est la question +religieuse qui sert de terrain de lutte entre les amis et les +adversaires de la République. Aussi est-il intéressant de voir l'accueil +que les républicains font à ceux qui accomplissent ou qui projettent +l'évolution entreprise par le cardinal Lavigerie, qui serait suivi, +dit-on, non seulement par l'évêque de Saint-Denis, mais aussi par +plusieurs autres membres de l'épiscopat, entre autres les archevêques ou +évêques de Tours, Cambrai, Rouen, Digne, Bayonne, Langres, etc... On a à +ce sujet de nombreux documents, mais on peut considérer comme les +résumant le discours prononcé par M. Méline à Remiremont, à l'occasion +de la reconstitution de «l'alliance républicaine» dans cette ville. + +Après avoir fait à son tour le procès du boulangisme, l'ancien président +de la Chambre a déclaré que, tout en recommandant, dans les rapports de +l'Église et de l'État, une politique de modération, il est partisan de +la laïcité de l'enseignement public et du service militaire obligatoire +pour tous, sans exception. Il convient toutefois, a ajouté l'orateur, +«'introduire dans l'application de ces lois tous les tempéraments, +toutes les précautions de transition compatibles avec leur texte et leur +esprit.» + +Faisant allusion à la discussion qui s'est élevée à la Chambre sur le +régime fiscal des congrégations, M. Méline a déclaré qu'il n'a pas +hésité à marquer par son vote que, s'il entend faire payer aux +congrégations tout ce qu'elles doivent, il entend du moins qu'on leur +applique la loi comme à tous les citoyens, avec justice et sans passion. + +L'orateur a rappelé enfin les récents discours du cardinal Lavigerie et +la lettre de l'évêque de la Réunion. «Bien que ces adhésions, a-t-il +dit, soient accompagnées de restrictions inacceptables, il y a là malgré +tout un aveu précieux et un symptôme significatif. Toutefois il importe +que le parti républicain soit circonspect, jusqu'au jour où les actes +suivront les paroles.» + +Le discours de M. Méline a été longuement commenté par toute la presse, +parce que, en effet, on sait que c'est de ce côté que va se porter +l'effort des partis au cours de l'année qui vient de commencer, et que, +si le mouvement inauguré par un certain nombre de prélats se généralise, +des modifications d'une portée considérable peuvent se produire dans la +situation politique du pays. + +Afrique: _Soudan français._--Nous annoncions dans notre dernier numéro +que le commandant Archinard s était mis en marche sur Nioro, la dernière +forteresse d'Ahmadou et que, très probablement, il avait déjà pris +contact avec l'ennemi. En effet une dépêché de Kayes a fait savoir +depuis que la place de Nioro avait été enlevée et qu'Ahmadou était en +fuite. + +Le colonel Archinard n'avait sous ses ordres que 700 hommes, mais, comme +nous l'avons dit, il disposait de l'artillerie nécessaire pour détruire +les fortifications de Nioro. L'affaire a dû être chaude toutefois, car +les Toucouleurs se battent avec une bravoure exceptionnelle, et nos +troupes, épuisées par une marche de 300 kilomètres, ont dû faire des +prodiges de valeur pour triompher de pareils adversaires. + +La conquête de Nioro complète l'oeuvre commencée l'an dernier par le +colonel Archinard. Actuellement la ligne de nos postes entre le Sénégal +et le Niger se trouve couverte à grande distance par les forteresses +conquises sur l'ex-sultan de Segou. Il ne reste plus rien du vaste +empire d'El Hadj-Omar, le grand conquérant que Faidherbe a arrêté dans +sa marche vers l'Océan Atlantique. + +_Au Dahomey._--D'après les dernières nouvelles apportées par le courrier +de la côte occidentale d'Afrique. M. Ballot, résident de France à +Porto-Novo, est parti en mission pour Abomey en compagnie de M. M. Le +Blanc, lieutenant de vaisseau, Decoeur, capitaine d'artillerie de +marine, et le Père Dorgère. Cette mission allait porter les cadeaux du +gouvernement français à Behanzin, roi du Dahomey. Le roi Toffa, de +Porto-Novo qui voudrait, paraît-il, se réconcilier avec son ennemi, +aurait joint ses cadeaux à ceux du gouvernement français. + +Pendant ce temps, les Allemands font au roi de Dahomey un cadeau d'un +autre genre. Les chefs des établissements qu'ils ont à Whidah ont +présenté à Behanzin un fusil à aiguille qui a été agréé par lui et dont +l'armée dahoméenne va être, dit-on, pourvue. Behanzin en a été tellement +satisfait qu'il a immédiatement fait don de quatre esclaves à chacune +des maisons desquelles il avait reçu ces étrennes utiles. + +Ce n'est pas tout. Deux cabécères ont été envoyés par le roi à Lagos +pour traiter avec un commerçant anglais au sujet de la fourniture de +fusils et de munitions de guerre destinés à l'armée dahoméenne. Le +marché a reçu même un commencement d'exécution, car une somme de 125,000 +francs a été versée entre les mains du fournisseur. + +Il n'est pas difficile de prévoir que nous aurons encore de ce côté de +nouvelles surprises. La pacification est loin d'être définitive. Au +moment où il reçoit nos cadeaux, le roi de Dahomey se préoccupe de +mettre ses troupes en état de nous résister, et en même temps, pour +empêcher nos officiers d'étudier la route de Kotonou à Whidah, il a +rappelé aux Européens que la plage leur était interdite, et que la route +seule de l'intérieur leur était permise. Or, celle-ci est à peu près +impraticable. Il ne faut pas oublier que le nègre est un composé du +sauvage et du diplomate. + +Beaux-Arts.--_Le bureau du comité des 90._--Le nouveau comité des 90 a +nommé son bureau. M. Bailly a été réélu président à une forte majorité. +MM. Bonnat et Paul Dubois ont été choisis comme vice présidents. M. Tony +Robert-Fleury a été réélu secrétaire et M. Daumet secrétaire-trésorier. + +Dans le sous-comité d'administration figurent MM. Gérome, J. Lefebvre. +Cormon, Guillemet, Bernier, Detaille, Albert Maignan, Busson, Humbert et +Yon, pour la peinture; MM. Boisseau, Bartholdi, Cuvelier et Mathurin +Moreau, pour la sculpture; MM. Normand et Pascal, pour l'architecture; +MM. Sirouy et Lefort, pour la gravure. + +M. Bouguereau, vice-président de l'ancien comité, n'a pas été réélu. + +Les membres de la section de peinture se sont réunis lundi dernier sous +la présidence de M. Bonnat et ont modifié l'article des statuts +concernant la composition du jury. + +En vertu des résolutions adoptées, il sera constitué un grand jury dans +lequel devra être tiré au sort le jury annuel. Ce grand jury comprendra: +1° tous les jurés qui depuis 1864 ont été élus par leurs confrères; 2° +les artistes hors concours nommés par les artistes de la première +catégorie et par le comité de peinture réunis. + +Les jurés ayant fonctionné une année ne pourront fonctionner l'année +suivante. + + + +Nécrologie.--Le duc Nicolas de Leuchtenberg. + +Céline Montaland, sociétaire de la Comédie-Française. + +Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous l'Empire. + +M. Jules de Lestapis, ancien sénateur des Basses-Pyrénées. + +M. Lehugeur, professeur au Lycée Louis-le-Grand. + +M. Charles Gauthier, professeur à l'École nationale des Arts Décoratifs. + +Le statuaire Eugène Delaplanche. + +M. Ernest Boysse, chef adjoint des secrétaires-rédacteurs de la Chambre. + +M. Gustave Dalsace, grand négociant de Paris. + +M. Arthur Mallet, un des chefs de la maison de banque Mallet frères. + + + +LES THÉÂTRES + +Théâtre de l'Odéon; reprise des _Faux Bonshommes,_ comédie en quatre +actes, de MM. Barrière et Capendu. + +La comédie des _Faux Bonshommes_ est trop connue pour que nous nous +étendions longuement à son sujet et pour que nous ne nous contentions +pas d'en annoncer la reprise, faite cette fois-ci sur notre seconde +scène française--en attendant mieux encore, sans doute. Tout l'intérêt +de la soirée se portait donc sur l'interprétation, et cette dernière, +sans être supérieure, a été suffisamment bonne pour nous démontrer que +la comédie de MM. Barrière et Capendu, bien qu'âgée de trente-quatre +ans, est toujours jeune et peut satisfaire non seulement les hommes mûrs +qui l'ont applaudie autrefois, mais les générations nouvelles. + +L'Odéon n'avait pas de Péponet dans sa troupe, il a appelé à lui M. +Daubray, du Palais-Royal. M. Daubray, certes, est un excellent comique, +mais un comique plutôt qu'un vrai comédien, il a _joué_ le rôle de +Péponet, il n'a pas été Péponet. Le créateur du rôle, Delannoy, avait +autrement compris son personnage. Dumény dans le rôle d'Edgar, est +charmant, comme toujours, de finesse et de malice. Cornaglia fait M. +Dufouré, et il s'en acquitte consciencieusement, mais où est Parade? +Montbars mérite une mention toute particulière dans Bassecourt. Du côté +des femmes, nous citerons Mme Crosnier, parfaite de naturel, Mlle +Dieudonné, très mutine, et Mlle Dubut qui rend à merveille la douce +physionomie d'Emmeline. En somme, reprise très intéressante et dont le +directeur de l'Odéon n'aura pas à se repentir. + +S. + + + +LES LIVRES NOUVEAUX + +_Truandailles,_ par M. Jean Richepin. + +1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Charpentier).--Avec ce titre-là , il n'y a pas au +moins danger de s'y méprendre. Ce ne sont point des nouvelles à l'eau de +rose et la mère qui en permettrait la lecture à sa fille aurait +réellement perdu le sens, au moins le sens des mots. On savait bien que +M. Richepin était un oseur... Oh! oui, la preuve en était faite, en vers +ainsi qu'en prose. Mais on pouvait croire qu'une fois la queue de son +chien coupée, il oserait enfin une chose: avoir du talent ou du génie, +sans pistolet ni pétard, sans vouloir épater le bourgeois. + +Il paraît que non; la queue de son chien repousse et, chaque fois, +l'auteur de la _Chanson des Gueux_ s'abandonne au plaisir de la couper. + +_David d'Angers et ses relations littéraires._ Correspondance du maître +avec Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, de Vigny, Lamennais, Balzac, +Charlet, Louis et Victor Pavie, lady Morgan, Cooper, Humboldt, etc. +publiée par Henry Jouin. 1 vol. in-8° avec un portrait inédit de David +d'Angers (Plon, Nourrit et Cie).--Nous ne dirons pas que ce volume vient +compléter l'ouvrage publié, il y a douze ans, par M. Henry Jouin: _David +d'Angers, sa vie, son oeuvre, ses écrits et ses contemporains_. Cette +biographie, éloquente et savante, n'avait pas besoin d'être complétée. +David et les hommes de son temps ont écrit ce livre, dit M. H. Jouin, +qui s'en déclare, il est vrai, responsable, mais comme éditeur +seulement, sorte de «mémoires des autres», à l'entendre; mais ces autres +ont les noms les plus illustres de la première partie du siècle. Au +milieu de noms plus célèbres se détache en première ligne celui d'un ami +du maître, Victor Pavie. Les proches de Pavie possédaient les lettres de +David; le fils du statuaire, M. Robert David d'Angers, conservait les +réponses de Pavie; qu'on ajoute à ces documents, qui font ressortir avec +relief la figure du maître, les autographes des contemporains «saluant +de tous les points du monde un artisan de leur gloire», et l'on aura +l'idée de la richesse et de l'intérêt d'une telle publication. M. Henry +Jouin a fait précéder le volume d'une introduction fort intéressante et +suivre la plupart des lettres d'une note qui fait connaître les +circonstances auxquelles elles se rapportent. + +_Mémoires de la duchesse de Brancas,_ publiés avec préface, notes et +tables, par Eugène Asse.--Paris, Jouaust, 1890. In-18 elzévirien de +XLVII-233 pages. 3 fr. 50 c. La librairie des bibliophiles enrichit son +élégante petite «Bibliothèque des Mémoires» d'un volume tout à fait +curieux. C'est encore M. Eugène Asse, dont ont connaît la vaste +érudition historique et littéraire, qui, après nous avoir tout récemment +donné les _Mémoires de Mme de Lafayette_, publie aujourd'hui les +souvenirs de Mme de Brancas, sur Louis XV et Mme de Châteauroux. La +préface de l'habile éditeur est, par elle-même, un des chapitres les +plus piquants qui aient été écrits sur la «moralité» d'une certaine +partie de la cour, sous le règne du prince qui se piquait le moins de +vertu. Aux trop courts Mémoires de la duchesse de Brancas, M. Eugène +Asse a joint la correspondance (46 lettres de Châteauroux), ainsi qu'un +extrait bien choisi du fameux pamphlet, _Mémoires de la cour de Perse_, +le tout formant un ensemble très curieux, sinon fort édifiant. + +F. D. + +_La Liberté de conscience,_ par Léon Marillier. 1 in-12. 3 fr. 50 +(Armand Colin.)--Savait-on qu'un prix de quinze mille francs avait été +destiné par un donateur anonyme à récompenser «le meilleur ouvrage ayant +pour objet de faire sentir et reconnaître la nécessité d'établir de plus +en plus la liberté de conscience dans les institutions et les moeurs? +Savait-on qu'un concours avait été établi, un jury institué, avec M. +Jules Simon pour président? Si tout le monde ne l'a pas su, tout le +monde ne l'a pas ignoré, car 324 manuscrits ont répondu à l'appel du +donateur. Le rapporteur, M. L. Marillier, agrégé de philosophie, maître +de conférences à l'École des Hautes Etudes, pour porter un jugement sur +cet ensemble, n'a pas écrit moins d'un volume qui est un traité, très +complet--et très profitable--de la question. + +_La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889_, +par Roger Marx, inspecteur des musées au ministère de l'instruction +publique.--Paris, Quantin, 1890. Grand in-8° de 60 pages, avec 30 +gravures. Tirage à petit nombre sur papier de luxe.--Cette belle +publication, dont le titre indique suffisamment l'objet, renferme la +remarquable conférence faite, le 17 juin dernier, par M. Roger Marx, au +Congrès de la Société centrale des architectes français. L'auteur, dont +on n'a point oublié les intéressantes études sur diverses questions +d'art (l'_Art lorrain, l'Estampe, la Gravure_, etc.), a traité son +sujet, il n'est pas besoin de le dire, avec autant de charme que de +compétence et a trouvé le moyen de condenser en un petit nombre de pages +une multitude de renseignements instructifs et de justes aperçus. + +_Les Pièces de Molière_ (librairie des Bibliophiles.)--La neuvième vient +de paraître: c'est l'_Impromptu de Versailles_. Notice et notes de M. +Auguste Vitu, dessins de Leloir, gravés par Champollion. + +Dans la collection des _Petits chefs-d'oeuvre_ (librairie des +Bibliophiles), les _Anecdotes sur Richelieu_, de Rulhière, avec une +préface par M. Eugène Asse, vif et piquant opuscule, qui est à la fois +le bulletin des victoires amoureuses du petit-neveu du cardinal et le +martyrologe de la vertu de ses contemporaines. + + + +NOS GRAVURES + +CÉLINE MONTALAND + +Si jamais la dénomination «d'enfant de la balle» convint à quelqu'un, ce +fut certes à Céline Montaland. Née d'un père qui appartenait au théâtre, +filleule, comme Mme Céline Chaumont, de Mme Céline Caillot, qui fit les +beaux jours du Vaudeville lorsqu'il était situé place de la Bourse nos +pères appelaient ce temps l'époque des trois Célines. Céline Montaland +monta sur les planches à l'âge de six ans, le 13 décembre 1849. Et sous +quels auspices!... elle créait dans _Gabrielle_, d'Émile Augier, le rôle +de la petite fille que l'excellent comédien Régnier, alors sous le coup +de la perte de son enfant, serrait dans ses bras... + +Céline Montaland montra, dans ce rôle, tant de gentillesse, de naturel, +d'esprit, que des auteurs, confiants dans son talent si précoce, +écrivirent des rôles pour elle. Labiche lui donna à jouer _Une fille, +bien gardée_ et _Mam'zelle fait ses dents..._ Et, dans toutes ces +créations, on l'admirait, disait Jules Janin, «non pas comme un baby +précoce, mais comme on admirerait une très grande actrice jouant le rôle +d'un baby.» + +On promena l'enfant prodige en France, en Algérie, en Italie, dans le +monde entier. Le général Bosquet la nommait «l'enfant Bonheur». Victor +Emmanuel donnait des revues en son honneur, et je ne sais plus quel +empereur obligeait ses troupes à faire un détour pour que Céline les vit +passer de sa fenêtre. Ces triomphes précoces ne l'empêchèrent pas de +travailler. + +Elle s'essaya dans les genres les plus divers: à la Porte-Saint-Martin +dans la féerie, au Gymnase dans la comédie, aux matinées Ballande dans +le classique, aux théâtres des Nouveautés et Taitbout dans l'opérette. +Cependant les années marchaient: revenue au genre sérieux, elle +interpréta à l'Odéon la mère dans _Jack_, de M. Alphonse Daudet. Puis, +après quelques mois passés en Russie, elle fut appelée par M. Émile +Perrin à la Comédie-Française. Elle débuta le 13 décembre 1881 et +réussit complètement dans _Bataille de Dames_ de MM. Scribe et Legouvé. +Depuis nous l'avons applaudie dans la plupart des pièces nouvelles que +représenta le Théâtre-Français, en dernier lieu dans _Margot_ de M. +Meilhac. + +En disant adieu à sa sociétaire disparue, M. Jules Claretie a dit +d'elle: «Elle était, et elle s'en vantait en souriant, la doyenne de la +maison (puisqu'elle y avait paru pour la première fois en 1849), cette +charmante et vaillante femme, d'une bonté si rare, sans affectation et +sans phrases, toujours prête au labeur, exacte, consciencieuse, dévouée +aux intérêts de la Comédie... Elle emporte un peu de la verve, de la +gaieté saine, de la grâce souriante de la maison.» + +Adolphe Aderer. + + +LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG + +Les obsèques du duc de Leuchtenberg ont été célébrées en grande pompe; +les honneurs dus aux membres des familles impériales lui ont été rendus +par deux compagnies du 4e régiment de ligne, deux batteries à cheval du +31e d'artillerie et trois escadrons de cavalerie; ces troupes étaient +commandées par le général de division Ladvocat et le général de brigade +Moulin. M. Carnot, président de la République, s'était fait représenter +à ses obsèques par les officiers de sa maison militaire; tous les +ministres présents à Paris, un grand nombre de députés, de sénateurs, et +le corps diplomatique y assistaient. + +Notre gravure représente le service funèbre célébré à l'église russe de +la rue Daru, trop petite pour contenir tous ceux qui avaient suivi le +convoi. Au pied du cercueil, recouvert d'un drap d'or, insigne funéraire +de la famille impériale, placé simplement sur le parquet de l'église, +entouré d'arbustes verts et de camélias blancs, l'archiprêtre Wassilief +lit les saints évangiles dans la bible que le père Arsène tient ouverte +devant lui; à la tête, et de chaque côté, deux officiers de l'armée +russe, en grande tenue, immobiles, à droite le lieutenant Schipof, à +gauche le lieutenant prince Orlof, portent sur des coussins de velours +grenat les nombreuses décorations du défunt. Au premier rang, à gauche, +sont placés le général Bruyère et le colonel Litchenstein, représentant +le président de la République; un peu plus loin, et sur le même rang, la +duchesse d'Oldenbourg, portant en sautoir le grand cordon de +Sainte-Catherine. Au premier rang, à droite, et tournant le dos, se +trouve le duc Eugène de Leuchtenberg, revêtu du costume de général +russe, frère du défunt. Suivant les usages de l'église orthodoxe, tous +les assistants portent dans la main droite un petit cierge qu'ils +tiennent pendant la plus grande partie de la cérémonie. + + +M. FOUCHER DE CAREIL + +Le comte Foucher de Careil qui vient de mourir sénateur républicain de +Seine-et-Marne était fils du général comte Foucher de Careil, dont le +nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Il appartenait donc, +par son origine, à un monde qui considère généralement comme une sorte +de forfaiture l'acceptation du régime que la France s'est donné. M. +Foucher de Careil avait fait plus et mieux que de se rallier à la +République: il avait collaboré à sa fondation. Déjà , dans les dernières +années de l'Empire, il avait manifesté ses tendances libérales, par une +candidature au conseil général du Calvados, et dans diverses conférences +à Paris. Après le 4 septembre, il se solidarisa avec ceux qui essayaient +d'établir un gouvernement régulier au milieu des ruines de la patrie; il +servit M. Thiers et accepta une préfecture. Il était préfet de +Seine-et-Marne quand le 24 mai 1873 l'obligea à quitter +l'administration. Enfin, la constitution républicaine ayant été votée en +1875, M. Foucher de Careil fut envoyé au Sénat par le département de +Seine-et-Marne dès les premières élections pour la Chambre-Haute, en +janvier 1876. + +Il a été réélu en 1882; il a été réélu récemment encore, on peut dire +sans contestation. Dans l'intervalle, M. le comte Foucher de Careil +avait représenté (de 1881 à 1883) la France à Vienne en qualité +d'ambassadeur. Son nom, sa grande fortune, son savoir varié, sa +compétence très répandue, son urbanité, avaient mis notre envoyé en très +bonne posture à la cour si aristocratique et si exigeante +d'Autriche-Hongrie. + + +M. EUGÈNE DELAPLANCHE + +Dans notre numéro du 27 décembre dernier, nous donnions une des +dernières et non des moins belles oeuvres du grand artiste qui vient de +mourir, le monument du cardinal Donnet élevé dans la basilique de +Saint-André de Bordeaux. M. Eugène Delaplanche était gravement malade +déjà à ce moment, et il ne lui a pas été donné d'assister à +l'inauguration de ce magnifique monument. Peu de jours après, le 10 +janvier, il mourait, et sa mort sera à jamais regrettée, car la France +perd en lui un des hommes qui lui faisaient le plus d'honneur, un +artiste qui à certaines heures de sa vie a été réellement inspiré. + +Eugène Delaplanche était né en 1836. Sa carrière a été particulièrement +laborieuse et rapide. Elève de Durer et de l'École des Beaux-Arts, il +remporta, en 1858, le deuxième prix de Rome avec _Achille saisissant ses +armes_, et, en 1861, le premier avec _Ulysse bandant l'arc que les +prétendants n'ont pu ployer_. Il donna bientôt au Salon une série +d'oeuvres qui toutes furent récompensées, nous citerons entr'autres: +L'_Enfant monté sur une tortue_, et _Ève après le péché_, qui figure +aujourd'hui au musée du Luxembourg. Il travailla dès lors avec une +infatigable ardeur. _La Musique, la Vierge au lys, le Message d'amour, +Sainte-Agnès, l'Éducation maternelle_, mirent le sceau à sa réputation. + +M. Eugène Delaplanche était officier de la Légion d'honneur. + + +LES GLACES DANS LA MER DU NORD + +Un des plus pittoresques spectacles que l'on puisse imaginer est celui +qu'offre en ce moment la mer du Nord et cela sur une très vaste étendue: +à Ostende, notamment. + +Devant la digue, à l'entrée du port, les glaçons se sont accumulés, +depuis les froids de ces derniers temps, sur une surface énorme, sans se +souder cependant. + +Avant d'être venus échouer dans ces parages, ils ont été roulés par les +cours d'eau qui aboutissent à la mer et dont la glace a été brisée. +Presque tous sont couverts de neige, malgré le mouvement continuel dont +ils sont agités. L'eau sous cette couche de glaçons a une couleur +indéfinissable, mais qui parait sale par un effet de contraste avec la +blancheur éblouissante de la neige. A deux ou trois cents mètres de la +côte, le champ de glaçons s'arrête brusquement et la mer apparaît libre. + +Mais ce qu'il y a de plus curieux encore et de plus saisissant, c'est la +vue du vapeur anglais Asthon, qui se trouve pris dans ces glaçons tandis +qu'à quelques mètres de lui, sur la mer libre, les chaloupes de pêche +naviguent toutes voiles dehors. + + +1,500 FRANCS DE RENTE + +A l'Hôtel-de-Ville. C'est un des gros guichets de souscription; ceux-là +seuls qui peuvent acheter 1.500 francs de rentes, et au-dessus, +passeront par ce guichet; une pancarte suspendue tout près de là ne +laisse aucun doute à ce sujet. + +Or, 1,500 francs de rentes représentent un capital de 16,225 francs, +exigeant un versement immédiat de 7,500 francs, à raison de 15 francs +pour 3 francs de rentes. En outre, à la répartition, qui devait se faire +et qui a eu lieu en effet sauf liquidation ultérieure, quarante-huit +heures après, nouvelle somme de 7,500 francs à verser. En tout, 15,000 +francs. + +Les personnages loqueteux qui figurent dans notre dessin n' ont vraiment +pas l'air de capitalistes capables de débourser 15,000 francs en si peu +de temps. Pourtant, ils sont là , au meilleur rang. Arrivés longtemps +avant la première lueur de l'aube, ils attendent. Qu'attendent-ils? +L'ouverture du bienheureux guichet? Non pas! Ils n'ont pas des 750 louis +à offrir comme cela au gouvernement. Ils attendent tout simplement +l'arrivée d'un vrai souscripteur, d'un souscripteur pour de bon, à qui +ils vendront leur place. Car ces hommes sont des marchands de places. + +Assez lucratif, ce métier: il le serait davantage s'il n'y avait pas +tant de morte-saison. Une place se vend 3 francs, 5 francs, voire 10 +francs: cela dépend de l'importance de la souscription, du plus ou moins +de popularité de la valeur émise, de la température aussi. + +Il y a deux ans, lors de l'émission des Bons de l'Exposition, les +marchands de places,--des camelots, habituellement.--gagnèrent beaucoup +d'argent. Un groupe de ces industriels s'était constitué en syndicat, à +la porte du Crédit Foncier. Ils opéraient de la manière que voici: Au +nombre d'une douzaine, ils stationnaient en tête de la queue. Deux ou +trois rabatteurs amenaient le client, le _pante_, le _singe_: l'un et +l'autre se disent. Ledit client payait, et le groupe l'admettait dans +son sein, sans pour cela céder un pouce de terrain. Deux, trois, dix +clients, quinze clients; et le groupe de marchands de places était +toujours là , jouant des coudes, se moquant des réclamations, encaissant +force écus de cent sous. On juge de la colère du vrai public; de cela, +les marchands de places se souciaient aussi peu que possible. Il fallut, +pour les faire déguerpir, l'intervention d'un brigadier de sergents de +ville et de plusieurs agents. Mais ils partirent sans regrets; ils +avaient «fait passer» de 100 à 150 personnes, et se partagèrent, par +conséquent, de 500 à 750 fr.: une honnête journée, comme on voit. + +Un conseil: Si jamais il vous arrive d'acheter une place à une queue de +souscription, ne la payez que lorsque votre vendeur sera hors des rangs. +Sous aucun prétexte, ne vous laissez introduire dans un groupe. Votre +désir de souscrire suppose un portefeuille bien garni. Les camelots, +j'en suis bien convaincu, sont tous, du premier au dernier, des gens +d'une délicatesse infinie et d'une rigide probité. Mais enfin, il ne +faut pas tenter le diable. + +C. F. + + +L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU + +L'Exposition française qui doit s'ouvrir à Moscou le 1/13 mai 1891 aura +lieu dans un palais que le gouvernement russe a gracieusement concédé +aux organisateurs. + +Construit pour l'exposition nationale russe qui eut lieu à Moscou en +1872, il est la propriété personnelle du czar et fait partie du domaine +de la couronne. + +La restauration de ce palais, confiée par les constructeurs, MM. Pombla, +à notre compatriote, M. Oscar Didio, ingénieur à Moscou, a été exécutée +avec la plus grande rapidité. + +Avec notre dessin sous les yeux, le lecteur se rendra compte aisément de +l'importance des travaux exécutés, car, indépendamment du palais +principal, une foule de pavillons et de constructions diverses ont été +comme semés dans le beau jardin qui l'entoure. Nous mentionnerons +surtout la grande halle vitrée des machines qui s'étend en bordure sur +la droite de notre gravure: puis, en contournant le palais, nous +trouvons successivement des restaurants, des montagnes russes, le +théâtre, et tout à fait sur la gauche, le ballon captif, le réservoir +d'eau, et, plus bas, le pavillon impérial affecté aux réceptions de la +cour et aux fêtes qui seront organisées pendant la durée de +l'Exposition. + +On compte sur un grand succès à Moscou, mais tout n'est pas prêt encore, +et l'échéance du 1er mai est proche. Un sérieux coup de collier est +nécessaire. + +E. F. + + +LES ALLIGATORS + +La famille des crocodiliens se subdivise, on le sait, en plusieurs +sous-genres: le crocodile, qui habite l'Égypte; le gavial, que l'on +trouve dans l'Inde; le caïman et l'alligator, qui se rencontrent en +Amérique; ce dernier plus particulièrement dans la Floride. Il s'y +multiplie au point de devenir, de la part des gens de couleur de ce +pays, l'objet d'un commerce curieux. + +Montrons d'abord l'_Eden_ de l'alligator. Une rive basse et marécageuse +borde le fleuve à perte de vue; c'est là que sous le chaud soleil, dans +l'alluvion vaseux, l'animal dépose ses oeufs et qu'il dort immobile +pendant des journées entières. + +Mais un bruit vient tout à coup troubler sa quiétude; il relève la tête +et aperçoit son ennemi naturel occupé à fouiller le sable pour chercher +ses oeufs. Une douce satisfaction se reflète sur la figure de l'homme, +car la récolte s'annonce bien. + +Déjà le chercheur d'oeufs est parti avec son panier plein. L'alligator +va pouvoir continuer à dormir en paix. Hélas non! car encore une fois le +sable a crié sous des pas. Ils sont deux à présent, un vieux solide +accompagné d'un plus jeune. Fuyons!... + +Trop tard, le chemin du fleuve est coupé, les chasseurs d'alligators +connaissent leur métier et vont manoeuvrer habilement. Cerné de deux +côtés, le malheureux animal est saisi par quatre bras robustes, vivement +retourné sur le dos, le ventre en l'air, et, tandis que le vieux, assis +sur lui, maintient vigoureusement la tête, son compagnon attache les +deux mâchoires au moyen d'une liane. + +Une dernière ressource lui restera, c'est de verser toutes les larmes +que lui prête la fable pour essayer d'attendrir son bourreau. Peine +inutile, la captivité dans une ménagerie foraine ou la mort l'attendent. + +Sa progéniture du moins aura-t-elle un meilleur sort? Pas davantage, car +c'est encore dans un but de commerce que l'homme prendra soin de ses +oeufs et les fera éclore. + +Les petits qui en sortiront seront mis dans un seau transformé en +aquarium et tous les matins portés à travers les rues jusqu'à ce que +quelque petit garçon séduit par leur gentillesse achète l'un d'eux: il +deviendra alors, peut-être, le singulier favori que nous vous voyons sur +notre dessin. + +Le petit garçon est nonchalamment assis devant le seuil de la maison, +une jambe étendue, l'autre ramenée vers lui, tandis que son alligator +familier est couché dans une pose d'abandon, frottant câlinement son +gros et rude museau sur le genou de l'enfant. Singulier favori, en +vérité, qui pourrait bien se transformer un beau jour en bête féroce. +Heureusement, l'empailleur est là : pardon, le taxidermiste. La pipe à la +bouche, ses lunettes de pseudo-savant sur le nez, celui-là aussi gagnera +sa vie avec l'alligator. Il va leur rendre la vie, presque le mouvement, +en les montant, dans les attitudes les plus diverses, sur des +planchettes de bois, à la grande joie des amateurs et des enfants. + + + +[Illustration.] + +CHARME DANGEREUX + +PAR + +ANDRE THEURIET + +Illustrations d'ÉMILE BAYARD + +Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890. + +La physionomie du petit port n'avait pas changé. Dans l'ombre de +l'unique rue en pente, les femmes tricotaient, quiètement assises sur le +seuil; les barques se balançaient comme autrefois le long de la jetée +rocheuse; comme le mois passé, les bois d'oliviers baignés de soleil +faisaient silence entre le port endormi et les vagues qui se brisaient +contre le cap Saint-Hospice. + +Mania s'arrêta en face du porche de l'hôtel Victoria: + +--Tenez, reprit-elle, voici notre affaire... L'auberge est déserte et +nous serons là comme chez nous. + +Elle le précéda dans le raide escalier qui conduisait au premier étage +et Jacques la suivit avec un serrement de coeur. L'hôtesse délurée et +rieuse les accueillit dans la salle solitaire. Jacques tremblait qu'elle +ne le reconnût, mais elle voyait passer tant de gens que leurs figures +se brouillaient dans sa mémoire indifférente et elle ne parut pas se +souvenir de lui. + +--Bonjour, ma bonne femme, dit Mania, nous voudrions nous reposer un +moment chez vous et y goûter tranquillement... A cette heure-ci vous ne +devez pas avoir beaucoup de visiteurs? + +--Malheureusement non, reprit l'hôtesse, nous n'avons guère de clients +qu'à l'heure du déjeuner, et encore, aujourd'hui, il n'est, venu +personne... C'est vous qui m'étrennerez, monsieur et madame! + +--Tâchez que nous ne soyons pas dérangés, reprit Jacques, et +apportez-nous de quoi nous rafraîchir... Que pouvez-vous nous donner? + +«Peu de chose, murmurait la bonne femme en s'excusant; les gens qui +étaient venus la veille avaient tout dévoré.»--Elle apporta des +biscuits, des mandarines et une bouteille d'Asti. + +Jacques était honteux de ce maigre régal. Dans sa vanité de snob et +d'amoureux, il aurait voulu offrir à cette grande dame autre chose que +le vin et les fruits dont se contentaient les vulgaires clients de +l'auberge, et il s'excusait plus encore que l'hôtesse. Mania, au +contraire, était ravie; cela la changeait de l'ennui cérémonieux des +_five o'clock_ et donnait plus de saveur à son escapade; les mandarines +décorées de leurs feuilles vertes et servies sur une nappe de grosse +toile, le vin mousseux versé dans d'épais verres à côtes, sous les +solives enfumées d'un cabaret, amusaient son caprice. + +--De quoi vous plaignez-vous? s'écria-t-elle, ce sera charmant, cette +dînette à l'auberge! + +Quand l'hôtelière se fut retirée et qu'ils se trouvèrent seuls, Mme +Liebling enleva son chapeau, se déganta, ouvrit la fenêtre toute grande, +puis trempa ses lèvres dans son verre. + +--Venez un peu ici, continua-t-elle en s'asseyant contre la barre +d'appui de la croisée, et avouez qu'on y est bien mieux que sous la +véranda du restaurant de la Réserve!... + +Jacques se gardait de la contredire. L'épaule effleurée par l'épaule de +Mania, le visage tout près de celui de la jeune femme, il respirait +l'odeur d'oeillet blanc qui parfumait ses vêtements, il s'en grisait et +ne détachait plus ses yeux de ceux de sa voisine. Il avait chassé de son +coeur les anciens souvenirs et les récents remords; il se disait que le +monde entier pouvait s'évanouir, pourvu qu'il restât avec Mania à cette +petite fenêtre, et que cette intimité délicieuse se prolongeât pendant +des heures. Il n'osait plus bouger ni parler, de peur que le moindre +mouvement, le plus faible murmure n'accélérât la fuite du temps qui lui +était parcimonieusement mesuré. + +--Oh! murmurait Mme Liebling, ces belles montagnes lilas, le vert +profond de cette eau calme, ce port étroit avec ses rochers rouges et +ses bois d'oliviers, quel endroit adorable! Si vous voulez me faire +plaisir, vous me peindrez un jour ce petit coin avec la couleur qu'il a +en ce moment, avec cette ombre violette qui s'avance sur la mer, et +cette lumière rose qui se recule à mesure, comme pour nous rappeler le +peu de durée de nos meilleures joies... oui, promettez-moi de me donner +ce tableau... Je le regarderai avec un doux serrement de coeur plus +tard... quand vous ne m'aimerez plus. + +--Comment pouvez-vous parler de la sorte? s'exclama Jacques avec +vivacité, je ne cesserai de vous aimer que lorsque je serai dans la +terre. + +--Oui, répliqua-t-elle en hochant la tête, ces choses-là se disent et +même on les croit au moment où on les dit, mais la réalité est là avec +sa prose... On n'est pas plus libre d'aimer que de désaimer. + +--Vous vous trompez, protesta-t-il, je vous chérirai toute ma vie... Je +vous le jure! + +Elle haussa les épaules et un sourire désabusé lui courut sur les +lèvres: + +--Ne jurez pas, de peur d'être obligé de vous parjurer comme saint +Pierre!... Nous ne nous appartenons pas plus que les heures ne nous +appartiennent, et vous ne faites pas exception à la loi commune. + +Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence en lui effleurant le +bras de sa main fluette et allongée. + +--Non, vous ne vous appartenez pas!... À chaque instant il y a un tiers +entre vous et moi... Je m'en suis bien aperçue tout à l'heure encore, +quand, au beau milieu de la promenade, vous êtes devenu tout à coup +taciturne. Si vous êtes franc, avouez qu'à ce moment-là vous pensiez à +une autre... + +Il détourna la tête avec embarras, puis, dépité de se voir ainsi percé à +jour, il murmura entre ses dents serrées: + +--Vous savez pourtant bien que je suis devenu votre esclave!... Comment +osez-vous suspecter un amour qui éclate dans le moindre de mes actes?... +Ce serait plutôt moi qui aurais le droit de douter, moi à qui vous +n'avez jamais dit franchement que vous m'aimiez! + +--Pourquoi alors suis-je ici, je vous prie? demanda-t-elle avec un +hautain pli des lèvres; pourquoi me suis-je fourvoyée avec vous dans ce +cabaret de village? + +Elle s'était éloignée de lui et, debout au milieu de la salle, elle le +regardait ironiquement. + +--Pourquoi? repartit-il, irrité à son tour et répondant à cette attitude +dédaigneuse par un éclat de rudesse paysanne, pourquoi?... Peut-être +pour vous amuser, ou satisfaire votre curiosité, en constatant avec quel +aveuglement un naïf peut se laisser prendre aux caprices d'une +coquette?... + +Elle ressentit vivement la brutalité de ce coup de boutoir immérité, car +elle était sincère à ce moment,--et des larmes lui montèrent aux yeux. + +--Vous avez une singulière opinion de moi! murmura-t-elle. + +Dès qu'il vit les paupières de Mania se mouiller, Jacques fut désarmé et +son irritation tomba. Il alla vers elle, lui prit les mains, y appuya +son front et balbutia humblement: + +--Pardon! je suis un rustre et un sot! + +--Non, dit-elle, tandis qu'un sourire rassérénait ses yeux humides, mais +vous êtes pire, vous êtes méchant. + +--Hélas! ce qui me rend mauvais, c'est justement parce que je vous aime +trop... Vous me possédez à un degré que je ne saurais dire, et si vous +me voyez parfois préoccupé, ce n'est point parce que j'en regrette une +autre, c'est parce que je souffre de ne pas vous avoir tout à moi. + +Elle le dévisagea un instant sans parler, puis elle s'approcha de la +table, vida son verre de vin d'Asti, et, attendrie par cette entière +soumission, elle lui tendit tes mains. + +--Allons, reprit-elle, la paix est faite, vous m'appartenez, j'en prends +acte, et d'abord je ne veux plus que vous doutiez de moi. Regardez mes +yeux, ils n'ont jamais menti... Qu'y voyez-vous? + +--Ils me grisent comme toujours, mais... + +--Aveugle! n'y voyez-vous point que je vous aime? chuchota-t-elle de sa +voix de sirène, en rapprochant son visage de celui de Jacques. + +--Mania!.. + +Il la saisit dans ses bras et baisa ses yeux verts comme pour les +empêcher de l'éblouir davantage, puis ses lèvres descendirent jusqu'à la +bouche souriante de la jeune femme et s'y posèrent. Il était pris de +vertige; il serrait convulsivement, sauvagement, contre sa poitrine ce +corps souple qui s'abandonnait. Il couvrait de baisers fous les cheveux +blonds, le cou blanc, la nuque frissonnante. Étourdi, il fermait les +yeux et croyait savourer dans ses caresses toute la voluptueuse poésie +du midi. Il y buvait la lumière, il y respirait les parfums de la terre +de Provence, cette palpitante créature lui semblait incarner tout ce +qu'il avait désiré, adorés depuis son arrivée à Nice. + +--Encore!... encore! soupirait-il d'une voix étouffée, et il la baisait +de nouveau. + +Mania restait muette; elle se laissait caresser, seulement parfois ses +lèvres fermées frémissaient en s'appuyant contre celles de Jacques, et +c'était alors un délice qui le paralysait tout entier.--Au dehors, à +travers son extase, il entendait comme en un rêve, très loin, des voix +d'enfants sur la jetée ou un clapotement de rames dans le port... + +Pendant ce temps, sur la route poudreuse de la Corniche, parmi les +massifs de caroubiers tordant leur branches noueuses, le long des +jardins tout roses de pêchers en fleurs, un landau découvert emportait +Thérèse, la petite mère, Lechantre et Christine. + +Après le départ de Jacques, Francis avait demandé aux trois femmes où +elles désiraient se promener, et les voyant indécises: + +--Je suis sûr, s'était-il écrié, que Mme Moret et Christine ne +connaissent pas le cap Ferrât... S'il n'y a point d'opposition, je +propose d'en faire le tour et de descendre jusqu'à Saint-Jean... + +Il n'y eut pas d'opposition; la maman Moret s'en rapportait à M. +Lechantre, Christine était indifférente; quant à Thérèse, le choix de +cette promenade la touchait tout particulièrement. Saint-Jean réveillait +en elle le souvenir de sa dernière excursion avec Jacques, et un +mélancolique désir la prenait de revoir ces chemins où elle avait laissé +des lambeaux de son bonheur. + +Le landau avait gravi la route de Montboron, puis dépassé Villefranche. +La petite mère, joyeuse comme un enfant, n'en finissait pas de +s'émerveiller à la vue des buissons de roses et des arbres fruitiers +déjà en boutons. + +--Sont-ils heureux, les gens de ce pays-ci! s'exclamait-elle, leurs +pêchers sont déjà fleuris, tandis que les nôtres grelottent encore... +Quand je conterai ça à Rochetaillée, personne ne voudra me croire. + +--Oui, madame Moret, ajoutait gaiement Lechantre, c'est un climat +exceptionnel... Après avoir mis Adam à la porte, le Père Eternel s'est +attendri un brin, et il a transporté ici un petit morceau du Paradis +terrestre, afin que nous puissions juger de toutes les bonnes choses que +nous avons perdues par la faute de notre mère Ève. + +--Vous me direz ce que vous voudrez, reprenait dédaigneusement +Christine, toute cette précocité n'est pas naturelle, et les gens d'ici +sont trop vains de la beauté de leur pays; aussi Dieu leur envoie-t-il +des tremblements de terre pour leur rappeler que ce bas-monde n'est pas +un lieu de délices. + +--Amen! répliquait Francis; vous avez tout de même, Christine, une drôle +de façon de concevoir les bontés de la Providence... + +Thérèse souriait distraitement, sans se mêler à la conversation. Les +yeux grand ouverts, elle contemplait les montagnes baignées de lumière; +la mer bleue, glacée d'argent comme une immense étoffe de satin; les +découpures de la côte où la brise, d'un seul souffle, blanchissait les +feuilles retroussées des oliviers, et elle se rappelait les plus minimes +détails de la journée passée à Saint-Jean avec Jacques.--En ce temps-là , +il ne mentait pas encore, il se trouvait heureux près d'elle, et il le +lui répétait tendrement sous les citronniers du verger, où fleurissaient +des champs de juliennes. Trois semaines s'étaient écoulées à peine... +Par quelle fatalité son coeur avait-il si promptement changé? Les +géraniums de la haie fleuronnaient encore, les juliennes blanches, +là -bas, répandaient toujours leur parfum de girofle, et, moins durables +que de brèves fleurs, l'amour de Jacques n'était déjà plus qu'un +souvenir, une illusion flottant dans le passé comme l'ombre d'une aile +d'oiseau sur la mer... Et, tandis qu'elle revisitait seule les sentiers +où ils avaient cheminé côte à côte, tandis qu'elle respirait seule le +parfum amer des joies irretrouvables d'autrefois, où était-il, lui, +l'ami de son enfance, l'homme auquel elle avait si ingénument enchaîné +sa vie, et qui lui avait promis de l'aimer dans les bons comme dans les +mauvais jours?... Ah! elle n'avait même plus la faculté de s'abuser, +elle ne savait que trop à quelle occupation il employait les heures +qu'il lui dérobait. Un affreux pressentiment lui disait qu'à ce même +instant Jacques était sans doute absorbé par sa passion pour Mme +Liebling. Peut-être était-il près d'elle!... + +Peut-être lui répétait-il les mêmes phrases tendres, les mêmes serments +de fidélité dont les vergers de Saint-Jacques gardaient encore le +vibrant souvenir?... Car l'amour n'a pas deux langages, et, si les +coeurs changent, les mots qui expriment la tendresse restent +invariables!... A cette pensée, dans sa poitrine, un flot de jalousie +roulait âcre et trouble comme la vague d'une marée montante; muette, les +lèvres serrées, les yeux brûlants, elle regardait machinalement le +chemin sablonneux où le landau marchait au pas, le long de la mer +éblouissante. + +Quand on fut en vue de Saint-Jean, le cocher demanda s'il devait pousser +jusqu'au village. + +--Oui, certainement! s'écria Thérèse, désireuse d'accomplir jusqu'au +bout son douloureux pèlerinage. + +On arriva à l'entrée du hameau. Le cocher fit tourner son landau à +l'endroit où les voitures s'arrêtent d'ordinaire et les promeneurs +descendirent. + +Près du carrefour, dans un coin ombreux, une voiture de maître +stationnait déjà , montrant ses coussins capitonnés de soie blanche, sa +caisse élégante au vernis brillant, aux panneaux timbrés d'un tortil et +de deux initiales enlacées. Devant les chevaux qui secouaient leurs +harnais scintillants et leurs gourmettes décorées de roses, un cocher en +livrée bleue fumait nonchalamment. + +--Je crois, mesdames, dit Lechantre, que nous ferons bien de pousser +jusqu'au port... Il y a là une auberge où nous pourrons nous rafraîchir. + +Thérèse, restée en arrière, examinait attentivement le luxueux équipage +aux portières armoriées, et s'approchait pour déchiffrer le monogramme +peint sur le panneau brun.--Les deux majuscules entrelacées sous un +tortil de baron figuraient un M et un L.--Une rougeur lui monta aux +joues et un horrible soupçon lui martela le cerveau. + +--Venez-vous, Thérèse? dit Lechantre. + +Redevenue très pâle, les yeux d'un noir d'encre, les sourcils rejoints, +elle suivit docilement le groupe qui descendait déjà la rue étroite. +Quand on atteignit l'hôtel Victoria, Lechantre fit halte, entrebâilla la +porte du rez-de-chaussée, et ne trouvant personne: + +--Attendez-moi, murmura-t-il, je vais voir la-haut si je puis y dénicher +quelqu'un. + +Il grimpa le raide escalier du premier étage, ouvrit brusquement la +porte de la salle, reconnut d'un clin d'oeil Jacques et Mania causant +très près l'un de l'autre, et, refermant plus vite encore l'huis +entrebâillé tandis que les deux amoureux se retournaient ébaubis, il +dégringola précipitamment... Trop tard! Thérèse était sur ses talons et +gravissait l'escalier à son tour. + +--Ne montez pas, chuchota-t-il, c'est plein de cocottes... Vous y seriez +déplacée, vous et Christine! + +Mais elle ne l'écoutait pas; l'écartant de la main, elle continuait son +ascension. Une fois sur le palier, elle poussa de nouveau la porte et, +pâle comme un spectre, alla droit aux deux coupables qui s'étaient levés +effarés. + +Mania, néanmoins, avait repris rapidement son sang-froid. Sa lèvre +hautaine se crispa. Jugeant sans doute Thérèse d'après elle, et +s'attendant à quelque violence, elle reculait instinctivement. + +--Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-elle. + +--Ne craignez rien, madame, répliqua sarcastiquement Thérèse; je n'ai +nulle envie d'interrompre votre galante conversation... J'ai voulu +simplement m'assurer d'une chose dont je me doutais... Maintenant je +suis fixée. Il n'y a plus rien de commun entre votre amant et moi et +vous pouvez le garder tant qu'il vous plaira. + +Sans même lever les yeux sur Jacques, elle tourna les talons, +redescendit, et s'adressant à Francis qui était restait anxieux au +milieu de l'escalier et qui avait peine à dissimuler ses craintes: + +--Vous aviez raison, M. Lechantre, dit-elle d'une voix très calme, nous +serions là -haut en trop mauvaise compagnie... Reconduisez-nous à notre +voiture! + + +XIV + +Jacques et Mania étaient restés face à face, consternés par cette +intrusion inattendue. Le peintre, absolument abasourdi et comprenant +que, de toute façon, l'incident ne pouvait avoir que des suites +désastreuses, n'osait plus regarder Mme Liebling. Pendant une longue +minute tous deux demeurèrent muets. Ils entendirent la voix âpre de +Thérèse monter jusqu'à eux, puis Lechantre engager les trois femmes à +regagner la voiture.--Mania, pâle, les dents serrées, se sentait dans +l'impossibilité d'articuler une parole. Le dépit et la honte la +suffoquaient; elle se rendait compte du rôle humiliant qu'elle venait de +jouer dans cette aventure et tout son orgueil se révoltait.--Si, comme +cela était probable, Thérèse, obéissant à ses rancunes de femme +outragée, ne reculait pas devant un scandale et si les détails de cet +esclandre étaient publiés par elle ou par Lechantre, quelles risées et +quels commentaires peu charitables dans la colonie étrangère de Nice! +Mania se voyait déjà en proie aux railleries des gens de son monde et, +qui sait? aux odieuses plaisanteries des petits journaux du crû... +C'était bien la peine d'avoir résisté jusqu'alors aux entraînements du +milieu corrompu dans lequel elle vivait, d'avoir tenu les adorateurs à +distance et de s'être fait une réputation d'inattaquable respectabilité, +pour que tout cet effort vint aboutir à un aussi piteux naufrage:--une +intrigue avec un peintre marié à une petite bourgeoise, et +l'intervention de la femme légitime surprenant les coupables dans une +misérable auberge!... Y avait-il rien de plus ridicule?--A la pensée de +cette histoire colportée dans le salon de la princesse Koloubine et +arrivant aux oreilles du baron Liebling, Mania était secouée par un +frisson de dégoût, et la colère donnait à ses yeux des lueurs +fulgurantes. + +Jacques lisait sur sa figure contractée les cruelles appréhensions qui +la torturaient. Il aurait voulu exprimer tout le chagrin qu'il +ressentait, en se jetant aux pieds de Mme Liebling et en la suppliant de +lui pardonner cette humiliation involontairement infligée; mais, en ce +moment de désarroi, il lui était impossible de trouver des mots assez +délicats pour traduire ses regrets et, craignant d'irriter encore la +plaie en y appuyant maladroitement le doigt, il restait décontenancé et +silencieux. + +Tout à coup, Mania prit son chapeau et se recoiffa rageusement. Elle +cherchait vainement à renouer son voile; ses mains étaient agitées par +un tel tremblement qu'elle ne pouvait y réussir. Elle arracha le morceau +de tulle, le tordit dans ses doigts et le déchira, puis elle ramassa ses +gants et se dirigea vers la porte. + +--Vous voulez partir? murmura péniblement Jacques en essayant de lui +barrer le chemin. + +--Oui, dit-elle d'une voix altérée, je ne suppose pas que vous ayez +l'intention de m'en empêcher? Laissez-moi passer... Je me trouverais mal +si je restais une minute de plus ici... Oh! ajouta-t-elle en se +regantant nerveusement, pourquoi y suis-je venue? Pourquoi me suis-je +exposée à cette avanie?... Moi qui me glorifiais de ma réputation +intacte, me voilà bien punie de mon orgueil!... Quand je pense que tout +à l'heure j'ai été traitée comme la dernière des filles... Oh! non, +non... jamais je n'ai souffert ce que je souffre!... + +Les sanglots l'étouffaient. Elle fut obligée de s'asseoir, et, les +coudes sur la table, le front dans les mains, elle demeura un instant +haletante. Sa poitrine se soulevait, sa gorge se gonflait; elle se +laissait aller à de brusques mouvements de désespoir, et sa tête +s'agitait convulsivement. + +--Mania! s'exclama Jacques, s'agenouillant près d'elle, ne partez pas +dans cet état... Ne vous désolez pas... Me voici à vos pieds, à vos +ordres pour réparer le mal que je vous cause... + +--Donnez-moi un verre d'eau! + +Il obéit et remplit un verre qu'elle but d'un trait. Peu à peu la crise +nerveuse qui la secouait se termina par l'ordinaire détente: les larmes! +Mania pleura, et Jacques essaya de la calmer en lui répétant qu'il +l'aimait, en maudissant la fatalité qui faisait porter de si douloureux +fruits à sa tendresse. + +--Je voudrais tant vous consoler! s'exclama-t-il, je donnerais le sang +de mon coeur pour guérir votre peine... Parlez, que puis-je faire pour +empêcher vos larmes de couler? + +--Rien, répondit-elle en secouant la tête, le mal est irréparable. +Laissez-moi... Courez retrouver votre femme, raccommodez-vous avec elle, +et redevenez ce que vous n'auriez jamais dû cesser d'être, un mari +fidèle et docile... + +Elle avait prononcé ces mots avec conviction, sans la moindre +arrière-pensée ironique; mais, pour surexciter la passion de Jacques, +elle n'eût pu se servir d'un moyen plus efficace. Il n'en fallut pas +davantage pour qu'il rejetât sur Thérèse tout l'odieux de cette scène et +pour que l'idée de renoncer à Mme Liebling l'exaspérât: + +--Me croyez-vous, répliqua-t-il, assez lâche pour vous abandonner après +vous avoir compromise? + +--Vous me compromettrez bien plus encore, si cette déplorable aventure +aboutit à un scandale... Quittons-nous et ne nous revoyons jamais! je +n'avais que trop raison quand je vous disais que vous ne vous +apparteniez pas... Notre tort à tous deux est de l'avoir oublié un +instant. + +--Je vous prouverai que je suis maître de ma personne et je vous jure +bien que cette incartade n'aura aucune suite fâcheuse! + +Un sourire sceptique effleura les lèvres de Mania. + +--Vous vous abusez étrangement si vous supposez que Mme Moret se +résignera au rôle d'épouse sacrifiée... Mais soit, j'admets qu'elle +passe l'éponge sur vos méfaits actuels; croyez-vous qu'elle se montrera +plus tard d'aussi bonne composition?... Vous vivrez dans de continuelles +transes, et moi, je serai constamment sous le coup d'un nouvel éclat... +Grand merci! L'algarade de tantôt me suffit! + +Jacques eut un geste d'impatience et de colère. + +--Non, poursuivit Mme Liebling, il faut nous quitter... et cela aussi +bien pour mon repos que dans l'intérêt de votre avenir... Souvenez-vous +de ce que je vous disais à la villa Endymion: «Une mauvaise fée m'a jeté +un sort, et je suis destinée à faire souffrir ceux qui m'aiment le +mieux...» Cela s'est vérifié déjà , tenons-nous-en à cette première +expérience... Adieu! + +Elle s'était levée et se dirigeait vers la porte. Mais Jacques ne +l'entendait pas ainsi. La vue de Mania si adorable à travers ses larmes, +les obstacles mêmes qu'elle venait de lui faire pressentir, +l'enflammaient davantage et le poussaient à tout sacrifier pour +s'assurer la possession de celle dont il ne pouvait envisager l'abandon +sans une atroce douleur. + +-Je ne vous laisserai point partir! protesta-t-il en lui saisissant les +mains... Vous parlez de souffrances?... Mais vous ne pouvez concevoir +combien je serais misérable si je vous savais perdue pour moi!... +Maintenant que je vous ai serrée dans mes bras, j'ai besoin de vous +comme de l'air que je respire... Vous êtes tout l'intérêt et toute la +passion de ma vie... Que m'importent mon art et l'avenir, si je ne vous +ai plus? Que m'importe le monde, si je ne vous y retrouve plus?... Je +vous appartiens et, si, vous me quittez, c'est fini de moi! + +Elle lui jeta un pénétrant regard, le jugea profondément épris et +sincère et, gagnée elle-même par la flamme qui brûlait en lui, elle +repartit avec une exaltation hautaine: + +--Certes, je crois que vous m'aimez... Mais, si vous voulez que je vous +aime, il faut que vous m'apparteniez autrement qu'en paroles... Plus de +partage... Ou moi ou l'autre... Choisissez! + +--Vous, murmura-t-il subjugué, mais vous tout entière! + +--Soit, reprit-elle en lui serrant violemment les mains; seulement je +veux être assurée contre le retour possible de scènes pareilles à celle +de tout à l'heure. Personne ne doit avoir de droits sur vous que moi... +Me donnant librement, j'exige que vous vous rendiez complètement +libre... Le pourrez-vous? + +Cette interrogation, qui semblait mettre en doute sa force de volonté, +acheva chez Jacques ce que le magnétisant regard de Mania avait +commencé. Il releva ce défi jeté à son énergie virile, et s'écria +impétueusement: + +--Demain, je serai libre! + +Comme pour sceller sa promesse, il voulut reprendre Mme Liebling dans +ses bras et boire de nouveau sur ses lèvres l'oubli de ce passé dont il +allait se détacher, mais elle se dégagea vivement, et le tenant à +distance: + +--Non, dit-elle d'une voix ferme et caressante en même temps, quand vous +aurez rompu vos liens, je vous rendrai mes lèvres... Pas avant!... +Maintenant partons. + +Tandis qu'elle descendait l'escalier, Jacques prenait congé de +l'hôtesse. Il rejoignit Mania à vingt pas du landau. Le cocher, en +voyant revenir sa maîtresse, avait tourné les chevaux dans la direction +de Villefranche et ouvert la portière. + +--Adieu! murmura la jeune femme en serrant la main de Jacques, +rappelez-vous ce que vous m'avez promis, et ne revenez chez moi que +lorsque vous pourrez y rentrer sans scrupule. + +--Vous m'y verrez dès demain! + +--Croyez-vous? répliqua-t-elle avec son ironie coutumière, je ne pense +pas que les choses aillent si vite, et je vous donne jusqu'à samedi... +Samedi, je serai seule, et je vous attendrai à six heures... + +Elle sauta légèrement dans le landau. Tandis que les chevaux prenaient +le trot elle se retourna encore vers Jacques, et ses yeux semblèrent lui +crier: + +--Souvenez-vous! + +Dès que la voiture eut disparu, le peintre regagna la station de +Beaulieu par le raccourci qui longe le rivage. Son retour avec Thérèse +par le même sentier avait eu lieu trop récemment pour que le souvenir de +cette nocturne promenade ne se représentât pas à son esprit. Néanmoins +cette résonance du passé ne réussit ni à toucher son coeur ni à amortir +sa passion. Il frissonnait d'amour rien qu'en se rappelant la saveur des +lèvres de Mania, et il ne pensait qu'avec irritation à ces délices +interrompues par la brusque apparition de Thérèse.--Par quel hasard +maudit ou par quelle préméditation agressive avait-elle choisi pour but +de promenade ce village de Saint-Jean? Lechantre seul pouvait lui donner +l'explication de cette malencontreuse fantaisie, et il résolut d'aller +la lui demander sur-le-champ. D'après ce que lui apprendrait le +paysagiste, il dresserait un plan de conduite et chercherait le moyen le +plus sûr d'arriver à une séparation, sans éclat. Il désirait rompre sans +retard; il était las de biaiser et de mentir, il voulait sortir a tout +prix de cette situation équivoque. Pourquoi, d'ailleurs, se +laisserait-il arrêter par des considérations sentimentales ou des +scrupules de fausse délicatesse? Thérèse n'avait-elle pas la première +manifesté des intentions hostiles? Ne lui avait-elle pas nettement +déclaré qu'elle se détachait de lui?... Elle serait mal venue, +maintenant, à s'étonner de ce qu'il la prenait au mot.--Toutes ces +réflexions lui montaient impétueusement au cerveau avec des soubresauts +pareils à ceux d'un liquide qui entre en ébullition. Puis, dans des +intervalles d'accalmie, à l'aspect de cette paisible côte de Beaulieu où +les ombres du couchant s'allongeaient déjà , il songeait aux rapides +changements qui s'étaient opérés dans sa vie depuis la soirée où il +avait pour la première fois suivi ce sentier. Quand il y était venu, +quelques semaines auparavant, l'amour de Mania se remuait à peine en lui +comme le germe dans la semence. Il ne l'envisageait que comme une +romanesque hypothèse, un château en Espagne doucement chimérique. Il +n'en considérait que les lignes aimables, les vaporeux contours et les +sommets idéalement éclairés. Si on lui eût dit alors que, pour réaliser +ce rêve séduisant, pour asseoir en terre ferme ce château aérien, il lui +faudrait oublier la foi jurée, tromper une femme qui se reposait sur sa +loyauté, mentir à toute heure et, finalement, rompre avec tout son +passé, certes, il se fut récrié, il aurait déclaré la chose indigne de +lui... Et pourtant un mois s'était écoulé à peine; les mêmes géraniums +qui avaient frôlé la robe de Thérèse poussaient encore dans le chemin +leurs tiges fleuries, et toutes ces suppositions qui lui avaient paru +inadmissibles étaient devenues la réalité. Il avait suffi d'une première +faiblesse, d'une abdication momentanée de sa volonté, pour que des actes +irréparables se succédassent fatalement les uns aux autres, comme ces +générations d'insectes dont on ne peut plus arrêter la fécondité... + +En sortant de la gare, Jacques se fit conduire au port Lympia. A peine +eut-il mis le pied sur la passerelle de l'_Hébé_, qu'il aperçut +Lechantre se promenant sur le pont d'un air soucieux. Le paysagiste +agita les bras et courut au-devant de son élève: + +--Je t'attendais, dit-il laconiquement. + +Il quitta le yacht et entraîna Jacques vers la partie la plus déserte du +quai. + +--Mon cher, poursuivit-il, je suis désolé de ce qui est arrivé... C'est +moi qui, sans penser à mal, ai emmené ces dames à Saint-Jean... Mais +aussi pourquoi diable ne me prévenais-tu pas? Quand on commet d'aussi +dangereuses sottises, c'est bien le moins qu'on en avise ses amis... +Pouvais-je prévoir que tu choisirais une salle d'auberge pour y donner +tes rendez-vous? + +--D'abord je n'en savais rien moi-même... Enfin le mal est fait et il +s'agit maintenant de prendre une résolution... Où est Thérèse? + +--Je viens de la reconduire chez toi avec ta mère et ta soeur. + +--Que vous a-t-elle dit? + +--Absolument rien... Devant Mme Moret et Christine elle a jugé +naturellement à propos de se taire. Elle a même affecté pendant le +trajet une sérénité que j'admirais, mais qui me serrait le coeur, car, +telle que je la connais, elle a dû souffrir atrocement... Ah! c'est une +vaillante, celle-là , et les belles dames que tu fréquentes ne lui vont +pas à la cheville! + +Jacques eut un geste d'impatience. + +--Fâche-toi tant que tu voudras, tu ne m'empêcheras pas de te parler +net... Mon garçon, je comprends tous les emballements... Je les +comprends d'autant mieux que moi-même, malgré mon âge, je suis toqué de +cette friponne de Peppina qui me mène par le bout du nez; mais moi, du +moins, je suis célibataire, tandis que tu es marié à une respectable et +adorable femme... Et puis, sacrédié, il y a un terme à toutes les +folies!... Si tu as été grisé par ton Autrichienne, l'aventure de tantôt +a dû vous jeter à tous deux un joli seau d'eau sur la tête. Comment +vas-tu te tirer du pot au noir dans lequel tu barbotes? Es-tu venu me +trouver pour que je te donne un coup d'épaule et un bon avis?... En ce +cas, écoute-moi: tu n'as qu'un parti à prendre... Va rejoindre Thérèse, +jette-toi à ses pieds et humilie-toi; puis, dès demain, file sur Paris +avec toute ta famille. D'abord ta femme te tiendra rigueur, et dame, +après ce qui s'est passé, elle en a bien le droit; mais elle t'aime, au +fond, et quand vous serez loin d'ici, quand elle aura constaté ton +repentir et ta ferme résolution de ne plus pécher, elle trouvera encore +dans son coeur assez de tendresse pour te pardonner... Ça y est-il et +dois-je l'aller préparer à ta visite? + +--Non, répondit Jacques violemment, c'est impossible!... Je connais +Thérèse, elle m'a condamné dans son esprit et elle restera inflexible... +D'ailleurs, se laissât-elle fléchir, il serait trop tard... Je suis +amoureux de Mania et j'ai lié ma vie à la sienne. + +Toi! se récria Lechantre en haussant les épaules, toi, Jacques Moret, +fils d'un cultivateur de Rochetaillée, peintre de ton métier et l'espoir +de l'école française, tu prétends enchaîner ta vie à celle de cette +grande dame nomade, qui était hier à Vienne, et qui sera demain à +Florence on à Naples?... Ah! elle est bien bonne!... Innocent! c'est +comme si tu voulais lier intimité avec l'eau d'un torrent ou avec le +vent qui passe!... Parce qu'elle a bien voulu t'honorer de ses faveurs, +tu t'imagines qu'elle va se considérer comme engagée dans des liens +indissolubles!... Mais, mon pauvre garçon, il n'y a rien de commun entre +toi et elle. Tout vous sépare: la naissance, l'éducation et le milieu. +En ce moment tu amuses sa curiosité et sa vanité: elle n'est pas fâchée +de se payer pour amant un peintre en renom et de vérifier si les +artistes font l'amour autrement que les grands seigneurs. Seulement, +quand son caprice sera satisfait, elle te lâchera comme un article qui a +cessé de plaire. Elle te remplacera par une nouvelle fantaisie et un +beau matin elle partira pour des pays inconnus... Ah! malheureux, ces +grandes coquettes-là sont les pires femmes auxquelles on puisse +s'attacher... Si tu prends ta baronne au sérieux, tu n'es pas au bout de +tes peines et tu t'apprêtes de la misère pour le restant de tes jours! + +--Possible... J'ai déjà souffert par elle et je prévois qu'elle me fera +souffrir encore, car elle est violente et fantasque... Mais, dussé-je +endurer mille peines plus cruelles, je persisterais dans ma folie, parce +qu'un instant de bonheur auprès de Mania rachète des journées +d'angoisse... Parce que je l'aime enfin! + +Sacrebleu! s'exclama Lechantre furieux, qu'a-t-elle donc de si +extraordinaire? Quel philtre t'a-t-elle fait boire pour te mettre dans +cet état d'insanité?... Je l'ai vue, moi, cette Mania, et elle ne m'a +nullement ébaubi. Un nez trop court, des pommettes saillantes, des yeux +de chat sauvage et un sourire traître... Ma parole d'honneur, voilà bien +de quoi se monter le coup! J'en suis encore à me demander pourquoi tu la +préfères à Thérèse, qui est charmante et qui a des lignes d'une +beauté!... + +Pourquoi?... Comment pouvez-vous m'adresser de pareilles questions?... +Pourquoi? Mais je vous l'ai déjà dit, parce qu'elle ne ressemble en rien +à Thérèse. Elle a pris dans mon coeur une place jusque-là inoccupée... +Thérèse est la sagesse et la pureté en personne, mais Mania est la +passion même avec tous ses enchantements. Elle a donné à mon esprit et à +ma chair des émotions non encore éprouvées; elle a ouvert mes yeux sur +un monde qu'ils n'avaient jamais entrevu qu'en rêve. Elle exerce sur moi +une séduction pareille à celle de ce pays-ci, une séduction où les sens +ont autant de part que l'âme et où cependant il n'entre rien de grossier +ni de brutal, où tout est rare et exquis. En un mot comme en cent, elle +me possède et je suis prêt à tout quitter pour la suivre. + +A mesure que Jacques parlait, la joviale figure de Lechantre se +rembrunissait et exprimait une consternation indignée. + +--Ce que je vous dis vous scandalise? ajouta l'artiste d'un air de +bravade. + +--Non pas, ça me dégoûte seulement! répondit Francis; tes effusions me +rappellent les confidences de certains camarades, qui étaient comme toi +très ensorcelés par une femme, et qui en ont pâti... Je reconnais les +mêmes raisonnements, et cette ressemblance m'amène à conclure que ton +caractère n'est pas à la hauteur de ton talent... Mon garçon, tu +dérailles... Je ne m'esquinterai pas à te faire de la morale, je sais à +quel point c'est inutile... Mais, puisque tu repousses toute tentative +de réconciliation, que veux-tu de moi et quels sont tes projets? + +--Avant tout, je veux éviter un éclat qui serait désastreux pour tout le +monde... Maman et Christine partent après-demain matin et il est inutile +que leur départ soit attristé par des scènes pénibles. Il faut quelles +s'en retournent à Paris avec la conviction que nous sommes toujours +heureux ici... Après... après, répéta Jacques avec un invincible +serrement de coeur, Thérèse et moi nous reprendrons mutuellement notre +liberté. Elle a assez de fortune pour vivre indépendante, et si elle +désire retourner au Prieuré, je n'y mettrai aucune opposition. Soyez +assez bon pour me servir d'intermédiaire auprès d'elle. Dites-lui que la +seule grâce que je lui demande, c'est de dissimuler jusqu'au départ de +maman... mais ne lui laissez pas ignorer ma résolution de recouvrer +ensuite ma pleine et entière liberté d'action. + +--C'est ton dernier mot? + +--Oui. + +--Tu es un misérable inconscient, et tout autre que moi t'abandonnerait +à tes sottises!... Mais il y a d'autres intérêts en jeu que les tiens et +je suis le seul qui puisse m'entremettre pour amortir le coup que ton +égoïsme et ta folie vont porter à ceux qui t'aiment. J'accepte donc la +mission, si désagréable quelle soit... Va m'attendre sur le boulevard +Dubouchage; je t'y rejoindrai dès que j'aurai vu Thérèse... + +Il héla un cocher qui passait et se fit conduire rue Carabacel, tandis +que Jacques gagnait à pied le boulevard. + +Lechantre trouva Thérèse dans le salon sans lumière. Christine et Mme +Moret s'étaient retirées dans leur chambre pour commencer les +préparatifs du départ et la jeune femme, étendue dans un fauteuil, les +yeux brûlants, la tête enfiévrée, regardait machinalement le jardinet +s'enténébrer peu à peu. Le paysagiste lui serra silencieusement la main +et l'entraîna sur le perron. + +--Jacques est près d'ici, commença-t-il, je le quitte à l'instant... Il +m'a chargé de venir vous parler. + +--Que me veut-il encore? demanda-t-elle d'un ton âpre; s'il espère me +toucher par de nouvelles scènes hypocrites, prévenez-le qu'il perd son +temps... Je suis fixée maintenant sur la sincérité de ses désespoirs et +la facilité de ses parjures... Ma crédulité est à bout. + +--Il ne s'agit malheureusement de rien de pareil, repartit Francis; +Jacques a le sentiment de ses torts et il reconnaît que vous avez le +droit de vous montrer implacable... Il vous supplie seulement d'éviter +un éclat et de ne rompre ouvertement avec lui qu'après le départ de sa +mère et de sa soeur. + +Thérèse se mordit les lèvres pour comprimer un sanglot. En dépit de sa +légitime indignation, à la vue de Lechantre, elle avait espéré qu'il +venait lui apporter des paroles de repentir et que Jacques essaierait +une dernière fois de rentrer en grâce. L'injurieuse indifférence avec +laquelle ce mari infidèle supportait l'idée d'une séparation imminente +acheva de lui ulcérer le coeur. + +--Ah! murmura-t-elle avec amertume, il craint un éclat!... Il a peur +pour la réputation de sa maîtresse... Vous pouvez le rassurer; j'ai trop +souci de ma dignité pour ébruiter son aventure. Le scandale me répugne +autant que la trahison et personne ne saura que j'ai surpris mon mari +avec cette femme, dans une chambre d'auberge. Je me tairai comme je me +suis tue jusqu'à présent... Je pousserai même l'indulgence... ou le +mépris, comme vous voudrez, jusqu'à lui faire bon visage en présence de +sa mère et de Christine. + +--Je reconnais la votre grand coeur et votre force d'âme, Thérèse, mais, +si vous m'en croyez, vous vous montrerez encore plus magnanime... +Jacques est affolé en ce moment; non seulement il compromet son +caractère dans cette aventure, mais il risque d'y perdre ses meilleures +qualités d'artiste et de gâcher sa vie... Or, vous qui êtes la plus +forte, vous devez être aussi la plus généreuse... oh! ajouta-t-il en +répondant à un véhément geste de dénégation de la jeune femme, je ne +vous demande pas de pardonner sur-le-champ!... mais un jour, quand il +aura pâti de sa sottise, ce qui ne tardera guère, promettez-moi de ne +pas vous montrer implacable. + +--Monsieur Lechantre, répliqua Thérèse en lui posant sur la main sa main +glacée, ne me parlez point de pardon... Je ne suis pas une pâte à +martyre et je ne sais pas me résigner... Dès les premiers soupçons qui +m'ont tourmentée, j'ai prévenu votre ami... Une fois que mon coeur s'est +fermé, il ne se rouvre plus. Je vous promettrais d'oublier, que je +mentirais... Non, je veux rester sincère avec les autres comme avec +moi-même et c'est pourquoi je vous le déclare nettement ce soir, je ne +pardonnerai pas... Je dissimulerai jusqu'au départ de Mme Moret... +N'exigez pas davantage. + +--Et après, ma pauvre enfant, quand vous resterez face à face avec +Jacques? + +--Après? murmura-t-elle avec un accent navrant, il n'y aura rien +«après». Des ce soir, je commencerai mes malles... J'ai un bon prétexte +pour m'éloigner sans esclandre... Ayant déjà servi de chaperon à Mme +Moret et à Christine, il est tout simple que je les accompagne encore. +Je les reconduirai à Paris, mais je ne rentrerai plus a Nice... Oh! non, +s'exclama-t-elle, je ne reviendrai plus dans cette misérable ville!... +J'y ai trop souffert... Vous pouvez en informer votre ami... Cela lui +procurera sans doute un agréable soulagement!... + +Elle continuait de parler avec une sarcastique âpreté; mais dans ses +yeux étincelants on devinait des larmes sur le point de jaillir et +Lechantre se sentait lui-même gagné par l'émotion. + +--Une fois à Paris, demanda-t-il, comptez-vous rester près de Mme Moret? + +--Non, répondit-elle résolument, cela ne serait pas possible; je +trouverai un prétexte pour m'éloigner... Je retournerai à Rochetaillée +et je redeviendrai une paysanne. C'était mon lot, voyez-vous, et je +n'étais pas faite pour vivre ailleurs. Ah! mon pauvre Prieuré, pourquoi +n'y suis-je pas restée avec mes préjugés et mes illusions?... + +En dépit de ses efforts, les larmes rebelles s'échappèrent; mais elle +eut honte de montrer sa faiblesse. Reprise d'un accès de fierté, elle +s'essuya les yeux avec dépit, et tendant la main au paysagiste: + +--A tout à l'heure, n'est-ce pas? balbutia-t-elle, vous viendrez dîner +avec nous! + +Puis elle rentra précipitamment dans le salon et disparut. + +Lechantre quitta le jardin et alla rejoindre Jacques qui piétinait, +inquiet, sur le trottoir du boulevard. Il lui rendit compte du résultat +de son entrevue et lui annonça les résolutions prises par Thérèse. + +--Tu es une brute, ajouta-t-il, et ta femme est un ange... + +Bien que les progrès de sa passion eussent singulièrement endurci sa +sensibilité et développé son indifférence pour tout ce qui ne se +rapportait point à Mania, le peintre frissonna en apprenant l'imminence +de ce déchirement qu'il avait provoqué. La rapidité avec laquelle se +précipitaient les événements, et la décision énergique de Thérèse +l'accablaient de confusion en même temps qu'elles remuaient en lui un +mélange de regrets et de remords. Lorsqu'il rentra en compagnie de son +ami dans le salon de la rue Carabacel et qu'il revit, à la lumière +assourdie des lampes, à côté de la petite mère et de Christine, l'épouse +qu'il venait d'offenser si grièvement, une rougeur lui monta au front et +il lui fut impossible de dissimuler son malaise.--Thérèse avait eu le +temps d'effacer la trace de ses larmes et de se composer une physionomie +impassible. Elle reçut son mari avec cette gravité calme sous laquelle, +depuis quelques semaines, elle déguisait les agitations de son âme; mais +l'apparente sérénité de cet accueil, loin de diminuer la gêne de +Jacques, la rendit encore plus pénible. Il ne savait guère dissimuler et +son embarras n'échappa ni à la sollicitude de Mme Moret ni aux malignes +investigations de Christine. Il s'efforça de feindre néanmoins et cet +effort acheva de le mettre à la torture. Il lui fallut, pour sauver les +apparences, questionner sa mère et sa soeur sur l'emploi de leur +après-midi et s'informer hypocritement de l'endroit quelles avaient +choisi comme but de promenade. + +Nous sommes allées à Saint-Jean, dit Christine; c'était une mauvaise +inspiration... L'auberge où nous voulions nous arrêter était fort mal +fréquentée, à ce qu'il paraît, et Thérèse elle-même, malgré ses +préventions en faveur de Nice, a été obligée de battre en retraite... + +Pendant qu'elle s'étendait avec complaisance sur cet incident de la +promenade, Jacques changeait de couleur et n'osait plus lever les yeux, +de peur qu'on ne s'aperçut de son trouble. Mais, s'il ne regardait +personne, il n'échappait point pour cela aux regards des autres. +Christine avait remarqué son attitude embarrassée, et, tout en +l'observant en dessous, elle songeait: «Il se passe ici quelque chose de +louche et certainement Jacques a un méfait sur la conscience. Est-ce +que, par hasard, il tromperait sa femme?...» Cette supposition la +réjouissait sourdement, et un sourire équivoque effleurait ses lèvres +milices. + +Lechantre, ayant conscience du trouble de Jacques et des tortures de +Thérèse, se mettait en quatre pour rompre les chiens, et, grâce à lui, +la soirée se termina sans encombre. Mais le lendemain le supplice se +renouvela pour Jacques, obligé par décence à consacrer entièrement à sa +famille cette dernière journée. Il errait comme une âme en peine dans +l'appartement où baillaient des malles entrouvertes. Il évitait +peureusement les occasions de se trouver seul à seul avec Thérèse, et +cependant une despotique attirance le ramenait à chaque instant dans la +pièce où la jeune femme vaquait à ses préparatifs. Ces tiroirs vidés, ce +déménagement de menus objets à l'usage particulier de la jeune femme, +disaient trop clairement un départ sans espoir de retour pour qu'il n'en +éprouvât point une douloureuse émotion. La figure maintenant tragique de +Thérèse lui semblait pleine de méprisants reproches. La comédie qu'il +était tenu de jouer devant sa mère et sa soeur l'humiliait et le +dégradait à ses propres yeux. Il souhaitait que cette lamentable journée +tirât à sa fin et en même temps il redoutait de la voir s'achever en +songeant aux adieux du lendemain. Ces angoisses, ces remords et ces +appréhensions l'enfiévraient. Les battements de son coeur s'arrêtaient, +des suffocations le prenaient, et, le malaise physique se joignant au +malaise moral, il devenait irritable et, hargneux avec Christine. La +petite mère, stupéfaite de ces brusques coups de boutoir, levait +timidement des yeux navrés vers son Benjamin, qu'elle ne reconnaissait +plus, et s'effrayant de la livide pâleur de son visage: + +Qu'as-tu, mon fils? demandait-elle avec inquiétude en lui saisissant les +mains, je ne t'ai jamais vu si irascible?... Te sens-tu malade ou est-ce +le départ de Thérèse qui te contrarie? Parle-moi franchement, sinon je +finirai par croire, comme Christine, que tu nous caches quelque gros +chagrin. + +Alors Jacques, honteux d'être si peu maître de lui, essayait de la +rassurer avec des caresses, mais dans ses protestations comme dans ses +démonstrations tendres il y avait je ne sais quoi de forcé et d'excessif +qui sonnait faux: de sorte que la petite mère s'éloignait en hochant la +tête et en gardant ses pensées chagrines. + +Christine, à son tour, se vengeait des accès d'humeur de son frère en +emmenant Thérèse à l'écart et en murmurant d'une voix perfidement +compatissante: + +--Voyons, vous pouvez bien me dire ça, à moi... Avouez qu'il y a de la +brouille entre vous et Jacques! + +Thérèse tressaillait et répondait sèchement: + +--Vous rêvez... Vous avez trop d'imagination, Christine! + +A quoi sa belle-soeur repartait piquée: + +--Non, je n'ai pas d'imagination, mais j'ai de bons yeux, et je +m'aperçois bien que ni l'un ni l'autre vous n'êtes d'accord comme +autrefois. Mais quoi! nous avons tous en ce monde nos croix à porter et +j'avais bien prédit que ce beau feu ne durerait pas! + +Enfin cette longue journée se termina. Le lendemain matin, Jacques et +Lechantre conduisirent les voyageuses à la gare. Les instants qui +précédèrent le départ furent d'une tristesse morne. La petite mère +s'éloignait avec de noirs pressentiments; Thérèse, tout en s'opiniâtrant +dans sa rancune, songeait que sa vie était à jamais perdue; Jacques, au +moment de recouvrer cette liberté qu'il avait si ardemment convoitée, +était pris de peur. Ayant conscience de l'odieux de sa conduite envers +sa femme, il se demandait avec effarement si cette mystérieuse Némésis, +qui est comme latente au fond des choses, n'allait pas s'éveiller pour +le punir férocement de sa déloyauté. Mais, tout en traînant leur +tourment, ces trois êtres malheureux s'efforçaient de cacher leur +angoisses et de se faire illusion l'un à l'autre. Leur maladroite +dissimulation était navrante. Lechantre seul s'évertuait à jeter un peu +de cordiale bonne humeur parmi cette tristesse. + +--Ne vous faites pas de mauvais sang, disait-il à la maman Moret en lui +serrant les mains, Jacques vous reviendra en bon état... Je reste à Nice +et je me charge de veiller sur lui... + +Immobile, un peu en arrière du groupe, Jacques contemplait machinalement +le spectacle de la gare avec son tumultueux va-et-vient de voyageurs. +Invinciblement, il se rappelait les sensations éprouvées en cet endroit, +trois semaines auparavant, lors du premier départ de Thérèse.--C'était +le même aspect des choses: le même paysage vert et ensoleillé dans +l'encadrement de la nef, les mêmes cris des facteurs, la même +indifférence souriante de la marchande de livres devant son échoppe aux +volumes multicolores; le même fracas de portières refermées. «En +voiture!» criait-on comme jadis... + +Son coeur se déchira, un accès de sensibilité maladive lui mit des +larmes dans les yeux. Il embrassa d'abord la petite mère et Christine, +puis, quand il se trouva devant sa femme, il la tira brusquement à +l'écart: + +--Thérèse, balbutia-t-il, Thérèse... + +Il était sur le point de lui crier: «Reste... Ne t'en va pas!» Mais, +tandis qu'elle le regardait tristement, tout d'un coup l'image +charmeresse de Mania passa de nouveau entre lui et l'épouse offensée et +il ne se sentit pas le courage d'achever sa supplication. D'une voix +étouffée il se borna à murmurer: + +--Pardonne-moi! + +Elle devina sans doute l'injurieux combat qui se livrait en lui, car +elle le transperça d'un regard de mépris: + +--Adieu! répondit-elle, vous me faites pitié! + +Et fière, impassible, elle monta dans le wagon. Seulement, quand, la +portière une fois fermée, le train se mit en marche, tandis que la maman +Moret penchée en dehors envoyait un dernier signe de tête à son +Benjamin, Thérèse appuya son front contre la paroi capitonnée et éclata +en sanglots... + +Le même soir, à cinq heures, fidèle à sa promesse, Jacques, tout pâle +encore des transes du matin, entrait dans le salon de Mme Liebling. + +Mania était seule. Elle vint au-devant de lui avec un sourire au coin +des lèvres et l'interrogea silencieusement des yeux. + +--Mania, dit-il, j'ai rompu avec mon passé et me voilà libre... +Désormais je suis à vous tout entier! + +Sans parler elle se rapprocha encore et lui tendit ses lèvres. Jacques +la serra convulsivement contre sa poitrine et oublia ses derniers +remords dans un baiser qui n'en finissait plus. + + +XV + +--_Christos vaskress!_ (Christ est ressuscité.) + +--_Voistina vaskress!_ (Il est vraiment ressuscité.) + +On célébrait la Pâques russe chez la princesse Koloubine. Chacun des +habitués de la villa Endymion répétait cette pieuse salutation +sacramentelle et embrassait la maîtresse du logis, au seuil de l'un des +salons, transformé pour la solennité en salle à manger. Les encoignures +de la grande pièce tendue de soie jaune était décorées de plantes +épanouies: azalées, rhododendrons et lilas. Au centre, sur une longue +table garnie d'une nappe à broderies rouges, les couverts reliés par des +semis de fleurs coupées entouraient des plats de viandes froides: +galantine, foie gras, sterlets du Volga, au milieu desquels s'étalaient +l'énorme gâteau pascal et le traditionnel cochon de lait dans sa gelée. +Ça et là , de petites tables étaient pareillement dressées dans les coins +et un massif buffet supportait, comme supplément de victuailles, toute +la collection des _zakouski_ (hors d'oeuvre) chers aux palais +moscovites, ainsi que des carafons de liqueurs et des bouteilles de +Champagne. Chaque nouvel arrivant, après avoir donné et reçu l'accolade, +s'attablait, mangeait et buvait à sa fantaisie, tandis que les maîtres +d'hôtel en habit noir vaquaient silencieusement au service. L'éclatante +blancheur du linge russe s'harmonisait doucement avec la pâleur des +roses et le scintillement de la lourde argenterie de famille. La +fragrance des lilas se mêlait à l'appétissante odeur des mets fortement +aromatisés et aux senteurs anisées du kummel. Les convives d'âge mur se +succédaient autour de la longue table où leur appétit sérieux trouvait +amplement de quoi se satisfaire; les jeunes femmes et les jeunes gens +choisissaient de préférence les petites tables plus intimes. On s'y +contentait de gâteaux, de champagne ou de thé, mais on y fleuretait +joyeusement. Le bruit des conversations médisantes ou tendres était +accompagné en sourdine par le frémissement du samovar. Sur ce +bourdonnement de ruche se détachaient des rires, des détonations de +bouchons de champagne, et toujours, comme un refrain: + +--_Christos vaskress!_ + +--_Voistina vaskress!_ + +Puis de nouvelles embrassades. + +La fleur de la colonie russe était là .--Brune, le teint mat, les yeux +noirs comme des mures, la belle Mme Nicolaïdès, vêtue de rouge, +emplissait le salon des éclats de sa voix brève;--assise en face du +vice-consul, la blonde comtesse Nadia de Combrières montrait hardiment +dans l'échancrure carrée de son corsage bleu pâle sa gorge opulente à +peine voilée de tulle;--puis, ça et là , de vieilles connaissances: la +petite baronne Pepper et son fidèle Jacobsen: Flaminius Ossola se +faufilant de groupe et groupe et baisant obséquieusement la main aux +dames; Mme Acquasola, se remettant des émotions de la roulette en face +d'une large tranche de cochon de lait et d'une coupe de Roederer.--Sonia +Nakwaska rôdait à l'entrée du salon, tendant sa pâle frimousse de +gavroche à chaque visiteur, et profitant vicieusement de la solennité +pascale pour se faire embrasser sur la bouche. Ayant l'air de grelotter +dans sa robe de damas héliotrope, la frileuse et frêle Mme Nakwaska +s'était assise près de la cheminée et regardait manger Mme Acquasola, en +suivant ses moindres gestes du regard jaloux d'une femme que sa gastrite +condamne à la diète. + +--Êtes-vous heureuse, comtesse, d'avoir bon appétit!... Moi, disait-elle +de sa voix nasillarde, je n'ai d'estomac qu'au jeu... Comment +trouvez-vous le cochon de lait? + +--Exquis, Anna Egorowna, tout à fait savoureux! répondait l'autre, la +bouche pleine. + +--Remerciez-moi, ma chère, c'est à moi que vous le devez. Si je n'avais +été là , nous aurions eu une Pâques sans cochon de lait... Le cuisinier +avait couru tout Nice sans rien trouver; ma soeur se désolait, mais dans +les questions de ménage elle n'est d'aucune ressource, elle plane trop +haut dans les nuages. Donc, j'ai fait atteler, j'ai battu la campagne, +et j'ai enfin déterré dans une ferme cet animal que j'ai rapporté tout +vif... Même je lui ai coupé sur la queue un bouquet de poils que je +garde au fond de mon porte-monnaie. C'est un fétiche, vous savez, et +j'irai demain à Monte-Carlo jouer cinq louis sur le zéro... + +Mme Nakwaska riait de son rire de chèvre, tout en regardant à travers la +glace sans tain le coup-d'oeil des voitures qui prenaient la file sous +la marquise. Au loin, dans la perspective des allées fraîchement +ratissées, on voyait les coupés et les landaus gravir au pas les rampes +en pente douce et contourner les pelouses semées de boutons d'or. Bien +qu'on fut au 13 avril, le mistral soufflait, et les massifs d'oliviers, +fouettés par le vent, détachaient le retroussis argenté de leur +feuillage sur le bleu cru du ciel. Les visiteurs descendaient de +voiture, frileusement boutonnés dans leur pardessus au col relevé; les +dames, emmitouflées dans leur pelisse, se précipitaient frissonnantes +vers le vestibule. A chaque instant, le valet de pied annonçait de +nouveaux hôtes. Parmi les derniers arrivants se trouvaient Jacques Moret +et Francis Lechantre. + +En dépit de ses sages résolutions, Lechantre, qui, dans le principe, +avait l'intention de rester seulement quelques semaines à Nice, y était +maintenant depuis plus de deux mois. Il avait laissé partir le yacht de +son ami; chaque jour il se jurait de regagner Paris, et chaque jour +aussi il ajournait son départ sous le prétexte de tenir compagnie à +Jacques. Au fond, le brave paysagiste subissait comme les autres la +séduction des plaisirs niçois, et les yeux de Mlle Peppina le tenaient +enchaîné au littoral. Il avait toujours été très enfant, malgré ses +soixante ans sonnés, et le rajeunissement, dont il attribuait tout +l'honneur à Nice, se manifestait en lui, surtout, par une recrudescence +de voluptuosité et de gaminerie naïves. D'ailleurs, il avait découvert +dans les environs de nombreux motifs de tableaux, et, comme il était +doué d'une rare puissance de travail, il abattait de la besogne tout en +faisant la fête. Parfois seulement, en constatant chez Jacques un état +psychologique inquiétant, il était pris de scrupules, avait des accès de +rigorisme, et, pendant quelques heures, déblatérait contre l'influence +débilitante de cette ville, qu'il appelait «la Capoue moderne.» Il +jurait alors ses grands dieux qu'il allait boucler ses malles et qu'il +partirait seul, si Jacques refusait de le suivre; mais il suffisait d'un +beau coucher de soleil sur la mer, d'un souper avec Peppina, d'une +promenade parmi les citronniers en fleurs de Beaulieu, pour l'incliner à +l'indulgence et le plonger en une béatitude épicurienne. S'étant +constitué _in petto_ le mentor de son ancien élève, il devenait mondain. +Sa verve communicative, sa jeunesse d'esprit, ses charges d'atelier, +étaient fort choyées dans les salons où Jacques l'entraînait très +souvent. Ce dernier avait repris goût aux distractions de la haute vie. +On le rencontrait dans la plupart des réunions de la colonie russe, et +notamment chez la princesse Koloubine. Seulement, au rebours de +Lechantre, il n'y brillait ni par la bonne humeur ni par l'amabilité. Il +semblait y traîner une lourde et irritante lassitude, et s'y ennuyait, +en effet, y venant non pour son plaisir, mais uniquement pour y +retrouver Mania. + +Sa liaison avec Jacques n'avait nullement modifié les façons de vivre de +Mme Liebling. Elle était restée foncièrement mondaine, et, contrairement +aux espérances du peintre, l'amour ne lui avait inspiré ni le désir de +l'isolement ni le renoncement à ces succès de coquetterie et d'élégance +dont elle était coutumière. En se donnant à Jacques, elle n'entendait +rompre ni avec ses habitudes ni avec ses relations. Elle avait conservé +ses heures de réception, visitait comme devant ses nombreux amis, ne +manquait ni un bal, ni un pique-nique, ni un spectacle. Au milieu de ces +dissipations quotidiennes, dans cette vie en l'air, dont chaque +indifférent prenait un morceau, c'était à peine si l'homme qu'elle +aimait pouvait, de loin en loin, jouir de quelques heures de tranquille +tête-à -tête. Il s'en plaignait parfois amèrement. Mania écoutait ses +reproches avec son moqueur sourire au coin des lèvres, et répondait d'un +ton câlin: + +--Vous raisonnez comme un enfant!... Parce que je vous aime, est-ce un +motif pour que je me fasse montrer au doigt? Si je changeais brusquement +mon genre de vie, si je tournais le dos à mes amis pour me claquemurer, +comme vous le désirez, on ne manquerait pas de s'en étonner, d'en +chercher la raison, et, en vous voyant seul chez moi, on aurait vite +résolu le problème... Autant vaudrait tout de suite afficher sur ma +porte: «Mania Liebling a un amant.» Avec vos idées d'artiste, vous ne +savez pas à quelle prudence est tenue une femme qui vit dans le monde... +Sérieusement, de quoi vous plaignez-vous? Cela nous empêche-t-il de nous +voir? N'avez-vous pas accès dans tous les salons où je fréquente et ne +pouvons-nous nous y retrouver chaque jour?... Ingrat, ne sentez-vous +pas, comme moi, ce qu'il y a de délicieux dans cette réserve que nous +nous imposons, dans le mystère qui enveloppe notre amour?... Quand nous +sommes dans le monde, au lieu de vous tracasser des indifférents qui +m'entourent et souvent me fatiguent, ne devriez-vous pas être heureux de +vous dire: «C'est moi seul qu'elle aime?...» Soyez bien convaincu que +ces obstacles et cette contrainte donnent une saveur plus aiguë à la +passion et qu'elle risquerait de s'attiédir dans la monotonie de trop +continuels tête-à -tête!... + +Mais Jacques n'était pas convaincu. Il avait rêvé une intimité plus +étroite, où Mania serait toute à lui. Quand, bouillant de désir, il +aurait voulu l'emporter dans une solitude murée, il s'accommodait mal de +cette promiscuité mondaine, de cette sérénité avec laquelle Mme Liebling +accordait aux exigences sociales la plus large part de sa vie. Il criait +à l'injustice.--Elle, si exclusive, et qui l'avait voulu tout entier, +pourquoi ne comprenait-elle pas qu'il s'irritait d'un partage aussi +inégal?--Ces rendez-vous décommandés au dernier moment, cet hôtel de la +rue de la Paix toujours encombré de visiteurs quand Jacques y accourait, +avide d'une heure de tendres épanchements; ces parties de plaisir où il +voyait Mania entourée d'adorateurs auxquels elle prodiguait ses +sourires; tous ces déboires qu'il n'avait pas prévus le mettaient en +rage et le poussaient à des accès d'humeur noire.--L'Ecclésiaste a +raison! «Tout n'est que vanité et tourment d'esprit sous le soleil.» Dès +que nos plus beaux rêves sont réalisés, ils fondent sous nos doigts +comme de la neige et s'écoulent avec la rapidité de l'eau. L'illusion +seule nous donne des joies pures.--Ces délices de la passion qui, de +loin, apparaissaient à l'artiste semblables à un paradis enchanté, de +quoi se composaient-elles en dernière analyse? De beaucoup d'heures +d'anxieuse attente suivies de mortelles déconvenues; de quelques brèves +minutes de volupté troublées par le pressentiment de leur courte durée; +de longues journées énervantes, passées à en regretter la fuite ou à en +désirer le retour incertain.--C'étaient là les fruits gâtés d'un amour +pour lequel il avait sacrifié Thérèse et la petite mère et auquel il +s'attachait néanmoins obstinément, espérant toujours, à force de +fougueuse tendresse, vaincre les résistances de Mania et s'établir en +maître absolu dans son coeur. + +En attendant, ces énervements et ces émotions commençaient à +compromettre sa santé. Quelqu'un qui, après plusieurs mois d'absence, +l'eût revu entrant dans le salon de la princesse Koloubine, eût été +frappé de l'altération de ses traits:--la figure paraissait bouffie, +l'oeil brillait d'un éclat fébrile; le teint avait pâli, les lèvres +étaient parfois d'une lividité bleuâtre. Pour la moindre contrariété, +Jacques s'emportait et, quand il s'abandonnait à ces accès +d'irritabilité, les battements de son coeur devenaient tumultueux, +intermittents, et l'oppression allait souvent jusqu'à la +suffocation.--Ce jour-là , il avait assisté aux cérémonies de l'église +russe, y avait aperçu Mania sans pouvoir l'aborder et, immédiatement +après le déjeuner, avait entraîné Lechantre à la villa Endymion, +comptant bien y rencontrer Mme Liebling. Après avoir salué la princesse, +il s'était isolé dans l'encoignure d'une fenêtre et là , indifférent aux +propos échangés autour des tables, il fixait des regards impatients sur +la baie qui faisait communiquer le salon où l'on lunchait avec celui par +lequel accédaient les visiteurs. A quelques pas de cette baie, la +princesse se tenait, droite et imposante dans sa robe de velours noir, +et tendait la main ou la joue aux nouveaux venus. Ainsi placée, elle les +voyait arriver de loin, et sa longue figure empâtée s'éclairait d'un +sourire plus ou moins avenant, calculé d'après l'importance ou le rang +de la personne annoncée. Jacques étudiait anxieusement les variations de +ce sourire apprêté, cherchant à y lire à l'avance la satisfaction +provoquée par l'entrée de Mania, qui était la grande favorite du moment. +Tout à coup les lèvres grasses de Mme Koloubine eurent un si aimable +épanouissement que le coeur du peintre sauta dans sa poitrine.--C'est +elle!» pensa-t-il, et il s'acheminait déjà au-devant de son amie, quand +un cruel désappointement l'arrêta... + +La personne à laquelle s'adressait cette gracieuse bienvenue appartenait +au sexe masculin. C'était un grand garçon d'une trentaine d'années, +élégamment vêtu et remarquablement proportionné; un superbe échantillon +du type slave dans sa beauté mâle:--brun, le nez un peu gros, mais la +bouche finement modelée sous la barbe châtaine, les yeux bien ouverts, +hardis et lumineux.--Il baisa galamment la main de la princesse qui lui +rendit, à la mode russe, son baiser sur le front. + +--Soyez le bienvenu, Serge Paulovitch, dit-elle, je suis heureuse de +vous voir et de vous présenter à mes amis! + +En même temps, elle lui prenait le bras et, faisant le tour des tables, +stationnait un instant près de chaque groupe: + +--Le prince Serge Gregoriew... Je suppose que son nom vous est déjà +connu... Le prince est célèbre dans toute notre Russie depuis son +expédition en Asie centrale. Il a parcouru les plateaux de la +Mésopotamie et découvert le tumulus de Nemrod... N'est-ce pas, prince, +un de ces soirs vous nous raconterez vos voyages? + +Le prince souriait d'un air bon enfant, saluait, puis Mme Koloubine +continuait sa tournée.--Jacques les connaissait, ces présentations ou +plutôt ces exhibitions! Il se rappelait s'être promené de la sorte au +bras de la princesse et avoir été, de la même façon pompeuse, expliqué +aux notables habitués de la villa Endymion. Bien qu'il sût à quoi s'en +tenir sur ces succès de curiosité, il ne put s'empêcher de faire un +mélancolique retour en arrière et de songer que l'intérêt qu'il avait +excité trois mois auparavant était déjà épuisé. Ce jeune voyageur aux +robustes épaules, «qui avait parcouru les plateaux de la Mésopotamie», +accaparait maintenant les regards. Il allait devenir la _great +attraction_ du salon Koloubine, tandis que lui, le peintre de la +_Rentrée des avoines_, redescendrait au niveau de Jacobsen ou de +Flaminius Ossola.--Il fut piqué d'une pointe de mesquine jalousie à +l'encontre du prince voyageur. Pour éviter d'avoir à lui serrer la main, +il quitta sa place, s'éloigna dans une direction opposée et rôda d'un +air maussade autour des petites tables où la présentation avait déjà eu +lieu. + +Assise devant un guéridon, Mme Acquasola, après s'être lestée de viandes +froides et de gâteaux, achevait la digestion de cette collation +copieuse, en buvant du thé avec Jacobsen, la baronne Pepper et Sonia +Nakwaska. Tout en vidant les tasses, on causait du nouvel hôte de la +princesse Koloubine. + +--Hein? murmurait Sonia en reluquant le prince Gregoriew, quel beau +garçon!... Maman l'a connu à Pétersbourg, lorsqu'il était +chevalier-garde... Toutes les dames de la cour tombaient amoureuses de +lui et la liste de ses bonnes fortunes était aussi longue que celle de +Don Juan. + +--Hé! hé! insinuait Jacobsen, il ne manque pas de jolies femmes à Nice +et il pourra ajouter quelques numéros à son catalogue. + +--Mes enfants, je crois que c'est déjà commencé, chuchota Mme Acquasola +d'un ton confidentiel. + +Vraiment, comtesse! interrompit la petite baronne, serait-ce vous, par +hasard? + +--Non, ma chère, ce n'est pas moi... Ces choses-là ne sont plus de mon +âge. Je parle d'une dame plus jolie que je ne l'ai jamais été. + +--Son nom, comtesse!... Vite, ne nous faites pas languir! + +--Eh bien! il s'agit de la charmante baronne Liebling. + +--Mania? répéta Sonia en ricanant, impossible, la place est prise! + +--Petite, répliqua ingénument Mme Acquasola, lorsqu'une place a été +prise une première fois, il n'y a pas de raison pour quelle ne le soit +pas une seconde... Vous saurez ça, quand vous aurez mon expérience. + +Cette allusion de la bonne dame à son expérience amusait fort le groupe, +et Jacobsen, avec son air de pince-sans-rire, reprenait: + +--Comment! madame Acquasola, vous croyez que ce beau coureur de pays a +déjà fait un voyage à Cythère avec Mme Liebling? + +--Je ne connais pas ce voyage dont vous parlez, repartit naïvement la +comtesse; tout ce que je puis vous dire, c'est que Mania regarde le +prince d'un oeil très doux... Ils se sont rencontrés vendredi chez Mme +Nicolaïdès et ne se sont guère quittés de la soirée; tout le monde a pu +l'observer aussi bien que moi. Quand Mme Liebling est partie, le prince +lui a offert son bras pour la reconduire jusqu'à sa voiture, d'où j'ai +conclu... + +Un coup de coude de Sonia l'arrêta en chemin; d'un clin d'oeil espiègle, +la jeune fille l'avertissait que Jacques Moret s'était approché de la +table et prêtait l'oreille. Mme Acquasola devint cramoisie et s'empressa +d'ajouter très haut: + +--Du reste, les mauvaises langues seules peuvent y trouver à redire, +cela ne prouve rien, et le prince s'est montré simplement poli... + +--Comtesse, remarqua ironiquement Jacobsen, vous êtes la logique en +personne! + +Jacques avait déjà tourné les talons, mais pas un des propos de la +petite table n'avait échappé à son attention, et comme une lave +bouillante, un flot de jalousie lui brûlait le coeur. Ce même vendredi +soir, Mania lui avait écrit qu'elle ne pourrait le recevoir, «parce +qu'une ennuyeuse corvée l'obligeait à sortir», et il apprenait +maintenant en quoi consistait cette prétendue corvée. Mme Liebling +s'était gardée de le prévenir qu'elle irait chez Mme Nicolaïdès. Elle +craignait sans doute qu'il ne vînt l'y surprendre, et qu'il ne gênât ses +coquetteries avec le prince Gregoriew!--Jacques se voyait déjà négligé +pour le nouveau héros du jour, et, furieux d'avoir été joué, il mordait +jusqu'au sang ses lèvres pâles. Dans sa pensée, cette rencontre chez Mme +Nicolaïdès était préméditée, et il fallait que cette odieuse flirtation +eût été poussée très loin pour qu'on en fît déjà des gorges chaudes!... +La colère le secouait. Il tournait des regards ombrageux vers la petite +table, et l'envie le prenait de chercher querelle à quelqu'un. + +--Croyez-vous qu'il m'ait entendue? chuchotait Mme Acquasola, tandis +qu'il s'éloignait. + +--Dame! répondait méchamment Jacobsen, vous avez le verbe un peu haut, +et à moins qu'il ne soit sourd... + +--Ne pouviez-vous me faire signe? + +--Pourquoi? demanda le médecin en feignant une ignorance absolue; en +quoi les attentions de Mme Liebling pour le prince peuvent-elles +offenser M. Moret? + +--Mauvais plaisant!... Vous savez bien qu'il l'adore, et qu'il a quitté +sa femme pour elle... Ah! je suis désolée!... Si je courais lui dire +qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire? + +--Entre nous, ce serait un mauvais moyen de raccommoder les choses... +Laissez M. Moret s'en expliquer avec Mme Liebling... Je vous promets +qu'elle s'en tirera mieux que vous. Tenez, précisément la voici... + +Mania venait en effet d'entrer, éblouissante comme une tombée de neige, +dans sa robe de crêpe de Chine blanc garnie de dentelles. Dès que +Jacques l'eut aperçue, il se dirigea précipitamment vers elle, mais il +fut prévenu par le prince Gregoriew. Ce dernier s'était avancé d'un air +empressé, et saluant Mme Liebling: + +--_Christos vaskress!_ murmura-t-il d'une voix très douce. + +--Oh! prince, répondit Mania en riant, vous ne comptez pas que je vous +embrasse, je suppose?... Ignorez-vous que je suis catholique romaine?... +Pour moi, le Christ est ressuscité depuis treize jours, et vous arrivez +un peu tard. + +--Mieux vaux tard que jamais, insista galamment Serge Gregoriew. + +[Illustration.] + +--Vous y tenez donc beaucoup? reprit-elle en continuant de plaisanter; +en ce cas, je n'ai rien à refuser à un homme qui a campé entre le Tigre +et l'Euphrate, sur remplacement même du paradis terrestre... et je +m'exécute... _Voistina vaskress!_ + +En même temps elle tendait sa joue sur laquelle le prince déposait un +respectueux baiser. + +--Vous connaissez donc notre incomparable Mania? s'exclama la princesse +Koloubine, qui survint; j'allais justement vous présenter l'un à +l'autre. + +--J'ai eu l'honneur de rencontrer la baronne Liebling chez Mme +Nicolaïdès, repartit Serge Gregoriew en s'inclinant. + +--A merveille... Puisque vous n'êtes plus deux étrangers, Serge +Paulovitch, je vous constitue le cavalier de ma petite amie... Il y a là +justement une table vacante... Mania chérie, du champagne ou du vin de +Tokay? + +--Non, princesse, merci; une simple tasse de thé et des sandwichs. + +Sur un signe de Mme Koloubine, un maître d'hôtel avait apporté des +viandes froides, du champagne et du thé sur la petite table, et le +prince, après avoir offert une chaise a Mme Liebling, s'était assis en +face d'elle. + +Tandis que le prince la servait, Mania jetait un coup-d'oeil circulaire +sur les groupes épars dans le salon et cherchait à découvrir Jacques, +mais le peintre, exaspéré par le baiser accordé à Serge Gregoriew, +n'avait pu supporter le spectacle de Mania attablée avec celui qu'il +considérait déjà comme un rival. Maladroit, ainsi que tous les amoureux +sincères, il avait pris le parti de bouder au lieu de lutter d'amabilité +avec cet étranger, et il s'était retiré dans la salle de billard où les +hommes fumaient. + +Là , on ne fleuretait pas, mais on buvait beaucoup de champagne pour +arroser les _Zakouski_ servis à profusion. Hors de la présence des +dames, la conversation s'égayait de propos plus libres. + +Francis Lechantre, mis en bonne humeur par le Roederer de la princesse, +s'amusait à ébaudir l'auditoire cosmopolite groupé autour de lui, en +lâchant la bride à sa blague parisienne. + +--Non, messieurs, disait-il d'un ton gouailleur, vous voyez les choses +par les petits côtés... Ce qui vous attire dans ce pays-ci et vous y +retient, ce n'est ni Monte-Carlo et sa roulette, ni la promenade des +Anglais avec ses palmiers pareils à des plumeaux, ni les orangers dont +les fruits sont aigres comme des pommes à cidre. Les, salles de jeu +toutes reluisantes d'or, nous les avions déjà vues à Bade; les palmiers, +nous en possédons d'aussi beaux au jardin d'Acclimatation; des oranges, +tous les épiciers en vendent... Non, ça n'est pas ça qui nous grise... +C'est l'air et la lumière, c'est la joie de vivre qui éclate dans les +yeux, dans les fleurs et dans le ciel; c'est une satanée odeur d'amour +qui monte à la tête, qui fait trouver toutes les femmes jolies et qui +rajeunit tous les visages. Voilà le vrai charme qui vous emballe, vous +retourne comme un gant et qui nous fait battre la campagne!... Tenez, +moi qui vous parle et qui ai passé l'âge des sottises, j'ai été déjeuner +hier à la Ferme bretonne... J'ai horreur de ces endroits-là !... Mais j'y +accompagnais une certaine Peppina qui a du phosphore dans les yeux et le +diable au corps... Elle s'est pâmée devant les miroirs courbes où l'on +se voit ridiculement aplati ou agrandi; elle m'a obligé à donner à +manger aux cygnes et m'a attablé au jeu des _Nations_ où j'ai perdu un +billet de cent francs! Il prononçait ces derniers mots avec une emphase +naïve, comme si cette perte de cent francs pouvait ébaudir des gens +habitués à considérer cent louis comme une bagatelle, et il ajoutait en +vidant son verre;--Eh! bien, j'ai trouvé tout ça délicieux... L'air de +Nice, messieurs l'air de Nice! + +En entendant cette enfantine confession, chacun éclatait de rire. Seul, +Jacques ne se déridait pas. Il écoutait les charges de Lechantre sans +les comprendre; regrettant déjà de s'être exilé du salon, il songeait +qu'en ce moment Mania et le prince étaient assis l'un près de l'autre; +une angoisse l'empoignait et il se demandait ce qui devait se passer +entre eux, en son absence, ce qu'ils se disaient à mi-voix pendant ce +tête-à -tête adroitement ménagé. + +Ce qu'ils se disaient? Rien vraiment qui pût l'inquiéter et motiver sa +bouderie jalouse. Leur conversation aurait pu être entendue par toutes +les oreilles. C'était la causerie décousue, légère, des gens du monde, +relevée seulement de temps à autre par une fine pointe de flirtation +entre deux sourires. Mania interrogeait Serge Gregoriew sur ses voyages +et celui-ci lui répondait avec un mélange de condescendance et de +galanterie: + +--Dites-moi, prince, avez-vous rencontré de jolies femmes dans votre +expédition? + +--Quelquefois, madame, mais jamais d'aussi charmantes que celles que je +vois ici aujourd'hui, répliquait Gregoriew en enveloppant Mme Liebling +du regard admiratif de ses yeux bruns, deux yeux foncés et lumineux, que +l'habitude de contempler des cieux et des pays divers semblait avoir +encore colorés et agrandis. + +_A suivre._ + +André Theuriet. + +[Illustration.] + + + + + + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier +1891, by L'Illustration- Various + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44812 *** diff --git a/44812-h/44812-h.htm b/44812-h/44812-h.htm new file mode 100644 index 0000000..5ce182b --- /dev/null +++ b/44812-h/44812-h.htm @@ -0,0 +1,3719 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=UTF-8"> + <title>The Project Gutenberg eBook of L'illustration, No. 2499, 17 JANVIER 1891, by Various</title> + +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg"> + +<style type="text/css"> + + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify; font-size: 12pt} +blockquote {text-align: justify} + + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; width: 80px; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} +.overl {font-size: 10pt; text-decoration: overline; text-align: center} +.cont {width: 650px} +.bloc {float: right; width: 260px; padding: 1em} +.suppl {color: #5A5047; background-color: #EEE2CA } + + +span.pagenum {font-size: 70%; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 70%; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + + +</style> +</head> +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44812 ***</div> + +<br><br> + +<div class="cont"> + + + + + <p>L'ILLUSTRATION +Prix du Numéro: 75 centimes.</p> + + <p>SAMEDI 17 JANVIER 1891 +49º Année.--Nº 2499</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"><br><b>CÉLINE MONTALAND</b><br> +Phot. Van Bozch, Boyer succr.</p> +<br><br> + + <h4>AVIS AUX ACTIONNAIRES<br> +de L'ILLUSTRATION</h4> + + <p>MM. les actionnaires de la Société du journal l'<i>Illustration</i> sont +prévenus que l'Assemblée générale ordinaire aura lieu au siège social, +13, rue Saint-Georges, à Paris, le samedi 31 janvier 1891, à deux +heures.</p> + + <h4>ORDRE DU JOUR:</h4> + + <p>Examen, et approbation, s'il y a lieu, du bilan et des comptes de +l'exercice 1890.--Répartition des bénéfices.--Fixation du +dividende.--Renouvellement du conseil de surveillance.--Fixation du +chiffre du traitement du gérant pour l'année 1891.--Fixation du prix +auquel le gérant pourra procéder au rachat d'actions de la Société en +1891.--Tirage au sort des obligations à rembourser en 1891.</p> + + <p>Pour assister à cette Réunion, Messieurs les Actionnaires propriétaires +de titres au porteur doivent en faire le dépôt avant le 25 courant, à la +Caisse de la Société. Il leur sera remis en échange un récépissé servant +de carte d'entrée.</p> +<br><br> + + <h3>COURRIER DE PARIS</h3> + + <p>Le froid qu'il fait, les morts qui se succèdent les unes aux autres, la +question du chauffage, le sort des pauvres gens, et, avec cela, les +pièces nouvelles ou attendues, voilà , par ce rude hiver, les sujets de +conversation des Parisiens qui n'ont pas encore pris le train de Nice.</p> + + <p>Car maintenant, lorsqu'arrivent les mois de froidure, pour parler comme +nos pères, c'est pour tous ceux qu'une fonction, une occupation, une +médiocrité de fortune ou une habitude n'attache pas à une rue de Paris, +une fugue véritable vers les bords bénis où la mer bleue gémit, cette +mer bleue où l'ex-maire de Toulon jetait le trop-plein de ses aventures.</p> + + <p>On part et les hôteliers parisiens, ces thermomètres spéciaux, nous +diront que le nombre des voyageurs diminue de plusieurs degrés ici +tandis que le chiffre grossit vers Cannes, Bordighera ou Saint-Raphaël. +Et comment ne partirait-on pas? Il est convenu que le Midi est le jardin +d'hiver de tout bon Parisien <i>dans le train</i>. Pour rester dans ce +<i>train</i>, on prend celui de P.-L.-M. Il paraît qu'on soigne ses +bronchites et qu'on réchauffe ses rhumatismes à la brise de la +Méditerranée. Ce n'est pas toujours vrai. On s'y dorlote, mais on y +grelotte. Qu'importe! On est dans le Midi. C'est le soleil du Midi, +c'est la côte du Midi. Il n'y a que la foi qui sauve.</p> + + <p>A vrai dire, les cavalcades et les carnavals ont, là -bas, un décor qui +les fait valoir, et je ne sais rien de plus triste, à Paris, que les +mascarades par ces froides nuits si longues. Quand je pense qu'il se +trouve encore des gens pour se planter dans le vent, sur les trottoirs +des environs de l'Opéra, et attendre l'entrée des masques! Il fallait +les voir, samedi dernier, ces masques au nez rougi et aux mains gourdes, +se rendant au bal de l'Opéra, par les rues désertes, balayées de la +brise! Les pâles pierrots verdissaient sous leur farine; les clowns, +avec leurs paletots jetés sur leur costume à paillettes, soufflaient sur +leurs ongles endoloris, et les toreros (car il y a beaucoup de toreros +parmi ces travestissements) toussaient mélancoliquement et battaient la +semelle sur les trottoirs. O ciel d'Andalousie, nuits étoilées de +Séville et de Grenade, où êtes-vous?</p> + + <p>Il est banal de venir déclarer que cette gaieté est macabre, mais elle +l'est. Ces fillettes qui ont l'onglée, ces bergères Watteau qui évoquent +l'idée d'un prompt sirop pectoral, ce défilé de masques bizarres sous la +lueur crue de la lumière électrique, c'est le carnaval parisien, c'est +une gaieté convenue, je veux bien, mais c'est une gaieté de cimetière, +et il faut avoir le goût du plaisir diantrement chevillé au corps pour +s'aller enfermer dans une loge ou se faire étouffer dans un couloir afin +de contempler de près cette mascarade hétéroclite!</p> + + <p>Je disais, l'autre jour, que ces bals dureront toujours, parce qu'il y +aura toujours des curieux. Il y aura toujours des grisettes aussi, et, +par exemple, Céline Montaland, la bonne, l'excellente femme que la +Comédie perdait la semaine dernière, Céline Montaland en était une par +les goûts simples, la bonne grâce rieuse, la bonté: je répète le mot que +tous ceux qui ont parlé d'elle ont écrit.</p> + + <p>Véritablement la mort de cette charmante femme a été un deuil pour tous +les amis du théâtre. Elle était depuis si longtemps applaudie, et elle +avait passé sur tant de scènes parisiennes! Je lui ai vu jouer, pour ma +part, une cantinière dans les <i>Cosaques</i>, la reine Bacchanal dans le +<i>Juif-Errant</i>, Ida de Barency dans <i>Jack</i>, et une Espagnole au +Théatre-Taitbout, dans une revue de fin d'année, où elle chantait en +espagnol une <i>habanera</i> qui fit fureur. <i>Ollé! ollé!</i> Car elle avait +l'air d'une manola andalouse, cette jolie Céline Montaland, et, en jupe +courte, à dentelles et à résilles, avec une rose dans ses noirs cheveux, +lorsqu'elle jouait le <i>Pied de Mouton</i>, on songeait à cette Petra +Camara, à qui Théophile Gautier dédiait une des plus jolies pièces des +<i>Emaux et Camées</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14">Peigne au chignon, basquine aux hanches,</p> +<p class="i14">Une femme accourt en dansant.</p> +<p class="i14">Dans les bandes noires et blanches</p> +<p class="i14">Apparaissant, disparaissant.</p> +</div></div> + + <p>Mais les premiers succès de Céline Montaland étaient bien antérieurs au +<i>Pied de Mouton</i>. Je me rappelle un soir lointain, un dimanche, où mon +père et ma mère voulurent me mener au spectacle pour la première ou +seconde fois. Le boulevard du Temple existait encore en ce temps-là . +Nous nous présentâmes au guichet du Cirque-Olympique: il n'y avait pas +de place; on y jouait l'<i>Armée de Sambre-et-Meuse</i>, une de ces pièces +militaires et patriotiques si fort à la mode en ce temps-là et qui +reviennent à l'ordre du jour maintenant, témoins le <i>Régiment</i> et <i>Nos +sous-officiers</i>.</p> + + <p>Nous nous rabattîmes sur la Porte-Saint-Martin. On y donnait les +<i>Routiers</i>. Salle pleine.</p> + + <p>--Allons au Palais-Royal, dit mon père.</p> + + <p>Et nous allâmes au Palais-Royal, moi regrettant les canonnades de +l'<i>Armée de Sambre-et-Meuse</i> et les tirades au salpêtre de Pichegru. Le +Palais-Royal représentait alors la <i>Fille mal gardée</i> et <i>Maman +Sabouleux</i>, deux pièces où apparaissait la petite Céline Montaland, +brune, accorte, gâtée et fêtée par le public. Elle jouait, chantait et +dansait. Oui, comme intermède elle dansait une polonaise, et je la vois +encore en costume fourré, glissant sur la scène du Palais-Royal comme +une mondaine sur la glace du Bois-de-Boulogne. J'entends encore le son +métallique de ses talons de cuivre quelle frappait l'un contre l'autre. +Jolie, cela va sans dire.</p> + + <p>Pendant un entracte du <i>Prix Montyon</i>, regardez au foyer, dans les +portraits peints par Émile Bayard, celui de Céline Montaland enfant. +Elle est là , très vivante et, femme faite, elle avait gardé, épaissi par +l'embonpoint, ce gai visage de brune fillette mutine.</p> + + <p>Alors qu'elle était la petite Céline du Palais-Royal, tous les ans les +collégiens de Paris lui envoyaient, après s'être cotisés, des bonbons +pour ses étrennes. Parfois un de ces lycéens apportait, avec les +pralines, une pièce de vers qu'il débitait au nom de ses camarades pour +remercier <i>l'enfant prodige</i> d'avoir joué à Louis-le-Grand ou ailleurs. +Les années avaient passé, passé, depuis ce temps, et les collégiens de +1849 ou 1850 étaient devenus de gros bonnets, fonctionnaires, officiers +supérieurs, magistrats. D'autres (en plus grand nombre) étaient morts. +Mais, au jour de l'an, il était rare que Mme Céline Montaland ne reçût +pas quelque sac de marrons ou quelque souvenir d'un des orateurs +d'autrefois, de ces collégiens de jadis devenus quinquagénaires.</p> + + <p>Parfois même elle trouvait encore des vers--vieillis comme leur +auteur--d'un de ces poètes d'autrefois. C'était là sa joie.</p> + + <p>--Cela me rajeunit, disait-elle, comme si elle avait abdiqué toute sa +coquetterie.</p> + + <p>Cette année, elle a dû recevoir les mêmes marques de sympathies des +admirateurs de la comédienne à ses débuts, mais elle n'a pu être +joyeuse. Ce jour de l'an a été lugubre et Céline Montaland avait joué +pour la dernière fois.</p> + + <p>Tout naturellement ses obsèques ont été pour la badauderie parisienne +une occasion de rassemblement. Il paraît qu'on s'est, autour de +Saint-Roch, bousculé pour voir les acteurs, comme autour du bureau de +location d'une pièce à succès. N'ayant pas assisté à la scène, je n'en +puis rien dire, mais certains journaux ont assuré que la curiosité du +public manquait de recueillement.</p> + + <p>La foule, après tout, est un dernier hommage pour un acteur ou une +actrice qui disparaît. Musset n'a pas eu les funérailles de Rachel, et +il en sera toujours ainsi. Paris adore ses acteurs. Il les sait toujours +prêts à se mettre en avant pour une bonne œuvre. Voyez Sarah Bernhardt +qui, avant de repartir vers les Amériques, voulait jouer <i>Phèdre</i> au +bénéfice de la veuve de Poupart-Davyl et, dit-elle, à celui de M. +Duquesnel.</p> + + <p>Mais, en fait de funérailles, s'il était mort il y a vingt-deux ans, le +baron Haussmann, avec quelle pompe on eût célébré ses obsèques! C'est un +peu de l'histoire de Paris qui s'en va. Le baron Haussmann meurt pauvre, +paraît-il, après avoir dépensé des millions. Il a expliqué dans ses +<i>Mémoires</i> comment un préfet de la Seine de l'empire était, je ne dirai +pas gêné, mais tout juste assez libéralement doté avec les sommes +cependant prodigieuses que l'État mettait à sa disposition.</p> + + <p>Que de frais de représentation! Que de luxe! quelles fêtes!</p> + + <p>Le baron Haussmann fut en quelque sorte et pendant des années un +vice-empereur aussi puissant que M. Rouher. Il était, à vrai dire, le +roi de Paris. Et ce Paris, il le maniait, le perçait, le détruisait, le +reconstituait, le <i>triangulisait</i> comme on disait alors, avec une +activité insatiable. On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, +dit vulgairement le proverbe. Tous ces embellissements coûtaient cher, +et, un beau jour, le pouvoir du baron Haussmann croula sous le faix des +sommes dépensées. L'opposition présenta à l'opinion publique la facture +de ce Paris <i>haussmanisé</i> et un calembour jeté à propos fit la fortune +d'un jeune avocat qui devait devenir un véritable homme d'État.</p> + + <p>M. Jules Ferry publia une brochure, les <i>Comptes fantastiques +d'Haussmann</i>, qui le mit au pinacle et fit mettre le baron au rancart.</p> + + <p>Adieu les fêtes carillonnées où le comte de Bismarck buvait de la bière +en causant chope en main comme un reître d'Albert Durer, son vidrecome +entre les doigts!</p> + + <p>Adieu les bals de l'Hôtel-de-Ville où la bourgeoisie parisienne se +précipitait en faisant assaut de toilettes! Adieu les doux concerts où, +<i>bianca e grassa</i>, Mlle Marie Rose chantait les <i>Djinns</i> du dernier +opéra d'Auber!</p> + + <p>Adieu aussi les médisances qui faisaient conter tout bas que Mlle +Francine Cellier, du Vaudeville, n'était si bien vêtue, dans les pièces +de Sardou, que parce qu'elle s'habillait à la <i>Ville-de-Paris</i>. +Puissance et injures, tout s'abîmait en même temps, et le baron +Haussmann tombait quelques mois avant l'empire. Mais, quoique tombé, il +demeurait une figure. On lui gardait une reconnaissance d'avoir, tout en +abattant bien des souvenirs historiques regrettés, assaini Paris, oui, +de l'avoir assaini de telle sorte que le typhus en a été comme chassé et +que le choléra n'y trouve plus un terrain de bataille. On ne débaptisa +pas le boulevard Haussmann. Il sembla que la truelle du grand maçon +Haussmann dût être sacrée si l'homme politique ne l'était pas. Lui, +après être resté quelque temps dans l'ombre, chercha à ressaisir une +place dans nos assemblées. Il fit une campagne électorale en Corse et il +contait gaiement, au retour, qu'il avait, dans le maquis, traité la +question politique avec le fameux bandit Bella-Coccia.</p> + + <p>C'était en octobre 1877. M. Haussmann campait dans une plaine, sous la +tente, mangeant du mouton embroché comme dans une <i>diffa</i> arabe. Puis il +partait en voiture avec M. de Montero, je crois, lorsqu'une vieille +femme au profil romain lui remettait un placet. C'était la femme d'un +vieux bandit arrêté, Stampo, et demandant grâce pour lui. Quant à +Bella-Coccia, il disait au baron Haussmann:</p> + + <p>--Je garde le maquis pour avoir fait le coup de feu avec les gendarmes, +du haut de mon moulin, mais mon beau-frère est brigadier dans la garde +républicaine: il votera pour vous!</p> + + <p>Et, M. Haussmann promettant de demander l'amnistie, le bandit lui +tendait une gourde neuve, le faisait boire, buvait après lui, et, +résolument:</p> + + <p>--Maintenant, ce que vous me direz, je le ferai! A la vie, à la mort, +<i>signor baron!</i></p> + + <p>Prendre pour agent électoral le bandit <i>Bella-Coccia</i>, l'aventure ne +manquait pas de fantaisie!</p> + + <p>Ce qui en manqua, c'est l'ouvrage qu'il publiait, il y a si peu de +temps. Les <i>Mémoires du baron Haussmann</i> sont d'un administrateur +éminent; mais on voudrait, dans ses souvenirs, plus de curiosité et plus +de vie.</p> + + <p>Je n'ai rien dit du sculpteur Delaplanche, qui fut un artiste inspiré, +je n'ai rien dit de M. Foucher de Careil... La mort va trop vite et le +<i>Courrier de Paris</i> n'est pas un article nécrologique. Oh! le rude hiver! +La Seine est prise! Les Parisiens s'amusent à la traverser. Mais ceux +qui souffrent?... Les plaisirs de l'hiver sont chèrement payés de la vie +des malheureux.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Rastignac.</span></span></p> +<br><br> + + <h3>L'HIVER DE 1890-91</h3> + + <p>L'hiver que nous traversons sera inscrit parmi les hivers mémorables, +tant par sa précocité que par sa rigueur. Il a commencé le 26 novembre. +Jusqu'au 25, la température était restée assez chaude, et même +supérieure à la moyenne; mais le 26 le thermomètre descendit tout d'un +coup à un minimum de -2°,3, sans s'élever au-dessus de -0°,8, et donna +comme température moyenne de cette journée -1°,6. Le lendemain, il +descendit à un minimum de -7°, 1, et le surlendemain, 28, à -15°,0, +minimum qu'il n'a pas dépassé depuis. C'était le commencement d'un froid +persistant et rigoureux.</p> + + <p>Cependant il y eut dégel le 2 décembre jusqu'au 9, puis regel du 10 au +18, puis dégel du 19 au 21, puis regel du 22 au 31, puis dégel le 31 au +soir jusqu'au 4 janvier, et regel dans la nuit du 4 au 5 jusqu'au 12 au +soir. Du 26 novembre au 3 décembre, la moyenne de la journée a été +inférieure à zéro, et il en a été de même du 8 au 18 décembre, du 23 au +31, et du 6 au 12 janvier. Ces allures du thermomètre montrent qu'en +réalité le froid n'a pas été aussi consécutif qu'on le croit, puisque le +thermomètre n'est resté perpétuellement au-dessous de zéro que pendant 9 +jours de suite, du 10 au 18 décembre, ainsi que du 23 au 31. Quant à la +glace, depuis le 26 novembre jusqu'au jour où nous écrivons ces lignes +(13 janvier), il y a eu 45 jours de gelée, et seulement 3 jours de dégel +(19, 20 et 21 décembre).</p> + + <p>Ce sont là les observations de Paris (Observatoire du parc de +Saint-Maur). La température moyenne du mois de décembre a été de -3°, 4. +On ne trouve, depuis 1757, que trois mois de décembre aussi froids: ce +sont ceux de 1829, 1840 et 1879.</p> + + <p>La Seine a commencé à charrier le 29 novembre, puis, de nouveau--après +le dégel du 4 au 8 décembre--le 11, puis, de nouveau encore, après le +dégel du 19 au 22, le 25; enfin, une quatrième fois, après le dégel du +31 décembre, le 7 janvier. Elle aurait dû être prise le 30 décembre et +même le 16. En effet, sa congélation le 11 janvier à minuit a eu pour +causes thermométriques une somme de -15°, 7 de froid dans les minima +diurnes additionnés du 16 au 11, une somme de -15°, 7 dans les maxima, +et une de 35°, 9 dans les moyennes diurnes. Or ce même état +thermométrique avait déjà été atteint le 16 décembre et le 30. Mais la +nature n'est plus souveraine dans la capitale du monde. Par le jeu des +barrages, nos ingénieurs savent activer le courant, élever ou abaisser +les eaux, disloquer les glaces et leur interdire toute stagnation. C'est +ce qui est arrivé en décembre. Les effets de nos hivers ne sont plus +comparables à ceux des hivers anciens, pas plus que ceux des +inondations, qui jadis enlevaient les ponts de Paris et semaient la +ruine et le deuil sur leur passage. Les météorologistes devront donc +surtout comparer entre elles les indications plus mécaniques que +pittoresques de la colonne thermométrique.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Après un mois de décembre très froid, comme nous venons de le voir, le +dégel est arrivé le 31 décembre à 11 heures du matin, mais a été de +courte durée. La Seine charriait encore considérablement le 31; le 1er +janvier, les glaçons étaient presque entièrement fondus. Il y eut un +léger retour du froid le 2 (min. 6°, 3°, max. X 2°, 2°,) et le 3 (min. +-5°, 5°, max. X 2° 8°); le 4, température douce (min. 0°, 4, max. X 4°, +4); le 5 pendant la nuit retour définitif du froid.</p> + + <p>La Seine, dont la température était voisine de 0° depuis plus d'un mois, +a recommencé à charrier le 7; le 10 les glaçons, presque soudés entre +eux, marchaient avec une extrême lenteur, le 11 le fleuve était pris, +dans toute la traversée de Paris, sur les deux tiers de sa largeur, il +ne restait de courant visible et de glaçons en mouvement qu'au milieu de +la Seine; dans la nuit du 11 au 12, elle a été entièrement figée.</p> + + <p>La vitesse du courant, les obstacles, les ponts, sont autant d'éléments +en jeu dans la congélation d'un fleuve. Ainsi, la série du froid n'a pas +été plus intense ni plus longue du 6 au 11 janvier que du 23 au 30 +décembre et surtout que du 9 au 18 décembre, et pourtant, dans les deux +premiers cas, la Seine n'a pas été prise, à cause du courant et de la +levée des barrages. Ici, 6 jours de très forte gelée ont suffi. +Toutefois si le dégel n'était pas arrivé les 31 décembre, l'aspect du +fleuve charriant avec une extrême lenteur annonçait la congélation +complète pour le lendemain.</p> + + <p>L'arrêt du fleuve n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Le 11, vers +10 h. 1/2 du soir, la soudure des glaçons a commencé au pont de Sèvres, +dont les arches, relativement étroites, n'ont pu laisser passer les +banquises, et ont ainsi arrêté le mouvement de descente. Il a suffi +d'une heure pour que l'arrêt se répercutant en amont fût complet depuis +le pont d'Auteuil jusqu'au pont National.</p> + + <p>Le 12 au matin le fleuve était donc immobilisé, et toute la journée, les +curieux ont afflué sur les rives pour contempler ce spectacle que les +Parisiens n'avaient pas vu depuis onze ans; l'agrégation des glaces +présentait au milieu du courant, notamment en amont du pont d'Austerlitz +et du pont Sully, quelques solutions de continuité; il y avait sur ces +points des sortes de lacs dont les eaux claires ne portaient aucun +glaçon.</p> + + <p>Le petit bras de la Seine sur la rive droite, depuis le pont de Sully +jusqu'au pont Louis-Philippe, et dans lequel sont garés un nombre +considérable de bateaux, était libre de glaces, grâce aux barrages +supplémentaires reçus par l'estacade de l'Ile Saint-Louis.</p> + + <p>Il en était de même dans le petit bras de la rive gauche, depuis le pont +de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Là , un puissant +remorqueur, ayant monté et redescendu le courant depuis les premières +heures de la matinée, avait suffisamment divisé les glaces ensuite +entraînées au-delà du bassin de la Monnaie par un jeu d'écluse.--On n'a +encore pu traverser nulle part le fleuve à pied sec.</p> + + <p>Pendant notre siècle, la Seine a été entièrement gelée à Paris aux dates +suivantes: janvier 1803,--décembre 1812,--janvier 1820,--janvier +1823,--décembre-janvier 1829-1830,--janvier 1838,--décembre +1840,--janvier 1854,--janvier 1865,--décembre 1867,--décembre +1871,--décembre 1879 et janvier 1891. Ces diverses congélations du +fleuve parisien ont été fort inégales comme intensité et durée; +quelquefois cette durée n'a été que de un ou deux jours tandis que dans +le fameux hiver de 1829-1830, elle a été de trente jours. Pour que la +Seine gèle à Paris il faut que le courant soit assez lent, c'est-à -dire +qu'il n'y ait pas eu de pluie depuis longtemps, que la température de +l'eau se soit graduellement abaissée à zéro, que des glaçons se soient +formés sur les bords du fleuve ou dans le fond et, détachés par le +courant, soient charriés à la surface et se soudent entre eux. Les +obstacles, notamment les ponts, aident à cette congélation totale, qui +n'arrive qu'après six jours au moins d'un froid persistant de 4° à 8° +comme moyenne des maxima et minima.</p> + + <p>Les débâcles sont parfois terribles. Cette année, pour en atténuer les +effets, on a commencé par relever, en aval de Paris, le barrage de +Suresnes, afin d'amener une hausse sensible des eaux en amont et +d'exercer par suite une tension sur les glaces adhérant aux rives. Cette +première opération doit être à bref délai suivie de l'opération inverse, +c'est-à -dire d'un nouvel abaissement du barrage, afin d'accélérer la +marche du courant des eaux ainsi élevées; de la sorte, s'il ne se +produit pas une notable recrudescence du froid, une débâcle partielle +pourra être créée et pour ainsi dire conduite à volonté.</p> + + <p>Un nouveau dégel est arrivé le 12, au soir, accompagné d'une brume qui +est tombée sur Paris à partir de 11 heures. Ce dégel a été annoncé +quelques heures seulement auparavant par le changement du vent du nord à +l'ouest. Durera-t-il? Le froid recommencera-t-il? C'est ce que nul ne +peut dire.</p> + + <p>La météorologie est très loin des certitudes de sa sœur aînée +l'astronomie. Nous pouvons prédire dix ans, cent ans, mille ans +d'avance, le retour d'une comète, d'une planète, d'une éclipse, d'un +phénomène astronomique quelconque, et nous ne pouvons pas deviner quel +temps il fera demain! C'est quelque peu humiliant.</p> + + <p>Il est tout naturel de chercher. Chacun le peut. Obtiendrons-nous des +résultats satisfaisants? C'est moins sûr.</p> + + <p>On aimerait voir les saisons régies par un cycle, comme les phénomènes +astronomiques. L'hiver de 1879-80 ayant été très rude, on pense tout de +suite à un cycle de 11 ans. Celui de 1870-71 ayant été assez rude, le +cycle semble en partie indiquer une période de 9 à 11 ans. Le plus grand +hiver du siècle, avec celui de 1879-80, a été celui de 1829-30. Une +périodicité de 10 ans ou de multiples de 10 ans parait se confirmer +davantage. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. J'ai sous +les yeux le tableau de toutes les observations thermométriques faites +depuis la fondation de l'Observatoire de Paris, depuis plus de deux +siècles. Les plus grands hivers ont été ceux de:</p> + +<pre> +1708--9 1829--30 +1715--16 1837--38 +1728--29 1840--41 +1775--76 1844--45 +1788--89 1853--54 +1794--95 1860--61 +1798--99 1870--71 +1802--3 1879--80 +1812--13 1890--91 +1822--23 +</pre> + + <p>En s'amusant à grouper ces chiffres de certaines façons, on croit sentir +vaguement s'en dégager quelques probabilités de périodes décennales. +Mais, en fait, la probabilité est à peine supérieure à celle d'un nombre +quelconque à la roulette. On a quelque présomption apparente d'imaginer +que l'hiver de 1899-1900 sera froid, mais je ne conseillerais à personne +de jouer là -dessus un pari sérieux.</p> + + <p>D'autant plus que, jusqu'à présent du moins, l'astronomie n'offre aucune +base pour soutenir cette périodicité. La période des taches solaires est +bien de dix à onze ans, et on l'a invoquée. Mais on n'a pris soin de la +comparer avec une attention suffisante. Le froid actuel suit le minimum +des taches solaires de près de deux ans. Celui de 1879-80 l'a suivi d'un +an. Celui de 1870-71 est arrivé pendant le maximum. Celui de 1829-30 est +arrivé un an après le maximum. Il n'y a donc pas de relation entre les +fluctuations de l'énergie solaire et la température de nos hivers. C'est +assez étonnant, mais c'est ainsi.</p> + + <p>Il ne faut pas que ces difficultés nous empêchent d'étudier. La nature +ne livre ses secrets qu'à la persévérance.</p> + + <p>L'hiver actuel peut se résumer ainsi:</p> + + <p>Une quarantaine de personnes sont déjà mortes de froid en France depuis +le commencement de l'hiver.</p> + + <p>Les plus basses températures observées ont été:</p> + +<pre> +Moscou 31° le 7 janvier. +Haparanda 29° le 6 janvier. +Varsovie 24° le 29 décembre. +Gérardmer 22° le 10 janvier. +Épinal 20° " " +Montargis 17° le 9 janvier. +Loudun 16° le 10 " +Paris 15° le 28 novembre. + " 13° le 15 décembre. + " 11° les 8 et 9 janvier. +</pre> + + <p>Fleuves et rivières gelés le 12 janvier: Seine, Yonne, Aube, Marne, +Rance, Saône, Rhône, Charente, Loire, Dordogne, Garonne, Sorgues, +Durance, Gardon. Mer prise à Blankenberghe et Ostende.</p> + + <p>L'Espagne, comme tous les pays de l'Est, a partagé le sort de la France.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Camille Flammarion.</span></span></p> + <br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"><br><b>LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG.--La cérémonie<br> +religieuse dans l'église russe de la rue Daru.</b></p> +<br><br> + + <h3>LE BARON HAUSSMANN</h3> + + <p>Le baron Haussmann est mort subitement ces jours derniers. C'était un +grand vieillard plein de verdeur et d'énergie encore, bien qu'il fût +plus qu'octogénaire. Il avait gardé toute sa lucidité d'esprit et +s'occupait en ces temps derniers de la publication du troisième volume +de ses Mémoires. Il avait entrepris, en effet, d'expliquer la genèse de +l'œuvre grandiose à laquelle son nom reste attaché: averti par les +controverses qui l'avaient assailli à l'heure même où il transformait et +embellissait Paris, le baron Haussmann avait compris que, pour mériter +d'être défendu par son œuvre devant la postérité, il fallait d'abord +défendre cette œuvre devant les contemporains.</p> + + <p>C'est donc un peu par M. le baron Haussmann lui-même que nous apprenons +qu'il était petit-fils d'un conventionnel, porté par erreur comme ayant +voté la mort du roi, et qu'avant d'entrer dans l'administration il avait +songé à une carrière artistique et fréquenté le Conservatoire. Mais la +destinée du baron Haussmann lui fit délaisser en temps utile les classes +musicales pour l'uniforme de sous-préfet. C'est, sous le règne de +Louis-Philippe qu'il débuta; il vit s'écrouler la monarchie de Juillet +et surgir la République de 1818 sans trop s'émouvoir: son cœur +n'appartenait ni au gouvernement déchu ni au régime nouveau. Il les +voyait se succéder d'un œil prudent et indifférent, d'une âme un peu +méprisante à l'égard de ces gouvernants qui essayaient de réaliser la +liberté sous des formes diverses. Lui, le baron Haussmann, était acquis +d'avance à l'homme qui voudrait restaurer l'autorité et utiliser en +pleine lumière ses talents d'administrateur, qui moisissaient en +d'obscures préfectures de province: le prince Louis-Napoléon lui +apparut, dès son élévation à la présidence de la République, comme le +dictateur attendu. Son nom était un gage certain, à divers titres, pour +le baron Haussmann, dont le père et le grand-père avaient servi les +Bonaparte. Il suivit donc l'étoile naissante, il la salua dans l'Yonne +avant, beaucoup d'esprits perspicaces, et se trouva un beau jour préfet +de la Seine, à la tête d'une administration qui était un ministère et +qu'aucun contrôle indiscret ne venait troubler dans ses hautes +combinaisons.</p> + +<p class="rig"><img alt="" src="images/003a.png"><br> +<b> LE BARON HAUSSMANN<br> + D'après une photographie de M. Pirou.</b></p> + + <p>Une promenade à travers le Paris moderne en dit plus aux gens de notre +génération que bien des volumes, sur l'œuvre accomplie par le baron +Haussmann. Ces larges avenues, ces voies amplement aérées, où joue +librement la lumière, ou circule sans encombre le torrent d'élégance et +d'activité qui constitue la vie parisienne, c'est le baron Haussmann qui +les a créées. Certes, Paris a dû payer, et payer un peu cher, sa +toilette nouvelle; on ne l'a pas consulté sur l'à -propos des +bouleversements qu'on lui imposait; mais faut-il y regarder tant de fois +et de si près quand on est, comme aujourd'hui, en présence du fait +accompli, et d'un fait d'une si haute portée historique et sociale? Nous +ne le pensons pas. La rue de Rivoli prolongée, le boulevard Sébastopol +créé, comme aussi la rue Turbigo, les boulevards Haussmann et +Malesherbes, la construction des Halles Centrales, des parcs des +Buttes-Chaumont de Montsouris, de Monceau, la métamorphose des bois de +Boulogne et de Vincennes, voilà assurément des titres à la +reconnaissance généreuse de tous ceux qui aiment Paris. Il ne faut pas +marchander cette reconnaissance à la mémoire du baron Haussmann. +L'Empire avait comblé d'honneurs le haut fonctionnaire en lui conférant +la dignité sénatoriale et la grande-croix de la Légion d'honneur; les +Parisiens lui ont voué un souvenir de gratitude: ceci dure plus et vaut +mieux que cela.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/003b.png"><br> +<b> +M. FOUCHER DE CAREIL +M. EUGÈNE DELAPLANCHE<br> + + D'après une photographie de M. Truchelut. +D'après une photographie de M. Pirou.</b></p> +<br><br> + + <h3>UN LABADENS</h3> + + <p>Je ne sais si vous éprouvez quelque plaisir à prendre part à ces agapes +périodiques que les associations amicales d'anciens Labadens ont mises +depuis plusieurs années déjà à la mode. Pour ma part, je les exècre, +attendu que rien, mieux quelles, ne me fait plus durement sentir +l'outrage des années qui s'accumulent, la fâcheuse décrépitude qui +menace, et ne me montre la profondeur des rides que la patine du temps +creuse au front de mes contemporains, sans pour cela épargner le mien.</p> + + <p>On s'était connu jeune, ardent, rose, joufflu, ruisselant de cheveux et +d'illusions: on se retrouve alourdi, glabre, chauve, bedonnant et +sceptique. On s'abreuve de mauvais champagne et de vieux souvenirs; mais +ceux-ci, on les regrette, et celui-là fait mal à l'estomac. On se bat +les flancs pour trouver drôles un tas de vieux anas que leur parfum +classique impose, et on est forcé de feindre l'enthousiasme pour les +mérites transcendants d'un jeune élève, lauréat de l'association, dont +le folio, exhibé par M. le proviseur ému jusqu'aux larmes, est blanc de +retenues et de vers à copier! C'est odieux!</p> + + <p>Ajoutez à cela que si, rebelle parfois aux tendres soins que +l'Université, <i>alma parens</i>, prodigue à ses nourrissons, vous avez dû, +pendant les dix années de vos études, traîner vos fonds de culottes un +peu partout; si votre caractère, trop peu apprécié par les uns, vous a +forcé à aller demander à d'autres le complément d'une instruction +interrompue par la catastrophe d'une exclusion fatale, vous risquez +d'être impuissant à suffire à l'afflux de banquets qui vous attend, et +de condamner votre estomac à un régime qu'il n'a plus la force de subir. +On ne peut pas faire de jaloux, n'est-ce pas? et alors, gare à la +gastrite!!!</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Hélas! bien que je me sois souvent fait ces réflexions si sages et que +j'aie longtemps lutté courageusement contre les invites que m'envoyaient +chaque année, avec une persistance aussi touchante qu'intéressée, les +«chers camarades» des divers lycées où j'ai passé, j'ai dû céder à la +fin... Et moi aussi, maintenant, je fais partie d'une association de +Labadens! Et moi aussi, je mange une fois par an le saumon sauce verte, +qu'accompagne le filet madère, et qu'arrose le champagne officinal. Moi +aussi j'entends des discours, j'en fais même! Et je distribue des +médailles en vermeil à de jeunes potaches qui partagent leur temps entre +les chagrins d'Ulysse et les matchs du lendit! Voilà ce qu'on gagne de +plus clair à la notoriété.</p> + + <p>J'étais donc, certain samedi de la présente année, entré vers sept +heures du soir chez le grand Véfour, où se passent d'ordinaire ces +assemblées spéciales, et je déposais mon pardessus au vestiaire, quand +je m'entendis interpeller par une voix inconnue, tandis que je recevais +sur le ventre une tape qui voulait être amicale, mais que je jugeai +parfaitement incongrue.</p> + + <p>--Eh bien! donc, on ne reconnaît pas les vieux copains? Allons! dis vite +bonjour! espèce d'homme de lettres.</p> + + <p>Je regardai un peu ahuri. J'avais devant moi un gros homme, tout court, +tout rond, dont le crâne en poire émergeait de quelques cheveux +grisonnants, prolongés de chaque côté des joues par deux favoris +filasse. Cette silhouette rappelait bien plutôt une praline dans de +l'étoupe que la physionomie de quelqu'un que j'aie jamais connu.</p> + + <p>--Désolé, mon cher, balbutiai-je... je ne vois pas très bien... et puis +on change, tu sais... tout le monde change...</p> + + <p>--Eh! parbleu, si on change!! Mais quand on a été voisin d'étude, que +diable! on se reconnaît. Je t'ai bien reconnu tout de suite, moi. +Poteau, je suis Poteau... Tu ne te rappelles pas?...</p> + + <p>--Ah! parfaitement! Poteau... ah! très bien! Et... qu'est-ce que tu +fais?</p> + + <p>--Je ne fais rien! Je vis de mes rentes... J'ai été avoué en province, +j'ai fait mes affaires, vendu ma charge, et maintenant je me repose... +Dis donc, je m'asseois à côté de toi: nous causerons du vieux temps, +hein? quand nous faisions enrager les pions... Et puis, tu sais, puisque +je te retrouve, toi qui es dans les journaux, tu me donneras des billets +de théâtre... Allons, viens!...</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>J'allai, et nous nous assîmes. Poteau se mit en devoir de faire repasser +une à une devant moi toutes nos aventures de collège, qu'il me +racontait, la bouche pleine, avec des gestes exubérants, et un gros rire +épais. Il y avait celle de notre vaguemestre, un brave Alsacien, ancien +tambour de la garde royale, qui venait crier les lettres dans la cour et +aboyait: «Monsir Botot!» Or, comme nous avions un autre camarade +réellement nommé Botot, nous nous faisions un malin plaisir de prendre +la lettre, de la donner à celui des deux à qui elle n'était pas +destinée, et d'envoyer celui-ci protester auprès du vaguemestre.</p> + + <p>--Ce n'est pas pour moi cette lettre, vieux prétorien!</p> + + <p>Ce mot de prétorien, que le pauvre homme ne comprenait évidemment pas, +avait la propriété de l'exaspérer.</p> + + <p>--Ch'ai bas tit Botot, ch'ai tit Podot, criait-il la face injectée et la +moustache raidie. Fous êtes tous des <i>calobins!</i></p> + + <p>Il y avait aussi l'histoire du roman, que le camarade Poteau se +remémorait avec délices.</p> + + <p>--Tu te rappelles bien le jour où j'ai été si bien refait sur les quais?</p> + + <p>--Non, pas du tout.</p> + + <p>--Mais si, nous étions en promenade, à la queue leu-leu, et nous +longions les boutiques de bouquinistes. Moi, tu sais, j'ai toujours aimé +la littérature, et j'étais constamment puni parce qu'on me confisquait +des livres défendus. Voilà que, tout à coup, je vois s'étaler dans un +éventaire un livre superbe, sur le dos duquel je lis le mot «roman». +Au-dessus, était une étiquette portant en gros caractères la mention «50 +centimes». Vite, je tire dix sous de ma poche, je les lance dans +l'éventaire, et je saisis le bouquin que je cache sous mon caban. Nous +rentrions au lycée: je jette sur mon acquisition un regard curieux et +rapide, et qu'est-ce que je lis... «<i>Roman history...</i>» une histoire +romaine... et en anglais encore, moi qui ne savais pas un traître mot de +cette langue, et qui suivais le cours d'allemand!</p> + + <p>Cette fois, je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconfit que +prenait encore la figure de mon gros voisin, au souvenir si lointain +pourtant de sa mésaventure.</p> + + <p>--Et... tu as conservé ton goût pour les lettres? lui dis-je.</p> + + <p>--Naturellement. Seulement, tu comprends, quand on est avoué, on n'a pas +beaucoup le temps... mais le théâtre, par exemple, je l'adore, et je +compte bien...</p> + + <p>Le président réclamait le silence. L'heure solennelle des toasts +arrivait: je les écoutai tous sans faiblir; puis je lus le rapport dont +j'avais été chargé sur les prix d'application et de bonne conduite, et +je m'enfuis à l'anglaise, prétextant une affaire pressante au journal. +Poteau m'avait accompagné jusqu'à la porte et en m'aidant à mettre mon +pardessus:</p> + + <p>--Tu sais, je compte sur toi... et quand on te jouera une pièce, ne +m'oublie pas pour la première, au moins.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Je ne pensais plus depuis longtemps déjà ni à Poteau, ni au vaguemestre, +ni à l'histoire romaine, ni aux Labadens que je retrouverai seulement +l'année prochaine, quand l'autre jour le hasard m'a remis, pour une +heure, en présence de mon ex-voisin d'étude et de banquet.</p> + + <p>C'était à Versailles, sur la glace. J'étais allé patiner là -bas, dans le +cadre féérique des hautes futaies blanches de givre, au pied du château +désert, abri mystérieux de tant de grandeurs déchues et de tant de +grâces oubliées, sur ce canal immense dont il semble qu'on ne doive +jamais atteindre le bout. Dans le parc, on chassait, et les coups de feu +de chaque <i>trac</i> nous arrivaient, répercutés par l'écho, avec le +crépitement pareil à une mousqueterie de bataille. Et, tout en me +laissant emporter à travers l'espace, je m'isolais dans le passé qui +revit ici dans chaque bosquet, dans chaque statue, dans chaque arbre. Il +me semblait que la brume tombant sur les pelouses allait se déchirer, +que j'allais voir tout-à -coup, des fourrés, surgir des seigneurs poudrés +faisant escorte à un homme de haute mine, qu'ils salueraient du nom de +maître et de roi, tandis que des valets à grande perruque viendraient, +un genou en terre, déposer devant lui faisans et chevreuils encore +sanglants. Puis, de l'autre côté, je voyais un cortège de femmes +exquises, dont les pelisses de renard bleu flottaient sur leurs larges +paniers, descendre lentement le grand escalier de la terrasse, s'asseoir +dans des traîneaux de laque et d'or, et venir jusqu'à moi, glisser en +des courbes gracieuses, tandis que des Sylvains moqueurs les +regardaient. Mes yeux, métamorphosés par la magique influence du cadre, +ne voyaient plus les grotesques chapeaux ronds, les jaquettes +quadrillées, les êtres barbus et mal vêtus qui s'agitaient autour de +moi. Ils n'avaient plus devant eux qu'un tableau de Watteau ou de +Laneret, enveloppé dans la buée d'or d'un horizon immense, où le soleil +se couchait dans un crépuscule flamboyant.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Je fus tiré de ma rêverie par une voix étranglée qui disait mon nom, et +par une main qui me saisit le bras brusquement, au risque de me faire +tomber sur la glace.</p> + + <p>--Ah! c'est toi! me dit l'affreux Poteau. Ah! je bénis le ciel, par +exemple! Ah! tu vas m'aider!</p> + + <p>J'allais certainement envoyer l'intrus à tous les diables, et +l'accueillir comme on fait d'ordinaire à un chien qui apparaît au milieu +d'un jeu de quilles... mais je me trouvais en face d'une figure +tellement déconfite, tellement ravagée, tellement risible, que je me +contins.</p> + + <p>--A quoi faire? répondis-je quand j'eus repris mon équilibre.</p> + + <p>--A trouver ma femme et à tuer son séducteur.</p> + + <p>--Diable! Tu n'y vas pas de main morte.</p> + + <p>--Non certes! je veux le tuer, tu entends, le tuer! C'est affreux, +vois-tu, épouvantable!... Ah! il me le faut!... Le lâche! le +misérable!... la coquine!... la coquine!...</p> + + <p>--Voyons! du calme... Tiens! regarde, tout le monde rit en passant...</p> + + <p>--Qu'est-ce que ça me fait!... je le tuerai! te dis-je, ou il me +tuera...</p> + + <p>--Eh bien! c'est dit. Mais qui est-ce?</p> + + <p>--Eh! je n'en sais rien, parbleu! C'est un officier, voilà tout. J'ai +reçu une lettre anonyme: «Si vous voulez trouver Mme Poteau, allez à +Versailles, sur le canal. Vous la verrez patinant avec un officier de la +garnison.» Voilà !</p> + + <p>--Eh bien! repris-je, quel mal y a-t-il à cela?</p> + + <p>--Comment? quel mal? Ah! par exemple! tu me la bailles belle, toi! Mais, +parbleu! si elle patine avec ce môssieu, elle... bon! tiens, tu me feras +dire quelque bêtise... Allons! viens! cherchons-la.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Nous partîmes, moi très ennuyé, Poteau trébuchant à chaque pas, allant +dévisager sous le nez d'un air effaré tous les couples, grognant, +ronchonnant, maugréant, maudissant l'armée française, le ministre qui ne +fait pas travailler les officiers, les femmes qui aiment l'uniforme, les +villes de garnison qui ne sont pas à cent lieues de Paris.</p> + + <p>Je suivais, moitié colère, quand je voyais les gens rire de mon +compagnon, moitié riant moi-même quand je le regardais. Enfin la nuit +vint, tombant presque tout d'un coup, comme il arrive en ces courtes +journées d'hiver. Force était de quitter les lieux et d'abandonner nos +recherches... Je conduisis Poteau à la gare, malgré ses protestations et +son acharnement à vouloir rester quand même... jusqu'à ce qu'il ait +trouvé. Enfin je réussis à le fourrer de gré ou de force dans un +compartiment, où je pris place à côté de lui.</p> + + <p>Quand le train fut en marche:</p> + + <p>--Voyons! lui dis-je, montre-moi un peu cette lettre.</p> + + <p>Il la tira de sa poche et me la tendit, de l'air aimable avec lequel on +jette un os à un chien.</p> + + <p>--Mais, imbécile, m'écriai-je, cette lettre n'est pas pour toi!</p> + + <p>--Comment, pas pour moi!</p> + + <p>Eh non, tu vois bien que ce n'est pas ton nom qui est sur l'adresse. La +rue est bien la tienne, mais la poste s'est trompée... Tu peux dormir +tranquille, Mme Poteau n'est pas coupable, et tu n'as besoin de tuer +personne!...</p> + + <p>Mon labadens voulait me sauter au cou. Je dus modérer ses transports.</p> + + <p>--C'est encore comme mon aventure du quai, fit-il avec un rire bruyant. +Seulement, cette fois, j'ai failli prendre le roman pour de l'histoire! +Tiens! fais une pièce avec cela, et tu m'enverras des billets pour la +première...<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Djallil.</span></span></p> + + <br><br> + + <h3>LES EMPRUNTS FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE</h3> + + <p>Le samedi 10 janvier 1891, à six heures du soir, les souscripteurs à +l'Emprunt autorisé par la loi de finances avaient apporté dans les +caisses de l'État une somme de 2 milliards 340 millions de francs.</p> + + <p>Cette somme colossale, dont le poids en pièces de vingt francs est de +755,000 kilogrammes et de 11,700,000 kilogrammes en argent monnayé, ne +représentait que le premier versement de 15 francs par unité de trois +francs de rentes. En apportant les 2,340 millions dont il vient d'être +question, les souscripteurs s'engageaient à verser, aux époques fixées +par le ministre des finances, une somme complémentaire de plus de 12 +milliards. En résumé, on leur demandait 869 millions, et 141 millions +comme premier versement. Ils apportaient 14 milliards et demi, dont +2,340 millions comme versement initial.</p> + + <p>Tous les journaux, sans distinction de nuance politique, ont salué comme +il convenait ce grandiose résultat. Les feuilles étrangères ont +également manifesté leur admiration. Celles des pays amis n'ont pas +marchandé l'expression de leurs sentiments. Celles qui émanent de +contrées qui, pour des raisons diverses, nous sont hostiles ou +simplement indifférentes, ont reconnu de bonne grâce qu'il était +impossible de ne s'incliner point devant cette magnifique manifestation +en l'honneur du crédit de la France.</p> + + <p>De fait, il n'est pas de pays en Europe qui puisse, en quelques heures, +trouver dans son épargne d'aussi incroyables ressources, car, il importe +de le dire en passant, les sommes recueillies ont été fournies +uniquement par les souscriptions faites soit en France, soit dans les +colonies françaises. Il y a eu des souscriptions étrangères, et de fort +importantes, mais elles ne figurent pas dans les totaux enregistrés +ci-dessus.</p> + + <p>Quelque disposé que l'on soit à examiner les choses froidement, et à +faire abstraction de tout sentiment de chauvinisme, on ne saurait trop +répéter que la France seule peut disposer d'un si éblouissant monceau de +millions. Quant la Russie, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique, le +Portugal, l'Espagne, l'Italie, contractent un emprunt, ils sont forcés +d'ouvrir la souscription sur la plupart des grands marchés européens à +la fois. Plus que tout autre, le marché français est mis à contribution; +et il est de notoriété universelle qu'une importante opération +financière ne saurait aboutir sans notre concours, qu'il s'agisse d'un +emprunt proprement dit ou d'une conversion. La Russie en sait quelque +chose, qui, depuis cinq ou six ans, a pu grâce à nous convertir une +bonne demi-douzaine de ses emprunts, et se soustraire ainsi aux +conditions onéreuses qui lui étaient faites par ses premiers prêteurs. +L'Italie le sait bien aussi, puisque, le marché français lui étant peu +sympathique pour des motifs que tout le monde connaît, il lui a été +impossible de trouver à placer son papier. L'Angleterre, la riche et +puissante Angleterre, dont les opulentes colonies comptent 300 millions +d'habitants et dont le crédit est le seul qui puisse être comparé au +nôtre, a vu, tout dernièrement, son premier établissement de crédit +emprunter 75 millions en or à la Banque de France.</p> + + <p>Quant à la France, c'est en France même qu'elle trouve l'argent dont +elle a besoin, et même plus qu'elle ne demande, beaucoup plus: car +l'emprunt de la semaine dernière a été couvert dix sept fois, et, en +1886, pour une demande d'un demi-milliard, on a apporté plus de dix +milliards!</p> + + <p>L'entrain avec lequel l'épargne française souscrit les emprunts en +rentes n'est pas dû à des avantages extraordinaires offerts par le +Trésor à ses prêteurs. Le crédit national est si grand, que nous pouvons +trouver de l'argent à de bien médiocres conditions. Il n'y a guère que +l'Angleterre qui donne moins de revenu que nous. Aux cours actuels, les +Consolidés anglais fournissent un revenu de 3.10% l'an, l'Autriche, avec +sa Dette 4% en or, donne 4.16%; la Privilégiée d'Égypte rapporte 4.36%; +l'Extérieure d'Espagne produit 5.10%; l'Hellénique 1881 offre 6.25%; le +4% Hongrois constitue un placement à 4.30%; l'Italien, dont les coupons +sont frappés d'un lourd impôt de 13%, voit son revenu ressortir à 4.55%; +le Portugais, fort agité depuis les discussions entre l'Angleterre et le +Portugal, paie, aux cours actuels, 7.75% à ses porteurs. Le taux moyen +des derniers emprunts russes est de 4.10% environ.</p> + + <p>Le 3% français, au cours de 95.50, rapporte 3.14% l'an. Le dernier 3% a +été émis à 92.55; c'est du 3.24%. Mais les prix se sont élevés depuis +l'émission, et l'heure est proche où les cours des deux 3% s'unifieront, +pour marcher de concert vers le pair.</p> + + <p>La différence est donc insignifiante entre le revenu de la rente +anglaise (3.10%) et celui de la rente française (3.14 à 3.24%). Le +crédit de l'Angleterre et de la France est donc sensiblement le même; et +ce n'est pas une mince satisfaction pour ce pays-ci que d'être parvenu, +après ses guerres, ses désastres, l'amoindrissement du territoire, +malgré le plus lourd budget et en dépit de la plus forte dette publique +qui soient au monde,--que d'être parvenu, disons-nous, à lutter avec +notre voisine sur ce terrain où jusqu'alors, elle régnait en souveraine.</p> + + <p>Si l'on entre dans le détail des choses, si l'on examine de près les +circonstances accessoires, il n'est pas démontré, même, que l'outillage +de la France, au point de vue financier, ne soit pas supérieur à +l'outillage de l'Angleterre. Si cette dernière empruntait demain un +milliard au taux de 3.15%, trouverait-elle quinze milliards? C'est +douteux. Mais, il faut le dire bien vite, notre supériorité à cet égard +provient surtout d'une répartition plus normale, plus démocratique si +l'on peut dire, de nos ressources pécuniaires. En France, avec quinze +francs d'argent comptant et une épargne quotidienne de 17 centimes par +jour (le total des versements à effectuer par 3 francs de rente d'ici au +1er juillet 1892 sur la nouvelle rente représentant cette petite somme), +n'importe qui peut être créancier de l'État; c'est dire que le papier +revêtu de la griffe du Trésor est à la portée du plus humble. En +Angleterre, l'unité de rente est de trois livres sterling, plus de 75 +francs, ce qui représente un capital d'environ 2.500 francs aux cours +actuels. En d'autres termes, la France, en cas d'emprunt, s'adresse à la +population tout entière, du haut en bas de l'échelle sociale; chez nos +voisins, on s'adresse seulement, par la force même des choses, à une +classe relativement privilégiée, au <i>select few.</i></p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Ce n'est qu'à l'aide de longs et persistants efforts que nous sommes +parvenus à asseoir notre crédit au rang qui, maintenant, lui est +définitivement assigné. En 1817, il nous fallait payer 9.52% par an: la +maison Baring (qui depuis...) ne voulut en effet prendre notre 5% qu'à +52 fr. 50. En 1825, sous M. de Villèle, il y avait déjà un progrès +considérable, puisque ce ministre parvenait à emprunter 400 millions en +5% à 89.55, soit à 5.58%. Quelques années plus tard, nouvelle +amélioration; le gouvernement émettait un emprunt 4% à 102 fr., soit à +3.98%. Mais, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le +crédit national retomba. En 1831, on demanda 120 millions en 5% à 98 fr. +50, soit à 5.07%; on obtint à peine 20 millions. En 1841, en 1844, en +1847, ce n'est qu'en s'assurant le concours de puissants syndicats de +banquiers, français et étrangers, qu'on parvient à placer la rente +française dans le public, à qui cette rente rapportait de 4 1/2 à 5%.</p> + + <p>Elle produisit plus encore pendant la République de 1848, qui fit deux +emprunts en 5%, émis, le premier à 71 fr. 60, le second à 75 fr. 25; +leur intérêt se dégageait à 6.98% et à 6.64%.</p> + + <p>Sous l'empire, on commença de s'adresser directement au public; +jusqu'alors, on l'a vu plus haut, on était placé sous l'onéreuse tutelle +des syndicats de banquiers. Le nouveau système réussit à merveille. En +1854, le gouvernement emprunta 250 millions, en 5% à 92.50 ou en 3% à 59 +fr. 20 nets, au choix du souscripteur. L'intérêt était ainsi de 5.40% +environ; le public apporta 467 millions en 5%. En 1855, pour un emprunt +de 750 millions émis aux mêmes conditions que le précédent, la +souscription publique produisit 2.175 millions, dont 450 millions +fournis par l'étranger. En 1859, un emprunt de 520 millions fut offert; +le public apporta quatre milliards. En 1868, quinze milliards se +disputèrent les 450 millions en rente 3% émis par le gouvernement. Il +est vrai que ce 3%, vendu 70 francs, était en réalité du 4.30%. En 1870, +au moment de la guerre, l'emprunt de 805 millions, en 3% à 60 fr. 60, +fut largement souscrit. Le revenu en était de 4.95%.</p> + + <p>Après la guerre, comme on le comprend aisément, les emprunts, dits de +libération du territoire, se ressentirent de la situation du pays, et +rapportèrent environ 6% aux souscripteurs. Mais les sacrifices matériels +que dut faire la France furent superbement compensés par les +encouragements moraux qu'elle reçut. Qui ne se souvient de l'emprunt 5% +de trois milliards, émis en 1872, et qui fut l'occasion d'un mouvement +de capitaux tel, qu'il ne se renouvellera probablement jamais. On mit +quarante-trois milliards à la disposition de la France. L'emprunt fut +couvert une fois et demie en Angleterre, plus d'une fois en Allemagne, +cinq fois par la France, cinq fois par le reste du monde!</p> + + <p>C'est à propos de cet emprunt que, pour la dernière fois, en France, on +eut recours aux services des syndicats de banquiers. M. Thiers savait +bien, d'avance, que l'emprunt serait souscrit largement; mais il +importait de relever les courages abattus, de faire renaître la +confiance de tous, de rendre, d'un seul coup, tout son lustre au crédit +national. Un succès? Ce n'était pas assez: il fallait un triomphe, et M. +Thiers mit tout en œuvre pour obtenir ce résultat. Il offrit aux grands +banquiers des irréductibilités, sachant bien que ces banquiers, ainsi +amenés à travailler pour eux-mêmes, travailleraient en même temps dans +l'intérêt du pays. Le président de la République comptait que cette +combinaison contribuerait puissamment au succès; mais jamais, dans ses +prévisions les plus optimistes, il n'espéra la prestigieuse apothéose +dont plus haut il est parlé!</p> + + <p>Trois derniers emprunts à noter. En 1881, le 3% amortissable apparut. Il +fut, pour une somme de 1 milliard, émis à 82 fr. 25, produisant ainsi +3.60%, et l'émission fut couverte 14 fois. En 1884, une seconde émission +de 350 millions d'amortissable à 76.60 fut souscrite une fois et demie, +au taux de 76.60; l'intérêt est de 3.91%. Enfin, 1886, l'État demanda +5,000 millions en 3% à 70.80, c'était du 3.76%. L'emprunt fut couvert +près de 21 fois.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>On a vu, au commencement de cet article, les résultats du dernier +emprunt. Ils sont supérieurs à tous les autres, même à ceux de 1886. +Car, nous venons de le dire, l'intérêt alors offert aux souscripteurs +était de 3.76%. Cette différence de 0.52% est énorme, puisqu'elle +représente près de 14% de diminution sur l'intérêt offert il y a quatre +ans seulement.</p> + + <p>Mais cette réduction dans le taux de l'intérêt n'est pas pour arrêter le +souscripteur français, qui se trouve regagner amplement, par +l'augmentation du capital, ce qu'il peut perdre du côté du revenu. +L'Amortissable de 1881 gagne actuellement 15 francs; c'est 18 1/2% +d'augmentation pour le capital primitivement engagé. L'Amortissable de +1884 gagne 20 francs; c'est plus de 26% d'augmentation. Le 3% perpétuel +de 1886 gagne 15 fr. 50 sur son cours d'émission; c'est un accroissement +de plus de 19% du capital.</p> + + <p>Il est permis de croire que le mouvement d'ascension du crédit de la +France n'est pas près de s'arrêter. Ce pays est riche; il a toujours eu +la tradition du travail et de l'épargne: il continuera. A cet égard, le +passé et le présent sont caution de l'avenir.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Ch. Friedlander.</span></span></p> + + + <br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/004a.png"><br><b>L'HIVER DE 1890-91. Les glaces dans la mer du Nord:<br> +L'entrée du port d'Ostende.--Phot. Le Bon.</b></p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/004b.png"><br><b>L'HIVER DE 1890-91.--Le vapeur «Ashton» au milieu des +glaces, à Ostende.--Phot. Le Bon.</b></p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"><br><b>L'EMPRUNT NATIONAL DE 869 MILLIONS. Souscripteurs à <br> +quinze cents francs de rente et au-dessus.</b></p> + +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/006.png"><br><b>Le palais de la Diète suédoise, à Stockholm.</b></p> + + <h3>LES PARLEMENTS ÉTRANGERS</h3> + + <h4>VIII</h4> + + <h4>SUÈDE</h4> + + <p>Le parlement suédois a existé de tout temps. Celui que les Suédois ont +surnommé le Roi-Soleil, Gustave III, l'avait, pendant quelques années, +réduit et même supprimé, mais ce monarque peu libéral fut tué, comme +l'on sait, à l'Opéra de Stockholm d'un coup de pistolet en 1792.</p> + + <p>Pendant des siècles le parlement suédois se composait de quatre +chambres: la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans. C'est +la noblesse qui presque toujours dominait, et on lui permettait de +dominer parce qu'elle était la gloire du pays, alors que la Suède était +un État puissant et que ses rois triomphaient sur les champs de bataille +de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie et de la Pologne.</p> + + <p>Quand le fils de Gustave III, Gustave-Adolphe, fut violemment détrôné en +1809, ce qui le fit devenir même à peu près fou, la constitution +suédoise fut un peu modernisée et la puissance dangereuse du roi +considérablement réduite, mais on gardait toutefois les quatre Chambres +où les sièges de la noblesse étaient héréditaires, comme en Angleterre.</p> + + <p>Mais bientôt les idées nouvelles se répandaient en Suède, le pays se +développait intellectuellement, et dans ce siècle de libéralisme, +d'inventions et de progrès, ce système des quatre Chambres devint +intolérable au point de vue politique et pratique. Après de laborieuses +discussions et une opposition catégorique de la part de la noblesse, on +obtint enfin en 1866 une réforme de la représentation nationale. C'est +là d'ailleurs le seul grand événement qui ait traversé la vie politique +de la Suède dans les temps modernes, et la seule fois que les noms de +ses hommes d'État devinrent vraiment connus hors du pays. Le père de la +réforme, c'est du reste ainsi qu'on l'a surnommé, fut M. le baron Louis +de Geev. Il appartient à une vieille famille d'origine belge; il est né +en 1818, et, après une brillante carrière judiciaire et de nombreuses +excursions dans la littérature sous forme de romans historiques, il fut +nommé en 1875 président du conseil et garda ce poste jusqu'en 1880. <i>La +gauche et la droite</i> n'existant pas dans la politique suédoise, on ne +peut guère dénommer son cabinet: tout ce que l'on peut en dire, c'est +que c'était un cabinet conservateur, mais de nuance assez pâle. Quoi +qu'il en soit, c'est à M. de Geev que l'on doit en grande partie la +constitution actuelle dont nous allons exposer le système.</p> + + <p>La forme du gouvernement est une monarchie héréditaire avec une Diète +composée de deux Chambres: la «première», élue par les conseils +provinciaux et par les conseils municipaux des grandes villes; la +«deuxième», élue, au suffrage à deux degrés, par des électeurs +censitaires. Le roi a un droit de veto absolu.</p> + + <p>Les membres de la «première», sont élus pour neuf ans; ils sont +actuellement au nombre de 145 et ne touchent aucune indemnité. Cette +Chambre, très aristocratique, renferme beaucoup de comtes et de grands +financiers.</p> + + <p>Les membres de la «deuxième» sont élus pour trois ans; ils sont +actuellement au nombre de 222, et touchent par jour 15 francs +d'indemnité. Cette Chambre renferme beaucoup de paysans, élus dans les +campagnes, et beaucoup de commerçants, d'avocats et d'hommes de lettres, +élus dans les villes.</p> + + <p>La diète (<i>Riksdag</i>) se réunit tous les ans, en session ordinaire, le 15 +janvier; elle peut être convoquée en session extraordinaire par le roi, +ou en cas de décès, de maladie ou d'absence du roi, par le conseil +d'État.</p> + + <p>Le roi a aussi le droit de dissolution, soit des deux Chambres +simultanément, soit séparément de l'une d'elles, pendant les sessions +ordinaires; il dissout les sessions extraordinaires lorsqu'il le juge +convenable.</p> + + <p>L'ouverture de la Diète a lieu, après un service religieux, par un +discours du roi ou d'un ministre, en séance solennelle des Chambres +réunies, et la clôture des sessions est aussi prononcée par le roi, +après un service religieux, en séance solennelle. Le président +(<i>talman</i>) et le vice-président (<i>vice talman</i>) sont nommés par le roi, +et choisis, pour chaque Chambre, parmi les membres qui la composent.</p> + + <p>La Diète partage le droit d'initiative et le pouvoir législatif avec le +roi: le consentement du Synode est nécessaire pour les lois +ecclésiastiques, mais les deux Chambres ont seules le droit d'établir le +budget. Lorsqu'un dissentiment se produit à l'occasion du budget, on +additionne les voix de tous les membres des deux Chambres, et un +bulletin mis à part, lors du vote dans la «deuxième» Chambre, détermine +la majorité en cas de partage. On évite ainsi les situations tendues et +les crises; mais naturellement la deuxième Chambre, qui a l'avantage du +nombre sur la première, reste souvent victorieuse et impose les +décisions dictées par son esprit économique, ce qui fait qu'elle +détourne d'elle la bourgeoisie et l'aristocratie, qui ne savent pas +toujours combien le paysan suédois a de peine à gagner son pain.</p> + + <p>Nous avons dit plus haut que les membres de la première Chambre étaient +élus par les conseils provinciaux et les conseillers municipaux des +villes ayant au moins 25,000 âmes. Chaque fois qu'il y a une vacance, ou +que le roi ordonne de nouvelles élections, les conseils provinciaux ou +communaux se réunissent en session extraordinaire, et chaque conseil +provincial ou communal élit un député à raison de 30,000 habitants +compris dans son territoire.</p> + + <p>Pour être éligible à la première Chambre, il faut avoir trente-cinq ans, +justifier d'avoir payé à l'État depuis trois ans un cens d'au moins +1,100 francs, et appartenir à la religion luthérienne.</p> + + <p>Quant à la seconde Chambre, est électeur tout Suédois âgé de vingt-cinq +ans, domicilié dans la commune et ayant droit de vote dans les affaires +générales. Il doit, en outre, remplir l'une des trois conditions +suivantes: 1° avoir la propriété ou l'usufruit d'un immeuble, évalué +pour l'assiette de l'impôt au moins à 1,000 couronnes (1,380 fr.); 2° +avoir à ferme pour la vie, ou pour vingt ans au moins, un immeuble +agricole évalué à 6,000 couronnes (8,280 fr.); 3° payer à l'État un +impôt calculé sur le revenu annuel d'au moins 800 couronnes (1,104 fr.).</p> + + <p>Est éligible tout Suédois luthérien jouissant, depuis un an, de ses +droits d'électeur dans l'une des communes de sa circonscription +électorale.</p> + + <p>Ainsi constitué, le Riksdag est un parlement calme. Il s'y passe +rarement de ces scènes tumultueuses, de ces discussions qui ont un grand +retentissement hors du pays. Les comptes-rendus des séances ont rarement +un grand intérêt.</p> + + <p>La deuxième Chambre actuelle a été élue en 1888, et diffère notablement +de celle à laquelle elle succède. La grande question de la protection +des blés suédois a fait tomber beaucoup de libre-échangistes dans les +provinces. Cette protection de l'agriculture nationale a une majorité +dans la première Chambre, mais elle ne l'aurait certainement pas dans la +deuxième Chambre et dans les votes communs, si un incident très +singulier n'avait pas fait remplacer les 21 libre-échangistes nommés à +Stockholm par 21 protectionnistes. Voici comment les choses se sont +passées, car le fait est curieux à connaître, au point de vue des règles +électorales de la Suède. Un des 21 libre-échangistes élus par la +capitale avait oublié de payer son impôt, une vingtaine de francs +environ, et, par cet oubli, non seulement son élection devenait +illégale, mais encore celle de ses vingt autres collègues; d'un autre +côté, on ne pouvait pas faire de nouvelles élections, de sorte que ce +furent ceux qui avaient obtenu le plus de voix après les membres +invalidés qui devinrent à leur tour députés. Le parlement fut ainsi +privé de plusieurs hommes très distingués, notamment M. Nordenskiœld, +le grand voyageur, le rédacteur Hedin, qui est incontestablement le +premier orateur politique, etc. En revanche, on a reçu M. de Laval, dont +les inventions agricoles sont fort estimées.</p> + + <p>La deuxième Chambre compte parmi ses membres un grand nombre de paysans +dont le doyen et le chef était M. Ifvarson qui vient de mourir; depuis +quelques années il occupait le poste de vice-président.</p> + + <p>Parmi les membres de la première Chambre, il convient de citer d'abord +le baron Louis de Geer, qui fut président du conseil, ainsi que les +comtes Posse et Themptander, M. Lundberg, archevêque de Suède, et les +rédacteurs MM. Hedlund et Borg.</p> + + <p>Le ministère actuel est protectionniste, sans l'être toutefois d'une +façon agressive. On l'appelle le ministère des barons, parce que, sur +les dix ministres dont il se compose, six sont barons ou comtes.</p> + + <p>Le président du conseil actuel est M. le baron Johan Gustaf Nils Samuel +Aakerhjelm, grand'croix de tous les ordres suédois, grand'croix de +Saint-Olaf, etc., né en 1833. Il est très protectionniste. Il a eu +d'abord l'intention de cumuler les fonctions de président du conseil et +de ministre des affaires étrangères; mais devant les nombreuses +protestations qui se sont élevées il a dû y renoncer, et c'est M. le +comte Lewenhaupt, ancien envoyé des Royaumes-Unis à Paris, qui a hérité +de son portefeuille.</p> + + <p>M. Lewenhaupt, ministre des affaires étrangères, est né en 1835. Comme +tous ses prédécesseurs, il a été, au cours de sa carrière diplomatique, +un excellent chef de bureau, un expéditionnaire habile. Mais ce qui +suffisait autrefois n'est plus suffisant aujourd'hui, quoique un de ses +chefs ait dit de lui: «Un diplomate qui se tait, et lève seulement les +épaules, c'est du pur Metternich!» Est-ce à cela qu'il a dû d'être +attaché d'ambassade à Paris, puis envoyé à Washington de 1876 à 1884? +Pendant l'Exposition de 1889, il était à Paris, et les Suédois ont +trouvé qu'il représentait mesquinement la Suède. Le ministre est, en +effet, d'une économie excessive, et il avait pris un appartement très +simple meublé d'une façon rudimentaire.</p> + + <p>On lui a reproché de ne pas avoir assisté à l'inauguration de +l'Exposition; on lui a surtout reproché de ne pas avoir assez plaidé la +cause de l'Exposition auprès des autorités suédoises, car on aurait +certainement voté l'argent nécessaire, et le roi eût bien été obligé de +se départir de sa réserve vis-à -vis de la France.</p> + + <p>M. Wennerberg, ministre des cultes, a fait les paroles et la musique +d'une série de chansons d'étudiants qui sont très populaires dans toute +la Scandinavie.</p> + + <p>Quant à ce qu'on appelle en Suède <i>la maison du Parlement</i>, elle est +vieille et peu décorative. On prépare un grand et magnifique palais pour +recevoir les députés; c'est-à -dire que l'on y pense, car le monument +n'est encore qu'à l'état de projet et l'on en est à la période de +concurrence des architectes, c'est dire que les habitants de Stockholm +ne sont pas encore sur le point de voir la nouvelle Chambre. Mais que +peut leur importer le bâtiment plus ou moins neuf, l'essentiel est que +ce qui s'y fait soit bon: et c'est le cas. On est presque tenté de +croire que ce n'est que dans les vieilles bâtisses qu'on fait de bonnes +lois.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">P. Artout.</span></span></p> + <br><br> + + <h3>QUESTIONNAIRE</h3> + + <h4>N° 16.--Paris et Province.</h4> + + <p class="mid"><i>Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de +la Vie de province?</i></p> + + <p class="mid">(14 Juin 1890.)</p> + + <h4>RÉPONSES (suite)</h4> + + <p>Paris est le soleil autour duquel les provinces gravitent comme des +satellites éclairés de son reflet. Ils semblent en correspondance par le +même langage, c'est-à -dire qu'ils emploient les mêmes mots, mais ces +mots, rangés dans un dictionnaire, ont un sens tout différent dans les +nuances de l'expression intime des idées, des sentiments et des +passions. Le regard, la voix, le geste, voilà l'âme de la langue +universelle au service du cœur et de l'intelligence; le langage +articulé n'en est que l'instrument imparfait, comme le style de +l'écriture une froide traduction. C'est pourquoi, à l'exception du +jargon judiciaire, lui-même fort obscur, mais mieux défini, Paris et les +provinces peuvent entrer en communication extérieure, mais sans +communion; ils peuvent même se comprendre, ils ne s'entendent +pas.--<span class="sc">Volapuc.</span></p> + + <p>Presque toutes les villes se métamorphosent; les plus anciennes, les +plus originales, veulent être à la mode, toutes neuves, bourgeoises, +avec des squares, des boulevards, des rues rectilignes, aux maisons à +cinq étages, bordées de trottoirs en asphalte et éclairées au gaz, en +attendant la lumière électrique. Les costumes nationaux ont presque tous +disparu dans les provinces, et ces vêtements si pittoresques ont suivi +la transformation générale. Les femmes suivent les modes de «la +Capitale». Ces villes sont jalouses de Paris, comme des demoiselles +d'honneur brodant leur bonnet de Sainte-Catherine autour du trône de +leur reine couronnée. Elles la dénigrent et l'imitent, et ce sont ces +deux sentiments alternés qui produisent un effet de comique si singulier +dans leurs mœurs et leurs habitudes.--<span class="sc">Vieux Pommeau.</span></p> + + <p>C'est un genre de dénigrer Paris et les Parisiens, et surtout les +Parisiennes, qui s'occupent fort peu de la Province, et s'ils s'en +occupent, c'est pour en rire. Celui-là , comme on dit, ne reçoit pas +l'injure qui l'ignore: mais malheur à qui se fourvoie dans le guêpier. +Les bonnes gens de petite ville ne pardonnent pas à ceux qui se tiennent +en dehors de leurs coteries, et ils ont la haine de l'étranger, dont +l'existence n'est pas circonscrite à l'ombre de leur clocher.--<span class="sc">Poligny.</span></p> + + <p>Paris n'est pas un problème si étrange, un labyrinthe si inextricable, +un dédale si compliqué. On peut connaître Paris comme son village. +Qu'est-ce que Paris? C'est une ville qui a trois lieues de diamètre, +neuf lieues de circonférence. On peut la traverser à pied en moins de +deux heures, et en faire le tour entre le déjeuner et le dîner. Elle est +un peu plus grande que les autres; les rues sont plus longues, les +maisons plus hautes; mais enfin, ce sont des rues et des maisons, et on +y retrouve les mêmes éléments que dans les villes secondaires. Je dirai +même que Paris est une <i>Petite ville</i>, c'est-à -dire une agglomération de +petites villes limitrophes qui n'ont entre elles aucune affinité ni les +mœurs, ni les usages, ni les croyances, ni le costume, ni même le +langage. Je ne parle pas des habitants de la Rive droite, qui disent +pour passer les ponts: «Je vais de l'autre côté de l'eau», et des +habitants de la Rive gauche: «Je vais à Paris.» Je parle des voisins qui +se touchent. Qu'y a-t-il de commun entre la Ville du Faubourg +Saint-Germain et la Ville dû Quartier-Latin? Elles sont aussi +différentes qu'une douairière et une grisette, aussi séparées qu'une +vieille monarchie et une jeune république. Ainsi des autres. Paris est +une Petite ville, la Foire aux Cancans, la Grande Potinière.--<span class="sc">Rulwer.</span></p> + + <p>J'ai toujours été indiffèrent à l'opinion des autres; je ne me soucie +pas de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit de moi, je n'ai à subir le +jugement de personne et je ne dois aucun compte de mes actes et de mes +sentiments personnels. Voilà une déclaration de principes qui paraîtra +la chose la plus simple à un Parisien; j'ai osé la faire à un +Provincial, qui est tombé des nues; il m'a considéré avec inquiétude et +s'est éloigné de moi comme d'un pestiféré.--<span class="sc">Petit clerc</span>.</p> + + <p>L'ennui ronge la province; on le lit sur tous les visages. On connaît la +ville, maison par maison; tout le monde se sait par cœur. Les cancans, +maigre chère, vieilles histoires ressassées, difficiles à rajeunir. Leur +plus clair résultat est de semer la zizanie dans toutes les familles de +Guelfes et de Gibelins. On traite les piqûres d'épingle comme des coups +de stylet, on se brouille pour un mot, pour un sourire, pour rien, sans +doute pour se désennuyer par les négociations du raccommodement. Un +autre malheur de la province, c'est de se fâcher contre les choses, ce +qui est inutile, dit Euripide, parce que cela ne leur fait rien du +tout.--<span class="sc">L'Ennuyé.</span></p> + + <p>La Bruyère n'a eu garde d'oublier la Province dans ses <i>Caractères</i>. +Tout le monde connaît le tableau de la <i>Petite ville</i>, où Picard a +trouvé le cadre de sa comédie, dont je ne détacherai qu'un trait:</p> + + <p>La première représentation était incertaine, un seul mot décida du +succès. Quand la mère apprend que celui des deux Parisiens sur lequel +elle avait jeté son dévolu était marié, elle crie à sa fille:» Sortez, +sortez, n'écoutez plus rien!» La petite ingénue provinciale ne perd pas +la tête et répond avec sérénité: «Mais, maman, l'autre n'est peut-être +pas marié?»--<span class="sc">Camille S.</span></p> + + <p><i>Parisienne</i> et <i>Provinciale</i>, en dehors de Paris, sont des synonymes de +<i>Courtisane</i> ou <i>Ménagère</i>, de Proud'hon. C'est un peu rustique, et +aussi faux que cette autre formule: «Toute femme qui n'est pas à Dieu +est à Vénus.»--<span class="sc">Vesta.</span></p> + + <p>On ne saurait imaginer combien est banal, étroit, arriéré, ennuyé et +ennuyeux, le monde d'une Petite ville de province; mais les gens sont +partout les mêmes, et ce microcosme est la réduction exacte des plus +grandes, qui se croient des rivales de Paris. Trois castes les +composent: aristocratie orgueilleuse et fermée, bourgeoisie vaniteuse et +jalouse, peuple envieux et gouailleur; castes aussi tranchées, séparées +et divisées, par ce temps qui a la prétention d'imposer des mœurs +égalitaires, qu'elles le furent jadis par la classification des Trois +Ordres. Autrefois, elles n'avaient pas plus d'affinité que l'huile et le +vinaigre; aujourd'hui, la Politique est le sel qui opère le mélange, et +le Clergé, la Noblesse, la Bourgeoisie et le Peuple se fusionnent pour +assaisonner la salade nationale. De là une physionomie nouvelle du monde +provincial, où la garnison circule sans s'y mêler, et où les +fonctionnaires forment une colonie temporaire. On a beau les changer, +ils ont tous comme un air de famille, il semble que ce sont toujours les +mêmes; le nouveau ressemble à son prédécesseur, son successeur lui +ressemblera, et on ne parvient à les distinguer que par quelque signe +particulier, quand ils en ont un.--<span class="sc">Tapis Vert.</span></p> + + <p>Ce que je reproche à la province, ce n'est pas sa chape de plomb, qui +endort la pensée et engourdit le cœur, c'est son hypocrisie peureuse, +la basse jalousie, l'envie à l'œil louche, qui y voit très clair, la +haine, qui faussent les caractères et humilient l'intelligence, en +soumettant tout le monde à l'esclavage de l'Opinion, qu'on méprise en +secret. On se défie de l'ami et on flatte l'ennemi; on ménage la chèvre +et le chou, on craint le loup et on ne veut pas se brouiller avec le +batelier.--<span class="sc">Épine de rose</span>.</p> + + <p>En causant avec les habitants de toutes les classes, les fonctionnaires, +les notables, les marchands, les artisans, on apprend des choses vraies +et beaucoup plus intéressantes que les monographies historiques. Tout le +monde sait quelque chose et aime à dire ce qu'il a appris, à raconter ce +qu'il a vu, à donner son avis sur les hommes et les choses qui le +touchent de près et qu'il a occasion d'observer tous les jours. On a +aussi quelquefois la chance de rencontrer des gens instruits et +affables, qui ont du plaisir à faire les honneurs de leur +pays.--<span class="sc">Tourist.</span></p> + + <p>D'abord parce que c'est Paris, et que de toutes les capitales c'est la +ville libre par excellence. La liberté ne consiste pas seulement à aller +et à venir à sa guise, mais encore à n'avoir de rapports forcés avec +personne. Les relations y sont nombreuses, faciles, et n'engagent à +rien. On y vit tranquillement à sa guise, sans gêner personne et sans +qu'on s'occupe de vous. Paris n'a jamais supporté de joug d'aucune +sorte; quand on a l'indépendance de la fortune, on jouit de toutes les +autres, jamais on ne rencontre d'obstacle, d'entrave, de gêne, on est +libre dans la ville de toutes les libertés. De même règne partout +l'égalité; le plus simple bourgeois ne songe même pas à s'étonner de se +voir au théâtre, en omnibus, etc., entre un duc et un ministre. Enfin +Paris la Grand'ville, le Beau Paris, est la Cité fraternelle et +hospitalière, la seconde patrie de ceux qui en ont une et la patrie +d'élection de ceux qui n'en ont plus.--<span class="sc">Liberté, Égalité, Fraternité.</span><br> + + <span class="rig"><span class="sc">Charles Joliet.</span></span></p> + + <p><i>(A suivre.)</i></p> + <br><br> + + <h3>NOTES ET IMPRESSIONS</h3> + + <p>L'on peut dérober à la façon des abeilles, sans faire tort à personne; +mais le vol de la fourmi qui enlève le grain entier ne doit jamais être +imité.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">La Mothe Le Vayer.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons, avant de +crier, si elles sont bien à nous.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Anatole France.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Avoir trop d'esprit est une accusation qui sert, en Angleterre comme en +France, à tenir éloignées du pouvoir les supériorités qui font ombrage +aux médiocres.<br> + +<i>(Mémoires)</i><br> + + <span class="rig"><span class="sc">Talleyrand.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>La raison a, de tout temps, aimé à morigéner le sentiment.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Léon Say.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus +mince espérance.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Émile Gaboriau.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a +passé par la petite vérole: il reste grêlé.<br> + + <i>Claude Larcher</i><br> + + <span class="rig"><span class="sc">(P. Bourget.)</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la +rupture était possible.<br> + + <i>Claude Larcher</i><br> + +<span class="rig"><span class="sc">(P. Bourget.)</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Toute chaîne, fût-elle d'or, fait un jour un forçat de celui qui la +porte.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Adrien Chabot.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Le musicien qui a des réminiscences s'imagine, en les répétant, qu'elles +lui appartiennent, comme le menteur, à force de reproduire un mensonge, +finit par croire qu'il dit la vérité.<br> + +<i>(Pensées posthumes.)</i><br> + + <span class="rig"><span class="sc">Louis Lacombe.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>L'âme reprend son vol, dès qu'on revit par elle.<br> + +<i>(Pages intimes.)</i><br> + +<span class="rig"><span class="sc">Eugène Manuel.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>La médecine de nos jours est aussi originale que savante: elle invente +encore plus de maladies que de remèdes.</p> + + <p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>La célébrité qui s'acquiert le plus vite est celle du crime.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">G.-M. Valtour.</span></span></p><br> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/007.png"><br><b>L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU.--Vue générale du palais +et de ses annexes.</b></p> +<br><br> + + <p class="mid"><img alt="" src="images/008a.png"><br><b>Sur le sable. + +La récolte des œufs.</b></p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/008b.png"><br><b>L'empailleur. + +Deux amis.</b></p> + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/008c.png"><br><b>Une capture.</b></p> + + + + <p class="mid"><b>LE COMMERCE DES ALLIGATORS DANS LA FLORIDE.</b></p> + + <br><br> + + <p class="mid"><img alt="" src="images/008d.png"></p> + + <p><b>Ouverture de la session parlementaire.</b>--C'est lundi 13 courant qu'a eu +lieu la rentrée des Chambres. Cette fois-ci le vénérable M. Pierre +Blanc, celui qu'on a surnommé un peu familièrement peut-être le <i>vieil +Allobroge,</i> ne présidait pas la séance comme il l'a fait chaque année +depuis si longtemps déjà . Ce n'est pas qu'il ne soit toujours vert et +jeune en dépit de ses quatre-vingt-cinq ans, mais le froid et la neige +l'avaient retenu bloqué dans son pays, la Savoie. Il a été remplacé au +fauteuil présidentiel par M. de Gasté, un peu plus jeune que lui, mais +pas beaucoup plus. Les secrétaires d'âge installés au bureau étaient MM. +Argeliès, Lasserre, Pierre Richard et Maurice Barrés. Quatre députés, +deux boulangistes. La proportion a dû paraître un peu forte, mais c'est +le hasard qui est le seul coupable.</p> + + <p>La présidence de M. de Gasté avait provoqué une certaine curiosité. Son +discours a été court. Après avoir fait part à l'Assemblée de ses regrets +que le vénéré M. Blanc ait été retenu loin de Paris, il a continué +ainsi:</p> + + <p>«N'ayant pas quitté Paris et quoique malade moi-même, j'obéis au +règlement en venant ouvrir les travaux de votre session ordinaire.</p> + + <p>«Dans la très courte allocution que je prononcerai, vous me permettrez, +mes chers collègues, d'introduire le vœu que vous me veniez en aide, le +jour où je vous demanderai de modifier nos lois constitutionnelles et de +leur donner plus de similitude avec la Constitution américaine qu'avec +la Constitution anglaise.</p> + + <p>«En ce qui concerne nos travaux intérieurs, vous ne reprocherez pas à +l'un de vos vétérans de regretter qu'à chaque renouvellement de +l'Assemblée les propositions disparaissent et que les meilleures +réformes voient ainsi quelquefois plus de trois législatures se succéder +sans même être examinées.»</p> + + <p>Il termine en souhaitant que pendant Tannée 1891 les commissions +apportent à leurs travaux la plus grande activité.</p> + + <p>Après que le doyen d'âge a pris place au fauteuil présidentiel, on a +procédé au tirage au sort des bureaux.</p> + + <p>M. Floquet a été élu président définitif.</p> + + <p>Au Sénat, la séance d'ouverture a été présidée par M. de Lur-Saluces, +sénateur de la Gironde.</p> + + <p><b>Le ministère; l'Emprunt.</b>--L'impression générale, à la rentrée des +Chambres, était que le ministère n'avait pas à craindre cette année les +surprises qui suivent parfois la période d'accalmie connue sous le nom +de «trêve des confiseurs». Par extraordinaire, on ne songe pas à +renverser un cabinet qui date déjà de deux ans.</p> + + <p>Le succès de l'emprunt explique en partie cette situation privilégiée +faite aux membres du gouvernement et aussi, on peut le dire, les +résultats des élections sénatoriales qui sont portés à l'actif du +ministre de l'intérieur. Mais, si la victoire électorale des +républicains peut contrarier ceux qui sont restés attaches aux anciens +partis, le triomphe que vient de remporter notre pays dans l'ordre +financier est fait pour réjouir tout le monde.</p> + + <p>L'État demandait aux souscripteurs de s'engager pour 869 millions: les +souscripteurs lui ont offert plus de 14 milliards. Le premier versement +était fixé à 141 millions. Le Trésor a encaissé dans la journée du 10 +janvier la somme énorme de deux milliards trois cent quarante millions.</p> + + <p>Nous donnons du reste dans une autre partie du journal (voir page 55) +tous les détails relatifs à cette prodigieuse opération.</p> + + <p><b>Le clergé et la République; le discours de M. Méline.</b>--La question +religieuse tend à prendre une place de plus en plus importante dans la +politique des partis. Il est probable, on pourrait dire, il est certain, +que si, dans la présente législature, il se produit quelque changement +décisif dans l'attitude des divers groupes parlementaires, et surtout +dans le corps électoral, ce changement tiendra pour une large part aux +déclarations formulées par le cardinal Lavigerie. Cela ne tient pas +seulement à la personnalité de l'auteur de ces déclarations, qui est +considérable par elle-même. Si le discours qu'il a prononcé à Alger a eu +un tel retentissement, c'est qu'on sentait qu'il était appuyé en cette +circonstance par une autorité plus haute que la sienne, et que sa pensée +répondait à celle, non de tous les prélats de France, mais d'un grand +nombre d'entre eux. A ce point de vue, il y a un intérêt réel à +rechercher si l'opinion assez générale qu'on s'est faite qu'il avait été +en quelque sorte le porte-parole non-seulement d'une partie de +l'épiscopat, mais aussi peut-être du Vatican, était justifiée.</p> + + <p>Nous avons déjà vu que le cardinal Rampolla, qui, lui, parlait sans +contestation possible au nom du Saint-Siège, n'a pas désavoué le +cardinal Lavigerie. Loin de là , dans la lettre qu'il adressait à +l'évêque l'Annecy, il émettait, avec tous les tempéraments possibles et +sous la forme réservée qui est dans la tradition de l'Église, cette +pensée que les catholiques doivent s'accommoder de toutes les formes de +gouvernement.</p> + + <p>Voici un autre document qui mérite également d'arrêter l'attention. +C'est une lettre que l'évêque de Saint-Denis et de la Réunion a adressée +au cardinal Lavigerie et qui constitue une adhésion explicite aux +théories que celui-ci a émises à Alger. Cette lettre est d'autant plus +significative qu'elle est datée de Rome et qu'elle a été écrite à la +suite d'un entretien avec le Pape. Au cours de cet entretien, Léon XIII +a dit à son visiteur: «Vous devez être content du toast du cardinal +Lavigerie?» A quoi l'évêque a répondu:</p> + + <p>«Très saint-père, le cardinal a rendu à l'Église des services signalés; +je ne crois pas qu'il lui en ait rendu de plus considérable que celui +qui résultera de ces mémorables paroles. Les conséquences de cette +déclaration ne seront peut-être pas immédiates, mais dans quelque temps +on reconnaîtra que le cardinal qui, dans les batailles du bien contre le +mal, a les vues soudaines du génie, a frappé un coup des plus heureux.»</p> + + <p>Ces lignes, écrites, il faut le répéter, au lendemain d'une entrevue +avec le pape, n'ont pas été désavouées, non plus que les déclarations du +cardinal Lavigerie lui-même. Sans prendre parti dans cette question +essentiellement délicate, puisqu'elle touche à la conscience des membres +de l'épiscopat sur un point de doctrine à la fois religieuse et +politique, il est permis cependant d'affirmer que le chef de l'Église, +s'il n'impose pas à ses représentants immédiats en France un acte +d'adhésion formelle en faveur de la République, les laisse toutefois +libres d'accepter sous leur responsabilité le régime établi.</p> + + <p>Le fait a une portée considérable puisque aujourd'hui c'est la question +religieuse qui sert de terrain de lutte entre les amis et les +adversaires de la République. Aussi est-il intéressant de voir l'accueil +que les républicains font à ceux qui accomplissent ou qui projettent +l'évolution entreprise par le cardinal Lavigerie, qui serait suivi, +dit-on, non seulement par l'évêque de Saint-Denis, mais aussi par +plusieurs autres membres de l'épiscopat, entre autres les archevêques ou +évêques de Tours, Cambrai, Rouen, Digne, Bayonne, Langres, etc... On a à +ce sujet de nombreux documents, mais on peut considérer comme les +résumant le discours prononcé par M. Méline à Remiremont, à l'occasion +de la reconstitution de «l'alliance républicaine» dans cette ville.</p> + + <p>Après avoir fait à son tour le procès du boulangisme, l'ancien président +de la Chambre a déclaré que, tout en recommandant, dans les rapports de +l'Église et de l'État, une politique de modération, il est partisan de +la laïcité de l'enseignement public et du service militaire obligatoire +pour tous, sans exception. Il convient toutefois, a ajouté l'orateur, +«'introduire dans l'application de ces lois tous les tempéraments, +toutes les précautions de transition compatibles avec leur texte et leur +esprit.»</p> + + <p>Faisant allusion à la discussion qui s'est élevée à la Chambre sur le +régime fiscal des congrégations, M. Méline a déclaré qu'il n'a pas +hésité à marquer par son vote que, s'il entend faire payer aux +congrégations tout ce qu'elles doivent, il entend du moins qu'on leur +applique la loi comme à tous les citoyens, avec justice et sans passion.</p> + + <p>L'orateur a rappelé enfin les récents discours du cardinal Lavigerie et +la lettre de l'évêque de la Réunion. «Bien que ces adhésions, a-t-il +dit, soient accompagnées de restrictions inacceptables, il y a là malgré +tout un aveu précieux et un symptôme significatif. Toutefois il importe +que le parti républicain soit circonspect, jusqu'au jour où les actes +suivront les paroles.»</p> + + <p>Le discours de M. Méline a été longuement commenté par toute la presse, +parce que, en effet, on sait que c'est de ce côté que va se porter +l'effort des partis au cours de l'année qui vient de commencer, et que, +si le mouvement inauguré par un certain nombre de prélats se généralise, +des modifications d'une portée considérable peuvent se produire dans la +situation politique du pays.</p> + + <p><b>Afrique</b>: <i>Soudan français.</i>--Nous annoncions dans notre dernier numéro +que le commandant Archinard s était mis en marche sur Nioro, la dernière +forteresse d'Ahmadou et que, très probablement, il avait déjà pris +contact avec l'ennemi. En effet une dépêché de Kayes a fait savoir +depuis que la place de Nioro avait été enlevée et qu'Ahmadou était en +fuite.</p> + + <p>Le colonel Archinard n'avait sous ses ordres que 700 hommes, mais, comme +nous l'avons dit, il disposait de l'artillerie nécessaire pour détruire +les fortifications de Nioro. L'affaire a dû être chaude toutefois, car +les Toucouleurs se battent avec une bravoure exceptionnelle, et nos +troupes, épuisées par une marche de 300 kilomètres, ont dû faire des +prodiges de valeur pour triompher de pareils adversaires.</p> + + <p>La conquête de Nioro complète l'œuvre commencée l'an dernier par le +colonel Archinard. Actuellement la ligne de nos postes entre le Sénégal +et le Niger se trouve couverte à grande distance par les forteresses +conquises sur l'ex-sultan de Segou. Il ne reste plus rien du vaste +empire d'El Hadj-Omar, le grand conquérant que Faidherbe a arrêté dans +sa marche vers l'Océan Atlantique.</p> + + <p><i>Au Dahomey.</i>--D'après les dernières nouvelles apportées par le courrier +de la côte occidentale d'Afrique. M. Ballot, résident de France à +Porto-Novo, est parti en mission pour Abomey en compagnie de M. M. Le +Blanc, lieutenant de vaisseau, Decœur, capitaine d'artillerie de +marine, et le Père Dorgère. Cette mission allait porter les cadeaux du +gouvernement français à Behanzin, roi du Dahomey. Le roi Toffa, de +Porto-Novo qui voudrait, paraît-il, se réconcilier avec son ennemi, +aurait joint ses cadeaux à ceux du gouvernement français.</p> + + <p>Pendant ce temps, les Allemands font au roi de Dahomey un cadeau d'un +autre genre. Les chefs des établissements qu'ils ont à Whidah ont +présenté à Behanzin un fusil à aiguille qui a été agréé par lui et dont +l'armée dahoméenne va être, dit-on, pourvue. Behanzin en a été tellement +satisfait qu'il a immédiatement fait don de quatre esclaves à chacune +des maisons desquelles il avait reçu ces étrennes utiles.</p> + + <p>Ce n'est pas tout. Deux cabécères ont été envoyés par le roi à Lagos +pour traiter avec un commerçant anglais au sujet de la fourniture de +fusils et de munitions de guerre destinés à l'armée dahoméenne. Le +marché a reçu même un commencement d'exécution, car une somme de 125,000 +francs a été versée entre les mains du fournisseur.</p> + + <p>Il n'est pas difficile de prévoir que nous aurons encore de ce côté de +nouvelles surprises. La pacification est loin d'être définitive. Au +moment où il reçoit nos cadeaux, le roi de Dahomey se préoccupe de +mettre ses troupes en état de nous résister, et en même temps, pour +empêcher nos officiers d'étudier la route de Kotonou à Whidah, il a +rappelé aux Européens que la plage leur était interdite, et que la route +seule de l'intérieur leur était permise. Or, celle-ci est à peu près +impraticable. Il ne faut pas oublier que le nègre est un composé du +sauvage et du diplomate.</p> + + <p><b>Beaux-Arts.</b>--<i>Le bureau du comité des 90.</i>--Le nouveau comité des 90 a +nommé son bureau. M. Bailly a été réélu président à une forte majorité. +MM. Bonnat et Paul Dubois ont été choisis comme vice présidents. M. Tony +Robert-Fleury a été réélu secrétaire et M. Daumet secrétaire-trésorier.</p> + + <p>Dans le sous-comité d'administration figurent MM. Gérome, J. Lefebvre. +Cormon, Guillemet, Bernier, Detaille, Albert Maignan, Busson, Humbert et +Yon, pour la peinture; MM. Boisseau, Bartholdi, Cuvelier et Mathurin +Moreau, pour la sculpture; MM. Normand et Pascal, pour l'architecture; +MM. Sirouy et Lefort, pour la gravure.</p> + + <p>M. Bouguereau, vice-président de l'ancien comité, n'a pas été réélu.</p> + + <p>Les membres de la section de peinture se sont réunis lundi dernier sous +la présidence de M. Bonnat et ont modifié l'article des statuts +concernant la composition du jury.</p> + + <p>En vertu des résolutions adoptées, il sera constitué un grand jury dans +lequel devra être tiré au sort le jury annuel. Ce grand jury comprendra: +1° tous les jurés qui depuis 1864 ont été élus par leurs confrères; 2° +les artistes hors concours nommés par les artistes de la première +catégorie et par le comité de peinture réunis.</p> + + <p>Les jurés ayant fonctionné une année ne pourront fonctionner l'année +suivante.</p> + +<br><br> + + <p><b>Nécrologie.</b>--Le duc Nicolas de Leuchtenberg.</p> + + <p>Céline Montaland, sociétaire de la Comédie-Française.</p> + + <p>Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous l'Empire.</p> + + <p>M. Jules de Lestapis, ancien sénateur des Basses-Pyrénées.</p> + + <p>M. Lehugeur, professeur au Lycée Louis-le-Grand.</p> + + <p>M. Charles Gauthier, professeur à l'École nationale des Arts Décoratifs.</p> + + <p>Le statuaire Eugène Delaplanche.</p> + + <p>M. Ernest Boysse, chef adjoint des secrétaires-rédacteurs de la Chambre.</p> + + <p>M. Gustave Dalsace, grand négociant de Paris.</p> + + <p>M. Arthur Mallet, un des chefs de la maison de banque Mallet frères.</p> + + <br><br> + + <h3>LES THÉÂTRES</h3> + + <p>Théâtre de l'Odéon; reprise des <i>Faux Bonshommes,</i> comédie en quatre +actes, de MM. Barrière et Capendu.</p> + + <p>La comédie des <i>Faux Bonshommes</i> est trop connue pour que nous nous +étendions longuement à son sujet et pour que nous ne nous contentions +pas d'en annoncer la reprise, faite cette fois-ci sur notre seconde +scène française--en attendant mieux encore, sans doute. Tout l'intérêt +de la soirée se portait donc sur l'interprétation, et cette dernière, +sans être supérieure, a été suffisamment bonne pour nous démontrer que +la comédie de MM. Barrière et Capendu, bien qu'âgée de trente-quatre +ans, est toujours jeune et peut satisfaire non seulement les hommes mûrs +qui l'ont applaudie autrefois, mais les générations nouvelles.</p> + + <p>L'Odéon n'avait pas de Péponet dans sa troupe, il a appelé à lui M. +Daubray, du Palais-Royal. M. Daubray, certes, est un excellent comique, +mais un comique plutôt qu'un vrai comédien, il a <i>joué</i> le rôle de +Péponet, il n'a pas été Péponet. Le créateur du rôle, Delannoy, avait +autrement compris son personnage. Dumény dans le rôle d'Edgar, est +charmant, comme toujours, de finesse et de malice. Cornaglia fait M. +Dufouré, et il s'en acquitte consciencieusement, mais où est Parade? +Montbars mérite une mention toute particulière dans Bassecourt. Du côté +des femmes, nous citerons Mme Crosnier, parfaite de naturel, Mlle +Dieudonné, très mutine, et Mlle Dubut qui rend à merveille la douce +physionomie d'Emmeline. En somme, reprise très intéressante et dont le +directeur de l'Odéon n'aura pas à se repentir.</p> + + <p>S.</p> +<br><br> + + <h3>LES LIVRES NOUVEAUX</h3> + + <p><i>Truandailles,</i> par M. Jean Richepin. +1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Charpentier).--Avec ce titre-là , il n'y a pas au +moins danger de s'y méprendre. Ce ne sont point des nouvelles à l'eau de +rose et la mère qui en permettrait la lecture à sa fille aurait +réellement perdu le sens, au moins le sens des mots. On savait bien que +M. Richepin était un oseur... Oh! oui, la preuve en était faite, en vers +ainsi qu'en prose. Mais on pouvait croire qu'une fois la queue de son +chien coupée, il oserait enfin une chose: avoir du talent ou du génie, +sans pistolet ni pétard, sans vouloir épater le bourgeois.</p> + + <p>Il paraît que non; la queue de son chien repousse et, chaque fois, +l'auteur de la <i>Chanson des Gueux</i> s'abandonne au plaisir de la couper.</p> + + <p><i>David d'Angers et ses relations littéraires.</i> Correspondance du maître +avec Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, de Vigny, Lamennais, Balzac, +Charlet, Louis et Victor Pavie, lady Morgan, Cooper, Humboldt, etc. +publiée par Henry Jouin. 1 vol. in-8° avec un portrait inédit de David +d'Angers (Plon, Nourrit et Cie).--Nous ne dirons pas que ce volume vient +compléter l'ouvrage publié, il y a douze ans, par M. Henry Jouin: <i>David +d'Angers, sa vie, son œuvre, ses écrits et ses contemporains</i>. Cette +biographie, éloquente et savante, n'avait pas besoin d'être complétée. +David et les hommes de son temps ont écrit ce livre, dit M. H. Jouin, +qui s'en déclare, il est vrai, responsable, mais comme éditeur +seulement, sorte de «mémoires des autres», à l'entendre; mais ces autres +ont les noms les plus illustres de la première partie du siècle. Au +milieu de noms plus célèbres se détache en première ligne celui d'un ami +du maître, Victor Pavie. Les proches de Pavie possédaient les lettres de +David; le fils du statuaire, M. Robert David d'Angers, conservait les +réponses de Pavie; qu'on ajoute à ces documents, qui font ressortir avec +relief la figure du maître, les autographes des contemporains «saluant +de tous les points du monde un artisan de leur gloire», et l'on aura +l'idée de la richesse et de l'intérêt d'une telle publication. M. Henry +Jouin a fait précéder le volume d'une introduction fort intéressante et +suivre la plupart des lettres d'une note qui fait connaître les +circonstances auxquelles elles se rapportent.</p> + + <p><i>Mémoires de la duchesse de Brancas,</i> publiés avec préface, notes et +tables, par Eugène Asse.--Paris, Jouaust, 1890. In-18 elzévirien de +XLVII-233 pages. 3 fr. 50 c. La librairie des bibliophiles enrichit son +élégante petite «Bibliothèque des Mémoires» d'un volume tout à fait +curieux. C'est encore M. Eugène Asse, dont ont connaît la vaste +érudition historique et littéraire, qui, après nous avoir tout récemment +donné les <i>Mémoires de Mme de Lafayette</i>, publie aujourd'hui les +souvenirs de Mme de Brancas, sur Louis XV et Mme de Châteauroux. La +préface de l'habile éditeur est, par elle-même, un des chapitres les +plus piquants qui aient été écrits sur la «moralité» d'une certaine +partie de la cour, sous le règne du prince qui se piquait le moins de +vertu. Aux trop courts Mémoires de la duchesse de Brancas, M. Eugène +Asse a joint la correspondance (46 lettres de Châteauroux), ainsi qu'un +extrait bien choisi du fameux pamphlet, <i>Mémoires de la cour de Perse</i>, +le tout formant un ensemble très curieux, sinon fort édifiant.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">F. D.</span></span></p> + <br> + + <p><i>La Liberté de conscience,</i> par Léon Marillier. 1 in-12. 3 fr. 50 +(Armand Colin.)--Savait-on qu'un prix de quinze mille francs avait été +destiné par un donateur anonyme à récompenser «le meilleur ouvrage ayant +pour objet de faire sentir et reconnaître la nécessité d'établir de plus +en plus la liberté de conscience dans les institutions et les mœurs? +Savait-on qu'un concours avait été établi, un jury institué, avec M. +Jules Simon pour président? Si tout le monde ne l'a pas su, tout le +monde ne l'a pas ignoré, car 324 manuscrits ont répondu à l'appel du +donateur. Le rapporteur, M. L. Marillier, agrégé de philosophie, maître +de conférences à l'École des Hautes Etudes, pour porter un jugement sur +cet ensemble, n'a pas écrit moins d'un volume qui est un traité, très +complet--et très profitable--de la question.</p> + + <p><i>La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889</i>, +par Roger Marx, inspecteur des musées au ministère de l'instruction +publique.--Paris, Quantin, 1890. Grand in-8° de 60 pages, avec 30 +gravures. Tirage à petit nombre sur papier de luxe.--Cette belle +publication, dont le titre indique suffisamment l'objet, renferme la +remarquable conférence faite, le 17 juin dernier, par M. Roger Marx, au +Congrès de la Société centrale des architectes français. L'auteur, dont +on n'a point oublié les intéressantes études sur diverses questions +d'art (l'<i>Art lorrain, l'Estampe, la Gravure</i>, etc.), a traité son +sujet, il n'est pas besoin de le dire, avec autant de charme que de +compétence et a trouvé le moyen de condenser en un petit nombre de pages +une multitude de renseignements instructifs et de justes aperçus.</p> + + <p><i>Les Pièces de Molière</i> (librairie des Bibliophiles.)--La neuvième vient +de paraître: c'est l'<i>Impromptu de Versailles</i>. Notice et notes de M. +Auguste Vitu, dessins de Leloir, gravés par Champollion.</p> + + <p>Dans la collection des <i>Petits chefs-d'œuvre</i> (librairie des +Bibliophiles), les <i>Anecdotes sur Richelieu</i>, de Rulhière, avec une +préface par M. Eugène Asse, vif et piquant opuscule, qui est à la fois +le bulletin des victoires amoureuses du petit-neveu du cardinal et le +martyrologe de la vertu de ses contemporaines.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/009.png"></p> +<br> +<p class="mid">CÉLINE MONTALAND</p> + + <p>Si jamais la dénomination «d'enfant de la balle» convint à quelqu'un, ce +fut certes à Céline Montaland. Née d'un père qui appartenait au théâtre, +filleule, comme Mme Céline Chaumont, de Mme Céline Caillot, qui fit les +beaux jours du Vaudeville lorsqu'il était situé place de la Bourse nos +pères appelaient ce temps l'époque des trois Célines. Céline Montaland +monta sur les planches à l'âge de six ans, le 13 décembre 1849. Et sous +quels auspices!... elle créait dans <i>Gabrielle</i>, d'Émile Augier, le rôle +de la petite fille que l'excellent comédien Régnier, alors sous le coup +de la perte de son enfant, serrait dans ses bras...</p> + + <p>Céline Montaland montra, dans ce rôle, tant de gentillesse, de naturel, +d'esprit, que des auteurs, confiants dans son talent si précoce, +écrivirent des rôles pour elle. Labiche lui donna à jouer <i>Une fille, +bien gardée</i> et <i>Mam'zelle fait ses dents...</i> Et, dans toutes ces +créations, on l'admirait, disait Jules Janin, «non pas comme un baby +précoce, mais comme on admirerait une très grande actrice jouant le rôle +d'un baby.»</p> + + <p>On promena l'enfant prodige en France, en Algérie, en Italie, dans le +monde entier. Le général Bosquet la nommait «l'enfant Bonheur». Victor +Emmanuel donnait des revues en son honneur, et je ne sais plus quel +empereur obligeait ses troupes à faire un détour pour que Céline les vit +passer de sa fenêtre. Ces triomphes précoces ne l'empêchèrent pas de +travailler.</p> + + <p>Elle s'essaya dans les genres les plus divers: à la Porte-Saint-Martin +dans la féerie, au Gymnase dans la comédie, aux matinées Ballande dans +le classique, aux théâtres des Nouveautés et Taitbout dans l'opérette. +Cependant les années marchaient: revenue au genre sérieux, elle +interpréta à l'Odéon la mère dans <i>Jack</i>, de M. Alphonse Daudet. Puis, +après quelques mois passés en Russie, elle fut appelée par M. Émile +Perrin à la Comédie-Française. Elle débuta le 13 décembre 1881 et +réussit complètement dans <i>Bataille de Dames</i> de MM. Scribe et Legouvé. +Depuis nous l'avons applaudie dans la plupart des pièces nouvelles que +représenta le Théâtre-Français, en dernier lieu dans <i>Margot</i> de M. +Meilhac.</p> + + <p>En disant adieu à sa sociétaire disparue, M. Jules Claretie a dit +d'elle: «Elle était, et elle s'en vantait en souriant, la doyenne de la +maison (puisqu'elle y avait paru pour la première fois en 1849), cette +charmante et vaillante femme, d'une bonté si rare, sans affectation et +sans phrases, toujours prête au labeur, exacte, consciencieuse, dévouée +aux intérêts de la Comédie... Elle emporte un peu de la verve, de la +gaieté saine, de la grâce souriante de la maison.»</p> + + <p><span class="sc">Adolphe Aderer.</span></p> + +<p class="mid">LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG</p> + + <p>Les obsèques du duc de Leuchtenberg ont été célébrées en grande pompe; +les honneurs dus aux membres des familles impériales lui ont été rendus +par deux compagnies du 4e régiment de ligne, deux batteries à cheval du +31e d'artillerie et trois escadrons de cavalerie; ces troupes étaient +commandées par le général de division Ladvocat et le général de brigade +Moulin. M. Carnot, président de la République, s'était fait représenter +à ses obsèques par les officiers de sa maison militaire; tous les +ministres présents à Paris, un grand nombre de députés, de sénateurs, et +le corps diplomatique y assistaient.</p> + + <p>Notre gravure représente le service funèbre célébré à l'église russe de +la rue Daru, trop petite pour contenir tous ceux qui avaient suivi le +convoi. Au pied du cercueil, recouvert d'un drap d'or, insigne funéraire +de la famille impériale, placé simplement sur le parquet de l'église, +entouré d'arbustes verts et de camélias blancs, l'archiprêtre Wassilief +lit les saints évangiles dans la bible que le père Arsène tient ouverte +devant lui; à la tête, et de chaque côté, deux officiers de l'armée +russe, en grande tenue, immobiles, à droite le lieutenant Schipof, à +gauche le lieutenant prince Orlof, portent sur des coussins de velours +grenat les nombreuses décorations du défunt. Au premier rang, à gauche, +sont placés le général Bruyère et le colonel Litchenstein, représentant +le président de la République; un peu plus loin, et sur le même rang, la +duchesse d'Oldenbourg, portant en sautoir le grand cordon de +Sainte-Catherine. Au premier rang, à droite, et tournant le dos, se +trouve le duc Eugène de Leuchtenberg, revêtu du costume de général +russe, frère du défunt. Suivant les usages de l'église orthodoxe, tous +les assistants portent dans la main droite un petit cierge qu'ils +tiennent pendant la plus grande partie de la cérémonie.</p> + +<p class="mid">M. FOUCHER DE CAREIL</p> + + <p>Le comte Foucher de Careil qui vient de mourir sénateur républicain de +Seine-et-Marne était fils du général comte Foucher de Careil, dont le +nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Il appartenait donc, +par son origine, à un monde qui considère généralement comme une sorte +de forfaiture l'acceptation du régime que la France s'est donné. M. +Foucher de Careil avait fait plus et mieux que de se rallier à la +République: il avait collaboré à sa fondation. Déjà , dans les dernières +années de l'Empire, il avait manifesté ses tendances libérales, par une +candidature au conseil général du Calvados, et dans diverses conférences +à Paris. Après le 4 septembre, il se solidarisa avec ceux qui essayaient +d'établir un gouvernement régulier au milieu des ruines de la patrie; il +servit M. Thiers et accepta une préfecture. Il était préfet de +Seine-et-Marne quand le 24 mai 1873 l'obligea à quitter +l'administration. Enfin, la constitution républicaine ayant été votée en +1875, M. Foucher de Careil fut envoyé au Sénat par le département de +Seine-et-Marne dès les premières élections pour la Chambre-Haute, en +janvier 1876.</p> + + <p>Il a été réélu en 1882; il a été réélu récemment encore, on peut dire +sans contestation. Dans l'intervalle, M. le comte Foucher de Careil +avait représenté (de 1881 à 1883) la France à Vienne en qualité +d'ambassadeur. Son nom, sa grande fortune, son savoir varié, sa +compétence très répandue, son urbanité, avaient mis notre envoyé en très +bonne posture à la cour si aristocratique et si exigeante +d'Autriche-Hongrie.</p> + +<p class="mid">M. EUGÈNE DELAPLANCHE</p> + + <p>Dans notre numéro du 27 décembre dernier, nous donnions une des +dernières et non des moins belles œuvres du grand artiste qui vient de +mourir, le monument du cardinal Donnet élevé dans la basilique de +Saint-André de Bordeaux. M. Eugène Delaplanche était gravement malade +déjà à ce moment, et il ne lui a pas été donné d'assister à +l'inauguration de ce magnifique monument. Peu de jours après, le 10 +janvier, il mourait, et sa mort sera à jamais regrettée, car la France +perd en lui un des hommes qui lui faisaient le plus d'honneur, un +artiste qui à certaines heures de sa vie a été réellement inspiré.</p> + + <p>Eugène Delaplanche était né en 1836. Sa carrière a été particulièrement +laborieuse et rapide. Elève de Durer et de l'École des Beaux-Arts, il +remporta, en 1858, le deuxième prix de Rome avec <i>Achille saisissant ses +armes</i>, et, en 1861, le premier avec <i>Ulysse bandant l'arc que les +prétendants n'ont pu ployer</i>. Il donna bientôt au Salon une série +d'œuvres qui toutes furent récompensées, nous citerons entr'autres: +L'<i>Enfant monté sur une tortue</i>, et <i>Ève après le péché</i>, qui figure +aujourd'hui au musée du Luxembourg. Il travailla dès lors avec une +infatigable ardeur. <i>La Musique, la Vierge au lys, le Message d'amour, +Sainte-Agnès, l'Éducation maternelle</i>, mirent le sceau à sa réputation.</p> + + <p>M. Eugène Delaplanche était officier de la Légion d'honneur.</p> + +<p class="mid">LES GLACES DANS LA MER DU NORD</p> + + <p>Un des plus pittoresques spectacles que l'on puisse imaginer est celui +qu'offre en ce moment la mer du Nord et cela sur une très vaste étendue: +à Ostende, notamment.</p> + + <p>Devant la digue, à l'entrée du port, les glaçons se sont accumulés, +depuis les froids de ces derniers temps, sur une surface énorme, sans se +souder cependant.</p> + + <p>Avant d'être venus échouer dans ces parages, ils ont été roulés par les +cours d'eau qui aboutissent à la mer et dont la glace a été brisée. +Presque tous sont couverts de neige, malgré le mouvement continuel dont +ils sont agités. L'eau sous cette couche de glaçons a une couleur +indéfinissable, mais qui parait sale par un effet de contraste avec la +blancheur éblouissante de la neige. A deux ou trois cents mètres de la +côte, le champ de glaçons s'arrête brusquement et la mer apparaît libre.</p> + + <p>Mais ce qu'il y a de plus curieux encore et de plus saisissant, c'est la +vue du vapeur anglais Asthon, qui se trouve pris dans ces glaçons tandis +qu'à quelques mètres de lui, sur la mer libre, les chaloupes de pêche +naviguent toutes voiles dehors.</p> + +<p class="mid">1,500 FRANCS DE RENTE</p> + + <p>A l'Hôtel-de-Ville. C'est un des gros guichets de souscription; ceux-là +seuls qui peuvent acheter 1.500 francs de rentes, et au-dessus, +passeront par ce guichet; une pancarte suspendue tout près de là ne +laisse aucun doute à ce sujet.</p> + + <p>Or, 1,500 francs de rentes représentent un capital de 16,225 francs, +exigeant un versement immédiat de 7,500 francs, à raison de 15 francs +pour 3 francs de rentes. En outre, à la répartition, qui devait se faire +et qui a eu lieu en effet sauf liquidation ultérieure, quarante-huit +heures après, nouvelle somme de 7,500 francs à verser. En tout, 15,000 +francs.</p> + + <p>Les personnages loqueteux qui figurent dans notre dessin n' ont vraiment +pas l'air de capitalistes capables de débourser 15,000 francs en si peu +de temps. Pourtant, ils sont là , au meilleur rang. Arrivés longtemps +avant la première lueur de l'aube, ils attendent. Qu'attendent-ils? +L'ouverture du bienheureux guichet? Non pas! Ils n'ont pas des 750 louis +à offrir comme cela au gouvernement. Ils attendent tout simplement +l'arrivée d'un vrai souscripteur, d'un souscripteur pour de bon, à qui +ils vendront leur place. Car ces hommes sont des marchands de places.</p> + + <p>Assez lucratif, ce métier: il le serait davantage s'il n'y avait pas +tant de morte-saison. Une place se vend 3 francs, 5 francs, voire 10 +francs: cela dépend de l'importance de la souscription, du plus ou moins +de popularité de la valeur émise, de la température aussi.</p> + + <p>Il y a deux ans, lors de l'émission des Bons de l'Exposition, les +marchands de places,--des camelots, habituellement.--gagnèrent beaucoup +d'argent. Un groupe de ces industriels s'était constitué en syndicat, à +la porte du Crédit Foncier. Ils opéraient de la manière que voici: Au +nombre d'une douzaine, ils stationnaient en tête de la queue. Deux ou +trois rabatteurs amenaient le client, le <i>pante</i>, le <i>singe</i>: l'un et +l'autre se disent. Ledit client payait, et le groupe l'admettait dans +son sein, sans pour cela céder un pouce de terrain. Deux, trois, dix +clients, quinze clients; et le groupe de marchands de places était +toujours là , jouant des coudes, se moquant des réclamations, encaissant +force écus de cent sous. On juge de la colère du vrai public; de cela, +les marchands de places se souciaient aussi peu que possible. Il fallut, +pour les faire déguerpir, l'intervention d'un brigadier de sergents de +ville et de plusieurs agents. Mais ils partirent sans regrets; ils +avaient «fait passer» de 100 à 150 personnes, et se partagèrent, par +conséquent, de 500 à 750 fr.: une honnête journée, comme on voit.</p> + + <p>Un conseil: Si jamais il vous arrive d'acheter une place à une queue de +souscription, ne la payez que lorsque votre vendeur sera hors des rangs. +Sous aucun prétexte, ne vous laissez introduire dans un groupe. Votre +désir de souscrire suppose un portefeuille bien garni. Les camelots, +j'en suis bien convaincu, sont tous, du premier au dernier, des gens +d'une délicatesse infinie et d'une rigide probité. Mais enfin, il ne +faut pas tenter le diable.</p> + + <p>C. F.</p> + +<p class="mid">L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU</p> + + <p>L'Exposition française qui doit s'ouvrir à Moscou le 1/13 mai 1891 aura +lieu dans un palais que le gouvernement russe a gracieusement concédé +aux organisateurs.</p> + + <p>Construit pour l'exposition nationale russe qui eut lieu à Moscou en +1872, il est la propriété personnelle du czar et fait partie du domaine +de la couronne.</p> + + <p>La restauration de ce palais, confiée par les constructeurs, MM. Pombla, +à notre compatriote, M. Oscar Didio, ingénieur à Moscou, a été exécutée +avec la plus grande rapidité.</p> + + <p>Avec notre dessin sous les yeux, le lecteur se rendra compte aisément de +l'importance des travaux exécutés, car, indépendamment du palais +principal, une foule de pavillons et de constructions diverses ont été +comme semés dans le beau jardin qui l'entoure. Nous mentionnerons +surtout la grande halle vitrée des machines qui s'étend en bordure sur +la droite de notre gravure: puis, en contournant le palais, nous +trouvons successivement des restaurants, des montagnes russes, le +théâtre, et tout à fait sur la gauche, le ballon captif, le réservoir +d'eau, et, plus bas, le pavillon impérial affecté aux réceptions de la +cour et aux fêtes qui seront organisées pendant la durée de +l'Exposition.</p> + + <p>On compte sur un grand succès à Moscou, mais tout n'est pas prêt encore, +et l'échéance du 1er mai est proche. Un sérieux coup de collier est +nécessaire.</p> + + <p>E. F.</p> + +<p class="mid">LES ALLIGATORS</p> + + <p>La famille des crocodiliens se subdivise, on le sait, en plusieurs +sous-genres: le crocodile, qui habite l'Égypte; le gavial, que l'on +trouve dans l'Inde; le caïman et l'alligator, qui se rencontrent en +Amérique; ce dernier plus particulièrement dans la Floride. Il s'y +multiplie au point de devenir, de la part des gens de couleur de ce +pays, l'objet d'un commerce curieux.</p> + + <p>Montrons d'abord l'<i>Eden</i> de l'alligator. Une rive basse et marécageuse +borde le fleuve à perte de vue; c'est là que sous le chaud soleil, dans +l'alluvion vaseux, l'animal dépose ses œufs et qu'il dort immobile +pendant des journées entières.</p> + + <p>Mais un bruit vient tout à coup troubler sa quiétude; il relève la tête +et aperçoit son ennemi naturel occupé à fouiller le sable pour chercher +ses œufs. Une douce satisfaction se reflète sur la figure de l'homme, +car la récolte s'annonce bien.</p> + + <p>Déjà le chercheur d'œufs est parti avec son panier plein. L'alligator +va pouvoir continuer à dormir en paix. Hélas non! car encore une fois le +sable a crié sous des pas. Ils sont deux à présent, un vieux solide +accompagné d'un plus jeune. Fuyons!...</p> + + <p>Trop tard, le chemin du fleuve est coupé, les chasseurs d'alligators +connaissent leur métier et vont manœuvrer habilement. Cerné de deux +côtés, le malheureux animal est saisi par quatre bras robustes, vivement +retourné sur le dos, le ventre en l'air, et, tandis que le vieux, assis +sur lui, maintient vigoureusement la tête, son compagnon attache les +deux mâchoires au moyen d'une liane.</p> + + <p>Une dernière ressource lui restera, c'est de verser toutes les larmes +que lui prête la fable pour essayer d'attendrir son bourreau. Peine +inutile, la captivité dans une ménagerie foraine ou la mort l'attendent.</p> + + <p>Sa progéniture du moins aura-t-elle un meilleur sort? Pas davantage, car +c'est encore dans un but de commerce que l'homme prendra soin de ses +œufs et les fera éclore.</p> + + <p>Les petits qui en sortiront seront mis dans un seau transformé en +aquarium et tous les matins portés à travers les rues jusqu'à ce que +quelque petit garçon séduit par leur gentillesse achète l'un d'eux: il +deviendra alors, peut-être, le singulier favori que nous vous voyons sur +notre dessin.</p> + + <p>Le petit garçon est nonchalamment assis devant le seuil de la maison, +une jambe étendue, l'autre ramenée vers lui, tandis que son alligator +familier est couché dans une pose d'abandon, frottant câlinement son +gros et rude museau sur le genou de l'enfant. Singulier favori, en +vérité, qui pourrait bien se transformer un beau jour en bête féroce. +Heureusement, l'empailleur est là : pardon, le taxidermiste. La pipe à la +bouche, ses lunettes de pseudo-savant sur le nez, celui-là aussi gagnera +sa vie avec l'alligator. Il va leur rendre la vie, presque le mouvement, +en les montant, dans les attitudes les plus diverses, sur des +planchettes de bois, à la grande joie des amateurs et des enfants.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/010.png"></p> +<br> + <h2>CHARME DANGEREUX</h2> + + <h5>PAR</h5> + + <h3>ANDRE THEURIET</h3> + + <h4>Illustrations d'ÉMILE BAYARD</h4> + + <p class="mid">Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.</p> + + <p>La physionomie du petit port n'avait pas changé. Dans l'ombre de +l'unique rue en pente, les femmes tricotaient, quiètement assises sur le +seuil; les barques se balançaient comme autrefois le long de la jetée +rocheuse; comme le mois passé, les bois d'oliviers baignés de soleil +faisaient silence entre le port endormi et les vagues qui se brisaient +contre le cap Saint-Hospice.</p> + + <p>Mania s'arrêta en face du porche de l'hôtel Victoria:</p> + + <p>--Tenez, reprit-elle, voici notre affaire... L'auberge est déserte et +nous serons là comme chez nous.</p> + + <p>Elle le précéda dans le raide escalier qui conduisait au premier étage +et Jacques la suivit avec un serrement de cœur. L'hôtesse délurée et +rieuse les accueillit dans la salle solitaire. Jacques tremblait qu'elle +ne le reconnût, mais elle voyait passer tant de gens que leurs figures +se brouillaient dans sa mémoire indifférente et elle ne parut pas se +souvenir de lui.</p> + + <p>--Bonjour, ma bonne femme, dit Mania, nous voudrions nous reposer un +moment chez vous et y goûter tranquillement... A cette heure-ci vous ne +devez pas avoir beaucoup de visiteurs?</p> + + <p>--Malheureusement non, reprit l'hôtesse, nous n'avons guère de clients +qu'à l'heure du déjeuner, et encore, aujourd'hui, il n'est, venu +personne... C'est vous qui m'étrennerez, monsieur et madame!</p> + + <p>--Tâchez que nous ne soyons pas dérangés, reprit Jacques, et +apportez-nous de quoi nous rafraîchir... Que pouvez-vous nous donner?</p> + + <p>«Peu de chose, murmurait la bonne femme en s'excusant; les gens qui +étaient venus la veille avaient tout dévoré.»--Elle apporta des +biscuits, des mandarines et une bouteille d'Asti.</p> + + <p>Jacques était honteux de ce maigre régal. Dans sa vanité de snob et +d'amoureux, il aurait voulu offrir à cette grande dame autre chose que +le vin et les fruits dont se contentaient les vulgaires clients de +l'auberge, et il s'excusait plus encore que l'hôtesse. Mania, au +contraire, était ravie; cela la changeait de l'ennui cérémonieux des +<i>five o'clock</i> et donnait plus de saveur à son escapade; les mandarines +décorées de leurs feuilles vertes et servies sur une nappe de grosse +toile, le vin mousseux versé dans d'épais verres à côtes, sous les +solives enfumées d'un cabaret, amusaient son caprice.</p> + + <p>--De quoi vous plaignez-vous? s'écria-t-elle, ce sera charmant, cette +dînette à l'auberge!</p> + + <p>Quand l'hôtelière se fut retirée et qu'ils se trouvèrent seuls, Mme +Liebling enleva son chapeau, se déganta, ouvrit la fenêtre toute grande, +puis trempa ses lèvres dans son verre.</p> + + <p>--Venez un peu ici, continua-t-elle en s'asseyant contre la barre +d'appui de la croisée, et avouez qu'on y est bien mieux que sous la +véranda du restaurant de la Réserve!...</p> + + <p>Jacques se gardait de la contredire. L'épaule effleurée par l'épaule de +Mania, le visage tout près de celui de la jeune femme, il respirait +l'odeur d'œillet blanc qui parfumait ses vêtements, il s'en grisait et +ne détachait plus ses yeux de ceux de sa voisine. Il avait chassé de son +cœur les anciens souvenirs et les récents remords; il se disait que le +monde entier pouvait s'évanouir, pourvu qu'il restât avec Mania à cette +petite fenêtre, et que cette intimité délicieuse se prolongeât pendant +des heures. Il n'osait plus bouger ni parler, de peur que le moindre +mouvement, le plus faible murmure n'accélérât la fuite du temps qui lui +était parcimonieusement mesuré.</p> + + <p>--Oh! murmurait Mme Liebling, ces belles montagnes lilas, le vert +profond de cette eau calme, ce port étroit avec ses rochers rouges et +ses bois d'oliviers, quel endroit adorable! Si vous voulez me faire +plaisir, vous me peindrez un jour ce petit coin avec la couleur qu'il a +en ce moment, avec cette ombre violette qui s'avance sur la mer, et +cette lumière rose qui se recule à mesure, comme pour nous rappeler le +peu de durée de nos meilleures joies... oui, promettez-moi de me donner +ce tableau... Je le regarderai avec un doux serrement de cœur plus +tard... quand vous ne m'aimerez plus.</p> + + <p>--Comment pouvez-vous parler de la sorte? s'exclama Jacques avec +vivacité, je ne cesserai de vous aimer que lorsque je serai dans la +terre.</p> + + <p>--Oui, répliqua-t-elle en hochant la tête, ces choses-là se disent et +même on les croit au moment où on les dit, mais la réalité est là avec +sa prose... On n'est pas plus libre d'aimer que de désaimer.</p> + + <p>--Vous vous trompez, protesta-t-il, je vous chérirai toute ma vie... Je +vous le jure!</p> + + <p>Elle haussa les épaules et un sourire désabusé lui courut sur les +lèvres:</p> + + <p>--Ne jurez pas, de peur d'être obligé de vous parjurer comme saint +Pierre!... Nous ne nous appartenons pas plus que les heures ne nous +appartiennent, et vous ne faites pas exception à la loi commune.</p> + + <p>Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence en lui effleurant le +bras de sa main fluette et allongée.</p> + + <p>--Non, vous ne vous appartenez pas!... À chaque instant il y a un tiers +entre vous et moi... Je m'en suis bien aperçue tout à l'heure encore, +quand, au beau milieu de la promenade, vous êtes devenu tout à coup +taciturne. Si vous êtes franc, avouez qu'à ce moment-là vous pensiez à +une autre...</p> + + <p>Il détourna la tête avec embarras, puis, dépité de se voir ainsi percé à +jour, il murmura entre ses dents serrées:</p> + + <p>--Vous savez pourtant bien que je suis devenu votre esclave!... Comment +osez-vous suspecter un amour qui éclate dans le moindre de mes actes?... +Ce serait plutôt moi qui aurais le droit de douter, moi à qui vous +n'avez jamais dit franchement que vous m'aimiez!</p> + + <p>--Pourquoi alors suis-je ici, je vous prie? demanda-t-elle avec un +hautain pli des lèvres; pourquoi me suis-je fourvoyée avec vous dans ce +cabaret de village?</p> + + <p>Elle s'était éloignée de lui et, debout au milieu de la salle, elle le +regardait ironiquement.</p> + + <p>--Pourquoi? repartit-il, irrité à son tour et répondant à cette attitude +dédaigneuse par un éclat de rudesse paysanne, pourquoi?... Peut-être +pour vous amuser, ou satisfaire votre curiosité, en constatant avec quel +aveuglement un naïf peut se laisser prendre aux caprices d'une +coquette?...</p> + + <p>Elle ressentit vivement la brutalité de ce coup de boutoir immérité, car +elle était sincère à ce moment,--et des larmes lui montèrent aux yeux.</p> + + <p>--Vous avez une singulière opinion de moi! murmura-t-elle.</p> + + <p>Dès qu'il vit les paupières de Mania se mouiller, Jacques fut désarmé et +son irritation tomba. Il alla vers elle, lui prit les mains, y appuya +son front et balbutia humblement:</p> + + <p>--Pardon! je suis un rustre et un sot!</p> + + <p>--Non, dit-elle, tandis qu'un sourire rassérénait ses yeux humides, mais +vous êtes pire, vous êtes méchant.</p> + + <p>--Hélas! ce qui me rend mauvais, c'est justement parce que je vous aime +trop... Vous me possédez à un degré que je ne saurais dire, et si vous +me voyez parfois préoccupé, ce n'est point parce que j'en regrette une +autre, c'est parce que je souffre de ne pas vous avoir tout à moi.</p> + + <p>Elle le dévisagea un instant sans parler, puis elle s'approcha de la +table, vida son verre de vin d'Asti, et, attendrie par cette entière +soumission, elle lui tendit tes mains.</p> + + <p>--Allons, reprit-elle, la paix est faite, vous m'appartenez, j'en prends +acte, et d'abord je ne veux plus que vous doutiez de moi. Regardez mes +yeux, ils n'ont jamais menti... Qu'y voyez-vous?</p> + + <p>--Ils me grisent comme toujours, mais...</p> + + <p>--Aveugle! n'y voyez-vous point que je vous aime? chuchota-t-elle de sa +voix de sirène, en rapprochant son visage de celui de Jacques.</p> + + <p>--Mania!..</p> + + <p>Il la saisit dans ses bras et baisa ses yeux verts comme pour les +empêcher de l'éblouir davantage, puis ses lèvres descendirent jusqu'à la +bouche souriante de la jeune femme et s'y posèrent. Il était pris de +vertige; il serrait convulsivement, sauvagement, contre sa poitrine ce +corps souple qui s'abandonnait. Il couvrait de baisers fous les cheveux +blonds, le cou blanc, la nuque frissonnante. Étourdi, il fermait les +yeux et croyait savourer dans ses caresses toute la voluptueuse poésie +du midi. Il y buvait la lumière, il y respirait les parfums de la terre +de Provence, cette palpitante créature lui semblait incarner tout ce +qu'il avait désiré, adorés depuis son arrivée à Nice.</p> + + <p>--Encore!... encore! soupirait-il d'une voix étouffée, et il la baisait +de nouveau.</p> + + <p>Mania restait muette; elle se laissait caresser, seulement parfois ses +lèvres fermées frémissaient en s'appuyant contre celles de Jacques, et +c'était alors un délice qui le paralysait tout entier.--Au dehors, à +travers son extase, il entendait comme en un rêve, très loin, des voix +d'enfants sur la jetée ou un clapotement de rames dans le port...</p> + + <p>Pendant ce temps, sur la route poudreuse de la Corniche, parmi les +massifs de caroubiers tordant leur branches noueuses, le long des +jardins tout roses de pêchers en fleurs, un landau découvert emportait +Thérèse, la petite mère, Lechantre et Christine.</p> + + <p>Après le départ de Jacques, Francis avait demandé aux trois femmes où +elles désiraient se promener, et les voyant indécises:</p> + + <p>--Je suis sûr, s'était-il écrié, que Mme Moret et Christine ne +connaissent pas le cap Ferrât... S'il n'y a point d'opposition, je +propose d'en faire le tour et de descendre jusqu'à Saint-Jean...</p> + + <p>Il n'y eut pas d'opposition; la maman Moret s'en rapportait à M. +Lechantre, Christine était indifférente; quant à Thérèse, le choix de +cette promenade la touchait tout particulièrement. Saint-Jean réveillait +en elle le souvenir de sa dernière excursion avec Jacques, et un +mélancolique désir la prenait de revoir ces chemins où elle avait laissé +des lambeaux de son bonheur.</p> + + <p>Le landau avait gravi la route de Montboron, puis dépassé Villefranche. +La petite mère, joyeuse comme un enfant, n'en finissait pas de +s'émerveiller à la vue des buissons de roses et des arbres fruitiers +déjà en boutons.</p> + + <p>--Sont-ils heureux, les gens de ce pays-ci! s'exclamait-elle, leurs +pêchers sont déjà fleuris, tandis que les nôtres grelottent encore... +Quand je conterai ça à Rochetaillée, personne ne voudra me croire.</p> + + <p>--Oui, madame Moret, ajoutait gaiement Lechantre, c'est un climat +exceptionnel... Après avoir mis Adam à la porte, le Père Eternel s'est +attendri un brin, et il a transporté ici un petit morceau du Paradis +terrestre, afin que nous puissions juger de toutes les bonnes choses que +nous avons perdues par la faute de notre mère Ève.</p> + + <p>--Vous me direz ce que vous voudrez, reprenait dédaigneusement +Christine, toute cette précocité n'est pas naturelle, et les gens d'ici +sont trop vains de la beauté de leur pays; aussi Dieu leur envoie-t-il +des tremblements de terre pour leur rappeler que ce bas-monde n'est pas +un lieu de délices.</p> + + <p>--Amen! répliquait Francis; vous avez tout de même, Christine, une drôle +de façon de concevoir les bontés de la Providence...</p> + + <p>Thérèse souriait distraitement, sans se mêler à la conversation. Les +yeux grand ouverts, elle contemplait les montagnes baignées de lumière; +la mer bleue, glacée d'argent comme une immense étoffe de satin; les +découpures de la côte où la brise, d'un seul souffle, blanchissait les +feuilles retroussées des oliviers, et elle se rappelait les plus minimes +détails de la journée passée à Saint-Jean avec Jacques.--En ce temps-là , +il ne mentait pas encore, il se trouvait heureux près d'elle, et il le +lui répétait tendrement sous les citronniers du verger, où fleurissaient +des champs de juliennes. Trois semaines s'étaient écoulées à peine... +Par quelle fatalité son cœur avait-il si promptement changé? Les +géraniums de la haie fleuronnaient encore, les juliennes blanches, +là -bas, répandaient toujours leur parfum de girofle, et, moins durables +que de brèves fleurs, l'amour de Jacques n'était déjà plus qu'un +souvenir, une illusion flottant dans le passé comme l'ombre d'une aile +d'oiseau sur la mer... Et, tandis qu'elle revisitait seule les sentiers +où ils avaient cheminé côte à côte, tandis qu'elle respirait seule le +parfum amer des joies irretrouvables d'autrefois, où était-il, lui, +l'ami de son enfance, l'homme auquel elle avait si ingénument enchaîné +sa vie, et qui lui avait promis de l'aimer dans les bons comme dans les +mauvais jours?... Ah! elle n'avait même plus la faculté de s'abuser, +elle ne savait que trop à quelle occupation il employait les heures +qu'il lui dérobait. Un affreux pressentiment lui disait qu'à ce même +instant Jacques était sans doute absorbé par sa passion pour Mme +Liebling. Peut-être était-il près d'elle!...</p> + + <p>Peut-être lui répétait-il les mêmes phrases tendres, les mêmes serments +de fidélité dont les vergers de Saint-Jacques gardaient encore le +vibrant souvenir?... Car l'amour n'a pas deux langages, et, si les +cœurs changent, les mots qui expriment la tendresse restent +invariables!... A cette pensée, dans sa poitrine, un flot de jalousie +roulait âcre et trouble comme la vague d'une marée montante; muette, les +lèvres serrées, les yeux brûlants, elle regardait machinalement le +chemin sablonneux où le landau marchait au pas, le long de la mer +éblouissante.</p> + + <p>Quand on fut en vue de Saint-Jean, le cocher demanda s'il devait pousser +jusqu'au village.</p> + + <p>--Oui, certainement! s'écria Thérèse, désireuse d'accomplir jusqu'au +bout son douloureux pèlerinage.</p> + + <p>On arriva à l'entrée du hameau. Le cocher fit tourner son landau à +l'endroit où les voitures s'arrêtent d'ordinaire et les promeneurs +descendirent.</p> + + <p>Près du carrefour, dans un coin ombreux, une voiture de maître +stationnait déjà , montrant ses coussins capitonnés de soie blanche, sa +caisse élégante au vernis brillant, aux panneaux timbrés d'un tortil et +de deux initiales enlacées. Devant les chevaux qui secouaient leurs +harnais scintillants et leurs gourmettes décorées de roses, un cocher en +livrée bleue fumait nonchalamment.</p> + + <p>--Je crois, mesdames, dit Lechantre, que nous ferons bien de pousser +jusqu'au port... Il y a là une auberge où nous pourrons nous rafraîchir.</p> + + <p>Thérèse, restée en arrière, examinait attentivement le luxueux équipage +aux portières armoriées, et s'approchait pour déchiffrer le monogramme +peint sur le panneau brun.--Les deux majuscules entrelacées sous un +tortil de baron figuraient un M et un L.--Une rougeur lui monta aux +joues et un horrible soupçon lui martela le cerveau.</p> + + <p>--Venez-vous, Thérèse? dit Lechantre.</p> + + <p>Redevenue très pâle, les yeux d'un noir d'encre, les sourcils rejoints, +elle suivit docilement le groupe qui descendait déjà la rue étroite. +Quand on atteignit l'hôtel Victoria, Lechantre fit halte, entrebâilla la +porte du rez-de-chaussée, et ne trouvant personne:</p> + + <p>--Attendez-moi, murmura-t-il, je vais voir la-haut si je puis y dénicher +quelqu'un.</p> + + <p>Il grimpa le raide escalier du premier étage, ouvrit brusquement la +porte de la salle, reconnut d'un clin d'œil Jacques et Mania causant +très près l'un de l'autre, et, refermant plus vite encore l'huis +entrebâillé tandis que les deux amoureux se retournaient ébaubis, il +dégringola précipitamment... Trop tard! Thérèse était sur ses talons et +gravissait l'escalier à son tour.</p> + + <p>--Ne montez pas, chuchota-t-il, c'est plein de cocottes... Vous y seriez +déplacée, vous et Christine!</p> + + <p>Mais elle ne l'écoutait pas; l'écartant de la main, elle continuait son +ascension. Une fois sur le palier, elle poussa de nouveau la porte et, +pâle comme un spectre, alla droit aux deux coupables qui s'étaient levés +effarés.</p> + + <p>Mania, néanmoins, avait repris rapidement son sang-froid. Sa lèvre +hautaine se crispa. Jugeant sans doute Thérèse d'après elle, et +s'attendant à quelque violence, elle reculait instinctivement.</p> + + <p>--Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-elle.</p> + + <p>--Ne craignez rien, madame, répliqua sarcastiquement Thérèse; je n'ai +nulle envie d'interrompre votre galante conversation... J'ai voulu +simplement m'assurer d'une chose dont je me doutais... Maintenant je +suis fixée. Il n'y a plus rien de commun entre votre amant et moi et +vous pouvez le garder tant qu'il vous plaira.</p> + + <p>Sans même lever les yeux sur Jacques, elle tourna les talons, +redescendit, et s'adressant à Francis qui était restait anxieux au +milieu de l'escalier et qui avait peine à dissimuler ses craintes:</p> + + <p>--Vous aviez raison, M. Lechantre, dit-elle d'une voix très calme, nous +serions là -haut en trop mauvaise compagnie... Reconduisez-nous à notre +voiture!</p> +<br> + + <h3>XIV</h3> + + <p>Jacques et Mania étaient restés face à face, consternés par cette +intrusion inattendue. Le peintre, absolument abasourdi et comprenant +que, de toute façon, l'incident ne pouvait avoir que des suites +désastreuses, n'osait plus regarder Mme Liebling. Pendant une longue +minute tous deux demeurèrent muets. Ils entendirent la voix âpre de +Thérèse monter jusqu'à eux, puis Lechantre engager les trois femmes à +regagner la voiture.--Mania, pâle, les dents serrées, se sentait dans +l'impossibilité d'articuler une parole. Le dépit et la honte la +suffoquaient; elle se rendait compte du rôle humiliant qu'elle venait de +jouer dans cette aventure et tout son orgueil se révoltait.--Si, comme +cela était probable, Thérèse, obéissant à ses rancunes de femme +outragée, ne reculait pas devant un scandale et si les détails de cet +esclandre étaient publiés par elle ou par Lechantre, quelles risées et +quels commentaires peu charitables dans la colonie étrangère de Nice! +Mania se voyait déjà en proie aux railleries des gens de son monde et, +qui sait? aux odieuses plaisanteries des petits journaux du crû... +C'était bien la peine d'avoir résisté jusqu'alors aux entraînements du +milieu corrompu dans lequel elle vivait, d'avoir tenu les adorateurs à +distance et de s'être fait une réputation d'inattaquable respectabilité, +pour que tout cet effort vint aboutir à un aussi piteux naufrage:--une +intrigue avec un peintre marié à une petite bourgeoise, et +l'intervention de la femme légitime surprenant les coupables dans une +misérable auberge!... Y avait-il rien de plus ridicule?--A la pensée de +cette histoire colportée dans le salon de la princesse Koloubine et +arrivant aux oreilles du baron Liebling, Mania était secouée par un +frisson de dégoût, et la colère donnait à ses yeux des lueurs +fulgurantes.</p> + + <p>Jacques lisait sur sa figure contractée les cruelles appréhensions qui +la torturaient. Il aurait voulu exprimer tout le chagrin qu'il +ressentait, en se jetant aux pieds de Mme Liebling et en la suppliant de +lui pardonner cette humiliation involontairement infligée; mais, en ce +moment de désarroi, il lui était impossible de trouver des mots assez +délicats pour traduire ses regrets et, craignant d'irriter encore la +plaie en y appuyant maladroitement le doigt, il restait décontenancé et +silencieux.</p> + + <p>Tout à coup, Mania prit son chapeau et se recoiffa rageusement. Elle +cherchait vainement à renouer son voile; ses mains étaient agitées par +un tel tremblement qu'elle ne pouvait y réussir. Elle arracha le morceau +de tulle, le tordit dans ses doigts et le déchira, puis elle ramassa ses +gants et se dirigea vers la porte.</p> + + <p>--Vous voulez partir? murmura péniblement Jacques en essayant de lui +barrer le chemin.</p> + + <p>--Oui, dit-elle d'une voix altérée, je ne suppose pas que vous ayez +l'intention de m'en empêcher? Laissez-moi passer... Je me trouverais mal +si je restais une minute de plus ici... Oh! ajouta-t-elle en se +regantant nerveusement, pourquoi y suis-je venue? Pourquoi me suis-je +exposée à cette avanie?... Moi qui me glorifiais de ma réputation +intacte, me voilà bien punie de mon orgueil!... Quand je pense que tout +à l'heure j'ai été traitée comme la dernière des filles... Oh! non, +non... jamais je n'ai souffert ce que je souffre!...</p> + + <p>Les sanglots l'étouffaient. Elle fut obligée de s'asseoir, et, les +coudes sur la table, le front dans les mains, elle demeura un instant +haletante. Sa poitrine se soulevait, sa gorge se gonflait; elle se +laissait aller à de brusques mouvements de désespoir, et sa tête +s'agitait convulsivement.</p> + + <p>--Mania! s'exclama Jacques, s'agenouillant près d'elle, ne partez pas +dans cet état... Ne vous désolez pas... Me voici à vos pieds, à vos +ordres pour réparer le mal que je vous cause...</p> + + <p>--Donnez-moi un verre d'eau!</p> + + <p>Il obéit et remplit un verre qu'elle but d'un trait. Peu à peu la crise +nerveuse qui la secouait se termina par l'ordinaire détente: les larmes! +Mania pleura, et Jacques essaya de la calmer en lui répétant qu'il +l'aimait, en maudissant la fatalité qui faisait porter de si douloureux +fruits à sa tendresse.</p> + + <p>--Je voudrais tant vous consoler! s'exclama-t-il, je donnerais le sang +de mon cœur pour guérir votre peine... Parlez, que puis-je faire pour +empêcher vos larmes de couler?</p> + + <p>--Rien, répondit-elle en secouant la tête, le mal est irréparable. +Laissez-moi... Courez retrouver votre femme, raccommodez-vous avec elle, +et redevenez ce que vous n'auriez jamais dû cesser d'être, un mari +fidèle et docile...</p> + + <p>Elle avait prononcé ces mots avec conviction, sans la moindre +arrière-pensée ironique; mais, pour surexciter la passion de Jacques, +elle n'eût pu se servir d'un moyen plus efficace. Il n'en fallut pas +davantage pour qu'il rejetât sur Thérèse tout l'odieux de cette scène et +pour que l'idée de renoncer à Mme Liebling l'exaspérât:</p> + + <p>--Me croyez-vous, répliqua-t-il, assez lâche pour vous abandonner après +vous avoir compromise?</p> + + <p>--Vous me compromettrez bien plus encore, si cette déplorable aventure +aboutit à un scandale... Quittons-nous et ne nous revoyons jamais! je +n'avais que trop raison quand je vous disais que vous ne vous +apparteniez pas... Notre tort à tous deux est de l'avoir oublié un +instant.</p> + + <p>--Je vous prouverai que je suis maître de ma personne et je vous jure +bien que cette incartade n'aura aucune suite fâcheuse!</p> + + <p>Un sourire sceptique effleura les lèvres de Mania.</p> + + <p>--Vous vous abusez étrangement si vous supposez que Mme Moret se +résignera au rôle d'épouse sacrifiée... Mais soit, j'admets qu'elle +passe l'éponge sur vos méfaits actuels; croyez-vous qu'elle se montrera +plus tard d'aussi bonne composition?... Vous vivrez dans de continuelles +transes, et moi, je serai constamment sous le coup d'un nouvel éclat... +Grand merci! L'algarade de tantôt me suffit!</p> + + <p>Jacques eut un geste d'impatience et de colère.</p> + + <p>--Non, poursuivit Mme Liebling, il faut nous quitter... et cela aussi +bien pour mon repos que dans l'intérêt de votre avenir... Souvenez-vous +de ce que je vous disais à la villa Endymion: «Une mauvaise fée m'a jeté +un sort, et je suis destinée à faire souffrir ceux qui m'aiment le +mieux...» Cela s'est vérifié déjà , tenons-nous-en à cette première +expérience... Adieu!</p> + + <p>Elle s'était levée et se dirigeait vers la porte. Mais Jacques ne +l'entendait pas ainsi. La vue de Mania si adorable à travers ses larmes, +les obstacles mêmes qu'elle venait de lui faire pressentir, +l'enflammaient davantage et le poussaient à tout sacrifier pour +s'assurer la possession de celle dont il ne pouvait envisager l'abandon +sans une atroce douleur.</p> + + <p>-Je ne vous laisserai point partir! protesta-t-il en lui saisissant les +mains... Vous parlez de souffrances?... Mais vous ne pouvez concevoir +combien je serais misérable si je vous savais perdue pour moi!... +Maintenant que je vous ai serrée dans mes bras, j'ai besoin de vous +comme de l'air que je respire... Vous êtes tout l'intérêt et toute la +passion de ma vie... Que m'importent mon art et l'avenir, si je ne vous +ai plus? Que m'importe le monde, si je ne vous y retrouve plus?... Je +vous appartiens et, si, vous me quittez, c'est fini de moi!</p> + + <p>Elle lui jeta un pénétrant regard, le jugea profondément épris et +sincère et, gagnée elle-même par la flamme qui brûlait en lui, elle +repartit avec une exaltation hautaine:</p> + + <p>--Certes, je crois que vous m'aimez... Mais, si vous voulez que je vous +aime, il faut que vous m'apparteniez autrement qu'en paroles... Plus de +partage... Ou moi ou l'autre... Choisissez!</p> + + <p>--Vous, murmura-t-il subjugué, mais vous tout entière!</p> + + <p>--Soit, reprit-elle en lui serrant violemment les mains; seulement je +veux être assurée contre le retour possible de scènes pareilles à celle +de tout à l'heure. Personne ne doit avoir de droits sur vous que moi... +Me donnant librement, j'exige que vous vous rendiez complètement +libre... Le pourrez-vous?</p> + + <p>Cette interrogation, qui semblait mettre en doute sa force de volonté, +acheva chez Jacques ce que le magnétisant regard de Mania avait +commencé. Il releva ce défi jeté à son énergie virile, et s'écria +impétueusement:</p> + + <p>--Demain, je serai libre!</p> + + <p>Comme pour sceller sa promesse, il voulut reprendre Mme Liebling dans +ses bras et boire de nouveau sur ses lèvres l'oubli de ce passé dont il +allait se détacher, mais elle se dégagea vivement, et le tenant à +distance:</p> + + <p>--Non, dit-elle d'une voix ferme et caressante en même temps, quand vous +aurez rompu vos liens, je vous rendrai mes lèvres... Pas avant!... +Maintenant partons.</p> + + <p>Tandis qu'elle descendait l'escalier, Jacques prenait congé de +l'hôtesse. Il rejoignit Mania à vingt pas du landau. Le cocher, en +voyant revenir sa maîtresse, avait tourné les chevaux dans la direction +de Villefranche et ouvert la portière.</p> + + <p>--Adieu! murmura la jeune femme en serrant la main de Jacques, +rappelez-vous ce que vous m'avez promis, et ne revenez chez moi que +lorsque vous pourrez y rentrer sans scrupule.</p> + + <p>--Vous m'y verrez dès demain!</p> + + <p>--Croyez-vous? répliqua-t-elle avec son ironie coutumière, je ne pense +pas que les choses aillent si vite, et je vous donne jusqu'à samedi... +Samedi, je serai seule, et je vous attendrai à six heures...</p> + + <p>Elle sauta légèrement dans le landau. Tandis que les chevaux prenaient +le trot elle se retourna encore vers Jacques, et ses yeux semblèrent lui +crier:</p> + + <p>--Souvenez-vous!</p> + + <p>Dès que la voiture eut disparu, le peintre regagna la station de +Beaulieu par le raccourci qui longe le rivage. Son retour avec Thérèse +par le même sentier avait eu lieu trop récemment pour que le souvenir de +cette nocturne promenade ne se représentât pas à son esprit. Néanmoins +cette résonance du passé ne réussit ni à toucher son cœur ni à amortir +sa passion. Il frissonnait d'amour rien qu'en se rappelant la saveur des +lèvres de Mania, et il ne pensait qu'avec irritation à ces délices +interrompues par la brusque apparition de Thérèse.--Par quel hasard +maudit ou par quelle préméditation agressive avait-elle choisi pour but +de promenade ce village de Saint-Jean? Lechantre seul pouvait lui donner +l'explication de cette malencontreuse fantaisie, et il résolut d'aller +la lui demander sur-le-champ. D'après ce que lui apprendrait le +paysagiste, il dresserait un plan de conduite et chercherait le moyen le +plus sûr d'arriver à une séparation, sans éclat. Il désirait rompre sans +retard; il était las de biaiser et de mentir, il voulait sortir a tout +prix de cette situation équivoque. Pourquoi, d'ailleurs, se +laisserait-il arrêter par des considérations sentimentales ou des +scrupules de fausse délicatesse? Thérèse n'avait-elle pas la première +manifesté des intentions hostiles? Ne lui avait-elle pas nettement +déclaré qu'elle se détachait de lui?... Elle serait mal venue, +maintenant, à s'étonner de ce qu'il la prenait au mot.--Toutes ces +réflexions lui montaient impétueusement au cerveau avec des soubresauts +pareils à ceux d'un liquide qui entre en ébullition. Puis, dans des +intervalles d'accalmie, à l'aspect de cette paisible côte de Beaulieu où +les ombres du couchant s'allongeaient déjà , il songeait aux rapides +changements qui s'étaient opérés dans sa vie depuis la soirée où il +avait pour la première fois suivi ce sentier. Quand il y était venu, +quelques semaines auparavant, l'amour de Mania se remuait à peine en lui +comme le germe dans la semence. Il ne l'envisageait que comme une +romanesque hypothèse, un château en Espagne doucement chimérique. Il +n'en considérait que les lignes aimables, les vaporeux contours et les +sommets idéalement éclairés. Si on lui eût dit alors que, pour réaliser +ce rêve séduisant, pour asseoir en terre ferme ce château aérien, il lui +faudrait oublier la foi jurée, tromper une femme qui se reposait sur sa +loyauté, mentir à toute heure et, finalement, rompre avec tout son +passé, certes, il se fut récrié, il aurait déclaré la chose indigne de +lui... Et pourtant un mois s'était écoulé à peine; les mêmes géraniums +qui avaient frôlé la robe de Thérèse poussaient encore dans le chemin +leurs tiges fleuries, et toutes ces suppositions qui lui avaient paru +inadmissibles étaient devenues la réalité. Il avait suffi d'une première +faiblesse, d'une abdication momentanée de sa volonté, pour que des actes +irréparables se succédassent fatalement les uns aux autres, comme ces +générations d'insectes dont on ne peut plus arrêter la fécondité...</p> + + <p>En sortant de la gare, Jacques se fit conduire au port Lympia. A peine +eut-il mis le pied sur la passerelle de l'<i>Hébé</i>, qu'il aperçut +Lechantre se promenant sur le pont d'un air soucieux. Le paysagiste +agita les bras et courut au-devant de son élève:</p> + + <p>--Je t'attendais, dit-il laconiquement.</p> + + <p>Il quitta le yacht et entraîna Jacques vers la partie la plus déserte du +quai.</p> + + <p>--Mon cher, poursuivit-il, je suis désolé de ce qui est arrivé... C'est +moi qui, sans penser à mal, ai emmené ces dames à Saint-Jean... Mais +aussi pourquoi diable ne me prévenais-tu pas? Quand on commet d'aussi +dangereuses sottises, c'est bien le moins qu'on en avise ses amis... +Pouvais-je prévoir que tu choisirais une salle d'auberge pour y donner +tes rendez-vous?</p> + + <p>--D'abord je n'en savais rien moi-même... Enfin le mal est fait et il +s'agit maintenant de prendre une résolution... Où est Thérèse?</p> + + <p>--Je viens de la reconduire chez toi avec ta mère et ta sœur.</p> + + <p>--Que vous a-t-elle dit?</p> + + <p>--Absolument rien... Devant Mme Moret et Christine elle a jugé +naturellement à propos de se taire. Elle a même affecté pendant le +trajet une sérénité que j'admirais, mais qui me serrait le coeur, car, +telle que je la connais, elle a dû souffrir atrocement... Ah! c'est une +vaillante, celle-là , et les belles dames que tu fréquentes ne lui vont +pas à la cheville!</p> + + <p>Jacques eut un geste d'impatience.</p> + + <p>--Fâche-toi tant que tu voudras, tu ne m'empêcheras pas de te parler +net... Mon garçon, je comprends tous les emballements... Je les +comprends d'autant mieux que moi-même, malgré mon âge, je suis toqué de +cette friponne de Peppina qui me mène par le bout du nez; mais moi, du +moins, je suis célibataire, tandis que tu es marié à une respectable et +adorable femme... Et puis, sacrédié, il y a un terme à toutes les +folies!... Si tu as été grisé par ton Autrichienne, l'aventure de tantôt +a dû vous jeter à tous deux un joli seau d'eau sur la tête. Comment +vas-tu te tirer du pot au noir dans lequel tu barbotes? Es-tu venu me +trouver pour que je te donne un coup d'épaule et un bon avis?... En ce +cas, écoute-moi: tu n'as qu'un parti à prendre... Va rejoindre Thérèse, +jette-toi à ses pieds et humilie-toi; puis, dès demain, file sur Paris +avec toute ta famille. D'abord ta femme te tiendra rigueur, et dame, +après ce qui s'est passé, elle en a bien le droit; mais elle t'aime, au +fond, et quand vous serez loin d'ici, quand elle aura constaté ton +repentir et ta ferme résolution de ne plus pécher, elle trouvera encore +dans son cœur assez de tendresse pour te pardonner... Ça y est-il et +dois-je l'aller préparer à ta visite?</p> + + <p>--Non, répondit Jacques violemment, c'est impossible!... Je connais +Thérèse, elle m'a condamné dans son esprit et elle restera inflexible... +D'ailleurs, se laissât-elle fléchir, il serait trop tard... Je suis +amoureux de Mania et j'ai lié ma vie à la sienne.</p> + + <p>Toi! se récria Lechantre en haussant les épaules, toi, Jacques Moret, +fils d'un cultivateur de Rochetaillée, peintre de ton métier et l'espoir +de l'école française, tu prétends enchaîner ta vie à celle de cette +grande dame nomade, qui était hier à Vienne, et qui sera demain à +Florence on à Naples?... Ah! elle est bien bonne!... Innocent! c'est +comme si tu voulais lier intimité avec l'eau d'un torrent ou avec le +vent qui passe!... Parce qu'elle a bien voulu t'honorer de ses faveurs, +tu t'imagines qu'elle va se considérer comme engagée dans des liens +indissolubles!... Mais, mon pauvre garçon, il n'y a rien de commun entre +toi et elle. Tout vous sépare: la naissance, l'éducation et le milieu. +En ce moment tu amuses sa curiosité et sa vanité: elle n'est pas fâchée +de se payer pour amant un peintre en renom et de vérifier si les +artistes font l'amour autrement que les grands seigneurs. Seulement, +quand son caprice sera satisfait, elle te lâchera comme un article qui a +cessé de plaire. Elle te remplacera par une nouvelle fantaisie et un +beau matin elle partira pour des pays inconnus... Ah! malheureux, ces +grandes coquettes-là sont les pires femmes auxquelles on puisse +s'attacher... Si tu prends ta baronne au sérieux, tu n'es pas au bout de +tes peines et tu t'apprêtes de la misère pour le restant de tes jours!</p> + + <p>--Possible... J'ai déjà souffert par elle et je prévois qu'elle me fera +souffrir encore, car elle est violente et fantasque... Mais, dussé-je +endurer mille peines plus cruelles, je persisterais dans ma folie, parce +qu'un instant de bonheur auprès de Mania rachète des journées +d'angoisse... Parce que je l'aime enfin!</p> + + <p>Sacrebleu! s'exclama Lechantre furieux, qu'a-t-elle donc de si +extraordinaire? Quel philtre t'a-t-elle fait boire pour te mettre dans +cet état d'insanité?... Je l'ai vue, moi, cette Mania, et elle ne m'a +nullement ébaubi. Un nez trop court, des pommettes saillantes, des yeux +de chat sauvage et un sourire traître... Ma parole d'honneur, voilà bien +de quoi se monter le coup! J'en suis encore à me demander pourquoi tu la +préfères à Thérèse, qui est charmante et qui a des lignes d'une +beauté!...</p> + + <p>Pourquoi?... Comment pouvez-vous m'adresser de pareilles questions?... +Pourquoi? Mais je vous l'ai déjà dit, parce qu'elle ne ressemble en rien +à Thérèse. Elle a pris dans mon cœur une place jusque-là inoccupée... +Thérèse est la sagesse et la pureté en personne, mais Mania est la +passion même avec tous ses enchantements. Elle a donné à mon esprit et à +ma chair des émotions non encore éprouvées; elle a ouvert mes yeux sur +un monde qu'ils n'avaient jamais entrevu qu'en rêve. Elle exerce sur moi +une séduction pareille à celle de ce pays-ci, une séduction où les sens +ont autant de part que l'âme et où cependant il n'entre rien de grossier +ni de brutal, où tout est rare et exquis. En un mot comme en cent, elle +me possède et je suis prêt à tout quitter pour la suivre.</p> + + <p>A mesure que Jacques parlait, la joviale figure de Lechantre se +rembrunissait et exprimait une consternation indignée.</p> + + <p>--Ce que je vous dis vous scandalise? ajouta l'artiste d'un air de +bravade.</p> + + <p>--Non pas, ça me dégoûte seulement! répondit Francis; tes effusions me +rappellent les confidences de certains camarades, qui étaient comme toi +très ensorcelés par une femme, et qui en ont pâti... Je reconnais les +mêmes raisonnements, et cette ressemblance m'amène à conclure que ton +caractère n'est pas à la hauteur de ton talent... Mon garçon, tu +dérailles... Je ne m'esquinterai pas à te faire de la morale, je sais à +quel point c'est inutile... Mais, puisque tu repousses toute tentative +de réconciliation, que veux-tu de moi et quels sont tes projets?</p> + + <p>--Avant tout, je veux éviter un éclat qui serait désastreux pour tout le +monde... Maman et Christine partent après-demain matin et il est inutile +que leur départ soit attristé par des scènes pénibles. Il faut quelles +s'en retournent à Paris avec la conviction que nous sommes toujours +heureux ici... Après... après, répéta Jacques avec un invincible +serrement de cœur, Thérèse et moi nous reprendrons mutuellement notre +liberté. Elle a assez de fortune pour vivre indépendante, et si elle +désire retourner au Prieuré, je n'y mettrai aucune opposition. Soyez +assez bon pour me servir d'intermédiaire auprès d'elle. Dites-lui que la +seule grâce que je lui demande, c'est de dissimuler jusqu'au départ de +maman... mais ne lui laissez pas ignorer ma résolution de recouvrer +ensuite ma pleine et entière liberté d'action.</p> + + <p>--C'est ton dernier mot?</p> + + <p>--Oui.</p> + + <p>--Tu es un misérable inconscient, et tout autre que moi t'abandonnerait +à tes sottises!... Mais il y a d'autres intérêts en jeu que les tiens et +je suis le seul qui puisse m'entremettre pour amortir le coup que ton +égoïsme et ta folie vont porter à ceux qui t'aiment. J'accepte donc la +mission, si désagréable quelle soit... Va m'attendre sur le boulevard +Dubouchage; je t'y rejoindrai dès que j'aurai vu Thérèse...</p> + + <p>Il héla un cocher qui passait et se fit conduire rue Carabacel, tandis +que Jacques gagnait à pied le boulevard.</p> + + <p>Lechantre trouva Thérèse dans le salon sans lumière. Christine et Mme +Moret s'étaient retirées dans leur chambre pour commencer les +préparatifs du départ et la jeune femme, étendue dans un fauteuil, les +yeux brûlants, la tête enfiévrée, regardait machinalement le jardinet +s'enténébrer peu à peu. Le paysagiste lui serra silencieusement la main +et l'entraîna sur le perron.</p> + + <p>--Jacques est près d'ici, commença-t-il, je le quitte à l'instant... Il +m'a chargé de venir vous parler.</p> + + <p>--Que me veut-il encore? demanda-t-elle d'un ton âpre; s'il espère me +toucher par de nouvelles scènes hypocrites, prévenez-le qu'il perd son +temps... Je suis fixée maintenant sur la sincérité de ses désespoirs et +la facilité de ses parjures... Ma crédulité est à bout.</p> + + <p>--Il ne s'agit malheureusement de rien de pareil, repartit Francis; +Jacques a le sentiment de ses torts et il reconnaît que vous avez le +droit de vous montrer implacable... Il vous supplie seulement d'éviter +un éclat et de ne rompre ouvertement avec lui qu'après le départ de sa +mère et de sa sœur.</p> + + <p>Thérèse se mordit les lèvres pour comprimer un sanglot. En dépit de sa +légitime indignation, à la vue de Lechantre, elle avait espéré qu'il +venait lui apporter des paroles de repentir et que Jacques essaierait +une dernière fois de rentrer en grâce. L'injurieuse indifférence avec +laquelle ce mari infidèle supportait l'idée d'une séparation imminente +acheva de lui ulcérer le cœur.</p> + + <p>--Ah! murmura-t-elle avec amertume, il craint un éclat!... Il a peur +pour la réputation de sa maîtresse... Vous pouvez le rassurer; j'ai trop +souci de ma dignité pour ébruiter son aventure. Le scandale me répugne +autant que la trahison et personne ne saura que j'ai surpris mon mari +avec cette femme, dans une chambre d'auberge. Je me tairai comme je me +suis tue jusqu'à présent... Je pousserai même l'indulgence... ou le +mépris, comme vous voudrez, jusqu'à lui faire bon visage en présence de +sa mère et de Christine.</p> + + <p>--Je reconnais la votre grand cœur et votre force d'âme, Thérèse, mais, +si vous m'en croyez, vous vous montrerez encore plus magnanime... +Jacques est affolé en ce moment; non seulement il compromet son +caractère dans cette aventure, mais il risque d'y perdre ses meilleures +qualités d'artiste et de gâcher sa vie... Or, vous qui êtes la plus +forte, vous devez être aussi la plus généreuse... oh! ajouta-t-il en +répondant à un véhément geste de dénégation de la jeune femme, je ne +vous demande pas de pardonner sur-le-champ!... mais un jour, quand il +aura pâti de sa sottise, ce qui ne tardera guère, promettez-moi de ne +pas vous montrer implacable.</p> + + <p>--Monsieur Lechantre, répliqua Thérèse en lui posant sur la main sa main +glacée, ne me parlez point de pardon... Je ne suis pas une pâte à +martyre et je ne sais pas me résigner... Dès les premiers soupçons qui +m'ont tourmentée, j'ai prévenu votre ami... Une fois que mon cœur s'est +fermé, il ne se rouvre plus. Je vous promettrais d'oublier, que je +mentirais... Non, je veux rester sincère avec les autres comme avec +moi-même et c'est pourquoi je vous le déclare nettement ce soir, je ne +pardonnerai pas... Je dissimulerai jusqu'au départ de Mme Moret... +N'exigez pas davantage.</p> + + <p>--Et après, ma pauvre enfant, quand vous resterez face à face avec +Jacques?</p> + + <p>--Après? murmura-t-elle avec un accent navrant, il n'y aura rien +«après». Des ce soir, je commencerai mes malles... J'ai un bon prétexte +pour m'éloigner sans esclandre... Ayant déjà servi de chaperon à Mme +Moret et à Christine, il est tout simple que je les accompagne encore. +Je les reconduirai à Paris, mais je ne rentrerai plus a Nice... Oh! non, +s'exclama-t-elle, je ne reviendrai plus dans cette misérable ville!... +J'y ai trop souffert... Vous pouvez en informer votre ami... Cela lui +procurera sans doute un agréable soulagement!...</p> + + <p>Elle continuait de parler avec une sarcastique âpreté; mais dans ses +yeux étincelants on devinait des larmes sur le point de jaillir et +Lechantre se sentait lui-même gagné par l'émotion.</p> + + <p>--Une fois à Paris, demanda-t-il, comptez-vous rester près de Mme Moret?</p> + + <p>--Non, répondit-elle résolument, cela ne serait pas possible; je +trouverai un prétexte pour m'éloigner... Je retournerai à Rochetaillée +et je redeviendrai une paysanne. C'était mon lot, voyez-vous, et je +n'étais pas faite pour vivre ailleurs. Ah! mon pauvre Prieuré, pourquoi +n'y suis-je pas restée avec mes préjugés et mes illusions?...</p> + + <p>En dépit de ses efforts, les larmes rebelles s'échappèrent; mais elle +eut honte de montrer sa faiblesse. Reprise d'un accès de fierté, elle +s'essuya les yeux avec dépit, et tendant la main au paysagiste:</p> + + <p>--A tout à l'heure, n'est-ce pas? balbutia-t-elle, vous viendrez dîner +avec nous!</p> + + <p>Puis elle rentra précipitamment dans le salon et disparut.</p> + + <p>Lechantre quitta le jardin et alla rejoindre Jacques qui piétinait, +inquiet, sur le trottoir du boulevard. Il lui rendit compte du résultat +de son entrevue et lui annonça les résolutions prises par Thérèse.</p> + + <p>--Tu es une brute, ajouta-t-il, et ta femme est un ange...</p> + + <p>Bien que les progrès de sa passion eussent singulièrement endurci sa +sensibilité et développé son indifférence pour tout ce qui ne se +rapportait point à Mania, le peintre frissonna en apprenant l'imminence +de ce déchirement qu'il avait provoqué. La rapidité avec laquelle se +précipitaient les événements, et la décision énergique de Thérèse +l'accablaient de confusion en même temps qu'elles remuaient en lui un +mélange de regrets et de remords. Lorsqu'il rentra en compagnie de son +ami dans le salon de la rue Carabacel et qu'il revit, à la lumière +assourdie des lampes, à côté de la petite mère et de Christine, l'épouse +qu'il venait d'offenser si grièvement, une rougeur lui monta au front et +il lui fut impossible de dissimuler son malaise.--Thérèse avait eu le +temps d'effacer la trace de ses larmes et de se composer une physionomie +impassible. Elle reçut son mari avec cette gravité calme sous laquelle, +depuis quelques semaines, elle déguisait les agitations de son âme; mais +l'apparente sérénité de cet accueil, loin de diminuer la gêne de +Jacques, la rendit encore plus pénible. Il ne savait guère dissimuler et +son embarras n'échappa ni à la sollicitude de Mme Moret ni aux malignes +investigations de Christine. Il s'efforça de feindre néanmoins et cet +effort acheva de le mettre à la torture. Il lui fallut, pour sauver les +apparences, questionner sa mère et sa sœur sur l'emploi de leur +après-midi et s'informer hypocritement de l'endroit quelles avaient +choisi comme but de promenade.</p> + + <p>Nous sommes allées à Saint-Jean, dit Christine; c'était une mauvaise +inspiration... L'auberge où nous voulions nous arrêter était fort mal +fréquentée, à ce qu'il paraît, et Thérèse elle-même, malgré ses +préventions en faveur de Nice, a été obligée de battre en retraite...</p> + + <p>Pendant qu'elle s'étendait avec complaisance sur cet incident de la +promenade, Jacques changeait de couleur et n'osait plus lever les yeux, +de peur qu'on ne s'aperçut de son trouble. Mais, s'il ne regardait +personne, il n'échappait point pour cela aux regards des autres. +Christine avait remarqué son attitude embarrassée, et, tout en +l'observant en dessous, elle songeait: «Il se passe ici quelque chose de +louche et certainement Jacques a un méfait sur la conscience. Est-ce +que, par hasard, il tromperait sa femme?...» Cette supposition la +réjouissait sourdement, et un sourire équivoque effleurait ses lèvres +milices.</p> + + <p>Lechantre, ayant conscience du trouble de Jacques et des tortures de +Thérèse, se mettait en quatre pour rompre les chiens, et, grâce à lui, +la soirée se termina sans encombre. Mais le lendemain le supplice se +renouvela pour Jacques, obligé par décence à consacrer entièrement à sa +famille cette dernière journée. Il errait comme une âme en peine dans +l'appartement où baillaient des malles entrouvertes. Il évitait +peureusement les occasions de se trouver seul à seul avec Thérèse, et +cependant une despotique attirance le ramenait à chaque instant dans la +pièce où la jeune femme vaquait à ses préparatifs. Ces tiroirs vidés, ce +déménagement de menus objets à l'usage particulier de la jeune femme, +disaient trop clairement un départ sans espoir de retour pour qu'il n'en +éprouvât point une douloureuse émotion. La figure maintenant tragique de +Thérèse lui semblait pleine de méprisants reproches. La comédie qu'il +était tenu de jouer devant sa mère et sa sœur l'humiliait et le +dégradait à ses propres yeux. Il souhaitait que cette lamentable journée +tirât à sa fin et en même temps il redoutait de la voir s'achever en +songeant aux adieux du lendemain. Ces angoisses, ces remords et ces +appréhensions l'enfiévraient. Les battements de son cœur s'arrêtaient, +des suffocations le prenaient, et, le malaise physique se joignant au +malaise moral, il devenait irritable et, hargneux avec Christine. La +petite mère, stupéfaite de ces brusques coups de boutoir, levait +timidement des yeux navrés vers son Benjamin, qu'elle ne reconnaissait +plus, et s'effrayant de la livide pâleur de son visage:</p> + + <p>Qu'as-tu, mon fils? demandait-elle avec inquiétude en lui saisissant les +mains, je ne t'ai jamais vu si irascible?... Te sens-tu malade ou est-ce +le départ de Thérèse qui te contrarie? Parle-moi franchement, sinon je +finirai par croire, comme Christine, que tu nous caches quelque gros +chagrin.</p> + + <p>Alors Jacques, honteux d'être si peu maître de lui, essayait de la +rassurer avec des caresses, mais dans ses protestations comme dans ses +démonstrations tendres il y avait je ne sais quoi de forcé et d'excessif +qui sonnait faux: de sorte que la petite mère s'éloignait en hochant la +tête et en gardant ses pensées chagrines.</p> + + <p>Christine, à son tour, se vengeait des accès d'humeur de son frère en +emmenant Thérèse à l'écart et en murmurant d'une voix perfidement +compatissante:</p> + + <p>--Voyons, vous pouvez bien me dire ça, à moi... Avouez qu'il y a de la +brouille entre vous et Jacques!</p> + + <p>Thérèse tressaillait et répondait sèchement:</p> + + <p>--Vous rêvez... Vous avez trop d'imagination, Christine!</p> + + <p>A quoi sa belle-sœur repartait piquée:</p> + + <p>--Non, je n'ai pas d'imagination, mais j'ai de bons yeux, et je +m'aperçois bien que ni l'un ni l'autre vous n'êtes d'accord comme +autrefois. Mais quoi! nous avons tous en ce monde nos croix à porter et +j'avais bien prédit que ce beau feu ne durerait pas!</p> + + <p>Enfin cette longue journée se termina. Le lendemain matin, Jacques et +Lechantre conduisirent les voyageuses à la gare. Les instants qui +précédèrent le départ furent d'une tristesse morne. La petite mère +s'éloignait avec de noirs pressentiments; Thérèse, tout en s'opiniâtrant +dans sa rancune, songeait que sa vie était à jamais perdue; Jacques, au +moment de recouvrer cette liberté qu'il avait si ardemment convoitée, +était pris de peur. Ayant conscience de l'odieux de sa conduite envers +sa femme, il se demandait avec effarement si cette mystérieuse Némésis, +qui est comme latente au fond des choses, n'allait pas s'éveiller pour +le punir férocement de sa déloyauté. Mais, tout en traînant leur +tourment, ces trois êtres malheureux s'efforçaient de cacher leur +angoisses et de se faire illusion l'un à l'autre. Leur maladroite +dissimulation était navrante. Lechantre seul s'évertuait à jeter un peu +de cordiale bonne humeur parmi cette tristesse.</p> + + <p>--Ne vous faites pas de mauvais sang, disait-il à la maman Moret en lui +serrant les mains, Jacques vous reviendra en bon état... Je reste à Nice +et je me charge de veiller sur lui...</p> + + <p>Immobile, un peu en arrière du groupe, Jacques contemplait machinalement +le spectacle de la gare avec son tumultueux va-et-vient de voyageurs. +Invinciblement, il se rappelait les sensations éprouvées en cet endroit, +trois semaines auparavant, lors du premier départ de Thérèse.--C'était +le même aspect des choses: le même paysage vert et ensoleillé dans +l'encadrement de la nef, les mêmes cris des facteurs, la même +indifférence souriante de la marchande de livres devant son échoppe aux +volumes multicolores; le même fracas de portières refermées. «En +voiture!» criait-on comme jadis...</p> + + <p>Son cœur se déchira, un accès de sensibilité maladive lui mit des +larmes dans les yeux. Il embrassa d'abord la petite mère et Christine, +puis, quand il se trouva devant sa femme, il la tira brusquement à +l'écart:</p> + + <p>--Thérèse, balbutia-t-il, Thérèse...</p> + + <p>Il était sur le point de lui crier: «Reste... Ne t'en va pas!» Mais, +tandis qu'elle le regardait tristement, tout d'un coup l'image +charmeresse de Mania passa de nouveau entre lui et l'épouse offensée et +il ne se sentit pas le courage d'achever sa supplication. D'une voix +étouffée il se borna à murmurer:</p> + + <p>--Pardonne-moi!</p> + + <p>Elle devina sans doute l'injurieux combat qui se livrait en lui, car +elle le transperça d'un regard de mépris:</p> + + <p>--Adieu! répondit-elle, vous me faites pitié!</p> + + <p>Et fière, impassible, elle monta dans le wagon. Seulement, quand, la +portière une fois fermée, le train se mit en marche, tandis que la maman +Moret penchée en dehors envoyait un dernier signe de tête à son +Benjamin, Thérèse appuya son front contre la paroi capitonnée et éclata +en sanglots...</p> + + <p>Le même soir, à cinq heures, fidèle à sa promesse, Jacques, tout pâle +encore des transes du matin, entrait dans le salon de Mme Liebling.</p> + + <p>Mania était seule. Elle vint au-devant de lui avec un sourire au coin +des lèvres et l'interrogea silencieusement des yeux.</p> + + <p>--Mania, dit-il, j'ai rompu avec mon passé et me voilà libre... +Désormais je suis à vous tout entier!</p> + + <p>Sans parler elle se rapprocha encore et lui tendit ses lèvres. Jacques +la serra convulsivement contre sa poitrine et oublia ses derniers +remords dans un baiser qui n'en finissait plus.</p> +<br> + + <h3>XV</h3> + + <p>--<i>Christos vaskress!</i> (Christ est ressuscité.)</p> + + <p>--<i>Voistina vaskress!</i> (Il est vraiment ressuscité.)</p> + + <p>On célébrait la Pâques russe chez la princesse Koloubine. Chacun des +habitués de la villa Endymion répétait cette pieuse salutation +sacramentelle et embrassait la maîtresse du logis, au seuil de l'un des +salons, transformé pour la solennité en salle à manger. Les encoignures +de la grande pièce tendue de soie jaune était décorées de plantes +épanouies: azalées, rhododendrons et lilas. Au centre, sur une longue +table garnie d'une nappe à broderies rouges, les couverts reliés par des +semis de fleurs coupées entouraient des plats de viandes froides: +galantine, foie gras, sterlets du Volga, au milieu desquels s'étalaient +l'énorme gâteau pascal et le traditionnel cochon de lait dans sa gelée. +Ça et là , de petites tables étaient pareillement dressées dans les coins +et un massif buffet supportait, comme supplément de victuailles, toute +la collection des <i>zakouski</i> (hors d'œuvre) chers aux palais +moscovites, ainsi que des carafons de liqueurs et des bouteilles de +Champagne. Chaque nouvel arrivant, après avoir donné et reçu l'accolade, +s'attablait, mangeait et buvait à sa fantaisie, tandis que les maîtres +d'hôtel en habit noir vaquaient silencieusement au service. L'éclatante +blancheur du linge russe s'harmonisait doucement avec la pâleur des +roses et le scintillement de la lourde argenterie de famille. La +fragrance des lilas se mêlait à l'appétissante odeur des mets fortement +aromatisés et aux senteurs anisées du kummel. Les convives d'âge mur se +succédaient autour de la longue table où leur appétit sérieux trouvait +amplement de quoi se satisfaire; les jeunes femmes et les jeunes gens +choisissaient de préférence les petites tables plus intimes. On s'y +contentait de gâteaux, de champagne ou de thé, mais on y fleuretait +joyeusement. Le bruit des conversations médisantes ou tendres était +accompagné en sourdine par le frémissement du samovar. Sur ce +bourdonnement de ruche se détachaient des rires, des détonations de +bouchons de champagne, et toujours, comme un refrain:</p> + + <p>--<i>Christos vaskress!</i></p> + + <p>--<i>Voistina vaskress!</i></p> + + <p>Puis de nouvelles embrassades.</p> + + <p>La fleur de la colonie russe était là .--Brune, le teint mat, les yeux +noirs comme des mures, la belle Mme Nicolaïdès, vêtue de rouge, +emplissait le salon des éclats de sa voix brève;--assise en face du +vice-consul, la blonde comtesse Nadia de Combrières montrait hardiment +dans l'échancrure carrée de son corsage bleu pâle sa gorge opulente à +peine voilée de tulle;--puis, ça et là , de vieilles connaissances: la +petite baronne Pepper et son fidèle Jacobsen: Flaminius Ossola se +faufilant de groupe et groupe et baisant obséquieusement la main aux +dames; Mme Acquasola, se remettant des émotions de la roulette en face +d'une large tranche de cochon de lait et d'une coupe de Rœderer.--Sonia +Nakwaska rôdait à l'entrée du salon, tendant sa pâle frimousse de +gavroche à chaque visiteur, et profitant vicieusement de la solennité +pascale pour se faire embrasser sur la bouche. Ayant l'air de grelotter +dans sa robe de damas héliotrope, la frileuse et frêle Mme Nakwaska +s'était assise près de la cheminée et regardait manger Mme Acquasola, en +suivant ses moindres gestes du regard jaloux d'une femme que sa gastrite +condamne à la diète.</p> + + <p>--Êtes-vous heureuse, comtesse, d'avoir bon appétit!... Moi, disait-elle +de sa voix nasillarde, je n'ai d'estomac qu'au jeu... Comment +trouvez-vous le cochon de lait?</p> + + <p>--Exquis, Anna Egorowna, tout à fait savoureux! répondait l'autre, la +bouche pleine.</p> + + <p>--Remerciez-moi, ma chère, c'est à moi que vous le devez. Si je n'avais +été là , nous aurions eu une Pâques sans cochon de lait... Le cuisinier +avait couru tout Nice sans rien trouver; ma sœur se désolait, mais dans +les questions de ménage elle n'est d'aucune ressource, elle plane trop +haut dans les nuages. Donc, j'ai fait atteler, j'ai battu la campagne, +et j'ai enfin déterré dans une ferme cet animal que j'ai rapporté tout +vif... Même je lui ai coupé sur la queue un bouquet de poils que je +garde au fond de mon porte-monnaie. C'est un fétiche, vous savez, et +j'irai demain à Monte-Carlo jouer cinq louis sur le zéro...</p> + + <p>Mme Nakwaska riait de son rire de chèvre, tout en regardant à travers la +glace sans tain le coup-d'œil des voitures qui prenaient la file sous +la marquise. Au loin, dans la perspective des allées fraîchement +ratissées, on voyait les coupés et les landaus gravir au pas les rampes +en pente douce et contourner les pelouses semées de boutons d'or. Bien +qu'on fut au 13 avril, le mistral soufflait, et les massifs d'oliviers, +fouettés par le vent, détachaient le retroussis argenté de leur +feuillage sur le bleu cru du ciel. Les visiteurs descendaient de +voiture, frileusement boutonnés dans leur pardessus au col relevé; les +dames, emmitouflées dans leur pelisse, se précipitaient frissonnantes +vers le vestibule. A chaque instant, le valet de pied annonçait de +nouveaux hôtes. Parmi les derniers arrivants se trouvaient Jacques Moret +et Francis Lechantre.</p> + + <p>En dépit de ses sages résolutions, Lechantre, qui, dans le principe, +avait l'intention de rester seulement quelques semaines à Nice, y était +maintenant depuis plus de deux mois. Il avait laissé partir le yacht de +son ami; chaque jour il se jurait de regagner Paris, et chaque jour +aussi il ajournait son départ sous le prétexte de tenir compagnie à +Jacques. Au fond, le brave paysagiste subissait comme les autres la +séduction des plaisirs niçois, et les yeux de Mlle Peppina le tenaient +enchaîné au littoral. Il avait toujours été très enfant, malgré ses +soixante ans sonnés, et le rajeunissement, dont il attribuait tout +l'honneur à Nice, se manifestait en lui, surtout, par une recrudescence +de voluptuosité et de gaminerie naïves. D'ailleurs, il avait découvert +dans les environs de nombreux motifs de tableaux, et, comme il était +doué d'une rare puissance de travail, il abattait de la besogne tout en +faisant la fête. Parfois seulement, en constatant chez Jacques un état +psychologique inquiétant, il était pris de scrupules, avait des accès de +rigorisme, et, pendant quelques heures, déblatérait contre l'influence +débilitante de cette ville, qu'il appelait «la Capoue moderne.» Il +jurait alors ses grands dieux qu'il allait boucler ses malles et qu'il +partirait seul, si Jacques refusait de le suivre; mais il suffisait d'un +beau coucher de soleil sur la mer, d'un souper avec Peppina, d'une +promenade parmi les citronniers en fleurs de Beaulieu, pour l'incliner à +l'indulgence et le plonger en une béatitude épicurienne. S'étant +constitué <i>in petto</i> le mentor de son ancien élève, il devenait mondain. +Sa verve communicative, sa jeunesse d'esprit, ses charges d'atelier, +étaient fort choyées dans les salons où Jacques l'entraînait très +souvent. Ce dernier avait repris goût aux distractions de la haute vie. +On le rencontrait dans la plupart des réunions de la colonie russe, et +notamment chez la princesse Koloubine. Seulement, au rebours de +Lechantre, il n'y brillait ni par la bonne humeur ni par l'amabilité. Il +semblait y traîner une lourde et irritante lassitude, et s'y ennuyait, +en effet, y venant non pour son plaisir, mais uniquement pour y +retrouver Mania.</p> + + <p>Sa liaison avec Jacques n'avait nullement modifié les façons de vivre de +Mme Liebling. Elle était restée foncièrement mondaine, et, contrairement +aux espérances du peintre, l'amour ne lui avait inspiré ni le désir de +l'isolement ni le renoncement à ces succès de coquetterie et d'élégance +dont elle était coutumière. En se donnant à Jacques, elle n'entendait +rompre ni avec ses habitudes ni avec ses relations. Elle avait conservé +ses heures de réception, visitait comme devant ses nombreux amis, ne +manquait ni un bal, ni un pique-nique, ni un spectacle. Au milieu de ces +dissipations quotidiennes, dans cette vie en l'air, dont chaque +indifférent prenait un morceau, c'était à peine si l'homme qu'elle +aimait pouvait, de loin en loin, jouir de quelques heures de tranquille +tête-à -tête. Il s'en plaignait parfois amèrement. Mania écoutait ses +reproches avec son moqueur sourire au coin des lèvres, et répondait d'un +ton câlin:</p> + + <p>--Vous raisonnez comme un enfant!... Parce que je vous aime, est-ce un +motif pour que je me fasse montrer au doigt? Si je changeais brusquement +mon genre de vie, si je tournais le dos à mes amis pour me claquemurer, +comme vous le désirez, on ne manquerait pas de s'en étonner, d'en +chercher la raison, et, en vous voyant seul chez moi, on aurait vite +résolu le problème... Autant vaudrait tout de suite afficher sur ma +porte: «Mania Liebling a un amant.» Avec vos idées d'artiste, vous ne +savez pas à quelle prudence est tenue une femme qui vit dans le monde... +Sérieusement, de quoi vous plaignez-vous? Cela nous empêche-t-il de nous +voir? N'avez-vous pas accès dans tous les salons où je fréquente et ne +pouvons-nous nous y retrouver chaque jour?... Ingrat, ne sentez-vous +pas, comme moi, ce qu'il y a de délicieux dans cette réserve que nous +nous imposons, dans le mystère qui enveloppe notre amour?... Quand nous +sommes dans le monde, au lieu de vous tracasser des indifférents qui +m'entourent et souvent me fatiguent, ne devriez-vous pas être heureux de +vous dire: «C'est moi seul qu'elle aime?...» Soyez bien convaincu que +ces obstacles et cette contrainte donnent une saveur plus aiguë à la +passion et qu'elle risquerait de s'attiédir dans la monotonie de trop +continuels tête-à -tête!...</p> + + <p>Mais Jacques n'était pas convaincu. Il avait rêvé une intimité plus +étroite, où Mania serait toute à lui. Quand, bouillant de désir, il +aurait voulu l'emporter dans une solitude murée, il s'accommodait mal de +cette promiscuité mondaine, de cette sérénité avec laquelle Mme Liebling +accordait aux exigences sociales la plus large part de sa vie. Il criait +à l'injustice.--Elle, si exclusive, et qui l'avait voulu tout entier, +pourquoi ne comprenait-elle pas qu'il s'irritait d'un partage aussi +inégal?--Ces rendez-vous décommandés au dernier moment, cet hôtel de la +rue de la Paix toujours encombré de visiteurs quand Jacques y accourait, +avide d'une heure de tendres épanchements; ces parties de plaisir où il +voyait Mania entourée d'adorateurs auxquels elle prodiguait ses +sourires; tous ces déboires qu'il n'avait pas prévus le mettaient en +rage et le poussaient à des accès d'humeur noire.--L'Ecclésiaste a +raison! «Tout n'est que vanité et tourment d'esprit sous le soleil.» Dès +que nos plus beaux rêves sont réalisés, ils fondent sous nos doigts +comme de la neige et s'écoulent avec la rapidité de l'eau. L'illusion +seule nous donne des joies pures.--Ces délices de la passion qui, de +loin, apparaissaient à l'artiste semblables à un paradis enchanté, de +quoi se composaient-elles en dernière analyse? De beaucoup d'heures +d'anxieuse attente suivies de mortelles déconvenues; de quelques brèves +minutes de volupté troublées par le pressentiment de leur courte durée; +de longues journées énervantes, passées à en regretter la fuite ou à en +désirer le retour incertain.--C'étaient là les fruits gâtés d'un amour +pour lequel il avait sacrifié Thérèse et la petite mère et auquel il +s'attachait néanmoins obstinément, espérant toujours, à force de +fougueuse tendresse, vaincre les résistances de Mania et s'établir en +maître absolu dans son cœur.</p> + + <p>En attendant, ces énervements et ces émotions commençaient à +compromettre sa santé. Quelqu'un qui, après plusieurs mois d'absence, +l'eût revu entrant dans le salon de la princesse Koloubine, eût été +frappé de l'altération de ses traits:--la figure paraissait bouffie, +l'œil brillait d'un éclat fébrile; le teint avait pâli, les lèvres +étaient parfois d'une lividité bleuâtre. Pour la moindre contrariété, +Jacques s'emportait et, quand il s'abandonnait à ces accès +d'irritabilité, les battements de son cœur devenaient tumultueux, +intermittents, et l'oppression allait souvent jusqu'à la +suffocation.--Ce jour-là , il avait assisté aux cérémonies de l'église +russe, y avait aperçu Mania sans pouvoir l'aborder et, immédiatement +après le déjeuner, avait entraîné Lechantre à la villa Endymion, +comptant bien y rencontrer Mme Liebling. Après avoir salué la princesse, +il s'était isolé dans l'encoignure d'une fenêtre et là , indifférent aux +propos échangés autour des tables, il fixait des regards impatients sur +la baie qui faisait communiquer le salon où l'on lunchait avec celui par +lequel accédaient les visiteurs. A quelques pas de cette baie, la +princesse se tenait, droite et imposante dans sa robe de velours noir, +et tendait la main ou la joue aux nouveaux venus. Ainsi placée, elle les +voyait arriver de loin, et sa longue figure empâtée s'éclairait d'un +sourire plus ou moins avenant, calculé d'après l'importance ou le rang +de la personne annoncée. Jacques étudiait anxieusement les variations de +ce sourire apprêté, cherchant à y lire à l'avance la satisfaction +provoquée par l'entrée de Mania, qui était la grande favorite du moment. +Tout à coup les lèvres grasses de Mme Koloubine eurent un si aimable +épanouissement que le cœur du peintre sauta dans sa poitrine.--C'est +elle!» pensa-t-il, et il s'acheminait déjà au-devant de son amie, quand +un cruel désappointement l'arrêta...</p> + + <p>La personne à laquelle s'adressait cette gracieuse bienvenue appartenait +au sexe masculin. C'était un grand garçon d'une trentaine d'années, +élégamment vêtu et remarquablement proportionné; un superbe échantillon +du type slave dans sa beauté mâle:--brun, le nez un peu gros, mais la +bouche finement modelée sous la barbe châtaine, les yeux bien ouverts, +hardis et lumineux.--Il baisa galamment la main de la princesse qui lui +rendit, à la mode russe, son baiser sur le front.</p> + + <p>--Soyez le bienvenu, Serge Paulovitch, dit-elle, je suis heureuse de +vous voir et de vous présenter à mes amis!</p> + + <p>En même temps, elle lui prenait le bras et, faisant le tour des tables, +stationnait un instant près de chaque groupe:</p> + + <p>--Le prince Serge Gregoriew... Je suppose que son nom vous est déjà +connu... Le prince est célèbre dans toute notre Russie depuis son +expédition en Asie centrale. Il a parcouru les plateaux de la +Mésopotamie et découvert le tumulus de Nemrod... N'est-ce pas, prince, +un de ces soirs vous nous raconterez vos voyages?</p> + + <p>Le prince souriait d'un air bon enfant, saluait, puis Mme Koloubine +continuait sa tournée.--Jacques les connaissait, ces présentations ou +plutôt ces exhibitions! Il se rappelait s'être promené de la sorte au +bras de la princesse et avoir été, de la même façon pompeuse, expliqué +aux notables habitués de la villa Endymion. Bien qu'il sût à quoi s'en +tenir sur ces succès de curiosité, il ne put s'empêcher de faire un +mélancolique retour en arrière et de songer que l'intérêt qu'il avait +excité trois mois auparavant était déjà épuisé. Ce jeune voyageur aux +robustes épaules, «qui avait parcouru les plateaux de la Mésopotamie», +accaparait maintenant les regards. Il allait devenir la <i>great +attraction</i> du salon Koloubine, tandis que lui, le peintre de la +<i>Rentrée des avoines</i>, redescendrait au niveau de Jacobsen ou de +Flaminius Ossola.--Il fut piqué d'une pointe de mesquine jalousie à +l'encontre du prince voyageur. Pour éviter d'avoir à lui serrer la main, +il quitta sa place, s'éloigna dans une direction opposée et rôda d'un +air maussade autour des petites tables où la présentation avait déjà eu +lieu.</p> + + <p>Assise devant un guéridon, Mme Acquasola, après s'être lestée de viandes +froides et de gâteaux, achevait la digestion de cette collation +copieuse, en buvant du thé avec Jacobsen, la baronne Pepper et Sonia +Nakwaska. Tout en vidant les tasses, on causait du nouvel hôte de la +princesse Koloubine.</p> + + <p>--Hein? murmurait Sonia en reluquant le prince Gregoriew, quel beau +garçon!... Maman l'a connu à Pétersbourg, lorsqu'il était +chevalier-garde... Toutes les dames de la cour tombaient amoureuses de +lui et la liste de ses bonnes fortunes était aussi longue que celle de +Don Juan.</p> + + <p>--Hé! hé! insinuait Jacobsen, il ne manque pas de jolies femmes à Nice +et il pourra ajouter quelques numéros à son catalogue.</p> + + <p>--Mes enfants, je crois que c'est déjà commencé, chuchota Mme Acquasola +d'un ton confidentiel.</p> + + <p>Vraiment, comtesse! interrompit la petite baronne, serait-ce vous, par +hasard?</p> + + <p>--Non, ma chère, ce n'est pas moi... Ces choses-là ne sont plus de mon +âge. Je parle d'une dame plus jolie que je ne l'ai jamais été.</p> + + <p>--Son nom, comtesse!... Vite, ne nous faites pas languir!</p> + + <p>--Eh bien! il s'agit de la charmante baronne Liebling.</p> + + <p>--Mania? répéta Sonia en ricanant, impossible, la place est prise!</p> + + <p>--Petite, répliqua ingénument Mme Acquasola, lorsqu'une place a été +prise une première fois, il n'y a pas de raison pour quelle ne le soit +pas une seconde... Vous saurez ça, quand vous aurez mon expérience.</p> + + <p>Cette allusion de la bonne dame à son expérience amusait fort le groupe, +et Jacobsen, avec son air de pince-sans-rire, reprenait:</p> + + <p>--Comment! madame Acquasola, vous croyez que ce beau coureur de pays a +déjà fait un voyage à Cythère avec Mme Liebling?</p> + + <p>--Je ne connais pas ce voyage dont vous parlez, repartit naïvement la +comtesse; tout ce que je puis vous dire, c'est que Mania regarde le +prince d'un œil très doux... Ils se sont rencontrés vendredi chez Mme +Nicolaïdès et ne se sont guère quittés de la soirée; tout le monde a pu +l'observer aussi bien que moi. Quand Mme Liebling est partie, le prince +lui a offert son bras pour la reconduire jusqu'à sa voiture, d'où j'ai +conclu...</p> + + <p>Un coup de coude de Sonia l'arrêta en chemin; d'un clin d'œil espiègle, +la jeune fille l'avertissait que Jacques Moret s'était approché de la +table et prêtait l'oreille. Mme Acquasola devint cramoisie et s'empressa +d'ajouter très haut:</p> + + <p>--Du reste, les mauvaises langues seules peuvent y trouver à redire, +cela ne prouve rien, et le prince s'est montré simplement poli...</p> + + <p>--Comtesse, remarqua ironiquement Jacobsen, vous êtes la logique en +personne!</p> + + <p>Jacques avait déjà tourné les talons, mais pas un des propos de la +petite table n'avait échappé à son attention, et comme une lave +bouillante, un flot de jalousie lui brûlait le cœur. Ce même vendredi +soir, Mania lui avait écrit qu'elle ne pourrait le recevoir, «parce +qu'une ennuyeuse corvée l'obligeait à sortir», et il apprenait +maintenant en quoi consistait cette prétendue corvée. Mme Liebling +s'était gardée de le prévenir qu'elle irait chez Mme Nicolaïdès. Elle +craignait sans doute qu'il ne vînt l'y surprendre, et qu'il ne gênât ses +coquetteries avec le prince Gregoriew!--Jacques se voyait déjà négligé +pour le nouveau héros du jour, et, furieux d'avoir été joué, il mordait +jusqu'au sang ses lèvres pâles. Dans sa pensée, cette rencontre chez Mme +Nicolaïdès était préméditée, et il fallait que cette odieuse flirtation +eût été poussée très loin pour qu'on en fît déjà des gorges chaudes!... +La colère le secouait. Il tournait des regards ombrageux vers la petite +table, et l'envie le prenait de chercher querelle à quelqu'un.</p> + + <p>--Croyez-vous qu'il m'ait entendue? chuchotait Mme Acquasola, tandis +qu'il s'éloignait.</p> + + <p>--Dame! répondait méchamment Jacobsen, vous avez le verbe un peu haut, +et à moins qu'il ne soit sourd...</p> + + <p>--Ne pouviez-vous me faire signe?</p> + + <p>--Pourquoi? demanda le médecin en feignant une ignorance absolue; en +quoi les attentions de Mme Liebling pour le prince peuvent-elles +offenser M. Moret?</p> + + <p>--Mauvais plaisant!... Vous savez bien qu'il l'adore, et qu'il a quitté +sa femme pour elle... Ah! je suis désolée!... Si je courais lui dire +qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire?</p> + + <p>--Entre nous, ce serait un mauvais moyen de raccommoder les choses... +Laissez M. Moret s'en expliquer avec Mme Liebling... Je vous promets +qu'elle s'en tirera mieux que vous. Tenez, précisément la voici...</p> + +<p class="rig"><img alt="" src="images/011b.png"></p> + + <p>Mania venait en effet d'entrer, éblouissante comme une tombée de neige, +dans sa robe de crêpe de Chine blanc garnie de dentelles. Dès que +Jacques l'eut aperçue, il se dirigea précipitamment vers elle, mais il +fut prévenu par le prince Gregoriew. Ce dernier s'était avancé d'un air +empressé, et saluant Mme Liebling:</p> + + <p>--<i>Christos vaskress!</i> murmura-t-il d'une voix très douce.</p> + + <p>--Oh! prince, répondit Mania en riant, vous ne comptez pas que je vous +embrasse, je suppose?... Ignorez-vous que je suis catholique romaine?... +Pour moi, le Christ est ressuscité depuis treize jours, et vous arrivez +un peu tard.</p> + + <p>--Mieux vaux tard que jamais, insista galamment Serge Gregoriew.</p> + + <p>--Vous y tenez donc beaucoup? reprit-elle en continuant de plaisanter; +en ce cas, je n'ai rien à refuser à un homme qui a campé entre le Tigre +et l'Euphrate, sur remplacement même du paradis terrestre... et je +m'exécute... <i>Voistina vaskress!</i></p> + + <p>En même temps elle tendait sa joue sur laquelle le prince déposait un +respectueux baiser.</p> + + <p>--Vous connaissez donc notre incomparable Mania? s'exclama la princesse +Koloubine, qui survint; j'allais justement vous présenter l'un à +l'autre.</p> + + <p>--J'ai eu l'honneur de rencontrer la baronne Liebling chez Mme +Nicolaïdès, repartit Serge Gregoriew en s'inclinant.</p> + + <p>--A merveille... Puisque vous n'êtes plus deux étrangers, Serge +Paulovitch, je vous constitue le cavalier de ma petite amie... Il y a là +justement une table vacante... Mania chérie, du champagne ou du vin de +Tokay?</p> + + <p>--Non, princesse, merci; une simple tasse de thé et des sandwichs.</p> + + <p>Sur un signe de Mme Koloubine, un maître d'hôtel avait apporté des +viandes froides, du champagne et du thé sur la petite table, et le +prince, après avoir offert une chaise a Mme Liebling, s'était assis en +face d'elle.</p> + + <p>Tandis que le prince la servait, Mania jetait un coup-d'œil circulaire +sur les groupes épars dans le salon et cherchait à découvrir Jacques, +mais le peintre, exaspéré par le baiser accordé à Serge Gregoriew, +n'avait pu supporter le spectacle de Mania attablée avec celui qu'il +considérait déjà comme un rival. Maladroit, ainsi que tous les amoureux +sincères, il avait pris le parti de bouder au lieu de lutter d'amabilité +avec cet étranger, et il s'était retiré dans la salle de billard où les +hommes fumaient.</p> + + <p>Là , on ne fleuretait pas, mais on buvait beaucoup de champagne pour +arroser les <i>Zakouski</i> servis à profusion. Hors de la présence des +dames, la conversation s'égayait de propos plus libres.</p> + + <p>Francis Lechantre, mis en bonne humeur par le Rœderer de la princesse, +s'amusait à ébaudir l'auditoire cosmopolite groupé autour de lui, en +lâchant la bride à sa blague parisienne.</p> + + <p>--Non, messieurs, disait-il d'un ton gouailleur, vous voyez les choses +par les petits côtés... Ce qui vous attire dans ce pays-ci et vous y +retient, ce n'est ni Monte-Carlo et sa roulette, ni la promenade des +Anglais avec ses palmiers pareils à des plumeaux, ni les orangers dont +les fruits sont aigres comme des pommes à cidre. Les, salles de jeu +toutes reluisantes d'or, nous les avions déjà vues à Bade; les palmiers, +nous en possédons d'aussi beaux au jardin d'Acclimatation; des oranges, +tous les épiciers en vendent... Non, ça n'est pas ça qui nous grise... +C'est l'air et la lumière, c'est la joie de vivre qui éclate dans les +yeux, dans les fleurs et dans le ciel; c'est une satanée odeur d'amour +qui monte à la tête, qui fait trouver toutes les femmes jolies et qui +rajeunit tous les visages. Voilà le vrai charme qui vous emballe, vous +retourne comme un gant et qui nous fait battre la campagne!... Tenez, +moi qui vous parle et qui ai passé l'âge des sottises, j'ai été déjeuner +hier à la Ferme bretonne... J'ai horreur de ces endroits-là !... Mais j'y +accompagnais une certaine Peppina qui a du phosphore dans les yeux et le +diable au corps... Elle s'est pâmée devant les miroirs courbes où l'on +se voit ridiculement aplati ou agrandi; elle m'a obligé à donner à +manger aux cygnes et m'a attablé au jeu des <i>Nations</i> où j'ai perdu un +billet de cent francs! Il prononçait ces derniers mots avec une emphase +naïve, comme si cette perte de cent francs pouvait ébaudir des gens +habitués à considérer cent louis comme une bagatelle, et il ajoutait en +vidant son verre;--Eh! bien, j'ai trouvé tout ça délicieux... L'air de +Nice, messieurs l'air de Nice!</p> + + <p>En entendant cette enfantine confession, chacun éclatait de rire. Seul, +Jacques ne se déridait pas. Il écoutait les charges de Lechantre sans +les comprendre; regrettant déjà de s'être exilé du salon, il songeait +qu'en ce moment Mania et le prince étaient assis l'un près de l'autre; +une angoisse l'empoignait et il se demandait ce qui devait se passer +entre eux, en son absence, ce qu'ils se disaient à mi-voix pendant ce +tête-à -tête adroitement ménagé.</p> + + <p>Ce qu'ils se disaient? Rien vraiment qui pût l'inquiéter et motiver sa +bouderie jalouse. Leur conversation aurait pu être entendue par toutes +les oreilles. C'était la causerie décousue, légère, des gens du monde, +relevée seulement de temps à autre par une fine pointe de flirtation +entre deux sourires. Mania interrogeait Serge Gregoriew sur ses voyages +et celui-ci lui répondait avec un mélange de condescendance et de +galanterie:</p> + + <p>--Dites-moi, prince, avez-vous rencontré de jolies femmes dans votre +expédition?</p> + + <p>--Quelquefois, madame, mais jamais d'aussi charmantes que celles que je +vois ici aujourd'hui, répliquait Gregoriew en enveloppant Mme Liebling +du regard admiratif de ses yeux bruns, deux yeux foncés et lumineux, que +l'habitude de contempler des cieux et des pays divers semblait avoir +encore colorés et agrandis.</p> + + <p><i>A suivre.</i><br> + + <span class="rig"><span class="sc">André Theuriet.</span></span></p><br> + + <p class="mid"><img alt="" src="images/011a.png"></p> + +<br><br> + +</div> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44812 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/44812-h/images/001.png b/44812-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1b18270 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/001.png diff --git a/44812-h/images/002.png b/44812-h/images/002.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..5ad4a0c --- /dev/null +++ b/44812-h/images/002.png diff --git a/44812-h/images/003a.png b/44812-h/images/003a.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..65a45c3 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/003a.png diff --git a/44812-h/images/003b.png b/44812-h/images/003b.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0913b21 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/003b.png diff --git a/44812-h/images/004a.png b/44812-h/images/004a.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..41118da --- /dev/null +++ b/44812-h/images/004a.png diff --git a/44812-h/images/004b.png b/44812-h/images/004b.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a4b8c82 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/004b.png diff --git a/44812-h/images/005.png b/44812-h/images/005.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..049ed1b --- /dev/null +++ b/44812-h/images/005.png diff --git a/44812-h/images/006.png b/44812-h/images/006.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0089b6b --- /dev/null +++ b/44812-h/images/006.png diff --git a/44812-h/images/007.png b/44812-h/images/007.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..5237451 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/007.png diff --git a/44812-h/images/008a.png b/44812-h/images/008a.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..812a178 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/008a.png diff --git a/44812-h/images/008b.png b/44812-h/images/008b.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..47e2d78 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/008b.png diff --git a/44812-h/images/008c.png b/44812-h/images/008c.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4ea9f03 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/008c.png diff --git a/44812-h/images/008d.png b/44812-h/images/008d.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d7b316e --- /dev/null +++ b/44812-h/images/008d.png diff --git a/44812-h/images/009.png b/44812-h/images/009.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8616641 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/009.png diff --git a/44812-h/images/010.png b/44812-h/images/010.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..5eae413 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/010.png diff --git a/44812-h/images/011a.png b/44812-h/images/011a.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..682ff09 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/011a.png diff --git a/44812-h/images/011b.png b/44812-h/images/011b.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1aafc17 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/011b.png diff --git a/44812-h/images/cover.jpg b/44812-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f914aa3 --- /dev/null +++ b/44812-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891 + +Author: L'Illustration- Various + +Release Date: February 1, 2014 [EBook #44812] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, 17 JAN 1891 *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + + + + +L'ILLUSTRATION +Prix du Numéro: 75 centimes. + +SAMEDI 17 JANVIER 1891 +49º Année.--Nº 2499 + +[Illustration: CÉLINE MONTALAND +Phot. Van Bozch, Boyer succr.] + + + +AVIS AUX ACTIONNAIRES +de L'ILLUSTRATION + +MM. les actionnaires de la Société du journal l'_Illustration_ sont +prévenus que l'Assemblée générale ordinaire aura lieu au siège social, +13, rue Saint-Georges, à Paris, le samedi 31 janvier 1891, à deux +heures. + +ORDRE DU JOUR: + +Examen, et approbation, s'il y a lieu, du bilan et des comptes de +l'exercice 1890.--Répartition des bénéfices.--Fixation du +dividende.--Renouvellement du conseil de surveillance.--Fixation du +chiffre du traitement du gérant pour l'année 1891.--Fixation du prix +auquel le gérant pourra procéder au rachat d'actions de la Société en +1891.--Tirage au sort des obligations à rembourser en 1891. + +Pour assister à cette Réunion, Messieurs les Actionnaires propriétaires +de titres au porteur doivent en faire le dépôt avant le 25 courant, à la +Caisse de la Société. Il leur sera remis en échange un récépissé servant +de carte d'entrée. + + + +COURRIER DE PARIS + +Le froid qu'il fait, les morts qui se succèdent les unes aux autres, la +question du chauffage, le sort des pauvres gens, et, avec cela, les +pièces nouvelles ou attendues, voilà, par ce rude hiver, les sujets de +conversation des Parisiens qui n'ont pas encore pris le train de Nice. + +Car maintenant, lorsqu'arrivent les mois de froidure, pour parler comme +nos pères, c'est pour tous ceux qu'une fonction, une occupation, une +médiocrité de fortune ou une habitude n'attache pas à une rue de Paris, +une fugue véritable vers les bords bénis où la mer bleue gémit, cette +mer bleue où l'ex-maire de Toulon jetait le trop-plein de ses aventures. + +On part et les hôteliers parisiens, ces thermomètres spéciaux, nous +diront que le nombre des voyageurs diminue de plusieurs degrés ici +tandis que le chiffre grossit vers Cannes, Bordighera ou Saint-Raphaël. +Et comment ne partirait-on pas? Il est convenu que le Midi est le jardin +d'hiver de tout bon Parisien _dans le train_. Pour rester dans ce +_train_, on prend celui de P.-L.-M. Il paraît qu'on soigne ses +bronchites et qu'on réchauffe ses rhumatismes à la brise de la +Méditerranée. Ce n'est pas toujours vrai. On s'y dorlote, mais on y +grelotte. Qu'importe! On est dans le Midi. C'est le soleil du Midi, +c'est la côte du Midi. Il n'y a que la foi qui sauve. + +A vrai dire, les cavalcades et les carnavals ont, là-bas, un décor qui +les fait valoir, et je ne sais rien de plus triste, à Paris, que les +mascarades par ces froides nuits si longues. Quand je pense qu'il se +trouve encore des gens pour se planter dans le vent, sur les trottoirs +des environs de l'Opéra, et attendre l'entrée des masques! Il fallait +les voir, samedi dernier, ces masques au nez rougi et aux mains gourdes, +se rendant au bal de l'Opéra, par les rues désertes, balayées de la +brise! Les pâles pierrots verdissaient sous leur farine; les clowns, +avec leurs paletots jetés sur leur costume à paillettes, soufflaient sur +leurs ongles endoloris, et les toreros (car il y a beaucoup de toreros +parmi ces travestissements) toussaient mélancoliquement et battaient la +semelle sur les trottoirs. O ciel d'Andalousie, nuits étoilées de +Séville et de Grenade, où êtes-vous? + +Il est banal de venir déclarer que cette gaieté est macabre, mais elle +l'est. Ces fillettes qui ont l'onglée, ces bergères Watteau qui évoquent +l'idée d'un prompt sirop pectoral, ce défilé de masques bizarres sous la +lueur crue de la lumière électrique, c'est le carnaval parisien, c'est +une gaieté convenue, je veux bien, mais c'est une gaieté de cimetière, +et il faut avoir le goût du plaisir diantrement chevillé au corps pour +s'aller enfermer dans une loge ou se faire étouffer dans un couloir afin +de contempler de près cette mascarade hétéroclite! + +Je disais, l'autre jour, que ces bals dureront toujours, parce qu'il y +aura toujours des curieux. Il y aura toujours des grisettes aussi, et, +par exemple, Céline Montaland, la bonne, l'excellente femme que la +Comédie perdait la semaine dernière, Céline Montaland en était une par +les goûts simples, la bonne grâce rieuse, la bonté: je répète le mot que +tous ceux qui ont parlé d'elle ont écrit. + +Véritablement la mort de cette charmante femme a été un deuil pour tous +les amis du théâtre. Elle était depuis si longtemps applaudie, et elle +avait passé sur tant de scènes parisiennes! Je lui ai vu jouer, pour ma +part, une cantinière dans les _Cosaques_, la reine Bacchanal dans le +_Juif-Errant_, Ida de Barency dans _Jack_, et une Espagnole au +Théatre-Taitbout, dans une revue de fin d'année, où elle chantait en +espagnol une _habanera_ qui fit fureur. _Ollé! ollé!_ Car elle avait +l'air d'une manola andalouse, cette jolie Céline Montaland, et, en jupe +courte, à dentelles et à résilles, avec une rose dans ses noirs cheveux, +lorsqu'elle jouait le _Pied de Mouton_, on songeait à cette Petra +Camara, à qui Théophile Gautier dédiait une des plus jolies pièces des +_Emaux et Camées_: + +Peigne au chignon, basquine aux hanches, +Une femme accourt en dansant. +Dans les bandes noires et blanches +Apparaissant, disparaissant. + +Mais les premiers succès de Céline Montaland étaient bien antérieurs au +_Pied de Mouton_. Je me rappelle un soir lointain, un dimanche, où mon +père et ma mère voulurent me mener au spectacle pour la première ou +seconde fois. Le boulevard du Temple existait encore en ce temps-là. +Nous nous présentâmes au guichet du Cirque-Olympique: il n'y avait pas +de place; on y jouait l'_Armée de Sambre-et-Meuse_, une de ces pièces +militaires et patriotiques si fort à la mode en ce temps-là et qui +reviennent à l'ordre du jour maintenant, témoins le _Régiment_ et _Nos +sous-officiers_. + +Nous nous rabattîmes sur la Porte-Saint-Martin. On y donnait les +_Routiers_. Salle pleine. + +--Allons au Palais-Royal, dit mon père. + +Et nous allâmes au Palais-Royal, moi regrettant les canonnades de +l'_Armée de Sambre-et-Meuse_ et les tirades au salpêtre de Pichegru. Le +Palais-Royal représentait alors la _Fille mal gardée_ et _Maman +Sabouleux_, deux pièces où apparaissait la petite Céline Montaland, +brune, accorte, gâtée et fêtée par le public. Elle jouait, chantait et +dansait. Oui, comme intermède elle dansait une polonaise, et je la vois +encore en costume fourré, glissant sur la scène du Palais-Royal comme +une mondaine sur la glace du Bois-de-Boulogne. J'entends encore le son +métallique de ses talons de cuivre quelle frappait l'un contre l'autre. +Jolie, cela va sans dire. + +Pendant un entracte du _Prix Montyon_, regardez au foyer, dans les +portraits peints par Émile Bayard, celui de Céline Montaland enfant. +Elle est là, très vivante et, femme faite, elle avait gardé, épaissi par +l'embonpoint, ce gai visage de brune fillette mutine. + +Alors qu'elle était la petite Céline du Palais-Royal, tous les ans les +collégiens de Paris lui envoyaient, après s'être cotisés, des bonbons +pour ses étrennes. Parfois un de ces lycéens apportait, avec les +pralines, une pièce de vers qu'il débitait au nom de ses camarades pour +remercier _l'enfant prodige_ d'avoir joué à Louis-le-Grand ou ailleurs. +Les années avaient passé, passé, depuis ce temps, et les collégiens de +1849 ou 1850 étaient devenus de gros bonnets, fonctionnaires, officiers +supérieurs, magistrats. D'autres (en plus grand nombre) étaient morts. +Mais, au jour de l'an, il était rare que Mme Céline Montaland ne reçût +pas quelque sac de marrons ou quelque souvenir d'un des orateurs +d'autrefois, de ces collégiens de jadis devenus quinquagénaires. + +Parfois même elle trouvait encore des vers--vieillis comme leur +auteur--d'un de ces poètes d'autrefois. C'était là sa joie. + +--Cela me rajeunit, disait-elle, comme si elle avait abdiqué toute sa +coquetterie. + +Cette année, elle a dû recevoir les mêmes marques de sympathies des +admirateurs de la comédienne à ses débuts, mais elle n'a pu être +joyeuse. Ce jour de l'an a été lugubre et Céline Montaland avait joué +pour la dernière fois. + +Tout naturellement ses obsèques ont été pour la badauderie parisienne +une occasion de rassemblement. Il paraît qu'on s'est, autour de +Saint-Roch, bousculé pour voir les acteurs, comme autour du bureau de +location d'une pièce à succès. N'ayant pas assisté à la scène, je n'en +puis rien dire, mais certains journaux ont assuré que la curiosité du +public manquait de recueillement. + +La foule, après tout, est un dernier hommage pour un acteur ou une +actrice qui disparaît. Musset n'a pas eu les funérailles de Rachel, et +il en sera toujours ainsi. Paris adore ses acteurs. Il les sait toujours +prêts à se mettre en avant pour une bonne oeuvre. Voyez Sarah Bernhardt +qui, avant de repartir vers les Amériques, voulait jouer _Phèdre_ au +bénéfice de la veuve de Poupart-Davyl et, dit-elle, à celui de M. +Duquesnel. + +Mais, en fait de funérailles, s'il était mort il y a vingt-deux ans, le +baron Haussmann, avec quelle pompe on eût célébré ses obsèques! C'est un +peu de l'histoire de Paris qui s'en va. Le baron Haussmann meurt pauvre, +paraît-il, après avoir dépensé des millions. Il a expliqué dans ses +_Mémoires_ comment un préfet de la Seine de l'empire était, je ne dirai +pas gêné, mais tout juste assez libéralement doté avec les sommes +cependant prodigieuses que l'État mettait à sa disposition. + +Que de frais de représentation! Que de luxe! quelles fêtes! + +Le baron Haussmann fut en quelque sorte et pendant des années un +vice-empereur aussi puissant que M. Rouher. Il était, à vrai dire, le +roi de Paris. Et ce Paris, il le maniait, le perçait, le détruisait, le +reconstituait, le _triangulisait_ comme on disait alors, avec une +activité insatiable. On ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs, +dit vulgairement le proverbe. Tous ces embellissements coûtaient cher, +et, un beau jour, le pouvoir du baron Haussmann croula sous le faix des +sommes dépensées. L'opposition présenta à l'opinion publique la facture +de ce Paris _haussmanisé_ et un calembour jeté à propos fit la fortune +d'un jeune avocat qui devait devenir un véritable homme d'État. + +M. Jules Ferry publia une brochure, les _Comptes fantastiques +d'Haussmann_, qui le mit au pinacle et fit mettre le baron au rancart. + +Adieu les fêtes carillonnées où le comte de Bismarck buvait de la bière +en causant chope en main comme un reître d'Albert Durer, son vidrecome +entre les doigts! + +Adieu les bals de l'Hôtel-de-Ville où la bourgeoisie parisienne se +précipitait en faisant assaut de toilettes! Adieu les doux concerts où, +_bianca e grassa_, Mlle Marie Rose chantait les _Djinns_ du dernier +opéra d'Auber! + +Adieu aussi les médisances qui faisaient conter tout bas que Mlle +Francine Cellier, du Vaudeville, n'était si bien vêtue, dans les pièces +de Sardou, que parce qu'elle s'habillait à la _Ville-de-Paris_. +Puissance et injures, tout s'abîmait en même temps, et le baron +Haussmann tombait quelques mois avant l'empire. Mais, quoique tombé, il +demeurait une figure. On lui gardait une reconnaissance d'avoir, tout en +abattant bien des souvenirs historiques regrettés, assaini Paris, oui, +de l'avoir assaini de telle sorte que le typhus en a été comme chassé et +que le choléra n'y trouve plus un terrain de bataille. On ne débaptisa +pas le boulevard Haussmann. Il sembla que la truelle du grand maçon +Haussmann dût être sacrée si l'homme politique ne l'était pas. Lui, +après être resté quelque temps dans l'ombre, chercha à ressaisir une +place dans nos assemblées. Il fit une campagne électorale en Corse et il +contait gaiement, au retour, qu'il avait, dans le maquis, traité la +question politique avec le fameux bandit Bella-Coccia. + +C'était en octobre 1877. M. Haussmann campait dans une plaine, sous la +tente, mangeant du mouton embroché comme dans une _diffa_ arabe. Puis il +partait en voiture avec M. de Montero, je crois, lorsqu'une vieille +femme au profil romain lui remettait un placet. C'était la femme d'un +vieux bandit arrêté, Stampo, et demandant grâce pour lui. Quant à +Bella-Coccia, il disait au baron Haussmann: + +--Je garde le maquis pour avoir fait le coup de feu avec les gendarmes, +du haut de mon moulin, mais mon beau-frère est brigadier dans la garde +républicaine: il votera pour vous! + +Et, M. Haussmann promettant de demander l'amnistie, le bandit lui +tendait une gourde neuve, le faisait boire, buvait après lui, et, +résolument: + +--Maintenant, ce que vous me direz, je le ferai! A la vie, à la mort, +_signor baron!_ + +Prendre pour agent électoral le bandit _Bella-Coccia_, l'aventure ne +manquait pas de fantaisie! + +Ce qui en manqua, c'est l'ouvrage qu'il publiait, il y a si peu de +temps. Les _Mémoires du baron Haussmann_ sont d'un administrateur +éminent; mais on voudrait, dans ses souvenirs, plus de curiosité et plus +de vie. + +Je n'ai rien dit du sculpteur Delaplanche, qui fut un artiste inspiré, +je n'ai rien dit de M. Foucher de Careil... La mort va trop vite et le +_Courrier de Paris_ n'est pas un article nécrologique. Oh! le rude hiver! +La Seine est prise! Les Parisiens s'amusent à la traverser. Mais ceux +qui souffrent?... Les plaisirs de l'hiver sont chèrement payés de la vie +des malheureux. + +Rastignac. + + + +L'HIVER DE 1890-91 + +L'hiver que nous traversons sera inscrit parmi les hivers mémorables, +tant par sa précocité que par sa rigueur. Il a commencé le 26 novembre. +Jusqu'au 25, la température était restée assez chaude, et même +supérieure à la moyenne; mais le 26 le thermomètre descendit tout d'un +coup à un minimum de -2°,3, sans s'élever au-dessus de -0°,8, et donna +comme température moyenne de cette journée -1°,6. Le lendemain, il +descendit à un minimum de -7°, 1, et le surlendemain, 28, à -15°,0, +minimum qu'il n'a pas dépassé depuis. C'était le commencement d'un froid +persistant et rigoureux. + +Cependant il y eut dégel le 2 décembre jusqu'au 9, puis regel du 10 au +18, puis dégel du 19 au 21, puis regel du 22 au 31, puis dégel le 31 au +soir jusqu'au 4 janvier, et regel dans la nuit du 4 au 5 jusqu'au 12 au +soir. Du 26 novembre au 3 décembre, la moyenne de la journée a été +inférieure à zéro, et il en a été de même du 8 au 18 décembre, du 23 au +31, et du 6 au 12 janvier. Ces allures du thermomètre montrent qu'en +réalité le froid n'a pas été aussi consécutif qu'on le croit, puisque le +thermomètre n'est resté perpétuellement au-dessous de zéro que pendant 9 +jours de suite, du 10 au 18 décembre, ainsi que du 23 au 31. Quant à la +glace, depuis le 26 novembre jusqu'au jour où nous écrivons ces lignes +(13 janvier), il y a eu 45 jours de gelée, et seulement 3 jours de dégel +(19, 20 et 21 décembre). + +Ce sont là les observations de Paris (Observatoire du parc de +Saint-Maur). La température moyenne du mois de décembre a été de -3°, 4. +On ne trouve, depuis 1757, que trois mois de décembre aussi froids: ce +sont ceux de 1829, 1840 et 1879. + +La Seine a commencé à charrier le 29 novembre, puis, de nouveau--après +le dégel du 4 au 8 décembre--le 11, puis, de nouveau encore, après le +dégel du 19 au 22, le 25; enfin, une quatrième fois, après le dégel du +31 décembre, le 7 janvier. Elle aurait dû être prise le 30 décembre et +même le 16. En effet, sa congélation le 11 janvier à minuit a eu pour +causes thermométriques une somme de -15°, 7 de froid dans les minima +diurnes additionnés du 16 au 11, une somme de -15°, 7 dans les maxima, +et une de 35°, 9 dans les moyennes diurnes. Or ce même état +thermométrique avait déjà été atteint le 16 décembre et le 30. Mais la +nature n'est plus souveraine dans la capitale du monde. Par le jeu des +barrages, nos ingénieurs savent activer le courant, élever ou abaisser +les eaux, disloquer les glaces et leur interdire toute stagnation. C'est +ce qui est arrivé en décembre. Les effets de nos hivers ne sont plus +comparables à ceux des hivers anciens, pas plus que ceux des +inondations, qui jadis enlevaient les ponts de Paris et semaient la +ruine et le deuil sur leur passage. Les météorologistes devront donc +surtout comparer entre elles les indications plus mécaniques que +pittoresques de la colonne thermométrique. + +*** + +Après un mois de décembre très froid, comme nous venons de le voir, le +dégel est arrivé le 31 décembre à 11 heures du matin, mais a été de +courte durée. La Seine charriait encore considérablement le 31; le 1er +janvier, les glaçons étaient presque entièrement fondus. Il y eut un +léger retour du froid le 2 (min. 6°, 3°, max. X 2°, 2°,) et le 3 (min. +-5°, 5°, max. X 2° 8°); le 4, température douce (min. 0°, 4, max. X 4°, +4); le 5 pendant la nuit retour définitif du froid. + +La Seine, dont la température était voisine de 0° depuis plus d'un mois, +a recommencé à charrier le 7; le 10 les glaçons, presque soudés entre +eux, marchaient avec une extrême lenteur, le 11 le fleuve était pris, +dans toute la traversée de Paris, sur les deux tiers de sa largeur, il +ne restait de courant visible et de glaçons en mouvement qu'au milieu de +la Seine; dans la nuit du 11 au 12, elle a été entièrement figée. + +La vitesse du courant, les obstacles, les ponts, sont autant d'éléments +en jeu dans la congélation d'un fleuve. Ainsi, la série du froid n'a pas +été plus intense ni plus longue du 6 au 11 janvier que du 23 au 30 +décembre et surtout que du 9 au 18 décembre, et pourtant, dans les deux +premiers cas, la Seine n'a pas été prise, à cause du courant et de la +levée des barrages. Ici, 6 jours de très forte gelée ont suffi. +Toutefois si le dégel n'était pas arrivé les 31 décembre, l'aspect du +fleuve charriant avec une extrême lenteur annonçait la congélation +complète pour le lendemain. + +L'arrêt du fleuve n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Le 11, vers +10 h. 1/2 du soir, la soudure des glaçons a commencé au pont de Sèvres, +dont les arches, relativement étroites, n'ont pu laisser passer les +banquises, et ont ainsi arrêté le mouvement de descente. Il a suffi +d'une heure pour que l'arrêt se répercutant en amont fût complet depuis +le pont d'Auteuil jusqu'au pont National. + +Le 12 au matin le fleuve était donc immobilisé, et toute la journée, les +curieux ont afflué sur les rives pour contempler ce spectacle que les +Parisiens n'avaient pas vu depuis onze ans; l'agrégation des glaces +présentait au milieu du courant, notamment en amont du pont d'Austerlitz +et du pont Sully, quelques solutions de continuité; il y avait sur ces +points des sortes de lacs dont les eaux claires ne portaient aucun +glaçon. + +Le petit bras de la Seine sur la rive droite, depuis le pont de Sully +jusqu'au pont Louis-Philippe, et dans lequel sont garés un nombre +considérable de bateaux, était libre de glaces, grâce aux barrages +supplémentaires reçus par l'estacade de l'Ile Saint-Louis. + +Il en était de même dans le petit bras de la rive gauche, depuis le pont +de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Là, un puissant +remorqueur, ayant monté et redescendu le courant depuis les premières +heures de la matinée, avait suffisamment divisé les glaces ensuite +entraînées au-delà du bassin de la Monnaie par un jeu d'écluse.--On n'a +encore pu traverser nulle part le fleuve à pied sec. + +Pendant notre siècle, la Seine a été entièrement gelée à Paris aux dates +suivantes: janvier 1803,--décembre 1812,--janvier 1820,--janvier +1823,--décembre-janvier 1829-1830,--janvier 1838,--décembre +1840,--janvier 1854,--janvier 1865,--décembre 1867,--décembre +1871,--décembre 1879 et janvier 1891. Ces diverses congélations du +fleuve parisien ont été fort inégales comme intensité et durée; +quelquefois cette durée n'a été que de un ou deux jours tandis que dans +le fameux hiver de 1829-1830, elle a été de trente jours. Pour que la +Seine gèle à Paris il faut que le courant soit assez lent, c'est-à-dire +qu'il n'y ait pas eu de pluie depuis longtemps, que la température de +l'eau se soit graduellement abaissée à zéro, que des glaçons se soient +formés sur les bords du fleuve ou dans le fond et, détachés par le +courant, soient charriés à la surface et se soudent entre eux. Les +obstacles, notamment les ponts, aident à cette congélation totale, qui +n'arrive qu'après six jours au moins d'un froid persistant de 4° à 8° +comme moyenne des maxima et minima. + +Les débâcles sont parfois terribles. Cette année, pour en atténuer les +effets, on a commencé par relever, en aval de Paris, le barrage de +Suresnes, afin d'amener une hausse sensible des eaux en amont et +d'exercer par suite une tension sur les glaces adhérant aux rives. Cette +première opération doit être à bref délai suivie de l'opération inverse, +c'est-à-dire d'un nouvel abaissement du barrage, afin d'accélérer la +marche du courant des eaux ainsi élevées; de la sorte, s'il ne se +produit pas une notable recrudescence du froid, une débâcle partielle +pourra être créée et pour ainsi dire conduite à volonté. + +Un nouveau dégel est arrivé le 12, au soir, accompagné d'une brume qui +est tombée sur Paris à partir de 11 heures. Ce dégel a été annoncé +quelques heures seulement auparavant par le changement du vent du nord à +l'ouest. Durera-t-il? Le froid recommencera-t-il? C'est ce que nul ne +peut dire. + +La météorologie est très loin des certitudes de sa soeur aînée +l'astronomie. Nous pouvons prédire dix ans, cent ans, mille ans +d'avance, le retour d'une comète, d'une planète, d'une éclipse, d'un +phénomène astronomique quelconque, et nous ne pouvons pas deviner quel +temps il fera demain! C'est quelque peu humiliant. + +Il est tout naturel de chercher. Chacun le peut. Obtiendrons-nous des +résultats satisfaisants? C'est moins sûr. + +On aimerait voir les saisons régies par un cycle, comme les phénomènes +astronomiques. L'hiver de 1879-80 ayant été très rude, on pense tout de +suite à un cycle de 11 ans. Celui de 1870-71 ayant été assez rude, le +cycle semble en partie indiquer une période de 9 à 11 ans. Le plus grand +hiver du siècle, avec celui de 1879-80, a été celui de 1829-30. Une +périodicité de 10 ans ou de multiples de 10 ans parait se confirmer +davantage. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. J'ai sous +les yeux le tableau de toutes les observations thermométriques faites +depuis la fondation de l'Observatoire de Paris, depuis plus de deux +siècles. Les plus grands hivers ont été ceux de: + +1708--9 1829--30 +1715--16 1837--38 +1728--29 1840--41 +1775--76 1844--45 +1788--89 1853--54 +1794--95 1860--61 +1798--99 1870--71 +1802--3 1879--80 +1812--13 1890--91 +1822--23 + +En s'amusant à grouper ces chiffres de certaines façons, on croit sentir +vaguement s'en dégager quelques probabilités de périodes décennales. +Mais, en fait, la probabilité est à peine supérieure à celle d'un nombre +quelconque à la roulette. On a quelque présomption apparente d'imaginer +que l'hiver de 1899-1900 sera froid, mais je ne conseillerais à personne +de jouer là-dessus un pari sérieux. + +D'autant plus que, jusqu'à présent du moins, l'astronomie n'offre aucune +base pour soutenir cette périodicité. La période des taches solaires est +bien de dix à onze ans, et on l'a invoquée. Mais on n'a pris soin de la +comparer avec une attention suffisante. Le froid actuel suit le minimum +des taches solaires de près de deux ans. Celui de 1879-80 l'a suivi d'un +an. Celui de 1870-71 est arrivé pendant le maximum. Celui de 1829-30 est +arrivé un an après le maximum. Il n'y a donc pas de relation entre les +fluctuations de l'énergie solaire et la température de nos hivers. C'est +assez étonnant, mais c'est ainsi. + +Il ne faut pas que ces difficultés nous empêchent d'étudier. La nature +ne livre ses secrets qu'à la persévérance. + +L'hiver actuel peut se résumer ainsi: + +Une quarantaine de personnes sont déjà mortes de froid en France depuis +le commencement de l'hiver. + +Les plus basses températures observées ont été: + +Moscou 31° le 7 janvier. +Haparanda 29° le 6 janvier. +Varsovie 24° le 29 décembre. +Gérardmer 22° le 10 janvier. +Épinal 20° " " +Montargis 17° le 9 janvier. +Loudun 16° le 10 " +Paris 15° le 28 novembre. + " 13° le 15 décembre. + " 11° les 8 et 9 janvier. + +Fleuves et rivières gelés le 12 janvier: Seine, Yonne, Aube, Marne, +Rance, Saône, Rhône, Charente, Loire, Dordogne, Garonne, Sorgues, +Durance, Gardon. Mer prise à Blankenberghe et Ostende. + +L'Espagne, comme tous les pays de l'Est, a partagé le sort de la France. + +Camille Flammarion. + + + +[Illustration: LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG.--La cérémonie +religieuse dans l'église russe de la rue Daru.] + + + +LE BARON HAUSSMANN + +Le baron Haussmann est mort subitement ces jours derniers. C'était un +grand vieillard plein de verdeur et d'énergie encore, bien qu'il fût +plus qu'octogénaire. Il avait gardé toute sa lucidité d'esprit et +s'occupait en ces temps derniers de la publication du troisième volume +de ses Mémoires. Il avait entrepris, en effet, d'expliquer la genèse de +l'oeuvre grandiose à laquelle son nom reste attaché: averti par les +controverses qui l'avaient assailli à l'heure même où il transformait et +embellissait Paris, le baron Haussmann avait compris que, pour mériter +d'être défendu par son oeuvre devant la postérité, il fallait d'abord +défendre cette oeuvre devant les contemporains. + +C'est donc un peu par M. le baron Haussmann lui-même que nous apprenons +qu'il était petit-fils d'un conventionnel, porté par erreur comme ayant +voté la mort du roi, et qu'avant d'entrer dans l'administration il avait +songé à une carrière artistique et fréquenté le Conservatoire. Mais la +destinée du baron Haussmann lui fit délaisser en temps utile les classes +musicales pour l'uniforme de sous-préfet. C'est, sous le règne de +Louis-Philippe qu'il débuta; il vit s'écrouler la monarchie de Juillet +et surgir la République de 1818 sans trop s'émouvoir: son coeur +n'appartenait ni au gouvernement déchu ni au régime nouveau. Il les +voyait se succéder d'un oeil prudent et indifférent, d'une âme un peu +méprisante à l'égard de ces gouvernants qui essayaient de réaliser la +liberté sous des formes diverses. Lui, le baron Haussmann, était acquis +d'avance à l'homme qui voudrait restaurer l'autorité et utiliser en +pleine lumière ses talents d'administrateur, qui moisissaient en +d'obscures préfectures de province: le prince Louis-Napoléon lui +apparut, dès son élévation à la présidence de la République, comme le +dictateur attendu. Son nom était un gage certain, à divers titres, pour +le baron Haussmann, dont le père et le grand-père avaient servi les +Bonaparte. Il suivit donc l'étoile naissante, il la salua dans l'Yonne +avant, beaucoup d'esprits perspicaces, et se trouva un beau jour préfet +de la Seine, à la tête d'une administration qui était un ministère et +qu'aucun contrôle indiscret ne venait troubler dans ses hautes +combinaisons. + +[Illustration: LE BARON HAUSSMANN D'après une photographie de M. Pirou.] + +Une promenade à travers le Paris moderne en dit plus aux gens de notre +génération que bien des volumes, sur l'oeuvre accomplie par le baron +Haussmann. Ces larges avenues, ces voies amplement aérées, où joue +librement la lumière, ou circule sans encombre le torrent d'élégance et +d'activité qui constitue la vie parisienne, c'est le baron Haussmann qui +les a créées. Certes, Paris a dû payer, et payer un peu cher, sa +toilette nouvelle; on ne l'a pas consulté sur l'à-propos des +bouleversements qu'on lui imposait; mais faut-il y regarder tant de fois +et de si près quand on est, comme aujourd'hui, en présence du fait +accompli, et d'un fait d'une si haute portée historique et sociale? Nous +ne le pensons pas. La rue de Rivoli prolongée, le boulevard Sébastopol +créé, comme aussi la rue Turbigo, les boulevards Haussmann et +Malesherbes, la construction des Halles Centrales, des parcs des +Buttes-Chaumont de Montsouris, de Monceau, la métamorphose des bois de +Boulogne et de Vincennes, voilà assurément des titres à la +reconnaissance généreuse de tous ceux qui aiment Paris. Il ne faut pas +marchander cette reconnaissance à la mémoire du baron Haussmann. +L'Empire avait comblé d'honneurs le haut fonctionnaire en lui conférant +la dignité sénatoriale et la grande-croix de la Légion d'honneur; les +Parisiens lui ont voué un souvenir de gratitude: ceci dure plus et vaut +mieux que cela. + + + +[Illustration: M. FOUCHER DE CAREIL D'après une photographie de M. +Truchelut.] + + +[Illustration: M. EUGÈNE DELAPLANCHE D'après une photographie de M. +Pirou.] + + + +UN LABADENS + +Je ne sais si vous éprouvez quelque plaisir à prendre part à ces agapes +périodiques que les associations amicales d'anciens Labadens ont mises +depuis plusieurs années déjà à la mode. Pour ma part, je les exècre, +attendu que rien, mieux quelles, ne me fait plus durement sentir +l'outrage des années qui s'accumulent, la fâcheuse décrépitude qui +menace, et ne me montre la profondeur des rides que la patine du temps +creuse au front de mes contemporains, sans pour cela épargner le mien. + +On s'était connu jeune, ardent, rose, joufflu, ruisselant de cheveux et +d'illusions: on se retrouve alourdi, glabre, chauve, bedonnant et +sceptique. On s'abreuve de mauvais champagne et de vieux souvenirs; mais +ceux-ci, on les regrette, et celui-là fait mal à l'estomac. On se bat +les flancs pour trouver drôles un tas de vieux anas que leur parfum +classique impose, et on est forcé de feindre l'enthousiasme pour les +mérites transcendants d'un jeune élève, lauréat de l'association, dont +le folio, exhibé par M. le proviseur ému jusqu'aux larmes, est blanc de +retenues et de vers à copier! C'est odieux! + +Ajoutez à cela que si, rebelle parfois aux tendres soins que +l'Université, _alma parens_, prodigue à ses nourrissons, vous avez dû, +pendant les dix années de vos études, traîner vos fonds de culottes un +peu partout; si votre caractère, trop peu apprécié par les uns, vous a +forcé à aller demander à d'autres le complément d'une instruction +interrompue par la catastrophe d'une exclusion fatale, vous risquez +d'être impuissant à suffire à l'afflux de banquets qui vous attend, et +de condamner votre estomac à un régime qu'il n'a plus la force de subir. +On ne peut pas faire de jaloux, n'est-ce pas? et alors, gare à la +gastrite!!! + +*** + +Hélas! bien que je me sois souvent fait ces réflexions si sages et que +j'aie longtemps lutté courageusement contre les invites que m'envoyaient +chaque année, avec une persistance aussi touchante qu'intéressée, les +«chers camarades» des divers lycées où j'ai passé, j'ai dû céder à la +fin... Et moi aussi, maintenant, je fais partie d'une association de +Labadens! Et moi aussi, je mange une fois par an le saumon sauce verte, +qu'accompagne le filet madère, et qu'arrose le champagne officinal. Moi +aussi j'entends des discours, j'en fais même! Et je distribue des +médailles en vermeil à de jeunes potaches qui partagent leur temps entre +les chagrins d'Ulysse et les matchs du lendit! Voilà ce qu'on gagne de +plus clair à la notoriété. + +J'étais donc, certain samedi de la présente année, entré vers sept +heures du soir chez le grand Véfour, où se passent d'ordinaire ces +assemblées spéciales, et je déposais mon pardessus au vestiaire, quand +je m'entendis interpeller par une voix inconnue, tandis que je recevais +sur le ventre une tape qui voulait être amicale, mais que je jugeai +parfaitement incongrue. + +--Eh bien! donc, on ne reconnaît pas les vieux copains? Allons! dis vite +bonjour! espèce d'homme de lettres. + +Je regardai un peu ahuri. J'avais devant moi un gros homme, tout court, +tout rond, dont le crâne en poire émergeait de quelques cheveux +grisonnants, prolongés de chaque côté des joues par deux favoris +filasse. Cette silhouette rappelait bien plutôt une praline dans de +l'étoupe que la physionomie de quelqu'un que j'aie jamais connu. + +--Désolé, mon cher, balbutiai-je... je ne vois pas très bien... et puis +on change, tu sais... tout le monde change... + +--Eh! parbleu, si on change!! Mais quand on a été voisin d'étude, que +diable! on se reconnaît. Je t'ai bien reconnu tout de suite, moi. +Poteau, je suis Poteau... Tu ne te rappelles pas?... + +--Ah! parfaitement! Poteau... ah! très bien! Et... qu'est-ce que tu +fais? + +--Je ne fais rien! Je vis de mes rentes... J'ai été avoué en province, +j'ai fait mes affaires, vendu ma charge, et maintenant je me repose... +Dis donc, je m'asseois à côté de toi: nous causerons du vieux temps, +hein? quand nous faisions enrager les pions... Et puis, tu sais, puisque +je te retrouve, toi qui es dans les journaux, tu me donneras des billets +de théâtre... Allons, viens!... + +*** + +J'allai, et nous nous assîmes. Poteau se mit en devoir de faire repasser +une à une devant moi toutes nos aventures de collège, qu'il me +racontait, la bouche pleine, avec des gestes exubérants, et un gros rire +épais. Il y avait celle de notre vaguemestre, un brave Alsacien, ancien +tambour de la garde royale, qui venait crier les lettres dans la cour et +aboyait: «Monsir Botot!» Or, comme nous avions un autre camarade +réellement nommé Botot, nous nous faisions un malin plaisir de prendre +la lettre, de la donner à celui des deux à qui elle n'était pas +destinée, et d'envoyer celui-ci protester auprès du vaguemestre. + +--Ce n'est pas pour moi cette lettre, vieux prétorien! + +Ce mot de prétorien, que le pauvre homme ne comprenait évidemment pas, +avait la propriété de l'exaspérer. + +--Ch'ai bas tit Botot, ch'ai tit Podot, criait-il la face injectée et la +moustache raidie. Fous êtes tous des _calobins!_ + +Il y avait aussi l'histoire du roman, que le camarade Poteau se +remémorait avec délices. + +--Tu te rappelles bien le jour où j'ai été si bien refait sur les quais? + +--Non, pas du tout. + +--Mais si, nous étions en promenade, à la queue leu-leu, et nous +longions les boutiques de bouquinistes. Moi, tu sais, j'ai toujours aimé +la littérature, et j'étais constamment puni parce qu'on me confisquait +des livres défendus. Voilà que, tout à coup, je vois s'étaler dans un +éventaire un livre superbe, sur le dos duquel je lis le mot «roman». +Au-dessus, était une étiquette portant en gros caractères la mention «50 +centimes». Vite, je tire dix sous de ma poche, je les lance dans +l'éventaire, et je saisis le bouquin que je cache sous mon caban. Nous +rentrions au lycée: je jette sur mon acquisition un regard curieux et +rapide, et qu'est-ce que je lis... «_Roman history..._» une histoire +romaine... et en anglais encore, moi qui ne savais pas un traître mot de +cette langue, et qui suivais le cours d'allemand! + +Cette fois, je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconfit que +prenait encore la figure de mon gros voisin, au souvenir si lointain +pourtant de sa mésaventure. + +--Et... tu as conservé ton goût pour les lettres? lui dis-je. + +--Naturellement. Seulement, tu comprends, quand on est avoué, on n'a pas +beaucoup le temps... mais le théâtre, par exemple, je l'adore, et je +compte bien... + +Le président réclamait le silence. L'heure solennelle des toasts +arrivait: je les écoutai tous sans faiblir; puis je lus le rapport dont +j'avais été chargé sur les prix d'application et de bonne conduite, et +je m'enfuis à l'anglaise, prétextant une affaire pressante au journal. +Poteau m'avait accompagné jusqu'à la porte et en m'aidant à mettre mon +pardessus: + +--Tu sais, je compte sur toi... et quand on te jouera une pièce, ne +m'oublie pas pour la première, au moins. + +*** + +Je ne pensais plus depuis longtemps déjà ni à Poteau, ni au vaguemestre, +ni à l'histoire romaine, ni aux Labadens que je retrouverai seulement +l'année prochaine, quand l'autre jour le hasard m'a remis, pour une +heure, en présence de mon ex-voisin d'étude et de banquet. + +C'était à Versailles, sur la glace. J'étais allé patiner là-bas, dans le +cadre féérique des hautes futaies blanches de givre, au pied du château +désert, abri mystérieux de tant de grandeurs déchues et de tant de +grâces oubliées, sur ce canal immense dont il semble qu'on ne doive +jamais atteindre le bout. Dans le parc, on chassait, et les coups de feu +de chaque _trac_ nous arrivaient, répercutés par l'écho, avec le +crépitement pareil à une mousqueterie de bataille. Et, tout en me +laissant emporter à travers l'espace, je m'isolais dans le passé qui +revit ici dans chaque bosquet, dans chaque statue, dans chaque arbre. Il +me semblait que la brume tombant sur les pelouses allait se déchirer, +que j'allais voir tout-à-coup, des fourrés, surgir des seigneurs poudrés +faisant escorte à un homme de haute mine, qu'ils salueraient du nom de +maître et de roi, tandis que des valets à grande perruque viendraient, +un genou en terre, déposer devant lui faisans et chevreuils encore +sanglants. Puis, de l'autre côté, je voyais un cortège de femmes +exquises, dont les pelisses de renard bleu flottaient sur leurs larges +paniers, descendre lentement le grand escalier de la terrasse, s'asseoir +dans des traîneaux de laque et d'or, et venir jusqu'à moi, glisser en +des courbes gracieuses, tandis que des Sylvains moqueurs les +regardaient. Mes yeux, métamorphosés par la magique influence du cadre, +ne voyaient plus les grotesques chapeaux ronds, les jaquettes +quadrillées, les êtres barbus et mal vêtus qui s'agitaient autour de +moi. Ils n'avaient plus devant eux qu'un tableau de Watteau ou de +Laneret, enveloppé dans la buée d'or d'un horizon immense, où le soleil +se couchait dans un crépuscule flamboyant. + +*** + +Je fus tiré de ma rêverie par une voix étranglée qui disait mon nom, et +par une main qui me saisit le bras brusquement, au risque de me faire +tomber sur la glace. + +--Ah! c'est toi! me dit l'affreux Poteau. Ah! je bénis le ciel, par +exemple! Ah! tu vas m'aider! + +J'allais certainement envoyer l'intrus à tous les diables, et +l'accueillir comme on fait d'ordinaire à un chien qui apparaît au milieu +d'un jeu de quilles... mais je me trouvais en face d'une figure +tellement déconfite, tellement ravagée, tellement risible, que je me +contins. + +--A quoi faire? répondis-je quand j'eus repris mon équilibre. + +--A trouver ma femme et à tuer son séducteur. + +--Diable! Tu n'y vas pas de main morte. + +--Non certes! je veux le tuer, tu entends, le tuer! C'est affreux, +vois-tu, épouvantable!... Ah! il me le faut!... Le lâche! le +misérable!... la coquine!... la coquine!... + +--Voyons! du calme... Tiens! regarde, tout le monde rit en passant... + +--Qu'est-ce que ça me fait!... je le tuerai! te dis-je, ou il me +tuera... + +--Eh bien! c'est dit. Mais qui est-ce? + +--Eh! je n'en sais rien, parbleu! C'est un officier, voilà tout. J'ai +reçu une lettre anonyme: «Si vous voulez trouver Mme Poteau, allez à +Versailles, sur le canal. Vous la verrez patinant avec un officier de la +garnison.» Voilà! + +--Eh bien! repris-je, quel mal y a-t-il à cela? + +--Comment? quel mal? Ah! par exemple! tu me la bailles belle, toi! Mais, +parbleu! si elle patine avec ce môssieu, elle... bon! tiens, tu me feras +dire quelque bêtise... Allons! viens! cherchons-la. + +*** + +Nous partîmes, moi très ennuyé, Poteau trébuchant à chaque pas, allant +dévisager sous le nez d'un air effaré tous les couples, grognant, +ronchonnant, maugréant, maudissant l'armée française, le ministre qui ne +fait pas travailler les officiers, les femmes qui aiment l'uniforme, les +villes de garnison qui ne sont pas à cent lieues de Paris. + +Je suivais, moitié colère, quand je voyais les gens rire de mon +compagnon, moitié riant moi-même quand je le regardais. Enfin la nuit +vint, tombant presque tout d'un coup, comme il arrive en ces courtes +journées d'hiver. Force était de quitter les lieux et d'abandonner nos +recherches... Je conduisis Poteau à la gare, malgré ses protestations et +son acharnement à vouloir rester quand même... jusqu'à ce qu'il ait +trouvé. Enfin je réussis à le fourrer de gré ou de force dans un +compartiment, où je pris place à côté de lui. + +Quand le train fut en marche: + +--Voyons! lui dis-je, montre-moi un peu cette lettre. + +Il la tira de sa poche et me la tendit, de l'air aimable avec lequel on +jette un os à un chien. + +--Mais, imbécile, m'écriai-je, cette lettre n'est pas pour toi! + +--Comment, pas pour moi! + +Eh non, tu vois bien que ce n'est pas ton nom qui est sur l'adresse. La +rue est bien la tienne, mais la poste s'est trompée... Tu peux dormir +tranquille, Mme Poteau n'est pas coupable, et tu n'as besoin de tuer +personne!... + +Mon labadens voulait me sauter au cou. Je dus modérer ses transports. + +--C'est encore comme mon aventure du quai, fit-il avec un rire bruyant. +Seulement, cette fois, j'ai failli prendre le roman pour de l'histoire! +Tiens! fais une pièce avec cela, et tu m'enverras des billets pour la +première... + +Djallil. + + + +LES EMPRUNTS FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE + +Le samedi 10 janvier 1891, à six heures du soir, les souscripteurs à +l'Emprunt autorisé par la loi de finances avaient apporté dans les +caisses de l'État une somme de 2 milliards 340 millions de francs. + +Cette somme colossale, dont le poids en pièces de vingt francs est de +755,000 kilogrammes et de 11,700,000 kilogrammes en argent monnayé, ne +représentait que le premier versement de 15 francs par unité de trois +francs de rentes. En apportant les 2,340 millions dont il vient d'être +question, les souscripteurs s'engageaient à verser, aux époques fixées +par le ministre des finances, une somme complémentaire de plus de 12 +milliards. En résumé, on leur demandait 869 millions, et 141 millions +comme premier versement. Ils apportaient 14 milliards et demi, dont +2,340 millions comme versement initial. + +Tous les journaux, sans distinction de nuance politique, ont salué comme +il convenait ce grandiose résultat. Les feuilles étrangères ont +également manifesté leur admiration. Celles des pays amis n'ont pas +marchandé l'expression de leurs sentiments. Celles qui émanent de +contrées qui, pour des raisons diverses, nous sont hostiles ou +simplement indifférentes, ont reconnu de bonne grâce qu'il était +impossible de ne s'incliner point devant cette magnifique manifestation +en l'honneur du crédit de la France. + +De fait, il n'est pas de pays en Europe qui puisse, en quelques heures, +trouver dans son épargne d'aussi incroyables ressources, car, il importe +de le dire en passant, les sommes recueillies ont été fournies +uniquement par les souscriptions faites soit en France, soit dans les +colonies françaises. Il y a eu des souscriptions étrangères, et de fort +importantes, mais elles ne figurent pas dans les totaux enregistrés +ci-dessus. + +Quelque disposé que l'on soit à examiner les choses froidement, et à +faire abstraction de tout sentiment de chauvinisme, on ne saurait trop +répéter que la France seule peut disposer d'un si éblouissant monceau de +millions. Quant la Russie, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique, le +Portugal, l'Espagne, l'Italie, contractent un emprunt, ils sont forcés +d'ouvrir la souscription sur la plupart des grands marchés européens à +la fois. Plus que tout autre, le marché français est mis à contribution; +et il est de notoriété universelle qu'une importante opération +financière ne saurait aboutir sans notre concours, qu'il s'agisse d'un +emprunt proprement dit ou d'une conversion. La Russie en sait quelque +chose, qui, depuis cinq ou six ans, a pu grâce à nous convertir une +bonne demi-douzaine de ses emprunts, et se soustraire ainsi aux +conditions onéreuses qui lui étaient faites par ses premiers prêteurs. +L'Italie le sait bien aussi, puisque, le marché français lui étant peu +sympathique pour des motifs que tout le monde connaît, il lui a été +impossible de trouver à placer son papier. L'Angleterre, la riche et +puissante Angleterre, dont les opulentes colonies comptent 300 millions +d'habitants et dont le crédit est le seul qui puisse être comparé au +nôtre, a vu, tout dernièrement, son premier établissement de crédit +emprunter 75 millions en or à la Banque de France. + +Quant à la France, c'est en France même qu'elle trouve l'argent dont +elle a besoin, et même plus qu'elle ne demande, beaucoup plus: car +l'emprunt de la semaine dernière a été couvert dix sept fois, et, en +1886, pour une demande d'un demi-milliard, on a apporté plus de dix +milliards! + +L'entrain avec lequel l'épargne française souscrit les emprunts en +rentes n'est pas dû à des avantages extraordinaires offerts par le +Trésor à ses prêteurs. Le crédit national est si grand, que nous pouvons +trouver de l'argent à de bien médiocres conditions. Il n'y a guère que +l'Angleterre qui donne moins de revenu que nous. Aux cours actuels, les +Consolidés anglais fournissent un revenu de 3.10% l'an, l'Autriche, avec +sa Dette 4% en or, donne 4.16%; la Privilégiée d'Égypte rapporte 4.36%; +l'Extérieure d'Espagne produit 5.10%; l'Hellénique 1881 offre 6.25%; le +4% Hongrois constitue un placement à 4.30%; l'Italien, dont les coupons +sont frappés d'un lourd impôt de 13%, voit son revenu ressortir à 4.55%; +le Portugais, fort agité depuis les discussions entre l'Angleterre et le +Portugal, paie, aux cours actuels, 7.75% à ses porteurs. Le taux moyen +des derniers emprunts russes est de 4.10% environ. + +Le 3% français, au cours de 95.50, rapporte 3.14% l'an. Le dernier 3% a +été émis à 92.55; c'est du 3.24%. Mais les prix se sont élevés depuis +l'émission, et l'heure est proche où les cours des deux 3% s'unifieront, +pour marcher de concert vers le pair. + +La différence est donc insignifiante entre le revenu de la rente +anglaise (3.10%) et celui de la rente française (3.14 à 3.24%). Le +crédit de l'Angleterre et de la France est donc sensiblement le même; et +ce n'est pas une mince satisfaction pour ce pays-ci que d'être parvenu, +après ses guerres, ses désastres, l'amoindrissement du territoire, +malgré le plus lourd budget et en dépit de la plus forte dette publique +qui soient au monde,--que d'être parvenu, disons-nous, à lutter avec +notre voisine sur ce terrain où jusqu'alors, elle régnait en souveraine. + +Si l'on entre dans le détail des choses, si l'on examine de près les +circonstances accessoires, il n'est pas démontré, même, que l'outillage +de la France, au point de vue financier, ne soit pas supérieur à +l'outillage de l'Angleterre. Si cette dernière empruntait demain un +milliard au taux de 3.15%, trouverait-elle quinze milliards? C'est +douteux. Mais, il faut le dire bien vite, notre supériorité à cet égard +provient surtout d'une répartition plus normale, plus démocratique si +l'on peut dire, de nos ressources pécuniaires. En France, avec quinze +francs d'argent comptant et une épargne quotidienne de 17 centimes par +jour (le total des versements à effectuer par 3 francs de rente d'ici au +1er juillet 1892 sur la nouvelle rente représentant cette petite somme), +n'importe qui peut être créancier de l'État; c'est dire que le papier +revêtu de la griffe du Trésor est à la portée du plus humble. En +Angleterre, l'unité de rente est de trois livres sterling, plus de 75 +francs, ce qui représente un capital d'environ 2.500 francs aux cours +actuels. En d'autres termes, la France, en cas d'emprunt, s'adresse à la +population tout entière, du haut en bas de l'échelle sociale; chez nos +voisins, on s'adresse seulement, par la force même des choses, à une +classe relativement privilégiée, au _select few._ + +*** + +Ce n'est qu'à l'aide de longs et persistants efforts que nous sommes +parvenus à asseoir notre crédit au rang qui, maintenant, lui est +définitivement assigné. En 1817, il nous fallait payer 9.52% par an: la +maison Baring (qui depuis...) ne voulut en effet prendre notre 5% qu'à +52 fr. 50. En 1825, sous M. de Villèle, il y avait déjà un progrès +considérable, puisque ce ministre parvenait à emprunter 400 millions en +5% à 89.55, soit à 5.58%. Quelques années plus tard, nouvelle +amélioration; le gouvernement émettait un emprunt 4% à 102 fr., soit à +3.98%. Mais, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le +crédit national retomba. En 1831, on demanda 120 millions en 5% à 98 fr. +50, soit à 5.07%; on obtint à peine 20 millions. En 1841, en 1844, en +1847, ce n'est qu'en s'assurant le concours de puissants syndicats de +banquiers, français et étrangers, qu'on parvient à placer la rente +française dans le public, à qui cette rente rapportait de 4 1/2 à 5%. + +Elle produisit plus encore pendant la République de 1848, qui fit deux +emprunts en 5%, émis, le premier à 71 fr. 60, le second à 75 fr. 25; +leur intérêt se dégageait à 6.98% et à 6.64%. + +Sous l'empire, on commença de s'adresser directement au public; +jusqu'alors, on l'a vu plus haut, on était placé sous l'onéreuse tutelle +des syndicats de banquiers. Le nouveau système réussit à merveille. En +1854, le gouvernement emprunta 250 millions, en 5% à 92.50 ou en 3% à 59 +fr. 20 nets, au choix du souscripteur. L'intérêt était ainsi de 5.40% +environ; le public apporta 467 millions en 5%. En 1855, pour un emprunt +de 750 millions émis aux mêmes conditions que le précédent, la +souscription publique produisit 2.175 millions, dont 450 millions +fournis par l'étranger. En 1859, un emprunt de 520 millions fut offert; +le public apporta quatre milliards. En 1868, quinze milliards se +disputèrent les 450 millions en rente 3% émis par le gouvernement. Il +est vrai que ce 3%, vendu 70 francs, était en réalité du 4.30%. En 1870, +au moment de la guerre, l'emprunt de 805 millions, en 3% à 60 fr. 60, +fut largement souscrit. Le revenu en était de 4.95%. + +Après la guerre, comme on le comprend aisément, les emprunts, dits de +libération du territoire, se ressentirent de la situation du pays, et +rapportèrent environ 6% aux souscripteurs. Mais les sacrifices matériels +que dut faire la France furent superbement compensés par les +encouragements moraux qu'elle reçut. Qui ne se souvient de l'emprunt 5% +de trois milliards, émis en 1872, et qui fut l'occasion d'un mouvement +de capitaux tel, qu'il ne se renouvellera probablement jamais. On mit +quarante-trois milliards à la disposition de la France. L'emprunt fut +couvert une fois et demie en Angleterre, plus d'une fois en Allemagne, +cinq fois par la France, cinq fois par le reste du monde! + +C'est à propos de cet emprunt que, pour la dernière fois, en France, on +eut recours aux services des syndicats de banquiers. M. Thiers savait +bien, d'avance, que l'emprunt serait souscrit largement; mais il +importait de relever les courages abattus, de faire renaître la +confiance de tous, de rendre, d'un seul coup, tout son lustre au crédit +national. Un succès? Ce n'était pas assez: il fallait un triomphe, et M. +Thiers mit tout en oeuvre pour obtenir ce résultat. Il offrit aux grands +banquiers des irréductibilités, sachant bien que ces banquiers, ainsi +amenés à travailler pour eux-mêmes, travailleraient en même temps dans +l'intérêt du pays. Le président de la République comptait que cette +combinaison contribuerait puissamment au succès; mais jamais, dans ses +prévisions les plus optimistes, il n'espéra la prestigieuse apothéose +dont plus haut il est parlé! + +Trois derniers emprunts à noter. En 1881, le 3% amortissable apparut. Il +fut, pour une somme de 1 milliard, émis à 82 fr. 25, produisant ainsi +3.60%, et l'émission fut couverte 14 fois. En 1884, une seconde émission +de 350 millions d'amortissable à 76.60 fut souscrite une fois et demie, +au taux de 76.60; l'intérêt est de 3.91%. Enfin, 1886, l'État demanda +5,000 millions en 3% à 70.80, c'était du 3.76%. L'emprunt fut couvert +près de 21 fois. + +*** + +On a vu, au commencement de cet article, les résultats du dernier +emprunt. Ils sont supérieurs à tous les autres, même à ceux de 1886. +Car, nous venons de le dire, l'intérêt alors offert aux souscripteurs +était de 3.76%. Cette différence de 0.52% est énorme, puisqu'elle +représente près de 14% de diminution sur l'intérêt offert il y a quatre +ans seulement. + +Mais cette réduction dans le taux de l'intérêt n'est pas pour arrêter le +souscripteur français, qui se trouve regagner amplement, par +l'augmentation du capital, ce qu'il peut perdre du côté du revenu. +L'Amortissable de 1881 gagne actuellement 15 francs; c'est 18 1/2% +d'augmentation pour le capital primitivement engagé. L'Amortissable de +1884 gagne 20 francs; c'est plus de 26% d'augmentation. Le 3% perpétuel +de 1886 gagne 15 fr. 50 sur son cours d'émission; c'est un accroissement +de plus de 19% du capital. + +Il est permis de croire que le mouvement d'ascension du crédit de la +France n'est pas près de s'arrêter. Ce pays est riche; il a toujours eu +la tradition du travail et de l'épargne: il continuera. A cet égard, le +passé et le présent sont caution de l'avenir. + +Ch. Friedlander. + + + +[Illustration: L'HIVER DE 1890-91. Les glaces dans la mer du Nord: +L'entrée du port d'Ostende.--Phot. Le Bon.] + + +[Illustration: L'HIVER DE 1890-91.--Le vapeur «Ashton» au milieu des +glaces, à Ostende.--Phot. Le Bon.] + + +[Illustration: L'EMPRUNT NATIONAL DE 869 MILLIONS. Souscripteurs à +quinze cents francs de rente et au-dessus.] + + + +[Illustration: Le palais de la Diète suédoise, à Stockholm.] + +LES PARLEMENTS ÉTRANGERS + +VIII + +SUÈDE + +Le parlement suédois a existé de tout temps. Celui que les Suédois ont +surnommé le Roi-Soleil, Gustave III, l'avait, pendant quelques années, +réduit et même supprimé, mais ce monarque peu libéral fut tué, comme +l'on sait, à l'Opéra de Stockholm d'un coup de pistolet en 1792. + +Pendant des siècles le parlement suédois se composait de quatre +chambres: la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans. C'est +la noblesse qui presque toujours dominait, et on lui permettait de +dominer parce qu'elle était la gloire du pays, alors que la Suède était +un État puissant et que ses rois triomphaient sur les champs de bataille +de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie et de la Pologne. + +Quand le fils de Gustave III, Gustave-Adolphe, fut violemment détrôné en +1809, ce qui le fit devenir même à peu près fou, la constitution +suédoise fut un peu modernisée et la puissance dangereuse du roi +considérablement réduite, mais on gardait toutefois les quatre Chambres +où les sièges de la noblesse étaient héréditaires, comme en Angleterre. + +Mais bientôt les idées nouvelles se répandaient en Suède, le pays se +développait intellectuellement, et dans ce siècle de libéralisme, +d'inventions et de progrès, ce système des quatre Chambres devint +intolérable au point de vue politique et pratique. Après de laborieuses +discussions et une opposition catégorique de la part de la noblesse, on +obtint enfin en 1866 une réforme de la représentation nationale. C'est +là d'ailleurs le seul grand événement qui ait traversé la vie politique +de la Suède dans les temps modernes, et la seule fois que les noms de +ses hommes d'État devinrent vraiment connus hors du pays. Le père de la +réforme, c'est du reste ainsi qu'on l'a surnommé, fut M. le baron Louis +de Geev. Il appartient à une vieille famille d'origine belge; il est né +en 1818, et, après une brillante carrière judiciaire et de nombreuses +excursions dans la littérature sous forme de romans historiques, il fut +nommé en 1875 président du conseil et garda ce poste jusqu'en 1880. _La +gauche et la droite_ n'existant pas dans la politique suédoise, on ne +peut guère dénommer son cabinet: tout ce que l'on peut en dire, c'est +que c'était un cabinet conservateur, mais de nuance assez pâle. Quoi +qu'il en soit, c'est à M. de Geev que l'on doit en grande partie la +constitution actuelle dont nous allons exposer le système. + +La forme du gouvernement est une monarchie héréditaire avec une Diète +composée de deux Chambres: la «première», élue par les conseils +provinciaux et par les conseils municipaux des grandes villes; la +«deuxième», élue, au suffrage à deux degrés, par des électeurs +censitaires. Le roi a un droit de veto absolu. + +Les membres de la «première», sont élus pour neuf ans; ils sont +actuellement au nombre de 145 et ne touchent aucune indemnité. Cette +Chambre, très aristocratique, renferme beaucoup de comtes et de grands +financiers. + +Les membres de la «deuxième» sont élus pour trois ans; ils sont +actuellement au nombre de 222, et touchent par jour 15 francs +d'indemnité. Cette Chambre renferme beaucoup de paysans, élus dans les +campagnes, et beaucoup de commerçants, d'avocats et d'hommes de lettres, +élus dans les villes. + +La diète (_Riksdag_) se réunit tous les ans, en session ordinaire, le 15 +janvier; elle peut être convoquée en session extraordinaire par le roi, +ou en cas de décès, de maladie ou d'absence du roi, par le conseil +d'État. + +Le roi a aussi le droit de dissolution, soit des deux Chambres +simultanément, soit séparément de l'une d'elles, pendant les sessions +ordinaires; il dissout les sessions extraordinaires lorsqu'il le juge +convenable. + +L'ouverture de la Diète a lieu, après un service religieux, par un +discours du roi ou d'un ministre, en séance solennelle des Chambres +réunies, et la clôture des sessions est aussi prononcée par le roi, +après un service religieux, en séance solennelle. Le président +(_talman_) et le vice-président (_vice talman_) sont nommés par le roi, +et choisis, pour chaque Chambre, parmi les membres qui la composent. + +La Diète partage le droit d'initiative et le pouvoir législatif avec le +roi: le consentement du Synode est nécessaire pour les lois +ecclésiastiques, mais les deux Chambres ont seules le droit d'établir le +budget. Lorsqu'un dissentiment se produit à l'occasion du budget, on +additionne les voix de tous les membres des deux Chambres, et un +bulletin mis à part, lors du vote dans la «deuxième» Chambre, détermine +la majorité en cas de partage. On évite ainsi les situations tendues et +les crises; mais naturellement la deuxième Chambre, qui a l'avantage du +nombre sur la première, reste souvent victorieuse et impose les +décisions dictées par son esprit économique, ce qui fait qu'elle +détourne d'elle la bourgeoisie et l'aristocratie, qui ne savent pas +toujours combien le paysan suédois a de peine à gagner son pain. + +Nous avons dit plus haut que les membres de la première Chambre étaient +élus par les conseils provinciaux et les conseillers municipaux des +villes ayant au moins 25,000 âmes. Chaque fois qu'il y a une vacance, ou +que le roi ordonne de nouvelles élections, les conseils provinciaux ou +communaux se réunissent en session extraordinaire, et chaque conseil +provincial ou communal élit un député à raison de 30,000 habitants +compris dans son territoire. + +Pour être éligible à la première Chambre, il faut avoir trente-cinq ans, +justifier d'avoir payé à l'État depuis trois ans un cens d'au moins +1,100 francs, et appartenir à la religion luthérienne. + +Quant à la seconde Chambre, est électeur tout Suédois âgé de vingt-cinq +ans, domicilié dans la commune et ayant droit de vote dans les affaires +générales. Il doit, en outre, remplir l'une des trois conditions +suivantes: 1° avoir la propriété ou l'usufruit d'un immeuble, évalué +pour l'assiette de l'impôt au moins à 1,000 couronnes (1,380 fr.); 2° +avoir à ferme pour la vie, ou pour vingt ans au moins, un immeuble +agricole évalué à 6,000 couronnes (8,280 fr.); 3° payer à l'État un +impôt calculé sur le revenu annuel d'au moins 800 couronnes (1,104 fr.). + +Est éligible tout Suédois luthérien jouissant, depuis un an, de ses +droits d'électeur dans l'une des communes de sa circonscription +électorale. + +Ainsi constitué, le Riksdag est un parlement calme. Il s'y passe +rarement de ces scènes tumultueuses, de ces discussions qui ont un grand +retentissement hors du pays. Les comptes-rendus des séances ont rarement +un grand intérêt. + +La deuxième Chambre actuelle a été élue en 1888, et diffère notablement +de celle à laquelle elle succède. La grande question de la protection +des blés suédois a fait tomber beaucoup de libre-échangistes dans les +provinces. Cette protection de l'agriculture nationale a une majorité +dans la première Chambre, mais elle ne l'aurait certainement pas dans la +deuxième Chambre et dans les votes communs, si un incident très +singulier n'avait pas fait remplacer les 21 libre-échangistes nommés à +Stockholm par 21 protectionnistes. Voici comment les choses se sont +passées, car le fait est curieux à connaître, au point de vue des règles +électorales de la Suède. Un des 21 libre-échangistes élus par la +capitale avait oublié de payer son impôt, une vingtaine de francs +environ, et, par cet oubli, non seulement son élection devenait +illégale, mais encore celle de ses vingt autres collègues; d'un autre +côté, on ne pouvait pas faire de nouvelles élections, de sorte que ce +furent ceux qui avaient obtenu le plus de voix après les membres +invalidés qui devinrent à leur tour députés. Le parlement fut ainsi +privé de plusieurs hommes très distingués, notamment M. Nordenskioeld, +le grand voyageur, le rédacteur Hedin, qui est incontestablement le +premier orateur politique, etc. En revanche, on a reçu M. de Laval, dont +les inventions agricoles sont fort estimées. + +La deuxième Chambre compte parmi ses membres un grand nombre de paysans +dont le doyen et le chef était M. Ifvarson qui vient de mourir; depuis +quelques années il occupait le poste de vice-président. + +Parmi les membres de la première Chambre, il convient de citer d'abord +le baron Louis de Geer, qui fut président du conseil, ainsi que les +comtes Posse et Themptander, M. Lundberg, archevêque de Suède, et les +rédacteurs MM. Hedlund et Borg. + +Le ministère actuel est protectionniste, sans l'être toutefois d'une +façon agressive. On l'appelle le ministère des barons, parce que, sur +les dix ministres dont il se compose, six sont barons ou comtes. + +Le président du conseil actuel est M. le baron Johan Gustaf Nils Samuel +Aakerhjelm, grand'croix de tous les ordres suédois, grand'croix de +Saint-Olaf, etc., né en 1833. Il est très protectionniste. Il a eu +d'abord l'intention de cumuler les fonctions de président du conseil et +de ministre des affaires étrangères; mais devant les nombreuses +protestations qui se sont élevées il a dû y renoncer, et c'est M. le +comte Lewenhaupt, ancien envoyé des Royaumes-Unis à Paris, qui a hérité +de son portefeuille. + +M. Lewenhaupt, ministre des affaires étrangères, est né en 1835. Comme +tous ses prédécesseurs, il a été, au cours de sa carrière diplomatique, +un excellent chef de bureau, un expéditionnaire habile. Mais ce qui +suffisait autrefois n'est plus suffisant aujourd'hui, quoique un de ses +chefs ait dit de lui: «Un diplomate qui se tait, et lève seulement les +épaules, c'est du pur Metternich!» Est-ce à cela qu'il a dû d'être +attaché d'ambassade à Paris, puis envoyé à Washington de 1876 à 1884? +Pendant l'Exposition de 1889, il était à Paris, et les Suédois ont +trouvé qu'il représentait mesquinement la Suède. Le ministre est, en +effet, d'une économie excessive, et il avait pris un appartement très +simple meublé d'une façon rudimentaire. + +On lui a reproché de ne pas avoir assisté à l'inauguration de +l'Exposition; on lui a surtout reproché de ne pas avoir assez plaidé la +cause de l'Exposition auprès des autorités suédoises, car on aurait +certainement voté l'argent nécessaire, et le roi eût bien été obligé de +se départir de sa réserve vis-à-vis de la France. + +M. Wennerberg, ministre des cultes, a fait les paroles et la musique +d'une série de chansons d'étudiants qui sont très populaires dans toute +la Scandinavie. + +Quant à ce qu'on appelle en Suède _la maison du Parlement_, elle est +vieille et peu décorative. On prépare un grand et magnifique palais pour +recevoir les députés; c'est-à-dire que l'on y pense, car le monument +n'est encore qu'à l'état de projet et l'on en est à la période de +concurrence des architectes, c'est dire que les habitants de Stockholm +ne sont pas encore sur le point de voir la nouvelle Chambre. Mais que +peut leur importer le bâtiment plus ou moins neuf, l'essentiel est que +ce qui s'y fait soit bon: et c'est le cas. On est presque tenté de +croire que ce n'est que dans les vieilles bâtisses qu'on fait de bonnes +lois. + +P. Artout. + + + +QUESTIONNAIRE + +N° 16.--Paris et Province. + +_Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de +la Vie de province?_ + +(14 Juin 1890.) + +RÉPONSES (suite) + +Paris est le soleil autour duquel les provinces gravitent comme des +satellites éclairés de son reflet. Ils semblent en correspondance par le +même langage, c'est-à-dire qu'ils emploient les mêmes mots, mais ces +mots, rangés dans un dictionnaire, ont un sens tout différent dans les +nuances de l'expression intime des idées, des sentiments et des +passions. Le regard, la voix, le geste, voilà l'âme de la langue +universelle au service du coeur et de l'intelligence; le langage +articulé n'en est que l'instrument imparfait, comme le style de +l'écriture une froide traduction. C'est pourquoi, à l'exception du +jargon judiciaire, lui-même fort obscur, mais mieux défini, Paris et les +provinces peuvent entrer en communication extérieure, mais sans +communion; ils peuvent même se comprendre, ils ne s'entendent +pas.--Volapuc. + +Presque toutes les villes se métamorphosent; les plus anciennes, les +plus originales, veulent être à la mode, toutes neuves, bourgeoises, +avec des squares, des boulevards, des rues rectilignes, aux maisons à +cinq étages, bordées de trottoirs en asphalte et éclairées au gaz, en +attendant la lumière électrique. Les costumes nationaux ont presque tous +disparu dans les provinces, et ces vêtements si pittoresques ont suivi +la transformation générale. Les femmes suivent les modes de «la +Capitale». Ces villes sont jalouses de Paris, comme des demoiselles +d'honneur brodant leur bonnet de Sainte-Catherine autour du trône de +leur reine couronnée. Elles la dénigrent et l'imitent, et ce sont ces +deux sentiments alternés qui produisent un effet de comique si singulier +dans leurs moeurs et leurs habitudes.--Vieux Pommeau. + +C'est un genre de dénigrer Paris et les Parisiens, et surtout les +Parisiennes, qui s'occupent fort peu de la Province, et s'ils s'en +occupent, c'est pour en rire. Celui-là, comme on dit, ne reçoit pas +l'injure qui l'ignore: mais malheur à qui se fourvoie dans le guêpier. +Les bonnes gens de petite ville ne pardonnent pas à ceux qui se tiennent +en dehors de leurs coteries, et ils ont la haine de l'étranger, dont +l'existence n'est pas circonscrite à l'ombre de leur clocher.--Poligny. + +Paris n'est pas un problème si étrange, un labyrinthe si inextricable, +un dédale si compliqué. On peut connaître Paris comme son village. +Qu'est-ce que Paris? C'est une ville qui a trois lieues de diamètre, +neuf lieues de circonférence. On peut la traverser à pied en moins de +deux heures, et en faire le tour entre le déjeuner et le dîner. Elle est +un peu plus grande que les autres; les rues sont plus longues, les +maisons plus hautes; mais enfin, ce sont des rues et des maisons, et on +y retrouve les mêmes éléments que dans les villes secondaires. Je dirai +même que Paris est une _Petite ville_, c'est-à-dire une agglomération de +petites villes limitrophes qui n'ont entre elles aucune affinité ni les +moeurs, ni les usages, ni les croyances, ni le costume, ni même le +langage. Je ne parle pas des habitants de la Rive droite, qui disent +pour passer les ponts: «Je vais de l'autre côté de l'eau», et des +habitants de la Rive gauche: «Je vais à Paris.» Je parle des voisins qui +se touchent. Qu'y a-t-il de commun entre la Ville du Faubourg +Saint-Germain et la Ville dû Quartier-Latin? Elles sont aussi +différentes qu'une douairière et une grisette, aussi séparées qu'une +vieille monarchie et une jeune république. Ainsi des autres. Paris est +une Petite ville, la Foire aux Cancans, la Grande Potinière.--Rulwer. + +J'ai toujours été indiffèrent à l'opinion des autres; je ne me soucie +pas de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit de moi, je n'ai à subir le +jugement de personne et je ne dois aucun compte de mes actes et de mes +sentiments personnels. Voilà une déclaration de principes qui paraîtra +la chose la plus simple à un Parisien; j'ai osé la faire à un +Provincial, qui est tombé des nues; il m'a considéré avec inquiétude et +s'est éloigné de moi comme d'un pestiféré.--Petit clerc. + +L'ennui ronge la province; on le lit sur tous les visages. On connaît la +ville, maison par maison; tout le monde se sait par coeur. Les cancans, +maigre chère, vieilles histoires ressassées, difficiles à rajeunir. Leur +plus clair résultat est de semer la zizanie dans toutes les familles de +Guelfes et de Gibelins. On traite les piqûres d'épingle comme des coups +de stylet, on se brouille pour un mot, pour un sourire, pour rien, sans +doute pour se désennuyer par les négociations du raccommodement. Un +autre malheur de la province, c'est de se fâcher contre les choses, ce +qui est inutile, dit Euripide, parce que cela ne leur fait rien du +tout.--L'Ennuyé. + +La Bruyère n'a eu garde d'oublier la Province dans ses _Caractères_. +Tout le monde connaît le tableau de la _Petite ville_, où Picard a +trouvé le cadre de sa comédie, dont je ne détacherai qu'un trait: + +La première représentation était incertaine, un seul mot décida du +succès. Quand la mère apprend que celui des deux Parisiens sur lequel +elle avait jeté son dévolu était marié, elle crie à sa fille:» Sortez, +sortez, n'écoutez plus rien!» La petite ingénue provinciale ne perd pas +la tête et répond avec sérénité: «Mais, maman, l'autre n'est peut-être +pas marié?»--Camille S. + +_Parisienne_ et _Provinciale_, en dehors de Paris, sont des synonymes de +_Courtisane_ ou _Ménagère_, de Proud'hon. C'est un peu rustique, et +aussi faux que cette autre formule: «Toute femme qui n'est pas à Dieu +est à Vénus.» Vesta. + +On ne saurait imaginer combien est banal, étroit, arriéré, ennuyé et +ennuyeux, le monde d'une Petite ville de province; mais les gens sont +partout les mêmes, et ce microcosme est la réduction exacte des plus +grandes, qui se croient des rivales de Paris. Trois castes les +composent: aristocratie orgueilleuse et fermée, bourgeoisie vaniteuse et +jalouse, peuple envieux et gouailleur; castes aussi tranchées, séparées +et divisées, par ce temps qui a la prétention d'imposer des moeurs +égalitaires, qu'elles le furent jadis par la classification des Trois +Ordres. Autrefois, elles n'avaient pas plus d'affinité que l'huile et le +vinaigre; aujourd'hui, la Politique est le sel qui opère le mélange, et +le Clergé, la Noblesse, la Bourgeoisie et le Peuple se fusionnent pour +assaisonner la salade nationale. De là une physionomie nouvelle du monde +provincial, où la garnison circule sans s'y mêler, et où les +fonctionnaires forment une colonie temporaire. On a beau les changer, +ils ont tous comme un air de famille, il semble que ce sont toujours les +mêmes; le nouveau ressemble à son prédécesseur, son successeur lui +ressemblera, et on ne parvient à les distinguer que par quelque signe +particulier, quand ils en ont un.--Tapis Vert. + +Ce que je reproche à la province, ce n'est pas sa chape de plomb, qui +endort la pensée et engourdit le coeur, c'est son hypocrisie peureuse, +la basse jalousie, l'envie à l'oeil louche, qui y voit très clair, la +haine, qui faussent les caractères et humilient l'intelligence, en +soumettant tout le monde à l'esclavage de l'Opinion, qu'on méprise en +secret. On se défie de l'ami et on flatte l'ennemi; on ménage la chèvre +et le chou, on craint le loup et on ne veut pas se brouiller avec le +batelier.--Épine de rose. + +En causant avec les habitants de toutes les classes, les fonctionnaires, +les notables, les marchands, les artisans, on apprend des choses vraies +et beaucoup plus intéressantes que les monographies historiques. Tout le +monde sait quelque chose et aime à dire ce qu'il a appris, à raconter ce +qu'il a vu, à donner son avis sur les hommes et les choses qui le +touchent de près et qu'il a occasion d'observer tous les jours. On a +aussi quelquefois la chance de rencontrer des gens instruits et +affables, qui ont du plaisir à faire les honneurs de leur +pays.--Tourist. + +D'abord parce que c'est Paris, et que de toutes les capitales c'est la +ville libre par excellence. La liberté ne consiste pas seulement à aller +et à venir à sa guise, mais encore à n'avoir de rapports forcés avec +personne. Les relations y sont nombreuses, faciles, et n'engagent à +rien. On y vit tranquillement à sa guise, sans gêner personne et sans +qu'on s'occupe de vous. Paris n'a jamais supporté de joug d'aucune +sorte; quand on a l'indépendance de la fortune, on jouit de toutes les +autres, jamais on ne rencontre d'obstacle, d'entrave, de gêne, on est +libre dans la ville de toutes les libertés. De même règne partout +l'égalité; le plus simple bourgeois ne songe même pas à s'étonner de se +voir au théâtre, en omnibus, etc., entre un duc et un ministre. Enfin +Paris la Grand'ville, le Beau Paris, est la Cité fraternelle et +hospitalière, la seconde patrie de ceux qui en ont une et la patrie +d'élection de ceux qui n'en ont plus.--Liberté, Égalité, Fraternité. + +Charles Joliet. + +_(A suivre.)_ + + + +NOTES ET IMPRESSIONS + +L'on peut dérober à la façon des abeilles, sans faire tort à personne; +mais le vol de la fourmi qui enlève le grain entier ne doit jamais être +imité. + +La Mothe Le Vayer. + +*** + +Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons, avant de +crier, si elles sont bien à nous. + +Anatole France. + +*** + +Avoir trop d'esprit est une accusation qui sert, en Angleterre comme en +France, à tenir éloignées du pouvoir les supériorités qui font ombrage +aux médiocres. + +_(Mémoires)_ + +Talleyrand. + +*** + +La raison a, de tout temps, aimé à morigéner le sentiment. + +Léon Say. + +*** + +Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus +mince espérance. + +Émile Gaboriau. + +*** + +Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a +passé par la petite vérole: il reste grêlé. + +_Claude Larcher_ + +(P. Bourget.) + +*** + +En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la +rupture était possible. + +_Claude Larcher_ (P. Bourget.) + +*** + +Toute chaîne, fût-elle d'or, fait un jour un forçat de celui qui la +porte. + +Adrien Chabot. + +*** + +Le musicien qui a des réminiscences s'imagine, en les répétant, qu'elles +lui appartiennent, comme le menteur, à force de reproduire un mensonge, +finit par croire qu'il dit la vérité. + +_(Pensées posthumes.)_ + +Louis Lacombe. + +*** + +L'âme reprend son vol, dès qu'on revit par elle. + +_(Pages intimes.)_ + +Eugène Manuel. + +*** + +La médecine de nos jours est aussi originale que savante: elle invente +encore plus de maladies que de remèdes. + +*** + +La célébrité qui s'acquiert le plus vite est celle du crime. + +G.-M. Valtour. + + + +[Illustration: L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU.--Vue générale du palais +et de ses annexes.] + + + +[Illustration: Sur le sable.] + +[Illustration: La récolte des oeufs.] + +[Illustration: L'empailleur.] + +[Illustration: Deux amis.] + +[Illustration: Une capture.] + +LE COMMERCE DES ALLIGATORS DANS LA FLORIDE. + + + +Ouverture de la session parlementaire.--C'est lundi 13 courant qu'a eu +lieu la rentrée des Chambres. Cette fois-ci le vénérable M. Pierre +Blanc, celui qu'on a surnommé un peu familièrement peut-être le _vieil +Allobroge,_ ne présidait pas la séance comme il l'a fait chaque année +depuis si longtemps déjà. Ce n'est pas qu'il ne soit toujours vert et +jeune en dépit de ses quatre-vingt-cinq ans, mais le froid et la neige +l'avaient retenu bloqué dans son pays, la Savoie. Il a été remplacé au +fauteuil présidentiel par M. de Gasté, un peu plus jeune que lui, mais +pas beaucoup plus. Les secrétaires d'âge installés au bureau étaient MM. +Argeliès, Lasserre, Pierre Richard et Maurice Barrés. Quatre députés, +deux boulangistes. La proportion a dû paraître un peu forte, mais c'est +le hasard qui est le seul coupable. + +La présidence de M. de Gasté avait provoqué une certaine curiosité. Son +discours a été court. Après avoir fait part à l'Assemblée de ses regrets +que le vénéré M. Blanc ait été retenu loin de Paris, il a continué +ainsi: + +«N'ayant pas quitté Paris et quoique malade moi-même, j'obéis au +règlement en venant ouvrir les travaux de votre session ordinaire. + +«Dans la très courte allocution que je prononcerai, vous me permettrez, +mes chers collègues, d'introduire le voeu que vous me veniez en aide, le +jour où je vous demanderai de modifier nos lois constitutionnelles et de +leur donner plus de similitude avec la Constitution américaine qu'avec +la Constitution anglaise. + +«En ce qui concerne nos travaux intérieurs, vous ne reprocherez pas à +l'un de vos vétérans de regretter qu'à chaque renouvellement de +l'Assemblée les propositions disparaissent et que les meilleures +réformes voient ainsi quelquefois plus de trois législatures se succéder +sans même être examinées.» + +Il termine en souhaitant que pendant Tannée 1891 les commissions +apportent à leurs travaux la plus grande activité. + +Après que le doyen d'âge a pris place au fauteuil présidentiel, on a +procédé au tirage au sort des bureaux. + +M. Floquet a été élu président définitif. + +Au Sénat, la séance d'ouverture a été présidée par M. de Lur-Saluces, +sénateur de la Gironde. + +Le ministère; l'Emprunt.--L'impression générale, à la rentrée des +Chambres, était que le ministère n'avait pas à craindre cette année les +surprises qui suivent parfois la période d'accalmie connue sous le nom +de «trêve des confiseurs». Par extraordinaire, on ne songe pas à +renverser un cabinet qui date déjà de deux ans. + +Le succès de l'emprunt explique en partie cette situation privilégiée +faite aux membres du gouvernement et aussi, on peut le dire, les +résultats des élections sénatoriales qui sont portés à l'actif du +ministre de l'intérieur. Mais, si la victoire électorale des +républicains peut contrarier ceux qui sont restés attaches aux anciens +partis, le triomphe que vient de remporter notre pays dans l'ordre +financier est fait pour réjouir tout le monde. + +L'État demandait aux souscripteurs de s'engager pour 869 millions: les +souscripteurs lui ont offert plus de 14 milliards. Le premier versement +était fixé à 141 millions. Le Trésor a encaissé dans la journée du 10 +janvier la somme énorme de deux milliards trois cent quarante millions. + +Nous donnons du reste dans une autre partie du journal (voir page 55) +tous les détails relatifs à cette prodigieuse opération. + +Le clergé et la République; le discours de M. Méline.--La question +religieuse tend à prendre une place de plus en plus importante dans la +politique des partis. Il est probable, on pourrait dire, il est certain, +que si, dans la présente législature, il se produit quelque changement +décisif dans l'attitude des divers groupes parlementaires, et surtout +dans le corps électoral, ce changement tiendra pour une large part aux +déclarations formulées par le cardinal Lavigerie. Cela ne tient pas +seulement à la personnalité de l'auteur de ces déclarations, qui est +considérable par elle-même. Si le discours qu'il a prononcé à Alger a eu +un tel retentissement, c'est qu'on sentait qu'il était appuyé en cette +circonstance par une autorité plus haute que la sienne, et que sa pensée +répondait à celle, non de tous les prélats de France, mais d'un grand +nombre d'entre eux. A ce point de vue, il y a un intérêt réel à +rechercher si l'opinion assez générale qu'on s'est faite qu'il avait été +en quelque sorte le porte-parole non-seulement d'une partie de +l'épiscopat, mais aussi peut-être du Vatican, était justifiée. + +Nous avons déjà vu que le cardinal Rampolla, qui, lui, parlait sans +contestation possible au nom du Saint-Siège, n'a pas désavoué le +cardinal Lavigerie. Loin de là, dans la lettre qu'il adressait à +l'évêque l'Annecy, il émettait, avec tous les tempéraments possibles et +sous la forme réservée qui est dans la tradition de l'Église, cette +pensée que les catholiques doivent s'accommoder de toutes les formes de +gouvernement. + +Voici un autre document qui mérite également d'arrêter l'attention. +C'est une lettre que l'évêque de Saint-Denis et de la Réunion a adressée +au cardinal Lavigerie et qui constitue une adhésion explicite aux +théories que celui-ci a émises à Alger. Cette lettre est d'autant plus +significative qu'elle est datée de Rome et qu'elle a été écrite à la +suite d'un entretien avec le Pape. Au cours de cet entretien, Léon XIII +a dit à son visiteur: «Vous devez être content du toast du cardinal +Lavigerie?» A quoi l'évêque a répondu: + +«Très saint-père, le cardinal a rendu à l'Église des services signalés; +je ne crois pas qu'il lui en ait rendu de plus considérable que celui +qui résultera de ces mémorables paroles. Les conséquences de cette +déclaration ne seront peut-être pas immédiates, mais dans quelque temps +on reconnaîtra que le cardinal qui, dans les batailles du bien contre le +mal, a les vues soudaines du génie, a frappé un coup des plus heureux.» + +Ces lignes, écrites, il faut le répéter, au lendemain d'une entrevue +avec le pape, n'ont pas été désavouées, non plus que les déclarations du +cardinal Lavigerie lui-même. Sans prendre parti dans cette question +essentiellement délicate, puisqu'elle touche à la conscience des membres +de l'épiscopat sur un point de doctrine à la fois religieuse et +politique, il est permis cependant d'affirmer que le chef de l'Église, +s'il n'impose pas à ses représentants immédiats en France un acte +d'adhésion formelle en faveur de la République, les laisse toutefois +libres d'accepter sous leur responsabilité le régime établi. + +Le fait a une portée considérable puisque aujourd'hui c'est la question +religieuse qui sert de terrain de lutte entre les amis et les +adversaires de la République. Aussi est-il intéressant de voir l'accueil +que les républicains font à ceux qui accomplissent ou qui projettent +l'évolution entreprise par le cardinal Lavigerie, qui serait suivi, +dit-on, non seulement par l'évêque de Saint-Denis, mais aussi par +plusieurs autres membres de l'épiscopat, entre autres les archevêques ou +évêques de Tours, Cambrai, Rouen, Digne, Bayonne, Langres, etc... On a à +ce sujet de nombreux documents, mais on peut considérer comme les +résumant le discours prononcé par M. Méline à Remiremont, à l'occasion +de la reconstitution de «l'alliance républicaine» dans cette ville. + +Après avoir fait à son tour le procès du boulangisme, l'ancien président +de la Chambre a déclaré que, tout en recommandant, dans les rapports de +l'Église et de l'État, une politique de modération, il est partisan de +la laïcité de l'enseignement public et du service militaire obligatoire +pour tous, sans exception. Il convient toutefois, a ajouté l'orateur, +«'introduire dans l'application de ces lois tous les tempéraments, +toutes les précautions de transition compatibles avec leur texte et leur +esprit.» + +Faisant allusion à la discussion qui s'est élevée à la Chambre sur le +régime fiscal des congrégations, M. Méline a déclaré qu'il n'a pas +hésité à marquer par son vote que, s'il entend faire payer aux +congrégations tout ce qu'elles doivent, il entend du moins qu'on leur +applique la loi comme à tous les citoyens, avec justice et sans passion. + +L'orateur a rappelé enfin les récents discours du cardinal Lavigerie et +la lettre de l'évêque de la Réunion. «Bien que ces adhésions, a-t-il +dit, soient accompagnées de restrictions inacceptables, il y a là malgré +tout un aveu précieux et un symptôme significatif. Toutefois il importe +que le parti républicain soit circonspect, jusqu'au jour où les actes +suivront les paroles.» + +Le discours de M. Méline a été longuement commenté par toute la presse, +parce que, en effet, on sait que c'est de ce côté que va se porter +l'effort des partis au cours de l'année qui vient de commencer, et que, +si le mouvement inauguré par un certain nombre de prélats se généralise, +des modifications d'une portée considérable peuvent se produire dans la +situation politique du pays. + +Afrique: _Soudan français._--Nous annoncions dans notre dernier numéro +que le commandant Archinard s était mis en marche sur Nioro, la dernière +forteresse d'Ahmadou et que, très probablement, il avait déjà pris +contact avec l'ennemi. En effet une dépêché de Kayes a fait savoir +depuis que la place de Nioro avait été enlevée et qu'Ahmadou était en +fuite. + +Le colonel Archinard n'avait sous ses ordres que 700 hommes, mais, comme +nous l'avons dit, il disposait de l'artillerie nécessaire pour détruire +les fortifications de Nioro. L'affaire a dû être chaude toutefois, car +les Toucouleurs se battent avec une bravoure exceptionnelle, et nos +troupes, épuisées par une marche de 300 kilomètres, ont dû faire des +prodiges de valeur pour triompher de pareils adversaires. + +La conquête de Nioro complète l'oeuvre commencée l'an dernier par le +colonel Archinard. Actuellement la ligne de nos postes entre le Sénégal +et le Niger se trouve couverte à grande distance par les forteresses +conquises sur l'ex-sultan de Segou. Il ne reste plus rien du vaste +empire d'El Hadj-Omar, le grand conquérant que Faidherbe a arrêté dans +sa marche vers l'Océan Atlantique. + +_Au Dahomey._--D'après les dernières nouvelles apportées par le courrier +de la côte occidentale d'Afrique. M. Ballot, résident de France à +Porto-Novo, est parti en mission pour Abomey en compagnie de M. M. Le +Blanc, lieutenant de vaisseau, Decoeur, capitaine d'artillerie de +marine, et le Père Dorgère. Cette mission allait porter les cadeaux du +gouvernement français à Behanzin, roi du Dahomey. Le roi Toffa, de +Porto-Novo qui voudrait, paraît-il, se réconcilier avec son ennemi, +aurait joint ses cadeaux à ceux du gouvernement français. + +Pendant ce temps, les Allemands font au roi de Dahomey un cadeau d'un +autre genre. Les chefs des établissements qu'ils ont à Whidah ont +présenté à Behanzin un fusil à aiguille qui a été agréé par lui et dont +l'armée dahoméenne va être, dit-on, pourvue. Behanzin en a été tellement +satisfait qu'il a immédiatement fait don de quatre esclaves à chacune +des maisons desquelles il avait reçu ces étrennes utiles. + +Ce n'est pas tout. Deux cabécères ont été envoyés par le roi à Lagos +pour traiter avec un commerçant anglais au sujet de la fourniture de +fusils et de munitions de guerre destinés à l'armée dahoméenne. Le +marché a reçu même un commencement d'exécution, car une somme de 125,000 +francs a été versée entre les mains du fournisseur. + +Il n'est pas difficile de prévoir que nous aurons encore de ce côté de +nouvelles surprises. La pacification est loin d'être définitive. Au +moment où il reçoit nos cadeaux, le roi de Dahomey se préoccupe de +mettre ses troupes en état de nous résister, et en même temps, pour +empêcher nos officiers d'étudier la route de Kotonou à Whidah, il a +rappelé aux Européens que la plage leur était interdite, et que la route +seule de l'intérieur leur était permise. Or, celle-ci est à peu près +impraticable. Il ne faut pas oublier que le nègre est un composé du +sauvage et du diplomate. + +Beaux-Arts.--_Le bureau du comité des 90._--Le nouveau comité des 90 a +nommé son bureau. M. Bailly a été réélu président à une forte majorité. +MM. Bonnat et Paul Dubois ont été choisis comme vice présidents. M. Tony +Robert-Fleury a été réélu secrétaire et M. Daumet secrétaire-trésorier. + +Dans le sous-comité d'administration figurent MM. Gérome, J. Lefebvre. +Cormon, Guillemet, Bernier, Detaille, Albert Maignan, Busson, Humbert et +Yon, pour la peinture; MM. Boisseau, Bartholdi, Cuvelier et Mathurin +Moreau, pour la sculpture; MM. Normand et Pascal, pour l'architecture; +MM. Sirouy et Lefort, pour la gravure. + +M. Bouguereau, vice-président de l'ancien comité, n'a pas été réélu. + +Les membres de la section de peinture se sont réunis lundi dernier sous +la présidence de M. Bonnat et ont modifié l'article des statuts +concernant la composition du jury. + +En vertu des résolutions adoptées, il sera constitué un grand jury dans +lequel devra être tiré au sort le jury annuel. Ce grand jury comprendra: +1° tous les jurés qui depuis 1864 ont été élus par leurs confrères; 2° +les artistes hors concours nommés par les artistes de la première +catégorie et par le comité de peinture réunis. + +Les jurés ayant fonctionné une année ne pourront fonctionner l'année +suivante. + + + +Nécrologie.--Le duc Nicolas de Leuchtenberg. + +Céline Montaland, sociétaire de la Comédie-Française. + +Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous l'Empire. + +M. Jules de Lestapis, ancien sénateur des Basses-Pyrénées. + +M. Lehugeur, professeur au Lycée Louis-le-Grand. + +M. Charles Gauthier, professeur à l'École nationale des Arts Décoratifs. + +Le statuaire Eugène Delaplanche. + +M. Ernest Boysse, chef adjoint des secrétaires-rédacteurs de la Chambre. + +M. Gustave Dalsace, grand négociant de Paris. + +M. Arthur Mallet, un des chefs de la maison de banque Mallet frères. + + + +LES THÉÂTRES + +Théâtre de l'Odéon; reprise des _Faux Bonshommes,_ comédie en quatre +actes, de MM. Barrière et Capendu. + +La comédie des _Faux Bonshommes_ est trop connue pour que nous nous +étendions longuement à son sujet et pour que nous ne nous contentions +pas d'en annoncer la reprise, faite cette fois-ci sur notre seconde +scène française--en attendant mieux encore, sans doute. Tout l'intérêt +de la soirée se portait donc sur l'interprétation, et cette dernière, +sans être supérieure, a été suffisamment bonne pour nous démontrer que +la comédie de MM. Barrière et Capendu, bien qu'âgée de trente-quatre +ans, est toujours jeune et peut satisfaire non seulement les hommes mûrs +qui l'ont applaudie autrefois, mais les générations nouvelles. + +L'Odéon n'avait pas de Péponet dans sa troupe, il a appelé à lui M. +Daubray, du Palais-Royal. M. Daubray, certes, est un excellent comique, +mais un comique plutôt qu'un vrai comédien, il a _joué_ le rôle de +Péponet, il n'a pas été Péponet. Le créateur du rôle, Delannoy, avait +autrement compris son personnage. Dumény dans le rôle d'Edgar, est +charmant, comme toujours, de finesse et de malice. Cornaglia fait M. +Dufouré, et il s'en acquitte consciencieusement, mais où est Parade? +Montbars mérite une mention toute particulière dans Bassecourt. Du côté +des femmes, nous citerons Mme Crosnier, parfaite de naturel, Mlle +Dieudonné, très mutine, et Mlle Dubut qui rend à merveille la douce +physionomie d'Emmeline. En somme, reprise très intéressante et dont le +directeur de l'Odéon n'aura pas à se repentir. + +S. + + + +LES LIVRES NOUVEAUX + +_Truandailles,_ par M. Jean Richepin. + +1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Charpentier).--Avec ce titre-là, il n'y a pas au +moins danger de s'y méprendre. Ce ne sont point des nouvelles à l'eau de +rose et la mère qui en permettrait la lecture à sa fille aurait +réellement perdu le sens, au moins le sens des mots. On savait bien que +M. Richepin était un oseur... Oh! oui, la preuve en était faite, en vers +ainsi qu'en prose. Mais on pouvait croire qu'une fois la queue de son +chien coupée, il oserait enfin une chose: avoir du talent ou du génie, +sans pistolet ni pétard, sans vouloir épater le bourgeois. + +Il paraît que non; la queue de son chien repousse et, chaque fois, +l'auteur de la _Chanson des Gueux_ s'abandonne au plaisir de la couper. + +_David d'Angers et ses relations littéraires._ Correspondance du maître +avec Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, de Vigny, Lamennais, Balzac, +Charlet, Louis et Victor Pavie, lady Morgan, Cooper, Humboldt, etc. +publiée par Henry Jouin. 1 vol. in-8° avec un portrait inédit de David +d'Angers (Plon, Nourrit et Cie).--Nous ne dirons pas que ce volume vient +compléter l'ouvrage publié, il y a douze ans, par M. Henry Jouin: _David +d'Angers, sa vie, son oeuvre, ses écrits et ses contemporains_. Cette +biographie, éloquente et savante, n'avait pas besoin d'être complétée. +David et les hommes de son temps ont écrit ce livre, dit M. H. Jouin, +qui s'en déclare, il est vrai, responsable, mais comme éditeur +seulement, sorte de «mémoires des autres», à l'entendre; mais ces autres +ont les noms les plus illustres de la première partie du siècle. Au +milieu de noms plus célèbres se détache en première ligne celui d'un ami +du maître, Victor Pavie. Les proches de Pavie possédaient les lettres de +David; le fils du statuaire, M. Robert David d'Angers, conservait les +réponses de Pavie; qu'on ajoute à ces documents, qui font ressortir avec +relief la figure du maître, les autographes des contemporains «saluant +de tous les points du monde un artisan de leur gloire», et l'on aura +l'idée de la richesse et de l'intérêt d'une telle publication. M. Henry +Jouin a fait précéder le volume d'une introduction fort intéressante et +suivre la plupart des lettres d'une note qui fait connaître les +circonstances auxquelles elles se rapportent. + +_Mémoires de la duchesse de Brancas,_ publiés avec préface, notes et +tables, par Eugène Asse.--Paris, Jouaust, 1890. In-18 elzévirien de +XLVII-233 pages. 3 fr. 50 c. La librairie des bibliophiles enrichit son +élégante petite «Bibliothèque des Mémoires» d'un volume tout à fait +curieux. C'est encore M. Eugène Asse, dont ont connaît la vaste +érudition historique et littéraire, qui, après nous avoir tout récemment +donné les _Mémoires de Mme de Lafayette_, publie aujourd'hui les +souvenirs de Mme de Brancas, sur Louis XV et Mme de Châteauroux. La +préface de l'habile éditeur est, par elle-même, un des chapitres les +plus piquants qui aient été écrits sur la «moralité» d'une certaine +partie de la cour, sous le règne du prince qui se piquait le moins de +vertu. Aux trop courts Mémoires de la duchesse de Brancas, M. Eugène +Asse a joint la correspondance (46 lettres de Châteauroux), ainsi qu'un +extrait bien choisi du fameux pamphlet, _Mémoires de la cour de Perse_, +le tout formant un ensemble très curieux, sinon fort édifiant. + +F. D. + +_La Liberté de conscience,_ par Léon Marillier. 1 in-12. 3 fr. 50 +(Armand Colin.)--Savait-on qu'un prix de quinze mille francs avait été +destiné par un donateur anonyme à récompenser «le meilleur ouvrage ayant +pour objet de faire sentir et reconnaître la nécessité d'établir de plus +en plus la liberté de conscience dans les institutions et les moeurs? +Savait-on qu'un concours avait été établi, un jury institué, avec M. +Jules Simon pour président? Si tout le monde ne l'a pas su, tout le +monde ne l'a pas ignoré, car 324 manuscrits ont répondu à l'appel du +donateur. Le rapporteur, M. L. Marillier, agrégé de philosophie, maître +de conférences à l'École des Hautes Etudes, pour porter un jugement sur +cet ensemble, n'a pas écrit moins d'un volume qui est un traité, très +complet--et très profitable--de la question. + +_La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889_, +par Roger Marx, inspecteur des musées au ministère de l'instruction +publique.--Paris, Quantin, 1890. Grand in-8° de 60 pages, avec 30 +gravures. Tirage à petit nombre sur papier de luxe.--Cette belle +publication, dont le titre indique suffisamment l'objet, renferme la +remarquable conférence faite, le 17 juin dernier, par M. Roger Marx, au +Congrès de la Société centrale des architectes français. L'auteur, dont +on n'a point oublié les intéressantes études sur diverses questions +d'art (l'_Art lorrain, l'Estampe, la Gravure_, etc.), a traité son +sujet, il n'est pas besoin de le dire, avec autant de charme que de +compétence et a trouvé le moyen de condenser en un petit nombre de pages +une multitude de renseignements instructifs et de justes aperçus. + +_Les Pièces de Molière_ (librairie des Bibliophiles.)--La neuvième vient +de paraître: c'est l'_Impromptu de Versailles_. Notice et notes de M. +Auguste Vitu, dessins de Leloir, gravés par Champollion. + +Dans la collection des _Petits chefs-d'oeuvre_ (librairie des +Bibliophiles), les _Anecdotes sur Richelieu_, de Rulhière, avec une +préface par M. Eugène Asse, vif et piquant opuscule, qui est à la fois +le bulletin des victoires amoureuses du petit-neveu du cardinal et le +martyrologe de la vertu de ses contemporaines. + + + +NOS GRAVURES + +CÉLINE MONTALAND + +Si jamais la dénomination «d'enfant de la balle» convint à quelqu'un, ce +fut certes à Céline Montaland. Née d'un père qui appartenait au théâtre, +filleule, comme Mme Céline Chaumont, de Mme Céline Caillot, qui fit les +beaux jours du Vaudeville lorsqu'il était situé place de la Bourse nos +pères appelaient ce temps l'époque des trois Célines. Céline Montaland +monta sur les planches à l'âge de six ans, le 13 décembre 1849. Et sous +quels auspices!... elle créait dans _Gabrielle_, d'Émile Augier, le rôle +de la petite fille que l'excellent comédien Régnier, alors sous le coup +de la perte de son enfant, serrait dans ses bras... + +Céline Montaland montra, dans ce rôle, tant de gentillesse, de naturel, +d'esprit, que des auteurs, confiants dans son talent si précoce, +écrivirent des rôles pour elle. Labiche lui donna à jouer _Une fille, +bien gardée_ et _Mam'zelle fait ses dents..._ Et, dans toutes ces +créations, on l'admirait, disait Jules Janin, «non pas comme un baby +précoce, mais comme on admirerait une très grande actrice jouant le rôle +d'un baby.» + +On promena l'enfant prodige en France, en Algérie, en Italie, dans le +monde entier. Le général Bosquet la nommait «l'enfant Bonheur». Victor +Emmanuel donnait des revues en son honneur, et je ne sais plus quel +empereur obligeait ses troupes à faire un détour pour que Céline les vit +passer de sa fenêtre. Ces triomphes précoces ne l'empêchèrent pas de +travailler. + +Elle s'essaya dans les genres les plus divers: à la Porte-Saint-Martin +dans la féerie, au Gymnase dans la comédie, aux matinées Ballande dans +le classique, aux théâtres des Nouveautés et Taitbout dans l'opérette. +Cependant les années marchaient: revenue au genre sérieux, elle +interpréta à l'Odéon la mère dans _Jack_, de M. Alphonse Daudet. Puis, +après quelques mois passés en Russie, elle fut appelée par M. Émile +Perrin à la Comédie-Française. Elle débuta le 13 décembre 1881 et +réussit complètement dans _Bataille de Dames_ de MM. Scribe et Legouvé. +Depuis nous l'avons applaudie dans la plupart des pièces nouvelles que +représenta le Théâtre-Français, en dernier lieu dans _Margot_ de M. +Meilhac. + +En disant adieu à sa sociétaire disparue, M. Jules Claretie a dit +d'elle: «Elle était, et elle s'en vantait en souriant, la doyenne de la +maison (puisqu'elle y avait paru pour la première fois en 1849), cette +charmante et vaillante femme, d'une bonté si rare, sans affectation et +sans phrases, toujours prête au labeur, exacte, consciencieuse, dévouée +aux intérêts de la Comédie... Elle emporte un peu de la verve, de la +gaieté saine, de la grâce souriante de la maison.» + +Adolphe Aderer. + + +LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG + +Les obsèques du duc de Leuchtenberg ont été célébrées en grande pompe; +les honneurs dus aux membres des familles impériales lui ont été rendus +par deux compagnies du 4e régiment de ligne, deux batteries à cheval du +31e d'artillerie et trois escadrons de cavalerie; ces troupes étaient +commandées par le général de division Ladvocat et le général de brigade +Moulin. M. Carnot, président de la République, s'était fait représenter +à ses obsèques par les officiers de sa maison militaire; tous les +ministres présents à Paris, un grand nombre de députés, de sénateurs, et +le corps diplomatique y assistaient. + +Notre gravure représente le service funèbre célébré à l'église russe de +la rue Daru, trop petite pour contenir tous ceux qui avaient suivi le +convoi. Au pied du cercueil, recouvert d'un drap d'or, insigne funéraire +de la famille impériale, placé simplement sur le parquet de l'église, +entouré d'arbustes verts et de camélias blancs, l'archiprêtre Wassilief +lit les saints évangiles dans la bible que le père Arsène tient ouverte +devant lui; à la tête, et de chaque côté, deux officiers de l'armée +russe, en grande tenue, immobiles, à droite le lieutenant Schipof, à +gauche le lieutenant prince Orlof, portent sur des coussins de velours +grenat les nombreuses décorations du défunt. Au premier rang, à gauche, +sont placés le général Bruyère et le colonel Litchenstein, représentant +le président de la République; un peu plus loin, et sur le même rang, la +duchesse d'Oldenbourg, portant en sautoir le grand cordon de +Sainte-Catherine. Au premier rang, à droite, et tournant le dos, se +trouve le duc Eugène de Leuchtenberg, revêtu du costume de général +russe, frère du défunt. Suivant les usages de l'église orthodoxe, tous +les assistants portent dans la main droite un petit cierge qu'ils +tiennent pendant la plus grande partie de la cérémonie. + + +M. FOUCHER DE CAREIL + +Le comte Foucher de Careil qui vient de mourir sénateur républicain de +Seine-et-Marne était fils du général comte Foucher de Careil, dont le +nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Il appartenait donc, +par son origine, à un monde qui considère généralement comme une sorte +de forfaiture l'acceptation du régime que la France s'est donné. M. +Foucher de Careil avait fait plus et mieux que de se rallier à la +République: il avait collaboré à sa fondation. Déjà, dans les dernières +années de l'Empire, il avait manifesté ses tendances libérales, par une +candidature au conseil général du Calvados, et dans diverses conférences +à Paris. Après le 4 septembre, il se solidarisa avec ceux qui essayaient +d'établir un gouvernement régulier au milieu des ruines de la patrie; il +servit M. Thiers et accepta une préfecture. Il était préfet de +Seine-et-Marne quand le 24 mai 1873 l'obligea à quitter +l'administration. Enfin, la constitution républicaine ayant été votée en +1875, M. Foucher de Careil fut envoyé au Sénat par le département de +Seine-et-Marne dès les premières élections pour la Chambre-Haute, en +janvier 1876. + +Il a été réélu en 1882; il a été réélu récemment encore, on peut dire +sans contestation. Dans l'intervalle, M. le comte Foucher de Careil +avait représenté (de 1881 à 1883) la France à Vienne en qualité +d'ambassadeur. Son nom, sa grande fortune, son savoir varié, sa +compétence très répandue, son urbanité, avaient mis notre envoyé en très +bonne posture à la cour si aristocratique et si exigeante +d'Autriche-Hongrie. + + +M. EUGÈNE DELAPLANCHE + +Dans notre numéro du 27 décembre dernier, nous donnions une des +dernières et non des moins belles oeuvres du grand artiste qui vient de +mourir, le monument du cardinal Donnet élevé dans la basilique de +Saint-André de Bordeaux. M. Eugène Delaplanche était gravement malade +déjà à ce moment, et il ne lui a pas été donné d'assister à +l'inauguration de ce magnifique monument. Peu de jours après, le 10 +janvier, il mourait, et sa mort sera à jamais regrettée, car la France +perd en lui un des hommes qui lui faisaient le plus d'honneur, un +artiste qui à certaines heures de sa vie a été réellement inspiré. + +Eugène Delaplanche était né en 1836. Sa carrière a été particulièrement +laborieuse et rapide. Elève de Durer et de l'École des Beaux-Arts, il +remporta, en 1858, le deuxième prix de Rome avec _Achille saisissant ses +armes_, et, en 1861, le premier avec _Ulysse bandant l'arc que les +prétendants n'ont pu ployer_. Il donna bientôt au Salon une série +d'oeuvres qui toutes furent récompensées, nous citerons entr'autres: +L'_Enfant monté sur une tortue_, et _Ève après le péché_, qui figure +aujourd'hui au musée du Luxembourg. Il travailla dès lors avec une +infatigable ardeur. _La Musique, la Vierge au lys, le Message d'amour, +Sainte-Agnès, l'Éducation maternelle_, mirent le sceau à sa réputation. + +M. Eugène Delaplanche était officier de la Légion d'honneur. + + +LES GLACES DANS LA MER DU NORD + +Un des plus pittoresques spectacles que l'on puisse imaginer est celui +qu'offre en ce moment la mer du Nord et cela sur une très vaste étendue: +à Ostende, notamment. + +Devant la digue, à l'entrée du port, les glaçons se sont accumulés, +depuis les froids de ces derniers temps, sur une surface énorme, sans se +souder cependant. + +Avant d'être venus échouer dans ces parages, ils ont été roulés par les +cours d'eau qui aboutissent à la mer et dont la glace a été brisée. +Presque tous sont couverts de neige, malgré le mouvement continuel dont +ils sont agités. L'eau sous cette couche de glaçons a une couleur +indéfinissable, mais qui parait sale par un effet de contraste avec la +blancheur éblouissante de la neige. A deux ou trois cents mètres de la +côte, le champ de glaçons s'arrête brusquement et la mer apparaît libre. + +Mais ce qu'il y a de plus curieux encore et de plus saisissant, c'est la +vue du vapeur anglais Asthon, qui se trouve pris dans ces glaçons tandis +qu'à quelques mètres de lui, sur la mer libre, les chaloupes de pêche +naviguent toutes voiles dehors. + + +1,500 FRANCS DE RENTE + +A l'Hôtel-de-Ville. C'est un des gros guichets de souscription; ceux-là +seuls qui peuvent acheter 1.500 francs de rentes, et au-dessus, +passeront par ce guichet; une pancarte suspendue tout près de là ne +laisse aucun doute à ce sujet. + +Or, 1,500 francs de rentes représentent un capital de 16,225 francs, +exigeant un versement immédiat de 7,500 francs, à raison de 15 francs +pour 3 francs de rentes. En outre, à la répartition, qui devait se faire +et qui a eu lieu en effet sauf liquidation ultérieure, quarante-huit +heures après, nouvelle somme de 7,500 francs à verser. En tout, 15,000 +francs. + +Les personnages loqueteux qui figurent dans notre dessin n' ont vraiment +pas l'air de capitalistes capables de débourser 15,000 francs en si peu +de temps. Pourtant, ils sont là, au meilleur rang. Arrivés longtemps +avant la première lueur de l'aube, ils attendent. Qu'attendent-ils? +L'ouverture du bienheureux guichet? Non pas! Ils n'ont pas des 750 louis +à offrir comme cela au gouvernement. Ils attendent tout simplement +l'arrivée d'un vrai souscripteur, d'un souscripteur pour de bon, à qui +ils vendront leur place. Car ces hommes sont des marchands de places. + +Assez lucratif, ce métier: il le serait davantage s'il n'y avait pas +tant de morte-saison. Une place se vend 3 francs, 5 francs, voire 10 +francs: cela dépend de l'importance de la souscription, du plus ou moins +de popularité de la valeur émise, de la température aussi. + +Il y a deux ans, lors de l'émission des Bons de l'Exposition, les +marchands de places,--des camelots, habituellement.--gagnèrent beaucoup +d'argent. Un groupe de ces industriels s'était constitué en syndicat, à +la porte du Crédit Foncier. Ils opéraient de la manière que voici: Au +nombre d'une douzaine, ils stationnaient en tête de la queue. Deux ou +trois rabatteurs amenaient le client, le _pante_, le _singe_: l'un et +l'autre se disent. Ledit client payait, et le groupe l'admettait dans +son sein, sans pour cela céder un pouce de terrain. Deux, trois, dix +clients, quinze clients; et le groupe de marchands de places était +toujours là, jouant des coudes, se moquant des réclamations, encaissant +force écus de cent sous. On juge de la colère du vrai public; de cela, +les marchands de places se souciaient aussi peu que possible. Il fallut, +pour les faire déguerpir, l'intervention d'un brigadier de sergents de +ville et de plusieurs agents. Mais ils partirent sans regrets; ils +avaient «fait passer» de 100 à 150 personnes, et se partagèrent, par +conséquent, de 500 à 750 fr.: une honnête journée, comme on voit. + +Un conseil: Si jamais il vous arrive d'acheter une place à une queue de +souscription, ne la payez que lorsque votre vendeur sera hors des rangs. +Sous aucun prétexte, ne vous laissez introduire dans un groupe. Votre +désir de souscrire suppose un portefeuille bien garni. Les camelots, +j'en suis bien convaincu, sont tous, du premier au dernier, des gens +d'une délicatesse infinie et d'une rigide probité. Mais enfin, il ne +faut pas tenter le diable. + +C. F. + + +L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU + +L'Exposition française qui doit s'ouvrir à Moscou le 1/13 mai 1891 aura +lieu dans un palais que le gouvernement russe a gracieusement concédé +aux organisateurs. + +Construit pour l'exposition nationale russe qui eut lieu à Moscou en +1872, il est la propriété personnelle du czar et fait partie du domaine +de la couronne. + +La restauration de ce palais, confiée par les constructeurs, MM. Pombla, +à notre compatriote, M. Oscar Didio, ingénieur à Moscou, a été exécutée +avec la plus grande rapidité. + +Avec notre dessin sous les yeux, le lecteur se rendra compte aisément de +l'importance des travaux exécutés, car, indépendamment du palais +principal, une foule de pavillons et de constructions diverses ont été +comme semés dans le beau jardin qui l'entoure. Nous mentionnerons +surtout la grande halle vitrée des machines qui s'étend en bordure sur +la droite de notre gravure: puis, en contournant le palais, nous +trouvons successivement des restaurants, des montagnes russes, le +théâtre, et tout à fait sur la gauche, le ballon captif, le réservoir +d'eau, et, plus bas, le pavillon impérial affecté aux réceptions de la +cour et aux fêtes qui seront organisées pendant la durée de +l'Exposition. + +On compte sur un grand succès à Moscou, mais tout n'est pas prêt encore, +et l'échéance du 1er mai est proche. Un sérieux coup de collier est +nécessaire. + +E. F. + + +LES ALLIGATORS + +La famille des crocodiliens se subdivise, on le sait, en plusieurs +sous-genres: le crocodile, qui habite l'Égypte; le gavial, que l'on +trouve dans l'Inde; le caïman et l'alligator, qui se rencontrent en +Amérique; ce dernier plus particulièrement dans la Floride. Il s'y +multiplie au point de devenir, de la part des gens de couleur de ce +pays, l'objet d'un commerce curieux. + +Montrons d'abord l'_Eden_ de l'alligator. Une rive basse et marécageuse +borde le fleuve à perte de vue; c'est là que sous le chaud soleil, dans +l'alluvion vaseux, l'animal dépose ses oeufs et qu'il dort immobile +pendant des journées entières. + +Mais un bruit vient tout à coup troubler sa quiétude; il relève la tête +et aperçoit son ennemi naturel occupé à fouiller le sable pour chercher +ses oeufs. Une douce satisfaction se reflète sur la figure de l'homme, +car la récolte s'annonce bien. + +Déjà le chercheur d'oeufs est parti avec son panier plein. L'alligator +va pouvoir continuer à dormir en paix. Hélas non! car encore une fois le +sable a crié sous des pas. Ils sont deux à présent, un vieux solide +accompagné d'un plus jeune. Fuyons!... + +Trop tard, le chemin du fleuve est coupé, les chasseurs d'alligators +connaissent leur métier et vont manoeuvrer habilement. Cerné de deux +côtés, le malheureux animal est saisi par quatre bras robustes, vivement +retourné sur le dos, le ventre en l'air, et, tandis que le vieux, assis +sur lui, maintient vigoureusement la tête, son compagnon attache les +deux mâchoires au moyen d'une liane. + +Une dernière ressource lui restera, c'est de verser toutes les larmes +que lui prête la fable pour essayer d'attendrir son bourreau. Peine +inutile, la captivité dans une ménagerie foraine ou la mort l'attendent. + +Sa progéniture du moins aura-t-elle un meilleur sort? Pas davantage, car +c'est encore dans un but de commerce que l'homme prendra soin de ses +oeufs et les fera éclore. + +Les petits qui en sortiront seront mis dans un seau transformé en +aquarium et tous les matins portés à travers les rues jusqu'à ce que +quelque petit garçon séduit par leur gentillesse achète l'un d'eux: il +deviendra alors, peut-être, le singulier favori que nous vous voyons sur +notre dessin. + +Le petit garçon est nonchalamment assis devant le seuil de la maison, +une jambe étendue, l'autre ramenée vers lui, tandis que son alligator +familier est couché dans une pose d'abandon, frottant câlinement son +gros et rude museau sur le genou de l'enfant. Singulier favori, en +vérité, qui pourrait bien se transformer un beau jour en bête féroce. +Heureusement, l'empailleur est là: pardon, le taxidermiste. La pipe à la +bouche, ses lunettes de pseudo-savant sur le nez, celui-là aussi gagnera +sa vie avec l'alligator. Il va leur rendre la vie, presque le mouvement, +en les montant, dans les attitudes les plus diverses, sur des +planchettes de bois, à la grande joie des amateurs et des enfants. + + + +[Illustration.] + +CHARME DANGEREUX + +PAR + +ANDRE THEURIET + +Illustrations d'ÉMILE BAYARD + +Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890. + +La physionomie du petit port n'avait pas changé. Dans l'ombre de +l'unique rue en pente, les femmes tricotaient, quiètement assises sur le +seuil; les barques se balançaient comme autrefois le long de la jetée +rocheuse; comme le mois passé, les bois d'oliviers baignés de soleil +faisaient silence entre le port endormi et les vagues qui se brisaient +contre le cap Saint-Hospice. + +Mania s'arrêta en face du porche de l'hôtel Victoria: + +--Tenez, reprit-elle, voici notre affaire... L'auberge est déserte et +nous serons là comme chez nous. + +Elle le précéda dans le raide escalier qui conduisait au premier étage +et Jacques la suivit avec un serrement de coeur. L'hôtesse délurée et +rieuse les accueillit dans la salle solitaire. Jacques tremblait qu'elle +ne le reconnût, mais elle voyait passer tant de gens que leurs figures +se brouillaient dans sa mémoire indifférente et elle ne parut pas se +souvenir de lui. + +--Bonjour, ma bonne femme, dit Mania, nous voudrions nous reposer un +moment chez vous et y goûter tranquillement... A cette heure-ci vous ne +devez pas avoir beaucoup de visiteurs? + +--Malheureusement non, reprit l'hôtesse, nous n'avons guère de clients +qu'à l'heure du déjeuner, et encore, aujourd'hui, il n'est, venu +personne... C'est vous qui m'étrennerez, monsieur et madame! + +--Tâchez que nous ne soyons pas dérangés, reprit Jacques, et +apportez-nous de quoi nous rafraîchir... Que pouvez-vous nous donner? + +«Peu de chose, murmurait la bonne femme en s'excusant; les gens qui +étaient venus la veille avaient tout dévoré.»--Elle apporta des +biscuits, des mandarines et une bouteille d'Asti. + +Jacques était honteux de ce maigre régal. Dans sa vanité de snob et +d'amoureux, il aurait voulu offrir à cette grande dame autre chose que +le vin et les fruits dont se contentaient les vulgaires clients de +l'auberge, et il s'excusait plus encore que l'hôtesse. Mania, au +contraire, était ravie; cela la changeait de l'ennui cérémonieux des +_five o'clock_ et donnait plus de saveur à son escapade; les mandarines +décorées de leurs feuilles vertes et servies sur une nappe de grosse +toile, le vin mousseux versé dans d'épais verres à côtes, sous les +solives enfumées d'un cabaret, amusaient son caprice. + +--De quoi vous plaignez-vous? s'écria-t-elle, ce sera charmant, cette +dînette à l'auberge! + +Quand l'hôtelière se fut retirée et qu'ils se trouvèrent seuls, Mme +Liebling enleva son chapeau, se déganta, ouvrit la fenêtre toute grande, +puis trempa ses lèvres dans son verre. + +--Venez un peu ici, continua-t-elle en s'asseyant contre la barre +d'appui de la croisée, et avouez qu'on y est bien mieux que sous la +véranda du restaurant de la Réserve!... + +Jacques se gardait de la contredire. L'épaule effleurée par l'épaule de +Mania, le visage tout près de celui de la jeune femme, il respirait +l'odeur d'oeillet blanc qui parfumait ses vêtements, il s'en grisait et +ne détachait plus ses yeux de ceux de sa voisine. Il avait chassé de son +coeur les anciens souvenirs et les récents remords; il se disait que le +monde entier pouvait s'évanouir, pourvu qu'il restât avec Mania à cette +petite fenêtre, et que cette intimité délicieuse se prolongeât pendant +des heures. Il n'osait plus bouger ni parler, de peur que le moindre +mouvement, le plus faible murmure n'accélérât la fuite du temps qui lui +était parcimonieusement mesuré. + +--Oh! murmurait Mme Liebling, ces belles montagnes lilas, le vert +profond de cette eau calme, ce port étroit avec ses rochers rouges et +ses bois d'oliviers, quel endroit adorable! Si vous voulez me faire +plaisir, vous me peindrez un jour ce petit coin avec la couleur qu'il a +en ce moment, avec cette ombre violette qui s'avance sur la mer, et +cette lumière rose qui se recule à mesure, comme pour nous rappeler le +peu de durée de nos meilleures joies... oui, promettez-moi de me donner +ce tableau... Je le regarderai avec un doux serrement de coeur plus +tard... quand vous ne m'aimerez plus. + +--Comment pouvez-vous parler de la sorte? s'exclama Jacques avec +vivacité, je ne cesserai de vous aimer que lorsque je serai dans la +terre. + +--Oui, répliqua-t-elle en hochant la tête, ces choses-là se disent et +même on les croit au moment où on les dit, mais la réalité est là avec +sa prose... On n'est pas plus libre d'aimer que de désaimer. + +--Vous vous trompez, protesta-t-il, je vous chérirai toute ma vie... Je +vous le jure! + +Elle haussa les épaules et un sourire désabusé lui courut sur les +lèvres: + +--Ne jurez pas, de peur d'être obligé de vous parjurer comme saint +Pierre!... Nous ne nous appartenons pas plus que les heures ne nous +appartiennent, et vous ne faites pas exception à la loi commune. + +Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence en lui effleurant le +bras de sa main fluette et allongée. + +--Non, vous ne vous appartenez pas!... À chaque instant il y a un tiers +entre vous et moi... Je m'en suis bien aperçue tout à l'heure encore, +quand, au beau milieu de la promenade, vous êtes devenu tout à coup +taciturne. Si vous êtes franc, avouez qu'à ce moment-là vous pensiez à +une autre... + +Il détourna la tête avec embarras, puis, dépité de se voir ainsi percé à +jour, il murmura entre ses dents serrées: + +--Vous savez pourtant bien que je suis devenu votre esclave!... Comment +osez-vous suspecter un amour qui éclate dans le moindre de mes actes?... +Ce serait plutôt moi qui aurais le droit de douter, moi à qui vous +n'avez jamais dit franchement que vous m'aimiez! + +--Pourquoi alors suis-je ici, je vous prie? demanda-t-elle avec un +hautain pli des lèvres; pourquoi me suis-je fourvoyée avec vous dans ce +cabaret de village? + +Elle s'était éloignée de lui et, debout au milieu de la salle, elle le +regardait ironiquement. + +--Pourquoi? repartit-il, irrité à son tour et répondant à cette attitude +dédaigneuse par un éclat de rudesse paysanne, pourquoi?... Peut-être +pour vous amuser, ou satisfaire votre curiosité, en constatant avec quel +aveuglement un naïf peut se laisser prendre aux caprices d'une +coquette?... + +Elle ressentit vivement la brutalité de ce coup de boutoir immérité, car +elle était sincère à ce moment,--et des larmes lui montèrent aux yeux. + +--Vous avez une singulière opinion de moi! murmura-t-elle. + +Dès qu'il vit les paupières de Mania se mouiller, Jacques fut désarmé et +son irritation tomba. Il alla vers elle, lui prit les mains, y appuya +son front et balbutia humblement: + +--Pardon! je suis un rustre et un sot! + +--Non, dit-elle, tandis qu'un sourire rassérénait ses yeux humides, mais +vous êtes pire, vous êtes méchant. + +--Hélas! ce qui me rend mauvais, c'est justement parce que je vous aime +trop... Vous me possédez à un degré que je ne saurais dire, et si vous +me voyez parfois préoccupé, ce n'est point parce que j'en regrette une +autre, c'est parce que je souffre de ne pas vous avoir tout à moi. + +Elle le dévisagea un instant sans parler, puis elle s'approcha de la +table, vida son verre de vin d'Asti, et, attendrie par cette entière +soumission, elle lui tendit tes mains. + +--Allons, reprit-elle, la paix est faite, vous m'appartenez, j'en prends +acte, et d'abord je ne veux plus que vous doutiez de moi. Regardez mes +yeux, ils n'ont jamais menti... Qu'y voyez-vous? + +--Ils me grisent comme toujours, mais... + +--Aveugle! n'y voyez-vous point que je vous aime? chuchota-t-elle de sa +voix de sirène, en rapprochant son visage de celui de Jacques. + +--Mania!.. + +Il la saisit dans ses bras et baisa ses yeux verts comme pour les +empêcher de l'éblouir davantage, puis ses lèvres descendirent jusqu'à la +bouche souriante de la jeune femme et s'y posèrent. Il était pris de +vertige; il serrait convulsivement, sauvagement, contre sa poitrine ce +corps souple qui s'abandonnait. Il couvrait de baisers fous les cheveux +blonds, le cou blanc, la nuque frissonnante. Étourdi, il fermait les +yeux et croyait savourer dans ses caresses toute la voluptueuse poésie +du midi. Il y buvait la lumière, il y respirait les parfums de la terre +de Provence, cette palpitante créature lui semblait incarner tout ce +qu'il avait désiré, adorés depuis son arrivée à Nice. + +--Encore!... encore! soupirait-il d'une voix étouffée, et il la baisait +de nouveau. + +Mania restait muette; elle se laissait caresser, seulement parfois ses +lèvres fermées frémissaient en s'appuyant contre celles de Jacques, et +c'était alors un délice qui le paralysait tout entier.--Au dehors, à +travers son extase, il entendait comme en un rêve, très loin, des voix +d'enfants sur la jetée ou un clapotement de rames dans le port... + +Pendant ce temps, sur la route poudreuse de la Corniche, parmi les +massifs de caroubiers tordant leur branches noueuses, le long des +jardins tout roses de pêchers en fleurs, un landau découvert emportait +Thérèse, la petite mère, Lechantre et Christine. + +Après le départ de Jacques, Francis avait demandé aux trois femmes où +elles désiraient se promener, et les voyant indécises: + +--Je suis sûr, s'était-il écrié, que Mme Moret et Christine ne +connaissent pas le cap Ferrât... S'il n'y a point d'opposition, je +propose d'en faire le tour et de descendre jusqu'à Saint-Jean... + +Il n'y eut pas d'opposition; la maman Moret s'en rapportait à M. +Lechantre, Christine était indifférente; quant à Thérèse, le choix de +cette promenade la touchait tout particulièrement. Saint-Jean réveillait +en elle le souvenir de sa dernière excursion avec Jacques, et un +mélancolique désir la prenait de revoir ces chemins où elle avait laissé +des lambeaux de son bonheur. + +Le landau avait gravi la route de Montboron, puis dépassé Villefranche. +La petite mère, joyeuse comme un enfant, n'en finissait pas de +s'émerveiller à la vue des buissons de roses et des arbres fruitiers +déjà en boutons. + +--Sont-ils heureux, les gens de ce pays-ci! s'exclamait-elle, leurs +pêchers sont déjà fleuris, tandis que les nôtres grelottent encore... +Quand je conterai ça à Rochetaillée, personne ne voudra me croire. + +--Oui, madame Moret, ajoutait gaiement Lechantre, c'est un climat +exceptionnel... Après avoir mis Adam à la porte, le Père Eternel s'est +attendri un brin, et il a transporté ici un petit morceau du Paradis +terrestre, afin que nous puissions juger de toutes les bonnes choses que +nous avons perdues par la faute de notre mère Ève. + +--Vous me direz ce que vous voudrez, reprenait dédaigneusement +Christine, toute cette précocité n'est pas naturelle, et les gens d'ici +sont trop vains de la beauté de leur pays; aussi Dieu leur envoie-t-il +des tremblements de terre pour leur rappeler que ce bas-monde n'est pas +un lieu de délices. + +--Amen! répliquait Francis; vous avez tout de même, Christine, une drôle +de façon de concevoir les bontés de la Providence... + +Thérèse souriait distraitement, sans se mêler à la conversation. Les +yeux grand ouverts, elle contemplait les montagnes baignées de lumière; +la mer bleue, glacée d'argent comme une immense étoffe de satin; les +découpures de la côte où la brise, d'un seul souffle, blanchissait les +feuilles retroussées des oliviers, et elle se rappelait les plus minimes +détails de la journée passée à Saint-Jean avec Jacques.--En ce temps-là, +il ne mentait pas encore, il se trouvait heureux près d'elle, et il le +lui répétait tendrement sous les citronniers du verger, où fleurissaient +des champs de juliennes. Trois semaines s'étaient écoulées à peine... +Par quelle fatalité son coeur avait-il si promptement changé? Les +géraniums de la haie fleuronnaient encore, les juliennes blanches, +là-bas, répandaient toujours leur parfum de girofle, et, moins durables +que de brèves fleurs, l'amour de Jacques n'était déjà plus qu'un +souvenir, une illusion flottant dans le passé comme l'ombre d'une aile +d'oiseau sur la mer... Et, tandis qu'elle revisitait seule les sentiers +où ils avaient cheminé côte à côte, tandis qu'elle respirait seule le +parfum amer des joies irretrouvables d'autrefois, où était-il, lui, +l'ami de son enfance, l'homme auquel elle avait si ingénument enchaîné +sa vie, et qui lui avait promis de l'aimer dans les bons comme dans les +mauvais jours?... Ah! elle n'avait même plus la faculté de s'abuser, +elle ne savait que trop à quelle occupation il employait les heures +qu'il lui dérobait. Un affreux pressentiment lui disait qu'à ce même +instant Jacques était sans doute absorbé par sa passion pour Mme +Liebling. Peut-être était-il près d'elle!... + +Peut-être lui répétait-il les mêmes phrases tendres, les mêmes serments +de fidélité dont les vergers de Saint-Jacques gardaient encore le +vibrant souvenir?... Car l'amour n'a pas deux langages, et, si les +coeurs changent, les mots qui expriment la tendresse restent +invariables!... A cette pensée, dans sa poitrine, un flot de jalousie +roulait âcre et trouble comme la vague d'une marée montante; muette, les +lèvres serrées, les yeux brûlants, elle regardait machinalement le +chemin sablonneux où le landau marchait au pas, le long de la mer +éblouissante. + +Quand on fut en vue de Saint-Jean, le cocher demanda s'il devait pousser +jusqu'au village. + +--Oui, certainement! s'écria Thérèse, désireuse d'accomplir jusqu'au +bout son douloureux pèlerinage. + +On arriva à l'entrée du hameau. Le cocher fit tourner son landau à +l'endroit où les voitures s'arrêtent d'ordinaire et les promeneurs +descendirent. + +Près du carrefour, dans un coin ombreux, une voiture de maître +stationnait déjà, montrant ses coussins capitonnés de soie blanche, sa +caisse élégante au vernis brillant, aux panneaux timbrés d'un tortil et +de deux initiales enlacées. Devant les chevaux qui secouaient leurs +harnais scintillants et leurs gourmettes décorées de roses, un cocher en +livrée bleue fumait nonchalamment. + +--Je crois, mesdames, dit Lechantre, que nous ferons bien de pousser +jusqu'au port... Il y a là une auberge où nous pourrons nous rafraîchir. + +Thérèse, restée en arrière, examinait attentivement le luxueux équipage +aux portières armoriées, et s'approchait pour déchiffrer le monogramme +peint sur le panneau brun.--Les deux majuscules entrelacées sous un +tortil de baron figuraient un M et un L.--Une rougeur lui monta aux +joues et un horrible soupçon lui martela le cerveau. + +--Venez-vous, Thérèse? dit Lechantre. + +Redevenue très pâle, les yeux d'un noir d'encre, les sourcils rejoints, +elle suivit docilement le groupe qui descendait déjà la rue étroite. +Quand on atteignit l'hôtel Victoria, Lechantre fit halte, entrebâilla la +porte du rez-de-chaussée, et ne trouvant personne: + +--Attendez-moi, murmura-t-il, je vais voir la-haut si je puis y dénicher +quelqu'un. + +Il grimpa le raide escalier du premier étage, ouvrit brusquement la +porte de la salle, reconnut d'un clin d'oeil Jacques et Mania causant +très près l'un de l'autre, et, refermant plus vite encore l'huis +entrebâillé tandis que les deux amoureux se retournaient ébaubis, il +dégringola précipitamment... Trop tard! Thérèse était sur ses talons et +gravissait l'escalier à son tour. + +--Ne montez pas, chuchota-t-il, c'est plein de cocottes... Vous y seriez +déplacée, vous et Christine! + +Mais elle ne l'écoutait pas; l'écartant de la main, elle continuait son +ascension. Une fois sur le palier, elle poussa de nouveau la porte et, +pâle comme un spectre, alla droit aux deux coupables qui s'étaient levés +effarés. + +Mania, néanmoins, avait repris rapidement son sang-froid. Sa lèvre +hautaine se crispa. Jugeant sans doute Thérèse d'après elle, et +s'attendant à quelque violence, elle reculait instinctivement. + +--Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-elle. + +--Ne craignez rien, madame, répliqua sarcastiquement Thérèse; je n'ai +nulle envie d'interrompre votre galante conversation... J'ai voulu +simplement m'assurer d'une chose dont je me doutais... Maintenant je +suis fixée. Il n'y a plus rien de commun entre votre amant et moi et +vous pouvez le garder tant qu'il vous plaira. + +Sans même lever les yeux sur Jacques, elle tourna les talons, +redescendit, et s'adressant à Francis qui était restait anxieux au +milieu de l'escalier et qui avait peine à dissimuler ses craintes: + +--Vous aviez raison, M. Lechantre, dit-elle d'une voix très calme, nous +serions là-haut en trop mauvaise compagnie... Reconduisez-nous à notre +voiture! + + +XIV + +Jacques et Mania étaient restés face à face, consternés par cette +intrusion inattendue. Le peintre, absolument abasourdi et comprenant +que, de toute façon, l'incident ne pouvait avoir que des suites +désastreuses, n'osait plus regarder Mme Liebling. Pendant une longue +minute tous deux demeurèrent muets. Ils entendirent la voix âpre de +Thérèse monter jusqu'à eux, puis Lechantre engager les trois femmes à +regagner la voiture.--Mania, pâle, les dents serrées, se sentait dans +l'impossibilité d'articuler une parole. Le dépit et la honte la +suffoquaient; elle se rendait compte du rôle humiliant qu'elle venait de +jouer dans cette aventure et tout son orgueil se révoltait.--Si, comme +cela était probable, Thérèse, obéissant à ses rancunes de femme +outragée, ne reculait pas devant un scandale et si les détails de cet +esclandre étaient publiés par elle ou par Lechantre, quelles risées et +quels commentaires peu charitables dans la colonie étrangère de Nice! +Mania se voyait déjà en proie aux railleries des gens de son monde et, +qui sait? aux odieuses plaisanteries des petits journaux du crû... +C'était bien la peine d'avoir résisté jusqu'alors aux entraînements du +milieu corrompu dans lequel elle vivait, d'avoir tenu les adorateurs à +distance et de s'être fait une réputation d'inattaquable respectabilité, +pour que tout cet effort vint aboutir à un aussi piteux naufrage:--une +intrigue avec un peintre marié à une petite bourgeoise, et +l'intervention de la femme légitime surprenant les coupables dans une +misérable auberge!... Y avait-il rien de plus ridicule?--A la pensée de +cette histoire colportée dans le salon de la princesse Koloubine et +arrivant aux oreilles du baron Liebling, Mania était secouée par un +frisson de dégoût, et la colère donnait à ses yeux des lueurs +fulgurantes. + +Jacques lisait sur sa figure contractée les cruelles appréhensions qui +la torturaient. Il aurait voulu exprimer tout le chagrin qu'il +ressentait, en se jetant aux pieds de Mme Liebling et en la suppliant de +lui pardonner cette humiliation involontairement infligée; mais, en ce +moment de désarroi, il lui était impossible de trouver des mots assez +délicats pour traduire ses regrets et, craignant d'irriter encore la +plaie en y appuyant maladroitement le doigt, il restait décontenancé et +silencieux. + +Tout à coup, Mania prit son chapeau et se recoiffa rageusement. Elle +cherchait vainement à renouer son voile; ses mains étaient agitées par +un tel tremblement qu'elle ne pouvait y réussir. Elle arracha le morceau +de tulle, le tordit dans ses doigts et le déchira, puis elle ramassa ses +gants et se dirigea vers la porte. + +--Vous voulez partir? murmura péniblement Jacques en essayant de lui +barrer le chemin. + +--Oui, dit-elle d'une voix altérée, je ne suppose pas que vous ayez +l'intention de m'en empêcher? Laissez-moi passer... Je me trouverais mal +si je restais une minute de plus ici... Oh! ajouta-t-elle en se +regantant nerveusement, pourquoi y suis-je venue? Pourquoi me suis-je +exposée à cette avanie?... Moi qui me glorifiais de ma réputation +intacte, me voilà bien punie de mon orgueil!... Quand je pense que tout +à l'heure j'ai été traitée comme la dernière des filles... Oh! non, +non... jamais je n'ai souffert ce que je souffre!... + +Les sanglots l'étouffaient. Elle fut obligée de s'asseoir, et, les +coudes sur la table, le front dans les mains, elle demeura un instant +haletante. Sa poitrine se soulevait, sa gorge se gonflait; elle se +laissait aller à de brusques mouvements de désespoir, et sa tête +s'agitait convulsivement. + +--Mania! s'exclama Jacques, s'agenouillant près d'elle, ne partez pas +dans cet état... Ne vous désolez pas... Me voici à vos pieds, à vos +ordres pour réparer le mal que je vous cause... + +--Donnez-moi un verre d'eau! + +Il obéit et remplit un verre qu'elle but d'un trait. Peu à peu la crise +nerveuse qui la secouait se termina par l'ordinaire détente: les larmes! +Mania pleura, et Jacques essaya de la calmer en lui répétant qu'il +l'aimait, en maudissant la fatalité qui faisait porter de si douloureux +fruits à sa tendresse. + +--Je voudrais tant vous consoler! s'exclama-t-il, je donnerais le sang +de mon coeur pour guérir votre peine... Parlez, que puis-je faire pour +empêcher vos larmes de couler? + +--Rien, répondit-elle en secouant la tête, le mal est irréparable. +Laissez-moi... Courez retrouver votre femme, raccommodez-vous avec elle, +et redevenez ce que vous n'auriez jamais dû cesser d'être, un mari +fidèle et docile... + +Elle avait prononcé ces mots avec conviction, sans la moindre +arrière-pensée ironique; mais, pour surexciter la passion de Jacques, +elle n'eût pu se servir d'un moyen plus efficace. Il n'en fallut pas +davantage pour qu'il rejetât sur Thérèse tout l'odieux de cette scène et +pour que l'idée de renoncer à Mme Liebling l'exaspérât: + +--Me croyez-vous, répliqua-t-il, assez lâche pour vous abandonner après +vous avoir compromise? + +--Vous me compromettrez bien plus encore, si cette déplorable aventure +aboutit à un scandale... Quittons-nous et ne nous revoyons jamais! je +n'avais que trop raison quand je vous disais que vous ne vous +apparteniez pas... Notre tort à tous deux est de l'avoir oublié un +instant. + +--Je vous prouverai que je suis maître de ma personne et je vous jure +bien que cette incartade n'aura aucune suite fâcheuse! + +Un sourire sceptique effleura les lèvres de Mania. + +--Vous vous abusez étrangement si vous supposez que Mme Moret se +résignera au rôle d'épouse sacrifiée... Mais soit, j'admets qu'elle +passe l'éponge sur vos méfaits actuels; croyez-vous qu'elle se montrera +plus tard d'aussi bonne composition?... Vous vivrez dans de continuelles +transes, et moi, je serai constamment sous le coup d'un nouvel éclat... +Grand merci! L'algarade de tantôt me suffit! + +Jacques eut un geste d'impatience et de colère. + +--Non, poursuivit Mme Liebling, il faut nous quitter... et cela aussi +bien pour mon repos que dans l'intérêt de votre avenir... Souvenez-vous +de ce que je vous disais à la villa Endymion: «Une mauvaise fée m'a jeté +un sort, et je suis destinée à faire souffrir ceux qui m'aiment le +mieux...» Cela s'est vérifié déjà, tenons-nous-en à cette première +expérience... Adieu! + +Elle s'était levée et se dirigeait vers la porte. Mais Jacques ne +l'entendait pas ainsi. La vue de Mania si adorable à travers ses larmes, +les obstacles mêmes qu'elle venait de lui faire pressentir, +l'enflammaient davantage et le poussaient à tout sacrifier pour +s'assurer la possession de celle dont il ne pouvait envisager l'abandon +sans une atroce douleur. + +-Je ne vous laisserai point partir! protesta-t-il en lui saisissant les +mains... Vous parlez de souffrances?... Mais vous ne pouvez concevoir +combien je serais misérable si je vous savais perdue pour moi!... +Maintenant que je vous ai serrée dans mes bras, j'ai besoin de vous +comme de l'air que je respire... Vous êtes tout l'intérêt et toute la +passion de ma vie... Que m'importent mon art et l'avenir, si je ne vous +ai plus? Que m'importe le monde, si je ne vous y retrouve plus?... Je +vous appartiens et, si, vous me quittez, c'est fini de moi! + +Elle lui jeta un pénétrant regard, le jugea profondément épris et +sincère et, gagnée elle-même par la flamme qui brûlait en lui, elle +repartit avec une exaltation hautaine: + +--Certes, je crois que vous m'aimez... Mais, si vous voulez que je vous +aime, il faut que vous m'apparteniez autrement qu'en paroles... Plus de +partage... Ou moi ou l'autre... Choisissez! + +--Vous, murmura-t-il subjugué, mais vous tout entière! + +--Soit, reprit-elle en lui serrant violemment les mains; seulement je +veux être assurée contre le retour possible de scènes pareilles à celle +de tout à l'heure. Personne ne doit avoir de droits sur vous que moi... +Me donnant librement, j'exige que vous vous rendiez complètement +libre... Le pourrez-vous? + +Cette interrogation, qui semblait mettre en doute sa force de volonté, +acheva chez Jacques ce que le magnétisant regard de Mania avait +commencé. Il releva ce défi jeté à son énergie virile, et s'écria +impétueusement: + +--Demain, je serai libre! + +Comme pour sceller sa promesse, il voulut reprendre Mme Liebling dans +ses bras et boire de nouveau sur ses lèvres l'oubli de ce passé dont il +allait se détacher, mais elle se dégagea vivement, et le tenant à +distance: + +--Non, dit-elle d'une voix ferme et caressante en même temps, quand vous +aurez rompu vos liens, je vous rendrai mes lèvres... Pas avant!... +Maintenant partons. + +Tandis qu'elle descendait l'escalier, Jacques prenait congé de +l'hôtesse. Il rejoignit Mania à vingt pas du landau. Le cocher, en +voyant revenir sa maîtresse, avait tourné les chevaux dans la direction +de Villefranche et ouvert la portière. + +--Adieu! murmura la jeune femme en serrant la main de Jacques, +rappelez-vous ce que vous m'avez promis, et ne revenez chez moi que +lorsque vous pourrez y rentrer sans scrupule. + +--Vous m'y verrez dès demain! + +--Croyez-vous? répliqua-t-elle avec son ironie coutumière, je ne pense +pas que les choses aillent si vite, et je vous donne jusqu'à samedi... +Samedi, je serai seule, et je vous attendrai à six heures... + +Elle sauta légèrement dans le landau. Tandis que les chevaux prenaient +le trot elle se retourna encore vers Jacques, et ses yeux semblèrent lui +crier: + +--Souvenez-vous! + +Dès que la voiture eut disparu, le peintre regagna la station de +Beaulieu par le raccourci qui longe le rivage. Son retour avec Thérèse +par le même sentier avait eu lieu trop récemment pour que le souvenir de +cette nocturne promenade ne se représentât pas à son esprit. Néanmoins +cette résonance du passé ne réussit ni à toucher son coeur ni à amortir +sa passion. Il frissonnait d'amour rien qu'en se rappelant la saveur des +lèvres de Mania, et il ne pensait qu'avec irritation à ces délices +interrompues par la brusque apparition de Thérèse.--Par quel hasard +maudit ou par quelle préméditation agressive avait-elle choisi pour but +de promenade ce village de Saint-Jean? Lechantre seul pouvait lui donner +l'explication de cette malencontreuse fantaisie, et il résolut d'aller +la lui demander sur-le-champ. D'après ce que lui apprendrait le +paysagiste, il dresserait un plan de conduite et chercherait le moyen le +plus sûr d'arriver à une séparation, sans éclat. Il désirait rompre sans +retard; il était las de biaiser et de mentir, il voulait sortir a tout +prix de cette situation équivoque. Pourquoi, d'ailleurs, se +laisserait-il arrêter par des considérations sentimentales ou des +scrupules de fausse délicatesse? Thérèse n'avait-elle pas la première +manifesté des intentions hostiles? Ne lui avait-elle pas nettement +déclaré qu'elle se détachait de lui?... Elle serait mal venue, +maintenant, à s'étonner de ce qu'il la prenait au mot.--Toutes ces +réflexions lui montaient impétueusement au cerveau avec des soubresauts +pareils à ceux d'un liquide qui entre en ébullition. Puis, dans des +intervalles d'accalmie, à l'aspect de cette paisible côte de Beaulieu où +les ombres du couchant s'allongeaient déjà, il songeait aux rapides +changements qui s'étaient opérés dans sa vie depuis la soirée où il +avait pour la première fois suivi ce sentier. Quand il y était venu, +quelques semaines auparavant, l'amour de Mania se remuait à peine en lui +comme le germe dans la semence. Il ne l'envisageait que comme une +romanesque hypothèse, un château en Espagne doucement chimérique. Il +n'en considérait que les lignes aimables, les vaporeux contours et les +sommets idéalement éclairés. Si on lui eût dit alors que, pour réaliser +ce rêve séduisant, pour asseoir en terre ferme ce château aérien, il lui +faudrait oublier la foi jurée, tromper une femme qui se reposait sur sa +loyauté, mentir à toute heure et, finalement, rompre avec tout son +passé, certes, il se fut récrié, il aurait déclaré la chose indigne de +lui... Et pourtant un mois s'était écoulé à peine; les mêmes géraniums +qui avaient frôlé la robe de Thérèse poussaient encore dans le chemin +leurs tiges fleuries, et toutes ces suppositions qui lui avaient paru +inadmissibles étaient devenues la réalité. Il avait suffi d'une première +faiblesse, d'une abdication momentanée de sa volonté, pour que des actes +irréparables se succédassent fatalement les uns aux autres, comme ces +générations d'insectes dont on ne peut plus arrêter la fécondité... + +En sortant de la gare, Jacques se fit conduire au port Lympia. A peine +eut-il mis le pied sur la passerelle de l'_Hébé_, qu'il aperçut +Lechantre se promenant sur le pont d'un air soucieux. Le paysagiste +agita les bras et courut au-devant de son élève: + +--Je t'attendais, dit-il laconiquement. + +Il quitta le yacht et entraîna Jacques vers la partie la plus déserte du +quai. + +--Mon cher, poursuivit-il, je suis désolé de ce qui est arrivé... C'est +moi qui, sans penser à mal, ai emmené ces dames à Saint-Jean... Mais +aussi pourquoi diable ne me prévenais-tu pas? Quand on commet d'aussi +dangereuses sottises, c'est bien le moins qu'on en avise ses amis... +Pouvais-je prévoir que tu choisirais une salle d'auberge pour y donner +tes rendez-vous? + +--D'abord je n'en savais rien moi-même... Enfin le mal est fait et il +s'agit maintenant de prendre une résolution... Où est Thérèse? + +--Je viens de la reconduire chez toi avec ta mère et ta soeur. + +--Que vous a-t-elle dit? + +--Absolument rien... Devant Mme Moret et Christine elle a jugé +naturellement à propos de se taire. Elle a même affecté pendant le +trajet une sérénité que j'admirais, mais qui me serrait le coeur, car, +telle que je la connais, elle a dû souffrir atrocement... Ah! c'est une +vaillante, celle-là, et les belles dames que tu fréquentes ne lui vont +pas à la cheville! + +Jacques eut un geste d'impatience. + +--Fâche-toi tant que tu voudras, tu ne m'empêcheras pas de te parler +net... Mon garçon, je comprends tous les emballements... Je les +comprends d'autant mieux que moi-même, malgré mon âge, je suis toqué de +cette friponne de Peppina qui me mène par le bout du nez; mais moi, du +moins, je suis célibataire, tandis que tu es marié à une respectable et +adorable femme... Et puis, sacrédié, il y a un terme à toutes les +folies!... Si tu as été grisé par ton Autrichienne, l'aventure de tantôt +a dû vous jeter à tous deux un joli seau d'eau sur la tête. Comment +vas-tu te tirer du pot au noir dans lequel tu barbotes? Es-tu venu me +trouver pour que je te donne un coup d'épaule et un bon avis?... En ce +cas, écoute-moi: tu n'as qu'un parti à prendre... Va rejoindre Thérèse, +jette-toi à ses pieds et humilie-toi; puis, dès demain, file sur Paris +avec toute ta famille. D'abord ta femme te tiendra rigueur, et dame, +après ce qui s'est passé, elle en a bien le droit; mais elle t'aime, au +fond, et quand vous serez loin d'ici, quand elle aura constaté ton +repentir et ta ferme résolution de ne plus pécher, elle trouvera encore +dans son coeur assez de tendresse pour te pardonner... Ça y est-il et +dois-je l'aller préparer à ta visite? + +--Non, répondit Jacques violemment, c'est impossible!... Je connais +Thérèse, elle m'a condamné dans son esprit et elle restera inflexible... +D'ailleurs, se laissât-elle fléchir, il serait trop tard... Je suis +amoureux de Mania et j'ai lié ma vie à la sienne. + +Toi! se récria Lechantre en haussant les épaules, toi, Jacques Moret, +fils d'un cultivateur de Rochetaillée, peintre de ton métier et l'espoir +de l'école française, tu prétends enchaîner ta vie à celle de cette +grande dame nomade, qui était hier à Vienne, et qui sera demain à +Florence on à Naples?... Ah! elle est bien bonne!... Innocent! c'est +comme si tu voulais lier intimité avec l'eau d'un torrent ou avec le +vent qui passe!... Parce qu'elle a bien voulu t'honorer de ses faveurs, +tu t'imagines qu'elle va se considérer comme engagée dans des liens +indissolubles!... Mais, mon pauvre garçon, il n'y a rien de commun entre +toi et elle. Tout vous sépare: la naissance, l'éducation et le milieu. +En ce moment tu amuses sa curiosité et sa vanité: elle n'est pas fâchée +de se payer pour amant un peintre en renom et de vérifier si les +artistes font l'amour autrement que les grands seigneurs. Seulement, +quand son caprice sera satisfait, elle te lâchera comme un article qui a +cessé de plaire. Elle te remplacera par une nouvelle fantaisie et un +beau matin elle partira pour des pays inconnus... Ah! malheureux, ces +grandes coquettes-là sont les pires femmes auxquelles on puisse +s'attacher... Si tu prends ta baronne au sérieux, tu n'es pas au bout de +tes peines et tu t'apprêtes de la misère pour le restant de tes jours! + +--Possible... J'ai déjà souffert par elle et je prévois qu'elle me fera +souffrir encore, car elle est violente et fantasque... Mais, dussé-je +endurer mille peines plus cruelles, je persisterais dans ma folie, parce +qu'un instant de bonheur auprès de Mania rachète des journées +d'angoisse... Parce que je l'aime enfin! + +Sacrebleu! s'exclama Lechantre furieux, qu'a-t-elle donc de si +extraordinaire? Quel philtre t'a-t-elle fait boire pour te mettre dans +cet état d'insanité?... Je l'ai vue, moi, cette Mania, et elle ne m'a +nullement ébaubi. Un nez trop court, des pommettes saillantes, des yeux +de chat sauvage et un sourire traître... Ma parole d'honneur, voilà bien +de quoi se monter le coup! J'en suis encore à me demander pourquoi tu la +préfères à Thérèse, qui est charmante et qui a des lignes d'une +beauté!... + +Pourquoi?... Comment pouvez-vous m'adresser de pareilles questions?... +Pourquoi? Mais je vous l'ai déjà dit, parce qu'elle ne ressemble en rien +à Thérèse. Elle a pris dans mon coeur une place jusque-là inoccupée... +Thérèse est la sagesse et la pureté en personne, mais Mania est la +passion même avec tous ses enchantements. Elle a donné à mon esprit et à +ma chair des émotions non encore éprouvées; elle a ouvert mes yeux sur +un monde qu'ils n'avaient jamais entrevu qu'en rêve. Elle exerce sur moi +une séduction pareille à celle de ce pays-ci, une séduction où les sens +ont autant de part que l'âme et où cependant il n'entre rien de grossier +ni de brutal, où tout est rare et exquis. En un mot comme en cent, elle +me possède et je suis prêt à tout quitter pour la suivre. + +A mesure que Jacques parlait, la joviale figure de Lechantre se +rembrunissait et exprimait une consternation indignée. + +--Ce que je vous dis vous scandalise? ajouta l'artiste d'un air de +bravade. + +--Non pas, ça me dégoûte seulement! répondit Francis; tes effusions me +rappellent les confidences de certains camarades, qui étaient comme toi +très ensorcelés par une femme, et qui en ont pâti... Je reconnais les +mêmes raisonnements, et cette ressemblance m'amène à conclure que ton +caractère n'est pas à la hauteur de ton talent... Mon garçon, tu +dérailles... Je ne m'esquinterai pas à te faire de la morale, je sais à +quel point c'est inutile... Mais, puisque tu repousses toute tentative +de réconciliation, que veux-tu de moi et quels sont tes projets? + +--Avant tout, je veux éviter un éclat qui serait désastreux pour tout le +monde... Maman et Christine partent après-demain matin et il est inutile +que leur départ soit attristé par des scènes pénibles. Il faut quelles +s'en retournent à Paris avec la conviction que nous sommes toujours +heureux ici... Après... après, répéta Jacques avec un invincible +serrement de coeur, Thérèse et moi nous reprendrons mutuellement notre +liberté. Elle a assez de fortune pour vivre indépendante, et si elle +désire retourner au Prieuré, je n'y mettrai aucune opposition. Soyez +assez bon pour me servir d'intermédiaire auprès d'elle. Dites-lui que la +seule grâce que je lui demande, c'est de dissimuler jusqu'au départ de +maman... mais ne lui laissez pas ignorer ma résolution de recouvrer +ensuite ma pleine et entière liberté d'action. + +--C'est ton dernier mot? + +--Oui. + +--Tu es un misérable inconscient, et tout autre que moi t'abandonnerait +à tes sottises!... Mais il y a d'autres intérêts en jeu que les tiens et +je suis le seul qui puisse m'entremettre pour amortir le coup que ton +égoïsme et ta folie vont porter à ceux qui t'aiment. J'accepte donc la +mission, si désagréable quelle soit... Va m'attendre sur le boulevard +Dubouchage; je t'y rejoindrai dès que j'aurai vu Thérèse... + +Il héla un cocher qui passait et se fit conduire rue Carabacel, tandis +que Jacques gagnait à pied le boulevard. + +Lechantre trouva Thérèse dans le salon sans lumière. Christine et Mme +Moret s'étaient retirées dans leur chambre pour commencer les +préparatifs du départ et la jeune femme, étendue dans un fauteuil, les +yeux brûlants, la tête enfiévrée, regardait machinalement le jardinet +s'enténébrer peu à peu. Le paysagiste lui serra silencieusement la main +et l'entraîna sur le perron. + +--Jacques est près d'ici, commença-t-il, je le quitte à l'instant... Il +m'a chargé de venir vous parler. + +--Que me veut-il encore? demanda-t-elle d'un ton âpre; s'il espère me +toucher par de nouvelles scènes hypocrites, prévenez-le qu'il perd son +temps... Je suis fixée maintenant sur la sincérité de ses désespoirs et +la facilité de ses parjures... Ma crédulité est à bout. + +--Il ne s'agit malheureusement de rien de pareil, repartit Francis; +Jacques a le sentiment de ses torts et il reconnaît que vous avez le +droit de vous montrer implacable... Il vous supplie seulement d'éviter +un éclat et de ne rompre ouvertement avec lui qu'après le départ de sa +mère et de sa soeur. + +Thérèse se mordit les lèvres pour comprimer un sanglot. En dépit de sa +légitime indignation, à la vue de Lechantre, elle avait espéré qu'il +venait lui apporter des paroles de repentir et que Jacques essaierait +une dernière fois de rentrer en grâce. L'injurieuse indifférence avec +laquelle ce mari infidèle supportait l'idée d'une séparation imminente +acheva de lui ulcérer le coeur. + +--Ah! murmura-t-elle avec amertume, il craint un éclat!... Il a peur +pour la réputation de sa maîtresse... Vous pouvez le rassurer; j'ai trop +souci de ma dignité pour ébruiter son aventure. Le scandale me répugne +autant que la trahison et personne ne saura que j'ai surpris mon mari +avec cette femme, dans une chambre d'auberge. Je me tairai comme je me +suis tue jusqu'à présent... Je pousserai même l'indulgence... ou le +mépris, comme vous voudrez, jusqu'à lui faire bon visage en présence de +sa mère et de Christine. + +--Je reconnais la votre grand coeur et votre force d'âme, Thérèse, mais, +si vous m'en croyez, vous vous montrerez encore plus magnanime... +Jacques est affolé en ce moment; non seulement il compromet son +caractère dans cette aventure, mais il risque d'y perdre ses meilleures +qualités d'artiste et de gâcher sa vie... Or, vous qui êtes la plus +forte, vous devez être aussi la plus généreuse... oh! ajouta-t-il en +répondant à un véhément geste de dénégation de la jeune femme, je ne +vous demande pas de pardonner sur-le-champ!... mais un jour, quand il +aura pâti de sa sottise, ce qui ne tardera guère, promettez-moi de ne +pas vous montrer implacable. + +--Monsieur Lechantre, répliqua Thérèse en lui posant sur la main sa main +glacée, ne me parlez point de pardon... Je ne suis pas une pâte à +martyre et je ne sais pas me résigner... Dès les premiers soupçons qui +m'ont tourmentée, j'ai prévenu votre ami... Une fois que mon coeur s'est +fermé, il ne se rouvre plus. Je vous promettrais d'oublier, que je +mentirais... Non, je veux rester sincère avec les autres comme avec +moi-même et c'est pourquoi je vous le déclare nettement ce soir, je ne +pardonnerai pas... Je dissimulerai jusqu'au départ de Mme Moret... +N'exigez pas davantage. + +--Et après, ma pauvre enfant, quand vous resterez face à face avec +Jacques? + +--Après? murmura-t-elle avec un accent navrant, il n'y aura rien +«après». Des ce soir, je commencerai mes malles... J'ai un bon prétexte +pour m'éloigner sans esclandre... Ayant déjà servi de chaperon à Mme +Moret et à Christine, il est tout simple que je les accompagne encore. +Je les reconduirai à Paris, mais je ne rentrerai plus a Nice... Oh! non, +s'exclama-t-elle, je ne reviendrai plus dans cette misérable ville!... +J'y ai trop souffert... Vous pouvez en informer votre ami... Cela lui +procurera sans doute un agréable soulagement!... + +Elle continuait de parler avec une sarcastique âpreté; mais dans ses +yeux étincelants on devinait des larmes sur le point de jaillir et +Lechantre se sentait lui-même gagné par l'émotion. + +--Une fois à Paris, demanda-t-il, comptez-vous rester près de Mme Moret? + +--Non, répondit-elle résolument, cela ne serait pas possible; je +trouverai un prétexte pour m'éloigner... Je retournerai à Rochetaillée +et je redeviendrai une paysanne. C'était mon lot, voyez-vous, et je +n'étais pas faite pour vivre ailleurs. Ah! mon pauvre Prieuré, pourquoi +n'y suis-je pas restée avec mes préjugés et mes illusions?... + +En dépit de ses efforts, les larmes rebelles s'échappèrent; mais elle +eut honte de montrer sa faiblesse. Reprise d'un accès de fierté, elle +s'essuya les yeux avec dépit, et tendant la main au paysagiste: + +--A tout à l'heure, n'est-ce pas? balbutia-t-elle, vous viendrez dîner +avec nous! + +Puis elle rentra précipitamment dans le salon et disparut. + +Lechantre quitta le jardin et alla rejoindre Jacques qui piétinait, +inquiet, sur le trottoir du boulevard. Il lui rendit compte du résultat +de son entrevue et lui annonça les résolutions prises par Thérèse. + +--Tu es une brute, ajouta-t-il, et ta femme est un ange... + +Bien que les progrès de sa passion eussent singulièrement endurci sa +sensibilité et développé son indifférence pour tout ce qui ne se +rapportait point à Mania, le peintre frissonna en apprenant l'imminence +de ce déchirement qu'il avait provoqué. La rapidité avec laquelle se +précipitaient les événements, et la décision énergique de Thérèse +l'accablaient de confusion en même temps qu'elles remuaient en lui un +mélange de regrets et de remords. Lorsqu'il rentra en compagnie de son +ami dans le salon de la rue Carabacel et qu'il revit, à la lumière +assourdie des lampes, à côté de la petite mère et de Christine, l'épouse +qu'il venait d'offenser si grièvement, une rougeur lui monta au front et +il lui fut impossible de dissimuler son malaise.--Thérèse avait eu le +temps d'effacer la trace de ses larmes et de se composer une physionomie +impassible. Elle reçut son mari avec cette gravité calme sous laquelle, +depuis quelques semaines, elle déguisait les agitations de son âme; mais +l'apparente sérénité de cet accueil, loin de diminuer la gêne de +Jacques, la rendit encore plus pénible. Il ne savait guère dissimuler et +son embarras n'échappa ni à la sollicitude de Mme Moret ni aux malignes +investigations de Christine. Il s'efforça de feindre néanmoins et cet +effort acheva de le mettre à la torture. Il lui fallut, pour sauver les +apparences, questionner sa mère et sa soeur sur l'emploi de leur +après-midi et s'informer hypocritement de l'endroit quelles avaient +choisi comme but de promenade. + +Nous sommes allées à Saint-Jean, dit Christine; c'était une mauvaise +inspiration... L'auberge où nous voulions nous arrêter était fort mal +fréquentée, à ce qu'il paraît, et Thérèse elle-même, malgré ses +préventions en faveur de Nice, a été obligée de battre en retraite... + +Pendant qu'elle s'étendait avec complaisance sur cet incident de la +promenade, Jacques changeait de couleur et n'osait plus lever les yeux, +de peur qu'on ne s'aperçut de son trouble. Mais, s'il ne regardait +personne, il n'échappait point pour cela aux regards des autres. +Christine avait remarqué son attitude embarrassée, et, tout en +l'observant en dessous, elle songeait: «Il se passe ici quelque chose de +louche et certainement Jacques a un méfait sur la conscience. Est-ce +que, par hasard, il tromperait sa femme?...» Cette supposition la +réjouissait sourdement, et un sourire équivoque effleurait ses lèvres +milices. + +Lechantre, ayant conscience du trouble de Jacques et des tortures de +Thérèse, se mettait en quatre pour rompre les chiens, et, grâce à lui, +la soirée se termina sans encombre. Mais le lendemain le supplice se +renouvela pour Jacques, obligé par décence à consacrer entièrement à sa +famille cette dernière journée. Il errait comme une âme en peine dans +l'appartement où baillaient des malles entrouvertes. Il évitait +peureusement les occasions de se trouver seul à seul avec Thérèse, et +cependant une despotique attirance le ramenait à chaque instant dans la +pièce où la jeune femme vaquait à ses préparatifs. Ces tiroirs vidés, ce +déménagement de menus objets à l'usage particulier de la jeune femme, +disaient trop clairement un départ sans espoir de retour pour qu'il n'en +éprouvât point une douloureuse émotion. La figure maintenant tragique de +Thérèse lui semblait pleine de méprisants reproches. La comédie qu'il +était tenu de jouer devant sa mère et sa soeur l'humiliait et le +dégradait à ses propres yeux. Il souhaitait que cette lamentable journée +tirât à sa fin et en même temps il redoutait de la voir s'achever en +songeant aux adieux du lendemain. Ces angoisses, ces remords et ces +appréhensions l'enfiévraient. Les battements de son coeur s'arrêtaient, +des suffocations le prenaient, et, le malaise physique se joignant au +malaise moral, il devenait irritable et, hargneux avec Christine. La +petite mère, stupéfaite de ces brusques coups de boutoir, levait +timidement des yeux navrés vers son Benjamin, qu'elle ne reconnaissait +plus, et s'effrayant de la livide pâleur de son visage: + +Qu'as-tu, mon fils? demandait-elle avec inquiétude en lui saisissant les +mains, je ne t'ai jamais vu si irascible?... Te sens-tu malade ou est-ce +le départ de Thérèse qui te contrarie? Parle-moi franchement, sinon je +finirai par croire, comme Christine, que tu nous caches quelque gros +chagrin. + +Alors Jacques, honteux d'être si peu maître de lui, essayait de la +rassurer avec des caresses, mais dans ses protestations comme dans ses +démonstrations tendres il y avait je ne sais quoi de forcé et d'excessif +qui sonnait faux: de sorte que la petite mère s'éloignait en hochant la +tête et en gardant ses pensées chagrines. + +Christine, à son tour, se vengeait des accès d'humeur de son frère en +emmenant Thérèse à l'écart et en murmurant d'une voix perfidement +compatissante: + +--Voyons, vous pouvez bien me dire ça, à moi... Avouez qu'il y a de la +brouille entre vous et Jacques! + +Thérèse tressaillait et répondait sèchement: + +--Vous rêvez... Vous avez trop d'imagination, Christine! + +A quoi sa belle-soeur repartait piquée: + +--Non, je n'ai pas d'imagination, mais j'ai de bons yeux, et je +m'aperçois bien que ni l'un ni l'autre vous n'êtes d'accord comme +autrefois. Mais quoi! nous avons tous en ce monde nos croix à porter et +j'avais bien prédit que ce beau feu ne durerait pas! + +Enfin cette longue journée se termina. Le lendemain matin, Jacques et +Lechantre conduisirent les voyageuses à la gare. Les instants qui +précédèrent le départ furent d'une tristesse morne. La petite mère +s'éloignait avec de noirs pressentiments; Thérèse, tout en s'opiniâtrant +dans sa rancune, songeait que sa vie était à jamais perdue; Jacques, au +moment de recouvrer cette liberté qu'il avait si ardemment convoitée, +était pris de peur. Ayant conscience de l'odieux de sa conduite envers +sa femme, il se demandait avec effarement si cette mystérieuse Némésis, +qui est comme latente au fond des choses, n'allait pas s'éveiller pour +le punir férocement de sa déloyauté. Mais, tout en traînant leur +tourment, ces trois êtres malheureux s'efforçaient de cacher leur +angoisses et de se faire illusion l'un à l'autre. Leur maladroite +dissimulation était navrante. Lechantre seul s'évertuait à jeter un peu +de cordiale bonne humeur parmi cette tristesse. + +--Ne vous faites pas de mauvais sang, disait-il à la maman Moret en lui +serrant les mains, Jacques vous reviendra en bon état... Je reste à Nice +et je me charge de veiller sur lui... + +Immobile, un peu en arrière du groupe, Jacques contemplait machinalement +le spectacle de la gare avec son tumultueux va-et-vient de voyageurs. +Invinciblement, il se rappelait les sensations éprouvées en cet endroit, +trois semaines auparavant, lors du premier départ de Thérèse.--C'était +le même aspect des choses: le même paysage vert et ensoleillé dans +l'encadrement de la nef, les mêmes cris des facteurs, la même +indifférence souriante de la marchande de livres devant son échoppe aux +volumes multicolores; le même fracas de portières refermées. «En +voiture!» criait-on comme jadis... + +Son coeur se déchira, un accès de sensibilité maladive lui mit des +larmes dans les yeux. Il embrassa d'abord la petite mère et Christine, +puis, quand il se trouva devant sa femme, il la tira brusquement à +l'écart: + +--Thérèse, balbutia-t-il, Thérèse... + +Il était sur le point de lui crier: «Reste... Ne t'en va pas!» Mais, +tandis qu'elle le regardait tristement, tout d'un coup l'image +charmeresse de Mania passa de nouveau entre lui et l'épouse offensée et +il ne se sentit pas le courage d'achever sa supplication. D'une voix +étouffée il se borna à murmurer: + +--Pardonne-moi! + +Elle devina sans doute l'injurieux combat qui se livrait en lui, car +elle le transperça d'un regard de mépris: + +--Adieu! répondit-elle, vous me faites pitié! + +Et fière, impassible, elle monta dans le wagon. Seulement, quand, la +portière une fois fermée, le train se mit en marche, tandis que la maman +Moret penchée en dehors envoyait un dernier signe de tête à son +Benjamin, Thérèse appuya son front contre la paroi capitonnée et éclata +en sanglots... + +Le même soir, à cinq heures, fidèle à sa promesse, Jacques, tout pâle +encore des transes du matin, entrait dans le salon de Mme Liebling. + +Mania était seule. Elle vint au-devant de lui avec un sourire au coin +des lèvres et l'interrogea silencieusement des yeux. + +--Mania, dit-il, j'ai rompu avec mon passé et me voilà libre... +Désormais je suis à vous tout entier! + +Sans parler elle se rapprocha encore et lui tendit ses lèvres. Jacques +la serra convulsivement contre sa poitrine et oublia ses derniers +remords dans un baiser qui n'en finissait plus. + + +XV + +--_Christos vaskress!_ (Christ est ressuscité.) + +--_Voistina vaskress!_ (Il est vraiment ressuscité.) + +On célébrait la Pâques russe chez la princesse Koloubine. Chacun des +habitués de la villa Endymion répétait cette pieuse salutation +sacramentelle et embrassait la maîtresse du logis, au seuil de l'un des +salons, transformé pour la solennité en salle à manger. Les encoignures +de la grande pièce tendue de soie jaune était décorées de plantes +épanouies: azalées, rhododendrons et lilas. Au centre, sur une longue +table garnie d'une nappe à broderies rouges, les couverts reliés par des +semis de fleurs coupées entouraient des plats de viandes froides: +galantine, foie gras, sterlets du Volga, au milieu desquels s'étalaient +l'énorme gâteau pascal et le traditionnel cochon de lait dans sa gelée. +Ça et là, de petites tables étaient pareillement dressées dans les coins +et un massif buffet supportait, comme supplément de victuailles, toute +la collection des _zakouski_ (hors d'oeuvre) chers aux palais +moscovites, ainsi que des carafons de liqueurs et des bouteilles de +Champagne. Chaque nouvel arrivant, après avoir donné et reçu l'accolade, +s'attablait, mangeait et buvait à sa fantaisie, tandis que les maîtres +d'hôtel en habit noir vaquaient silencieusement au service. L'éclatante +blancheur du linge russe s'harmonisait doucement avec la pâleur des +roses et le scintillement de la lourde argenterie de famille. La +fragrance des lilas se mêlait à l'appétissante odeur des mets fortement +aromatisés et aux senteurs anisées du kummel. Les convives d'âge mur se +succédaient autour de la longue table où leur appétit sérieux trouvait +amplement de quoi se satisfaire; les jeunes femmes et les jeunes gens +choisissaient de préférence les petites tables plus intimes. On s'y +contentait de gâteaux, de champagne ou de thé, mais on y fleuretait +joyeusement. Le bruit des conversations médisantes ou tendres était +accompagné en sourdine par le frémissement du samovar. Sur ce +bourdonnement de ruche se détachaient des rires, des détonations de +bouchons de champagne, et toujours, comme un refrain: + +--_Christos vaskress!_ + +--_Voistina vaskress!_ + +Puis de nouvelles embrassades. + +La fleur de la colonie russe était là.--Brune, le teint mat, les yeux +noirs comme des mures, la belle Mme Nicolaïdès, vêtue de rouge, +emplissait le salon des éclats de sa voix brève;--assise en face du +vice-consul, la blonde comtesse Nadia de Combrières montrait hardiment +dans l'échancrure carrée de son corsage bleu pâle sa gorge opulente à +peine voilée de tulle;--puis, ça et là, de vieilles connaissances: la +petite baronne Pepper et son fidèle Jacobsen: Flaminius Ossola se +faufilant de groupe et groupe et baisant obséquieusement la main aux +dames; Mme Acquasola, se remettant des émotions de la roulette en face +d'une large tranche de cochon de lait et d'une coupe de Roederer.--Sonia +Nakwaska rôdait à l'entrée du salon, tendant sa pâle frimousse de +gavroche à chaque visiteur, et profitant vicieusement de la solennité +pascale pour se faire embrasser sur la bouche. Ayant l'air de grelotter +dans sa robe de damas héliotrope, la frileuse et frêle Mme Nakwaska +s'était assise près de la cheminée et regardait manger Mme Acquasola, en +suivant ses moindres gestes du regard jaloux d'une femme que sa gastrite +condamne à la diète. + +--Êtes-vous heureuse, comtesse, d'avoir bon appétit!... Moi, disait-elle +de sa voix nasillarde, je n'ai d'estomac qu'au jeu... Comment +trouvez-vous le cochon de lait? + +--Exquis, Anna Egorowna, tout à fait savoureux! répondait l'autre, la +bouche pleine. + +--Remerciez-moi, ma chère, c'est à moi que vous le devez. Si je n'avais +été là, nous aurions eu une Pâques sans cochon de lait... Le cuisinier +avait couru tout Nice sans rien trouver; ma soeur se désolait, mais dans +les questions de ménage elle n'est d'aucune ressource, elle plane trop +haut dans les nuages. Donc, j'ai fait atteler, j'ai battu la campagne, +et j'ai enfin déterré dans une ferme cet animal que j'ai rapporté tout +vif... Même je lui ai coupé sur la queue un bouquet de poils que je +garde au fond de mon porte-monnaie. C'est un fétiche, vous savez, et +j'irai demain à Monte-Carlo jouer cinq louis sur le zéro... + +Mme Nakwaska riait de son rire de chèvre, tout en regardant à travers la +glace sans tain le coup-d'oeil des voitures qui prenaient la file sous +la marquise. Au loin, dans la perspective des allées fraîchement +ratissées, on voyait les coupés et les landaus gravir au pas les rampes +en pente douce et contourner les pelouses semées de boutons d'or. Bien +qu'on fut au 13 avril, le mistral soufflait, et les massifs d'oliviers, +fouettés par le vent, détachaient le retroussis argenté de leur +feuillage sur le bleu cru du ciel. Les visiteurs descendaient de +voiture, frileusement boutonnés dans leur pardessus au col relevé; les +dames, emmitouflées dans leur pelisse, se précipitaient frissonnantes +vers le vestibule. A chaque instant, le valet de pied annonçait de +nouveaux hôtes. Parmi les derniers arrivants se trouvaient Jacques Moret +et Francis Lechantre. + +En dépit de ses sages résolutions, Lechantre, qui, dans le principe, +avait l'intention de rester seulement quelques semaines à Nice, y était +maintenant depuis plus de deux mois. Il avait laissé partir le yacht de +son ami; chaque jour il se jurait de regagner Paris, et chaque jour +aussi il ajournait son départ sous le prétexte de tenir compagnie à +Jacques. Au fond, le brave paysagiste subissait comme les autres la +séduction des plaisirs niçois, et les yeux de Mlle Peppina le tenaient +enchaîné au littoral. Il avait toujours été très enfant, malgré ses +soixante ans sonnés, et le rajeunissement, dont il attribuait tout +l'honneur à Nice, se manifestait en lui, surtout, par une recrudescence +de voluptuosité et de gaminerie naïves. D'ailleurs, il avait découvert +dans les environs de nombreux motifs de tableaux, et, comme il était +doué d'une rare puissance de travail, il abattait de la besogne tout en +faisant la fête. Parfois seulement, en constatant chez Jacques un état +psychologique inquiétant, il était pris de scrupules, avait des accès de +rigorisme, et, pendant quelques heures, déblatérait contre l'influence +débilitante de cette ville, qu'il appelait «la Capoue moderne.» Il +jurait alors ses grands dieux qu'il allait boucler ses malles et qu'il +partirait seul, si Jacques refusait de le suivre; mais il suffisait d'un +beau coucher de soleil sur la mer, d'un souper avec Peppina, d'une +promenade parmi les citronniers en fleurs de Beaulieu, pour l'incliner à +l'indulgence et le plonger en une béatitude épicurienne. S'étant +constitué _in petto_ le mentor de son ancien élève, il devenait mondain. +Sa verve communicative, sa jeunesse d'esprit, ses charges d'atelier, +étaient fort choyées dans les salons où Jacques l'entraînait très +souvent. Ce dernier avait repris goût aux distractions de la haute vie. +On le rencontrait dans la plupart des réunions de la colonie russe, et +notamment chez la princesse Koloubine. Seulement, au rebours de +Lechantre, il n'y brillait ni par la bonne humeur ni par l'amabilité. Il +semblait y traîner une lourde et irritante lassitude, et s'y ennuyait, +en effet, y venant non pour son plaisir, mais uniquement pour y +retrouver Mania. + +Sa liaison avec Jacques n'avait nullement modifié les façons de vivre de +Mme Liebling. Elle était restée foncièrement mondaine, et, contrairement +aux espérances du peintre, l'amour ne lui avait inspiré ni le désir de +l'isolement ni le renoncement à ces succès de coquetterie et d'élégance +dont elle était coutumière. En se donnant à Jacques, elle n'entendait +rompre ni avec ses habitudes ni avec ses relations. Elle avait conservé +ses heures de réception, visitait comme devant ses nombreux amis, ne +manquait ni un bal, ni un pique-nique, ni un spectacle. Au milieu de ces +dissipations quotidiennes, dans cette vie en l'air, dont chaque +indifférent prenait un morceau, c'était à peine si l'homme qu'elle +aimait pouvait, de loin en loin, jouir de quelques heures de tranquille +tête-à-tête. Il s'en plaignait parfois amèrement. Mania écoutait ses +reproches avec son moqueur sourire au coin des lèvres, et répondait d'un +ton câlin: + +--Vous raisonnez comme un enfant!... Parce que je vous aime, est-ce un +motif pour que je me fasse montrer au doigt? Si je changeais brusquement +mon genre de vie, si je tournais le dos à mes amis pour me claquemurer, +comme vous le désirez, on ne manquerait pas de s'en étonner, d'en +chercher la raison, et, en vous voyant seul chez moi, on aurait vite +résolu le problème... Autant vaudrait tout de suite afficher sur ma +porte: «Mania Liebling a un amant.» Avec vos idées d'artiste, vous ne +savez pas à quelle prudence est tenue une femme qui vit dans le monde... +Sérieusement, de quoi vous plaignez-vous? Cela nous empêche-t-il de nous +voir? N'avez-vous pas accès dans tous les salons où je fréquente et ne +pouvons-nous nous y retrouver chaque jour?... Ingrat, ne sentez-vous +pas, comme moi, ce qu'il y a de délicieux dans cette réserve que nous +nous imposons, dans le mystère qui enveloppe notre amour?... Quand nous +sommes dans le monde, au lieu de vous tracasser des indifférents qui +m'entourent et souvent me fatiguent, ne devriez-vous pas être heureux de +vous dire: «C'est moi seul qu'elle aime?...» Soyez bien convaincu que +ces obstacles et cette contrainte donnent une saveur plus aiguë à la +passion et qu'elle risquerait de s'attiédir dans la monotonie de trop +continuels tête-à-tête!... + +Mais Jacques n'était pas convaincu. Il avait rêvé une intimité plus +étroite, où Mania serait toute à lui. Quand, bouillant de désir, il +aurait voulu l'emporter dans une solitude murée, il s'accommodait mal de +cette promiscuité mondaine, de cette sérénité avec laquelle Mme Liebling +accordait aux exigences sociales la plus large part de sa vie. Il criait +à l'injustice.--Elle, si exclusive, et qui l'avait voulu tout entier, +pourquoi ne comprenait-elle pas qu'il s'irritait d'un partage aussi +inégal?--Ces rendez-vous décommandés au dernier moment, cet hôtel de la +rue de la Paix toujours encombré de visiteurs quand Jacques y accourait, +avide d'une heure de tendres épanchements; ces parties de plaisir où il +voyait Mania entourée d'adorateurs auxquels elle prodiguait ses +sourires; tous ces déboires qu'il n'avait pas prévus le mettaient en +rage et le poussaient à des accès d'humeur noire.--L'Ecclésiaste a +raison! «Tout n'est que vanité et tourment d'esprit sous le soleil.» Dès +que nos plus beaux rêves sont réalisés, ils fondent sous nos doigts +comme de la neige et s'écoulent avec la rapidité de l'eau. L'illusion +seule nous donne des joies pures.--Ces délices de la passion qui, de +loin, apparaissaient à l'artiste semblables à un paradis enchanté, de +quoi se composaient-elles en dernière analyse? De beaucoup d'heures +d'anxieuse attente suivies de mortelles déconvenues; de quelques brèves +minutes de volupté troublées par le pressentiment de leur courte durée; +de longues journées énervantes, passées à en regretter la fuite ou à en +désirer le retour incertain.--C'étaient là les fruits gâtés d'un amour +pour lequel il avait sacrifié Thérèse et la petite mère et auquel il +s'attachait néanmoins obstinément, espérant toujours, à force de +fougueuse tendresse, vaincre les résistances de Mania et s'établir en +maître absolu dans son coeur. + +En attendant, ces énervements et ces émotions commençaient à +compromettre sa santé. Quelqu'un qui, après plusieurs mois d'absence, +l'eût revu entrant dans le salon de la princesse Koloubine, eût été +frappé de l'altération de ses traits:--la figure paraissait bouffie, +l'oeil brillait d'un éclat fébrile; le teint avait pâli, les lèvres +étaient parfois d'une lividité bleuâtre. Pour la moindre contrariété, +Jacques s'emportait et, quand il s'abandonnait à ces accès +d'irritabilité, les battements de son coeur devenaient tumultueux, +intermittents, et l'oppression allait souvent jusqu'à la +suffocation.--Ce jour-là, il avait assisté aux cérémonies de l'église +russe, y avait aperçu Mania sans pouvoir l'aborder et, immédiatement +après le déjeuner, avait entraîné Lechantre à la villa Endymion, +comptant bien y rencontrer Mme Liebling. Après avoir salué la princesse, +il s'était isolé dans l'encoignure d'une fenêtre et là, indifférent aux +propos échangés autour des tables, il fixait des regards impatients sur +la baie qui faisait communiquer le salon où l'on lunchait avec celui par +lequel accédaient les visiteurs. A quelques pas de cette baie, la +princesse se tenait, droite et imposante dans sa robe de velours noir, +et tendait la main ou la joue aux nouveaux venus. Ainsi placée, elle les +voyait arriver de loin, et sa longue figure empâtée s'éclairait d'un +sourire plus ou moins avenant, calculé d'après l'importance ou le rang +de la personne annoncée. Jacques étudiait anxieusement les variations de +ce sourire apprêté, cherchant à y lire à l'avance la satisfaction +provoquée par l'entrée de Mania, qui était la grande favorite du moment. +Tout à coup les lèvres grasses de Mme Koloubine eurent un si aimable +épanouissement que le coeur du peintre sauta dans sa poitrine.--C'est +elle!» pensa-t-il, et il s'acheminait déjà au-devant de son amie, quand +un cruel désappointement l'arrêta... + +La personne à laquelle s'adressait cette gracieuse bienvenue appartenait +au sexe masculin. C'était un grand garçon d'une trentaine d'années, +élégamment vêtu et remarquablement proportionné; un superbe échantillon +du type slave dans sa beauté mâle:--brun, le nez un peu gros, mais la +bouche finement modelée sous la barbe châtaine, les yeux bien ouverts, +hardis et lumineux.--Il baisa galamment la main de la princesse qui lui +rendit, à la mode russe, son baiser sur le front. + +--Soyez le bienvenu, Serge Paulovitch, dit-elle, je suis heureuse de +vous voir et de vous présenter à mes amis! + +En même temps, elle lui prenait le bras et, faisant le tour des tables, +stationnait un instant près de chaque groupe: + +--Le prince Serge Gregoriew... Je suppose que son nom vous est déjà +connu... Le prince est célèbre dans toute notre Russie depuis son +expédition en Asie centrale. Il a parcouru les plateaux de la +Mésopotamie et découvert le tumulus de Nemrod... N'est-ce pas, prince, +un de ces soirs vous nous raconterez vos voyages? + +Le prince souriait d'un air bon enfant, saluait, puis Mme Koloubine +continuait sa tournée.--Jacques les connaissait, ces présentations ou +plutôt ces exhibitions! Il se rappelait s'être promené de la sorte au +bras de la princesse et avoir été, de la même façon pompeuse, expliqué +aux notables habitués de la villa Endymion. Bien qu'il sût à quoi s'en +tenir sur ces succès de curiosité, il ne put s'empêcher de faire un +mélancolique retour en arrière et de songer que l'intérêt qu'il avait +excité trois mois auparavant était déjà épuisé. Ce jeune voyageur aux +robustes épaules, «qui avait parcouru les plateaux de la Mésopotamie», +accaparait maintenant les regards. Il allait devenir la _great +attraction_ du salon Koloubine, tandis que lui, le peintre de la +_Rentrée des avoines_, redescendrait au niveau de Jacobsen ou de +Flaminius Ossola.--Il fut piqué d'une pointe de mesquine jalousie à +l'encontre du prince voyageur. Pour éviter d'avoir à lui serrer la main, +il quitta sa place, s'éloigna dans une direction opposée et rôda d'un +air maussade autour des petites tables où la présentation avait déjà eu +lieu. + +Assise devant un guéridon, Mme Acquasola, après s'être lestée de viandes +froides et de gâteaux, achevait la digestion de cette collation +copieuse, en buvant du thé avec Jacobsen, la baronne Pepper et Sonia +Nakwaska. Tout en vidant les tasses, on causait du nouvel hôte de la +princesse Koloubine. + +--Hein? murmurait Sonia en reluquant le prince Gregoriew, quel beau +garçon!... Maman l'a connu à Pétersbourg, lorsqu'il était +chevalier-garde... Toutes les dames de la cour tombaient amoureuses de +lui et la liste de ses bonnes fortunes était aussi longue que celle de +Don Juan. + +--Hé! hé! insinuait Jacobsen, il ne manque pas de jolies femmes à Nice +et il pourra ajouter quelques numéros à son catalogue. + +--Mes enfants, je crois que c'est déjà commencé, chuchota Mme Acquasola +d'un ton confidentiel. + +Vraiment, comtesse! interrompit la petite baronne, serait-ce vous, par +hasard? + +--Non, ma chère, ce n'est pas moi... Ces choses-là ne sont plus de mon +âge. Je parle d'une dame plus jolie que je ne l'ai jamais été. + +--Son nom, comtesse!... Vite, ne nous faites pas languir! + +--Eh bien! il s'agit de la charmante baronne Liebling. + +--Mania? répéta Sonia en ricanant, impossible, la place est prise! + +--Petite, répliqua ingénument Mme Acquasola, lorsqu'une place a été +prise une première fois, il n'y a pas de raison pour quelle ne le soit +pas une seconde... Vous saurez ça, quand vous aurez mon expérience. + +Cette allusion de la bonne dame à son expérience amusait fort le groupe, +et Jacobsen, avec son air de pince-sans-rire, reprenait: + +--Comment! madame Acquasola, vous croyez que ce beau coureur de pays a +déjà fait un voyage à Cythère avec Mme Liebling? + +--Je ne connais pas ce voyage dont vous parlez, repartit naïvement la +comtesse; tout ce que je puis vous dire, c'est que Mania regarde le +prince d'un oeil très doux... Ils se sont rencontrés vendredi chez Mme +Nicolaïdès et ne se sont guère quittés de la soirée; tout le monde a pu +l'observer aussi bien que moi. Quand Mme Liebling est partie, le prince +lui a offert son bras pour la reconduire jusqu'à sa voiture, d'où j'ai +conclu... + +Un coup de coude de Sonia l'arrêta en chemin; d'un clin d'oeil espiègle, +la jeune fille l'avertissait que Jacques Moret s'était approché de la +table et prêtait l'oreille. Mme Acquasola devint cramoisie et s'empressa +d'ajouter très haut: + +--Du reste, les mauvaises langues seules peuvent y trouver à redire, +cela ne prouve rien, et le prince s'est montré simplement poli... + +--Comtesse, remarqua ironiquement Jacobsen, vous êtes la logique en +personne! + +Jacques avait déjà tourné les talons, mais pas un des propos de la +petite table n'avait échappé à son attention, et comme une lave +bouillante, un flot de jalousie lui brûlait le coeur. Ce même vendredi +soir, Mania lui avait écrit qu'elle ne pourrait le recevoir, «parce +qu'une ennuyeuse corvée l'obligeait à sortir», et il apprenait +maintenant en quoi consistait cette prétendue corvée. Mme Liebling +s'était gardée de le prévenir qu'elle irait chez Mme Nicolaïdès. Elle +craignait sans doute qu'il ne vînt l'y surprendre, et qu'il ne gênât ses +coquetteries avec le prince Gregoriew!--Jacques se voyait déjà négligé +pour le nouveau héros du jour, et, furieux d'avoir été joué, il mordait +jusqu'au sang ses lèvres pâles. Dans sa pensée, cette rencontre chez Mme +Nicolaïdès était préméditée, et il fallait que cette odieuse flirtation +eût été poussée très loin pour qu'on en fît déjà des gorges chaudes!... +La colère le secouait. Il tournait des regards ombrageux vers la petite +table, et l'envie le prenait de chercher querelle à quelqu'un. + +--Croyez-vous qu'il m'ait entendue? chuchotait Mme Acquasola, tandis +qu'il s'éloignait. + +--Dame! répondait méchamment Jacobsen, vous avez le verbe un peu haut, +et à moins qu'il ne soit sourd... + +--Ne pouviez-vous me faire signe? + +--Pourquoi? demanda le médecin en feignant une ignorance absolue; en +quoi les attentions de Mme Liebling pour le prince peuvent-elles +offenser M. Moret? + +--Mauvais plaisant!... Vous savez bien qu'il l'adore, et qu'il a quitté +sa femme pour elle... Ah! je suis désolée!... Si je courais lui dire +qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire? + +--Entre nous, ce serait un mauvais moyen de raccommoder les choses... +Laissez M. Moret s'en expliquer avec Mme Liebling... Je vous promets +qu'elle s'en tirera mieux que vous. Tenez, précisément la voici... + +Mania venait en effet d'entrer, éblouissante comme une tombée de neige, +dans sa robe de crêpe de Chine blanc garnie de dentelles. Dès que +Jacques l'eut aperçue, il se dirigea précipitamment vers elle, mais il +fut prévenu par le prince Gregoriew. Ce dernier s'était avancé d'un air +empressé, et saluant Mme Liebling: + +--_Christos vaskress!_ murmura-t-il d'une voix très douce. + +--Oh! prince, répondit Mania en riant, vous ne comptez pas que je vous +embrasse, je suppose?... Ignorez-vous que je suis catholique romaine?... +Pour moi, le Christ est ressuscité depuis treize jours, et vous arrivez +un peu tard. + +--Mieux vaux tard que jamais, insista galamment Serge Gregoriew. + +[Illustration.] + +--Vous y tenez donc beaucoup? reprit-elle en continuant de plaisanter; +en ce cas, je n'ai rien à refuser à un homme qui a campé entre le Tigre +et l'Euphrate, sur remplacement même du paradis terrestre... et je +m'exécute... _Voistina vaskress!_ + +En même temps elle tendait sa joue sur laquelle le prince déposait un +respectueux baiser. + +--Vous connaissez donc notre incomparable Mania? s'exclama la princesse +Koloubine, qui survint; j'allais justement vous présenter l'un à +l'autre. + +--J'ai eu l'honneur de rencontrer la baronne Liebling chez Mme +Nicolaïdès, repartit Serge Gregoriew en s'inclinant. + +--A merveille... Puisque vous n'êtes plus deux étrangers, Serge +Paulovitch, je vous constitue le cavalier de ma petite amie... Il y a là +justement une table vacante... Mania chérie, du champagne ou du vin de +Tokay? + +--Non, princesse, merci; une simple tasse de thé et des sandwichs. + +Sur un signe de Mme Koloubine, un maître d'hôtel avait apporté des +viandes froides, du champagne et du thé sur la petite table, et le +prince, après avoir offert une chaise a Mme Liebling, s'était assis en +face d'elle. + +Tandis que le prince la servait, Mania jetait un coup-d'oeil circulaire +sur les groupes épars dans le salon et cherchait à découvrir Jacques, +mais le peintre, exaspéré par le baiser accordé à Serge Gregoriew, +n'avait pu supporter le spectacle de Mania attablée avec celui qu'il +considérait déjà comme un rival. Maladroit, ainsi que tous les amoureux +sincères, il avait pris le parti de bouder au lieu de lutter d'amabilité +avec cet étranger, et il s'était retiré dans la salle de billard où les +hommes fumaient. + +Là, on ne fleuretait pas, mais on buvait beaucoup de champagne pour +arroser les _Zakouski_ servis à profusion. Hors de la présence des +dames, la conversation s'égayait de propos plus libres. + +Francis Lechantre, mis en bonne humeur par le Roederer de la princesse, +s'amusait à ébaudir l'auditoire cosmopolite groupé autour de lui, en +lâchant la bride à sa blague parisienne. + +--Non, messieurs, disait-il d'un ton gouailleur, vous voyez les choses +par les petits côtés... Ce qui vous attire dans ce pays-ci et vous y +retient, ce n'est ni Monte-Carlo et sa roulette, ni la promenade des +Anglais avec ses palmiers pareils à des plumeaux, ni les orangers dont +les fruits sont aigres comme des pommes à cidre. Les, salles de jeu +toutes reluisantes d'or, nous les avions déjà vues à Bade; les palmiers, +nous en possédons d'aussi beaux au jardin d'Acclimatation; des oranges, +tous les épiciers en vendent... Non, ça n'est pas ça qui nous grise... +C'est l'air et la lumière, c'est la joie de vivre qui éclate dans les +yeux, dans les fleurs et dans le ciel; c'est une satanée odeur d'amour +qui monte à la tête, qui fait trouver toutes les femmes jolies et qui +rajeunit tous les visages. Voilà le vrai charme qui vous emballe, vous +retourne comme un gant et qui nous fait battre la campagne!... Tenez, +moi qui vous parle et qui ai passé l'âge des sottises, j'ai été déjeuner +hier à la Ferme bretonne... J'ai horreur de ces endroits-là!... Mais j'y +accompagnais une certaine Peppina qui a du phosphore dans les yeux et le +diable au corps... Elle s'est pâmée devant les miroirs courbes où l'on +se voit ridiculement aplati ou agrandi; elle m'a obligé à donner à +manger aux cygnes et m'a attablé au jeu des _Nations_ où j'ai perdu un +billet de cent francs! Il prononçait ces derniers mots avec une emphase +naïve, comme si cette perte de cent francs pouvait ébaudir des gens +habitués à considérer cent louis comme une bagatelle, et il ajoutait en +vidant son verre;--Eh! bien, j'ai trouvé tout ça délicieux... L'air de +Nice, messieurs l'air de Nice! + +En entendant cette enfantine confession, chacun éclatait de rire. Seul, +Jacques ne se déridait pas. Il écoutait les charges de Lechantre sans +les comprendre; regrettant déjà de s'être exilé du salon, il songeait +qu'en ce moment Mania et le prince étaient assis l'un près de l'autre; +une angoisse l'empoignait et il se demandait ce qui devait se passer +entre eux, en son absence, ce qu'ils se disaient à mi-voix pendant ce +tête-à-tête adroitement ménagé. + +Ce qu'ils se disaient? Rien vraiment qui pût l'inquiéter et motiver sa +bouderie jalouse. Leur conversation aurait pu être entendue par toutes +les oreilles. C'était la causerie décousue, légère, des gens du monde, +relevée seulement de temps à autre par une fine pointe de flirtation +entre deux sourires. Mania interrogeait Serge Gregoriew sur ses voyages +et celui-ci lui répondait avec un mélange de condescendance et de +galanterie: + +--Dites-moi, prince, avez-vous rencontré de jolies femmes dans votre +expédition? + +--Quelquefois, madame, mais jamais d'aussi charmantes que celles que je +vois ici aujourd'hui, répliquait Gregoriew en enveloppant Mme Liebling +du regard admiratif de ses yeux bruns, deux yeux foncés et lumineux, que +l'habitude de contempler des cieux et des pays divers semblait avoir +encore colorés et agrandis. + +_A suivre._ + +André Theuriet. + +[Illustration.] + + + + + + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier +1891, by L'Illustration- Various + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, 17 JAN 1891 *** + +***** This file should be named 44812-8.txt or 44812-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/8/1/44812/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/44812-8.zip b/old/44812-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..470afd1 --- /dev/null +++ b/old/44812-8.zip diff --git a/old/44812-h.zip b/old/44812-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d9fc52f --- /dev/null +++ b/old/44812-h.zip diff --git a/old/44812-h/44812-h.htm b/old/44812-h/44812-h.htm new file mode 100644 index 0000000..fb343ac --- /dev/null +++ b/old/44812-h/44812-h.htm @@ -0,0 +1,4130 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>The Project Gutenberg eBook of L'illustration, No. 2499, 17 JANVIER 1891, by Various</title> + +<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg"> + +<style type="text/css"> + + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify; font-size: 12pt} +blockquote {text-align: justify} + + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; width: 80px; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} +.overl {font-size: 10pt; text-decoration: overline; text-align: center} +.cont {width: 650px} +.bloc {float: right; width: 260px; padding: 1em} +.suppl {color: #5A5047; background-color: #EEE2CA } + + +span.pagenum {font-size: 70%; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 70%; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + + +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891, by +L'Illustration- Various + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891 + +Author: L'Illustration- Various + +Release Date: February 1, 2014 [EBook #44812] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, 17 JAN 1891 *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + +</pre> + + + + +<br><br> + +<div class="cont"> + + + + + <p>L'ILLUSTRATION +Prix du Numéro: 75 centimes.</p> + + <p>SAMEDI 17 JANVIER 1891 +49º Année.--Nº 2499</p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"><br><b>CÉLINE MONTALAND</b><br> +Phot. Van Bozch, Boyer succr.</p> +<br><br> + + <h4>AVIS AUX ACTIONNAIRES<br> +de L'ILLUSTRATION</h4> + + <p>MM. les actionnaires de la Société du journal l'<i>Illustration</i> sont +prévenus que l'Assemblée générale ordinaire aura lieu au siège social, +13, rue Saint-Georges, à Paris, le samedi 31 janvier 1891, à deux +heures.</p> + + <h4>ORDRE DU JOUR:</h4> + + <p>Examen, et approbation, s'il y a lieu, du bilan et des comptes de +l'exercice 1890.--Répartition des bénéfices.--Fixation du +dividende.--Renouvellement du conseil de surveillance.--Fixation du +chiffre du traitement du gérant pour l'année 1891.--Fixation du prix +auquel le gérant pourra procéder au rachat d'actions de la Société en +1891.--Tirage au sort des obligations à rembourser en 1891.</p> + + <p>Pour assister à cette Réunion, Messieurs les Actionnaires propriétaires +de titres au porteur doivent en faire le dépôt avant le 25 courant, à la +Caisse de la Société. Il leur sera remis en échange un récépissé servant +de carte d'entrée.</p> +<br><br> + + <h3>COURRIER DE PARIS</h3> + + <p>Le froid qu'il fait, les morts qui se succèdent les unes aux autres, la +question du chauffage, le sort des pauvres gens, et, avec cela, les +pièces nouvelles ou attendues, voilà, par ce rude hiver, les sujets de +conversation des Parisiens qui n'ont pas encore pris le train de Nice.</p> + + <p>Car maintenant, lorsqu'arrivent les mois de froidure, pour parler comme +nos pères, c'est pour tous ceux qu'une fonction, une occupation, une +médiocrité de fortune ou une habitude n'attache pas à une rue de Paris, +une fugue véritable vers les bords bénis où la mer bleue gémit, cette +mer bleue où l'ex-maire de Toulon jetait le trop-plein de ses aventures.</p> + + <p>On part et les hôteliers parisiens, ces thermomètres spéciaux, nous +diront que le nombre des voyageurs diminue de plusieurs degrés ici +tandis que le chiffre grossit vers Cannes, Bordighera ou Saint-Raphaël. +Et comment ne partirait-on pas? Il est convenu que le Midi est le jardin +d'hiver de tout bon Parisien <i>dans le train</i>. Pour rester dans ce +<i>train</i>, on prend celui de P.-L.-M. Il paraît qu'on soigne ses +bronchites et qu'on réchauffe ses rhumatismes à la brise de la +Méditerranée. Ce n'est pas toujours vrai. On s'y dorlote, mais on y +grelotte. Qu'importe! On est dans le Midi. C'est le soleil du Midi, +c'est la côte du Midi. Il n'y a que la foi qui sauve.</p> + + <p>A vrai dire, les cavalcades et les carnavals ont, là-bas, un décor qui +les fait valoir, et je ne sais rien de plus triste, à Paris, que les +mascarades par ces froides nuits si longues. Quand je pense qu'il se +trouve encore des gens pour se planter dans le vent, sur les trottoirs +des environs de l'Opéra, et attendre l'entrée des masques! Il fallait +les voir, samedi dernier, ces masques au nez rougi et aux mains gourdes, +se rendant au bal de l'Opéra, par les rues désertes, balayées de la +brise! Les pâles pierrots verdissaient sous leur farine; les clowns, +avec leurs paletots jetés sur leur costume à paillettes, soufflaient sur +leurs ongles endoloris, et les toreros (car il y a beaucoup de toreros +parmi ces travestissements) toussaient mélancoliquement et battaient la +semelle sur les trottoirs. O ciel d'Andalousie, nuits étoilées de +Séville et de Grenade, où êtes-vous?</p> + + <p>Il est banal de venir déclarer que cette gaieté est macabre, mais elle +l'est. Ces fillettes qui ont l'onglée, ces bergères Watteau qui évoquent +l'idée d'un prompt sirop pectoral, ce défilé de masques bizarres sous la +lueur crue de la lumière électrique, c'est le carnaval parisien, c'est +une gaieté convenue, je veux bien, mais c'est une gaieté de cimetière, +et il faut avoir le goût du plaisir diantrement chevillé au corps pour +s'aller enfermer dans une loge ou se faire étouffer dans un couloir afin +de contempler de près cette mascarade hétéroclite!</p> + + <p>Je disais, l'autre jour, que ces bals dureront toujours, parce qu'il y +aura toujours des curieux. Il y aura toujours des grisettes aussi, et, +par exemple, Céline Montaland, la bonne, l'excellente femme que la +Comédie perdait la semaine dernière, Céline Montaland en était une par +les goûts simples, la bonne grâce rieuse, la bonté: je répète le mot que +tous ceux qui ont parlé d'elle ont écrit.</p> + + <p>Véritablement la mort de cette charmante femme a été un deuil pour tous +les amis du théâtre. Elle était depuis si longtemps applaudie, et elle +avait passé sur tant de scènes parisiennes! Je lui ai vu jouer, pour ma +part, une cantinière dans les <i>Cosaques</i>, la reine Bacchanal dans le +<i>Juif-Errant</i>, Ida de Barency dans <i>Jack</i>, et une Espagnole au +Théatre-Taitbout, dans une revue de fin d'année, où elle chantait en +espagnol une <i>habanera</i> qui fit fureur. <i>Ollé! ollé!</i> Car elle avait +l'air d'une manola andalouse, cette jolie Céline Montaland, et, en jupe +courte, à dentelles et à résilles, avec une rose dans ses noirs cheveux, +lorsqu'elle jouait le <i>Pied de Mouton</i>, on songeait à cette Petra +Camara, à qui Théophile Gautier dédiait une des plus jolies pièces des +<i>Emaux et Camées</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14">Peigne au chignon, basquine aux hanches,</p> +<p class="i14">Une femme accourt en dansant.</p> +<p class="i14">Dans les bandes noires et blanches</p> +<p class="i14">Apparaissant, disparaissant.</p> +</div></div> + + <p>Mais les premiers succès de Céline Montaland étaient bien antérieurs au +<i>Pied de Mouton</i>. Je me rappelle un soir lointain, un dimanche, où mon +père et ma mère voulurent me mener au spectacle pour la première ou +seconde fois. Le boulevard du Temple existait encore en ce temps-là. +Nous nous présentâmes au guichet du Cirque-Olympique: il n'y avait pas +de place; on y jouait l'<i>Armée de Sambre-et-Meuse</i>, une de ces pièces +militaires et patriotiques si fort à la mode en ce temps-là et qui +reviennent à l'ordre du jour maintenant, témoins le <i>Régiment</i> et <i>Nos +sous-officiers</i>.</p> + + <p>Nous nous rabattîmes sur la Porte-Saint-Martin. On y donnait les +<i>Routiers</i>. Salle pleine.</p> + + <p>--Allons au Palais-Royal, dit mon père.</p> + + <p>Et nous allâmes au Palais-Royal, moi regrettant les canonnades de +l'<i>Armée de Sambre-et-Meuse</i> et les tirades au salpêtre de Pichegru. Le +Palais-Royal représentait alors la <i>Fille mal gardée</i> et <i>Maman +Sabouleux</i>, deux pièces où apparaissait la petite Céline Montaland, +brune, accorte, gâtée et fêtée par le public. Elle jouait, chantait et +dansait. Oui, comme intermède elle dansait une polonaise, et je la vois +encore en costume fourré, glissant sur la scène du Palais-Royal comme +une mondaine sur la glace du Bois-de-Boulogne. J'entends encore le son +métallique de ses talons de cuivre quelle frappait l'un contre l'autre. +Jolie, cela va sans dire.</p> + + <p>Pendant un entracte du <i>Prix Montyon</i>, regardez au foyer, dans les +portraits peints par Émile Bayard, celui de Céline Montaland enfant. +Elle est là, très vivante et, femme faite, elle avait gardé, épaissi par +l'embonpoint, ce gai visage de brune fillette mutine.</p> + + <p>Alors qu'elle était la petite Céline du Palais-Royal, tous les ans les +collégiens de Paris lui envoyaient, après s'être cotisés, des bonbons +pour ses étrennes. Parfois un de ces lycéens apportait, avec les +pralines, une pièce de vers qu'il débitait au nom de ses camarades pour +remercier <i>l'enfant prodige</i> d'avoir joué à Louis-le-Grand ou ailleurs. +Les années avaient passé, passé, depuis ce temps, et les collégiens de +1849 ou 1850 étaient devenus de gros bonnets, fonctionnaires, officiers +supérieurs, magistrats. D'autres (en plus grand nombre) étaient morts. +Mais, au jour de l'an, il était rare que Mme Céline Montaland ne reçût +pas quelque sac de marrons ou quelque souvenir d'un des orateurs +d'autrefois, de ces collégiens de jadis devenus quinquagénaires.</p> + + <p>Parfois même elle trouvait encore des vers--vieillis comme leur +auteur--d'un de ces poètes d'autrefois. C'était là sa joie.</p> + + <p>--Cela me rajeunit, disait-elle, comme si elle avait abdiqué toute sa +coquetterie.</p> + + <p>Cette année, elle a dû recevoir les mêmes marques de sympathies des +admirateurs de la comédienne à ses débuts, mais elle n'a pu être +joyeuse. Ce jour de l'an a été lugubre et Céline Montaland avait joué +pour la dernière fois.</p> + + <p>Tout naturellement ses obsèques ont été pour la badauderie parisienne +une occasion de rassemblement. Il paraît qu'on s'est, autour de +Saint-Roch, bousculé pour voir les acteurs, comme autour du bureau de +location d'une pièce à succès. N'ayant pas assisté à la scène, je n'en +puis rien dire, mais certains journaux ont assuré que la curiosité du +public manquait de recueillement.</p> + + <p>La foule, après tout, est un dernier hommage pour un acteur ou une +actrice qui disparaît. Musset n'a pas eu les funérailles de Rachel, et +il en sera toujours ainsi. Paris adore ses acteurs. Il les sait toujours +prêts à se mettre en avant pour une bonne œuvre. Voyez Sarah Bernhardt +qui, avant de repartir vers les Amériques, voulait jouer <i>Phèdre</i> au +bénéfice de la veuve de Poupart-Davyl et, dit-elle, à celui de M. +Duquesnel.</p> + + <p>Mais, en fait de funérailles, s'il était mort il y a vingt-deux ans, le +baron Haussmann, avec quelle pompe on eût célébré ses obsèques! C'est un +peu de l'histoire de Paris qui s'en va. Le baron Haussmann meurt pauvre, +paraît-il, après avoir dépensé des millions. Il a expliqué dans ses +<i>Mémoires</i> comment un préfet de la Seine de l'empire était, je ne dirai +pas gêné, mais tout juste assez libéralement doté avec les sommes +cependant prodigieuses que l'État mettait à sa disposition.</p> + + <p>Que de frais de représentation! Que de luxe! quelles fêtes!</p> + + <p>Le baron Haussmann fut en quelque sorte et pendant des années un +vice-empereur aussi puissant que M. Rouher. Il était, à vrai dire, le +roi de Paris. Et ce Paris, il le maniait, le perçait, le détruisait, le +reconstituait, le <i>triangulisait</i> comme on disait alors, avec une +activité insatiable. On ne fait pas d'omelettes sans casser des œufs, +dit vulgairement le proverbe. Tous ces embellissements coûtaient cher, +et, un beau jour, le pouvoir du baron Haussmann croula sous le faix des +sommes dépensées. L'opposition présenta à l'opinion publique la facture +de ce Paris <i>haussmanisé</i> et un calembour jeté à propos fit la fortune +d'un jeune avocat qui devait devenir un véritable homme d'État.</p> + + <p>M. Jules Ferry publia une brochure, les <i>Comptes fantastiques +d'Haussmann</i>, qui le mit au pinacle et fit mettre le baron au rancart.</p> + + <p>Adieu les fêtes carillonnées où le comte de Bismarck buvait de la bière +en causant chope en main comme un reître d'Albert Durer, son vidrecome +entre les doigts!</p> + + <p>Adieu les bals de l'Hôtel-de-Ville où la bourgeoisie parisienne se +précipitait en faisant assaut de toilettes! Adieu les doux concerts où, +<i>bianca e grassa</i>, Mlle Marie Rose chantait les <i>Djinns</i> du dernier +opéra d'Auber!</p> + + <p>Adieu aussi les médisances qui faisaient conter tout bas que Mlle +Francine Cellier, du Vaudeville, n'était si bien vêtue, dans les pièces +de Sardou, que parce qu'elle s'habillait à la <i>Ville-de-Paris</i>. +Puissance et injures, tout s'abîmait en même temps, et le baron +Haussmann tombait quelques mois avant l'empire. Mais, quoique tombé, il +demeurait une figure. On lui gardait une reconnaissance d'avoir, tout en +abattant bien des souvenirs historiques regrettés, assaini Paris, oui, +de l'avoir assaini de telle sorte que le typhus en a été comme chassé et +que le choléra n'y trouve plus un terrain de bataille. On ne débaptisa +pas le boulevard Haussmann. Il sembla que la truelle du grand maçon +Haussmann dût être sacrée si l'homme politique ne l'était pas. Lui, +après être resté quelque temps dans l'ombre, chercha à ressaisir une +place dans nos assemblées. Il fit une campagne électorale en Corse et il +contait gaiement, au retour, qu'il avait, dans le maquis, traité la +question politique avec le fameux bandit Bella-Coccia.</p> + + <p>C'était en octobre 1877. M. Haussmann campait dans une plaine, sous la +tente, mangeant du mouton embroché comme dans une <i>diffa</i> arabe. Puis il +partait en voiture avec M. de Montero, je crois, lorsqu'une vieille +femme au profil romain lui remettait un placet. C'était la femme d'un +vieux bandit arrêté, Stampo, et demandant grâce pour lui. Quant à +Bella-Coccia, il disait au baron Haussmann:</p> + + <p>--Je garde le maquis pour avoir fait le coup de feu avec les gendarmes, +du haut de mon moulin, mais mon beau-frère est brigadier dans la garde +républicaine: il votera pour vous!</p> + + <p>Et, M. Haussmann promettant de demander l'amnistie, le bandit lui +tendait une gourde neuve, le faisait boire, buvait après lui, et, +résolument:</p> + + <p>--Maintenant, ce que vous me direz, je le ferai! A la vie, à la mort, +<i>signor baron!</i></p> + + <p>Prendre pour agent électoral le bandit <i>Bella-Coccia</i>, l'aventure ne +manquait pas de fantaisie!</p> + + <p>Ce qui en manqua, c'est l'ouvrage qu'il publiait, il y a si peu de +temps. Les <i>Mémoires du baron Haussmann</i> sont d'un administrateur +éminent; mais on voudrait, dans ses souvenirs, plus de curiosité et plus +de vie.</p> + + <p>Je n'ai rien dit du sculpteur Delaplanche, qui fut un artiste inspiré, +je n'ai rien dit de M. Foucher de Careil... La mort va trop vite et le +<i>Courrier de Paris</i> n'est pas un article nécrologique. Oh! le rude hiver! +La Seine est prise! Les Parisiens s'amusent à la traverser. Mais ceux +qui souffrent?... Les plaisirs de l'hiver sont chèrement payés de la vie +des malheureux.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Rastignac.</span></span></p> +<br><br> + + <h3>L'HIVER DE 1890-91</h3> + + <p>L'hiver que nous traversons sera inscrit parmi les hivers mémorables, +tant par sa précocité que par sa rigueur. Il a commencé le 26 novembre. +Jusqu'au 25, la température était restée assez chaude, et même +supérieure à la moyenne; mais le 26 le thermomètre descendit tout d'un +coup à un minimum de -2°,3, sans s'élever au-dessus de -0°,8, et donna +comme température moyenne de cette journée -1°,6. Le lendemain, il +descendit à un minimum de -7°, 1, et le surlendemain, 28, à -15°,0, +minimum qu'il n'a pas dépassé depuis. C'était le commencement d'un froid +persistant et rigoureux.</p> + + <p>Cependant il y eut dégel le 2 décembre jusqu'au 9, puis regel du 10 au +18, puis dégel du 19 au 21, puis regel du 22 au 31, puis dégel le 31 au +soir jusqu'au 4 janvier, et regel dans la nuit du 4 au 5 jusqu'au 12 au +soir. Du 26 novembre au 3 décembre, la moyenne de la journée a été +inférieure à zéro, et il en a été de même du 8 au 18 décembre, du 23 au +31, et du 6 au 12 janvier. Ces allures du thermomètre montrent qu'en +réalité le froid n'a pas été aussi consécutif qu'on le croit, puisque le +thermomètre n'est resté perpétuellement au-dessous de zéro que pendant 9 +jours de suite, du 10 au 18 décembre, ainsi que du 23 au 31. Quant à la +glace, depuis le 26 novembre jusqu'au jour où nous écrivons ces lignes +(13 janvier), il y a eu 45 jours de gelée, et seulement 3 jours de dégel +(19, 20 et 21 décembre).</p> + + <p>Ce sont là les observations de Paris (Observatoire du parc de +Saint-Maur). La température moyenne du mois de décembre a été de -3°, 4. +On ne trouve, depuis 1757, que trois mois de décembre aussi froids: ce +sont ceux de 1829, 1840 et 1879.</p> + + <p>La Seine a commencé à charrier le 29 novembre, puis, de nouveau--après +le dégel du 4 au 8 décembre--le 11, puis, de nouveau encore, après le +dégel du 19 au 22, le 25; enfin, une quatrième fois, après le dégel du +31 décembre, le 7 janvier. Elle aurait dû être prise le 30 décembre et +même le 16. En effet, sa congélation le 11 janvier à minuit a eu pour +causes thermométriques une somme de -15°, 7 de froid dans les minima +diurnes additionnés du 16 au 11, une somme de -15°, 7 dans les maxima, +et une de 35°, 9 dans les moyennes diurnes. Or ce même état +thermométrique avait déjà été atteint le 16 décembre et le 30. Mais la +nature n'est plus souveraine dans la capitale du monde. Par le jeu des +barrages, nos ingénieurs savent activer le courant, élever ou abaisser +les eaux, disloquer les glaces et leur interdire toute stagnation. C'est +ce qui est arrivé en décembre. Les effets de nos hivers ne sont plus +comparables à ceux des hivers anciens, pas plus que ceux des +inondations, qui jadis enlevaient les ponts de Paris et semaient la +ruine et le deuil sur leur passage. Les météorologistes devront donc +surtout comparer entre elles les indications plus mécaniques que +pittoresques de la colonne thermométrique.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Après un mois de décembre très froid, comme nous venons de le voir, le +dégel est arrivé le 31 décembre à 11 heures du matin, mais a été de +courte durée. La Seine charriait encore considérablement le 31; le 1er +janvier, les glaçons étaient presque entièrement fondus. Il y eut un +léger retour du froid le 2 (min. 6°, 3°, max. X 2°, 2°,) et le 3 (min. +-5°, 5°, max. X 2° 8°); le 4, température douce (min. 0°, 4, max. X 4°, +4); le 5 pendant la nuit retour définitif du froid.</p> + + <p>La Seine, dont la température était voisine de 0° depuis plus d'un mois, +a recommencé à charrier le 7; le 10 les glaçons, presque soudés entre +eux, marchaient avec une extrême lenteur, le 11 le fleuve était pris, +dans toute la traversée de Paris, sur les deux tiers de sa largeur, il +ne restait de courant visible et de glaçons en mouvement qu'au milieu de +la Seine; dans la nuit du 11 au 12, elle a été entièrement figée.</p> + + <p>La vitesse du courant, les obstacles, les ponts, sont autant d'éléments +en jeu dans la congélation d'un fleuve. Ainsi, la série du froid n'a pas +été plus intense ni plus longue du 6 au 11 janvier que du 23 au 30 +décembre et surtout que du 9 au 18 décembre, et pourtant, dans les deux +premiers cas, la Seine n'a pas été prise, à cause du courant et de la +levée des barrages. Ici, 6 jours de très forte gelée ont suffi. +Toutefois si le dégel n'était pas arrivé les 31 décembre, l'aspect du +fleuve charriant avec une extrême lenteur annonçait la congélation +complète pour le lendemain.</p> + + <p>L'arrêt du fleuve n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Le 11, vers +10 h. 1/2 du soir, la soudure des glaçons a commencé au pont de Sèvres, +dont les arches, relativement étroites, n'ont pu laisser passer les +banquises, et ont ainsi arrêté le mouvement de descente. Il a suffi +d'une heure pour que l'arrêt se répercutant en amont fût complet depuis +le pont d'Auteuil jusqu'au pont National.</p> + + <p>Le 12 au matin le fleuve était donc immobilisé, et toute la journée, les +curieux ont afflué sur les rives pour contempler ce spectacle que les +Parisiens n'avaient pas vu depuis onze ans; l'agrégation des glaces +présentait au milieu du courant, notamment en amont du pont d'Austerlitz +et du pont Sully, quelques solutions de continuité; il y avait sur ces +points des sortes de lacs dont les eaux claires ne portaient aucun +glaçon.</p> + + <p>Le petit bras de la Seine sur la rive droite, depuis le pont de Sully +jusqu'au pont Louis-Philippe, et dans lequel sont garés un nombre +considérable de bateaux, était libre de glaces, grâce aux barrages +supplémentaires reçus par l'estacade de l'Ile Saint-Louis.</p> + + <p>Il en était de même dans le petit bras de la rive gauche, depuis le pont +de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Là, un puissant +remorqueur, ayant monté et redescendu le courant depuis les premières +heures de la matinée, avait suffisamment divisé les glaces ensuite +entraînées au-delà du bassin de la Monnaie par un jeu d'écluse.--On n'a +encore pu traverser nulle part le fleuve à pied sec.</p> + + <p>Pendant notre siècle, la Seine a été entièrement gelée à Paris aux dates +suivantes: janvier 1803,--décembre 1812,--janvier 1820,--janvier +1823,--décembre-janvier 1829-1830,--janvier 1838,--décembre +1840,--janvier 1854,--janvier 1865,--décembre 1867,--décembre +1871,--décembre 1879 et janvier 1891. Ces diverses congélations du +fleuve parisien ont été fort inégales comme intensité et durée; +quelquefois cette durée n'a été que de un ou deux jours tandis que dans +le fameux hiver de 1829-1830, elle a été de trente jours. Pour que la +Seine gèle à Paris il faut que le courant soit assez lent, c'est-à-dire +qu'il n'y ait pas eu de pluie depuis longtemps, que la température de +l'eau se soit graduellement abaissée à zéro, que des glaçons se soient +formés sur les bords du fleuve ou dans le fond et, détachés par le +courant, soient charriés à la surface et se soudent entre eux. Les +obstacles, notamment les ponts, aident à cette congélation totale, qui +n'arrive qu'après six jours au moins d'un froid persistant de 4° à 8° +comme moyenne des maxima et minima.</p> + + <p>Les débâcles sont parfois terribles. Cette année, pour en atténuer les +effets, on a commencé par relever, en aval de Paris, le barrage de +Suresnes, afin d'amener une hausse sensible des eaux en amont et +d'exercer par suite une tension sur les glaces adhérant aux rives. Cette +première opération doit être à bref délai suivie de l'opération inverse, +c'est-à-dire d'un nouvel abaissement du barrage, afin d'accélérer la +marche du courant des eaux ainsi élevées; de la sorte, s'il ne se +produit pas une notable recrudescence du froid, une débâcle partielle +pourra être créée et pour ainsi dire conduite à volonté.</p> + + <p>Un nouveau dégel est arrivé le 12, au soir, accompagné d'une brume qui +est tombée sur Paris à partir de 11 heures. Ce dégel a été annoncé +quelques heures seulement auparavant par le changement du vent du nord à +l'ouest. Durera-t-il? Le froid recommencera-t-il? C'est ce que nul ne +peut dire.</p> + + <p>La météorologie est très loin des certitudes de sa sœur aînée +l'astronomie. Nous pouvons prédire dix ans, cent ans, mille ans +d'avance, le retour d'une comète, d'une planète, d'une éclipse, d'un +phénomène astronomique quelconque, et nous ne pouvons pas deviner quel +temps il fera demain! C'est quelque peu humiliant.</p> + + <p>Il est tout naturel de chercher. Chacun le peut. Obtiendrons-nous des +résultats satisfaisants? C'est moins sûr.</p> + + <p>On aimerait voir les saisons régies par un cycle, comme les phénomènes +astronomiques. L'hiver de 1879-80 ayant été très rude, on pense tout de +suite à un cycle de 11 ans. Celui de 1870-71 ayant été assez rude, le +cycle semble en partie indiquer une période de 9 à 11 ans. Le plus grand +hiver du siècle, avec celui de 1879-80, a été celui de 1829-30. Une +périodicité de 10 ans ou de multiples de 10 ans parait se confirmer +davantage. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. J'ai sous +les yeux le tableau de toutes les observations thermométriques faites +depuis la fondation de l'Observatoire de Paris, depuis plus de deux +siècles. Les plus grands hivers ont été ceux de:</p> + +<pre> +1708--9 1829--30 +1715--16 1837--38 +1728--29 1840--41 +1775--76 1844--45 +1788--89 1853--54 +1794--95 1860--61 +1798--99 1870--71 +1802--3 1879--80 +1812--13 1890--91 +1822--23 +</pre> + + <p>En s'amusant à grouper ces chiffres de certaines façons, on croit sentir +vaguement s'en dégager quelques probabilités de périodes décennales. +Mais, en fait, la probabilité est à peine supérieure à celle d'un nombre +quelconque à la roulette. On a quelque présomption apparente d'imaginer +que l'hiver de 1899-1900 sera froid, mais je ne conseillerais à personne +de jouer là-dessus un pari sérieux.</p> + + <p>D'autant plus que, jusqu'à présent du moins, l'astronomie n'offre aucune +base pour soutenir cette périodicité. La période des taches solaires est +bien de dix à onze ans, et on l'a invoquée. Mais on n'a pris soin de la +comparer avec une attention suffisante. Le froid actuel suit le minimum +des taches solaires de près de deux ans. Celui de 1879-80 l'a suivi d'un +an. Celui de 1870-71 est arrivé pendant le maximum. Celui de 1829-30 est +arrivé un an après le maximum. Il n'y a donc pas de relation entre les +fluctuations de l'énergie solaire et la température de nos hivers. C'est +assez étonnant, mais c'est ainsi.</p> + + <p>Il ne faut pas que ces difficultés nous empêchent d'étudier. La nature +ne livre ses secrets qu'à la persévérance.</p> + + <p>L'hiver actuel peut se résumer ainsi:</p> + + <p>Une quarantaine de personnes sont déjà mortes de froid en France depuis +le commencement de l'hiver.</p> + + <p>Les plus basses températures observées ont été:</p> + +<pre> +Moscou 31° le 7 janvier. +Haparanda 29° le 6 janvier. +Varsovie 24° le 29 décembre. +Gérardmer 22° le 10 janvier. +Épinal 20° " " +Montargis 17° le 9 janvier. +Loudun 16° le 10 " +Paris 15° le 28 novembre. + " 13° le 15 décembre. + " 11° les 8 et 9 janvier. +</pre> + + <p>Fleuves et rivières gelés le 12 janvier: Seine, Yonne, Aube, Marne, +Rance, Saône, Rhône, Charente, Loire, Dordogne, Garonne, Sorgues, +Durance, Gardon. Mer prise à Blankenberghe et Ostende.</p> + + <p>L'Espagne, comme tous les pays de l'Est, a partagé le sort de la France.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Camille Flammarion.</span></span></p> + <br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"><br><b>LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG.--La cérémonie<br> +religieuse dans l'église russe de la rue Daru.</b></p> +<br><br> + + <h3>LE BARON HAUSSMANN</h3> + + <p>Le baron Haussmann est mort subitement ces jours derniers. C'était un +grand vieillard plein de verdeur et d'énergie encore, bien qu'il fût +plus qu'octogénaire. Il avait gardé toute sa lucidité d'esprit et +s'occupait en ces temps derniers de la publication du troisième volume +de ses Mémoires. Il avait entrepris, en effet, d'expliquer la genèse de +l'œuvre grandiose à laquelle son nom reste attaché: averti par les +controverses qui l'avaient assailli à l'heure même où il transformait et +embellissait Paris, le baron Haussmann avait compris que, pour mériter +d'être défendu par son œuvre devant la postérité, il fallait d'abord +défendre cette œuvre devant les contemporains.</p> + + <p>C'est donc un peu par M. le baron Haussmann lui-même que nous apprenons +qu'il était petit-fils d'un conventionnel, porté par erreur comme ayant +voté la mort du roi, et qu'avant d'entrer dans l'administration il avait +songé à une carrière artistique et fréquenté le Conservatoire. Mais la +destinée du baron Haussmann lui fit délaisser en temps utile les classes +musicales pour l'uniforme de sous-préfet. C'est, sous le règne de +Louis-Philippe qu'il débuta; il vit s'écrouler la monarchie de Juillet +et surgir la République de 1818 sans trop s'émouvoir: son cœur +n'appartenait ni au gouvernement déchu ni au régime nouveau. Il les +voyait se succéder d'un œil prudent et indifférent, d'une âme un peu +méprisante à l'égard de ces gouvernants qui essayaient de réaliser la +liberté sous des formes diverses. Lui, le baron Haussmann, était acquis +d'avance à l'homme qui voudrait restaurer l'autorité et utiliser en +pleine lumière ses talents d'administrateur, qui moisissaient en +d'obscures préfectures de province: le prince Louis-Napoléon lui +apparut, dès son élévation à la présidence de la République, comme le +dictateur attendu. Son nom était un gage certain, à divers titres, pour +le baron Haussmann, dont le père et le grand-père avaient servi les +Bonaparte. Il suivit donc l'étoile naissante, il la salua dans l'Yonne +avant, beaucoup d'esprits perspicaces, et se trouva un beau jour préfet +de la Seine, à la tête d'une administration qui était un ministère et +qu'aucun contrôle indiscret ne venait troubler dans ses hautes +combinaisons.</p> + +<p class="rig"><img alt="" src="images/003a.png"><br> +<b> LE BARON HAUSSMANN<br> + D'après une photographie de M. Pirou.</b></p> + + <p>Une promenade à travers le Paris moderne en dit plus aux gens de notre +génération que bien des volumes, sur l'œuvre accomplie par le baron +Haussmann. Ces larges avenues, ces voies amplement aérées, où joue +librement la lumière, ou circule sans encombre le torrent d'élégance et +d'activité qui constitue la vie parisienne, c'est le baron Haussmann qui +les a créées. Certes, Paris a dû payer, et payer un peu cher, sa +toilette nouvelle; on ne l'a pas consulté sur l'à-propos des +bouleversements qu'on lui imposait; mais faut-il y regarder tant de fois +et de si près quand on est, comme aujourd'hui, en présence du fait +accompli, et d'un fait d'une si haute portée historique et sociale? Nous +ne le pensons pas. La rue de Rivoli prolongée, le boulevard Sébastopol +créé, comme aussi la rue Turbigo, les boulevards Haussmann et +Malesherbes, la construction des Halles Centrales, des parcs des +Buttes-Chaumont de Montsouris, de Monceau, la métamorphose des bois de +Boulogne et de Vincennes, voilà assurément des titres à la +reconnaissance généreuse de tous ceux qui aiment Paris. Il ne faut pas +marchander cette reconnaissance à la mémoire du baron Haussmann. +L'Empire avait comblé d'honneurs le haut fonctionnaire en lui conférant +la dignité sénatoriale et la grande-croix de la Légion d'honneur; les +Parisiens lui ont voué un souvenir de gratitude: ceci dure plus et vaut +mieux que cela.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/003b.png"><br> +<b> +M. FOUCHER DE CAREIL +M. EUGÈNE DELAPLANCHE<br> + + D'après une photographie de M. Truchelut. +D'après une photographie de M. Pirou.</b></p> +<br><br> + + <h3>UN LABADENS</h3> + + <p>Je ne sais si vous éprouvez quelque plaisir à prendre part à ces agapes +périodiques que les associations amicales d'anciens Labadens ont mises +depuis plusieurs années déjà à la mode. Pour ma part, je les exècre, +attendu que rien, mieux quelles, ne me fait plus durement sentir +l'outrage des années qui s'accumulent, la fâcheuse décrépitude qui +menace, et ne me montre la profondeur des rides que la patine du temps +creuse au front de mes contemporains, sans pour cela épargner le mien.</p> + + <p>On s'était connu jeune, ardent, rose, joufflu, ruisselant de cheveux et +d'illusions: on se retrouve alourdi, glabre, chauve, bedonnant et +sceptique. On s'abreuve de mauvais champagne et de vieux souvenirs; mais +ceux-ci, on les regrette, et celui-là fait mal à l'estomac. On se bat +les flancs pour trouver drôles un tas de vieux anas que leur parfum +classique impose, et on est forcé de feindre l'enthousiasme pour les +mérites transcendants d'un jeune élève, lauréat de l'association, dont +le folio, exhibé par M. le proviseur ému jusqu'aux larmes, est blanc de +retenues et de vers à copier! C'est odieux!</p> + + <p>Ajoutez à cela que si, rebelle parfois aux tendres soins que +l'Université, <i>alma parens</i>, prodigue à ses nourrissons, vous avez dû, +pendant les dix années de vos études, traîner vos fonds de culottes un +peu partout; si votre caractère, trop peu apprécié par les uns, vous a +forcé à aller demander à d'autres le complément d'une instruction +interrompue par la catastrophe d'une exclusion fatale, vous risquez +d'être impuissant à suffire à l'afflux de banquets qui vous attend, et +de condamner votre estomac à un régime qu'il n'a plus la force de subir. +On ne peut pas faire de jaloux, n'est-ce pas? et alors, gare à la +gastrite!!!</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Hélas! bien que je me sois souvent fait ces réflexions si sages et que +j'aie longtemps lutté courageusement contre les invites que m'envoyaient +chaque année, avec une persistance aussi touchante qu'intéressée, les +«chers camarades» des divers lycées où j'ai passé, j'ai dû céder à la +fin... Et moi aussi, maintenant, je fais partie d'une association de +Labadens! Et moi aussi, je mange une fois par an le saumon sauce verte, +qu'accompagne le filet madère, et qu'arrose le champagne officinal. Moi +aussi j'entends des discours, j'en fais même! Et je distribue des +médailles en vermeil à de jeunes potaches qui partagent leur temps entre +les chagrins d'Ulysse et les matchs du lendit! Voilà ce qu'on gagne de +plus clair à la notoriété.</p> + + <p>J'étais donc, certain samedi de la présente année, entré vers sept +heures du soir chez le grand Véfour, où se passent d'ordinaire ces +assemblées spéciales, et je déposais mon pardessus au vestiaire, quand +je m'entendis interpeller par une voix inconnue, tandis que je recevais +sur le ventre une tape qui voulait être amicale, mais que je jugeai +parfaitement incongrue.</p> + + <p>--Eh bien! donc, on ne reconnaît pas les vieux copains? Allons! dis vite +bonjour! espèce d'homme de lettres.</p> + + <p>Je regardai un peu ahuri. J'avais devant moi un gros homme, tout court, +tout rond, dont le crâne en poire émergeait de quelques cheveux +grisonnants, prolongés de chaque côté des joues par deux favoris +filasse. Cette silhouette rappelait bien plutôt une praline dans de +l'étoupe que la physionomie de quelqu'un que j'aie jamais connu.</p> + + <p>--Désolé, mon cher, balbutiai-je... je ne vois pas très bien... et puis +on change, tu sais... tout le monde change...</p> + + <p>--Eh! parbleu, si on change!! Mais quand on a été voisin d'étude, que +diable! on se reconnaît. Je t'ai bien reconnu tout de suite, moi. +Poteau, je suis Poteau... Tu ne te rappelles pas?...</p> + + <p>--Ah! parfaitement! Poteau... ah! très bien! Et... qu'est-ce que tu +fais?</p> + + <p>--Je ne fais rien! Je vis de mes rentes... J'ai été avoué en province, +j'ai fait mes affaires, vendu ma charge, et maintenant je me repose... +Dis donc, je m'asseois à côté de toi: nous causerons du vieux temps, +hein? quand nous faisions enrager les pions... Et puis, tu sais, puisque +je te retrouve, toi qui es dans les journaux, tu me donneras des billets +de théâtre... Allons, viens!...</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>J'allai, et nous nous assîmes. Poteau se mit en devoir de faire repasser +une à une devant moi toutes nos aventures de collège, qu'il me +racontait, la bouche pleine, avec des gestes exubérants, et un gros rire +épais. Il y avait celle de notre vaguemestre, un brave Alsacien, ancien +tambour de la garde royale, qui venait crier les lettres dans la cour et +aboyait: «Monsir Botot!» Or, comme nous avions un autre camarade +réellement nommé Botot, nous nous faisions un malin plaisir de prendre +la lettre, de la donner à celui des deux à qui elle n'était pas +destinée, et d'envoyer celui-ci protester auprès du vaguemestre.</p> + + <p>--Ce n'est pas pour moi cette lettre, vieux prétorien!</p> + + <p>Ce mot de prétorien, que le pauvre homme ne comprenait évidemment pas, +avait la propriété de l'exaspérer.</p> + + <p>--Ch'ai bas tit Botot, ch'ai tit Podot, criait-il la face injectée et la +moustache raidie. Fous êtes tous des <i>calobins!</i></p> + + <p>Il y avait aussi l'histoire du roman, que le camarade Poteau se +remémorait avec délices.</p> + + <p>--Tu te rappelles bien le jour où j'ai été si bien refait sur les quais?</p> + + <p>--Non, pas du tout.</p> + + <p>--Mais si, nous étions en promenade, à la queue leu-leu, et nous +longions les boutiques de bouquinistes. Moi, tu sais, j'ai toujours aimé +la littérature, et j'étais constamment puni parce qu'on me confisquait +des livres défendus. Voilà que, tout à coup, je vois s'étaler dans un +éventaire un livre superbe, sur le dos duquel je lis le mot «roman». +Au-dessus, était une étiquette portant en gros caractères la mention «50 +centimes». Vite, je tire dix sous de ma poche, je les lance dans +l'éventaire, et je saisis le bouquin que je cache sous mon caban. Nous +rentrions au lycée: je jette sur mon acquisition un regard curieux et +rapide, et qu'est-ce que je lis... «<i>Roman history...</i>» une histoire +romaine... et en anglais encore, moi qui ne savais pas un traître mot de +cette langue, et qui suivais le cours d'allemand!</p> + + <p>Cette fois, je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconfit que +prenait encore la figure de mon gros voisin, au souvenir si lointain +pourtant de sa mésaventure.</p> + + <p>--Et... tu as conservé ton goût pour les lettres? lui dis-je.</p> + + <p>--Naturellement. Seulement, tu comprends, quand on est avoué, on n'a pas +beaucoup le temps... mais le théâtre, par exemple, je l'adore, et je +compte bien...</p> + + <p>Le président réclamait le silence. L'heure solennelle des toasts +arrivait: je les écoutai tous sans faiblir; puis je lus le rapport dont +j'avais été chargé sur les prix d'application et de bonne conduite, et +je m'enfuis à l'anglaise, prétextant une affaire pressante au journal. +Poteau m'avait accompagné jusqu'à la porte et en m'aidant à mettre mon +pardessus:</p> + + <p>--Tu sais, je compte sur toi... et quand on te jouera une pièce, ne +m'oublie pas pour la première, au moins.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Je ne pensais plus depuis longtemps déjà ni à Poteau, ni au vaguemestre, +ni à l'histoire romaine, ni aux Labadens que je retrouverai seulement +l'année prochaine, quand l'autre jour le hasard m'a remis, pour une +heure, en présence de mon ex-voisin d'étude et de banquet.</p> + + <p>C'était à Versailles, sur la glace. J'étais allé patiner là-bas, dans le +cadre féérique des hautes futaies blanches de givre, au pied du château +désert, abri mystérieux de tant de grandeurs déchues et de tant de +grâces oubliées, sur ce canal immense dont il semble qu'on ne doive +jamais atteindre le bout. Dans le parc, on chassait, et les coups de feu +de chaque <i>trac</i> nous arrivaient, répercutés par l'écho, avec le +crépitement pareil à une mousqueterie de bataille. Et, tout en me +laissant emporter à travers l'espace, je m'isolais dans le passé qui +revit ici dans chaque bosquet, dans chaque statue, dans chaque arbre. Il +me semblait que la brume tombant sur les pelouses allait se déchirer, +que j'allais voir tout-à-coup, des fourrés, surgir des seigneurs poudrés +faisant escorte à un homme de haute mine, qu'ils salueraient du nom de +maître et de roi, tandis que des valets à grande perruque viendraient, +un genou en terre, déposer devant lui faisans et chevreuils encore +sanglants. Puis, de l'autre côté, je voyais un cortège de femmes +exquises, dont les pelisses de renard bleu flottaient sur leurs larges +paniers, descendre lentement le grand escalier de la terrasse, s'asseoir +dans des traîneaux de laque et d'or, et venir jusqu'à moi, glisser en +des courbes gracieuses, tandis que des Sylvains moqueurs les +regardaient. Mes yeux, métamorphosés par la magique influence du cadre, +ne voyaient plus les grotesques chapeaux ronds, les jaquettes +quadrillées, les êtres barbus et mal vêtus qui s'agitaient autour de +moi. Ils n'avaient plus devant eux qu'un tableau de Watteau ou de +Laneret, enveloppé dans la buée d'or d'un horizon immense, où le soleil +se couchait dans un crépuscule flamboyant.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Je fus tiré de ma rêverie par une voix étranglée qui disait mon nom, et +par une main qui me saisit le bras brusquement, au risque de me faire +tomber sur la glace.</p> + + <p>--Ah! c'est toi! me dit l'affreux Poteau. Ah! je bénis le ciel, par +exemple! Ah! tu vas m'aider!</p> + + <p>J'allais certainement envoyer l'intrus à tous les diables, et +l'accueillir comme on fait d'ordinaire à un chien qui apparaît au milieu +d'un jeu de quilles... mais je me trouvais en face d'une figure +tellement déconfite, tellement ravagée, tellement risible, que je me +contins.</p> + + <p>--A quoi faire? répondis-je quand j'eus repris mon équilibre.</p> + + <p>--A trouver ma femme et à tuer son séducteur.</p> + + <p>--Diable! Tu n'y vas pas de main morte.</p> + + <p>--Non certes! je veux le tuer, tu entends, le tuer! C'est affreux, +vois-tu, épouvantable!... Ah! il me le faut!... Le lâche! le +misérable!... la coquine!... la coquine!...</p> + + <p>--Voyons! du calme... Tiens! regarde, tout le monde rit en passant...</p> + + <p>--Qu'est-ce que ça me fait!... je le tuerai! te dis-je, ou il me +tuera...</p> + + <p>--Eh bien! c'est dit. Mais qui est-ce?</p> + + <p>--Eh! je n'en sais rien, parbleu! C'est un officier, voilà tout. J'ai +reçu une lettre anonyme: «Si vous voulez trouver Mme Poteau, allez à +Versailles, sur le canal. Vous la verrez patinant avec un officier de la +garnison.» Voilà!</p> + + <p>--Eh bien! repris-je, quel mal y a-t-il à cela?</p> + + <p>--Comment? quel mal? Ah! par exemple! tu me la bailles belle, toi! Mais, +parbleu! si elle patine avec ce môssieu, elle... bon! tiens, tu me feras +dire quelque bêtise... Allons! viens! cherchons-la.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Nous partîmes, moi très ennuyé, Poteau trébuchant à chaque pas, allant +dévisager sous le nez d'un air effaré tous les couples, grognant, +ronchonnant, maugréant, maudissant l'armée française, le ministre qui ne +fait pas travailler les officiers, les femmes qui aiment l'uniforme, les +villes de garnison qui ne sont pas à cent lieues de Paris.</p> + + <p>Je suivais, moitié colère, quand je voyais les gens rire de mon +compagnon, moitié riant moi-même quand je le regardais. Enfin la nuit +vint, tombant presque tout d'un coup, comme il arrive en ces courtes +journées d'hiver. Force était de quitter les lieux et d'abandonner nos +recherches... Je conduisis Poteau à la gare, malgré ses protestations et +son acharnement à vouloir rester quand même... jusqu'à ce qu'il ait +trouvé. Enfin je réussis à le fourrer de gré ou de force dans un +compartiment, où je pris place à côté de lui.</p> + + <p>Quand le train fut en marche:</p> + + <p>--Voyons! lui dis-je, montre-moi un peu cette lettre.</p> + + <p>Il la tira de sa poche et me la tendit, de l'air aimable avec lequel on +jette un os à un chien.</p> + + <p>--Mais, imbécile, m'écriai-je, cette lettre n'est pas pour toi!</p> + + <p>--Comment, pas pour moi!</p> + + <p>Eh non, tu vois bien que ce n'est pas ton nom qui est sur l'adresse. La +rue est bien la tienne, mais la poste s'est trompée... Tu peux dormir +tranquille, Mme Poteau n'est pas coupable, et tu n'as besoin de tuer +personne!...</p> + + <p>Mon labadens voulait me sauter au cou. Je dus modérer ses transports.</p> + + <p>--C'est encore comme mon aventure du quai, fit-il avec un rire bruyant. +Seulement, cette fois, j'ai failli prendre le roman pour de l'histoire! +Tiens! fais une pièce avec cela, et tu m'enverras des billets pour la +première...<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Djallil.</span></span></p> + + <br><br> + + <h3>LES EMPRUNTS FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE</h3> + + <p>Le samedi 10 janvier 1891, à six heures du soir, les souscripteurs à +l'Emprunt autorisé par la loi de finances avaient apporté dans les +caisses de l'État une somme de 2 milliards 340 millions de francs.</p> + + <p>Cette somme colossale, dont le poids en pièces de vingt francs est de +755,000 kilogrammes et de 11,700,000 kilogrammes en argent monnayé, ne +représentait que le premier versement de 15 francs par unité de trois +francs de rentes. En apportant les 2,340 millions dont il vient d'être +question, les souscripteurs s'engageaient à verser, aux époques fixées +par le ministre des finances, une somme complémentaire de plus de 12 +milliards. En résumé, on leur demandait 869 millions, et 141 millions +comme premier versement. Ils apportaient 14 milliards et demi, dont +2,340 millions comme versement initial.</p> + + <p>Tous les journaux, sans distinction de nuance politique, ont salué comme +il convenait ce grandiose résultat. Les feuilles étrangères ont +également manifesté leur admiration. Celles des pays amis n'ont pas +marchandé l'expression de leurs sentiments. Celles qui émanent de +contrées qui, pour des raisons diverses, nous sont hostiles ou +simplement indifférentes, ont reconnu de bonne grâce qu'il était +impossible de ne s'incliner point devant cette magnifique manifestation +en l'honneur du crédit de la France.</p> + + <p>De fait, il n'est pas de pays en Europe qui puisse, en quelques heures, +trouver dans son épargne d'aussi incroyables ressources, car, il importe +de le dire en passant, les sommes recueillies ont été fournies +uniquement par les souscriptions faites soit en France, soit dans les +colonies françaises. Il y a eu des souscriptions étrangères, et de fort +importantes, mais elles ne figurent pas dans les totaux enregistrés +ci-dessus.</p> + + <p>Quelque disposé que l'on soit à examiner les choses froidement, et à +faire abstraction de tout sentiment de chauvinisme, on ne saurait trop +répéter que la France seule peut disposer d'un si éblouissant monceau de +millions. Quant la Russie, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique, le +Portugal, l'Espagne, l'Italie, contractent un emprunt, ils sont forcés +d'ouvrir la souscription sur la plupart des grands marchés européens à +la fois. Plus que tout autre, le marché français est mis à contribution; +et il est de notoriété universelle qu'une importante opération +financière ne saurait aboutir sans notre concours, qu'il s'agisse d'un +emprunt proprement dit ou d'une conversion. La Russie en sait quelque +chose, qui, depuis cinq ou six ans, a pu grâce à nous convertir une +bonne demi-douzaine de ses emprunts, et se soustraire ainsi aux +conditions onéreuses qui lui étaient faites par ses premiers prêteurs. +L'Italie le sait bien aussi, puisque, le marché français lui étant peu +sympathique pour des motifs que tout le monde connaît, il lui a été +impossible de trouver à placer son papier. L'Angleterre, la riche et +puissante Angleterre, dont les opulentes colonies comptent 300 millions +d'habitants et dont le crédit est le seul qui puisse être comparé au +nôtre, a vu, tout dernièrement, son premier établissement de crédit +emprunter 75 millions en or à la Banque de France.</p> + + <p>Quant à la France, c'est en France même qu'elle trouve l'argent dont +elle a besoin, et même plus qu'elle ne demande, beaucoup plus: car +l'emprunt de la semaine dernière a été couvert dix sept fois, et, en +1886, pour une demande d'un demi-milliard, on a apporté plus de dix +milliards!</p> + + <p>L'entrain avec lequel l'épargne française souscrit les emprunts en +rentes n'est pas dû à des avantages extraordinaires offerts par le +Trésor à ses prêteurs. Le crédit national est si grand, que nous pouvons +trouver de l'argent à de bien médiocres conditions. Il n'y a guère que +l'Angleterre qui donne moins de revenu que nous. Aux cours actuels, les +Consolidés anglais fournissent un revenu de 3.10% l'an, l'Autriche, avec +sa Dette 4% en or, donne 4.16%; la Privilégiée d'Égypte rapporte 4.36%; +l'Extérieure d'Espagne produit 5.10%; l'Hellénique 1881 offre 6.25%; le +4% Hongrois constitue un placement à 4.30%; l'Italien, dont les coupons +sont frappés d'un lourd impôt de 13%, voit son revenu ressortir à 4.55%; +le Portugais, fort agité depuis les discussions entre l'Angleterre et le +Portugal, paie, aux cours actuels, 7.75% à ses porteurs. Le taux moyen +des derniers emprunts russes est de 4.10% environ.</p> + + <p>Le 3% français, au cours de 95.50, rapporte 3.14% l'an. Le dernier 3% a +été émis à 92.55; c'est du 3.24%. Mais les prix se sont élevés depuis +l'émission, et l'heure est proche où les cours des deux 3% s'unifieront, +pour marcher de concert vers le pair.</p> + + <p>La différence est donc insignifiante entre le revenu de la rente +anglaise (3.10%) et celui de la rente française (3.14 à 3.24%). Le +crédit de l'Angleterre et de la France est donc sensiblement le même; et +ce n'est pas une mince satisfaction pour ce pays-ci que d'être parvenu, +après ses guerres, ses désastres, l'amoindrissement du territoire, +malgré le plus lourd budget et en dépit de la plus forte dette publique +qui soient au monde,--que d'être parvenu, disons-nous, à lutter avec +notre voisine sur ce terrain où jusqu'alors, elle régnait en souveraine.</p> + + <p>Si l'on entre dans le détail des choses, si l'on examine de près les +circonstances accessoires, il n'est pas démontré, même, que l'outillage +de la France, au point de vue financier, ne soit pas supérieur à +l'outillage de l'Angleterre. Si cette dernière empruntait demain un +milliard au taux de 3.15%, trouverait-elle quinze milliards? C'est +douteux. Mais, il faut le dire bien vite, notre supériorité à cet égard +provient surtout d'une répartition plus normale, plus démocratique si +l'on peut dire, de nos ressources pécuniaires. En France, avec quinze +francs d'argent comptant et une épargne quotidienne de 17 centimes par +jour (le total des versements à effectuer par 3 francs de rente d'ici au +1er juillet 1892 sur la nouvelle rente représentant cette petite somme), +n'importe qui peut être créancier de l'État; c'est dire que le papier +revêtu de la griffe du Trésor est à la portée du plus humble. En +Angleterre, l'unité de rente est de trois livres sterling, plus de 75 +francs, ce qui représente un capital d'environ 2.500 francs aux cours +actuels. En d'autres termes, la France, en cas d'emprunt, s'adresse à la +population tout entière, du haut en bas de l'échelle sociale; chez nos +voisins, on s'adresse seulement, par la force même des choses, à une +classe relativement privilégiée, au <i>select few.</i></p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Ce n'est qu'à l'aide de longs et persistants efforts que nous sommes +parvenus à asseoir notre crédit au rang qui, maintenant, lui est +définitivement assigné. En 1817, il nous fallait payer 9.52% par an: la +maison Baring (qui depuis...) ne voulut en effet prendre notre 5% qu'à +52 fr. 50. En 1825, sous M. de Villèle, il y avait déjà un progrès +considérable, puisque ce ministre parvenait à emprunter 400 millions en +5% à 89.55, soit à 5.58%. Quelques années plus tard, nouvelle +amélioration; le gouvernement émettait un emprunt 4% à 102 fr., soit à +3.98%. Mais, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le +crédit national retomba. En 1831, on demanda 120 millions en 5% à 98 fr. +50, soit à 5.07%; on obtint à peine 20 millions. En 1841, en 1844, en +1847, ce n'est qu'en s'assurant le concours de puissants syndicats de +banquiers, français et étrangers, qu'on parvient à placer la rente +française dans le public, à qui cette rente rapportait de 4 1/2 à 5%.</p> + + <p>Elle produisit plus encore pendant la République de 1848, qui fit deux +emprunts en 5%, émis, le premier à 71 fr. 60, le second à 75 fr. 25; +leur intérêt se dégageait à 6.98% et à 6.64%.</p> + + <p>Sous l'empire, on commença de s'adresser directement au public; +jusqu'alors, on l'a vu plus haut, on était placé sous l'onéreuse tutelle +des syndicats de banquiers. Le nouveau système réussit à merveille. En +1854, le gouvernement emprunta 250 millions, en 5% à 92.50 ou en 3% à 59 +fr. 20 nets, au choix du souscripteur. L'intérêt était ainsi de 5.40% +environ; le public apporta 467 millions en 5%. En 1855, pour un emprunt +de 750 millions émis aux mêmes conditions que le précédent, la +souscription publique produisit 2.175 millions, dont 450 millions +fournis par l'étranger. En 1859, un emprunt de 520 millions fut offert; +le public apporta quatre milliards. En 1868, quinze milliards se +disputèrent les 450 millions en rente 3% émis par le gouvernement. Il +est vrai que ce 3%, vendu 70 francs, était en réalité du 4.30%. En 1870, +au moment de la guerre, l'emprunt de 805 millions, en 3% à 60 fr. 60, +fut largement souscrit. Le revenu en était de 4.95%.</p> + + <p>Après la guerre, comme on le comprend aisément, les emprunts, dits de +libération du territoire, se ressentirent de la situation du pays, et +rapportèrent environ 6% aux souscripteurs. Mais les sacrifices matériels +que dut faire la France furent superbement compensés par les +encouragements moraux qu'elle reçut. Qui ne se souvient de l'emprunt 5% +de trois milliards, émis en 1872, et qui fut l'occasion d'un mouvement +de capitaux tel, qu'il ne se renouvellera probablement jamais. On mit +quarante-trois milliards à la disposition de la France. L'emprunt fut +couvert une fois et demie en Angleterre, plus d'une fois en Allemagne, +cinq fois par la France, cinq fois par le reste du monde!</p> + + <p>C'est à propos de cet emprunt que, pour la dernière fois, en France, on +eut recours aux services des syndicats de banquiers. M. Thiers savait +bien, d'avance, que l'emprunt serait souscrit largement; mais il +importait de relever les courages abattus, de faire renaître la +confiance de tous, de rendre, d'un seul coup, tout son lustre au crédit +national. Un succès? Ce n'était pas assez: il fallait un triomphe, et M. +Thiers mit tout en œuvre pour obtenir ce résultat. Il offrit aux grands +banquiers des irréductibilités, sachant bien que ces banquiers, ainsi +amenés à travailler pour eux-mêmes, travailleraient en même temps dans +l'intérêt du pays. Le président de la République comptait que cette +combinaison contribuerait puissamment au succès; mais jamais, dans ses +prévisions les plus optimistes, il n'espéra la prestigieuse apothéose +dont plus haut il est parlé!</p> + + <p>Trois derniers emprunts à noter. En 1881, le 3% amortissable apparut. Il +fut, pour une somme de 1 milliard, émis à 82 fr. 25, produisant ainsi +3.60%, et l'émission fut couverte 14 fois. En 1884, une seconde émission +de 350 millions d'amortissable à 76.60 fut souscrite une fois et demie, +au taux de 76.60; l'intérêt est de 3.91%. Enfin, 1886, l'État demanda +5,000 millions en 3% à 70.80, c'était du 3.76%. L'emprunt fut couvert +près de 21 fois.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>On a vu, au commencement de cet article, les résultats du dernier +emprunt. Ils sont supérieurs à tous les autres, même à ceux de 1886. +Car, nous venons de le dire, l'intérêt alors offert aux souscripteurs +était de 3.76%. Cette différence de 0.52% est énorme, puisqu'elle +représente près de 14% de diminution sur l'intérêt offert il y a quatre +ans seulement.</p> + + <p>Mais cette réduction dans le taux de l'intérêt n'est pas pour arrêter le +souscripteur français, qui se trouve regagner amplement, par +l'augmentation du capital, ce qu'il peut perdre du côté du revenu. +L'Amortissable de 1881 gagne actuellement 15 francs; c'est 18 1/2% +d'augmentation pour le capital primitivement engagé. L'Amortissable de +1884 gagne 20 francs; c'est plus de 26% d'augmentation. Le 3% perpétuel +de 1886 gagne 15 fr. 50 sur son cours d'émission; c'est un accroissement +de plus de 19% du capital.</p> + + <p>Il est permis de croire que le mouvement d'ascension du crédit de la +France n'est pas près de s'arrêter. Ce pays est riche; il a toujours eu +la tradition du travail et de l'épargne: il continuera. A cet égard, le +passé et le présent sont caution de l'avenir.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Ch. Friedlander.</span></span></p> + + + <br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/004a.png"><br><b>L'HIVER DE 1890-91. Les glaces dans la mer du Nord:<br> +L'entrée du port d'Ostende.--Phot. Le Bon.</b></p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/004b.png"><br><b>L'HIVER DE 1890-91.--Le vapeur «Ashton» au milieu des +glaces, à Ostende.--Phot. Le Bon.</b></p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"><br><b>L'EMPRUNT NATIONAL DE 869 MILLIONS. Souscripteurs à<br> +quinze cents francs de rente et au-dessus.</b></p> + +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/006.png"><br><b>Le palais de la Diète suédoise, à Stockholm.</b></p> + + <h3>LES PARLEMENTS ÉTRANGERS</h3> + + <h4>VIII</h4> + + <h4>SUÈDE</h4> + + <p>Le parlement suédois a existé de tout temps. Celui que les Suédois ont +surnommé le Roi-Soleil, Gustave III, l'avait, pendant quelques années, +réduit et même supprimé, mais ce monarque peu libéral fut tué, comme +l'on sait, à l'Opéra de Stockholm d'un coup de pistolet en 1792.</p> + + <p>Pendant des siècles le parlement suédois se composait de quatre +chambres: la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans. C'est +la noblesse qui presque toujours dominait, et on lui permettait de +dominer parce qu'elle était la gloire du pays, alors que la Suède était +un État puissant et que ses rois triomphaient sur les champs de bataille +de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie et de la Pologne.</p> + + <p>Quand le fils de Gustave III, Gustave-Adolphe, fut violemment détrôné en +1809, ce qui le fit devenir même à peu près fou, la constitution +suédoise fut un peu modernisée et la puissance dangereuse du roi +considérablement réduite, mais on gardait toutefois les quatre Chambres +où les sièges de la noblesse étaient héréditaires, comme en Angleterre.</p> + + <p>Mais bientôt les idées nouvelles se répandaient en Suède, le pays se +développait intellectuellement, et dans ce siècle de libéralisme, +d'inventions et de progrès, ce système des quatre Chambres devint +intolérable au point de vue politique et pratique. Après de laborieuses +discussions et une opposition catégorique de la part de la noblesse, on +obtint enfin en 1866 une réforme de la représentation nationale. C'est +là d'ailleurs le seul grand événement qui ait traversé la vie politique +de la Suède dans les temps modernes, et la seule fois que les noms de +ses hommes d'État devinrent vraiment connus hors du pays. Le père de la +réforme, c'est du reste ainsi qu'on l'a surnommé, fut M. le baron Louis +de Geev. Il appartient à une vieille famille d'origine belge; il est né +en 1818, et, après une brillante carrière judiciaire et de nombreuses +excursions dans la littérature sous forme de romans historiques, il fut +nommé en 1875 président du conseil et garda ce poste jusqu'en 1880. <i>La +gauche et la droite</i> n'existant pas dans la politique suédoise, on ne +peut guère dénommer son cabinet: tout ce que l'on peut en dire, c'est +que c'était un cabinet conservateur, mais de nuance assez pâle. Quoi +qu'il en soit, c'est à M. de Geev que l'on doit en grande partie la +constitution actuelle dont nous allons exposer le système.</p> + + <p>La forme du gouvernement est une monarchie héréditaire avec une Diète +composée de deux Chambres: la «première», élue par les conseils +provinciaux et par les conseils municipaux des grandes villes; la +«deuxième», élue, au suffrage à deux degrés, par des électeurs +censitaires. Le roi a un droit de veto absolu.</p> + + <p>Les membres de la «première», sont élus pour neuf ans; ils sont +actuellement au nombre de 145 et ne touchent aucune indemnité. Cette +Chambre, très aristocratique, renferme beaucoup de comtes et de grands +financiers.</p> + + <p>Les membres de la «deuxième» sont élus pour trois ans; ils sont +actuellement au nombre de 222, et touchent par jour 15 francs +d'indemnité. Cette Chambre renferme beaucoup de paysans, élus dans les +campagnes, et beaucoup de commerçants, d'avocats et d'hommes de lettres, +élus dans les villes.</p> + + <p>La diète (<i>Riksdag</i>) se réunit tous les ans, en session ordinaire, le 15 +janvier; elle peut être convoquée en session extraordinaire par le roi, +ou en cas de décès, de maladie ou d'absence du roi, par le conseil +d'État.</p> + + <p>Le roi a aussi le droit de dissolution, soit des deux Chambres +simultanément, soit séparément de l'une d'elles, pendant les sessions +ordinaires; il dissout les sessions extraordinaires lorsqu'il le juge +convenable.</p> + + <p>L'ouverture de la Diète a lieu, après un service religieux, par un +discours du roi ou d'un ministre, en séance solennelle des Chambres +réunies, et la clôture des sessions est aussi prononcée par le roi, +après un service religieux, en séance solennelle. Le président +(<i>talman</i>) et le vice-président (<i>vice talman</i>) sont nommés par le roi, +et choisis, pour chaque Chambre, parmi les membres qui la composent.</p> + + <p>La Diète partage le droit d'initiative et le pouvoir législatif avec le +roi: le consentement du Synode est nécessaire pour les lois +ecclésiastiques, mais les deux Chambres ont seules le droit d'établir le +budget. Lorsqu'un dissentiment se produit à l'occasion du budget, on +additionne les voix de tous les membres des deux Chambres, et un +bulletin mis à part, lors du vote dans la «deuxième» Chambre, détermine +la majorité en cas de partage. On évite ainsi les situations tendues et +les crises; mais naturellement la deuxième Chambre, qui a l'avantage du +nombre sur la première, reste souvent victorieuse et impose les +décisions dictées par son esprit économique, ce qui fait qu'elle +détourne d'elle la bourgeoisie et l'aristocratie, qui ne savent pas +toujours combien le paysan suédois a de peine à gagner son pain.</p> + + <p>Nous avons dit plus haut que les membres de la première Chambre étaient +élus par les conseils provinciaux et les conseillers municipaux des +villes ayant au moins 25,000 âmes. Chaque fois qu'il y a une vacance, ou +que le roi ordonne de nouvelles élections, les conseils provinciaux ou +communaux se réunissent en session extraordinaire, et chaque conseil +provincial ou communal élit un député à raison de 30,000 habitants +compris dans son territoire.</p> + + <p>Pour être éligible à la première Chambre, il faut avoir trente-cinq ans, +justifier d'avoir payé à l'État depuis trois ans un cens d'au moins +1,100 francs, et appartenir à la religion luthérienne.</p> + + <p>Quant à la seconde Chambre, est électeur tout Suédois âgé de vingt-cinq +ans, domicilié dans la commune et ayant droit de vote dans les affaires +générales. Il doit, en outre, remplir l'une des trois conditions +suivantes: 1° avoir la propriété ou l'usufruit d'un immeuble, évalué +pour l'assiette de l'impôt au moins à 1,000 couronnes (1,380 fr.); 2° +avoir à ferme pour la vie, ou pour vingt ans au moins, un immeuble +agricole évalué à 6,000 couronnes (8,280 fr.); 3° payer à l'État un +impôt calculé sur le revenu annuel d'au moins 800 couronnes (1,104 fr.).</p> + + <p>Est éligible tout Suédois luthérien jouissant, depuis un an, de ses +droits d'électeur dans l'une des communes de sa circonscription +électorale.</p> + + <p>Ainsi constitué, le Riksdag est un parlement calme. Il s'y passe +rarement de ces scènes tumultueuses, de ces discussions qui ont un grand +retentissement hors du pays. Les comptes-rendus des séances ont rarement +un grand intérêt.</p> + + <p>La deuxième Chambre actuelle a été élue en 1888, et diffère notablement +de celle à laquelle elle succède. La grande question de la protection +des blés suédois a fait tomber beaucoup de libre-échangistes dans les +provinces. Cette protection de l'agriculture nationale a une majorité +dans la première Chambre, mais elle ne l'aurait certainement pas dans la +deuxième Chambre et dans les votes communs, si un incident très +singulier n'avait pas fait remplacer les 21 libre-échangistes nommés à +Stockholm par 21 protectionnistes. Voici comment les choses se sont +passées, car le fait est curieux à connaître, au point de vue des règles +électorales de la Suède. Un des 21 libre-échangistes élus par la +capitale avait oublié de payer son impôt, une vingtaine de francs +environ, et, par cet oubli, non seulement son élection devenait +illégale, mais encore celle de ses vingt autres collègues; d'un autre +côté, on ne pouvait pas faire de nouvelles élections, de sorte que ce +furent ceux qui avaient obtenu le plus de voix après les membres +invalidés qui devinrent à leur tour députés. Le parlement fut ainsi +privé de plusieurs hommes très distingués, notamment M. Nordenskiœld, +le grand voyageur, le rédacteur Hedin, qui est incontestablement le +premier orateur politique, etc. En revanche, on a reçu M. de Laval, dont +les inventions agricoles sont fort estimées.</p> + + <p>La deuxième Chambre compte parmi ses membres un grand nombre de paysans +dont le doyen et le chef était M. Ifvarson qui vient de mourir; depuis +quelques années il occupait le poste de vice-président.</p> + + <p>Parmi les membres de la première Chambre, il convient de citer d'abord +le baron Louis de Geer, qui fut président du conseil, ainsi que les +comtes Posse et Themptander, M. Lundberg, archevêque de Suède, et les +rédacteurs MM. Hedlund et Borg.</p> + + <p>Le ministère actuel est protectionniste, sans l'être toutefois d'une +façon agressive. On l'appelle le ministère des barons, parce que, sur +les dix ministres dont il se compose, six sont barons ou comtes.</p> + + <p>Le président du conseil actuel est M. le baron Johan Gustaf Nils Samuel +Aakerhjelm, grand'croix de tous les ordres suédois, grand'croix de +Saint-Olaf, etc., né en 1833. Il est très protectionniste. Il a eu +d'abord l'intention de cumuler les fonctions de président du conseil et +de ministre des affaires étrangères; mais devant les nombreuses +protestations qui se sont élevées il a dû y renoncer, et c'est M. le +comte Lewenhaupt, ancien envoyé des Royaumes-Unis à Paris, qui a hérité +de son portefeuille.</p> + + <p>M. Lewenhaupt, ministre des affaires étrangères, est né en 1835. Comme +tous ses prédécesseurs, il a été, au cours de sa carrière diplomatique, +un excellent chef de bureau, un expéditionnaire habile. Mais ce qui +suffisait autrefois n'est plus suffisant aujourd'hui, quoique un de ses +chefs ait dit de lui: «Un diplomate qui se tait, et lève seulement les +épaules, c'est du pur Metternich!» Est-ce à cela qu'il a dû d'être +attaché d'ambassade à Paris, puis envoyé à Washington de 1876 à 1884? +Pendant l'Exposition de 1889, il était à Paris, et les Suédois ont +trouvé qu'il représentait mesquinement la Suède. Le ministre est, en +effet, d'une économie excessive, et il avait pris un appartement très +simple meublé d'une façon rudimentaire.</p> + + <p>On lui a reproché de ne pas avoir assisté à l'inauguration de +l'Exposition; on lui a surtout reproché de ne pas avoir assez plaidé la +cause de l'Exposition auprès des autorités suédoises, car on aurait +certainement voté l'argent nécessaire, et le roi eût bien été obligé de +se départir de sa réserve vis-à-vis de la France.</p> + + <p>M. Wennerberg, ministre des cultes, a fait les paroles et la musique +d'une série de chansons d'étudiants qui sont très populaires dans toute +la Scandinavie.</p> + + <p>Quant à ce qu'on appelle en Suède <i>la maison du Parlement</i>, elle est +vieille et peu décorative. On prépare un grand et magnifique palais pour +recevoir les députés; c'est-à-dire que l'on y pense, car le monument +n'est encore qu'à l'état de projet et l'on en est à la période de +concurrence des architectes, c'est dire que les habitants de Stockholm +ne sont pas encore sur le point de voir la nouvelle Chambre. Mais que +peut leur importer le bâtiment plus ou moins neuf, l'essentiel est que +ce qui s'y fait soit bon: et c'est le cas. On est presque tenté de +croire que ce n'est que dans les vieilles bâtisses qu'on fait de bonnes +lois.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">P. Artout.</span></span></p> + <br><br> + + <h3>QUESTIONNAIRE</h3> + + <h4>N° 16.--Paris et Province.</h4> + + <p class="mid"><i>Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de +la Vie de province?</i></p> + + <p class="mid">(14 Juin 1890.)</p> + + <h4>RÉPONSES (suite)</h4> + + <p>Paris est le soleil autour duquel les provinces gravitent comme des +satellites éclairés de son reflet. Ils semblent en correspondance par le +même langage, c'est-à-dire qu'ils emploient les mêmes mots, mais ces +mots, rangés dans un dictionnaire, ont un sens tout différent dans les +nuances de l'expression intime des idées, des sentiments et des +passions. Le regard, la voix, le geste, voilà l'âme de la langue +universelle au service du cœur et de l'intelligence; le langage +articulé n'en est que l'instrument imparfait, comme le style de +l'écriture une froide traduction. C'est pourquoi, à l'exception du +jargon judiciaire, lui-même fort obscur, mais mieux défini, Paris et les +provinces peuvent entrer en communication extérieure, mais sans +communion; ils peuvent même se comprendre, ils ne s'entendent +pas.--<span class="sc">Volapuc.</span></p> + + <p>Presque toutes les villes se métamorphosent; les plus anciennes, les +plus originales, veulent être à la mode, toutes neuves, bourgeoises, +avec des squares, des boulevards, des rues rectilignes, aux maisons à +cinq étages, bordées de trottoirs en asphalte et éclairées au gaz, en +attendant la lumière électrique. Les costumes nationaux ont presque tous +disparu dans les provinces, et ces vêtements si pittoresques ont suivi +la transformation générale. Les femmes suivent les modes de «la +Capitale». Ces villes sont jalouses de Paris, comme des demoiselles +d'honneur brodant leur bonnet de Sainte-Catherine autour du trône de +leur reine couronnée. Elles la dénigrent et l'imitent, et ce sont ces +deux sentiments alternés qui produisent un effet de comique si singulier +dans leurs mœurs et leurs habitudes.--<span class="sc">Vieux Pommeau.</span></p> + + <p>C'est un genre de dénigrer Paris et les Parisiens, et surtout les +Parisiennes, qui s'occupent fort peu de la Province, et s'ils s'en +occupent, c'est pour en rire. Celui-là, comme on dit, ne reçoit pas +l'injure qui l'ignore: mais malheur à qui se fourvoie dans le guêpier. +Les bonnes gens de petite ville ne pardonnent pas à ceux qui se tiennent +en dehors de leurs coteries, et ils ont la haine de l'étranger, dont +l'existence n'est pas circonscrite à l'ombre de leur clocher.--<span class="sc">Poligny.</span></p> + + <p>Paris n'est pas un problème si étrange, un labyrinthe si inextricable, +un dédale si compliqué. On peut connaître Paris comme son village. +Qu'est-ce que Paris? C'est une ville qui a trois lieues de diamètre, +neuf lieues de circonférence. On peut la traverser à pied en moins de +deux heures, et en faire le tour entre le déjeuner et le dîner. Elle est +un peu plus grande que les autres; les rues sont plus longues, les +maisons plus hautes; mais enfin, ce sont des rues et des maisons, et on +y retrouve les mêmes éléments que dans les villes secondaires. Je dirai +même que Paris est une <i>Petite ville</i>, c'est-à-dire une agglomération de +petites villes limitrophes qui n'ont entre elles aucune affinité ni les +mœurs, ni les usages, ni les croyances, ni le costume, ni même le +langage. Je ne parle pas des habitants de la Rive droite, qui disent +pour passer les ponts: «Je vais de l'autre côté de l'eau», et des +habitants de la Rive gauche: «Je vais à Paris.» Je parle des voisins qui +se touchent. Qu'y a-t-il de commun entre la Ville du Faubourg +Saint-Germain et la Ville dû Quartier-Latin? Elles sont aussi +différentes qu'une douairière et une grisette, aussi séparées qu'une +vieille monarchie et une jeune république. Ainsi des autres. Paris est +une Petite ville, la Foire aux Cancans, la Grande Potinière.--<span class="sc">Rulwer.</span></p> + + <p>J'ai toujours été indiffèrent à l'opinion des autres; je ne me soucie +pas de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit de moi, je n'ai à subir le +jugement de personne et je ne dois aucun compte de mes actes et de mes +sentiments personnels. Voilà une déclaration de principes qui paraîtra +la chose la plus simple à un Parisien; j'ai osé la faire à un +Provincial, qui est tombé des nues; il m'a considéré avec inquiétude et +s'est éloigné de moi comme d'un pestiféré.--<span class="sc">Petit clerc</span>.</p> + + <p>L'ennui ronge la province; on le lit sur tous les visages. On connaît la +ville, maison par maison; tout le monde se sait par cœur. Les cancans, +maigre chère, vieilles histoires ressassées, difficiles à rajeunir. Leur +plus clair résultat est de semer la zizanie dans toutes les familles de +Guelfes et de Gibelins. On traite les piqûres d'épingle comme des coups +de stylet, on se brouille pour un mot, pour un sourire, pour rien, sans +doute pour se désennuyer par les négociations du raccommodement. Un +autre malheur de la province, c'est de se fâcher contre les choses, ce +qui est inutile, dit Euripide, parce que cela ne leur fait rien du +tout.--<span class="sc">L'Ennuyé.</span></p> + + <p>La Bruyère n'a eu garde d'oublier la Province dans ses <i>Caractères</i>. +Tout le monde connaît le tableau de la <i>Petite ville</i>, où Picard a +trouvé le cadre de sa comédie, dont je ne détacherai qu'un trait:</p> + + <p>La première représentation était incertaine, un seul mot décida du +succès. Quand la mère apprend que celui des deux Parisiens sur lequel +elle avait jeté son dévolu était marié, elle crie à sa fille:» Sortez, +sortez, n'écoutez plus rien!» La petite ingénue provinciale ne perd pas +la tête et répond avec sérénité: «Mais, maman, l'autre n'est peut-être +pas marié?»--<span class="sc">Camille S.</span></p> + + <p><i>Parisienne</i> et <i>Provinciale</i>, en dehors de Paris, sont des synonymes de +<i>Courtisane</i> ou <i>Ménagère</i>, de Proud'hon. C'est un peu rustique, et +aussi faux que cette autre formule: «Toute femme qui n'est pas à Dieu +est à Vénus.»--<span class="sc">Vesta.</span></p> + + <p>On ne saurait imaginer combien est banal, étroit, arriéré, ennuyé et +ennuyeux, le monde d'une Petite ville de province; mais les gens sont +partout les mêmes, et ce microcosme est la réduction exacte des plus +grandes, qui se croient des rivales de Paris. Trois castes les +composent: aristocratie orgueilleuse et fermée, bourgeoisie vaniteuse et +jalouse, peuple envieux et gouailleur; castes aussi tranchées, séparées +et divisées, par ce temps qui a la prétention d'imposer des mœurs +égalitaires, qu'elles le furent jadis par la classification des Trois +Ordres. Autrefois, elles n'avaient pas plus d'affinité que l'huile et le +vinaigre; aujourd'hui, la Politique est le sel qui opère le mélange, et +le Clergé, la Noblesse, la Bourgeoisie et le Peuple se fusionnent pour +assaisonner la salade nationale. De là une physionomie nouvelle du monde +provincial, où la garnison circule sans s'y mêler, et où les +fonctionnaires forment une colonie temporaire. On a beau les changer, +ils ont tous comme un air de famille, il semble que ce sont toujours les +mêmes; le nouveau ressemble à son prédécesseur, son successeur lui +ressemblera, et on ne parvient à les distinguer que par quelque signe +particulier, quand ils en ont un.--<span class="sc">Tapis Vert.</span></p> + + <p>Ce que je reproche à la province, ce n'est pas sa chape de plomb, qui +endort la pensée et engourdit le cœur, c'est son hypocrisie peureuse, +la basse jalousie, l'envie à l'œil louche, qui y voit très clair, la +haine, qui faussent les caractères et humilient l'intelligence, en +soumettant tout le monde à l'esclavage de l'Opinion, qu'on méprise en +secret. On se défie de l'ami et on flatte l'ennemi; on ménage la chèvre +et le chou, on craint le loup et on ne veut pas se brouiller avec le +batelier.--<span class="sc">Épine de rose</span>.</p> + + <p>En causant avec les habitants de toutes les classes, les fonctionnaires, +les notables, les marchands, les artisans, on apprend des choses vraies +et beaucoup plus intéressantes que les monographies historiques. Tout le +monde sait quelque chose et aime à dire ce qu'il a appris, à raconter ce +qu'il a vu, à donner son avis sur les hommes et les choses qui le +touchent de près et qu'il a occasion d'observer tous les jours. On a +aussi quelquefois la chance de rencontrer des gens instruits et +affables, qui ont du plaisir à faire les honneurs de leur +pays.--<span class="sc">Tourist.</span></p> + + <p>D'abord parce que c'est Paris, et que de toutes les capitales c'est la +ville libre par excellence. La liberté ne consiste pas seulement à aller +et à venir à sa guise, mais encore à n'avoir de rapports forcés avec +personne. Les relations y sont nombreuses, faciles, et n'engagent à +rien. On y vit tranquillement à sa guise, sans gêner personne et sans +qu'on s'occupe de vous. Paris n'a jamais supporté de joug d'aucune +sorte; quand on a l'indépendance de la fortune, on jouit de toutes les +autres, jamais on ne rencontre d'obstacle, d'entrave, de gêne, on est +libre dans la ville de toutes les libertés. De même règne partout +l'égalité; le plus simple bourgeois ne songe même pas à s'étonner de se +voir au théâtre, en omnibus, etc., entre un duc et un ministre. Enfin +Paris la Grand'ville, le Beau Paris, est la Cité fraternelle et +hospitalière, la seconde patrie de ceux qui en ont une et la patrie +d'élection de ceux qui n'en ont plus.--<span class="sc">Liberté, Égalité, Fraternité.</span><br> + + <span class="rig"><span class="sc">Charles Joliet.</span></span></p> + + <p><i>(A suivre.)</i></p> + <br><br> + + <h3>NOTES ET IMPRESSIONS</h3> + + <p>L'on peut dérober à la façon des abeilles, sans faire tort à personne; +mais le vol de la fourmi qui enlève le grain entier ne doit jamais être +imité.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">La Mothe Le Vayer.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons, avant de +crier, si elles sont bien à nous.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Anatole France.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Avoir trop d'esprit est une accusation qui sert, en Angleterre comme en +France, à tenir éloignées du pouvoir les supériorités qui font ombrage +aux médiocres.<br> + +<i>(Mémoires)</i><br> + + <span class="rig"><span class="sc">Talleyrand.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>La raison a, de tout temps, aimé à morigéner le sentiment.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Léon Say.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus +mince espérance.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">Émile Gaboriau.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a +passé par la petite vérole: il reste grêlé.<br> + + <i>Claude Larcher</i><br> + + <span class="rig"><span class="sc">(P. Bourget.)</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la +rupture était possible.<br> + + <i>Claude Larcher</i><br> + +<span class="rig"><span class="sc">(P. Bourget.)</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Toute chaîne, fût-elle d'or, fait un jour un forçat de celui qui la +porte.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Adrien Chabot.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>Le musicien qui a des réminiscences s'imagine, en les répétant, qu'elles +lui appartiennent, comme le menteur, à force de reproduire un mensonge, +finit par croire qu'il dit la vérité.<br> + +<i>(Pensées posthumes.)</i><br> + + <span class="rig"><span class="sc">Louis Lacombe.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>L'âme reprend son vol, dès qu'on revit par elle.<br> + +<i>(Pages intimes.)</i><br> + +<span class="rig"><span class="sc">Eugène Manuel.</span></span></p><br> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>La médecine de nos jours est aussi originale que savante: elle invente +encore plus de maladies que de remèdes.</p> + + <p class="mid">*<br>* *</p> + + <p>La célébrité qui s'acquiert le plus vite est celle du crime.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">G.-M. Valtour.</span></span></p><br> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/007.png"><br><b>L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU.--Vue générale du palais +et de ses annexes.</b></p> +<br><br> + + <p class="mid"><img alt="" src="images/008a.png"><br><b>Sur le sable. + +La récolte des œufs.</b></p> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/008b.png"><br><b>L'empailleur. + +Deux amis.</b></p> + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/008c.png"><br><b>Une capture.</b></p> + + + + <p class="mid"><b>LE COMMERCE DES ALLIGATORS DANS LA FLORIDE.</b></p> + + <br><br> + + <p class="mid"><img alt="" src="images/008d.png"></p> + + <p><b>Ouverture de la session parlementaire.</b>--C'est lundi 13 courant qu'a eu +lieu la rentrée des Chambres. Cette fois-ci le vénérable M. Pierre +Blanc, celui qu'on a surnommé un peu familièrement peut-être le <i>vieil +Allobroge,</i> ne présidait pas la séance comme il l'a fait chaque année +depuis si longtemps déjà. Ce n'est pas qu'il ne soit toujours vert et +jeune en dépit de ses quatre-vingt-cinq ans, mais le froid et la neige +l'avaient retenu bloqué dans son pays, la Savoie. Il a été remplacé au +fauteuil présidentiel par M. de Gasté, un peu plus jeune que lui, mais +pas beaucoup plus. Les secrétaires d'âge installés au bureau étaient MM. +Argeliès, Lasserre, Pierre Richard et Maurice Barrés. Quatre députés, +deux boulangistes. La proportion a dû paraître un peu forte, mais c'est +le hasard qui est le seul coupable.</p> + + <p>La présidence de M. de Gasté avait provoqué une certaine curiosité. Son +discours a été court. Après avoir fait part à l'Assemblée de ses regrets +que le vénéré M. Blanc ait été retenu loin de Paris, il a continué +ainsi:</p> + + <p>«N'ayant pas quitté Paris et quoique malade moi-même, j'obéis au +règlement en venant ouvrir les travaux de votre session ordinaire.</p> + + <p>«Dans la très courte allocution que je prononcerai, vous me permettrez, +mes chers collègues, d'introduire le vœu que vous me veniez en aide, le +jour où je vous demanderai de modifier nos lois constitutionnelles et de +leur donner plus de similitude avec la Constitution américaine qu'avec +la Constitution anglaise.</p> + + <p>«En ce qui concerne nos travaux intérieurs, vous ne reprocherez pas à +l'un de vos vétérans de regretter qu'à chaque renouvellement de +l'Assemblée les propositions disparaissent et que les meilleures +réformes voient ainsi quelquefois plus de trois législatures se succéder +sans même être examinées.»</p> + + <p>Il termine en souhaitant que pendant Tannée 1891 les commissions +apportent à leurs travaux la plus grande activité.</p> + + <p>Après que le doyen d'âge a pris place au fauteuil présidentiel, on a +procédé au tirage au sort des bureaux.</p> + + <p>M. Floquet a été élu président définitif.</p> + + <p>Au Sénat, la séance d'ouverture a été présidée par M. de Lur-Saluces, +sénateur de la Gironde.</p> + + <p><b>Le ministère; l'Emprunt.</b>--L'impression générale, à la rentrée des +Chambres, était que le ministère n'avait pas à craindre cette année les +surprises qui suivent parfois la période d'accalmie connue sous le nom +de «trêve des confiseurs». Par extraordinaire, on ne songe pas à +renverser un cabinet qui date déjà de deux ans.</p> + + <p>Le succès de l'emprunt explique en partie cette situation privilégiée +faite aux membres du gouvernement et aussi, on peut le dire, les +résultats des élections sénatoriales qui sont portés à l'actif du +ministre de l'intérieur. Mais, si la victoire électorale des +républicains peut contrarier ceux qui sont restés attaches aux anciens +partis, le triomphe que vient de remporter notre pays dans l'ordre +financier est fait pour réjouir tout le monde.</p> + + <p>L'État demandait aux souscripteurs de s'engager pour 869 millions: les +souscripteurs lui ont offert plus de 14 milliards. Le premier versement +était fixé à 141 millions. Le Trésor a encaissé dans la journée du 10 +janvier la somme énorme de deux milliards trois cent quarante millions.</p> + + <p>Nous donnons du reste dans une autre partie du journal (voir page 55) +tous les détails relatifs à cette prodigieuse opération.</p> + + <p><b>Le clergé et la République; le discours de M. Méline.</b>--La question +religieuse tend à prendre une place de plus en plus importante dans la +politique des partis. Il est probable, on pourrait dire, il est certain, +que si, dans la présente législature, il se produit quelque changement +décisif dans l'attitude des divers groupes parlementaires, et surtout +dans le corps électoral, ce changement tiendra pour une large part aux +déclarations formulées par le cardinal Lavigerie. Cela ne tient pas +seulement à la personnalité de l'auteur de ces déclarations, qui est +considérable par elle-même. Si le discours qu'il a prononcé à Alger a eu +un tel retentissement, c'est qu'on sentait qu'il était appuyé en cette +circonstance par une autorité plus haute que la sienne, et que sa pensée +répondait à celle, non de tous les prélats de France, mais d'un grand +nombre d'entre eux. A ce point de vue, il y a un intérêt réel à +rechercher si l'opinion assez générale qu'on s'est faite qu'il avait été +en quelque sorte le porte-parole non-seulement d'une partie de +l'épiscopat, mais aussi peut-être du Vatican, était justifiée.</p> + + <p>Nous avons déjà vu que le cardinal Rampolla, qui, lui, parlait sans +contestation possible au nom du Saint-Siège, n'a pas désavoué le +cardinal Lavigerie. Loin de là, dans la lettre qu'il adressait à +l'évêque l'Annecy, il émettait, avec tous les tempéraments possibles et +sous la forme réservée qui est dans la tradition de l'Église, cette +pensée que les catholiques doivent s'accommoder de toutes les formes de +gouvernement.</p> + + <p>Voici un autre document qui mérite également d'arrêter l'attention. +C'est une lettre que l'évêque de Saint-Denis et de la Réunion a adressée +au cardinal Lavigerie et qui constitue une adhésion explicite aux +théories que celui-ci a émises à Alger. Cette lettre est d'autant plus +significative qu'elle est datée de Rome et qu'elle a été écrite à la +suite d'un entretien avec le Pape. Au cours de cet entretien, Léon XIII +a dit à son visiteur: «Vous devez être content du toast du cardinal +Lavigerie?» A quoi l'évêque a répondu:</p> + + <p>«Très saint-père, le cardinal a rendu à l'Église des services signalés; +je ne crois pas qu'il lui en ait rendu de plus considérable que celui +qui résultera de ces mémorables paroles. Les conséquences de cette +déclaration ne seront peut-être pas immédiates, mais dans quelque temps +on reconnaîtra que le cardinal qui, dans les batailles du bien contre le +mal, a les vues soudaines du génie, a frappé un coup des plus heureux.»</p> + + <p>Ces lignes, écrites, il faut le répéter, au lendemain d'une entrevue +avec le pape, n'ont pas été désavouées, non plus que les déclarations du +cardinal Lavigerie lui-même. Sans prendre parti dans cette question +essentiellement délicate, puisqu'elle touche à la conscience des membres +de l'épiscopat sur un point de doctrine à la fois religieuse et +politique, il est permis cependant d'affirmer que le chef de l'Église, +s'il n'impose pas à ses représentants immédiats en France un acte +d'adhésion formelle en faveur de la République, les laisse toutefois +libres d'accepter sous leur responsabilité le régime établi.</p> + + <p>Le fait a une portée considérable puisque aujourd'hui c'est la question +religieuse qui sert de terrain de lutte entre les amis et les +adversaires de la République. Aussi est-il intéressant de voir l'accueil +que les républicains font à ceux qui accomplissent ou qui projettent +l'évolution entreprise par le cardinal Lavigerie, qui serait suivi, +dit-on, non seulement par l'évêque de Saint-Denis, mais aussi par +plusieurs autres membres de l'épiscopat, entre autres les archevêques ou +évêques de Tours, Cambrai, Rouen, Digne, Bayonne, Langres, etc... On a à +ce sujet de nombreux documents, mais on peut considérer comme les +résumant le discours prononcé par M. Méline à Remiremont, à l'occasion +de la reconstitution de «l'alliance républicaine» dans cette ville.</p> + + <p>Après avoir fait à son tour le procès du boulangisme, l'ancien président +de la Chambre a déclaré que, tout en recommandant, dans les rapports de +l'Église et de l'État, une politique de modération, il est partisan de +la laïcité de l'enseignement public et du service militaire obligatoire +pour tous, sans exception. Il convient toutefois, a ajouté l'orateur, +«'introduire dans l'application de ces lois tous les tempéraments, +toutes les précautions de transition compatibles avec leur texte et leur +esprit.»</p> + + <p>Faisant allusion à la discussion qui s'est élevée à la Chambre sur le +régime fiscal des congrégations, M. Méline a déclaré qu'il n'a pas +hésité à marquer par son vote que, s'il entend faire payer aux +congrégations tout ce qu'elles doivent, il entend du moins qu'on leur +applique la loi comme à tous les citoyens, avec justice et sans passion.</p> + + <p>L'orateur a rappelé enfin les récents discours du cardinal Lavigerie et +la lettre de l'évêque de la Réunion. «Bien que ces adhésions, a-t-il +dit, soient accompagnées de restrictions inacceptables, il y a là malgré +tout un aveu précieux et un symptôme significatif. Toutefois il importe +que le parti républicain soit circonspect, jusqu'au jour où les actes +suivront les paroles.»</p> + + <p>Le discours de M. Méline a été longuement commenté par toute la presse, +parce que, en effet, on sait que c'est de ce côté que va se porter +l'effort des partis au cours de l'année qui vient de commencer, et que, +si le mouvement inauguré par un certain nombre de prélats se généralise, +des modifications d'une portée considérable peuvent se produire dans la +situation politique du pays.</p> + + <p><b>Afrique</b>: <i>Soudan français.</i>--Nous annoncions dans notre dernier numéro +que le commandant Archinard s était mis en marche sur Nioro, la dernière +forteresse d'Ahmadou et que, très probablement, il avait déjà pris +contact avec l'ennemi. En effet une dépêché de Kayes a fait savoir +depuis que la place de Nioro avait été enlevée et qu'Ahmadou était en +fuite.</p> + + <p>Le colonel Archinard n'avait sous ses ordres que 700 hommes, mais, comme +nous l'avons dit, il disposait de l'artillerie nécessaire pour détruire +les fortifications de Nioro. L'affaire a dû être chaude toutefois, car +les Toucouleurs se battent avec une bravoure exceptionnelle, et nos +troupes, épuisées par une marche de 300 kilomètres, ont dû faire des +prodiges de valeur pour triompher de pareils adversaires.</p> + + <p>La conquête de Nioro complète l'œuvre commencée l'an dernier par le +colonel Archinard. Actuellement la ligne de nos postes entre le Sénégal +et le Niger se trouve couverte à grande distance par les forteresses +conquises sur l'ex-sultan de Segou. Il ne reste plus rien du vaste +empire d'El Hadj-Omar, le grand conquérant que Faidherbe a arrêté dans +sa marche vers l'Océan Atlantique.</p> + + <p><i>Au Dahomey.</i>--D'après les dernières nouvelles apportées par le courrier +de la côte occidentale d'Afrique. M. Ballot, résident de France à +Porto-Novo, est parti en mission pour Abomey en compagnie de M. M. Le +Blanc, lieutenant de vaisseau, Decœur, capitaine d'artillerie de +marine, et le Père Dorgère. Cette mission allait porter les cadeaux du +gouvernement français à Behanzin, roi du Dahomey. Le roi Toffa, de +Porto-Novo qui voudrait, paraît-il, se réconcilier avec son ennemi, +aurait joint ses cadeaux à ceux du gouvernement français.</p> + + <p>Pendant ce temps, les Allemands font au roi de Dahomey un cadeau d'un +autre genre. Les chefs des établissements qu'ils ont à Whidah ont +présenté à Behanzin un fusil à aiguille qui a été agréé par lui et dont +l'armée dahoméenne va être, dit-on, pourvue. Behanzin en a été tellement +satisfait qu'il a immédiatement fait don de quatre esclaves à chacune +des maisons desquelles il avait reçu ces étrennes utiles.</p> + + <p>Ce n'est pas tout. Deux cabécères ont été envoyés par le roi à Lagos +pour traiter avec un commerçant anglais au sujet de la fourniture de +fusils et de munitions de guerre destinés à l'armée dahoméenne. Le +marché a reçu même un commencement d'exécution, car une somme de 125,000 +francs a été versée entre les mains du fournisseur.</p> + + <p>Il n'est pas difficile de prévoir que nous aurons encore de ce côté de +nouvelles surprises. La pacification est loin d'être définitive. Au +moment où il reçoit nos cadeaux, le roi de Dahomey se préoccupe de +mettre ses troupes en état de nous résister, et en même temps, pour +empêcher nos officiers d'étudier la route de Kotonou à Whidah, il a +rappelé aux Européens que la plage leur était interdite, et que la route +seule de l'intérieur leur était permise. Or, celle-ci est à peu près +impraticable. Il ne faut pas oublier que le nègre est un composé du +sauvage et du diplomate.</p> + + <p><b>Beaux-Arts.</b>--<i>Le bureau du comité des 90.</i>--Le nouveau comité des 90 a +nommé son bureau. M. Bailly a été réélu président à une forte majorité. +MM. Bonnat et Paul Dubois ont été choisis comme vice présidents. M. Tony +Robert-Fleury a été réélu secrétaire et M. Daumet secrétaire-trésorier.</p> + + <p>Dans le sous-comité d'administration figurent MM. Gérome, J. Lefebvre. +Cormon, Guillemet, Bernier, Detaille, Albert Maignan, Busson, Humbert et +Yon, pour la peinture; MM. Boisseau, Bartholdi, Cuvelier et Mathurin +Moreau, pour la sculpture; MM. Normand et Pascal, pour l'architecture; +MM. Sirouy et Lefort, pour la gravure.</p> + + <p>M. Bouguereau, vice-président de l'ancien comité, n'a pas été réélu.</p> + + <p>Les membres de la section de peinture se sont réunis lundi dernier sous +la présidence de M. Bonnat et ont modifié l'article des statuts +concernant la composition du jury.</p> + + <p>En vertu des résolutions adoptées, il sera constitué un grand jury dans +lequel devra être tiré au sort le jury annuel. Ce grand jury comprendra: +1° tous les jurés qui depuis 1864 ont été élus par leurs confrères; 2° +les artistes hors concours nommés par les artistes de la première +catégorie et par le comité de peinture réunis.</p> + + <p>Les jurés ayant fonctionné une année ne pourront fonctionner l'année +suivante.</p> + +<br><br> + + <p><b>Nécrologie.</b>--Le duc Nicolas de Leuchtenberg.</p> + + <p>Céline Montaland, sociétaire de la Comédie-Française.</p> + + <p>Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous l'Empire.</p> + + <p>M. Jules de Lestapis, ancien sénateur des Basses-Pyrénées.</p> + + <p>M. Lehugeur, professeur au Lycée Louis-le-Grand.</p> + + <p>M. Charles Gauthier, professeur à l'École nationale des Arts Décoratifs.</p> + + <p>Le statuaire Eugène Delaplanche.</p> + + <p>M. Ernest Boysse, chef adjoint des secrétaires-rédacteurs de la Chambre.</p> + + <p>M. Gustave Dalsace, grand négociant de Paris.</p> + + <p>M. Arthur Mallet, un des chefs de la maison de banque Mallet frères.</p> + + <br><br> + + <h3>LES THÉÂTRES</h3> + + <p>Théâtre de l'Odéon; reprise des <i>Faux Bonshommes,</i> comédie en quatre +actes, de MM. Barrière et Capendu.</p> + + <p>La comédie des <i>Faux Bonshommes</i> est trop connue pour que nous nous +étendions longuement à son sujet et pour que nous ne nous contentions +pas d'en annoncer la reprise, faite cette fois-ci sur notre seconde +scène française--en attendant mieux encore, sans doute. Tout l'intérêt +de la soirée se portait donc sur l'interprétation, et cette dernière, +sans être supérieure, a été suffisamment bonne pour nous démontrer que +la comédie de MM. Barrière et Capendu, bien qu'âgée de trente-quatre +ans, est toujours jeune et peut satisfaire non seulement les hommes mûrs +qui l'ont applaudie autrefois, mais les générations nouvelles.</p> + + <p>L'Odéon n'avait pas de Péponet dans sa troupe, il a appelé à lui M. +Daubray, du Palais-Royal. M. Daubray, certes, est un excellent comique, +mais un comique plutôt qu'un vrai comédien, il a <i>joué</i> le rôle de +Péponet, il n'a pas été Péponet. Le créateur du rôle, Delannoy, avait +autrement compris son personnage. Dumény dans le rôle d'Edgar, est +charmant, comme toujours, de finesse et de malice. Cornaglia fait M. +Dufouré, et il s'en acquitte consciencieusement, mais où est Parade? +Montbars mérite une mention toute particulière dans Bassecourt. Du côté +des femmes, nous citerons Mme Crosnier, parfaite de naturel, Mlle +Dieudonné, très mutine, et Mlle Dubut qui rend à merveille la douce +physionomie d'Emmeline. En somme, reprise très intéressante et dont le +directeur de l'Odéon n'aura pas à se repentir.</p> + + <p>S.</p> +<br><br> + + <h3>LES LIVRES NOUVEAUX</h3> + + <p><i>Truandailles,</i> par M. Jean Richepin. +1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Charpentier).--Avec ce titre-là, il n'y a pas au +moins danger de s'y méprendre. Ce ne sont point des nouvelles à l'eau de +rose et la mère qui en permettrait la lecture à sa fille aurait +réellement perdu le sens, au moins le sens des mots. On savait bien que +M. Richepin était un oseur... Oh! oui, la preuve en était faite, en vers +ainsi qu'en prose. Mais on pouvait croire qu'une fois la queue de son +chien coupée, il oserait enfin une chose: avoir du talent ou du génie, +sans pistolet ni pétard, sans vouloir épater le bourgeois.</p> + + <p>Il paraît que non; la queue de son chien repousse et, chaque fois, +l'auteur de la <i>Chanson des Gueux</i> s'abandonne au plaisir de la couper.</p> + + <p><i>David d'Angers et ses relations littéraires.</i> Correspondance du maître +avec Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, de Vigny, Lamennais, Balzac, +Charlet, Louis et Victor Pavie, lady Morgan, Cooper, Humboldt, etc. +publiée par Henry Jouin. 1 vol. in-8° avec un portrait inédit de David +d'Angers (Plon, Nourrit et Cie).--Nous ne dirons pas que ce volume vient +compléter l'ouvrage publié, il y a douze ans, par M. Henry Jouin: <i>David +d'Angers, sa vie, son œuvre, ses écrits et ses contemporains</i>. Cette +biographie, éloquente et savante, n'avait pas besoin d'être complétée. +David et les hommes de son temps ont écrit ce livre, dit M. H. Jouin, +qui s'en déclare, il est vrai, responsable, mais comme éditeur +seulement, sorte de «mémoires des autres», à l'entendre; mais ces autres +ont les noms les plus illustres de la première partie du siècle. Au +milieu de noms plus célèbres se détache en première ligne celui d'un ami +du maître, Victor Pavie. Les proches de Pavie possédaient les lettres de +David; le fils du statuaire, M. Robert David d'Angers, conservait les +réponses de Pavie; qu'on ajoute à ces documents, qui font ressortir avec +relief la figure du maître, les autographes des contemporains «saluant +de tous les points du monde un artisan de leur gloire», et l'on aura +l'idée de la richesse et de l'intérêt d'une telle publication. M. Henry +Jouin a fait précéder le volume d'une introduction fort intéressante et +suivre la plupart des lettres d'une note qui fait connaître les +circonstances auxquelles elles se rapportent.</p> + + <p><i>Mémoires de la duchesse de Brancas,</i> publiés avec préface, notes et +tables, par Eugène Asse.--Paris, Jouaust, 1890. In-18 elzévirien de +XLVII-233 pages. 3 fr. 50 c. La librairie des bibliophiles enrichit son +élégante petite «Bibliothèque des Mémoires» d'un volume tout à fait +curieux. C'est encore M. Eugène Asse, dont ont connaît la vaste +érudition historique et littéraire, qui, après nous avoir tout récemment +donné les <i>Mémoires de Mme de Lafayette</i>, publie aujourd'hui les +souvenirs de Mme de Brancas, sur Louis XV et Mme de Châteauroux. La +préface de l'habile éditeur est, par elle-même, un des chapitres les +plus piquants qui aient été écrits sur la «moralité» d'une certaine +partie de la cour, sous le règne du prince qui se piquait le moins de +vertu. Aux trop courts Mémoires de la duchesse de Brancas, M. Eugène +Asse a joint la correspondance (46 lettres de Châteauroux), ainsi qu'un +extrait bien choisi du fameux pamphlet, <i>Mémoires de la cour de Perse</i>, +le tout formant un ensemble très curieux, sinon fort édifiant.<br> + + <span class="rig"><span class="sc">F. D.</span></span></p> + <br> + + <p><i>La Liberté de conscience,</i> par Léon Marillier. 1 in-12. 3 fr. 50 +(Armand Colin.)--Savait-on qu'un prix de quinze mille francs avait été +destiné par un donateur anonyme à récompenser «le meilleur ouvrage ayant +pour objet de faire sentir et reconnaître la nécessité d'établir de plus +en plus la liberté de conscience dans les institutions et les mœurs? +Savait-on qu'un concours avait été établi, un jury institué, avec M. +Jules Simon pour président? Si tout le monde ne l'a pas su, tout le +monde ne l'a pas ignoré, car 324 manuscrits ont répondu à l'appel du +donateur. Le rapporteur, M. L. Marillier, agrégé de philosophie, maître +de conférences à l'École des Hautes Etudes, pour porter un jugement sur +cet ensemble, n'a pas écrit moins d'un volume qui est un traité, très +complet--et très profitable--de la question.</p> + + <p><i>La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889</i>, +par Roger Marx, inspecteur des musées au ministère de l'instruction +publique.--Paris, Quantin, 1890. Grand in-8° de 60 pages, avec 30 +gravures. Tirage à petit nombre sur papier de luxe.--Cette belle +publication, dont le titre indique suffisamment l'objet, renferme la +remarquable conférence faite, le 17 juin dernier, par M. Roger Marx, au +Congrès de la Société centrale des architectes français. L'auteur, dont +on n'a point oublié les intéressantes études sur diverses questions +d'art (l'<i>Art lorrain, l'Estampe, la Gravure</i>, etc.), a traité son +sujet, il n'est pas besoin de le dire, avec autant de charme que de +compétence et a trouvé le moyen de condenser en un petit nombre de pages +une multitude de renseignements instructifs et de justes aperçus.</p> + + <p><i>Les Pièces de Molière</i> (librairie des Bibliophiles.)--La neuvième vient +de paraître: c'est l'<i>Impromptu de Versailles</i>. Notice et notes de M. +Auguste Vitu, dessins de Leloir, gravés par Champollion.</p> + + <p>Dans la collection des <i>Petits chefs-d'œuvre</i> (librairie des +Bibliophiles), les <i>Anecdotes sur Richelieu</i>, de Rulhière, avec une +préface par M. Eugène Asse, vif et piquant opuscule, qui est à la fois +le bulletin des victoires amoureuses du petit-neveu du cardinal et le +martyrologe de la vertu de ses contemporaines.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/009.png"></p> +<br> +<p class="mid">CÉLINE MONTALAND</p> + + <p>Si jamais la dénomination «d'enfant de la balle» convint à quelqu'un, ce +fut certes à Céline Montaland. Née d'un père qui appartenait au théâtre, +filleule, comme Mme Céline Chaumont, de Mme Céline Caillot, qui fit les +beaux jours du Vaudeville lorsqu'il était situé place de la Bourse nos +pères appelaient ce temps l'époque des trois Célines. Céline Montaland +monta sur les planches à l'âge de six ans, le 13 décembre 1849. Et sous +quels auspices!... elle créait dans <i>Gabrielle</i>, d'Émile Augier, le rôle +de la petite fille que l'excellent comédien Régnier, alors sous le coup +de la perte de son enfant, serrait dans ses bras...</p> + + <p>Céline Montaland montra, dans ce rôle, tant de gentillesse, de naturel, +d'esprit, que des auteurs, confiants dans son talent si précoce, +écrivirent des rôles pour elle. Labiche lui donna à jouer <i>Une fille, +bien gardée</i> et <i>Mam'zelle fait ses dents...</i> Et, dans toutes ces +créations, on l'admirait, disait Jules Janin, «non pas comme un baby +précoce, mais comme on admirerait une très grande actrice jouant le rôle +d'un baby.»</p> + + <p>On promena l'enfant prodige en France, en Algérie, en Italie, dans le +monde entier. Le général Bosquet la nommait «l'enfant Bonheur». Victor +Emmanuel donnait des revues en son honneur, et je ne sais plus quel +empereur obligeait ses troupes à faire un détour pour que Céline les vit +passer de sa fenêtre. Ces triomphes précoces ne l'empêchèrent pas de +travailler.</p> + + <p>Elle s'essaya dans les genres les plus divers: à la Porte-Saint-Martin +dans la féerie, au Gymnase dans la comédie, aux matinées Ballande dans +le classique, aux théâtres des Nouveautés et Taitbout dans l'opérette. +Cependant les années marchaient: revenue au genre sérieux, elle +interpréta à l'Odéon la mère dans <i>Jack</i>, de M. Alphonse Daudet. Puis, +après quelques mois passés en Russie, elle fut appelée par M. Émile +Perrin à la Comédie-Française. Elle débuta le 13 décembre 1881 et +réussit complètement dans <i>Bataille de Dames</i> de MM. Scribe et Legouvé. +Depuis nous l'avons applaudie dans la plupart des pièces nouvelles que +représenta le Théâtre-Français, en dernier lieu dans <i>Margot</i> de M. +Meilhac.</p> + + <p>En disant adieu à sa sociétaire disparue, M. Jules Claretie a dit +d'elle: «Elle était, et elle s'en vantait en souriant, la doyenne de la +maison (puisqu'elle y avait paru pour la première fois en 1849), cette +charmante et vaillante femme, d'une bonté si rare, sans affectation et +sans phrases, toujours prête au labeur, exacte, consciencieuse, dévouée +aux intérêts de la Comédie... Elle emporte un peu de la verve, de la +gaieté saine, de la grâce souriante de la maison.»</p> + + <p><span class="sc">Adolphe Aderer.</span></p> + +<p class="mid">LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG</p> + + <p>Les obsèques du duc de Leuchtenberg ont été célébrées en grande pompe; +les honneurs dus aux membres des familles impériales lui ont été rendus +par deux compagnies du 4e régiment de ligne, deux batteries à cheval du +31e d'artillerie et trois escadrons de cavalerie; ces troupes étaient +commandées par le général de division Ladvocat et le général de brigade +Moulin. M. Carnot, président de la République, s'était fait représenter +à ses obsèques par les officiers de sa maison militaire; tous les +ministres présents à Paris, un grand nombre de députés, de sénateurs, et +le corps diplomatique y assistaient.</p> + + <p>Notre gravure représente le service funèbre célébré à l'église russe de +la rue Daru, trop petite pour contenir tous ceux qui avaient suivi le +convoi. Au pied du cercueil, recouvert d'un drap d'or, insigne funéraire +de la famille impériale, placé simplement sur le parquet de l'église, +entouré d'arbustes verts et de camélias blancs, l'archiprêtre Wassilief +lit les saints évangiles dans la bible que le père Arsène tient ouverte +devant lui; à la tête, et de chaque côté, deux officiers de l'armée +russe, en grande tenue, immobiles, à droite le lieutenant Schipof, à +gauche le lieutenant prince Orlof, portent sur des coussins de velours +grenat les nombreuses décorations du défunt. Au premier rang, à gauche, +sont placés le général Bruyère et le colonel Litchenstein, représentant +le président de la République; un peu plus loin, et sur le même rang, la +duchesse d'Oldenbourg, portant en sautoir le grand cordon de +Sainte-Catherine. Au premier rang, à droite, et tournant le dos, se +trouve le duc Eugène de Leuchtenberg, revêtu du costume de général +russe, frère du défunt. Suivant les usages de l'église orthodoxe, tous +les assistants portent dans la main droite un petit cierge qu'ils +tiennent pendant la plus grande partie de la cérémonie.</p> + +<p class="mid">M. FOUCHER DE CAREIL</p> + + <p>Le comte Foucher de Careil qui vient de mourir sénateur républicain de +Seine-et-Marne était fils du général comte Foucher de Careil, dont le +nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Il appartenait donc, +par son origine, à un monde qui considère généralement comme une sorte +de forfaiture l'acceptation du régime que la France s'est donné. M. +Foucher de Careil avait fait plus et mieux que de se rallier à la +République: il avait collaboré à sa fondation. Déjà, dans les dernières +années de l'Empire, il avait manifesté ses tendances libérales, par une +candidature au conseil général du Calvados, et dans diverses conférences +à Paris. Après le 4 septembre, il se solidarisa avec ceux qui essayaient +d'établir un gouvernement régulier au milieu des ruines de la patrie; il +servit M. Thiers et accepta une préfecture. Il était préfet de +Seine-et-Marne quand le 24 mai 1873 l'obligea à quitter +l'administration. Enfin, la constitution républicaine ayant été votée en +1875, M. Foucher de Careil fut envoyé au Sénat par le département de +Seine-et-Marne dès les premières élections pour la Chambre-Haute, en +janvier 1876.</p> + + <p>Il a été réélu en 1882; il a été réélu récemment encore, on peut dire +sans contestation. Dans l'intervalle, M. le comte Foucher de Careil +avait représenté (de 1881 à 1883) la France à Vienne en qualité +d'ambassadeur. Son nom, sa grande fortune, son savoir varié, sa +compétence très répandue, son urbanité, avaient mis notre envoyé en très +bonne posture à la cour si aristocratique et si exigeante +d'Autriche-Hongrie.</p> + +<p class="mid">M. EUGÈNE DELAPLANCHE</p> + + <p>Dans notre numéro du 27 décembre dernier, nous donnions une des +dernières et non des moins belles œuvres du grand artiste qui vient de +mourir, le monument du cardinal Donnet élevé dans la basilique de +Saint-André de Bordeaux. M. Eugène Delaplanche était gravement malade +déjà à ce moment, et il ne lui a pas été donné d'assister à +l'inauguration de ce magnifique monument. Peu de jours après, le 10 +janvier, il mourait, et sa mort sera à jamais regrettée, car la France +perd en lui un des hommes qui lui faisaient le plus d'honneur, un +artiste qui à certaines heures de sa vie a été réellement inspiré.</p> + + <p>Eugène Delaplanche était né en 1836. Sa carrière a été particulièrement +laborieuse et rapide. Elève de Durer et de l'École des Beaux-Arts, il +remporta, en 1858, le deuxième prix de Rome avec <i>Achille saisissant ses +armes</i>, et, en 1861, le premier avec <i>Ulysse bandant l'arc que les +prétendants n'ont pu ployer</i>. Il donna bientôt au Salon une série +d'œuvres qui toutes furent récompensées, nous citerons entr'autres: +L'<i>Enfant monté sur une tortue</i>, et <i>Ève après le péché</i>, qui figure +aujourd'hui au musée du Luxembourg. Il travailla dès lors avec une +infatigable ardeur. <i>La Musique, la Vierge au lys, le Message d'amour, +Sainte-Agnès, l'Éducation maternelle</i>, mirent le sceau à sa réputation.</p> + + <p>M. Eugène Delaplanche était officier de la Légion d'honneur.</p> + +<p class="mid">LES GLACES DANS LA MER DU NORD</p> + + <p>Un des plus pittoresques spectacles que l'on puisse imaginer est celui +qu'offre en ce moment la mer du Nord et cela sur une très vaste étendue: +à Ostende, notamment.</p> + + <p>Devant la digue, à l'entrée du port, les glaçons se sont accumulés, +depuis les froids de ces derniers temps, sur une surface énorme, sans se +souder cependant.</p> + + <p>Avant d'être venus échouer dans ces parages, ils ont été roulés par les +cours d'eau qui aboutissent à la mer et dont la glace a été brisée. +Presque tous sont couverts de neige, malgré le mouvement continuel dont +ils sont agités. L'eau sous cette couche de glaçons a une couleur +indéfinissable, mais qui parait sale par un effet de contraste avec la +blancheur éblouissante de la neige. A deux ou trois cents mètres de la +côte, le champ de glaçons s'arrête brusquement et la mer apparaît libre.</p> + + <p>Mais ce qu'il y a de plus curieux encore et de plus saisissant, c'est la +vue du vapeur anglais Asthon, qui se trouve pris dans ces glaçons tandis +qu'à quelques mètres de lui, sur la mer libre, les chaloupes de pêche +naviguent toutes voiles dehors.</p> + +<p class="mid">1,500 FRANCS DE RENTE</p> + + <p>A l'Hôtel-de-Ville. C'est un des gros guichets de souscription; ceux-là +seuls qui peuvent acheter 1.500 francs de rentes, et au-dessus, +passeront par ce guichet; une pancarte suspendue tout près de là ne +laisse aucun doute à ce sujet.</p> + + <p>Or, 1,500 francs de rentes représentent un capital de 16,225 francs, +exigeant un versement immédiat de 7,500 francs, à raison de 15 francs +pour 3 francs de rentes. En outre, à la répartition, qui devait se faire +et qui a eu lieu en effet sauf liquidation ultérieure, quarante-huit +heures après, nouvelle somme de 7,500 francs à verser. En tout, 15,000 +francs.</p> + + <p>Les personnages loqueteux qui figurent dans notre dessin n' ont vraiment +pas l'air de capitalistes capables de débourser 15,000 francs en si peu +de temps. Pourtant, ils sont là, au meilleur rang. Arrivés longtemps +avant la première lueur de l'aube, ils attendent. Qu'attendent-ils? +L'ouverture du bienheureux guichet? Non pas! Ils n'ont pas des 750 louis +à offrir comme cela au gouvernement. Ils attendent tout simplement +l'arrivée d'un vrai souscripteur, d'un souscripteur pour de bon, à qui +ils vendront leur place. Car ces hommes sont des marchands de places.</p> + + <p>Assez lucratif, ce métier: il le serait davantage s'il n'y avait pas +tant de morte-saison. Une place se vend 3 francs, 5 francs, voire 10 +francs: cela dépend de l'importance de la souscription, du plus ou moins +de popularité de la valeur émise, de la température aussi.</p> + + <p>Il y a deux ans, lors de l'émission des Bons de l'Exposition, les +marchands de places,--des camelots, habituellement.--gagnèrent beaucoup +d'argent. Un groupe de ces industriels s'était constitué en syndicat, à +la porte du Crédit Foncier. Ils opéraient de la manière que voici: Au +nombre d'une douzaine, ils stationnaient en tête de la queue. Deux ou +trois rabatteurs amenaient le client, le <i>pante</i>, le <i>singe</i>: l'un et +l'autre se disent. Ledit client payait, et le groupe l'admettait dans +son sein, sans pour cela céder un pouce de terrain. Deux, trois, dix +clients, quinze clients; et le groupe de marchands de places était +toujours là, jouant des coudes, se moquant des réclamations, encaissant +force écus de cent sous. On juge de la colère du vrai public; de cela, +les marchands de places se souciaient aussi peu que possible. Il fallut, +pour les faire déguerpir, l'intervention d'un brigadier de sergents de +ville et de plusieurs agents. Mais ils partirent sans regrets; ils +avaient «fait passer» de 100 à 150 personnes, et se partagèrent, par +conséquent, de 500 à 750 fr.: une honnête journée, comme on voit.</p> + + <p>Un conseil: Si jamais il vous arrive d'acheter une place à une queue de +souscription, ne la payez que lorsque votre vendeur sera hors des rangs. +Sous aucun prétexte, ne vous laissez introduire dans un groupe. Votre +désir de souscrire suppose un portefeuille bien garni. Les camelots, +j'en suis bien convaincu, sont tous, du premier au dernier, des gens +d'une délicatesse infinie et d'une rigide probité. Mais enfin, il ne +faut pas tenter le diable.</p> + + <p>C. F.</p> + +<p class="mid">L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU</p> + + <p>L'Exposition française qui doit s'ouvrir à Moscou le 1/13 mai 1891 aura +lieu dans un palais que le gouvernement russe a gracieusement concédé +aux organisateurs.</p> + + <p>Construit pour l'exposition nationale russe qui eut lieu à Moscou en +1872, il est la propriété personnelle du czar et fait partie du domaine +de la couronne.</p> + + <p>La restauration de ce palais, confiée par les constructeurs, MM. Pombla, +à notre compatriote, M. Oscar Didio, ingénieur à Moscou, a été exécutée +avec la plus grande rapidité.</p> + + <p>Avec notre dessin sous les yeux, le lecteur se rendra compte aisément de +l'importance des travaux exécutés, car, indépendamment du palais +principal, une foule de pavillons et de constructions diverses ont été +comme semés dans le beau jardin qui l'entoure. Nous mentionnerons +surtout la grande halle vitrée des machines qui s'étend en bordure sur +la droite de notre gravure: puis, en contournant le palais, nous +trouvons successivement des restaurants, des montagnes russes, le +théâtre, et tout à fait sur la gauche, le ballon captif, le réservoir +d'eau, et, plus bas, le pavillon impérial affecté aux réceptions de la +cour et aux fêtes qui seront organisées pendant la durée de +l'Exposition.</p> + + <p>On compte sur un grand succès à Moscou, mais tout n'est pas prêt encore, +et l'échéance du 1er mai est proche. Un sérieux coup de collier est +nécessaire.</p> + + <p>E. F.</p> + +<p class="mid">LES ALLIGATORS</p> + + <p>La famille des crocodiliens se subdivise, on le sait, en plusieurs +sous-genres: le crocodile, qui habite l'Égypte; le gavial, que l'on +trouve dans l'Inde; le caïman et l'alligator, qui se rencontrent en +Amérique; ce dernier plus particulièrement dans la Floride. Il s'y +multiplie au point de devenir, de la part des gens de couleur de ce +pays, l'objet d'un commerce curieux.</p> + + <p>Montrons d'abord l'<i>Eden</i> de l'alligator. Une rive basse et marécageuse +borde le fleuve à perte de vue; c'est là que sous le chaud soleil, dans +l'alluvion vaseux, l'animal dépose ses œufs et qu'il dort immobile +pendant des journées entières.</p> + + <p>Mais un bruit vient tout à coup troubler sa quiétude; il relève la tête +et aperçoit son ennemi naturel occupé à fouiller le sable pour chercher +ses œufs. Une douce satisfaction se reflète sur la figure de l'homme, +car la récolte s'annonce bien.</p> + + <p>Déjà le chercheur d'œufs est parti avec son panier plein. L'alligator +va pouvoir continuer à dormir en paix. Hélas non! car encore une fois le +sable a crié sous des pas. Ils sont deux à présent, un vieux solide +accompagné d'un plus jeune. Fuyons!...</p> + + <p>Trop tard, le chemin du fleuve est coupé, les chasseurs d'alligators +connaissent leur métier et vont manœuvrer habilement. Cerné de deux +côtés, le malheureux animal est saisi par quatre bras robustes, vivement +retourné sur le dos, le ventre en l'air, et, tandis que le vieux, assis +sur lui, maintient vigoureusement la tête, son compagnon attache les +deux mâchoires au moyen d'une liane.</p> + + <p>Une dernière ressource lui restera, c'est de verser toutes les larmes +que lui prête la fable pour essayer d'attendrir son bourreau. Peine +inutile, la captivité dans une ménagerie foraine ou la mort l'attendent.</p> + + <p>Sa progéniture du moins aura-t-elle un meilleur sort? Pas davantage, car +c'est encore dans un but de commerce que l'homme prendra soin de ses +œufs et les fera éclore.</p> + + <p>Les petits qui en sortiront seront mis dans un seau transformé en +aquarium et tous les matins portés à travers les rues jusqu'à ce que +quelque petit garçon séduit par leur gentillesse achète l'un d'eux: il +deviendra alors, peut-être, le singulier favori que nous vous voyons sur +notre dessin.</p> + + <p>Le petit garçon est nonchalamment assis devant le seuil de la maison, +une jambe étendue, l'autre ramenée vers lui, tandis que son alligator +familier est couché dans une pose d'abandon, frottant câlinement son +gros et rude museau sur le genou de l'enfant. Singulier favori, en +vérité, qui pourrait bien se transformer un beau jour en bête féroce. +Heureusement, l'empailleur est là: pardon, le taxidermiste. La pipe à la +bouche, ses lunettes de pseudo-savant sur le nez, celui-là aussi gagnera +sa vie avec l'alligator. Il va leur rendre la vie, presque le mouvement, +en les montant, dans les attitudes les plus diverses, sur des +planchettes de bois, à la grande joie des amateurs et des enfants.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/010.png"></p> +<br> + <h2>CHARME DANGEREUX</h2> + + <h5>PAR</h5> + + <h3>ANDRE THEURIET</h3> + + <h4>Illustrations d'ÉMILE BAYARD</h4> + + <p class="mid">Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.</p> + + <p>La physionomie du petit port n'avait pas changé. Dans l'ombre de +l'unique rue en pente, les femmes tricotaient, quiètement assises sur le +seuil; les barques se balançaient comme autrefois le long de la jetée +rocheuse; comme le mois passé, les bois d'oliviers baignés de soleil +faisaient silence entre le port endormi et les vagues qui se brisaient +contre le cap Saint-Hospice.</p> + + <p>Mania s'arrêta en face du porche de l'hôtel Victoria:</p> + + <p>--Tenez, reprit-elle, voici notre affaire... L'auberge est déserte et +nous serons là comme chez nous.</p> + + <p>Elle le précéda dans le raide escalier qui conduisait au premier étage +et Jacques la suivit avec un serrement de cœur. L'hôtesse délurée et +rieuse les accueillit dans la salle solitaire. Jacques tremblait qu'elle +ne le reconnût, mais elle voyait passer tant de gens que leurs figures +se brouillaient dans sa mémoire indifférente et elle ne parut pas se +souvenir de lui.</p> + + <p>--Bonjour, ma bonne femme, dit Mania, nous voudrions nous reposer un +moment chez vous et y goûter tranquillement... A cette heure-ci vous ne +devez pas avoir beaucoup de visiteurs?</p> + + <p>--Malheureusement non, reprit l'hôtesse, nous n'avons guère de clients +qu'à l'heure du déjeuner, et encore, aujourd'hui, il n'est, venu +personne... C'est vous qui m'étrennerez, monsieur et madame!</p> + + <p>--Tâchez que nous ne soyons pas dérangés, reprit Jacques, et +apportez-nous de quoi nous rafraîchir... Que pouvez-vous nous donner?</p> + + <p>«Peu de chose, murmurait la bonne femme en s'excusant; les gens qui +étaient venus la veille avaient tout dévoré.»--Elle apporta des +biscuits, des mandarines et une bouteille d'Asti.</p> + + <p>Jacques était honteux de ce maigre régal. Dans sa vanité de snob et +d'amoureux, il aurait voulu offrir à cette grande dame autre chose que +le vin et les fruits dont se contentaient les vulgaires clients de +l'auberge, et il s'excusait plus encore que l'hôtesse. Mania, au +contraire, était ravie; cela la changeait de l'ennui cérémonieux des +<i>five o'clock</i> et donnait plus de saveur à son escapade; les mandarines +décorées de leurs feuilles vertes et servies sur une nappe de grosse +toile, le vin mousseux versé dans d'épais verres à côtes, sous les +solives enfumées d'un cabaret, amusaient son caprice.</p> + + <p>--De quoi vous plaignez-vous? s'écria-t-elle, ce sera charmant, cette +dînette à l'auberge!</p> + + <p>Quand l'hôtelière se fut retirée et qu'ils se trouvèrent seuls, Mme +Liebling enleva son chapeau, se déganta, ouvrit la fenêtre toute grande, +puis trempa ses lèvres dans son verre.</p> + + <p>--Venez un peu ici, continua-t-elle en s'asseyant contre la barre +d'appui de la croisée, et avouez qu'on y est bien mieux que sous la +véranda du restaurant de la Réserve!...</p> + + <p>Jacques se gardait de la contredire. L'épaule effleurée par l'épaule de +Mania, le visage tout près de celui de la jeune femme, il respirait +l'odeur d'œillet blanc qui parfumait ses vêtements, il s'en grisait et +ne détachait plus ses yeux de ceux de sa voisine. Il avait chassé de son +cœur les anciens souvenirs et les récents remords; il se disait que le +monde entier pouvait s'évanouir, pourvu qu'il restât avec Mania à cette +petite fenêtre, et que cette intimité délicieuse se prolongeât pendant +des heures. Il n'osait plus bouger ni parler, de peur que le moindre +mouvement, le plus faible murmure n'accélérât la fuite du temps qui lui +était parcimonieusement mesuré.</p> + + <p>--Oh! murmurait Mme Liebling, ces belles montagnes lilas, le vert +profond de cette eau calme, ce port étroit avec ses rochers rouges et +ses bois d'oliviers, quel endroit adorable! Si vous voulez me faire +plaisir, vous me peindrez un jour ce petit coin avec la couleur qu'il a +en ce moment, avec cette ombre violette qui s'avance sur la mer, et +cette lumière rose qui se recule à mesure, comme pour nous rappeler le +peu de durée de nos meilleures joies... oui, promettez-moi de me donner +ce tableau... Je le regarderai avec un doux serrement de cœur plus +tard... quand vous ne m'aimerez plus.</p> + + <p>--Comment pouvez-vous parler de la sorte? s'exclama Jacques avec +vivacité, je ne cesserai de vous aimer que lorsque je serai dans la +terre.</p> + + <p>--Oui, répliqua-t-elle en hochant la tête, ces choses-là se disent et +même on les croit au moment où on les dit, mais la réalité est là avec +sa prose... On n'est pas plus libre d'aimer que de désaimer.</p> + + <p>--Vous vous trompez, protesta-t-il, je vous chérirai toute ma vie... Je +vous le jure!</p> + + <p>Elle haussa les épaules et un sourire désabusé lui courut sur les +lèvres:</p> + + <p>--Ne jurez pas, de peur d'être obligé de vous parjurer comme saint +Pierre!... Nous ne nous appartenons pas plus que les heures ne nous +appartiennent, et vous ne faites pas exception à la loi commune.</p> + + <p>Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence en lui effleurant le +bras de sa main fluette et allongée.</p> + + <p>--Non, vous ne vous appartenez pas!... À chaque instant il y a un tiers +entre vous et moi... Je m'en suis bien aperçue tout à l'heure encore, +quand, au beau milieu de la promenade, vous êtes devenu tout à coup +taciturne. Si vous êtes franc, avouez qu'à ce moment-là vous pensiez à +une autre...</p> + + <p>Il détourna la tête avec embarras, puis, dépité de se voir ainsi percé à +jour, il murmura entre ses dents serrées:</p> + + <p>--Vous savez pourtant bien que je suis devenu votre esclave!... Comment +osez-vous suspecter un amour qui éclate dans le moindre de mes actes?... +Ce serait plutôt moi qui aurais le droit de douter, moi à qui vous +n'avez jamais dit franchement que vous m'aimiez!</p> + + <p>--Pourquoi alors suis-je ici, je vous prie? demanda-t-elle avec un +hautain pli des lèvres; pourquoi me suis-je fourvoyée avec vous dans ce +cabaret de village?</p> + + <p>Elle s'était éloignée de lui et, debout au milieu de la salle, elle le +regardait ironiquement.</p> + + <p>--Pourquoi? repartit-il, irrité à son tour et répondant à cette attitude +dédaigneuse par un éclat de rudesse paysanne, pourquoi?... Peut-être +pour vous amuser, ou satisfaire votre curiosité, en constatant avec quel +aveuglement un naïf peut se laisser prendre aux caprices d'une +coquette?...</p> + + <p>Elle ressentit vivement la brutalité de ce coup de boutoir immérité, car +elle était sincère à ce moment,--et des larmes lui montèrent aux yeux.</p> + + <p>--Vous avez une singulière opinion de moi! murmura-t-elle.</p> + + <p>Dès qu'il vit les paupières de Mania se mouiller, Jacques fut désarmé et +son irritation tomba. Il alla vers elle, lui prit les mains, y appuya +son front et balbutia humblement:</p> + + <p>--Pardon! je suis un rustre et un sot!</p> + + <p>--Non, dit-elle, tandis qu'un sourire rassérénait ses yeux humides, mais +vous êtes pire, vous êtes méchant.</p> + + <p>--Hélas! ce qui me rend mauvais, c'est justement parce que je vous aime +trop... Vous me possédez à un degré que je ne saurais dire, et si vous +me voyez parfois préoccupé, ce n'est point parce que j'en regrette une +autre, c'est parce que je souffre de ne pas vous avoir tout à moi.</p> + + <p>Elle le dévisagea un instant sans parler, puis elle s'approcha de la +table, vida son verre de vin d'Asti, et, attendrie par cette entière +soumission, elle lui tendit tes mains.</p> + + <p>--Allons, reprit-elle, la paix est faite, vous m'appartenez, j'en prends +acte, et d'abord je ne veux plus que vous doutiez de moi. Regardez mes +yeux, ils n'ont jamais menti... Qu'y voyez-vous?</p> + + <p>--Ils me grisent comme toujours, mais...</p> + + <p>--Aveugle! n'y voyez-vous point que je vous aime? chuchota-t-elle de sa +voix de sirène, en rapprochant son visage de celui de Jacques.</p> + + <p>--Mania!..</p> + + <p>Il la saisit dans ses bras et baisa ses yeux verts comme pour les +empêcher de l'éblouir davantage, puis ses lèvres descendirent jusqu'à la +bouche souriante de la jeune femme et s'y posèrent. Il était pris de +vertige; il serrait convulsivement, sauvagement, contre sa poitrine ce +corps souple qui s'abandonnait. Il couvrait de baisers fous les cheveux +blonds, le cou blanc, la nuque frissonnante. Étourdi, il fermait les +yeux et croyait savourer dans ses caresses toute la voluptueuse poésie +du midi. Il y buvait la lumière, il y respirait les parfums de la terre +de Provence, cette palpitante créature lui semblait incarner tout ce +qu'il avait désiré, adorés depuis son arrivée à Nice.</p> + + <p>--Encore!... encore! soupirait-il d'une voix étouffée, et il la baisait +de nouveau.</p> + + <p>Mania restait muette; elle se laissait caresser, seulement parfois ses +lèvres fermées frémissaient en s'appuyant contre celles de Jacques, et +c'était alors un délice qui le paralysait tout entier.--Au dehors, à +travers son extase, il entendait comme en un rêve, très loin, des voix +d'enfants sur la jetée ou un clapotement de rames dans le port...</p> + + <p>Pendant ce temps, sur la route poudreuse de la Corniche, parmi les +massifs de caroubiers tordant leur branches noueuses, le long des +jardins tout roses de pêchers en fleurs, un landau découvert emportait +Thérèse, la petite mère, Lechantre et Christine.</p> + + <p>Après le départ de Jacques, Francis avait demandé aux trois femmes où +elles désiraient se promener, et les voyant indécises:</p> + + <p>--Je suis sûr, s'était-il écrié, que Mme Moret et Christine ne +connaissent pas le cap Ferrât... S'il n'y a point d'opposition, je +propose d'en faire le tour et de descendre jusqu'à Saint-Jean...</p> + + <p>Il n'y eut pas d'opposition; la maman Moret s'en rapportait à M. +Lechantre, Christine était indifférente; quant à Thérèse, le choix de +cette promenade la touchait tout particulièrement. Saint-Jean réveillait +en elle le souvenir de sa dernière excursion avec Jacques, et un +mélancolique désir la prenait de revoir ces chemins où elle avait laissé +des lambeaux de son bonheur.</p> + + <p>Le landau avait gravi la route de Montboron, puis dépassé Villefranche. +La petite mère, joyeuse comme un enfant, n'en finissait pas de +s'émerveiller à la vue des buissons de roses et des arbres fruitiers +déjà en boutons.</p> + + <p>--Sont-ils heureux, les gens de ce pays-ci! s'exclamait-elle, leurs +pêchers sont déjà fleuris, tandis que les nôtres grelottent encore... +Quand je conterai ça à Rochetaillée, personne ne voudra me croire.</p> + + <p>--Oui, madame Moret, ajoutait gaiement Lechantre, c'est un climat +exceptionnel... Après avoir mis Adam à la porte, le Père Eternel s'est +attendri un brin, et il a transporté ici un petit morceau du Paradis +terrestre, afin que nous puissions juger de toutes les bonnes choses que +nous avons perdues par la faute de notre mère Ève.</p> + + <p>--Vous me direz ce que vous voudrez, reprenait dédaigneusement +Christine, toute cette précocité n'est pas naturelle, et les gens d'ici +sont trop vains de la beauté de leur pays; aussi Dieu leur envoie-t-il +des tremblements de terre pour leur rappeler que ce bas-monde n'est pas +un lieu de délices.</p> + + <p>--Amen! répliquait Francis; vous avez tout de même, Christine, une drôle +de façon de concevoir les bontés de la Providence...</p> + + <p>Thérèse souriait distraitement, sans se mêler à la conversation. Les +yeux grand ouverts, elle contemplait les montagnes baignées de lumière; +la mer bleue, glacée d'argent comme une immense étoffe de satin; les +découpures de la côte où la brise, d'un seul souffle, blanchissait les +feuilles retroussées des oliviers, et elle se rappelait les plus minimes +détails de la journée passée à Saint-Jean avec Jacques.--En ce temps-là, +il ne mentait pas encore, il se trouvait heureux près d'elle, et il le +lui répétait tendrement sous les citronniers du verger, où fleurissaient +des champs de juliennes. Trois semaines s'étaient écoulées à peine... +Par quelle fatalité son cœur avait-il si promptement changé? Les +géraniums de la haie fleuronnaient encore, les juliennes blanches, +là-bas, répandaient toujours leur parfum de girofle, et, moins durables +que de brèves fleurs, l'amour de Jacques n'était déjà plus qu'un +souvenir, une illusion flottant dans le passé comme l'ombre d'une aile +d'oiseau sur la mer... Et, tandis qu'elle revisitait seule les sentiers +où ils avaient cheminé côte à côte, tandis qu'elle respirait seule le +parfum amer des joies irretrouvables d'autrefois, où était-il, lui, +l'ami de son enfance, l'homme auquel elle avait si ingénument enchaîné +sa vie, et qui lui avait promis de l'aimer dans les bons comme dans les +mauvais jours?... Ah! elle n'avait même plus la faculté de s'abuser, +elle ne savait que trop à quelle occupation il employait les heures +qu'il lui dérobait. Un affreux pressentiment lui disait qu'à ce même +instant Jacques était sans doute absorbé par sa passion pour Mme +Liebling. Peut-être était-il près d'elle!...</p> + + <p>Peut-être lui répétait-il les mêmes phrases tendres, les mêmes serments +de fidélité dont les vergers de Saint-Jacques gardaient encore le +vibrant souvenir?... Car l'amour n'a pas deux langages, et, si les +cœurs changent, les mots qui expriment la tendresse restent +invariables!... A cette pensée, dans sa poitrine, un flot de jalousie +roulait âcre et trouble comme la vague d'une marée montante; muette, les +lèvres serrées, les yeux brûlants, elle regardait machinalement le +chemin sablonneux où le landau marchait au pas, le long de la mer +éblouissante.</p> + + <p>Quand on fut en vue de Saint-Jean, le cocher demanda s'il devait pousser +jusqu'au village.</p> + + <p>--Oui, certainement! s'écria Thérèse, désireuse d'accomplir jusqu'au +bout son douloureux pèlerinage.</p> + + <p>On arriva à l'entrée du hameau. Le cocher fit tourner son landau à +l'endroit où les voitures s'arrêtent d'ordinaire et les promeneurs +descendirent.</p> + + <p>Près du carrefour, dans un coin ombreux, une voiture de maître +stationnait déjà, montrant ses coussins capitonnés de soie blanche, sa +caisse élégante au vernis brillant, aux panneaux timbrés d'un tortil et +de deux initiales enlacées. Devant les chevaux qui secouaient leurs +harnais scintillants et leurs gourmettes décorées de roses, un cocher en +livrée bleue fumait nonchalamment.</p> + + <p>--Je crois, mesdames, dit Lechantre, que nous ferons bien de pousser +jusqu'au port... Il y a là une auberge où nous pourrons nous rafraîchir.</p> + + <p>Thérèse, restée en arrière, examinait attentivement le luxueux équipage +aux portières armoriées, et s'approchait pour déchiffrer le monogramme +peint sur le panneau brun.--Les deux majuscules entrelacées sous un +tortil de baron figuraient un M et un L.--Une rougeur lui monta aux +joues et un horrible soupçon lui martela le cerveau.</p> + + <p>--Venez-vous, Thérèse? dit Lechantre.</p> + + <p>Redevenue très pâle, les yeux d'un noir d'encre, les sourcils rejoints, +elle suivit docilement le groupe qui descendait déjà la rue étroite. +Quand on atteignit l'hôtel Victoria, Lechantre fit halte, entrebâilla la +porte du rez-de-chaussée, et ne trouvant personne:</p> + + <p>--Attendez-moi, murmura-t-il, je vais voir la-haut si je puis y dénicher +quelqu'un.</p> + + <p>Il grimpa le raide escalier du premier étage, ouvrit brusquement la +porte de la salle, reconnut d'un clin d'œil Jacques et Mania causant +très près l'un de l'autre, et, refermant plus vite encore l'huis +entrebâillé tandis que les deux amoureux se retournaient ébaubis, il +dégringola précipitamment... Trop tard! Thérèse était sur ses talons et +gravissait l'escalier à son tour.</p> + + <p>--Ne montez pas, chuchota-t-il, c'est plein de cocottes... Vous y seriez +déplacée, vous et Christine!</p> + + <p>Mais elle ne l'écoutait pas; l'écartant de la main, elle continuait son +ascension. Une fois sur le palier, elle poussa de nouveau la porte et, +pâle comme un spectre, alla droit aux deux coupables qui s'étaient levés +effarés.</p> + + <p>Mania, néanmoins, avait repris rapidement son sang-froid. Sa lèvre +hautaine se crispa. Jugeant sans doute Thérèse d'après elle, et +s'attendant à quelque violence, elle reculait instinctivement.</p> + + <p>--Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-elle.</p> + + <p>--Ne craignez rien, madame, répliqua sarcastiquement Thérèse; je n'ai +nulle envie d'interrompre votre galante conversation... J'ai voulu +simplement m'assurer d'une chose dont je me doutais... Maintenant je +suis fixée. Il n'y a plus rien de commun entre votre amant et moi et +vous pouvez le garder tant qu'il vous plaira.</p> + + <p>Sans même lever les yeux sur Jacques, elle tourna les talons, +redescendit, et s'adressant à Francis qui était restait anxieux au +milieu de l'escalier et qui avait peine à dissimuler ses craintes:</p> + + <p>--Vous aviez raison, M. Lechantre, dit-elle d'une voix très calme, nous +serions là-haut en trop mauvaise compagnie... Reconduisez-nous à notre +voiture!</p> +<br> + + <h3>XIV</h3> + + <p>Jacques et Mania étaient restés face à face, consternés par cette +intrusion inattendue. Le peintre, absolument abasourdi et comprenant +que, de toute façon, l'incident ne pouvait avoir que des suites +désastreuses, n'osait plus regarder Mme Liebling. Pendant une longue +minute tous deux demeurèrent muets. Ils entendirent la voix âpre de +Thérèse monter jusqu'à eux, puis Lechantre engager les trois femmes à +regagner la voiture.--Mania, pâle, les dents serrées, se sentait dans +l'impossibilité d'articuler une parole. Le dépit et la honte la +suffoquaient; elle se rendait compte du rôle humiliant qu'elle venait de +jouer dans cette aventure et tout son orgueil se révoltait.--Si, comme +cela était probable, Thérèse, obéissant à ses rancunes de femme +outragée, ne reculait pas devant un scandale et si les détails de cet +esclandre étaient publiés par elle ou par Lechantre, quelles risées et +quels commentaires peu charitables dans la colonie étrangère de Nice! +Mania se voyait déjà en proie aux railleries des gens de son monde et, +qui sait? aux odieuses plaisanteries des petits journaux du crû... +C'était bien la peine d'avoir résisté jusqu'alors aux entraînements du +milieu corrompu dans lequel elle vivait, d'avoir tenu les adorateurs à +distance et de s'être fait une réputation d'inattaquable respectabilité, +pour que tout cet effort vint aboutir à un aussi piteux naufrage:--une +intrigue avec un peintre marié à une petite bourgeoise, et +l'intervention de la femme légitime surprenant les coupables dans une +misérable auberge!... Y avait-il rien de plus ridicule?--A la pensée de +cette histoire colportée dans le salon de la princesse Koloubine et +arrivant aux oreilles du baron Liebling, Mania était secouée par un +frisson de dégoût, et la colère donnait à ses yeux des lueurs +fulgurantes.</p> + + <p>Jacques lisait sur sa figure contractée les cruelles appréhensions qui +la torturaient. Il aurait voulu exprimer tout le chagrin qu'il +ressentait, en se jetant aux pieds de Mme Liebling et en la suppliant de +lui pardonner cette humiliation involontairement infligée; mais, en ce +moment de désarroi, il lui était impossible de trouver des mots assez +délicats pour traduire ses regrets et, craignant d'irriter encore la +plaie en y appuyant maladroitement le doigt, il restait décontenancé et +silencieux.</p> + + <p>Tout à coup, Mania prit son chapeau et se recoiffa rageusement. Elle +cherchait vainement à renouer son voile; ses mains étaient agitées par +un tel tremblement qu'elle ne pouvait y réussir. Elle arracha le morceau +de tulle, le tordit dans ses doigts et le déchira, puis elle ramassa ses +gants et se dirigea vers la porte.</p> + + <p>--Vous voulez partir? murmura péniblement Jacques en essayant de lui +barrer le chemin.</p> + + <p>--Oui, dit-elle d'une voix altérée, je ne suppose pas que vous ayez +l'intention de m'en empêcher? Laissez-moi passer... Je me trouverais mal +si je restais une minute de plus ici... Oh! ajouta-t-elle en se +regantant nerveusement, pourquoi y suis-je venue? Pourquoi me suis-je +exposée à cette avanie?... Moi qui me glorifiais de ma réputation +intacte, me voilà bien punie de mon orgueil!... Quand je pense que tout +à l'heure j'ai été traitée comme la dernière des filles... Oh! non, +non... jamais je n'ai souffert ce que je souffre!...</p> + + <p>Les sanglots l'étouffaient. Elle fut obligée de s'asseoir, et, les +coudes sur la table, le front dans les mains, elle demeura un instant +haletante. Sa poitrine se soulevait, sa gorge se gonflait; elle se +laissait aller à de brusques mouvements de désespoir, et sa tête +s'agitait convulsivement.</p> + + <p>--Mania! s'exclama Jacques, s'agenouillant près d'elle, ne partez pas +dans cet état... Ne vous désolez pas... Me voici à vos pieds, à vos +ordres pour réparer le mal que je vous cause...</p> + + <p>--Donnez-moi un verre d'eau!</p> + + <p>Il obéit et remplit un verre qu'elle but d'un trait. Peu à peu la crise +nerveuse qui la secouait se termina par l'ordinaire détente: les larmes! +Mania pleura, et Jacques essaya de la calmer en lui répétant qu'il +l'aimait, en maudissant la fatalité qui faisait porter de si douloureux +fruits à sa tendresse.</p> + + <p>--Je voudrais tant vous consoler! s'exclama-t-il, je donnerais le sang +de mon cœur pour guérir votre peine... Parlez, que puis-je faire pour +empêcher vos larmes de couler?</p> + + <p>--Rien, répondit-elle en secouant la tête, le mal est irréparable. +Laissez-moi... Courez retrouver votre femme, raccommodez-vous avec elle, +et redevenez ce que vous n'auriez jamais dû cesser d'être, un mari +fidèle et docile...</p> + + <p>Elle avait prononcé ces mots avec conviction, sans la moindre +arrière-pensée ironique; mais, pour surexciter la passion de Jacques, +elle n'eût pu se servir d'un moyen plus efficace. Il n'en fallut pas +davantage pour qu'il rejetât sur Thérèse tout l'odieux de cette scène et +pour que l'idée de renoncer à Mme Liebling l'exaspérât:</p> + + <p>--Me croyez-vous, répliqua-t-il, assez lâche pour vous abandonner après +vous avoir compromise?</p> + + <p>--Vous me compromettrez bien plus encore, si cette déplorable aventure +aboutit à un scandale... Quittons-nous et ne nous revoyons jamais! je +n'avais que trop raison quand je vous disais que vous ne vous +apparteniez pas... Notre tort à tous deux est de l'avoir oublié un +instant.</p> + + <p>--Je vous prouverai que je suis maître de ma personne et je vous jure +bien que cette incartade n'aura aucune suite fâcheuse!</p> + + <p>Un sourire sceptique effleura les lèvres de Mania.</p> + + <p>--Vous vous abusez étrangement si vous supposez que Mme Moret se +résignera au rôle d'épouse sacrifiée... Mais soit, j'admets qu'elle +passe l'éponge sur vos méfaits actuels; croyez-vous qu'elle se montrera +plus tard d'aussi bonne composition?... Vous vivrez dans de continuelles +transes, et moi, je serai constamment sous le coup d'un nouvel éclat... +Grand merci! L'algarade de tantôt me suffit!</p> + + <p>Jacques eut un geste d'impatience et de colère.</p> + + <p>--Non, poursuivit Mme Liebling, il faut nous quitter... et cela aussi +bien pour mon repos que dans l'intérêt de votre avenir... Souvenez-vous +de ce que je vous disais à la villa Endymion: «Une mauvaise fée m'a jeté +un sort, et je suis destinée à faire souffrir ceux qui m'aiment le +mieux...» Cela s'est vérifié déjà, tenons-nous-en à cette première +expérience... Adieu!</p> + + <p>Elle s'était levée et se dirigeait vers la porte. Mais Jacques ne +l'entendait pas ainsi. La vue de Mania si adorable à travers ses larmes, +les obstacles mêmes qu'elle venait de lui faire pressentir, +l'enflammaient davantage et le poussaient à tout sacrifier pour +s'assurer la possession de celle dont il ne pouvait envisager l'abandon +sans une atroce douleur.</p> + + <p>-Je ne vous laisserai point partir! protesta-t-il en lui saisissant les +mains... Vous parlez de souffrances?... Mais vous ne pouvez concevoir +combien je serais misérable si je vous savais perdue pour moi!... +Maintenant que je vous ai serrée dans mes bras, j'ai besoin de vous +comme de l'air que je respire... Vous êtes tout l'intérêt et toute la +passion de ma vie... Que m'importent mon art et l'avenir, si je ne vous +ai plus? Que m'importe le monde, si je ne vous y retrouve plus?... Je +vous appartiens et, si, vous me quittez, c'est fini de moi!</p> + + <p>Elle lui jeta un pénétrant regard, le jugea profondément épris et +sincère et, gagnée elle-même par la flamme qui brûlait en lui, elle +repartit avec une exaltation hautaine:</p> + + <p>--Certes, je crois que vous m'aimez... Mais, si vous voulez que je vous +aime, il faut que vous m'apparteniez autrement qu'en paroles... Plus de +partage... Ou moi ou l'autre... Choisissez!</p> + + <p>--Vous, murmura-t-il subjugué, mais vous tout entière!</p> + + <p>--Soit, reprit-elle en lui serrant violemment les mains; seulement je +veux être assurée contre le retour possible de scènes pareilles à celle +de tout à l'heure. Personne ne doit avoir de droits sur vous que moi... +Me donnant librement, j'exige que vous vous rendiez complètement +libre... Le pourrez-vous?</p> + + <p>Cette interrogation, qui semblait mettre en doute sa force de volonté, +acheva chez Jacques ce que le magnétisant regard de Mania avait +commencé. Il releva ce défi jeté à son énergie virile, et s'écria +impétueusement:</p> + + <p>--Demain, je serai libre!</p> + + <p>Comme pour sceller sa promesse, il voulut reprendre Mme Liebling dans +ses bras et boire de nouveau sur ses lèvres l'oubli de ce passé dont il +allait se détacher, mais elle se dégagea vivement, et le tenant à +distance:</p> + + <p>--Non, dit-elle d'une voix ferme et caressante en même temps, quand vous +aurez rompu vos liens, je vous rendrai mes lèvres... Pas avant!... +Maintenant partons.</p> + + <p>Tandis qu'elle descendait l'escalier, Jacques prenait congé de +l'hôtesse. Il rejoignit Mania à vingt pas du landau. Le cocher, en +voyant revenir sa maîtresse, avait tourné les chevaux dans la direction +de Villefranche et ouvert la portière.</p> + + <p>--Adieu! murmura la jeune femme en serrant la main de Jacques, +rappelez-vous ce que vous m'avez promis, et ne revenez chez moi que +lorsque vous pourrez y rentrer sans scrupule.</p> + + <p>--Vous m'y verrez dès demain!</p> + + <p>--Croyez-vous? répliqua-t-elle avec son ironie coutumière, je ne pense +pas que les choses aillent si vite, et je vous donne jusqu'à samedi... +Samedi, je serai seule, et je vous attendrai à six heures...</p> + + <p>Elle sauta légèrement dans le landau. Tandis que les chevaux prenaient +le trot elle se retourna encore vers Jacques, et ses yeux semblèrent lui +crier:</p> + + <p>--Souvenez-vous!</p> + + <p>Dès que la voiture eut disparu, le peintre regagna la station de +Beaulieu par le raccourci qui longe le rivage. Son retour avec Thérèse +par le même sentier avait eu lieu trop récemment pour que le souvenir de +cette nocturne promenade ne se représentât pas à son esprit. Néanmoins +cette résonance du passé ne réussit ni à toucher son cœur ni à amortir +sa passion. Il frissonnait d'amour rien qu'en se rappelant la saveur des +lèvres de Mania, et il ne pensait qu'avec irritation à ces délices +interrompues par la brusque apparition de Thérèse.--Par quel hasard +maudit ou par quelle préméditation agressive avait-elle choisi pour but +de promenade ce village de Saint-Jean? Lechantre seul pouvait lui donner +l'explication de cette malencontreuse fantaisie, et il résolut d'aller +la lui demander sur-le-champ. D'après ce que lui apprendrait le +paysagiste, il dresserait un plan de conduite et chercherait le moyen le +plus sûr d'arriver à une séparation, sans éclat. Il désirait rompre sans +retard; il était las de biaiser et de mentir, il voulait sortir a tout +prix de cette situation équivoque. Pourquoi, d'ailleurs, se +laisserait-il arrêter par des considérations sentimentales ou des +scrupules de fausse délicatesse? Thérèse n'avait-elle pas la première +manifesté des intentions hostiles? Ne lui avait-elle pas nettement +déclaré qu'elle se détachait de lui?... Elle serait mal venue, +maintenant, à s'étonner de ce qu'il la prenait au mot.--Toutes ces +réflexions lui montaient impétueusement au cerveau avec des soubresauts +pareils à ceux d'un liquide qui entre en ébullition. Puis, dans des +intervalles d'accalmie, à l'aspect de cette paisible côte de Beaulieu où +les ombres du couchant s'allongeaient déjà, il songeait aux rapides +changements qui s'étaient opérés dans sa vie depuis la soirée où il +avait pour la première fois suivi ce sentier. Quand il y était venu, +quelques semaines auparavant, l'amour de Mania se remuait à peine en lui +comme le germe dans la semence. Il ne l'envisageait que comme une +romanesque hypothèse, un château en Espagne doucement chimérique. Il +n'en considérait que les lignes aimables, les vaporeux contours et les +sommets idéalement éclairés. Si on lui eût dit alors que, pour réaliser +ce rêve séduisant, pour asseoir en terre ferme ce château aérien, il lui +faudrait oublier la foi jurée, tromper une femme qui se reposait sur sa +loyauté, mentir à toute heure et, finalement, rompre avec tout son +passé, certes, il se fut récrié, il aurait déclaré la chose indigne de +lui... Et pourtant un mois s'était écoulé à peine; les mêmes géraniums +qui avaient frôlé la robe de Thérèse poussaient encore dans le chemin +leurs tiges fleuries, et toutes ces suppositions qui lui avaient paru +inadmissibles étaient devenues la réalité. Il avait suffi d'une première +faiblesse, d'une abdication momentanée de sa volonté, pour que des actes +irréparables se succédassent fatalement les uns aux autres, comme ces +générations d'insectes dont on ne peut plus arrêter la fécondité...</p> + + <p>En sortant de la gare, Jacques se fit conduire au port Lympia. A peine +eut-il mis le pied sur la passerelle de l'<i>Hébé</i>, qu'il aperçut +Lechantre se promenant sur le pont d'un air soucieux. Le paysagiste +agita les bras et courut au-devant de son élève:</p> + + <p>--Je t'attendais, dit-il laconiquement.</p> + + <p>Il quitta le yacht et entraîna Jacques vers la partie la plus déserte du +quai.</p> + + <p>--Mon cher, poursuivit-il, je suis désolé de ce qui est arrivé... C'est +moi qui, sans penser à mal, ai emmené ces dames à Saint-Jean... Mais +aussi pourquoi diable ne me prévenais-tu pas? Quand on commet d'aussi +dangereuses sottises, c'est bien le moins qu'on en avise ses amis... +Pouvais-je prévoir que tu choisirais une salle d'auberge pour y donner +tes rendez-vous?</p> + + <p>--D'abord je n'en savais rien moi-même... Enfin le mal est fait et il +s'agit maintenant de prendre une résolution... Où est Thérèse?</p> + + <p>--Je viens de la reconduire chez toi avec ta mère et ta sœur.</p> + + <p>--Que vous a-t-elle dit?</p> + + <p>--Absolument rien... Devant Mme Moret et Christine elle a jugé +naturellement à propos de se taire. Elle a même affecté pendant le +trajet une sérénité que j'admirais, mais qui me serrait le coeur, car, +telle que je la connais, elle a dû souffrir atrocement... Ah! c'est une +vaillante, celle-là, et les belles dames que tu fréquentes ne lui vont +pas à la cheville!</p> + + <p>Jacques eut un geste d'impatience.</p> + + <p>--Fâche-toi tant que tu voudras, tu ne m'empêcheras pas de te parler +net... Mon garçon, je comprends tous les emballements... Je les +comprends d'autant mieux que moi-même, malgré mon âge, je suis toqué de +cette friponne de Peppina qui me mène par le bout du nez; mais moi, du +moins, je suis célibataire, tandis que tu es marié à une respectable et +adorable femme... Et puis, sacrédié, il y a un terme à toutes les +folies!... Si tu as été grisé par ton Autrichienne, l'aventure de tantôt +a dû vous jeter à tous deux un joli seau d'eau sur la tête. Comment +vas-tu te tirer du pot au noir dans lequel tu barbotes? Es-tu venu me +trouver pour que je te donne un coup d'épaule et un bon avis?... En ce +cas, écoute-moi: tu n'as qu'un parti à prendre... Va rejoindre Thérèse, +jette-toi à ses pieds et humilie-toi; puis, dès demain, file sur Paris +avec toute ta famille. D'abord ta femme te tiendra rigueur, et dame, +après ce qui s'est passé, elle en a bien le droit; mais elle t'aime, au +fond, et quand vous serez loin d'ici, quand elle aura constaté ton +repentir et ta ferme résolution de ne plus pécher, elle trouvera encore +dans son cœur assez de tendresse pour te pardonner... Ça y est-il et +dois-je l'aller préparer à ta visite?</p> + + <p>--Non, répondit Jacques violemment, c'est impossible!... Je connais +Thérèse, elle m'a condamné dans son esprit et elle restera inflexible... +D'ailleurs, se laissât-elle fléchir, il serait trop tard... Je suis +amoureux de Mania et j'ai lié ma vie à la sienne.</p> + + <p>Toi! se récria Lechantre en haussant les épaules, toi, Jacques Moret, +fils d'un cultivateur de Rochetaillée, peintre de ton métier et l'espoir +de l'école française, tu prétends enchaîner ta vie à celle de cette +grande dame nomade, qui était hier à Vienne, et qui sera demain à +Florence on à Naples?... Ah! elle est bien bonne!... Innocent! c'est +comme si tu voulais lier intimité avec l'eau d'un torrent ou avec le +vent qui passe!... Parce qu'elle a bien voulu t'honorer de ses faveurs, +tu t'imagines qu'elle va se considérer comme engagée dans des liens +indissolubles!... Mais, mon pauvre garçon, il n'y a rien de commun entre +toi et elle. Tout vous sépare: la naissance, l'éducation et le milieu. +En ce moment tu amuses sa curiosité et sa vanité: elle n'est pas fâchée +de se payer pour amant un peintre en renom et de vérifier si les +artistes font l'amour autrement que les grands seigneurs. Seulement, +quand son caprice sera satisfait, elle te lâchera comme un article qui a +cessé de plaire. Elle te remplacera par une nouvelle fantaisie et un +beau matin elle partira pour des pays inconnus... Ah! malheureux, ces +grandes coquettes-là sont les pires femmes auxquelles on puisse +s'attacher... Si tu prends ta baronne au sérieux, tu n'es pas au bout de +tes peines et tu t'apprêtes de la misère pour le restant de tes jours!</p> + + <p>--Possible... J'ai déjà souffert par elle et je prévois qu'elle me fera +souffrir encore, car elle est violente et fantasque... Mais, dussé-je +endurer mille peines plus cruelles, je persisterais dans ma folie, parce +qu'un instant de bonheur auprès de Mania rachète des journées +d'angoisse... Parce que je l'aime enfin!</p> + + <p>Sacrebleu! s'exclama Lechantre furieux, qu'a-t-elle donc de si +extraordinaire? Quel philtre t'a-t-elle fait boire pour te mettre dans +cet état d'insanité?... Je l'ai vue, moi, cette Mania, et elle ne m'a +nullement ébaubi. Un nez trop court, des pommettes saillantes, des yeux +de chat sauvage et un sourire traître... Ma parole d'honneur, voilà bien +de quoi se monter le coup! J'en suis encore à me demander pourquoi tu la +préfères à Thérèse, qui est charmante et qui a des lignes d'une +beauté!...</p> + + <p>Pourquoi?... Comment pouvez-vous m'adresser de pareilles questions?... +Pourquoi? Mais je vous l'ai déjà dit, parce qu'elle ne ressemble en rien +à Thérèse. Elle a pris dans mon cœur une place jusque-là inoccupée... +Thérèse est la sagesse et la pureté en personne, mais Mania est la +passion même avec tous ses enchantements. Elle a donné à mon esprit et à +ma chair des émotions non encore éprouvées; elle a ouvert mes yeux sur +un monde qu'ils n'avaient jamais entrevu qu'en rêve. Elle exerce sur moi +une séduction pareille à celle de ce pays-ci, une séduction où les sens +ont autant de part que l'âme et où cependant il n'entre rien de grossier +ni de brutal, où tout est rare et exquis. En un mot comme en cent, elle +me possède et je suis prêt à tout quitter pour la suivre.</p> + + <p>A mesure que Jacques parlait, la joviale figure de Lechantre se +rembrunissait et exprimait une consternation indignée.</p> + + <p>--Ce que je vous dis vous scandalise? ajouta l'artiste d'un air de +bravade.</p> + + <p>--Non pas, ça me dégoûte seulement! répondit Francis; tes effusions me +rappellent les confidences de certains camarades, qui étaient comme toi +très ensorcelés par une femme, et qui en ont pâti... Je reconnais les +mêmes raisonnements, et cette ressemblance m'amène à conclure que ton +caractère n'est pas à la hauteur de ton talent... Mon garçon, tu +dérailles... Je ne m'esquinterai pas à te faire de la morale, je sais à +quel point c'est inutile... Mais, puisque tu repousses toute tentative +de réconciliation, que veux-tu de moi et quels sont tes projets?</p> + + <p>--Avant tout, je veux éviter un éclat qui serait désastreux pour tout le +monde... Maman et Christine partent après-demain matin et il est inutile +que leur départ soit attristé par des scènes pénibles. Il faut quelles +s'en retournent à Paris avec la conviction que nous sommes toujours +heureux ici... Après... après, répéta Jacques avec un invincible +serrement de cœur, Thérèse et moi nous reprendrons mutuellement notre +liberté. Elle a assez de fortune pour vivre indépendante, et si elle +désire retourner au Prieuré, je n'y mettrai aucune opposition. Soyez +assez bon pour me servir d'intermédiaire auprès d'elle. Dites-lui que la +seule grâce que je lui demande, c'est de dissimuler jusqu'au départ de +maman... mais ne lui laissez pas ignorer ma résolution de recouvrer +ensuite ma pleine et entière liberté d'action.</p> + + <p>--C'est ton dernier mot?</p> + + <p>--Oui.</p> + + <p>--Tu es un misérable inconscient, et tout autre que moi t'abandonnerait +à tes sottises!... Mais il y a d'autres intérêts en jeu que les tiens et +je suis le seul qui puisse m'entremettre pour amortir le coup que ton +égoïsme et ta folie vont porter à ceux qui t'aiment. J'accepte donc la +mission, si désagréable quelle soit... Va m'attendre sur le boulevard +Dubouchage; je t'y rejoindrai dès que j'aurai vu Thérèse...</p> + + <p>Il héla un cocher qui passait et se fit conduire rue Carabacel, tandis +que Jacques gagnait à pied le boulevard.</p> + + <p>Lechantre trouva Thérèse dans le salon sans lumière. Christine et Mme +Moret s'étaient retirées dans leur chambre pour commencer les +préparatifs du départ et la jeune femme, étendue dans un fauteuil, les +yeux brûlants, la tête enfiévrée, regardait machinalement le jardinet +s'enténébrer peu à peu. Le paysagiste lui serra silencieusement la main +et l'entraîna sur le perron.</p> + + <p>--Jacques est près d'ici, commença-t-il, je le quitte à l'instant... Il +m'a chargé de venir vous parler.</p> + + <p>--Que me veut-il encore? demanda-t-elle d'un ton âpre; s'il espère me +toucher par de nouvelles scènes hypocrites, prévenez-le qu'il perd son +temps... Je suis fixée maintenant sur la sincérité de ses désespoirs et +la facilité de ses parjures... Ma crédulité est à bout.</p> + + <p>--Il ne s'agit malheureusement de rien de pareil, repartit Francis; +Jacques a le sentiment de ses torts et il reconnaît que vous avez le +droit de vous montrer implacable... Il vous supplie seulement d'éviter +un éclat et de ne rompre ouvertement avec lui qu'après le départ de sa +mère et de sa sœur.</p> + + <p>Thérèse se mordit les lèvres pour comprimer un sanglot. En dépit de sa +légitime indignation, à la vue de Lechantre, elle avait espéré qu'il +venait lui apporter des paroles de repentir et que Jacques essaierait +une dernière fois de rentrer en grâce. L'injurieuse indifférence avec +laquelle ce mari infidèle supportait l'idée d'une séparation imminente +acheva de lui ulcérer le cœur.</p> + + <p>--Ah! murmura-t-elle avec amertume, il craint un éclat!... Il a peur +pour la réputation de sa maîtresse... Vous pouvez le rassurer; j'ai trop +souci de ma dignité pour ébruiter son aventure. Le scandale me répugne +autant que la trahison et personne ne saura que j'ai surpris mon mari +avec cette femme, dans une chambre d'auberge. Je me tairai comme je me +suis tue jusqu'à présent... Je pousserai même l'indulgence... ou le +mépris, comme vous voudrez, jusqu'à lui faire bon visage en présence de +sa mère et de Christine.</p> + + <p>--Je reconnais la votre grand cœur et votre force d'âme, Thérèse, mais, +si vous m'en croyez, vous vous montrerez encore plus magnanime... +Jacques est affolé en ce moment; non seulement il compromet son +caractère dans cette aventure, mais il risque d'y perdre ses meilleures +qualités d'artiste et de gâcher sa vie... Or, vous qui êtes la plus +forte, vous devez être aussi la plus généreuse... oh! ajouta-t-il en +répondant à un véhément geste de dénégation de la jeune femme, je ne +vous demande pas de pardonner sur-le-champ!... mais un jour, quand il +aura pâti de sa sottise, ce qui ne tardera guère, promettez-moi de ne +pas vous montrer implacable.</p> + + <p>--Monsieur Lechantre, répliqua Thérèse en lui posant sur la main sa main +glacée, ne me parlez point de pardon... Je ne suis pas une pâte à +martyre et je ne sais pas me résigner... Dès les premiers soupçons qui +m'ont tourmentée, j'ai prévenu votre ami... Une fois que mon cœur s'est +fermé, il ne se rouvre plus. Je vous promettrais d'oublier, que je +mentirais... Non, je veux rester sincère avec les autres comme avec +moi-même et c'est pourquoi je vous le déclare nettement ce soir, je ne +pardonnerai pas... Je dissimulerai jusqu'au départ de Mme Moret... +N'exigez pas davantage.</p> + + <p>--Et après, ma pauvre enfant, quand vous resterez face à face avec +Jacques?</p> + + <p>--Après? murmura-t-elle avec un accent navrant, il n'y aura rien +«après». Des ce soir, je commencerai mes malles... J'ai un bon prétexte +pour m'éloigner sans esclandre... Ayant déjà servi de chaperon à Mme +Moret et à Christine, il est tout simple que je les accompagne encore. +Je les reconduirai à Paris, mais je ne rentrerai plus a Nice... Oh! non, +s'exclama-t-elle, je ne reviendrai plus dans cette misérable ville!... +J'y ai trop souffert... Vous pouvez en informer votre ami... Cela lui +procurera sans doute un agréable soulagement!...</p> + + <p>Elle continuait de parler avec une sarcastique âpreté; mais dans ses +yeux étincelants on devinait des larmes sur le point de jaillir et +Lechantre se sentait lui-même gagné par l'émotion.</p> + + <p>--Une fois à Paris, demanda-t-il, comptez-vous rester près de Mme Moret?</p> + + <p>--Non, répondit-elle résolument, cela ne serait pas possible; je +trouverai un prétexte pour m'éloigner... Je retournerai à Rochetaillée +et je redeviendrai une paysanne. C'était mon lot, voyez-vous, et je +n'étais pas faite pour vivre ailleurs. Ah! mon pauvre Prieuré, pourquoi +n'y suis-je pas restée avec mes préjugés et mes illusions?...</p> + + <p>En dépit de ses efforts, les larmes rebelles s'échappèrent; mais elle +eut honte de montrer sa faiblesse. Reprise d'un accès de fierté, elle +s'essuya les yeux avec dépit, et tendant la main au paysagiste:</p> + + <p>--A tout à l'heure, n'est-ce pas? balbutia-t-elle, vous viendrez dîner +avec nous!</p> + + <p>Puis elle rentra précipitamment dans le salon et disparut.</p> + + <p>Lechantre quitta le jardin et alla rejoindre Jacques qui piétinait, +inquiet, sur le trottoir du boulevard. Il lui rendit compte du résultat +de son entrevue et lui annonça les résolutions prises par Thérèse.</p> + + <p>--Tu es une brute, ajouta-t-il, et ta femme est un ange...</p> + + <p>Bien que les progrès de sa passion eussent singulièrement endurci sa +sensibilité et développé son indifférence pour tout ce qui ne se +rapportait point à Mania, le peintre frissonna en apprenant l'imminence +de ce déchirement qu'il avait provoqué. La rapidité avec laquelle se +précipitaient les événements, et la décision énergique de Thérèse +l'accablaient de confusion en même temps qu'elles remuaient en lui un +mélange de regrets et de remords. Lorsqu'il rentra en compagnie de son +ami dans le salon de la rue Carabacel et qu'il revit, à la lumière +assourdie des lampes, à côté de la petite mère et de Christine, l'épouse +qu'il venait d'offenser si grièvement, une rougeur lui monta au front et +il lui fut impossible de dissimuler son malaise.--Thérèse avait eu le +temps d'effacer la trace de ses larmes et de se composer une physionomie +impassible. Elle reçut son mari avec cette gravité calme sous laquelle, +depuis quelques semaines, elle déguisait les agitations de son âme; mais +l'apparente sérénité de cet accueil, loin de diminuer la gêne de +Jacques, la rendit encore plus pénible. Il ne savait guère dissimuler et +son embarras n'échappa ni à la sollicitude de Mme Moret ni aux malignes +investigations de Christine. Il s'efforça de feindre néanmoins et cet +effort acheva de le mettre à la torture. Il lui fallut, pour sauver les +apparences, questionner sa mère et sa sœur sur l'emploi de leur +après-midi et s'informer hypocritement de l'endroit quelles avaient +choisi comme but de promenade.</p> + + <p>Nous sommes allées à Saint-Jean, dit Christine; c'était une mauvaise +inspiration... L'auberge où nous voulions nous arrêter était fort mal +fréquentée, à ce qu'il paraît, et Thérèse elle-même, malgré ses +préventions en faveur de Nice, a été obligée de battre en retraite...</p> + + <p>Pendant qu'elle s'étendait avec complaisance sur cet incident de la +promenade, Jacques changeait de couleur et n'osait plus lever les yeux, +de peur qu'on ne s'aperçut de son trouble. Mais, s'il ne regardait +personne, il n'échappait point pour cela aux regards des autres. +Christine avait remarqué son attitude embarrassée, et, tout en +l'observant en dessous, elle songeait: «Il se passe ici quelque chose de +louche et certainement Jacques a un méfait sur la conscience. Est-ce +que, par hasard, il tromperait sa femme?...» Cette supposition la +réjouissait sourdement, et un sourire équivoque effleurait ses lèvres +milices.</p> + + <p>Lechantre, ayant conscience du trouble de Jacques et des tortures de +Thérèse, se mettait en quatre pour rompre les chiens, et, grâce à lui, +la soirée se termina sans encombre. Mais le lendemain le supplice se +renouvela pour Jacques, obligé par décence à consacrer entièrement à sa +famille cette dernière journée. Il errait comme une âme en peine dans +l'appartement où baillaient des malles entrouvertes. Il évitait +peureusement les occasions de se trouver seul à seul avec Thérèse, et +cependant une despotique attirance le ramenait à chaque instant dans la +pièce où la jeune femme vaquait à ses préparatifs. Ces tiroirs vidés, ce +déménagement de menus objets à l'usage particulier de la jeune femme, +disaient trop clairement un départ sans espoir de retour pour qu'il n'en +éprouvât point une douloureuse émotion. La figure maintenant tragique de +Thérèse lui semblait pleine de méprisants reproches. La comédie qu'il +était tenu de jouer devant sa mère et sa sœur l'humiliait et le +dégradait à ses propres yeux. Il souhaitait que cette lamentable journée +tirât à sa fin et en même temps il redoutait de la voir s'achever en +songeant aux adieux du lendemain. Ces angoisses, ces remords et ces +appréhensions l'enfiévraient. Les battements de son cœur s'arrêtaient, +des suffocations le prenaient, et, le malaise physique se joignant au +malaise moral, il devenait irritable et, hargneux avec Christine. La +petite mère, stupéfaite de ces brusques coups de boutoir, levait +timidement des yeux navrés vers son Benjamin, qu'elle ne reconnaissait +plus, et s'effrayant de la livide pâleur de son visage:</p> + + <p>Qu'as-tu, mon fils? demandait-elle avec inquiétude en lui saisissant les +mains, je ne t'ai jamais vu si irascible?... Te sens-tu malade ou est-ce +le départ de Thérèse qui te contrarie? Parle-moi franchement, sinon je +finirai par croire, comme Christine, que tu nous caches quelque gros +chagrin.</p> + + <p>Alors Jacques, honteux d'être si peu maître de lui, essayait de la +rassurer avec des caresses, mais dans ses protestations comme dans ses +démonstrations tendres il y avait je ne sais quoi de forcé et d'excessif +qui sonnait faux: de sorte que la petite mère s'éloignait en hochant la +tête et en gardant ses pensées chagrines.</p> + + <p>Christine, à son tour, se vengeait des accès d'humeur de son frère en +emmenant Thérèse à l'écart et en murmurant d'une voix perfidement +compatissante:</p> + + <p>--Voyons, vous pouvez bien me dire ça, à moi... Avouez qu'il y a de la +brouille entre vous et Jacques!</p> + + <p>Thérèse tressaillait et répondait sèchement:</p> + + <p>--Vous rêvez... Vous avez trop d'imagination, Christine!</p> + + <p>A quoi sa belle-sœur repartait piquée:</p> + + <p>--Non, je n'ai pas d'imagination, mais j'ai de bons yeux, et je +m'aperçois bien que ni l'un ni l'autre vous n'êtes d'accord comme +autrefois. Mais quoi! nous avons tous en ce monde nos croix à porter et +j'avais bien prédit que ce beau feu ne durerait pas!</p> + + <p>Enfin cette longue journée se termina. Le lendemain matin, Jacques et +Lechantre conduisirent les voyageuses à la gare. Les instants qui +précédèrent le départ furent d'une tristesse morne. La petite mère +s'éloignait avec de noirs pressentiments; Thérèse, tout en s'opiniâtrant +dans sa rancune, songeait que sa vie était à jamais perdue; Jacques, au +moment de recouvrer cette liberté qu'il avait si ardemment convoitée, +était pris de peur. Ayant conscience de l'odieux de sa conduite envers +sa femme, il se demandait avec effarement si cette mystérieuse Némésis, +qui est comme latente au fond des choses, n'allait pas s'éveiller pour +le punir férocement de sa déloyauté. Mais, tout en traînant leur +tourment, ces trois êtres malheureux s'efforçaient de cacher leur +angoisses et de se faire illusion l'un à l'autre. Leur maladroite +dissimulation était navrante. Lechantre seul s'évertuait à jeter un peu +de cordiale bonne humeur parmi cette tristesse.</p> + + <p>--Ne vous faites pas de mauvais sang, disait-il à la maman Moret en lui +serrant les mains, Jacques vous reviendra en bon état... Je reste à Nice +et je me charge de veiller sur lui...</p> + + <p>Immobile, un peu en arrière du groupe, Jacques contemplait machinalement +le spectacle de la gare avec son tumultueux va-et-vient de voyageurs. +Invinciblement, il se rappelait les sensations éprouvées en cet endroit, +trois semaines auparavant, lors du premier départ de Thérèse.--C'était +le même aspect des choses: le même paysage vert et ensoleillé dans +l'encadrement de la nef, les mêmes cris des facteurs, la même +indifférence souriante de la marchande de livres devant son échoppe aux +volumes multicolores; le même fracas de portières refermées. «En +voiture!» criait-on comme jadis...</p> + + <p>Son cœur se déchira, un accès de sensibilité maladive lui mit des +larmes dans les yeux. Il embrassa d'abord la petite mère et Christine, +puis, quand il se trouva devant sa femme, il la tira brusquement à +l'écart:</p> + + <p>--Thérèse, balbutia-t-il, Thérèse...</p> + + <p>Il était sur le point de lui crier: «Reste... Ne t'en va pas!» Mais, +tandis qu'elle le regardait tristement, tout d'un coup l'image +charmeresse de Mania passa de nouveau entre lui et l'épouse offensée et +il ne se sentit pas le courage d'achever sa supplication. D'une voix +étouffée il se borna à murmurer:</p> + + <p>--Pardonne-moi!</p> + + <p>Elle devina sans doute l'injurieux combat qui se livrait en lui, car +elle le transperça d'un regard de mépris:</p> + + <p>--Adieu! répondit-elle, vous me faites pitié!</p> + + <p>Et fière, impassible, elle monta dans le wagon. Seulement, quand, la +portière une fois fermée, le train se mit en marche, tandis que la maman +Moret penchée en dehors envoyait un dernier signe de tête à son +Benjamin, Thérèse appuya son front contre la paroi capitonnée et éclata +en sanglots...</p> + + <p>Le même soir, à cinq heures, fidèle à sa promesse, Jacques, tout pâle +encore des transes du matin, entrait dans le salon de Mme Liebling.</p> + + <p>Mania était seule. Elle vint au-devant de lui avec un sourire au coin +des lèvres et l'interrogea silencieusement des yeux.</p> + + <p>--Mania, dit-il, j'ai rompu avec mon passé et me voilà libre... +Désormais je suis à vous tout entier!</p> + + <p>Sans parler elle se rapprocha encore et lui tendit ses lèvres. Jacques +la serra convulsivement contre sa poitrine et oublia ses derniers +remords dans un baiser qui n'en finissait plus.</p> +<br> + + <h3>XV</h3> + + <p>--<i>Christos vaskress!</i> (Christ est ressuscité.)</p> + + <p>--<i>Voistina vaskress!</i> (Il est vraiment ressuscité.)</p> + + <p>On célébrait la Pâques russe chez la princesse Koloubine. Chacun des +habitués de la villa Endymion répétait cette pieuse salutation +sacramentelle et embrassait la maîtresse du logis, au seuil de l'un des +salons, transformé pour la solennité en salle à manger. Les encoignures +de la grande pièce tendue de soie jaune était décorées de plantes +épanouies: azalées, rhododendrons et lilas. Au centre, sur une longue +table garnie d'une nappe à broderies rouges, les couverts reliés par des +semis de fleurs coupées entouraient des plats de viandes froides: +galantine, foie gras, sterlets du Volga, au milieu desquels s'étalaient +l'énorme gâteau pascal et le traditionnel cochon de lait dans sa gelée. +Ça et là, de petites tables étaient pareillement dressées dans les coins +et un massif buffet supportait, comme supplément de victuailles, toute +la collection des <i>zakouski</i> (hors d'œuvre) chers aux palais +moscovites, ainsi que des carafons de liqueurs et des bouteilles de +Champagne. Chaque nouvel arrivant, après avoir donné et reçu l'accolade, +s'attablait, mangeait et buvait à sa fantaisie, tandis que les maîtres +d'hôtel en habit noir vaquaient silencieusement au service. L'éclatante +blancheur du linge russe s'harmonisait doucement avec la pâleur des +roses et le scintillement de la lourde argenterie de famille. La +fragrance des lilas se mêlait à l'appétissante odeur des mets fortement +aromatisés et aux senteurs anisées du kummel. Les convives d'âge mur se +succédaient autour de la longue table où leur appétit sérieux trouvait +amplement de quoi se satisfaire; les jeunes femmes et les jeunes gens +choisissaient de préférence les petites tables plus intimes. On s'y +contentait de gâteaux, de champagne ou de thé, mais on y fleuretait +joyeusement. Le bruit des conversations médisantes ou tendres était +accompagné en sourdine par le frémissement du samovar. Sur ce +bourdonnement de ruche se détachaient des rires, des détonations de +bouchons de champagne, et toujours, comme un refrain:</p> + + <p>--<i>Christos vaskress!</i></p> + + <p>--<i>Voistina vaskress!</i></p> + + <p>Puis de nouvelles embrassades.</p> + + <p>La fleur de la colonie russe était là.--Brune, le teint mat, les yeux +noirs comme des mures, la belle Mme Nicolaïdès, vêtue de rouge, +emplissait le salon des éclats de sa voix brève;--assise en face du +vice-consul, la blonde comtesse Nadia de Combrières montrait hardiment +dans l'échancrure carrée de son corsage bleu pâle sa gorge opulente à +peine voilée de tulle;--puis, ça et là, de vieilles connaissances: la +petite baronne Pepper et son fidèle Jacobsen: Flaminius Ossola se +faufilant de groupe et groupe et baisant obséquieusement la main aux +dames; Mme Acquasola, se remettant des émotions de la roulette en face +d'une large tranche de cochon de lait et d'une coupe de Rœderer.--Sonia +Nakwaska rôdait à l'entrée du salon, tendant sa pâle frimousse de +gavroche à chaque visiteur, et profitant vicieusement de la solennité +pascale pour se faire embrasser sur la bouche. Ayant l'air de grelotter +dans sa robe de damas héliotrope, la frileuse et frêle Mme Nakwaska +s'était assise près de la cheminée et regardait manger Mme Acquasola, en +suivant ses moindres gestes du regard jaloux d'une femme que sa gastrite +condamne à la diète.</p> + + <p>--Êtes-vous heureuse, comtesse, d'avoir bon appétit!... Moi, disait-elle +de sa voix nasillarde, je n'ai d'estomac qu'au jeu... Comment +trouvez-vous le cochon de lait?</p> + + <p>--Exquis, Anna Egorowna, tout à fait savoureux! répondait l'autre, la +bouche pleine.</p> + + <p>--Remerciez-moi, ma chère, c'est à moi que vous le devez. Si je n'avais +été là, nous aurions eu une Pâques sans cochon de lait... Le cuisinier +avait couru tout Nice sans rien trouver; ma sœur se désolait, mais dans +les questions de ménage elle n'est d'aucune ressource, elle plane trop +haut dans les nuages. Donc, j'ai fait atteler, j'ai battu la campagne, +et j'ai enfin déterré dans une ferme cet animal que j'ai rapporté tout +vif... Même je lui ai coupé sur la queue un bouquet de poils que je +garde au fond de mon porte-monnaie. C'est un fétiche, vous savez, et +j'irai demain à Monte-Carlo jouer cinq louis sur le zéro...</p> + + <p>Mme Nakwaska riait de son rire de chèvre, tout en regardant à travers la +glace sans tain le coup-d'œil des voitures qui prenaient la file sous +la marquise. Au loin, dans la perspective des allées fraîchement +ratissées, on voyait les coupés et les landaus gravir au pas les rampes +en pente douce et contourner les pelouses semées de boutons d'or. Bien +qu'on fut au 13 avril, le mistral soufflait, et les massifs d'oliviers, +fouettés par le vent, détachaient le retroussis argenté de leur +feuillage sur le bleu cru du ciel. Les visiteurs descendaient de +voiture, frileusement boutonnés dans leur pardessus au col relevé; les +dames, emmitouflées dans leur pelisse, se précipitaient frissonnantes +vers le vestibule. A chaque instant, le valet de pied annonçait de +nouveaux hôtes. Parmi les derniers arrivants se trouvaient Jacques Moret +et Francis Lechantre.</p> + + <p>En dépit de ses sages résolutions, Lechantre, qui, dans le principe, +avait l'intention de rester seulement quelques semaines à Nice, y était +maintenant depuis plus de deux mois. Il avait laissé partir le yacht de +son ami; chaque jour il se jurait de regagner Paris, et chaque jour +aussi il ajournait son départ sous le prétexte de tenir compagnie à +Jacques. Au fond, le brave paysagiste subissait comme les autres la +séduction des plaisirs niçois, et les yeux de Mlle Peppina le tenaient +enchaîné au littoral. Il avait toujours été très enfant, malgré ses +soixante ans sonnés, et le rajeunissement, dont il attribuait tout +l'honneur à Nice, se manifestait en lui, surtout, par une recrudescence +de voluptuosité et de gaminerie naïves. D'ailleurs, il avait découvert +dans les environs de nombreux motifs de tableaux, et, comme il était +doué d'une rare puissance de travail, il abattait de la besogne tout en +faisant la fête. Parfois seulement, en constatant chez Jacques un état +psychologique inquiétant, il était pris de scrupules, avait des accès de +rigorisme, et, pendant quelques heures, déblatérait contre l'influence +débilitante de cette ville, qu'il appelait «la Capoue moderne.» Il +jurait alors ses grands dieux qu'il allait boucler ses malles et qu'il +partirait seul, si Jacques refusait de le suivre; mais il suffisait d'un +beau coucher de soleil sur la mer, d'un souper avec Peppina, d'une +promenade parmi les citronniers en fleurs de Beaulieu, pour l'incliner à +l'indulgence et le plonger en une béatitude épicurienne. S'étant +constitué <i>in petto</i> le mentor de son ancien élève, il devenait mondain. +Sa verve communicative, sa jeunesse d'esprit, ses charges d'atelier, +étaient fort choyées dans les salons où Jacques l'entraînait très +souvent. Ce dernier avait repris goût aux distractions de la haute vie. +On le rencontrait dans la plupart des réunions de la colonie russe, et +notamment chez la princesse Koloubine. Seulement, au rebours de +Lechantre, il n'y brillait ni par la bonne humeur ni par l'amabilité. Il +semblait y traîner une lourde et irritante lassitude, et s'y ennuyait, +en effet, y venant non pour son plaisir, mais uniquement pour y +retrouver Mania.</p> + + <p>Sa liaison avec Jacques n'avait nullement modifié les façons de vivre de +Mme Liebling. Elle était restée foncièrement mondaine, et, contrairement +aux espérances du peintre, l'amour ne lui avait inspiré ni le désir de +l'isolement ni le renoncement à ces succès de coquetterie et d'élégance +dont elle était coutumière. En se donnant à Jacques, elle n'entendait +rompre ni avec ses habitudes ni avec ses relations. Elle avait conservé +ses heures de réception, visitait comme devant ses nombreux amis, ne +manquait ni un bal, ni un pique-nique, ni un spectacle. Au milieu de ces +dissipations quotidiennes, dans cette vie en l'air, dont chaque +indifférent prenait un morceau, c'était à peine si l'homme qu'elle +aimait pouvait, de loin en loin, jouir de quelques heures de tranquille +tête-à-tête. Il s'en plaignait parfois amèrement. Mania écoutait ses +reproches avec son moqueur sourire au coin des lèvres, et répondait d'un +ton câlin:</p> + + <p>--Vous raisonnez comme un enfant!... Parce que je vous aime, est-ce un +motif pour que je me fasse montrer au doigt? Si je changeais brusquement +mon genre de vie, si je tournais le dos à mes amis pour me claquemurer, +comme vous le désirez, on ne manquerait pas de s'en étonner, d'en +chercher la raison, et, en vous voyant seul chez moi, on aurait vite +résolu le problème... Autant vaudrait tout de suite afficher sur ma +porte: «Mania Liebling a un amant.» Avec vos idées d'artiste, vous ne +savez pas à quelle prudence est tenue une femme qui vit dans le monde... +Sérieusement, de quoi vous plaignez-vous? Cela nous empêche-t-il de nous +voir? N'avez-vous pas accès dans tous les salons où je fréquente et ne +pouvons-nous nous y retrouver chaque jour?... Ingrat, ne sentez-vous +pas, comme moi, ce qu'il y a de délicieux dans cette réserve que nous +nous imposons, dans le mystère qui enveloppe notre amour?... Quand nous +sommes dans le monde, au lieu de vous tracasser des indifférents qui +m'entourent et souvent me fatiguent, ne devriez-vous pas être heureux de +vous dire: «C'est moi seul qu'elle aime?...» Soyez bien convaincu que +ces obstacles et cette contrainte donnent une saveur plus aiguë à la +passion et qu'elle risquerait de s'attiédir dans la monotonie de trop +continuels tête-à-tête!...</p> + + <p>Mais Jacques n'était pas convaincu. Il avait rêvé une intimité plus +étroite, où Mania serait toute à lui. Quand, bouillant de désir, il +aurait voulu l'emporter dans une solitude murée, il s'accommodait mal de +cette promiscuité mondaine, de cette sérénité avec laquelle Mme Liebling +accordait aux exigences sociales la plus large part de sa vie. Il criait +à l'injustice.--Elle, si exclusive, et qui l'avait voulu tout entier, +pourquoi ne comprenait-elle pas qu'il s'irritait d'un partage aussi +inégal?--Ces rendez-vous décommandés au dernier moment, cet hôtel de la +rue de la Paix toujours encombré de visiteurs quand Jacques y accourait, +avide d'une heure de tendres épanchements; ces parties de plaisir où il +voyait Mania entourée d'adorateurs auxquels elle prodiguait ses +sourires; tous ces déboires qu'il n'avait pas prévus le mettaient en +rage et le poussaient à des accès d'humeur noire.--L'Ecclésiaste a +raison! «Tout n'est que vanité et tourment d'esprit sous le soleil.» Dès +que nos plus beaux rêves sont réalisés, ils fondent sous nos doigts +comme de la neige et s'écoulent avec la rapidité de l'eau. L'illusion +seule nous donne des joies pures.--Ces délices de la passion qui, de +loin, apparaissaient à l'artiste semblables à un paradis enchanté, de +quoi se composaient-elles en dernière analyse? De beaucoup d'heures +d'anxieuse attente suivies de mortelles déconvenues; de quelques brèves +minutes de volupté troublées par le pressentiment de leur courte durée; +de longues journées énervantes, passées à en regretter la fuite ou à en +désirer le retour incertain.--C'étaient là les fruits gâtés d'un amour +pour lequel il avait sacrifié Thérèse et la petite mère et auquel il +s'attachait néanmoins obstinément, espérant toujours, à force de +fougueuse tendresse, vaincre les résistances de Mania et s'établir en +maître absolu dans son cœur.</p> + + <p>En attendant, ces énervements et ces émotions commençaient à +compromettre sa santé. Quelqu'un qui, après plusieurs mois d'absence, +l'eût revu entrant dans le salon de la princesse Koloubine, eût été +frappé de l'altération de ses traits:--la figure paraissait bouffie, +l'œil brillait d'un éclat fébrile; le teint avait pâli, les lèvres +étaient parfois d'une lividité bleuâtre. Pour la moindre contrariété, +Jacques s'emportait et, quand il s'abandonnait à ces accès +d'irritabilité, les battements de son cœur devenaient tumultueux, +intermittents, et l'oppression allait souvent jusqu'à la +suffocation.--Ce jour-là, il avait assisté aux cérémonies de l'église +russe, y avait aperçu Mania sans pouvoir l'aborder et, immédiatement +après le déjeuner, avait entraîné Lechantre à la villa Endymion, +comptant bien y rencontrer Mme Liebling. Après avoir salué la princesse, +il s'était isolé dans l'encoignure d'une fenêtre et là, indifférent aux +propos échangés autour des tables, il fixait des regards impatients sur +la baie qui faisait communiquer le salon où l'on lunchait avec celui par +lequel accédaient les visiteurs. A quelques pas de cette baie, la +princesse se tenait, droite et imposante dans sa robe de velours noir, +et tendait la main ou la joue aux nouveaux venus. Ainsi placée, elle les +voyait arriver de loin, et sa longue figure empâtée s'éclairait d'un +sourire plus ou moins avenant, calculé d'après l'importance ou le rang +de la personne annoncée. Jacques étudiait anxieusement les variations de +ce sourire apprêté, cherchant à y lire à l'avance la satisfaction +provoquée par l'entrée de Mania, qui était la grande favorite du moment. +Tout à coup les lèvres grasses de Mme Koloubine eurent un si aimable +épanouissement que le cœur du peintre sauta dans sa poitrine.--C'est +elle!» pensa-t-il, et il s'acheminait déjà au-devant de son amie, quand +un cruel désappointement l'arrêta...</p> + + <p>La personne à laquelle s'adressait cette gracieuse bienvenue appartenait +au sexe masculin. C'était un grand garçon d'une trentaine d'années, +élégamment vêtu et remarquablement proportionné; un superbe échantillon +du type slave dans sa beauté mâle:--brun, le nez un peu gros, mais la +bouche finement modelée sous la barbe châtaine, les yeux bien ouverts, +hardis et lumineux.--Il baisa galamment la main de la princesse qui lui +rendit, à la mode russe, son baiser sur le front.</p> + + <p>--Soyez le bienvenu, Serge Paulovitch, dit-elle, je suis heureuse de +vous voir et de vous présenter à mes amis!</p> + + <p>En même temps, elle lui prenait le bras et, faisant le tour des tables, +stationnait un instant près de chaque groupe:</p> + + <p>--Le prince Serge Gregoriew... Je suppose que son nom vous est déjà +connu... Le prince est célèbre dans toute notre Russie depuis son +expédition en Asie centrale. Il a parcouru les plateaux de la +Mésopotamie et découvert le tumulus de Nemrod... N'est-ce pas, prince, +un de ces soirs vous nous raconterez vos voyages?</p> + + <p>Le prince souriait d'un air bon enfant, saluait, puis Mme Koloubine +continuait sa tournée.--Jacques les connaissait, ces présentations ou +plutôt ces exhibitions! Il se rappelait s'être promené de la sorte au +bras de la princesse et avoir été, de la même façon pompeuse, expliqué +aux notables habitués de la villa Endymion. Bien qu'il sût à quoi s'en +tenir sur ces succès de curiosité, il ne put s'empêcher de faire un +mélancolique retour en arrière et de songer que l'intérêt qu'il avait +excité trois mois auparavant était déjà épuisé. Ce jeune voyageur aux +robustes épaules, «qui avait parcouru les plateaux de la Mésopotamie», +accaparait maintenant les regards. Il allait devenir la <i>great +attraction</i> du salon Koloubine, tandis que lui, le peintre de la +<i>Rentrée des avoines</i>, redescendrait au niveau de Jacobsen ou de +Flaminius Ossola.--Il fut piqué d'une pointe de mesquine jalousie à +l'encontre du prince voyageur. Pour éviter d'avoir à lui serrer la main, +il quitta sa place, s'éloigna dans une direction opposée et rôda d'un +air maussade autour des petites tables où la présentation avait déjà eu +lieu.</p> + + <p>Assise devant un guéridon, Mme Acquasola, après s'être lestée de viandes +froides et de gâteaux, achevait la digestion de cette collation +copieuse, en buvant du thé avec Jacobsen, la baronne Pepper et Sonia +Nakwaska. Tout en vidant les tasses, on causait du nouvel hôte de la +princesse Koloubine.</p> + + <p>--Hein? murmurait Sonia en reluquant le prince Gregoriew, quel beau +garçon!... Maman l'a connu à Pétersbourg, lorsqu'il était +chevalier-garde... Toutes les dames de la cour tombaient amoureuses de +lui et la liste de ses bonnes fortunes était aussi longue que celle de +Don Juan.</p> + + <p>--Hé! hé! insinuait Jacobsen, il ne manque pas de jolies femmes à Nice +et il pourra ajouter quelques numéros à son catalogue.</p> + + <p>--Mes enfants, je crois que c'est déjà commencé, chuchota Mme Acquasola +d'un ton confidentiel.</p> + + <p>Vraiment, comtesse! interrompit la petite baronne, serait-ce vous, par +hasard?</p> + + <p>--Non, ma chère, ce n'est pas moi... Ces choses-là ne sont plus de mon +âge. Je parle d'une dame plus jolie que je ne l'ai jamais été.</p> + + <p>--Son nom, comtesse!... Vite, ne nous faites pas languir!</p> + + <p>--Eh bien! il s'agit de la charmante baronne Liebling.</p> + + <p>--Mania? répéta Sonia en ricanant, impossible, la place est prise!</p> + + <p>--Petite, répliqua ingénument Mme Acquasola, lorsqu'une place a été +prise une première fois, il n'y a pas de raison pour quelle ne le soit +pas une seconde... Vous saurez ça, quand vous aurez mon expérience.</p> + + <p>Cette allusion de la bonne dame à son expérience amusait fort le groupe, +et Jacobsen, avec son air de pince-sans-rire, reprenait:</p> + + <p>--Comment! madame Acquasola, vous croyez que ce beau coureur de pays a +déjà fait un voyage à Cythère avec Mme Liebling?</p> + + <p>--Je ne connais pas ce voyage dont vous parlez, repartit naïvement la +comtesse; tout ce que je puis vous dire, c'est que Mania regarde le +prince d'un œil très doux... Ils se sont rencontrés vendredi chez Mme +Nicolaïdès et ne se sont guère quittés de la soirée; tout le monde a pu +l'observer aussi bien que moi. Quand Mme Liebling est partie, le prince +lui a offert son bras pour la reconduire jusqu'à sa voiture, d'où j'ai +conclu...</p> + + <p>Un coup de coude de Sonia l'arrêta en chemin; d'un clin d'œil espiègle, +la jeune fille l'avertissait que Jacques Moret s'était approché de la +table et prêtait l'oreille. Mme Acquasola devint cramoisie et s'empressa +d'ajouter très haut:</p> + + <p>--Du reste, les mauvaises langues seules peuvent y trouver à redire, +cela ne prouve rien, et le prince s'est montré simplement poli...</p> + + <p>--Comtesse, remarqua ironiquement Jacobsen, vous êtes la logique en +personne!</p> + + <p>Jacques avait déjà tourné les talons, mais pas un des propos de la +petite table n'avait échappé à son attention, et comme une lave +bouillante, un flot de jalousie lui brûlait le cœur. Ce même vendredi +soir, Mania lui avait écrit qu'elle ne pourrait le recevoir, «parce +qu'une ennuyeuse corvée l'obligeait à sortir», et il apprenait +maintenant en quoi consistait cette prétendue corvée. Mme Liebling +s'était gardée de le prévenir qu'elle irait chez Mme Nicolaïdès. Elle +craignait sans doute qu'il ne vînt l'y surprendre, et qu'il ne gênât ses +coquetteries avec le prince Gregoriew!--Jacques se voyait déjà négligé +pour le nouveau héros du jour, et, furieux d'avoir été joué, il mordait +jusqu'au sang ses lèvres pâles. Dans sa pensée, cette rencontre chez Mme +Nicolaïdès était préméditée, et il fallait que cette odieuse flirtation +eût été poussée très loin pour qu'on en fît déjà des gorges chaudes!... +La colère le secouait. Il tournait des regards ombrageux vers la petite +table, et l'envie le prenait de chercher querelle à quelqu'un.</p> + + <p>--Croyez-vous qu'il m'ait entendue? chuchotait Mme Acquasola, tandis +qu'il s'éloignait.</p> + + <p>--Dame! répondait méchamment Jacobsen, vous avez le verbe un peu haut, +et à moins qu'il ne soit sourd...</p> + + <p>--Ne pouviez-vous me faire signe?</p> + + <p>--Pourquoi? demanda le médecin en feignant une ignorance absolue; en +quoi les attentions de Mme Liebling pour le prince peuvent-elles +offenser M. Moret?</p> + + <p>--Mauvais plaisant!... Vous savez bien qu'il l'adore, et qu'il a quitté +sa femme pour elle... Ah! je suis désolée!... Si je courais lui dire +qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire?</p> + + <p>--Entre nous, ce serait un mauvais moyen de raccommoder les choses... +Laissez M. Moret s'en expliquer avec Mme Liebling... Je vous promets +qu'elle s'en tirera mieux que vous. Tenez, précisément la voici...</p> + +<p class="rig"><img alt="" src="images/011b.png"></p> + + <p>Mania venait en effet d'entrer, éblouissante comme une tombée de neige, +dans sa robe de crêpe de Chine blanc garnie de dentelles. Dès que +Jacques l'eut aperçue, il se dirigea précipitamment vers elle, mais il +fut prévenu par le prince Gregoriew. Ce dernier s'était avancé d'un air +empressé, et saluant Mme Liebling:</p> + + <p>--<i>Christos vaskress!</i> murmura-t-il d'une voix très douce.</p> + + <p>--Oh! prince, répondit Mania en riant, vous ne comptez pas que je vous +embrasse, je suppose?... Ignorez-vous que je suis catholique romaine?... +Pour moi, le Christ est ressuscité depuis treize jours, et vous arrivez +un peu tard.</p> + + <p>--Mieux vaux tard que jamais, insista galamment Serge Gregoriew.</p> + + <p>--Vous y tenez donc beaucoup? reprit-elle en continuant de plaisanter; +en ce cas, je n'ai rien à refuser à un homme qui a campé entre le Tigre +et l'Euphrate, sur remplacement même du paradis terrestre... et je +m'exécute... <i>Voistina vaskress!</i></p> + + <p>En même temps elle tendait sa joue sur laquelle le prince déposait un +respectueux baiser.</p> + + <p>--Vous connaissez donc notre incomparable Mania? s'exclama la princesse +Koloubine, qui survint; j'allais justement vous présenter l'un à +l'autre.</p> + + <p>--J'ai eu l'honneur de rencontrer la baronne Liebling chez Mme +Nicolaïdès, repartit Serge Gregoriew en s'inclinant.</p> + + <p>--A merveille... Puisque vous n'êtes plus deux étrangers, Serge +Paulovitch, je vous constitue le cavalier de ma petite amie... Il y a là +justement une table vacante... Mania chérie, du champagne ou du vin de +Tokay?</p> + + <p>--Non, princesse, merci; une simple tasse de thé et des sandwichs.</p> + + <p>Sur un signe de Mme Koloubine, un maître d'hôtel avait apporté des +viandes froides, du champagne et du thé sur la petite table, et le +prince, après avoir offert une chaise a Mme Liebling, s'était assis en +face d'elle.</p> + + <p>Tandis que le prince la servait, Mania jetait un coup-d'œil circulaire +sur les groupes épars dans le salon et cherchait à découvrir Jacques, +mais le peintre, exaspéré par le baiser accordé à Serge Gregoriew, +n'avait pu supporter le spectacle de Mania attablée avec celui qu'il +considérait déjà comme un rival. Maladroit, ainsi que tous les amoureux +sincères, il avait pris le parti de bouder au lieu de lutter d'amabilité +avec cet étranger, et il s'était retiré dans la salle de billard où les +hommes fumaient.</p> + + <p>Là, on ne fleuretait pas, mais on buvait beaucoup de champagne pour +arroser les <i>Zakouski</i> servis à profusion. Hors de la présence des +dames, la conversation s'égayait de propos plus libres.</p> + + <p>Francis Lechantre, mis en bonne humeur par le Rœderer de la princesse, +s'amusait à ébaudir l'auditoire cosmopolite groupé autour de lui, en +lâchant la bride à sa blague parisienne.</p> + + <p>--Non, messieurs, disait-il d'un ton gouailleur, vous voyez les choses +par les petits côtés... Ce qui vous attire dans ce pays-ci et vous y +retient, ce n'est ni Monte-Carlo et sa roulette, ni la promenade des +Anglais avec ses palmiers pareils à des plumeaux, ni les orangers dont +les fruits sont aigres comme des pommes à cidre. Les, salles de jeu +toutes reluisantes d'or, nous les avions déjà vues à Bade; les palmiers, +nous en possédons d'aussi beaux au jardin d'Acclimatation; des oranges, +tous les épiciers en vendent... Non, ça n'est pas ça qui nous grise... +C'est l'air et la lumière, c'est la joie de vivre qui éclate dans les +yeux, dans les fleurs et dans le ciel; c'est une satanée odeur d'amour +qui monte à la tête, qui fait trouver toutes les femmes jolies et qui +rajeunit tous les visages. Voilà le vrai charme qui vous emballe, vous +retourne comme un gant et qui nous fait battre la campagne!... Tenez, +moi qui vous parle et qui ai passé l'âge des sottises, j'ai été déjeuner +hier à la Ferme bretonne... J'ai horreur de ces endroits-là!... Mais j'y +accompagnais une certaine Peppina qui a du phosphore dans les yeux et le +diable au corps... Elle s'est pâmée devant les miroirs courbes où l'on +se voit ridiculement aplati ou agrandi; elle m'a obligé à donner à +manger aux cygnes et m'a attablé au jeu des <i>Nations</i> où j'ai perdu un +billet de cent francs! Il prononçait ces derniers mots avec une emphase +naïve, comme si cette perte de cent francs pouvait ébaudir des gens +habitués à considérer cent louis comme une bagatelle, et il ajoutait en +vidant son verre;--Eh! bien, j'ai trouvé tout ça délicieux... L'air de +Nice, messieurs l'air de Nice!</p> + + <p>En entendant cette enfantine confession, chacun éclatait de rire. Seul, +Jacques ne se déridait pas. Il écoutait les charges de Lechantre sans +les comprendre; regrettant déjà de s'être exilé du salon, il songeait +qu'en ce moment Mania et le prince étaient assis l'un près de l'autre; +une angoisse l'empoignait et il se demandait ce qui devait se passer +entre eux, en son absence, ce qu'ils se disaient à mi-voix pendant ce +tête-à-tête adroitement ménagé.</p> + + <p>Ce qu'ils se disaient? Rien vraiment qui pût l'inquiéter et motiver sa +bouderie jalouse. Leur conversation aurait pu être entendue par toutes +les oreilles. C'était la causerie décousue, légère, des gens du monde, +relevée seulement de temps à autre par une fine pointe de flirtation +entre deux sourires. Mania interrogeait Serge Gregoriew sur ses voyages +et celui-ci lui répondait avec un mélange de condescendance et de +galanterie:</p> + + <p>--Dites-moi, prince, avez-vous rencontré de jolies femmes dans votre +expédition?</p> + + <p>--Quelquefois, madame, mais jamais d'aussi charmantes que celles que je +vois ici aujourd'hui, répliquait Gregoriew en enveloppant Mme Liebling +du regard admiratif de ses yeux bruns, deux yeux foncés et lumineux, que +l'habitude de contempler des cieux et des pays divers semblait avoir +encore colorés et agrandis.</p> + + <p><i>A suivre.</i><br> + + <span class="rig"><span class="sc">André Theuriet.</span></span></p><br> + + <p class="mid"><img alt="" src="images/011a.png"></p> + +<br><br> + +</div> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier +1891, by L'Illustration- Various + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, 17 JAN 1891 *** + +***** This file should be named 44812-h.htm or 44812-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/8/1/44812/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at 809 +North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email +contact links and up to date contact information can be found at the +Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/old/44812-h/images/001.png b/old/44812-h/images/001.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1b18270 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/001.png diff --git a/old/44812-h/images/002.png b/old/44812-h/images/002.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..5ad4a0c --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/002.png diff --git a/old/44812-h/images/003a.png b/old/44812-h/images/003a.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..65a45c3 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/003a.png diff --git a/old/44812-h/images/003b.png b/old/44812-h/images/003b.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0913b21 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/003b.png diff --git a/old/44812-h/images/004a.png b/old/44812-h/images/004a.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..41118da --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/004a.png diff --git a/old/44812-h/images/004b.png b/old/44812-h/images/004b.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a4b8c82 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/004b.png diff --git a/old/44812-h/images/005.png b/old/44812-h/images/005.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..049ed1b --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/005.png diff --git a/old/44812-h/images/006.png b/old/44812-h/images/006.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0089b6b --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/006.png diff --git a/old/44812-h/images/007.png b/old/44812-h/images/007.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..5237451 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/007.png diff --git a/old/44812-h/images/008a.png b/old/44812-h/images/008a.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..812a178 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/008a.png diff --git a/old/44812-h/images/008b.png b/old/44812-h/images/008b.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..47e2d78 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/008b.png diff --git a/old/44812-h/images/008c.png b/old/44812-h/images/008c.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4ea9f03 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/008c.png diff --git a/old/44812-h/images/008d.png b/old/44812-h/images/008d.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d7b316e --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/008d.png diff --git a/old/44812-h/images/009.png b/old/44812-h/images/009.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8616641 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/009.png diff --git a/old/44812-h/images/010.png b/old/44812-h/images/010.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..5eae413 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/010.png diff --git a/old/44812-h/images/011a.png b/old/44812-h/images/011a.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..682ff09 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/011a.png diff --git a/old/44812-h/images/011b.png b/old/44812-h/images/011b.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1aafc17 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/011b.png diff --git a/old/44812-h/images/cover.jpg b/old/44812-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f914aa3 --- /dev/null +++ b/old/44812-h/images/cover.jpg |
