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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44812 ***
+
+L'ILLUSTRATION
+Prix du Numéro: 75 centimes.
+
+SAMEDI 17 JANVIER 1891
+49º Année.--Nº 2499
+
+[Illustration: CÉLINE MONTALAND
+Phot. Van Bozch, Boyer succr.]
+
+
+
+AVIS AUX ACTIONNAIRES
+de L'ILLUSTRATION
+
+MM. les actionnaires de la Société du journal l'_Illustration_ sont
+prévenus que l'Assemblée générale ordinaire aura lieu au siège social,
+13, rue Saint-Georges, à Paris, le samedi 31 janvier 1891, à deux
+heures.
+
+ORDRE DU JOUR:
+
+Examen, et approbation, s'il y a lieu, du bilan et des comptes de
+l'exercice 1890.--Répartition des bénéfices.--Fixation du
+dividende.--Renouvellement du conseil de surveillance.--Fixation du
+chiffre du traitement du gérant pour l'année 1891.--Fixation du prix
+auquel le gérant pourra procéder au rachat d'actions de la Société en
+1891.--Tirage au sort des obligations à rembourser en 1891.
+
+Pour assister à cette Réunion, Messieurs les Actionnaires propriétaires
+de titres au porteur doivent en faire le dépôt avant le 25 courant, à la
+Caisse de la Société. Il leur sera remis en échange un récépissé servant
+de carte d'entrée.
+
+
+
+COURRIER DE PARIS
+
+Le froid qu'il fait, les morts qui se succèdent les unes aux autres, la
+question du chauffage, le sort des pauvres gens, et, avec cela, les
+pièces nouvelles ou attendues, voilà, par ce rude hiver, les sujets de
+conversation des Parisiens qui n'ont pas encore pris le train de Nice.
+
+Car maintenant, lorsqu'arrivent les mois de froidure, pour parler comme
+nos pères, c'est pour tous ceux qu'une fonction, une occupation, une
+médiocrité de fortune ou une habitude n'attache pas à une rue de Paris,
+une fugue véritable vers les bords bénis où la mer bleue gémit, cette
+mer bleue où l'ex-maire de Toulon jetait le trop-plein de ses aventures.
+
+On part et les hôteliers parisiens, ces thermomètres spéciaux, nous
+diront que le nombre des voyageurs diminue de plusieurs degrés ici
+tandis que le chiffre grossit vers Cannes, Bordighera ou Saint-Raphaël.
+Et comment ne partirait-on pas? Il est convenu que le Midi est le jardin
+d'hiver de tout bon Parisien _dans le train_. Pour rester dans ce
+_train_, on prend celui de P.-L.-M. Il paraît qu'on soigne ses
+bronchites et qu'on réchauffe ses rhumatismes à la brise de la
+Méditerranée. Ce n'est pas toujours vrai. On s'y dorlote, mais on y
+grelotte. Qu'importe! On est dans le Midi. C'est le soleil du Midi,
+c'est la côte du Midi. Il n'y a que la foi qui sauve.
+
+A vrai dire, les cavalcades et les carnavals ont, là-bas, un décor qui
+les fait valoir, et je ne sais rien de plus triste, à Paris, que les
+mascarades par ces froides nuits si longues. Quand je pense qu'il se
+trouve encore des gens pour se planter dans le vent, sur les trottoirs
+des environs de l'Opéra, et attendre l'entrée des masques! Il fallait
+les voir, samedi dernier, ces masques au nez rougi et aux mains gourdes,
+se rendant au bal de l'Opéra, par les rues désertes, balayées de la
+brise! Les pâles pierrots verdissaient sous leur farine; les clowns,
+avec leurs paletots jetés sur leur costume à paillettes, soufflaient sur
+leurs ongles endoloris, et les toreros (car il y a beaucoup de toreros
+parmi ces travestissements) toussaient mélancoliquement et battaient la
+semelle sur les trottoirs. O ciel d'Andalousie, nuits étoilées de
+Séville et de Grenade, où êtes-vous?
+
+Il est banal de venir déclarer que cette gaieté est macabre, mais elle
+l'est. Ces fillettes qui ont l'onglée, ces bergères Watteau qui évoquent
+l'idée d'un prompt sirop pectoral, ce défilé de masques bizarres sous la
+lueur crue de la lumière électrique, c'est le carnaval parisien, c'est
+une gaieté convenue, je veux bien, mais c'est une gaieté de cimetière,
+et il faut avoir le goût du plaisir diantrement chevillé au corps pour
+s'aller enfermer dans une loge ou se faire étouffer dans un couloir afin
+de contempler de près cette mascarade hétéroclite!
+
+Je disais, l'autre jour, que ces bals dureront toujours, parce qu'il y
+aura toujours des curieux. Il y aura toujours des grisettes aussi, et,
+par exemple, Céline Montaland, la bonne, l'excellente femme que la
+Comédie perdait la semaine dernière, Céline Montaland en était une par
+les goûts simples, la bonne grâce rieuse, la bonté: je répète le mot que
+tous ceux qui ont parlé d'elle ont écrit.
+
+Véritablement la mort de cette charmante femme a été un deuil pour tous
+les amis du théâtre. Elle était depuis si longtemps applaudie, et elle
+avait passé sur tant de scènes parisiennes! Je lui ai vu jouer, pour ma
+part, une cantinière dans les _Cosaques_, la reine Bacchanal dans le
+_Juif-Errant_, Ida de Barency dans _Jack_, et une Espagnole au
+Théatre-Taitbout, dans une revue de fin d'année, où elle chantait en
+espagnol une _habanera_ qui fit fureur. _Ollé! ollé!_ Car elle avait
+l'air d'une manola andalouse, cette jolie Céline Montaland, et, en jupe
+courte, à dentelles et à résilles, avec une rose dans ses noirs cheveux,
+lorsqu'elle jouait le _Pied de Mouton_, on songeait à cette Petra
+Camara, à qui Théophile Gautier dédiait une des plus jolies pièces des
+_Emaux et Camées_:
+
+Peigne au chignon, basquine aux hanches,
+Une femme accourt en dansant.
+Dans les bandes noires et blanches
+Apparaissant, disparaissant.
+
+Mais les premiers succès de Céline Montaland étaient bien antérieurs au
+_Pied de Mouton_. Je me rappelle un soir lointain, un dimanche, où mon
+père et ma mère voulurent me mener au spectacle pour la première ou
+seconde fois. Le boulevard du Temple existait encore en ce temps-là.
+Nous nous présentâmes au guichet du Cirque-Olympique: il n'y avait pas
+de place; on y jouait l'_Armée de Sambre-et-Meuse_, une de ces pièces
+militaires et patriotiques si fort à la mode en ce temps-là et qui
+reviennent à l'ordre du jour maintenant, témoins le _Régiment_ et _Nos
+sous-officiers_.
+
+Nous nous rabattîmes sur la Porte-Saint-Martin. On y donnait les
+_Routiers_. Salle pleine.
+
+--Allons au Palais-Royal, dit mon père.
+
+Et nous allâmes au Palais-Royal, moi regrettant les canonnades de
+l'_Armée de Sambre-et-Meuse_ et les tirades au salpêtre de Pichegru. Le
+Palais-Royal représentait alors la _Fille mal gardée_ et _Maman
+Sabouleux_, deux pièces où apparaissait la petite Céline Montaland,
+brune, accorte, gâtée et fêtée par le public. Elle jouait, chantait et
+dansait. Oui, comme intermède elle dansait une polonaise, et je la vois
+encore en costume fourré, glissant sur la scène du Palais-Royal comme
+une mondaine sur la glace du Bois-de-Boulogne. J'entends encore le son
+métallique de ses talons de cuivre quelle frappait l'un contre l'autre.
+Jolie, cela va sans dire.
+
+Pendant un entracte du _Prix Montyon_, regardez au foyer, dans les
+portraits peints par Émile Bayard, celui de Céline Montaland enfant.
+Elle est là, très vivante et, femme faite, elle avait gardé, épaissi par
+l'embonpoint, ce gai visage de brune fillette mutine.
+
+Alors qu'elle était la petite Céline du Palais-Royal, tous les ans les
+collégiens de Paris lui envoyaient, après s'être cotisés, des bonbons
+pour ses étrennes. Parfois un de ces lycéens apportait, avec les
+pralines, une pièce de vers qu'il débitait au nom de ses camarades pour
+remercier _l'enfant prodige_ d'avoir joué à Louis-le-Grand ou ailleurs.
+Les années avaient passé, passé, depuis ce temps, et les collégiens de
+1849 ou 1850 étaient devenus de gros bonnets, fonctionnaires, officiers
+supérieurs, magistrats. D'autres (en plus grand nombre) étaient morts.
+Mais, au jour de l'an, il était rare que Mme Céline Montaland ne reçût
+pas quelque sac de marrons ou quelque souvenir d'un des orateurs
+d'autrefois, de ces collégiens de jadis devenus quinquagénaires.
+
+Parfois même elle trouvait encore des vers--vieillis comme leur
+auteur--d'un de ces poètes d'autrefois. C'était là sa joie.
+
+--Cela me rajeunit, disait-elle, comme si elle avait abdiqué toute sa
+coquetterie.
+
+Cette année, elle a dû recevoir les mêmes marques de sympathies des
+admirateurs de la comédienne à ses débuts, mais elle n'a pu être
+joyeuse. Ce jour de l'an a été lugubre et Céline Montaland avait joué
+pour la dernière fois.
+
+Tout naturellement ses obsèques ont été pour la badauderie parisienne
+une occasion de rassemblement. Il paraît qu'on s'est, autour de
+Saint-Roch, bousculé pour voir les acteurs, comme autour du bureau de
+location d'une pièce à succès. N'ayant pas assisté à la scène, je n'en
+puis rien dire, mais certains journaux ont assuré que la curiosité du
+public manquait de recueillement.
+
+La foule, après tout, est un dernier hommage pour un acteur ou une
+actrice qui disparaît. Musset n'a pas eu les funérailles de Rachel, et
+il en sera toujours ainsi. Paris adore ses acteurs. Il les sait toujours
+prêts à se mettre en avant pour une bonne oeuvre. Voyez Sarah Bernhardt
+qui, avant de repartir vers les Amériques, voulait jouer _Phèdre_ au
+bénéfice de la veuve de Poupart-Davyl et, dit-elle, à celui de M.
+Duquesnel.
+
+Mais, en fait de funérailles, s'il était mort il y a vingt-deux ans, le
+baron Haussmann, avec quelle pompe on eût célébré ses obsèques! C'est un
+peu de l'histoire de Paris qui s'en va. Le baron Haussmann meurt pauvre,
+paraît-il, après avoir dépensé des millions. Il a expliqué dans ses
+_Mémoires_ comment un préfet de la Seine de l'empire était, je ne dirai
+pas gêné, mais tout juste assez libéralement doté avec les sommes
+cependant prodigieuses que l'État mettait à sa disposition.
+
+Que de frais de représentation! Que de luxe! quelles fêtes!
+
+Le baron Haussmann fut en quelque sorte et pendant des années un
+vice-empereur aussi puissant que M. Rouher. Il était, à vrai dire, le
+roi de Paris. Et ce Paris, il le maniait, le perçait, le détruisait, le
+reconstituait, le _triangulisait_ comme on disait alors, avec une
+activité insatiable. On ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs,
+dit vulgairement le proverbe. Tous ces embellissements coûtaient cher,
+et, un beau jour, le pouvoir du baron Haussmann croula sous le faix des
+sommes dépensées. L'opposition présenta à l'opinion publique la facture
+de ce Paris _haussmanisé_ et un calembour jeté à propos fit la fortune
+d'un jeune avocat qui devait devenir un véritable homme d'État.
+
+M. Jules Ferry publia une brochure, les _Comptes fantastiques
+d'Haussmann_, qui le mit au pinacle et fit mettre le baron au rancart.
+
+Adieu les fêtes carillonnées où le comte de Bismarck buvait de la bière
+en causant chope en main comme un reître d'Albert Durer, son vidrecome
+entre les doigts!
+
+Adieu les bals de l'Hôtel-de-Ville où la bourgeoisie parisienne se
+précipitait en faisant assaut de toilettes! Adieu les doux concerts où,
+_bianca e grassa_, Mlle Marie Rose chantait les _Djinns_ du dernier
+opéra d'Auber!
+
+Adieu aussi les médisances qui faisaient conter tout bas que Mlle
+Francine Cellier, du Vaudeville, n'était si bien vêtue, dans les pièces
+de Sardou, que parce qu'elle s'habillait à la _Ville-de-Paris_.
+Puissance et injures, tout s'abîmait en même temps, et le baron
+Haussmann tombait quelques mois avant l'empire. Mais, quoique tombé, il
+demeurait une figure. On lui gardait une reconnaissance d'avoir, tout en
+abattant bien des souvenirs historiques regrettés, assaini Paris, oui,
+de l'avoir assaini de telle sorte que le typhus en a été comme chassé et
+que le choléra n'y trouve plus un terrain de bataille. On ne débaptisa
+pas le boulevard Haussmann. Il sembla que la truelle du grand maçon
+Haussmann dût être sacrée si l'homme politique ne l'était pas. Lui,
+après être resté quelque temps dans l'ombre, chercha à ressaisir une
+place dans nos assemblées. Il fit une campagne électorale en Corse et il
+contait gaiement, au retour, qu'il avait, dans le maquis, traité la
+question politique avec le fameux bandit Bella-Coccia.
+
+C'était en octobre 1877. M. Haussmann campait dans une plaine, sous la
+tente, mangeant du mouton embroché comme dans une _diffa_ arabe. Puis il
+partait en voiture avec M. de Montero, je crois, lorsqu'une vieille
+femme au profil romain lui remettait un placet. C'était la femme d'un
+vieux bandit arrêté, Stampo, et demandant grâce pour lui. Quant à
+Bella-Coccia, il disait au baron Haussmann:
+
+--Je garde le maquis pour avoir fait le coup de feu avec les gendarmes,
+du haut de mon moulin, mais mon beau-frère est brigadier dans la garde
+républicaine: il votera pour vous!
+
+Et, M. Haussmann promettant de demander l'amnistie, le bandit lui
+tendait une gourde neuve, le faisait boire, buvait après lui, et,
+résolument:
+
+--Maintenant, ce que vous me direz, je le ferai! A la vie, à la mort,
+_signor baron!_
+
+Prendre pour agent électoral le bandit _Bella-Coccia_, l'aventure ne
+manquait pas de fantaisie!
+
+Ce qui en manqua, c'est l'ouvrage qu'il publiait, il y a si peu de
+temps. Les _Mémoires du baron Haussmann_ sont d'un administrateur
+éminent; mais on voudrait, dans ses souvenirs, plus de curiosité et plus
+de vie.
+
+Je n'ai rien dit du sculpteur Delaplanche, qui fut un artiste inspiré,
+je n'ai rien dit de M. Foucher de Careil... La mort va trop vite et le
+_Courrier de Paris_ n'est pas un article nécrologique. Oh! le rude hiver!
+La Seine est prise! Les Parisiens s'amusent à la traverser. Mais ceux
+qui souffrent?... Les plaisirs de l'hiver sont chèrement payés de la vie
+des malheureux.
+
+Rastignac.
+
+
+
+L'HIVER DE 1890-91
+
+L'hiver que nous traversons sera inscrit parmi les hivers mémorables,
+tant par sa précocité que par sa rigueur. Il a commencé le 26 novembre.
+Jusqu'au 25, la température était restée assez chaude, et même
+supérieure à la moyenne; mais le 26 le thermomètre descendit tout d'un
+coup à un minimum de -2°,3, sans s'élever au-dessus de -0°,8, et donna
+comme température moyenne de cette journée -1°,6. Le lendemain, il
+descendit à un minimum de -7°, 1, et le surlendemain, 28, à -15°,0,
+minimum qu'il n'a pas dépassé depuis. C'était le commencement d'un froid
+persistant et rigoureux.
+
+Cependant il y eut dégel le 2 décembre jusqu'au 9, puis regel du 10 au
+18, puis dégel du 19 au 21, puis regel du 22 au 31, puis dégel le 31 au
+soir jusqu'au 4 janvier, et regel dans la nuit du 4 au 5 jusqu'au 12 au
+soir. Du 26 novembre au 3 décembre, la moyenne de la journée a été
+inférieure à zéro, et il en a été de même du 8 au 18 décembre, du 23 au
+31, et du 6 au 12 janvier. Ces allures du thermomètre montrent qu'en
+réalité le froid n'a pas été aussi consécutif qu'on le croit, puisque le
+thermomètre n'est resté perpétuellement au-dessous de zéro que pendant 9
+jours de suite, du 10 au 18 décembre, ainsi que du 23 au 31. Quant à la
+glace, depuis le 26 novembre jusqu'au jour où nous écrivons ces lignes
+(13 janvier), il y a eu 45 jours de gelée, et seulement 3 jours de dégel
+(19, 20 et 21 décembre).
+
+Ce sont là les observations de Paris (Observatoire du parc de
+Saint-Maur). La température moyenne du mois de décembre a été de -3°, 4.
+On ne trouve, depuis 1757, que trois mois de décembre aussi froids: ce
+sont ceux de 1829, 1840 et 1879.
+
+La Seine a commencé à charrier le 29 novembre, puis, de nouveau--après
+le dégel du 4 au 8 décembre--le 11, puis, de nouveau encore, après le
+dégel du 19 au 22, le 25; enfin, une quatrième fois, après le dégel du
+31 décembre, le 7 janvier. Elle aurait dû être prise le 30 décembre et
+même le 16. En effet, sa congélation le 11 janvier à minuit a eu pour
+causes thermométriques une somme de -15°, 7 de froid dans les minima
+diurnes additionnés du 16 au 11, une somme de -15°, 7 dans les maxima,
+et une de 35°, 9 dans les moyennes diurnes. Or ce même état
+thermométrique avait déjà été atteint le 16 décembre et le 30. Mais la
+nature n'est plus souveraine dans la capitale du monde. Par le jeu des
+barrages, nos ingénieurs savent activer le courant, élever ou abaisser
+les eaux, disloquer les glaces et leur interdire toute stagnation. C'est
+ce qui est arrivé en décembre. Les effets de nos hivers ne sont plus
+comparables à ceux des hivers anciens, pas plus que ceux des
+inondations, qui jadis enlevaient les ponts de Paris et semaient la
+ruine et le deuil sur leur passage. Les météorologistes devront donc
+surtout comparer entre elles les indications plus mécaniques que
+pittoresques de la colonne thermométrique.
+
+***
+
+Après un mois de décembre très froid, comme nous venons de le voir, le
+dégel est arrivé le 31 décembre à 11 heures du matin, mais a été de
+courte durée. La Seine charriait encore considérablement le 31; le 1er
+janvier, les glaçons étaient presque entièrement fondus. Il y eut un
+léger retour du froid le 2 (min. 6°, 3°, max. X 2°, 2°,) et le 3 (min.
+-5°, 5°, max. X 2° 8°); le 4, température douce (min. 0°, 4, max. X 4°,
+4); le 5 pendant la nuit retour définitif du froid.
+
+La Seine, dont la température était voisine de 0° depuis plus d'un mois,
+a recommencé à charrier le 7; le 10 les glaçons, presque soudés entre
+eux, marchaient avec une extrême lenteur, le 11 le fleuve était pris,
+dans toute la traversée de Paris, sur les deux tiers de sa largeur, il
+ne restait de courant visible et de glaçons en mouvement qu'au milieu de
+la Seine; dans la nuit du 11 au 12, elle a été entièrement figée.
+
+La vitesse du courant, les obstacles, les ponts, sont autant d'éléments
+en jeu dans la congélation d'un fleuve. Ainsi, la série du froid n'a pas
+été plus intense ni plus longue du 6 au 11 janvier que du 23 au 30
+décembre et surtout que du 9 au 18 décembre, et pourtant, dans les deux
+premiers cas, la Seine n'a pas été prise, à cause du courant et de la
+levée des barrages. Ici, 6 jours de très forte gelée ont suffi.
+Toutefois si le dégel n'était pas arrivé les 31 décembre, l'aspect du
+fleuve charriant avec une extrême lenteur annonçait la congélation
+complète pour le lendemain.
+
+L'arrêt du fleuve n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Le 11, vers
+10 h. 1/2 du soir, la soudure des glaçons a commencé au pont de Sèvres,
+dont les arches, relativement étroites, n'ont pu laisser passer les
+banquises, et ont ainsi arrêté le mouvement de descente. Il a suffi
+d'une heure pour que l'arrêt se répercutant en amont fût complet depuis
+le pont d'Auteuil jusqu'au pont National.
+
+Le 12 au matin le fleuve était donc immobilisé, et toute la journée, les
+curieux ont afflué sur les rives pour contempler ce spectacle que les
+Parisiens n'avaient pas vu depuis onze ans; l'agrégation des glaces
+présentait au milieu du courant, notamment en amont du pont d'Austerlitz
+et du pont Sully, quelques solutions de continuité; il y avait sur ces
+points des sortes de lacs dont les eaux claires ne portaient aucun
+glaçon.
+
+Le petit bras de la Seine sur la rive droite, depuis le pont de Sully
+jusqu'au pont Louis-Philippe, et dans lequel sont garés un nombre
+considérable de bateaux, était libre de glaces, grâce aux barrages
+supplémentaires reçus par l'estacade de l'Ile Saint-Louis.
+
+Il en était de même dans le petit bras de la rive gauche, depuis le pont
+de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Là, un puissant
+remorqueur, ayant monté et redescendu le courant depuis les premières
+heures de la matinée, avait suffisamment divisé les glaces ensuite
+entraînées au-delà du bassin de la Monnaie par un jeu d'écluse.--On n'a
+encore pu traverser nulle part le fleuve à pied sec.
+
+Pendant notre siècle, la Seine a été entièrement gelée à Paris aux dates
+suivantes: janvier 1803,--décembre 1812,--janvier 1820,--janvier
+1823,--décembre-janvier 1829-1830,--janvier 1838,--décembre
+1840,--janvier 1854,--janvier 1865,--décembre 1867,--décembre
+1871,--décembre 1879 et janvier 1891. Ces diverses congélations du
+fleuve parisien ont été fort inégales comme intensité et durée;
+quelquefois cette durée n'a été que de un ou deux jours tandis que dans
+le fameux hiver de 1829-1830, elle a été de trente jours. Pour que la
+Seine gèle à Paris il faut que le courant soit assez lent, c'est-à-dire
+qu'il n'y ait pas eu de pluie depuis longtemps, que la température de
+l'eau se soit graduellement abaissée à zéro, que des glaçons se soient
+formés sur les bords du fleuve ou dans le fond et, détachés par le
+courant, soient charriés à la surface et se soudent entre eux. Les
+obstacles, notamment les ponts, aident à cette congélation totale, qui
+n'arrive qu'après six jours au moins d'un froid persistant de 4° à 8°
+comme moyenne des maxima et minima.
+
+Les débâcles sont parfois terribles. Cette année, pour en atténuer les
+effets, on a commencé par relever, en aval de Paris, le barrage de
+Suresnes, afin d'amener une hausse sensible des eaux en amont et
+d'exercer par suite une tension sur les glaces adhérant aux rives. Cette
+première opération doit être à bref délai suivie de l'opération inverse,
+c'est-à-dire d'un nouvel abaissement du barrage, afin d'accélérer la
+marche du courant des eaux ainsi élevées; de la sorte, s'il ne se
+produit pas une notable recrudescence du froid, une débâcle partielle
+pourra être créée et pour ainsi dire conduite à volonté.
+
+Un nouveau dégel est arrivé le 12, au soir, accompagné d'une brume qui
+est tombée sur Paris à partir de 11 heures. Ce dégel a été annoncé
+quelques heures seulement auparavant par le changement du vent du nord à
+l'ouest. Durera-t-il? Le froid recommencera-t-il? C'est ce que nul ne
+peut dire.
+
+La météorologie est très loin des certitudes de sa soeur aînée
+l'astronomie. Nous pouvons prédire dix ans, cent ans, mille ans
+d'avance, le retour d'une comète, d'une planète, d'une éclipse, d'un
+phénomène astronomique quelconque, et nous ne pouvons pas deviner quel
+temps il fera demain! C'est quelque peu humiliant.
+
+Il est tout naturel de chercher. Chacun le peut. Obtiendrons-nous des
+résultats satisfaisants? C'est moins sûr.
+
+On aimerait voir les saisons régies par un cycle, comme les phénomènes
+astronomiques. L'hiver de 1879-80 ayant été très rude, on pense tout de
+suite à un cycle de 11 ans. Celui de 1870-71 ayant été assez rude, le
+cycle semble en partie indiquer une période de 9 à 11 ans. Le plus grand
+hiver du siècle, avec celui de 1879-80, a été celui de 1829-30. Une
+périodicité de 10 ans ou de multiples de 10 ans parait se confirmer
+davantage. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. J'ai sous
+les yeux le tableau de toutes les observations thermométriques faites
+depuis la fondation de l'Observatoire de Paris, depuis plus de deux
+siècles. Les plus grands hivers ont été ceux de:
+
+1708--9 1829--30
+1715--16 1837--38
+1728--29 1840--41
+1775--76 1844--45
+1788--89 1853--54
+1794--95 1860--61
+1798--99 1870--71
+1802--3 1879--80
+1812--13 1890--91
+1822--23
+
+En s'amusant à grouper ces chiffres de certaines façons, on croit sentir
+vaguement s'en dégager quelques probabilités de périodes décennales.
+Mais, en fait, la probabilité est à peine supérieure à celle d'un nombre
+quelconque à la roulette. On a quelque présomption apparente d'imaginer
+que l'hiver de 1899-1900 sera froid, mais je ne conseillerais à personne
+de jouer là-dessus un pari sérieux.
+
+D'autant plus que, jusqu'à présent du moins, l'astronomie n'offre aucune
+base pour soutenir cette périodicité. La période des taches solaires est
+bien de dix à onze ans, et on l'a invoquée. Mais on n'a pris soin de la
+comparer avec une attention suffisante. Le froid actuel suit le minimum
+des taches solaires de près de deux ans. Celui de 1879-80 l'a suivi d'un
+an. Celui de 1870-71 est arrivé pendant le maximum. Celui de 1829-30 est
+arrivé un an après le maximum. Il n'y a donc pas de relation entre les
+fluctuations de l'énergie solaire et la température de nos hivers. C'est
+assez étonnant, mais c'est ainsi.
+
+Il ne faut pas que ces difficultés nous empêchent d'étudier. La nature
+ne livre ses secrets qu'à la persévérance.
+
+L'hiver actuel peut se résumer ainsi:
+
+Une quarantaine de personnes sont déjà mortes de froid en France depuis
+le commencement de l'hiver.
+
+Les plus basses températures observées ont été:
+
+Moscou 31° le 7 janvier.
+Haparanda 29° le 6 janvier.
+Varsovie 24° le 29 décembre.
+Gérardmer 22° le 10 janvier.
+Épinal 20° " "
+Montargis 17° le 9 janvier.
+Loudun 16° le 10 "
+Paris 15° le 28 novembre.
+ " 13° le 15 décembre.
+ " 11° les 8 et 9 janvier.
+
+Fleuves et rivières gelés le 12 janvier: Seine, Yonne, Aube, Marne,
+Rance, Saône, Rhône, Charente, Loire, Dordogne, Garonne, Sorgues,
+Durance, Gardon. Mer prise à Blankenberghe et Ostende.
+
+L'Espagne, comme tous les pays de l'Est, a partagé le sort de la France.
+
+Camille Flammarion.
+
+
+
+[Illustration: LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG.--La cérémonie
+religieuse dans l'église russe de la rue Daru.]
+
+
+
+LE BARON HAUSSMANN
+
+Le baron Haussmann est mort subitement ces jours derniers. C'était un
+grand vieillard plein de verdeur et d'énergie encore, bien qu'il fût
+plus qu'octogénaire. Il avait gardé toute sa lucidité d'esprit et
+s'occupait en ces temps derniers de la publication du troisième volume
+de ses Mémoires. Il avait entrepris, en effet, d'expliquer la genèse de
+l'oeuvre grandiose à laquelle son nom reste attaché: averti par les
+controverses qui l'avaient assailli à l'heure même où il transformait et
+embellissait Paris, le baron Haussmann avait compris que, pour mériter
+d'être défendu par son oeuvre devant la postérité, il fallait d'abord
+défendre cette oeuvre devant les contemporains.
+
+C'est donc un peu par M. le baron Haussmann lui-même que nous apprenons
+qu'il était petit-fils d'un conventionnel, porté par erreur comme ayant
+voté la mort du roi, et qu'avant d'entrer dans l'administration il avait
+songé à une carrière artistique et fréquenté le Conservatoire. Mais la
+destinée du baron Haussmann lui fit délaisser en temps utile les classes
+musicales pour l'uniforme de sous-préfet. C'est, sous le règne de
+Louis-Philippe qu'il débuta; il vit s'écrouler la monarchie de Juillet
+et surgir la République de 1818 sans trop s'émouvoir: son coeur
+n'appartenait ni au gouvernement déchu ni au régime nouveau. Il les
+voyait se succéder d'un oeil prudent et indifférent, d'une âme un peu
+méprisante à l'égard de ces gouvernants qui essayaient de réaliser la
+liberté sous des formes diverses. Lui, le baron Haussmann, était acquis
+d'avance à l'homme qui voudrait restaurer l'autorité et utiliser en
+pleine lumière ses talents d'administrateur, qui moisissaient en
+d'obscures préfectures de province: le prince Louis-Napoléon lui
+apparut, dès son élévation à la présidence de la République, comme le
+dictateur attendu. Son nom était un gage certain, à divers titres, pour
+le baron Haussmann, dont le père et le grand-père avaient servi les
+Bonaparte. Il suivit donc l'étoile naissante, il la salua dans l'Yonne
+avant, beaucoup d'esprits perspicaces, et se trouva un beau jour préfet
+de la Seine, à la tête d'une administration qui était un ministère et
+qu'aucun contrôle indiscret ne venait troubler dans ses hautes
+combinaisons.
+
+[Illustration: LE BARON HAUSSMANN D'après une photographie de M. Pirou.]
+
+Une promenade à travers le Paris moderne en dit plus aux gens de notre
+génération que bien des volumes, sur l'oeuvre accomplie par le baron
+Haussmann. Ces larges avenues, ces voies amplement aérées, où joue
+librement la lumière, ou circule sans encombre le torrent d'élégance et
+d'activité qui constitue la vie parisienne, c'est le baron Haussmann qui
+les a créées. Certes, Paris a dû payer, et payer un peu cher, sa
+toilette nouvelle; on ne l'a pas consulté sur l'à-propos des
+bouleversements qu'on lui imposait; mais faut-il y regarder tant de fois
+et de si près quand on est, comme aujourd'hui, en présence du fait
+accompli, et d'un fait d'une si haute portée historique et sociale? Nous
+ne le pensons pas. La rue de Rivoli prolongée, le boulevard Sébastopol
+créé, comme aussi la rue Turbigo, les boulevards Haussmann et
+Malesherbes, la construction des Halles Centrales, des parcs des
+Buttes-Chaumont de Montsouris, de Monceau, la métamorphose des bois de
+Boulogne et de Vincennes, voilà assurément des titres à la
+reconnaissance généreuse de tous ceux qui aiment Paris. Il ne faut pas
+marchander cette reconnaissance à la mémoire du baron Haussmann.
+L'Empire avait comblé d'honneurs le haut fonctionnaire en lui conférant
+la dignité sénatoriale et la grande-croix de la Légion d'honneur; les
+Parisiens lui ont voué un souvenir de gratitude: ceci dure plus et vaut
+mieux que cela.
+
+
+
+[Illustration: M. FOUCHER DE CAREIL D'après une photographie de M.
+Truchelut.]
+
+
+[Illustration: M. EUGÈNE DELAPLANCHE D'après une photographie de M.
+Pirou.]
+
+
+
+UN LABADENS
+
+Je ne sais si vous éprouvez quelque plaisir à prendre part à ces agapes
+périodiques que les associations amicales d'anciens Labadens ont mises
+depuis plusieurs années déjà à la mode. Pour ma part, je les exècre,
+attendu que rien, mieux quelles, ne me fait plus durement sentir
+l'outrage des années qui s'accumulent, la fâcheuse décrépitude qui
+menace, et ne me montre la profondeur des rides que la patine du temps
+creuse au front de mes contemporains, sans pour cela épargner le mien.
+
+On s'était connu jeune, ardent, rose, joufflu, ruisselant de cheveux et
+d'illusions: on se retrouve alourdi, glabre, chauve, bedonnant et
+sceptique. On s'abreuve de mauvais champagne et de vieux souvenirs; mais
+ceux-ci, on les regrette, et celui-là fait mal à l'estomac. On se bat
+les flancs pour trouver drôles un tas de vieux anas que leur parfum
+classique impose, et on est forcé de feindre l'enthousiasme pour les
+mérites transcendants d'un jeune élève, lauréat de l'association, dont
+le folio, exhibé par M. le proviseur ému jusqu'aux larmes, est blanc de
+retenues et de vers à copier! C'est odieux!
+
+Ajoutez à cela que si, rebelle parfois aux tendres soins que
+l'Université, _alma parens_, prodigue à ses nourrissons, vous avez dû,
+pendant les dix années de vos études, traîner vos fonds de culottes un
+peu partout; si votre caractère, trop peu apprécié par les uns, vous a
+forcé à aller demander à d'autres le complément d'une instruction
+interrompue par la catastrophe d'une exclusion fatale, vous risquez
+d'être impuissant à suffire à l'afflux de banquets qui vous attend, et
+de condamner votre estomac à un régime qu'il n'a plus la force de subir.
+On ne peut pas faire de jaloux, n'est-ce pas? et alors, gare à la
+gastrite!!!
+
+***
+
+Hélas! bien que je me sois souvent fait ces réflexions si sages et que
+j'aie longtemps lutté courageusement contre les invites que m'envoyaient
+chaque année, avec une persistance aussi touchante qu'intéressée, les
+«chers camarades» des divers lycées où j'ai passé, j'ai dû céder à la
+fin... Et moi aussi, maintenant, je fais partie d'une association de
+Labadens! Et moi aussi, je mange une fois par an le saumon sauce verte,
+qu'accompagne le filet madère, et qu'arrose le champagne officinal. Moi
+aussi j'entends des discours, j'en fais même! Et je distribue des
+médailles en vermeil à de jeunes potaches qui partagent leur temps entre
+les chagrins d'Ulysse et les matchs du lendit! Voilà ce qu'on gagne de
+plus clair à la notoriété.
+
+J'étais donc, certain samedi de la présente année, entré vers sept
+heures du soir chez le grand Véfour, où se passent d'ordinaire ces
+assemblées spéciales, et je déposais mon pardessus au vestiaire, quand
+je m'entendis interpeller par une voix inconnue, tandis que je recevais
+sur le ventre une tape qui voulait être amicale, mais que je jugeai
+parfaitement incongrue.
+
+--Eh bien! donc, on ne reconnaît pas les vieux copains? Allons! dis vite
+bonjour! espèce d'homme de lettres.
+
+Je regardai un peu ahuri. J'avais devant moi un gros homme, tout court,
+tout rond, dont le crâne en poire émergeait de quelques cheveux
+grisonnants, prolongés de chaque côté des joues par deux favoris
+filasse. Cette silhouette rappelait bien plutôt une praline dans de
+l'étoupe que la physionomie de quelqu'un que j'aie jamais connu.
+
+--Désolé, mon cher, balbutiai-je... je ne vois pas très bien... et puis
+on change, tu sais... tout le monde change...
+
+--Eh! parbleu, si on change!! Mais quand on a été voisin d'étude, que
+diable! on se reconnaît. Je t'ai bien reconnu tout de suite, moi.
+Poteau, je suis Poteau... Tu ne te rappelles pas?...
+
+--Ah! parfaitement! Poteau... ah! très bien! Et... qu'est-ce que tu
+fais?
+
+--Je ne fais rien! Je vis de mes rentes... J'ai été avoué en province,
+j'ai fait mes affaires, vendu ma charge, et maintenant je me repose...
+Dis donc, je m'asseois à côté de toi: nous causerons du vieux temps,
+hein? quand nous faisions enrager les pions... Et puis, tu sais, puisque
+je te retrouve, toi qui es dans les journaux, tu me donneras des billets
+de théâtre... Allons, viens!...
+
+***
+
+J'allai, et nous nous assîmes. Poteau se mit en devoir de faire repasser
+une à une devant moi toutes nos aventures de collège, qu'il me
+racontait, la bouche pleine, avec des gestes exubérants, et un gros rire
+épais. Il y avait celle de notre vaguemestre, un brave Alsacien, ancien
+tambour de la garde royale, qui venait crier les lettres dans la cour et
+aboyait: «Monsir Botot!» Or, comme nous avions un autre camarade
+réellement nommé Botot, nous nous faisions un malin plaisir de prendre
+la lettre, de la donner à celui des deux à qui elle n'était pas
+destinée, et d'envoyer celui-ci protester auprès du vaguemestre.
+
+--Ce n'est pas pour moi cette lettre, vieux prétorien!
+
+Ce mot de prétorien, que le pauvre homme ne comprenait évidemment pas,
+avait la propriété de l'exaspérer.
+
+--Ch'ai bas tit Botot, ch'ai tit Podot, criait-il la face injectée et la
+moustache raidie. Fous êtes tous des _calobins!_
+
+Il y avait aussi l'histoire du roman, que le camarade Poteau se
+remémorait avec délices.
+
+--Tu te rappelles bien le jour où j'ai été si bien refait sur les quais?
+
+--Non, pas du tout.
+
+--Mais si, nous étions en promenade, à la queue leu-leu, et nous
+longions les boutiques de bouquinistes. Moi, tu sais, j'ai toujours aimé
+la littérature, et j'étais constamment puni parce qu'on me confisquait
+des livres défendus. Voilà que, tout à coup, je vois s'étaler dans un
+éventaire un livre superbe, sur le dos duquel je lis le mot «roman».
+Au-dessus, était une étiquette portant en gros caractères la mention «50
+centimes». Vite, je tire dix sous de ma poche, je les lance dans
+l'éventaire, et je saisis le bouquin que je cache sous mon caban. Nous
+rentrions au lycée: je jette sur mon acquisition un regard curieux et
+rapide, et qu'est-ce que je lis... «_Roman history..._» une histoire
+romaine... et en anglais encore, moi qui ne savais pas un traître mot de
+cette langue, et qui suivais le cours d'allemand!
+
+Cette fois, je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconfit que
+prenait encore la figure de mon gros voisin, au souvenir si lointain
+pourtant de sa mésaventure.
+
+--Et... tu as conservé ton goût pour les lettres? lui dis-je.
+
+--Naturellement. Seulement, tu comprends, quand on est avoué, on n'a pas
+beaucoup le temps... mais le théâtre, par exemple, je l'adore, et je
+compte bien...
+
+Le président réclamait le silence. L'heure solennelle des toasts
+arrivait: je les écoutai tous sans faiblir; puis je lus le rapport dont
+j'avais été chargé sur les prix d'application et de bonne conduite, et
+je m'enfuis à l'anglaise, prétextant une affaire pressante au journal.
+Poteau m'avait accompagné jusqu'à la porte et en m'aidant à mettre mon
+pardessus:
+
+--Tu sais, je compte sur toi... et quand on te jouera une pièce, ne
+m'oublie pas pour la première, au moins.
+
+***
+
+Je ne pensais plus depuis longtemps déjà ni à Poteau, ni au vaguemestre,
+ni à l'histoire romaine, ni aux Labadens que je retrouverai seulement
+l'année prochaine, quand l'autre jour le hasard m'a remis, pour une
+heure, en présence de mon ex-voisin d'étude et de banquet.
+
+C'était à Versailles, sur la glace. J'étais allé patiner là-bas, dans le
+cadre féérique des hautes futaies blanches de givre, au pied du château
+désert, abri mystérieux de tant de grandeurs déchues et de tant de
+grâces oubliées, sur ce canal immense dont il semble qu'on ne doive
+jamais atteindre le bout. Dans le parc, on chassait, et les coups de feu
+de chaque _trac_ nous arrivaient, répercutés par l'écho, avec le
+crépitement pareil à une mousqueterie de bataille. Et, tout en me
+laissant emporter à travers l'espace, je m'isolais dans le passé qui
+revit ici dans chaque bosquet, dans chaque statue, dans chaque arbre. Il
+me semblait que la brume tombant sur les pelouses allait se déchirer,
+que j'allais voir tout-à-coup, des fourrés, surgir des seigneurs poudrés
+faisant escorte à un homme de haute mine, qu'ils salueraient du nom de
+maître et de roi, tandis que des valets à grande perruque viendraient,
+un genou en terre, déposer devant lui faisans et chevreuils encore
+sanglants. Puis, de l'autre côté, je voyais un cortège de femmes
+exquises, dont les pelisses de renard bleu flottaient sur leurs larges
+paniers, descendre lentement le grand escalier de la terrasse, s'asseoir
+dans des traîneaux de laque et d'or, et venir jusqu'à moi, glisser en
+des courbes gracieuses, tandis que des Sylvains moqueurs les
+regardaient. Mes yeux, métamorphosés par la magique influence du cadre,
+ne voyaient plus les grotesques chapeaux ronds, les jaquettes
+quadrillées, les êtres barbus et mal vêtus qui s'agitaient autour de
+moi. Ils n'avaient plus devant eux qu'un tableau de Watteau ou de
+Laneret, enveloppé dans la buée d'or d'un horizon immense, où le soleil
+se couchait dans un crépuscule flamboyant.
+
+***
+
+Je fus tiré de ma rêverie par une voix étranglée qui disait mon nom, et
+par une main qui me saisit le bras brusquement, au risque de me faire
+tomber sur la glace.
+
+--Ah! c'est toi! me dit l'affreux Poteau. Ah! je bénis le ciel, par
+exemple! Ah! tu vas m'aider!
+
+J'allais certainement envoyer l'intrus à tous les diables, et
+l'accueillir comme on fait d'ordinaire à un chien qui apparaît au milieu
+d'un jeu de quilles... mais je me trouvais en face d'une figure
+tellement déconfite, tellement ravagée, tellement risible, que je me
+contins.
+
+--A quoi faire? répondis-je quand j'eus repris mon équilibre.
+
+--A trouver ma femme et à tuer son séducteur.
+
+--Diable! Tu n'y vas pas de main morte.
+
+--Non certes! je veux le tuer, tu entends, le tuer! C'est affreux,
+vois-tu, épouvantable!... Ah! il me le faut!... Le lâche! le
+misérable!... la coquine!... la coquine!...
+
+--Voyons! du calme... Tiens! regarde, tout le monde rit en passant...
+
+--Qu'est-ce que ça me fait!... je le tuerai! te dis-je, ou il me
+tuera...
+
+--Eh bien! c'est dit. Mais qui est-ce?
+
+--Eh! je n'en sais rien, parbleu! C'est un officier, voilà tout. J'ai
+reçu une lettre anonyme: «Si vous voulez trouver Mme Poteau, allez à
+Versailles, sur le canal. Vous la verrez patinant avec un officier de la
+garnison.» Voilà!
+
+--Eh bien! repris-je, quel mal y a-t-il à cela?
+
+--Comment? quel mal? Ah! par exemple! tu me la bailles belle, toi! Mais,
+parbleu! si elle patine avec ce môssieu, elle... bon! tiens, tu me feras
+dire quelque bêtise... Allons! viens! cherchons-la.
+
+***
+
+Nous partîmes, moi très ennuyé, Poteau trébuchant à chaque pas, allant
+dévisager sous le nez d'un air effaré tous les couples, grognant,
+ronchonnant, maugréant, maudissant l'armée française, le ministre qui ne
+fait pas travailler les officiers, les femmes qui aiment l'uniforme, les
+villes de garnison qui ne sont pas à cent lieues de Paris.
+
+Je suivais, moitié colère, quand je voyais les gens rire de mon
+compagnon, moitié riant moi-même quand je le regardais. Enfin la nuit
+vint, tombant presque tout d'un coup, comme il arrive en ces courtes
+journées d'hiver. Force était de quitter les lieux et d'abandonner nos
+recherches... Je conduisis Poteau à la gare, malgré ses protestations et
+son acharnement à vouloir rester quand même... jusqu'à ce qu'il ait
+trouvé. Enfin je réussis à le fourrer de gré ou de force dans un
+compartiment, où je pris place à côté de lui.
+
+Quand le train fut en marche:
+
+--Voyons! lui dis-je, montre-moi un peu cette lettre.
+
+Il la tira de sa poche et me la tendit, de l'air aimable avec lequel on
+jette un os à un chien.
+
+--Mais, imbécile, m'écriai-je, cette lettre n'est pas pour toi!
+
+--Comment, pas pour moi!
+
+Eh non, tu vois bien que ce n'est pas ton nom qui est sur l'adresse. La
+rue est bien la tienne, mais la poste s'est trompée... Tu peux dormir
+tranquille, Mme Poteau n'est pas coupable, et tu n'as besoin de tuer
+personne!...
+
+Mon labadens voulait me sauter au cou. Je dus modérer ses transports.
+
+--C'est encore comme mon aventure du quai, fit-il avec un rire bruyant.
+Seulement, cette fois, j'ai failli prendre le roman pour de l'histoire!
+Tiens! fais une pièce avec cela, et tu m'enverras des billets pour la
+première...
+
+Djallil.
+
+
+
+LES EMPRUNTS FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE
+
+Le samedi 10 janvier 1891, à six heures du soir, les souscripteurs à
+l'Emprunt autorisé par la loi de finances avaient apporté dans les
+caisses de l'État une somme de 2 milliards 340 millions de francs.
+
+Cette somme colossale, dont le poids en pièces de vingt francs est de
+755,000 kilogrammes et de 11,700,000 kilogrammes en argent monnayé, ne
+représentait que le premier versement de 15 francs par unité de trois
+francs de rentes. En apportant les 2,340 millions dont il vient d'être
+question, les souscripteurs s'engageaient à verser, aux époques fixées
+par le ministre des finances, une somme complémentaire de plus de 12
+milliards. En résumé, on leur demandait 869 millions, et 141 millions
+comme premier versement. Ils apportaient 14 milliards et demi, dont
+2,340 millions comme versement initial.
+
+Tous les journaux, sans distinction de nuance politique, ont salué comme
+il convenait ce grandiose résultat. Les feuilles étrangères ont
+également manifesté leur admiration. Celles des pays amis n'ont pas
+marchandé l'expression de leurs sentiments. Celles qui émanent de
+contrées qui, pour des raisons diverses, nous sont hostiles ou
+simplement indifférentes, ont reconnu de bonne grâce qu'il était
+impossible de ne s'incliner point devant cette magnifique manifestation
+en l'honneur du crédit de la France.
+
+De fait, il n'est pas de pays en Europe qui puisse, en quelques heures,
+trouver dans son épargne d'aussi incroyables ressources, car, il importe
+de le dire en passant, les sommes recueillies ont été fournies
+uniquement par les souscriptions faites soit en France, soit dans les
+colonies françaises. Il y a eu des souscriptions étrangères, et de fort
+importantes, mais elles ne figurent pas dans les totaux enregistrés
+ci-dessus.
+
+Quelque disposé que l'on soit à examiner les choses froidement, et à
+faire abstraction de tout sentiment de chauvinisme, on ne saurait trop
+répéter que la France seule peut disposer d'un si éblouissant monceau de
+millions. Quant la Russie, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique, le
+Portugal, l'Espagne, l'Italie, contractent un emprunt, ils sont forcés
+d'ouvrir la souscription sur la plupart des grands marchés européens à
+la fois. Plus que tout autre, le marché français est mis à contribution;
+et il est de notoriété universelle qu'une importante opération
+financière ne saurait aboutir sans notre concours, qu'il s'agisse d'un
+emprunt proprement dit ou d'une conversion. La Russie en sait quelque
+chose, qui, depuis cinq ou six ans, a pu grâce à nous convertir une
+bonne demi-douzaine de ses emprunts, et se soustraire ainsi aux
+conditions onéreuses qui lui étaient faites par ses premiers prêteurs.
+L'Italie le sait bien aussi, puisque, le marché français lui étant peu
+sympathique pour des motifs que tout le monde connaît, il lui a été
+impossible de trouver à placer son papier. L'Angleterre, la riche et
+puissante Angleterre, dont les opulentes colonies comptent 300 millions
+d'habitants et dont le crédit est le seul qui puisse être comparé au
+nôtre, a vu, tout dernièrement, son premier établissement de crédit
+emprunter 75 millions en or à la Banque de France.
+
+Quant à la France, c'est en France même qu'elle trouve l'argent dont
+elle a besoin, et même plus qu'elle ne demande, beaucoup plus: car
+l'emprunt de la semaine dernière a été couvert dix sept fois, et, en
+1886, pour une demande d'un demi-milliard, on a apporté plus de dix
+milliards!
+
+L'entrain avec lequel l'épargne française souscrit les emprunts en
+rentes n'est pas dû à des avantages extraordinaires offerts par le
+Trésor à ses prêteurs. Le crédit national est si grand, que nous pouvons
+trouver de l'argent à de bien médiocres conditions. Il n'y a guère que
+l'Angleterre qui donne moins de revenu que nous. Aux cours actuels, les
+Consolidés anglais fournissent un revenu de 3.10% l'an, l'Autriche, avec
+sa Dette 4% en or, donne 4.16%; la Privilégiée d'Égypte rapporte 4.36%;
+l'Extérieure d'Espagne produit 5.10%; l'Hellénique 1881 offre 6.25%; le
+4% Hongrois constitue un placement à 4.30%; l'Italien, dont les coupons
+sont frappés d'un lourd impôt de 13%, voit son revenu ressortir à 4.55%;
+le Portugais, fort agité depuis les discussions entre l'Angleterre et le
+Portugal, paie, aux cours actuels, 7.75% à ses porteurs. Le taux moyen
+des derniers emprunts russes est de 4.10% environ.
+
+Le 3% français, au cours de 95.50, rapporte 3.14% l'an. Le dernier 3% a
+été émis à 92.55; c'est du 3.24%. Mais les prix se sont élevés depuis
+l'émission, et l'heure est proche où les cours des deux 3% s'unifieront,
+pour marcher de concert vers le pair.
+
+La différence est donc insignifiante entre le revenu de la rente
+anglaise (3.10%) et celui de la rente française (3.14 à 3.24%). Le
+crédit de l'Angleterre et de la France est donc sensiblement le même; et
+ce n'est pas une mince satisfaction pour ce pays-ci que d'être parvenu,
+après ses guerres, ses désastres, l'amoindrissement du territoire,
+malgré le plus lourd budget et en dépit de la plus forte dette publique
+qui soient au monde,--que d'être parvenu, disons-nous, à lutter avec
+notre voisine sur ce terrain où jusqu'alors, elle régnait en souveraine.
+
+Si l'on entre dans le détail des choses, si l'on examine de près les
+circonstances accessoires, il n'est pas démontré, même, que l'outillage
+de la France, au point de vue financier, ne soit pas supérieur à
+l'outillage de l'Angleterre. Si cette dernière empruntait demain un
+milliard au taux de 3.15%, trouverait-elle quinze milliards? C'est
+douteux. Mais, il faut le dire bien vite, notre supériorité à cet égard
+provient surtout d'une répartition plus normale, plus démocratique si
+l'on peut dire, de nos ressources pécuniaires. En France, avec quinze
+francs d'argent comptant et une épargne quotidienne de 17 centimes par
+jour (le total des versements à effectuer par 3 francs de rente d'ici au
+1er juillet 1892 sur la nouvelle rente représentant cette petite somme),
+n'importe qui peut être créancier de l'État; c'est dire que le papier
+revêtu de la griffe du Trésor est à la portée du plus humble. En
+Angleterre, l'unité de rente est de trois livres sterling, plus de 75
+francs, ce qui représente un capital d'environ 2.500 francs aux cours
+actuels. En d'autres termes, la France, en cas d'emprunt, s'adresse à la
+population tout entière, du haut en bas de l'échelle sociale; chez nos
+voisins, on s'adresse seulement, par la force même des choses, à une
+classe relativement privilégiée, au _select few._
+
+***
+
+Ce n'est qu'à l'aide de longs et persistants efforts que nous sommes
+parvenus à asseoir notre crédit au rang qui, maintenant, lui est
+définitivement assigné. En 1817, il nous fallait payer 9.52% par an: la
+maison Baring (qui depuis...) ne voulut en effet prendre notre 5% qu'à
+52 fr. 50. En 1825, sous M. de Villèle, il y avait déjà un progrès
+considérable, puisque ce ministre parvenait à emprunter 400 millions en
+5% à 89.55, soit à 5.58%. Quelques années plus tard, nouvelle
+amélioration; le gouvernement émettait un emprunt 4% à 102 fr., soit à
+3.98%. Mais, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le
+crédit national retomba. En 1831, on demanda 120 millions en 5% à 98 fr.
+50, soit à 5.07%; on obtint à peine 20 millions. En 1841, en 1844, en
+1847, ce n'est qu'en s'assurant le concours de puissants syndicats de
+banquiers, français et étrangers, qu'on parvient à placer la rente
+française dans le public, à qui cette rente rapportait de 4 1/2 à 5%.
+
+Elle produisit plus encore pendant la République de 1848, qui fit deux
+emprunts en 5%, émis, le premier à 71 fr. 60, le second à 75 fr. 25;
+leur intérêt se dégageait à 6.98% et à 6.64%.
+
+Sous l'empire, on commença de s'adresser directement au public;
+jusqu'alors, on l'a vu plus haut, on était placé sous l'onéreuse tutelle
+des syndicats de banquiers. Le nouveau système réussit à merveille. En
+1854, le gouvernement emprunta 250 millions, en 5% à 92.50 ou en 3% à 59
+fr. 20 nets, au choix du souscripteur. L'intérêt était ainsi de 5.40%
+environ; le public apporta 467 millions en 5%. En 1855, pour un emprunt
+de 750 millions émis aux mêmes conditions que le précédent, la
+souscription publique produisit 2.175 millions, dont 450 millions
+fournis par l'étranger. En 1859, un emprunt de 520 millions fut offert;
+le public apporta quatre milliards. En 1868, quinze milliards se
+disputèrent les 450 millions en rente 3% émis par le gouvernement. Il
+est vrai que ce 3%, vendu 70 francs, était en réalité du 4.30%. En 1870,
+au moment de la guerre, l'emprunt de 805 millions, en 3% à 60 fr. 60,
+fut largement souscrit. Le revenu en était de 4.95%.
+
+Après la guerre, comme on le comprend aisément, les emprunts, dits de
+libération du territoire, se ressentirent de la situation du pays, et
+rapportèrent environ 6% aux souscripteurs. Mais les sacrifices matériels
+que dut faire la France furent superbement compensés par les
+encouragements moraux qu'elle reçut. Qui ne se souvient de l'emprunt 5%
+de trois milliards, émis en 1872, et qui fut l'occasion d'un mouvement
+de capitaux tel, qu'il ne se renouvellera probablement jamais. On mit
+quarante-trois milliards à la disposition de la France. L'emprunt fut
+couvert une fois et demie en Angleterre, plus d'une fois en Allemagne,
+cinq fois par la France, cinq fois par le reste du monde!
+
+C'est à propos de cet emprunt que, pour la dernière fois, en France, on
+eut recours aux services des syndicats de banquiers. M. Thiers savait
+bien, d'avance, que l'emprunt serait souscrit largement; mais il
+importait de relever les courages abattus, de faire renaître la
+confiance de tous, de rendre, d'un seul coup, tout son lustre au crédit
+national. Un succès? Ce n'était pas assez: il fallait un triomphe, et M.
+Thiers mit tout en oeuvre pour obtenir ce résultat. Il offrit aux grands
+banquiers des irréductibilités, sachant bien que ces banquiers, ainsi
+amenés à travailler pour eux-mêmes, travailleraient en même temps dans
+l'intérêt du pays. Le président de la République comptait que cette
+combinaison contribuerait puissamment au succès; mais jamais, dans ses
+prévisions les plus optimistes, il n'espéra la prestigieuse apothéose
+dont plus haut il est parlé!
+
+Trois derniers emprunts à noter. En 1881, le 3% amortissable apparut. Il
+fut, pour une somme de 1 milliard, émis à 82 fr. 25, produisant ainsi
+3.60%, et l'émission fut couverte 14 fois. En 1884, une seconde émission
+de 350 millions d'amortissable à 76.60 fut souscrite une fois et demie,
+au taux de 76.60; l'intérêt est de 3.91%. Enfin, 1886, l'État demanda
+5,000 millions en 3% à 70.80, c'était du 3.76%. L'emprunt fut couvert
+près de 21 fois.
+
+***
+
+On a vu, au commencement de cet article, les résultats du dernier
+emprunt. Ils sont supérieurs à tous les autres, même à ceux de 1886.
+Car, nous venons de le dire, l'intérêt alors offert aux souscripteurs
+était de 3.76%. Cette différence de 0.52% est énorme, puisqu'elle
+représente près de 14% de diminution sur l'intérêt offert il y a quatre
+ans seulement.
+
+Mais cette réduction dans le taux de l'intérêt n'est pas pour arrêter le
+souscripteur français, qui se trouve regagner amplement, par
+l'augmentation du capital, ce qu'il peut perdre du côté du revenu.
+L'Amortissable de 1881 gagne actuellement 15 francs; c'est 18 1/2%
+d'augmentation pour le capital primitivement engagé. L'Amortissable de
+1884 gagne 20 francs; c'est plus de 26% d'augmentation. Le 3% perpétuel
+de 1886 gagne 15 fr. 50 sur son cours d'émission; c'est un accroissement
+de plus de 19% du capital.
+
+Il est permis de croire que le mouvement d'ascension du crédit de la
+France n'est pas près de s'arrêter. Ce pays est riche; il a toujours eu
+la tradition du travail et de l'épargne: il continuera. A cet égard, le
+passé et le présent sont caution de l'avenir.
+
+Ch. Friedlander.
+
+
+
+[Illustration: L'HIVER DE 1890-91. Les glaces dans la mer du Nord:
+L'entrée du port d'Ostende.--Phot. Le Bon.]
+
+
+[Illustration: L'HIVER DE 1890-91.--Le vapeur «Ashton» au milieu des
+glaces, à Ostende.--Phot. Le Bon.]
+
+
+[Illustration: L'EMPRUNT NATIONAL DE 869 MILLIONS. Souscripteurs à
+quinze cents francs de rente et au-dessus.]
+
+
+
+[Illustration: Le palais de la Diète suédoise, à Stockholm.]
+
+LES PARLEMENTS ÉTRANGERS
+
+VIII
+
+SUÈDE
+
+Le parlement suédois a existé de tout temps. Celui que les Suédois ont
+surnommé le Roi-Soleil, Gustave III, l'avait, pendant quelques années,
+réduit et même supprimé, mais ce monarque peu libéral fut tué, comme
+l'on sait, à l'Opéra de Stockholm d'un coup de pistolet en 1792.
+
+Pendant des siècles le parlement suédois se composait de quatre
+chambres: la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans. C'est
+la noblesse qui presque toujours dominait, et on lui permettait de
+dominer parce qu'elle était la gloire du pays, alors que la Suède était
+un État puissant et que ses rois triomphaient sur les champs de bataille
+de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie et de la Pologne.
+
+Quand le fils de Gustave III, Gustave-Adolphe, fut violemment détrôné en
+1809, ce qui le fit devenir même à peu près fou, la constitution
+suédoise fut un peu modernisée et la puissance dangereuse du roi
+considérablement réduite, mais on gardait toutefois les quatre Chambres
+où les sièges de la noblesse étaient héréditaires, comme en Angleterre.
+
+Mais bientôt les idées nouvelles se répandaient en Suède, le pays se
+développait intellectuellement, et dans ce siècle de libéralisme,
+d'inventions et de progrès, ce système des quatre Chambres devint
+intolérable au point de vue politique et pratique. Après de laborieuses
+discussions et une opposition catégorique de la part de la noblesse, on
+obtint enfin en 1866 une réforme de la représentation nationale. C'est
+là d'ailleurs le seul grand événement qui ait traversé la vie politique
+de la Suède dans les temps modernes, et la seule fois que les noms de
+ses hommes d'État devinrent vraiment connus hors du pays. Le père de la
+réforme, c'est du reste ainsi qu'on l'a surnommé, fut M. le baron Louis
+de Geev. Il appartient à une vieille famille d'origine belge; il est né
+en 1818, et, après une brillante carrière judiciaire et de nombreuses
+excursions dans la littérature sous forme de romans historiques, il fut
+nommé en 1875 président du conseil et garda ce poste jusqu'en 1880. _La
+gauche et la droite_ n'existant pas dans la politique suédoise, on ne
+peut guère dénommer son cabinet: tout ce que l'on peut en dire, c'est
+que c'était un cabinet conservateur, mais de nuance assez pâle. Quoi
+qu'il en soit, c'est à M. de Geev que l'on doit en grande partie la
+constitution actuelle dont nous allons exposer le système.
+
+La forme du gouvernement est une monarchie héréditaire avec une Diète
+composée de deux Chambres: la «première», élue par les conseils
+provinciaux et par les conseils municipaux des grandes villes; la
+«deuxième», élue, au suffrage à deux degrés, par des électeurs
+censitaires. Le roi a un droit de veto absolu.
+
+Les membres de la «première», sont élus pour neuf ans; ils sont
+actuellement au nombre de 145 et ne touchent aucune indemnité. Cette
+Chambre, très aristocratique, renferme beaucoup de comtes et de grands
+financiers.
+
+Les membres de la «deuxième» sont élus pour trois ans; ils sont
+actuellement au nombre de 222, et touchent par jour 15 francs
+d'indemnité. Cette Chambre renferme beaucoup de paysans, élus dans les
+campagnes, et beaucoup de commerçants, d'avocats et d'hommes de lettres,
+élus dans les villes.
+
+La diète (_Riksdag_) se réunit tous les ans, en session ordinaire, le 15
+janvier; elle peut être convoquée en session extraordinaire par le roi,
+ou en cas de décès, de maladie ou d'absence du roi, par le conseil
+d'État.
+
+Le roi a aussi le droit de dissolution, soit des deux Chambres
+simultanément, soit séparément de l'une d'elles, pendant les sessions
+ordinaires; il dissout les sessions extraordinaires lorsqu'il le juge
+convenable.
+
+L'ouverture de la Diète a lieu, après un service religieux, par un
+discours du roi ou d'un ministre, en séance solennelle des Chambres
+réunies, et la clôture des sessions est aussi prononcée par le roi,
+après un service religieux, en séance solennelle. Le président
+(_talman_) et le vice-président (_vice talman_) sont nommés par le roi,
+et choisis, pour chaque Chambre, parmi les membres qui la composent.
+
+La Diète partage le droit d'initiative et le pouvoir législatif avec le
+roi: le consentement du Synode est nécessaire pour les lois
+ecclésiastiques, mais les deux Chambres ont seules le droit d'établir le
+budget. Lorsqu'un dissentiment se produit à l'occasion du budget, on
+additionne les voix de tous les membres des deux Chambres, et un
+bulletin mis à part, lors du vote dans la «deuxième» Chambre, détermine
+la majorité en cas de partage. On évite ainsi les situations tendues et
+les crises; mais naturellement la deuxième Chambre, qui a l'avantage du
+nombre sur la première, reste souvent victorieuse et impose les
+décisions dictées par son esprit économique, ce qui fait qu'elle
+détourne d'elle la bourgeoisie et l'aristocratie, qui ne savent pas
+toujours combien le paysan suédois a de peine à gagner son pain.
+
+Nous avons dit plus haut que les membres de la première Chambre étaient
+élus par les conseils provinciaux et les conseillers municipaux des
+villes ayant au moins 25,000 âmes. Chaque fois qu'il y a une vacance, ou
+que le roi ordonne de nouvelles élections, les conseils provinciaux ou
+communaux se réunissent en session extraordinaire, et chaque conseil
+provincial ou communal élit un député à raison de 30,000 habitants
+compris dans son territoire.
+
+Pour être éligible à la première Chambre, il faut avoir trente-cinq ans,
+justifier d'avoir payé à l'État depuis trois ans un cens d'au moins
+1,100 francs, et appartenir à la religion luthérienne.
+
+Quant à la seconde Chambre, est électeur tout Suédois âgé de vingt-cinq
+ans, domicilié dans la commune et ayant droit de vote dans les affaires
+générales. Il doit, en outre, remplir l'une des trois conditions
+suivantes: 1° avoir la propriété ou l'usufruit d'un immeuble, évalué
+pour l'assiette de l'impôt au moins à 1,000 couronnes (1,380 fr.); 2°
+avoir à ferme pour la vie, ou pour vingt ans au moins, un immeuble
+agricole évalué à 6,000 couronnes (8,280 fr.); 3° payer à l'État un
+impôt calculé sur le revenu annuel d'au moins 800 couronnes (1,104 fr.).
+
+Est éligible tout Suédois luthérien jouissant, depuis un an, de ses
+droits d'électeur dans l'une des communes de sa circonscription
+électorale.
+
+Ainsi constitué, le Riksdag est un parlement calme. Il s'y passe
+rarement de ces scènes tumultueuses, de ces discussions qui ont un grand
+retentissement hors du pays. Les comptes-rendus des séances ont rarement
+un grand intérêt.
+
+La deuxième Chambre actuelle a été élue en 1888, et diffère notablement
+de celle à laquelle elle succède. La grande question de la protection
+des blés suédois a fait tomber beaucoup de libre-échangistes dans les
+provinces. Cette protection de l'agriculture nationale a une majorité
+dans la première Chambre, mais elle ne l'aurait certainement pas dans la
+deuxième Chambre et dans les votes communs, si un incident très
+singulier n'avait pas fait remplacer les 21 libre-échangistes nommés à
+Stockholm par 21 protectionnistes. Voici comment les choses se sont
+passées, car le fait est curieux à connaître, au point de vue des règles
+électorales de la Suède. Un des 21 libre-échangistes élus par la
+capitale avait oublié de payer son impôt, une vingtaine de francs
+environ, et, par cet oubli, non seulement son élection devenait
+illégale, mais encore celle de ses vingt autres collègues; d'un autre
+côté, on ne pouvait pas faire de nouvelles élections, de sorte que ce
+furent ceux qui avaient obtenu le plus de voix après les membres
+invalidés qui devinrent à leur tour députés. Le parlement fut ainsi
+privé de plusieurs hommes très distingués, notamment M. Nordenskioeld,
+le grand voyageur, le rédacteur Hedin, qui est incontestablement le
+premier orateur politique, etc. En revanche, on a reçu M. de Laval, dont
+les inventions agricoles sont fort estimées.
+
+La deuxième Chambre compte parmi ses membres un grand nombre de paysans
+dont le doyen et le chef était M. Ifvarson qui vient de mourir; depuis
+quelques années il occupait le poste de vice-président.
+
+Parmi les membres de la première Chambre, il convient de citer d'abord
+le baron Louis de Geer, qui fut président du conseil, ainsi que les
+comtes Posse et Themptander, M. Lundberg, archevêque de Suède, et les
+rédacteurs MM. Hedlund et Borg.
+
+Le ministère actuel est protectionniste, sans l'être toutefois d'une
+façon agressive. On l'appelle le ministère des barons, parce que, sur
+les dix ministres dont il se compose, six sont barons ou comtes.
+
+Le président du conseil actuel est M. le baron Johan Gustaf Nils Samuel
+Aakerhjelm, grand'croix de tous les ordres suédois, grand'croix de
+Saint-Olaf, etc., né en 1833. Il est très protectionniste. Il a eu
+d'abord l'intention de cumuler les fonctions de président du conseil et
+de ministre des affaires étrangères; mais devant les nombreuses
+protestations qui se sont élevées il a dû y renoncer, et c'est M. le
+comte Lewenhaupt, ancien envoyé des Royaumes-Unis à Paris, qui a hérité
+de son portefeuille.
+
+M. Lewenhaupt, ministre des affaires étrangères, est né en 1835. Comme
+tous ses prédécesseurs, il a été, au cours de sa carrière diplomatique,
+un excellent chef de bureau, un expéditionnaire habile. Mais ce qui
+suffisait autrefois n'est plus suffisant aujourd'hui, quoique un de ses
+chefs ait dit de lui: «Un diplomate qui se tait, et lève seulement les
+épaules, c'est du pur Metternich!» Est-ce à cela qu'il a dû d'être
+attaché d'ambassade à Paris, puis envoyé à Washington de 1876 à 1884?
+Pendant l'Exposition de 1889, il était à Paris, et les Suédois ont
+trouvé qu'il représentait mesquinement la Suède. Le ministre est, en
+effet, d'une économie excessive, et il avait pris un appartement très
+simple meublé d'une façon rudimentaire.
+
+On lui a reproché de ne pas avoir assisté à l'inauguration de
+l'Exposition; on lui a surtout reproché de ne pas avoir assez plaidé la
+cause de l'Exposition auprès des autorités suédoises, car on aurait
+certainement voté l'argent nécessaire, et le roi eût bien été obligé de
+se départir de sa réserve vis-à-vis de la France.
+
+M. Wennerberg, ministre des cultes, a fait les paroles et la musique
+d'une série de chansons d'étudiants qui sont très populaires dans toute
+la Scandinavie.
+
+Quant à ce qu'on appelle en Suède _la maison du Parlement_, elle est
+vieille et peu décorative. On prépare un grand et magnifique palais pour
+recevoir les députés; c'est-à-dire que l'on y pense, car le monument
+n'est encore qu'à l'état de projet et l'on en est à la période de
+concurrence des architectes, c'est dire que les habitants de Stockholm
+ne sont pas encore sur le point de voir la nouvelle Chambre. Mais que
+peut leur importer le bâtiment plus ou moins neuf, l'essentiel est que
+ce qui s'y fait soit bon: et c'est le cas. On est presque tenté de
+croire que ce n'est que dans les vieilles bâtisses qu'on fait de bonnes
+lois.
+
+P. Artout.
+
+
+
+QUESTIONNAIRE
+
+N° 16.--Paris et Province.
+
+_Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de
+la Vie de province?_
+
+(14 Juin 1890.)
+
+RÉPONSES (suite)
+
+Paris est le soleil autour duquel les provinces gravitent comme des
+satellites éclairés de son reflet. Ils semblent en correspondance par le
+même langage, c'est-à-dire qu'ils emploient les mêmes mots, mais ces
+mots, rangés dans un dictionnaire, ont un sens tout différent dans les
+nuances de l'expression intime des idées, des sentiments et des
+passions. Le regard, la voix, le geste, voilà l'âme de la langue
+universelle au service du coeur et de l'intelligence; le langage
+articulé n'en est que l'instrument imparfait, comme le style de
+l'écriture une froide traduction. C'est pourquoi, à l'exception du
+jargon judiciaire, lui-même fort obscur, mais mieux défini, Paris et les
+provinces peuvent entrer en communication extérieure, mais sans
+communion; ils peuvent même se comprendre, ils ne s'entendent
+pas.--Volapuc.
+
+Presque toutes les villes se métamorphosent; les plus anciennes, les
+plus originales, veulent être à la mode, toutes neuves, bourgeoises,
+avec des squares, des boulevards, des rues rectilignes, aux maisons à
+cinq étages, bordées de trottoirs en asphalte et éclairées au gaz, en
+attendant la lumière électrique. Les costumes nationaux ont presque tous
+disparu dans les provinces, et ces vêtements si pittoresques ont suivi
+la transformation générale. Les femmes suivent les modes de «la
+Capitale». Ces villes sont jalouses de Paris, comme des demoiselles
+d'honneur brodant leur bonnet de Sainte-Catherine autour du trône de
+leur reine couronnée. Elles la dénigrent et l'imitent, et ce sont ces
+deux sentiments alternés qui produisent un effet de comique si singulier
+dans leurs moeurs et leurs habitudes.--Vieux Pommeau.
+
+C'est un genre de dénigrer Paris et les Parisiens, et surtout les
+Parisiennes, qui s'occupent fort peu de la Province, et s'ils s'en
+occupent, c'est pour en rire. Celui-là, comme on dit, ne reçoit pas
+l'injure qui l'ignore: mais malheur à qui se fourvoie dans le guêpier.
+Les bonnes gens de petite ville ne pardonnent pas à ceux qui se tiennent
+en dehors de leurs coteries, et ils ont la haine de l'étranger, dont
+l'existence n'est pas circonscrite à l'ombre de leur clocher.--Poligny.
+
+Paris n'est pas un problème si étrange, un labyrinthe si inextricable,
+un dédale si compliqué. On peut connaître Paris comme son village.
+Qu'est-ce que Paris? C'est une ville qui a trois lieues de diamètre,
+neuf lieues de circonférence. On peut la traverser à pied en moins de
+deux heures, et en faire le tour entre le déjeuner et le dîner. Elle est
+un peu plus grande que les autres; les rues sont plus longues, les
+maisons plus hautes; mais enfin, ce sont des rues et des maisons, et on
+y retrouve les mêmes éléments que dans les villes secondaires. Je dirai
+même que Paris est une _Petite ville_, c'est-à-dire une agglomération de
+petites villes limitrophes qui n'ont entre elles aucune affinité ni les
+moeurs, ni les usages, ni les croyances, ni le costume, ni même le
+langage. Je ne parle pas des habitants de la Rive droite, qui disent
+pour passer les ponts: «Je vais de l'autre côté de l'eau», et des
+habitants de la Rive gauche: «Je vais à Paris.» Je parle des voisins qui
+se touchent. Qu'y a-t-il de commun entre la Ville du Faubourg
+Saint-Germain et la Ville dû Quartier-Latin? Elles sont aussi
+différentes qu'une douairière et une grisette, aussi séparées qu'une
+vieille monarchie et une jeune république. Ainsi des autres. Paris est
+une Petite ville, la Foire aux Cancans, la Grande Potinière.--Rulwer.
+
+J'ai toujours été indiffèrent à l'opinion des autres; je ne me soucie
+pas de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit de moi, je n'ai à subir le
+jugement de personne et je ne dois aucun compte de mes actes et de mes
+sentiments personnels. Voilà une déclaration de principes qui paraîtra
+la chose la plus simple à un Parisien; j'ai osé la faire à un
+Provincial, qui est tombé des nues; il m'a considéré avec inquiétude et
+s'est éloigné de moi comme d'un pestiféré.--Petit clerc.
+
+L'ennui ronge la province; on le lit sur tous les visages. On connaît la
+ville, maison par maison; tout le monde se sait par coeur. Les cancans,
+maigre chère, vieilles histoires ressassées, difficiles à rajeunir. Leur
+plus clair résultat est de semer la zizanie dans toutes les familles de
+Guelfes et de Gibelins. On traite les piqûres d'épingle comme des coups
+de stylet, on se brouille pour un mot, pour un sourire, pour rien, sans
+doute pour se désennuyer par les négociations du raccommodement. Un
+autre malheur de la province, c'est de se fâcher contre les choses, ce
+qui est inutile, dit Euripide, parce que cela ne leur fait rien du
+tout.--L'Ennuyé.
+
+La Bruyère n'a eu garde d'oublier la Province dans ses _Caractères_.
+Tout le monde connaît le tableau de la _Petite ville_, où Picard a
+trouvé le cadre de sa comédie, dont je ne détacherai qu'un trait:
+
+La première représentation était incertaine, un seul mot décida du
+succès. Quand la mère apprend que celui des deux Parisiens sur lequel
+elle avait jeté son dévolu était marié, elle crie à sa fille:» Sortez,
+sortez, n'écoutez plus rien!» La petite ingénue provinciale ne perd pas
+la tête et répond avec sérénité: «Mais, maman, l'autre n'est peut-être
+pas marié?»--Camille S.
+
+_Parisienne_ et _Provinciale_, en dehors de Paris, sont des synonymes de
+_Courtisane_ ou _Ménagère_, de Proud'hon. C'est un peu rustique, et
+aussi faux que cette autre formule: «Toute femme qui n'est pas à Dieu
+est à Vénus.» Vesta.
+
+On ne saurait imaginer combien est banal, étroit, arriéré, ennuyé et
+ennuyeux, le monde d'une Petite ville de province; mais les gens sont
+partout les mêmes, et ce microcosme est la réduction exacte des plus
+grandes, qui se croient des rivales de Paris. Trois castes les
+composent: aristocratie orgueilleuse et fermée, bourgeoisie vaniteuse et
+jalouse, peuple envieux et gouailleur; castes aussi tranchées, séparées
+et divisées, par ce temps qui a la prétention d'imposer des moeurs
+égalitaires, qu'elles le furent jadis par la classification des Trois
+Ordres. Autrefois, elles n'avaient pas plus d'affinité que l'huile et le
+vinaigre; aujourd'hui, la Politique est le sel qui opère le mélange, et
+le Clergé, la Noblesse, la Bourgeoisie et le Peuple se fusionnent pour
+assaisonner la salade nationale. De là une physionomie nouvelle du monde
+provincial, où la garnison circule sans s'y mêler, et où les
+fonctionnaires forment une colonie temporaire. On a beau les changer,
+ils ont tous comme un air de famille, il semble que ce sont toujours les
+mêmes; le nouveau ressemble à son prédécesseur, son successeur lui
+ressemblera, et on ne parvient à les distinguer que par quelque signe
+particulier, quand ils en ont un.--Tapis Vert.
+
+Ce que je reproche à la province, ce n'est pas sa chape de plomb, qui
+endort la pensée et engourdit le coeur, c'est son hypocrisie peureuse,
+la basse jalousie, l'envie à l'oeil louche, qui y voit très clair, la
+haine, qui faussent les caractères et humilient l'intelligence, en
+soumettant tout le monde à l'esclavage de l'Opinion, qu'on méprise en
+secret. On se défie de l'ami et on flatte l'ennemi; on ménage la chèvre
+et le chou, on craint le loup et on ne veut pas se brouiller avec le
+batelier.--Épine de rose.
+
+En causant avec les habitants de toutes les classes, les fonctionnaires,
+les notables, les marchands, les artisans, on apprend des choses vraies
+et beaucoup plus intéressantes que les monographies historiques. Tout le
+monde sait quelque chose et aime à dire ce qu'il a appris, à raconter ce
+qu'il a vu, à donner son avis sur les hommes et les choses qui le
+touchent de près et qu'il a occasion d'observer tous les jours. On a
+aussi quelquefois la chance de rencontrer des gens instruits et
+affables, qui ont du plaisir à faire les honneurs de leur
+pays.--Tourist.
+
+D'abord parce que c'est Paris, et que de toutes les capitales c'est la
+ville libre par excellence. La liberté ne consiste pas seulement à aller
+et à venir à sa guise, mais encore à n'avoir de rapports forcés avec
+personne. Les relations y sont nombreuses, faciles, et n'engagent à
+rien. On y vit tranquillement à sa guise, sans gêner personne et sans
+qu'on s'occupe de vous. Paris n'a jamais supporté de joug d'aucune
+sorte; quand on a l'indépendance de la fortune, on jouit de toutes les
+autres, jamais on ne rencontre d'obstacle, d'entrave, de gêne, on est
+libre dans la ville de toutes les libertés. De même règne partout
+l'égalité; le plus simple bourgeois ne songe même pas à s'étonner de se
+voir au théâtre, en omnibus, etc., entre un duc et un ministre. Enfin
+Paris la Grand'ville, le Beau Paris, est la Cité fraternelle et
+hospitalière, la seconde patrie de ceux qui en ont une et la patrie
+d'élection de ceux qui n'en ont plus.--Liberté, Égalité, Fraternité.
+
+Charles Joliet.
+
+_(A suivre.)_
+
+
+
+NOTES ET IMPRESSIONS
+
+L'on peut dérober à la façon des abeilles, sans faire tort à personne;
+mais le vol de la fourmi qui enlève le grain entier ne doit jamais être
+imité.
+
+La Mothe Le Vayer.
+
+***
+
+Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons, avant de
+crier, si elles sont bien à nous.
+
+Anatole France.
+
+***
+
+Avoir trop d'esprit est une accusation qui sert, en Angleterre comme en
+France, à tenir éloignées du pouvoir les supériorités qui font ombrage
+aux médiocres.
+
+_(Mémoires)_
+
+Talleyrand.
+
+***
+
+La raison a, de tout temps, aimé à morigéner le sentiment.
+
+Léon Say.
+
+***
+
+Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus
+mince espérance.
+
+Émile Gaboriau.
+
+***
+
+Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a
+passé par la petite vérole: il reste grêlé.
+
+_Claude Larcher_
+
+(P. Bourget.)
+
+***
+
+En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la
+rupture était possible.
+
+_Claude Larcher_ (P. Bourget.)
+
+***
+
+Toute chaîne, fût-elle d'or, fait un jour un forçat de celui qui la
+porte.
+
+Adrien Chabot.
+
+***
+
+Le musicien qui a des réminiscences s'imagine, en les répétant, qu'elles
+lui appartiennent, comme le menteur, à force de reproduire un mensonge,
+finit par croire qu'il dit la vérité.
+
+_(Pensées posthumes.)_
+
+Louis Lacombe.
+
+***
+
+L'âme reprend son vol, dès qu'on revit par elle.
+
+_(Pages intimes.)_
+
+Eugène Manuel.
+
+***
+
+La médecine de nos jours est aussi originale que savante: elle invente
+encore plus de maladies que de remèdes.
+
+***
+
+La célébrité qui s'acquiert le plus vite est celle du crime.
+
+G.-M. Valtour.
+
+
+
+[Illustration: L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU.--Vue générale du palais
+et de ses annexes.]
+
+
+
+[Illustration: Sur le sable.]
+
+[Illustration: La récolte des oeufs.]
+
+[Illustration: L'empailleur.]
+
+[Illustration: Deux amis.]
+
+[Illustration: Une capture.]
+
+LE COMMERCE DES ALLIGATORS DANS LA FLORIDE.
+
+
+
+Ouverture de la session parlementaire.--C'est lundi 13 courant qu'a eu
+lieu la rentrée des Chambres. Cette fois-ci le vénérable M. Pierre
+Blanc, celui qu'on a surnommé un peu familièrement peut-être le _vieil
+Allobroge,_ ne présidait pas la séance comme il l'a fait chaque année
+depuis si longtemps déjà. Ce n'est pas qu'il ne soit toujours vert et
+jeune en dépit de ses quatre-vingt-cinq ans, mais le froid et la neige
+l'avaient retenu bloqué dans son pays, la Savoie. Il a été remplacé au
+fauteuil présidentiel par M. de Gasté, un peu plus jeune que lui, mais
+pas beaucoup plus. Les secrétaires d'âge installés au bureau étaient MM.
+Argeliès, Lasserre, Pierre Richard et Maurice Barrés. Quatre députés,
+deux boulangistes. La proportion a dû paraître un peu forte, mais c'est
+le hasard qui est le seul coupable.
+
+La présidence de M. de Gasté avait provoqué une certaine curiosité. Son
+discours a été court. Après avoir fait part à l'Assemblée de ses regrets
+que le vénéré M. Blanc ait été retenu loin de Paris, il a continué
+ainsi:
+
+«N'ayant pas quitté Paris et quoique malade moi-même, j'obéis au
+règlement en venant ouvrir les travaux de votre session ordinaire.
+
+«Dans la très courte allocution que je prononcerai, vous me permettrez,
+mes chers collègues, d'introduire le voeu que vous me veniez en aide, le
+jour où je vous demanderai de modifier nos lois constitutionnelles et de
+leur donner plus de similitude avec la Constitution américaine qu'avec
+la Constitution anglaise.
+
+«En ce qui concerne nos travaux intérieurs, vous ne reprocherez pas à
+l'un de vos vétérans de regretter qu'à chaque renouvellement de
+l'Assemblée les propositions disparaissent et que les meilleures
+réformes voient ainsi quelquefois plus de trois législatures se succéder
+sans même être examinées.»
+
+Il termine en souhaitant que pendant Tannée 1891 les commissions
+apportent à leurs travaux la plus grande activité.
+
+Après que le doyen d'âge a pris place au fauteuil présidentiel, on a
+procédé au tirage au sort des bureaux.
+
+M. Floquet a été élu président définitif.
+
+Au Sénat, la séance d'ouverture a été présidée par M. de Lur-Saluces,
+sénateur de la Gironde.
+
+Le ministère; l'Emprunt.--L'impression générale, à la rentrée des
+Chambres, était que le ministère n'avait pas à craindre cette année les
+surprises qui suivent parfois la période d'accalmie connue sous le nom
+de «trêve des confiseurs». Par extraordinaire, on ne songe pas à
+renverser un cabinet qui date déjà de deux ans.
+
+Le succès de l'emprunt explique en partie cette situation privilégiée
+faite aux membres du gouvernement et aussi, on peut le dire, les
+résultats des élections sénatoriales qui sont portés à l'actif du
+ministre de l'intérieur. Mais, si la victoire électorale des
+républicains peut contrarier ceux qui sont restés attaches aux anciens
+partis, le triomphe que vient de remporter notre pays dans l'ordre
+financier est fait pour réjouir tout le monde.
+
+L'État demandait aux souscripteurs de s'engager pour 869 millions: les
+souscripteurs lui ont offert plus de 14 milliards. Le premier versement
+était fixé à 141 millions. Le Trésor a encaissé dans la journée du 10
+janvier la somme énorme de deux milliards trois cent quarante millions.
+
+Nous donnons du reste dans une autre partie du journal (voir page 55)
+tous les détails relatifs à cette prodigieuse opération.
+
+Le clergé et la République; le discours de M. Méline.--La question
+religieuse tend à prendre une place de plus en plus importante dans la
+politique des partis. Il est probable, on pourrait dire, il est certain,
+que si, dans la présente législature, il se produit quelque changement
+décisif dans l'attitude des divers groupes parlementaires, et surtout
+dans le corps électoral, ce changement tiendra pour une large part aux
+déclarations formulées par le cardinal Lavigerie. Cela ne tient pas
+seulement à la personnalité de l'auteur de ces déclarations, qui est
+considérable par elle-même. Si le discours qu'il a prononcé à Alger a eu
+un tel retentissement, c'est qu'on sentait qu'il était appuyé en cette
+circonstance par une autorité plus haute que la sienne, et que sa pensée
+répondait à celle, non de tous les prélats de France, mais d'un grand
+nombre d'entre eux. A ce point de vue, il y a un intérêt réel à
+rechercher si l'opinion assez générale qu'on s'est faite qu'il avait été
+en quelque sorte le porte-parole non-seulement d'une partie de
+l'épiscopat, mais aussi peut-être du Vatican, était justifiée.
+
+Nous avons déjà vu que le cardinal Rampolla, qui, lui, parlait sans
+contestation possible au nom du Saint-Siège, n'a pas désavoué le
+cardinal Lavigerie. Loin de là, dans la lettre qu'il adressait à
+l'évêque l'Annecy, il émettait, avec tous les tempéraments possibles et
+sous la forme réservée qui est dans la tradition de l'Église, cette
+pensée que les catholiques doivent s'accommoder de toutes les formes de
+gouvernement.
+
+Voici un autre document qui mérite également d'arrêter l'attention.
+C'est une lettre que l'évêque de Saint-Denis et de la Réunion a adressée
+au cardinal Lavigerie et qui constitue une adhésion explicite aux
+théories que celui-ci a émises à Alger. Cette lettre est d'autant plus
+significative qu'elle est datée de Rome et qu'elle a été écrite à la
+suite d'un entretien avec le Pape. Au cours de cet entretien, Léon XIII
+a dit à son visiteur: «Vous devez être content du toast du cardinal
+Lavigerie?» A quoi l'évêque a répondu:
+
+«Très saint-père, le cardinal a rendu à l'Église des services signalés;
+je ne crois pas qu'il lui en ait rendu de plus considérable que celui
+qui résultera de ces mémorables paroles. Les conséquences de cette
+déclaration ne seront peut-être pas immédiates, mais dans quelque temps
+on reconnaîtra que le cardinal qui, dans les batailles du bien contre le
+mal, a les vues soudaines du génie, a frappé un coup des plus heureux.»
+
+Ces lignes, écrites, il faut le répéter, au lendemain d'une entrevue
+avec le pape, n'ont pas été désavouées, non plus que les déclarations du
+cardinal Lavigerie lui-même. Sans prendre parti dans cette question
+essentiellement délicate, puisqu'elle touche à la conscience des membres
+de l'épiscopat sur un point de doctrine à la fois religieuse et
+politique, il est permis cependant d'affirmer que le chef de l'Église,
+s'il n'impose pas à ses représentants immédiats en France un acte
+d'adhésion formelle en faveur de la République, les laisse toutefois
+libres d'accepter sous leur responsabilité le régime établi.
+
+Le fait a une portée considérable puisque aujourd'hui c'est la question
+religieuse qui sert de terrain de lutte entre les amis et les
+adversaires de la République. Aussi est-il intéressant de voir l'accueil
+que les républicains font à ceux qui accomplissent ou qui projettent
+l'évolution entreprise par le cardinal Lavigerie, qui serait suivi,
+dit-on, non seulement par l'évêque de Saint-Denis, mais aussi par
+plusieurs autres membres de l'épiscopat, entre autres les archevêques ou
+évêques de Tours, Cambrai, Rouen, Digne, Bayonne, Langres, etc... On a à
+ce sujet de nombreux documents, mais on peut considérer comme les
+résumant le discours prononcé par M. Méline à Remiremont, à l'occasion
+de la reconstitution de «l'alliance républicaine» dans cette ville.
+
+Après avoir fait à son tour le procès du boulangisme, l'ancien président
+de la Chambre a déclaré que, tout en recommandant, dans les rapports de
+l'Église et de l'État, une politique de modération, il est partisan de
+la laïcité de l'enseignement public et du service militaire obligatoire
+pour tous, sans exception. Il convient toutefois, a ajouté l'orateur,
+«'introduire dans l'application de ces lois tous les tempéraments,
+toutes les précautions de transition compatibles avec leur texte et leur
+esprit.»
+
+Faisant allusion à la discussion qui s'est élevée à la Chambre sur le
+régime fiscal des congrégations, M. Méline a déclaré qu'il n'a pas
+hésité à marquer par son vote que, s'il entend faire payer aux
+congrégations tout ce qu'elles doivent, il entend du moins qu'on leur
+applique la loi comme à tous les citoyens, avec justice et sans passion.
+
+L'orateur a rappelé enfin les récents discours du cardinal Lavigerie et
+la lettre de l'évêque de la Réunion. «Bien que ces adhésions, a-t-il
+dit, soient accompagnées de restrictions inacceptables, il y a là malgré
+tout un aveu précieux et un symptôme significatif. Toutefois il importe
+que le parti républicain soit circonspect, jusqu'au jour où les actes
+suivront les paroles.»
+
+Le discours de M. Méline a été longuement commenté par toute la presse,
+parce que, en effet, on sait que c'est de ce côté que va se porter
+l'effort des partis au cours de l'année qui vient de commencer, et que,
+si le mouvement inauguré par un certain nombre de prélats se généralise,
+des modifications d'une portée considérable peuvent se produire dans la
+situation politique du pays.
+
+Afrique: _Soudan français._--Nous annoncions dans notre dernier numéro
+que le commandant Archinard s était mis en marche sur Nioro, la dernière
+forteresse d'Ahmadou et que, très probablement, il avait déjà pris
+contact avec l'ennemi. En effet une dépêché de Kayes a fait savoir
+depuis que la place de Nioro avait été enlevée et qu'Ahmadou était en
+fuite.
+
+Le colonel Archinard n'avait sous ses ordres que 700 hommes, mais, comme
+nous l'avons dit, il disposait de l'artillerie nécessaire pour détruire
+les fortifications de Nioro. L'affaire a dû être chaude toutefois, car
+les Toucouleurs se battent avec une bravoure exceptionnelle, et nos
+troupes, épuisées par une marche de 300 kilomètres, ont dû faire des
+prodiges de valeur pour triompher de pareils adversaires.
+
+La conquête de Nioro complète l'oeuvre commencée l'an dernier par le
+colonel Archinard. Actuellement la ligne de nos postes entre le Sénégal
+et le Niger se trouve couverte à grande distance par les forteresses
+conquises sur l'ex-sultan de Segou. Il ne reste plus rien du vaste
+empire d'El Hadj-Omar, le grand conquérant que Faidherbe a arrêté dans
+sa marche vers l'Océan Atlantique.
+
+_Au Dahomey._--D'après les dernières nouvelles apportées par le courrier
+de la côte occidentale d'Afrique. M. Ballot, résident de France à
+Porto-Novo, est parti en mission pour Abomey en compagnie de M. M. Le
+Blanc, lieutenant de vaisseau, Decoeur, capitaine d'artillerie de
+marine, et le Père Dorgère. Cette mission allait porter les cadeaux du
+gouvernement français à Behanzin, roi du Dahomey. Le roi Toffa, de
+Porto-Novo qui voudrait, paraît-il, se réconcilier avec son ennemi,
+aurait joint ses cadeaux à ceux du gouvernement français.
+
+Pendant ce temps, les Allemands font au roi de Dahomey un cadeau d'un
+autre genre. Les chefs des établissements qu'ils ont à Whidah ont
+présenté à Behanzin un fusil à aiguille qui a été agréé par lui et dont
+l'armée dahoméenne va être, dit-on, pourvue. Behanzin en a été tellement
+satisfait qu'il a immédiatement fait don de quatre esclaves à chacune
+des maisons desquelles il avait reçu ces étrennes utiles.
+
+Ce n'est pas tout. Deux cabécères ont été envoyés par le roi à Lagos
+pour traiter avec un commerçant anglais au sujet de la fourniture de
+fusils et de munitions de guerre destinés à l'armée dahoméenne. Le
+marché a reçu même un commencement d'exécution, car une somme de 125,000
+francs a été versée entre les mains du fournisseur.
+
+Il n'est pas difficile de prévoir que nous aurons encore de ce côté de
+nouvelles surprises. La pacification est loin d'être définitive. Au
+moment où il reçoit nos cadeaux, le roi de Dahomey se préoccupe de
+mettre ses troupes en état de nous résister, et en même temps, pour
+empêcher nos officiers d'étudier la route de Kotonou à Whidah, il a
+rappelé aux Européens que la plage leur était interdite, et que la route
+seule de l'intérieur leur était permise. Or, celle-ci est à peu près
+impraticable. Il ne faut pas oublier que le nègre est un composé du
+sauvage et du diplomate.
+
+Beaux-Arts.--_Le bureau du comité des 90._--Le nouveau comité des 90 a
+nommé son bureau. M. Bailly a été réélu président à une forte majorité.
+MM. Bonnat et Paul Dubois ont été choisis comme vice présidents. M. Tony
+Robert-Fleury a été réélu secrétaire et M. Daumet secrétaire-trésorier.
+
+Dans le sous-comité d'administration figurent MM. Gérome, J. Lefebvre.
+Cormon, Guillemet, Bernier, Detaille, Albert Maignan, Busson, Humbert et
+Yon, pour la peinture; MM. Boisseau, Bartholdi, Cuvelier et Mathurin
+Moreau, pour la sculpture; MM. Normand et Pascal, pour l'architecture;
+MM. Sirouy et Lefort, pour la gravure.
+
+M. Bouguereau, vice-président de l'ancien comité, n'a pas été réélu.
+
+Les membres de la section de peinture se sont réunis lundi dernier sous
+la présidence de M. Bonnat et ont modifié l'article des statuts
+concernant la composition du jury.
+
+En vertu des résolutions adoptées, il sera constitué un grand jury dans
+lequel devra être tiré au sort le jury annuel. Ce grand jury comprendra:
+1° tous les jurés qui depuis 1864 ont été élus par leurs confrères; 2°
+les artistes hors concours nommés par les artistes de la première
+catégorie et par le comité de peinture réunis.
+
+Les jurés ayant fonctionné une année ne pourront fonctionner l'année
+suivante.
+
+
+
+Nécrologie.--Le duc Nicolas de Leuchtenberg.
+
+Céline Montaland, sociétaire de la Comédie-Française.
+
+Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous l'Empire.
+
+M. Jules de Lestapis, ancien sénateur des Basses-Pyrénées.
+
+M. Lehugeur, professeur au Lycée Louis-le-Grand.
+
+M. Charles Gauthier, professeur à l'École nationale des Arts Décoratifs.
+
+Le statuaire Eugène Delaplanche.
+
+M. Ernest Boysse, chef adjoint des secrétaires-rédacteurs de la Chambre.
+
+M. Gustave Dalsace, grand négociant de Paris.
+
+M. Arthur Mallet, un des chefs de la maison de banque Mallet frères.
+
+
+
+LES THÉÂTRES
+
+Théâtre de l'Odéon; reprise des _Faux Bonshommes,_ comédie en quatre
+actes, de MM. Barrière et Capendu.
+
+La comédie des _Faux Bonshommes_ est trop connue pour que nous nous
+étendions longuement à son sujet et pour que nous ne nous contentions
+pas d'en annoncer la reprise, faite cette fois-ci sur notre seconde
+scène française--en attendant mieux encore, sans doute. Tout l'intérêt
+de la soirée se portait donc sur l'interprétation, et cette dernière,
+sans être supérieure, a été suffisamment bonne pour nous démontrer que
+la comédie de MM. Barrière et Capendu, bien qu'âgée de trente-quatre
+ans, est toujours jeune et peut satisfaire non seulement les hommes mûrs
+qui l'ont applaudie autrefois, mais les générations nouvelles.
+
+L'Odéon n'avait pas de Péponet dans sa troupe, il a appelé à lui M.
+Daubray, du Palais-Royal. M. Daubray, certes, est un excellent comique,
+mais un comique plutôt qu'un vrai comédien, il a _joué_ le rôle de
+Péponet, il n'a pas été Péponet. Le créateur du rôle, Delannoy, avait
+autrement compris son personnage. Dumény dans le rôle d'Edgar, est
+charmant, comme toujours, de finesse et de malice. Cornaglia fait M.
+Dufouré, et il s'en acquitte consciencieusement, mais où est Parade?
+Montbars mérite une mention toute particulière dans Bassecourt. Du côté
+des femmes, nous citerons Mme Crosnier, parfaite de naturel, Mlle
+Dieudonné, très mutine, et Mlle Dubut qui rend à merveille la douce
+physionomie d'Emmeline. En somme, reprise très intéressante et dont le
+directeur de l'Odéon n'aura pas à se repentir.
+
+S.
+
+
+
+LES LIVRES NOUVEAUX
+
+_Truandailles,_ par M. Jean Richepin.
+
+1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Charpentier).--Avec ce titre-là, il n'y a pas au
+moins danger de s'y méprendre. Ce ne sont point des nouvelles à l'eau de
+rose et la mère qui en permettrait la lecture à sa fille aurait
+réellement perdu le sens, au moins le sens des mots. On savait bien que
+M. Richepin était un oseur... Oh! oui, la preuve en était faite, en vers
+ainsi qu'en prose. Mais on pouvait croire qu'une fois la queue de son
+chien coupée, il oserait enfin une chose: avoir du talent ou du génie,
+sans pistolet ni pétard, sans vouloir épater le bourgeois.
+
+Il paraît que non; la queue de son chien repousse et, chaque fois,
+l'auteur de la _Chanson des Gueux_ s'abandonne au plaisir de la couper.
+
+_David d'Angers et ses relations littéraires._ Correspondance du maître
+avec Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, de Vigny, Lamennais, Balzac,
+Charlet, Louis et Victor Pavie, lady Morgan, Cooper, Humboldt, etc.
+publiée par Henry Jouin. 1 vol. in-8° avec un portrait inédit de David
+d'Angers (Plon, Nourrit et Cie).--Nous ne dirons pas que ce volume vient
+compléter l'ouvrage publié, il y a douze ans, par M. Henry Jouin: _David
+d'Angers, sa vie, son oeuvre, ses écrits et ses contemporains_. Cette
+biographie, éloquente et savante, n'avait pas besoin d'être complétée.
+David et les hommes de son temps ont écrit ce livre, dit M. H. Jouin,
+qui s'en déclare, il est vrai, responsable, mais comme éditeur
+seulement, sorte de «mémoires des autres», à l'entendre; mais ces autres
+ont les noms les plus illustres de la première partie du siècle. Au
+milieu de noms plus célèbres se détache en première ligne celui d'un ami
+du maître, Victor Pavie. Les proches de Pavie possédaient les lettres de
+David; le fils du statuaire, M. Robert David d'Angers, conservait les
+réponses de Pavie; qu'on ajoute à ces documents, qui font ressortir avec
+relief la figure du maître, les autographes des contemporains «saluant
+de tous les points du monde un artisan de leur gloire», et l'on aura
+l'idée de la richesse et de l'intérêt d'une telle publication. M. Henry
+Jouin a fait précéder le volume d'une introduction fort intéressante et
+suivre la plupart des lettres d'une note qui fait connaître les
+circonstances auxquelles elles se rapportent.
+
+_Mémoires de la duchesse de Brancas,_ publiés avec préface, notes et
+tables, par Eugène Asse.--Paris, Jouaust, 1890. In-18 elzévirien de
+XLVII-233 pages. 3 fr. 50 c. La librairie des bibliophiles enrichit son
+élégante petite «Bibliothèque des Mémoires» d'un volume tout à fait
+curieux. C'est encore M. Eugène Asse, dont ont connaît la vaste
+érudition historique et littéraire, qui, après nous avoir tout récemment
+donné les _Mémoires de Mme de Lafayette_, publie aujourd'hui les
+souvenirs de Mme de Brancas, sur Louis XV et Mme de Châteauroux. La
+préface de l'habile éditeur est, par elle-même, un des chapitres les
+plus piquants qui aient été écrits sur la «moralité» d'une certaine
+partie de la cour, sous le règne du prince qui se piquait le moins de
+vertu. Aux trop courts Mémoires de la duchesse de Brancas, M. Eugène
+Asse a joint la correspondance (46 lettres de Châteauroux), ainsi qu'un
+extrait bien choisi du fameux pamphlet, _Mémoires de la cour de Perse_,
+le tout formant un ensemble très curieux, sinon fort édifiant.
+
+F. D.
+
+_La Liberté de conscience,_ par Léon Marillier. 1 in-12. 3 fr. 50
+(Armand Colin.)--Savait-on qu'un prix de quinze mille francs avait été
+destiné par un donateur anonyme à récompenser «le meilleur ouvrage ayant
+pour objet de faire sentir et reconnaître la nécessité d'établir de plus
+en plus la liberté de conscience dans les institutions et les moeurs?
+Savait-on qu'un concours avait été établi, un jury institué, avec M.
+Jules Simon pour président? Si tout le monde ne l'a pas su, tout le
+monde ne l'a pas ignoré, car 324 manuscrits ont répondu à l'appel du
+donateur. Le rapporteur, M. L. Marillier, agrégé de philosophie, maître
+de conférences à l'École des Hautes Etudes, pour porter un jugement sur
+cet ensemble, n'a pas écrit moins d'un volume qui est un traité, très
+complet--et très profitable--de la question.
+
+_La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889_,
+par Roger Marx, inspecteur des musées au ministère de l'instruction
+publique.--Paris, Quantin, 1890. Grand in-8° de 60 pages, avec 30
+gravures. Tirage à petit nombre sur papier de luxe.--Cette belle
+publication, dont le titre indique suffisamment l'objet, renferme la
+remarquable conférence faite, le 17 juin dernier, par M. Roger Marx, au
+Congrès de la Société centrale des architectes français. L'auteur, dont
+on n'a point oublié les intéressantes études sur diverses questions
+d'art (l'_Art lorrain, l'Estampe, la Gravure_, etc.), a traité son
+sujet, il n'est pas besoin de le dire, avec autant de charme que de
+compétence et a trouvé le moyen de condenser en un petit nombre de pages
+une multitude de renseignements instructifs et de justes aperçus.
+
+_Les Pièces de Molière_ (librairie des Bibliophiles.)--La neuvième vient
+de paraître: c'est l'_Impromptu de Versailles_. Notice et notes de M.
+Auguste Vitu, dessins de Leloir, gravés par Champollion.
+
+Dans la collection des _Petits chefs-d'oeuvre_ (librairie des
+Bibliophiles), les _Anecdotes sur Richelieu_, de Rulhière, avec une
+préface par M. Eugène Asse, vif et piquant opuscule, qui est à la fois
+le bulletin des victoires amoureuses du petit-neveu du cardinal et le
+martyrologe de la vertu de ses contemporaines.
+
+
+
+NOS GRAVURES
+
+CÉLINE MONTALAND
+
+Si jamais la dénomination «d'enfant de la balle» convint à quelqu'un, ce
+fut certes à Céline Montaland. Née d'un père qui appartenait au théâtre,
+filleule, comme Mme Céline Chaumont, de Mme Céline Caillot, qui fit les
+beaux jours du Vaudeville lorsqu'il était situé place de la Bourse nos
+pères appelaient ce temps l'époque des trois Célines. Céline Montaland
+monta sur les planches à l'âge de six ans, le 13 décembre 1849. Et sous
+quels auspices!... elle créait dans _Gabrielle_, d'Émile Augier, le rôle
+de la petite fille que l'excellent comédien Régnier, alors sous le coup
+de la perte de son enfant, serrait dans ses bras...
+
+Céline Montaland montra, dans ce rôle, tant de gentillesse, de naturel,
+d'esprit, que des auteurs, confiants dans son talent si précoce,
+écrivirent des rôles pour elle. Labiche lui donna à jouer _Une fille,
+bien gardée_ et _Mam'zelle fait ses dents..._ Et, dans toutes ces
+créations, on l'admirait, disait Jules Janin, «non pas comme un baby
+précoce, mais comme on admirerait une très grande actrice jouant le rôle
+d'un baby.»
+
+On promena l'enfant prodige en France, en Algérie, en Italie, dans le
+monde entier. Le général Bosquet la nommait «l'enfant Bonheur». Victor
+Emmanuel donnait des revues en son honneur, et je ne sais plus quel
+empereur obligeait ses troupes à faire un détour pour que Céline les vit
+passer de sa fenêtre. Ces triomphes précoces ne l'empêchèrent pas de
+travailler.
+
+Elle s'essaya dans les genres les plus divers: à la Porte-Saint-Martin
+dans la féerie, au Gymnase dans la comédie, aux matinées Ballande dans
+le classique, aux théâtres des Nouveautés et Taitbout dans l'opérette.
+Cependant les années marchaient: revenue au genre sérieux, elle
+interpréta à l'Odéon la mère dans _Jack_, de M. Alphonse Daudet. Puis,
+après quelques mois passés en Russie, elle fut appelée par M. Émile
+Perrin à la Comédie-Française. Elle débuta le 13 décembre 1881 et
+réussit complètement dans _Bataille de Dames_ de MM. Scribe et Legouvé.
+Depuis nous l'avons applaudie dans la plupart des pièces nouvelles que
+représenta le Théâtre-Français, en dernier lieu dans _Margot_ de M.
+Meilhac.
+
+En disant adieu à sa sociétaire disparue, M. Jules Claretie a dit
+d'elle: «Elle était, et elle s'en vantait en souriant, la doyenne de la
+maison (puisqu'elle y avait paru pour la première fois en 1849), cette
+charmante et vaillante femme, d'une bonté si rare, sans affectation et
+sans phrases, toujours prête au labeur, exacte, consciencieuse, dévouée
+aux intérêts de la Comédie... Elle emporte un peu de la verve, de la
+gaieté saine, de la grâce souriante de la maison.»
+
+Adolphe Aderer.
+
+
+LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG
+
+Les obsèques du duc de Leuchtenberg ont été célébrées en grande pompe;
+les honneurs dus aux membres des familles impériales lui ont été rendus
+par deux compagnies du 4e régiment de ligne, deux batteries à cheval du
+31e d'artillerie et trois escadrons de cavalerie; ces troupes étaient
+commandées par le général de division Ladvocat et le général de brigade
+Moulin. M. Carnot, président de la République, s'était fait représenter
+à ses obsèques par les officiers de sa maison militaire; tous les
+ministres présents à Paris, un grand nombre de députés, de sénateurs, et
+le corps diplomatique y assistaient.
+
+Notre gravure représente le service funèbre célébré à l'église russe de
+la rue Daru, trop petite pour contenir tous ceux qui avaient suivi le
+convoi. Au pied du cercueil, recouvert d'un drap d'or, insigne funéraire
+de la famille impériale, placé simplement sur le parquet de l'église,
+entouré d'arbustes verts et de camélias blancs, l'archiprêtre Wassilief
+lit les saints évangiles dans la bible que le père Arsène tient ouverte
+devant lui; à la tête, et de chaque côté, deux officiers de l'armée
+russe, en grande tenue, immobiles, à droite le lieutenant Schipof, à
+gauche le lieutenant prince Orlof, portent sur des coussins de velours
+grenat les nombreuses décorations du défunt. Au premier rang, à gauche,
+sont placés le général Bruyère et le colonel Litchenstein, représentant
+le président de la République; un peu plus loin, et sur le même rang, la
+duchesse d'Oldenbourg, portant en sautoir le grand cordon de
+Sainte-Catherine. Au premier rang, à droite, et tournant le dos, se
+trouve le duc Eugène de Leuchtenberg, revêtu du costume de général
+russe, frère du défunt. Suivant les usages de l'église orthodoxe, tous
+les assistants portent dans la main droite un petit cierge qu'ils
+tiennent pendant la plus grande partie de la cérémonie.
+
+
+M. FOUCHER DE CAREIL
+
+Le comte Foucher de Careil qui vient de mourir sénateur républicain de
+Seine-et-Marne était fils du général comte Foucher de Careil, dont le
+nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Il appartenait donc,
+par son origine, à un monde qui considère généralement comme une sorte
+de forfaiture l'acceptation du régime que la France s'est donné. M.
+Foucher de Careil avait fait plus et mieux que de se rallier à la
+République: il avait collaboré à sa fondation. Déjà, dans les dernières
+années de l'Empire, il avait manifesté ses tendances libérales, par une
+candidature au conseil général du Calvados, et dans diverses conférences
+à Paris. Après le 4 septembre, il se solidarisa avec ceux qui essayaient
+d'établir un gouvernement régulier au milieu des ruines de la patrie; il
+servit M. Thiers et accepta une préfecture. Il était préfet de
+Seine-et-Marne quand le 24 mai 1873 l'obligea à quitter
+l'administration. Enfin, la constitution républicaine ayant été votée en
+1875, M. Foucher de Careil fut envoyé au Sénat par le département de
+Seine-et-Marne dès les premières élections pour la Chambre-Haute, en
+janvier 1876.
+
+Il a été réélu en 1882; il a été réélu récemment encore, on peut dire
+sans contestation. Dans l'intervalle, M. le comte Foucher de Careil
+avait représenté (de 1881 à 1883) la France à Vienne en qualité
+d'ambassadeur. Son nom, sa grande fortune, son savoir varié, sa
+compétence très répandue, son urbanité, avaient mis notre envoyé en très
+bonne posture à la cour si aristocratique et si exigeante
+d'Autriche-Hongrie.
+
+
+M. EUGÈNE DELAPLANCHE
+
+Dans notre numéro du 27 décembre dernier, nous donnions une des
+dernières et non des moins belles oeuvres du grand artiste qui vient de
+mourir, le monument du cardinal Donnet élevé dans la basilique de
+Saint-André de Bordeaux. M. Eugène Delaplanche était gravement malade
+déjà à ce moment, et il ne lui a pas été donné d'assister à
+l'inauguration de ce magnifique monument. Peu de jours après, le 10
+janvier, il mourait, et sa mort sera à jamais regrettée, car la France
+perd en lui un des hommes qui lui faisaient le plus d'honneur, un
+artiste qui à certaines heures de sa vie a été réellement inspiré.
+
+Eugène Delaplanche était né en 1836. Sa carrière a été particulièrement
+laborieuse et rapide. Elève de Durer et de l'École des Beaux-Arts, il
+remporta, en 1858, le deuxième prix de Rome avec _Achille saisissant ses
+armes_, et, en 1861, le premier avec _Ulysse bandant l'arc que les
+prétendants n'ont pu ployer_. Il donna bientôt au Salon une série
+d'oeuvres qui toutes furent récompensées, nous citerons entr'autres:
+L'_Enfant monté sur une tortue_, et _Ève après le péché_, qui figure
+aujourd'hui au musée du Luxembourg. Il travailla dès lors avec une
+infatigable ardeur. _La Musique, la Vierge au lys, le Message d'amour,
+Sainte-Agnès, l'Éducation maternelle_, mirent le sceau à sa réputation.
+
+M. Eugène Delaplanche était officier de la Légion d'honneur.
+
+
+LES GLACES DANS LA MER DU NORD
+
+Un des plus pittoresques spectacles que l'on puisse imaginer est celui
+qu'offre en ce moment la mer du Nord et cela sur une très vaste étendue:
+à Ostende, notamment.
+
+Devant la digue, à l'entrée du port, les glaçons se sont accumulés,
+depuis les froids de ces derniers temps, sur une surface énorme, sans se
+souder cependant.
+
+Avant d'être venus échouer dans ces parages, ils ont été roulés par les
+cours d'eau qui aboutissent à la mer et dont la glace a été brisée.
+Presque tous sont couverts de neige, malgré le mouvement continuel dont
+ils sont agités. L'eau sous cette couche de glaçons a une couleur
+indéfinissable, mais qui parait sale par un effet de contraste avec la
+blancheur éblouissante de la neige. A deux ou trois cents mètres de la
+côte, le champ de glaçons s'arrête brusquement et la mer apparaît libre.
+
+Mais ce qu'il y a de plus curieux encore et de plus saisissant, c'est la
+vue du vapeur anglais Asthon, qui se trouve pris dans ces glaçons tandis
+qu'à quelques mètres de lui, sur la mer libre, les chaloupes de pêche
+naviguent toutes voiles dehors.
+
+
+1,500 FRANCS DE RENTE
+
+A l'Hôtel-de-Ville. C'est un des gros guichets de souscription; ceux-là
+seuls qui peuvent acheter 1.500 francs de rentes, et au-dessus,
+passeront par ce guichet; une pancarte suspendue tout près de là ne
+laisse aucun doute à ce sujet.
+
+Or, 1,500 francs de rentes représentent un capital de 16,225 francs,
+exigeant un versement immédiat de 7,500 francs, à raison de 15 francs
+pour 3 francs de rentes. En outre, à la répartition, qui devait se faire
+et qui a eu lieu en effet sauf liquidation ultérieure, quarante-huit
+heures après, nouvelle somme de 7,500 francs à verser. En tout, 15,000
+francs.
+
+Les personnages loqueteux qui figurent dans notre dessin n' ont vraiment
+pas l'air de capitalistes capables de débourser 15,000 francs en si peu
+de temps. Pourtant, ils sont là, au meilleur rang. Arrivés longtemps
+avant la première lueur de l'aube, ils attendent. Qu'attendent-ils?
+L'ouverture du bienheureux guichet? Non pas! Ils n'ont pas des 750 louis
+à offrir comme cela au gouvernement. Ils attendent tout simplement
+l'arrivée d'un vrai souscripteur, d'un souscripteur pour de bon, à qui
+ils vendront leur place. Car ces hommes sont des marchands de places.
+
+Assez lucratif, ce métier: il le serait davantage s'il n'y avait pas
+tant de morte-saison. Une place se vend 3 francs, 5 francs, voire 10
+francs: cela dépend de l'importance de la souscription, du plus ou moins
+de popularité de la valeur émise, de la température aussi.
+
+Il y a deux ans, lors de l'émission des Bons de l'Exposition, les
+marchands de places,--des camelots, habituellement.--gagnèrent beaucoup
+d'argent. Un groupe de ces industriels s'était constitué en syndicat, à
+la porte du Crédit Foncier. Ils opéraient de la manière que voici: Au
+nombre d'une douzaine, ils stationnaient en tête de la queue. Deux ou
+trois rabatteurs amenaient le client, le _pante_, le _singe_: l'un et
+l'autre se disent. Ledit client payait, et le groupe l'admettait dans
+son sein, sans pour cela céder un pouce de terrain. Deux, trois, dix
+clients, quinze clients; et le groupe de marchands de places était
+toujours là, jouant des coudes, se moquant des réclamations, encaissant
+force écus de cent sous. On juge de la colère du vrai public; de cela,
+les marchands de places se souciaient aussi peu que possible. Il fallut,
+pour les faire déguerpir, l'intervention d'un brigadier de sergents de
+ville et de plusieurs agents. Mais ils partirent sans regrets; ils
+avaient «fait passer» de 100 à 150 personnes, et se partagèrent, par
+conséquent, de 500 à 750 fr.: une honnête journée, comme on voit.
+
+Un conseil: Si jamais il vous arrive d'acheter une place à une queue de
+souscription, ne la payez que lorsque votre vendeur sera hors des rangs.
+Sous aucun prétexte, ne vous laissez introduire dans un groupe. Votre
+désir de souscrire suppose un portefeuille bien garni. Les camelots,
+j'en suis bien convaincu, sont tous, du premier au dernier, des gens
+d'une délicatesse infinie et d'une rigide probité. Mais enfin, il ne
+faut pas tenter le diable.
+
+C. F.
+
+
+L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU
+
+L'Exposition française qui doit s'ouvrir à Moscou le 1/13 mai 1891 aura
+lieu dans un palais que le gouvernement russe a gracieusement concédé
+aux organisateurs.
+
+Construit pour l'exposition nationale russe qui eut lieu à Moscou en
+1872, il est la propriété personnelle du czar et fait partie du domaine
+de la couronne.
+
+La restauration de ce palais, confiée par les constructeurs, MM. Pombla,
+à notre compatriote, M. Oscar Didio, ingénieur à Moscou, a été exécutée
+avec la plus grande rapidité.
+
+Avec notre dessin sous les yeux, le lecteur se rendra compte aisément de
+l'importance des travaux exécutés, car, indépendamment du palais
+principal, une foule de pavillons et de constructions diverses ont été
+comme semés dans le beau jardin qui l'entoure. Nous mentionnerons
+surtout la grande halle vitrée des machines qui s'étend en bordure sur
+la droite de notre gravure: puis, en contournant le palais, nous
+trouvons successivement des restaurants, des montagnes russes, le
+théâtre, et tout à fait sur la gauche, le ballon captif, le réservoir
+d'eau, et, plus bas, le pavillon impérial affecté aux réceptions de la
+cour et aux fêtes qui seront organisées pendant la durée de
+l'Exposition.
+
+On compte sur un grand succès à Moscou, mais tout n'est pas prêt encore,
+et l'échéance du 1er mai est proche. Un sérieux coup de collier est
+nécessaire.
+
+E. F.
+
+
+LES ALLIGATORS
+
+La famille des crocodiliens se subdivise, on le sait, en plusieurs
+sous-genres: le crocodile, qui habite l'Égypte; le gavial, que l'on
+trouve dans l'Inde; le caïman et l'alligator, qui se rencontrent en
+Amérique; ce dernier plus particulièrement dans la Floride. Il s'y
+multiplie au point de devenir, de la part des gens de couleur de ce
+pays, l'objet d'un commerce curieux.
+
+Montrons d'abord l'_Eden_ de l'alligator. Une rive basse et marécageuse
+borde le fleuve à perte de vue; c'est là que sous le chaud soleil, dans
+l'alluvion vaseux, l'animal dépose ses oeufs et qu'il dort immobile
+pendant des journées entières.
+
+Mais un bruit vient tout à coup troubler sa quiétude; il relève la tête
+et aperçoit son ennemi naturel occupé à fouiller le sable pour chercher
+ses oeufs. Une douce satisfaction se reflète sur la figure de l'homme,
+car la récolte s'annonce bien.
+
+Déjà le chercheur d'oeufs est parti avec son panier plein. L'alligator
+va pouvoir continuer à dormir en paix. Hélas non! car encore une fois le
+sable a crié sous des pas. Ils sont deux à présent, un vieux solide
+accompagné d'un plus jeune. Fuyons!...
+
+Trop tard, le chemin du fleuve est coupé, les chasseurs d'alligators
+connaissent leur métier et vont manoeuvrer habilement. Cerné de deux
+côtés, le malheureux animal est saisi par quatre bras robustes, vivement
+retourné sur le dos, le ventre en l'air, et, tandis que le vieux, assis
+sur lui, maintient vigoureusement la tête, son compagnon attache les
+deux mâchoires au moyen d'une liane.
+
+Une dernière ressource lui restera, c'est de verser toutes les larmes
+que lui prête la fable pour essayer d'attendrir son bourreau. Peine
+inutile, la captivité dans une ménagerie foraine ou la mort l'attendent.
+
+Sa progéniture du moins aura-t-elle un meilleur sort? Pas davantage, car
+c'est encore dans un but de commerce que l'homme prendra soin de ses
+oeufs et les fera éclore.
+
+Les petits qui en sortiront seront mis dans un seau transformé en
+aquarium et tous les matins portés à travers les rues jusqu'à ce que
+quelque petit garçon séduit par leur gentillesse achète l'un d'eux: il
+deviendra alors, peut-être, le singulier favori que nous vous voyons sur
+notre dessin.
+
+Le petit garçon est nonchalamment assis devant le seuil de la maison,
+une jambe étendue, l'autre ramenée vers lui, tandis que son alligator
+familier est couché dans une pose d'abandon, frottant câlinement son
+gros et rude museau sur le genou de l'enfant. Singulier favori, en
+vérité, qui pourrait bien se transformer un beau jour en bête féroce.
+Heureusement, l'empailleur est là: pardon, le taxidermiste. La pipe à la
+bouche, ses lunettes de pseudo-savant sur le nez, celui-là aussi gagnera
+sa vie avec l'alligator. Il va leur rendre la vie, presque le mouvement,
+en les montant, dans les attitudes les plus diverses, sur des
+planchettes de bois, à la grande joie des amateurs et des enfants.
+
+
+
+[Illustration.]
+
+CHARME DANGEREUX
+
+PAR
+
+ANDRE THEURIET
+
+Illustrations d'ÉMILE BAYARD
+
+Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.
+
+La physionomie du petit port n'avait pas changé. Dans l'ombre de
+l'unique rue en pente, les femmes tricotaient, quiètement assises sur le
+seuil; les barques se balançaient comme autrefois le long de la jetée
+rocheuse; comme le mois passé, les bois d'oliviers baignés de soleil
+faisaient silence entre le port endormi et les vagues qui se brisaient
+contre le cap Saint-Hospice.
+
+Mania s'arrêta en face du porche de l'hôtel Victoria:
+
+--Tenez, reprit-elle, voici notre affaire... L'auberge est déserte et
+nous serons là comme chez nous.
+
+Elle le précéda dans le raide escalier qui conduisait au premier étage
+et Jacques la suivit avec un serrement de coeur. L'hôtesse délurée et
+rieuse les accueillit dans la salle solitaire. Jacques tremblait qu'elle
+ne le reconnût, mais elle voyait passer tant de gens que leurs figures
+se brouillaient dans sa mémoire indifférente et elle ne parut pas se
+souvenir de lui.
+
+--Bonjour, ma bonne femme, dit Mania, nous voudrions nous reposer un
+moment chez vous et y goûter tranquillement... A cette heure-ci vous ne
+devez pas avoir beaucoup de visiteurs?
+
+--Malheureusement non, reprit l'hôtesse, nous n'avons guère de clients
+qu'à l'heure du déjeuner, et encore, aujourd'hui, il n'est, venu
+personne... C'est vous qui m'étrennerez, monsieur et madame!
+
+--Tâchez que nous ne soyons pas dérangés, reprit Jacques, et
+apportez-nous de quoi nous rafraîchir... Que pouvez-vous nous donner?
+
+«Peu de chose, murmurait la bonne femme en s'excusant; les gens qui
+étaient venus la veille avaient tout dévoré.»--Elle apporta des
+biscuits, des mandarines et une bouteille d'Asti.
+
+Jacques était honteux de ce maigre régal. Dans sa vanité de snob et
+d'amoureux, il aurait voulu offrir à cette grande dame autre chose que
+le vin et les fruits dont se contentaient les vulgaires clients de
+l'auberge, et il s'excusait plus encore que l'hôtesse. Mania, au
+contraire, était ravie; cela la changeait de l'ennui cérémonieux des
+_five o'clock_ et donnait plus de saveur à son escapade; les mandarines
+décorées de leurs feuilles vertes et servies sur une nappe de grosse
+toile, le vin mousseux versé dans d'épais verres à côtes, sous les
+solives enfumées d'un cabaret, amusaient son caprice.
+
+--De quoi vous plaignez-vous? s'écria-t-elle, ce sera charmant, cette
+dînette à l'auberge!
+
+Quand l'hôtelière se fut retirée et qu'ils se trouvèrent seuls, Mme
+Liebling enleva son chapeau, se déganta, ouvrit la fenêtre toute grande,
+puis trempa ses lèvres dans son verre.
+
+--Venez un peu ici, continua-t-elle en s'asseyant contre la barre
+d'appui de la croisée, et avouez qu'on y est bien mieux que sous la
+véranda du restaurant de la Réserve!...
+
+Jacques se gardait de la contredire. L'épaule effleurée par l'épaule de
+Mania, le visage tout près de celui de la jeune femme, il respirait
+l'odeur d'oeillet blanc qui parfumait ses vêtements, il s'en grisait et
+ne détachait plus ses yeux de ceux de sa voisine. Il avait chassé de son
+coeur les anciens souvenirs et les récents remords; il se disait que le
+monde entier pouvait s'évanouir, pourvu qu'il restât avec Mania à cette
+petite fenêtre, et que cette intimité délicieuse se prolongeât pendant
+des heures. Il n'osait plus bouger ni parler, de peur que le moindre
+mouvement, le plus faible murmure n'accélérât la fuite du temps qui lui
+était parcimonieusement mesuré.
+
+--Oh! murmurait Mme Liebling, ces belles montagnes lilas, le vert
+profond de cette eau calme, ce port étroit avec ses rochers rouges et
+ses bois d'oliviers, quel endroit adorable! Si vous voulez me faire
+plaisir, vous me peindrez un jour ce petit coin avec la couleur qu'il a
+en ce moment, avec cette ombre violette qui s'avance sur la mer, et
+cette lumière rose qui se recule à mesure, comme pour nous rappeler le
+peu de durée de nos meilleures joies... oui, promettez-moi de me donner
+ce tableau... Je le regarderai avec un doux serrement de coeur plus
+tard... quand vous ne m'aimerez plus.
+
+--Comment pouvez-vous parler de la sorte? s'exclama Jacques avec
+vivacité, je ne cesserai de vous aimer que lorsque je serai dans la
+terre.
+
+--Oui, répliqua-t-elle en hochant la tête, ces choses-là se disent et
+même on les croit au moment où on les dit, mais la réalité est là avec
+sa prose... On n'est pas plus libre d'aimer que de désaimer.
+
+--Vous vous trompez, protesta-t-il, je vous chérirai toute ma vie... Je
+vous le jure!
+
+Elle haussa les épaules et un sourire désabusé lui courut sur les
+lèvres:
+
+--Ne jurez pas, de peur d'être obligé de vous parjurer comme saint
+Pierre!... Nous ne nous appartenons pas plus que les heures ne nous
+appartiennent, et vous ne faites pas exception à la loi commune.
+
+Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence en lui effleurant le
+bras de sa main fluette et allongée.
+
+--Non, vous ne vous appartenez pas!... À chaque instant il y a un tiers
+entre vous et moi... Je m'en suis bien aperçue tout à l'heure encore,
+quand, au beau milieu de la promenade, vous êtes devenu tout à coup
+taciturne. Si vous êtes franc, avouez qu'à ce moment-là vous pensiez à
+une autre...
+
+Il détourna la tête avec embarras, puis, dépité de se voir ainsi percé à
+jour, il murmura entre ses dents serrées:
+
+--Vous savez pourtant bien que je suis devenu votre esclave!... Comment
+osez-vous suspecter un amour qui éclate dans le moindre de mes actes?...
+Ce serait plutôt moi qui aurais le droit de douter, moi à qui vous
+n'avez jamais dit franchement que vous m'aimiez!
+
+--Pourquoi alors suis-je ici, je vous prie? demanda-t-elle avec un
+hautain pli des lèvres; pourquoi me suis-je fourvoyée avec vous dans ce
+cabaret de village?
+
+Elle s'était éloignée de lui et, debout au milieu de la salle, elle le
+regardait ironiquement.
+
+--Pourquoi? repartit-il, irrité à son tour et répondant à cette attitude
+dédaigneuse par un éclat de rudesse paysanne, pourquoi?... Peut-être
+pour vous amuser, ou satisfaire votre curiosité, en constatant avec quel
+aveuglement un naïf peut se laisser prendre aux caprices d'une
+coquette?...
+
+Elle ressentit vivement la brutalité de ce coup de boutoir immérité, car
+elle était sincère à ce moment,--et des larmes lui montèrent aux yeux.
+
+--Vous avez une singulière opinion de moi! murmura-t-elle.
+
+Dès qu'il vit les paupières de Mania se mouiller, Jacques fut désarmé et
+son irritation tomba. Il alla vers elle, lui prit les mains, y appuya
+son front et balbutia humblement:
+
+--Pardon! je suis un rustre et un sot!
+
+--Non, dit-elle, tandis qu'un sourire rassérénait ses yeux humides, mais
+vous êtes pire, vous êtes méchant.
+
+--Hélas! ce qui me rend mauvais, c'est justement parce que je vous aime
+trop... Vous me possédez à un degré que je ne saurais dire, et si vous
+me voyez parfois préoccupé, ce n'est point parce que j'en regrette une
+autre, c'est parce que je souffre de ne pas vous avoir tout à moi.
+
+Elle le dévisagea un instant sans parler, puis elle s'approcha de la
+table, vida son verre de vin d'Asti, et, attendrie par cette entière
+soumission, elle lui tendit tes mains.
+
+--Allons, reprit-elle, la paix est faite, vous m'appartenez, j'en prends
+acte, et d'abord je ne veux plus que vous doutiez de moi. Regardez mes
+yeux, ils n'ont jamais menti... Qu'y voyez-vous?
+
+--Ils me grisent comme toujours, mais...
+
+--Aveugle! n'y voyez-vous point que je vous aime? chuchota-t-elle de sa
+voix de sirène, en rapprochant son visage de celui de Jacques.
+
+--Mania!..
+
+Il la saisit dans ses bras et baisa ses yeux verts comme pour les
+empêcher de l'éblouir davantage, puis ses lèvres descendirent jusqu'à la
+bouche souriante de la jeune femme et s'y posèrent. Il était pris de
+vertige; il serrait convulsivement, sauvagement, contre sa poitrine ce
+corps souple qui s'abandonnait. Il couvrait de baisers fous les cheveux
+blonds, le cou blanc, la nuque frissonnante. Étourdi, il fermait les
+yeux et croyait savourer dans ses caresses toute la voluptueuse poésie
+du midi. Il y buvait la lumière, il y respirait les parfums de la terre
+de Provence, cette palpitante créature lui semblait incarner tout ce
+qu'il avait désiré, adorés depuis son arrivée à Nice.
+
+--Encore!... encore! soupirait-il d'une voix étouffée, et il la baisait
+de nouveau.
+
+Mania restait muette; elle se laissait caresser, seulement parfois ses
+lèvres fermées frémissaient en s'appuyant contre celles de Jacques, et
+c'était alors un délice qui le paralysait tout entier.--Au dehors, à
+travers son extase, il entendait comme en un rêve, très loin, des voix
+d'enfants sur la jetée ou un clapotement de rames dans le port...
+
+Pendant ce temps, sur la route poudreuse de la Corniche, parmi les
+massifs de caroubiers tordant leur branches noueuses, le long des
+jardins tout roses de pêchers en fleurs, un landau découvert emportait
+Thérèse, la petite mère, Lechantre et Christine.
+
+Après le départ de Jacques, Francis avait demandé aux trois femmes où
+elles désiraient se promener, et les voyant indécises:
+
+--Je suis sûr, s'était-il écrié, que Mme Moret et Christine ne
+connaissent pas le cap Ferrât... S'il n'y a point d'opposition, je
+propose d'en faire le tour et de descendre jusqu'à Saint-Jean...
+
+Il n'y eut pas d'opposition; la maman Moret s'en rapportait à M.
+Lechantre, Christine était indifférente; quant à Thérèse, le choix de
+cette promenade la touchait tout particulièrement. Saint-Jean réveillait
+en elle le souvenir de sa dernière excursion avec Jacques, et un
+mélancolique désir la prenait de revoir ces chemins où elle avait laissé
+des lambeaux de son bonheur.
+
+Le landau avait gravi la route de Montboron, puis dépassé Villefranche.
+La petite mère, joyeuse comme un enfant, n'en finissait pas de
+s'émerveiller à la vue des buissons de roses et des arbres fruitiers
+déjà en boutons.
+
+--Sont-ils heureux, les gens de ce pays-ci! s'exclamait-elle, leurs
+pêchers sont déjà fleuris, tandis que les nôtres grelottent encore...
+Quand je conterai ça à Rochetaillée, personne ne voudra me croire.
+
+--Oui, madame Moret, ajoutait gaiement Lechantre, c'est un climat
+exceptionnel... Après avoir mis Adam à la porte, le Père Eternel s'est
+attendri un brin, et il a transporté ici un petit morceau du Paradis
+terrestre, afin que nous puissions juger de toutes les bonnes choses que
+nous avons perdues par la faute de notre mère Ève.
+
+--Vous me direz ce que vous voudrez, reprenait dédaigneusement
+Christine, toute cette précocité n'est pas naturelle, et les gens d'ici
+sont trop vains de la beauté de leur pays; aussi Dieu leur envoie-t-il
+des tremblements de terre pour leur rappeler que ce bas-monde n'est pas
+un lieu de délices.
+
+--Amen! répliquait Francis; vous avez tout de même, Christine, une drôle
+de façon de concevoir les bontés de la Providence...
+
+Thérèse souriait distraitement, sans se mêler à la conversation. Les
+yeux grand ouverts, elle contemplait les montagnes baignées de lumière;
+la mer bleue, glacée d'argent comme une immense étoffe de satin; les
+découpures de la côte où la brise, d'un seul souffle, blanchissait les
+feuilles retroussées des oliviers, et elle se rappelait les plus minimes
+détails de la journée passée à Saint-Jean avec Jacques.--En ce temps-là,
+il ne mentait pas encore, il se trouvait heureux près d'elle, et il le
+lui répétait tendrement sous les citronniers du verger, où fleurissaient
+des champs de juliennes. Trois semaines s'étaient écoulées à peine...
+Par quelle fatalité son coeur avait-il si promptement changé? Les
+géraniums de la haie fleuronnaient encore, les juliennes blanches,
+là-bas, répandaient toujours leur parfum de girofle, et, moins durables
+que de brèves fleurs, l'amour de Jacques n'était déjà plus qu'un
+souvenir, une illusion flottant dans le passé comme l'ombre d'une aile
+d'oiseau sur la mer... Et, tandis qu'elle revisitait seule les sentiers
+où ils avaient cheminé côte à côte, tandis qu'elle respirait seule le
+parfum amer des joies irretrouvables d'autrefois, où était-il, lui,
+l'ami de son enfance, l'homme auquel elle avait si ingénument enchaîné
+sa vie, et qui lui avait promis de l'aimer dans les bons comme dans les
+mauvais jours?... Ah! elle n'avait même plus la faculté de s'abuser,
+elle ne savait que trop à quelle occupation il employait les heures
+qu'il lui dérobait. Un affreux pressentiment lui disait qu'à ce même
+instant Jacques était sans doute absorbé par sa passion pour Mme
+Liebling. Peut-être était-il près d'elle!...
+
+Peut-être lui répétait-il les mêmes phrases tendres, les mêmes serments
+de fidélité dont les vergers de Saint-Jacques gardaient encore le
+vibrant souvenir?... Car l'amour n'a pas deux langages, et, si les
+coeurs changent, les mots qui expriment la tendresse restent
+invariables!... A cette pensée, dans sa poitrine, un flot de jalousie
+roulait âcre et trouble comme la vague d'une marée montante; muette, les
+lèvres serrées, les yeux brûlants, elle regardait machinalement le
+chemin sablonneux où le landau marchait au pas, le long de la mer
+éblouissante.
+
+Quand on fut en vue de Saint-Jean, le cocher demanda s'il devait pousser
+jusqu'au village.
+
+--Oui, certainement! s'écria Thérèse, désireuse d'accomplir jusqu'au
+bout son douloureux pèlerinage.
+
+On arriva à l'entrée du hameau. Le cocher fit tourner son landau à
+l'endroit où les voitures s'arrêtent d'ordinaire et les promeneurs
+descendirent.
+
+Près du carrefour, dans un coin ombreux, une voiture de maître
+stationnait déjà, montrant ses coussins capitonnés de soie blanche, sa
+caisse élégante au vernis brillant, aux panneaux timbrés d'un tortil et
+de deux initiales enlacées. Devant les chevaux qui secouaient leurs
+harnais scintillants et leurs gourmettes décorées de roses, un cocher en
+livrée bleue fumait nonchalamment.
+
+--Je crois, mesdames, dit Lechantre, que nous ferons bien de pousser
+jusqu'au port... Il y a là une auberge où nous pourrons nous rafraîchir.
+
+Thérèse, restée en arrière, examinait attentivement le luxueux équipage
+aux portières armoriées, et s'approchait pour déchiffrer le monogramme
+peint sur le panneau brun.--Les deux majuscules entrelacées sous un
+tortil de baron figuraient un M et un L.--Une rougeur lui monta aux
+joues et un horrible soupçon lui martela le cerveau.
+
+--Venez-vous, Thérèse? dit Lechantre.
+
+Redevenue très pâle, les yeux d'un noir d'encre, les sourcils rejoints,
+elle suivit docilement le groupe qui descendait déjà la rue étroite.
+Quand on atteignit l'hôtel Victoria, Lechantre fit halte, entrebâilla la
+porte du rez-de-chaussée, et ne trouvant personne:
+
+--Attendez-moi, murmura-t-il, je vais voir la-haut si je puis y dénicher
+quelqu'un.
+
+Il grimpa le raide escalier du premier étage, ouvrit brusquement la
+porte de la salle, reconnut d'un clin d'oeil Jacques et Mania causant
+très près l'un de l'autre, et, refermant plus vite encore l'huis
+entrebâillé tandis que les deux amoureux se retournaient ébaubis, il
+dégringola précipitamment... Trop tard! Thérèse était sur ses talons et
+gravissait l'escalier à son tour.
+
+--Ne montez pas, chuchota-t-il, c'est plein de cocottes... Vous y seriez
+déplacée, vous et Christine!
+
+Mais elle ne l'écoutait pas; l'écartant de la main, elle continuait son
+ascension. Une fois sur le palier, elle poussa de nouveau la porte et,
+pâle comme un spectre, alla droit aux deux coupables qui s'étaient levés
+effarés.
+
+Mania, néanmoins, avait repris rapidement son sang-froid. Sa lèvre
+hautaine se crispa. Jugeant sans doute Thérèse d'après elle, et
+s'attendant à quelque violence, elle reculait instinctivement.
+
+--Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-elle.
+
+--Ne craignez rien, madame, répliqua sarcastiquement Thérèse; je n'ai
+nulle envie d'interrompre votre galante conversation... J'ai voulu
+simplement m'assurer d'une chose dont je me doutais... Maintenant je
+suis fixée. Il n'y a plus rien de commun entre votre amant et moi et
+vous pouvez le garder tant qu'il vous plaira.
+
+Sans même lever les yeux sur Jacques, elle tourna les talons,
+redescendit, et s'adressant à Francis qui était restait anxieux au
+milieu de l'escalier et qui avait peine à dissimuler ses craintes:
+
+--Vous aviez raison, M. Lechantre, dit-elle d'une voix très calme, nous
+serions là-haut en trop mauvaise compagnie... Reconduisez-nous à notre
+voiture!
+
+
+XIV
+
+Jacques et Mania étaient restés face à face, consternés par cette
+intrusion inattendue. Le peintre, absolument abasourdi et comprenant
+que, de toute façon, l'incident ne pouvait avoir que des suites
+désastreuses, n'osait plus regarder Mme Liebling. Pendant une longue
+minute tous deux demeurèrent muets. Ils entendirent la voix âpre de
+Thérèse monter jusqu'à eux, puis Lechantre engager les trois femmes à
+regagner la voiture.--Mania, pâle, les dents serrées, se sentait dans
+l'impossibilité d'articuler une parole. Le dépit et la honte la
+suffoquaient; elle se rendait compte du rôle humiliant qu'elle venait de
+jouer dans cette aventure et tout son orgueil se révoltait.--Si, comme
+cela était probable, Thérèse, obéissant à ses rancunes de femme
+outragée, ne reculait pas devant un scandale et si les détails de cet
+esclandre étaient publiés par elle ou par Lechantre, quelles risées et
+quels commentaires peu charitables dans la colonie étrangère de Nice!
+Mania se voyait déjà en proie aux railleries des gens de son monde et,
+qui sait? aux odieuses plaisanteries des petits journaux du crû...
+C'était bien la peine d'avoir résisté jusqu'alors aux entraînements du
+milieu corrompu dans lequel elle vivait, d'avoir tenu les adorateurs à
+distance et de s'être fait une réputation d'inattaquable respectabilité,
+pour que tout cet effort vint aboutir à un aussi piteux naufrage:--une
+intrigue avec un peintre marié à une petite bourgeoise, et
+l'intervention de la femme légitime surprenant les coupables dans une
+misérable auberge!... Y avait-il rien de plus ridicule?--A la pensée de
+cette histoire colportée dans le salon de la princesse Koloubine et
+arrivant aux oreilles du baron Liebling, Mania était secouée par un
+frisson de dégoût, et la colère donnait à ses yeux des lueurs
+fulgurantes.
+
+Jacques lisait sur sa figure contractée les cruelles appréhensions qui
+la torturaient. Il aurait voulu exprimer tout le chagrin qu'il
+ressentait, en se jetant aux pieds de Mme Liebling et en la suppliant de
+lui pardonner cette humiliation involontairement infligée; mais, en ce
+moment de désarroi, il lui était impossible de trouver des mots assez
+délicats pour traduire ses regrets et, craignant d'irriter encore la
+plaie en y appuyant maladroitement le doigt, il restait décontenancé et
+silencieux.
+
+Tout à coup, Mania prit son chapeau et se recoiffa rageusement. Elle
+cherchait vainement à renouer son voile; ses mains étaient agitées par
+un tel tremblement qu'elle ne pouvait y réussir. Elle arracha le morceau
+de tulle, le tordit dans ses doigts et le déchira, puis elle ramassa ses
+gants et se dirigea vers la porte.
+
+--Vous voulez partir? murmura péniblement Jacques en essayant de lui
+barrer le chemin.
+
+--Oui, dit-elle d'une voix altérée, je ne suppose pas que vous ayez
+l'intention de m'en empêcher? Laissez-moi passer... Je me trouverais mal
+si je restais une minute de plus ici... Oh! ajouta-t-elle en se
+regantant nerveusement, pourquoi y suis-je venue? Pourquoi me suis-je
+exposée à cette avanie?... Moi qui me glorifiais de ma réputation
+intacte, me voilà bien punie de mon orgueil!... Quand je pense que tout
+à l'heure j'ai été traitée comme la dernière des filles... Oh! non,
+non... jamais je n'ai souffert ce que je souffre!...
+
+Les sanglots l'étouffaient. Elle fut obligée de s'asseoir, et, les
+coudes sur la table, le front dans les mains, elle demeura un instant
+haletante. Sa poitrine se soulevait, sa gorge se gonflait; elle se
+laissait aller à de brusques mouvements de désespoir, et sa tête
+s'agitait convulsivement.
+
+--Mania! s'exclama Jacques, s'agenouillant près d'elle, ne partez pas
+dans cet état... Ne vous désolez pas... Me voici à vos pieds, à vos
+ordres pour réparer le mal que je vous cause...
+
+--Donnez-moi un verre d'eau!
+
+Il obéit et remplit un verre qu'elle but d'un trait. Peu à peu la crise
+nerveuse qui la secouait se termina par l'ordinaire détente: les larmes!
+Mania pleura, et Jacques essaya de la calmer en lui répétant qu'il
+l'aimait, en maudissant la fatalité qui faisait porter de si douloureux
+fruits à sa tendresse.
+
+--Je voudrais tant vous consoler! s'exclama-t-il, je donnerais le sang
+de mon coeur pour guérir votre peine... Parlez, que puis-je faire pour
+empêcher vos larmes de couler?
+
+--Rien, répondit-elle en secouant la tête, le mal est irréparable.
+Laissez-moi... Courez retrouver votre femme, raccommodez-vous avec elle,
+et redevenez ce que vous n'auriez jamais dû cesser d'être, un mari
+fidèle et docile...
+
+Elle avait prononcé ces mots avec conviction, sans la moindre
+arrière-pensée ironique; mais, pour surexciter la passion de Jacques,
+elle n'eût pu se servir d'un moyen plus efficace. Il n'en fallut pas
+davantage pour qu'il rejetât sur Thérèse tout l'odieux de cette scène et
+pour que l'idée de renoncer à Mme Liebling l'exaspérât:
+
+--Me croyez-vous, répliqua-t-il, assez lâche pour vous abandonner après
+vous avoir compromise?
+
+--Vous me compromettrez bien plus encore, si cette déplorable aventure
+aboutit à un scandale... Quittons-nous et ne nous revoyons jamais! je
+n'avais que trop raison quand je vous disais que vous ne vous
+apparteniez pas... Notre tort à tous deux est de l'avoir oublié un
+instant.
+
+--Je vous prouverai que je suis maître de ma personne et je vous jure
+bien que cette incartade n'aura aucune suite fâcheuse!
+
+Un sourire sceptique effleura les lèvres de Mania.
+
+--Vous vous abusez étrangement si vous supposez que Mme Moret se
+résignera au rôle d'épouse sacrifiée... Mais soit, j'admets qu'elle
+passe l'éponge sur vos méfaits actuels; croyez-vous qu'elle se montrera
+plus tard d'aussi bonne composition?... Vous vivrez dans de continuelles
+transes, et moi, je serai constamment sous le coup d'un nouvel éclat...
+Grand merci! L'algarade de tantôt me suffit!
+
+Jacques eut un geste d'impatience et de colère.
+
+--Non, poursuivit Mme Liebling, il faut nous quitter... et cela aussi
+bien pour mon repos que dans l'intérêt de votre avenir... Souvenez-vous
+de ce que je vous disais à la villa Endymion: «Une mauvaise fée m'a jeté
+un sort, et je suis destinée à faire souffrir ceux qui m'aiment le
+mieux...» Cela s'est vérifié déjà, tenons-nous-en à cette première
+expérience... Adieu!
+
+Elle s'était levée et se dirigeait vers la porte. Mais Jacques ne
+l'entendait pas ainsi. La vue de Mania si adorable à travers ses larmes,
+les obstacles mêmes qu'elle venait de lui faire pressentir,
+l'enflammaient davantage et le poussaient à tout sacrifier pour
+s'assurer la possession de celle dont il ne pouvait envisager l'abandon
+sans une atroce douleur.
+
+-Je ne vous laisserai point partir! protesta-t-il en lui saisissant les
+mains... Vous parlez de souffrances?... Mais vous ne pouvez concevoir
+combien je serais misérable si je vous savais perdue pour moi!...
+Maintenant que je vous ai serrée dans mes bras, j'ai besoin de vous
+comme de l'air que je respire... Vous êtes tout l'intérêt et toute la
+passion de ma vie... Que m'importent mon art et l'avenir, si je ne vous
+ai plus? Que m'importe le monde, si je ne vous y retrouve plus?... Je
+vous appartiens et, si, vous me quittez, c'est fini de moi!
+
+Elle lui jeta un pénétrant regard, le jugea profondément épris et
+sincère et, gagnée elle-même par la flamme qui brûlait en lui, elle
+repartit avec une exaltation hautaine:
+
+--Certes, je crois que vous m'aimez... Mais, si vous voulez que je vous
+aime, il faut que vous m'apparteniez autrement qu'en paroles... Plus de
+partage... Ou moi ou l'autre... Choisissez!
+
+--Vous, murmura-t-il subjugué, mais vous tout entière!
+
+--Soit, reprit-elle en lui serrant violemment les mains; seulement je
+veux être assurée contre le retour possible de scènes pareilles à celle
+de tout à l'heure. Personne ne doit avoir de droits sur vous que moi...
+Me donnant librement, j'exige que vous vous rendiez complètement
+libre... Le pourrez-vous?
+
+Cette interrogation, qui semblait mettre en doute sa force de volonté,
+acheva chez Jacques ce que le magnétisant regard de Mania avait
+commencé. Il releva ce défi jeté à son énergie virile, et s'écria
+impétueusement:
+
+--Demain, je serai libre!
+
+Comme pour sceller sa promesse, il voulut reprendre Mme Liebling dans
+ses bras et boire de nouveau sur ses lèvres l'oubli de ce passé dont il
+allait se détacher, mais elle se dégagea vivement, et le tenant à
+distance:
+
+--Non, dit-elle d'une voix ferme et caressante en même temps, quand vous
+aurez rompu vos liens, je vous rendrai mes lèvres... Pas avant!...
+Maintenant partons.
+
+Tandis qu'elle descendait l'escalier, Jacques prenait congé de
+l'hôtesse. Il rejoignit Mania à vingt pas du landau. Le cocher, en
+voyant revenir sa maîtresse, avait tourné les chevaux dans la direction
+de Villefranche et ouvert la portière.
+
+--Adieu! murmura la jeune femme en serrant la main de Jacques,
+rappelez-vous ce que vous m'avez promis, et ne revenez chez moi que
+lorsque vous pourrez y rentrer sans scrupule.
+
+--Vous m'y verrez dès demain!
+
+--Croyez-vous? répliqua-t-elle avec son ironie coutumière, je ne pense
+pas que les choses aillent si vite, et je vous donne jusqu'à samedi...
+Samedi, je serai seule, et je vous attendrai à six heures...
+
+Elle sauta légèrement dans le landau. Tandis que les chevaux prenaient
+le trot elle se retourna encore vers Jacques, et ses yeux semblèrent lui
+crier:
+
+--Souvenez-vous!
+
+Dès que la voiture eut disparu, le peintre regagna la station de
+Beaulieu par le raccourci qui longe le rivage. Son retour avec Thérèse
+par le même sentier avait eu lieu trop récemment pour que le souvenir de
+cette nocturne promenade ne se représentât pas à son esprit. Néanmoins
+cette résonance du passé ne réussit ni à toucher son coeur ni à amortir
+sa passion. Il frissonnait d'amour rien qu'en se rappelant la saveur des
+lèvres de Mania, et il ne pensait qu'avec irritation à ces délices
+interrompues par la brusque apparition de Thérèse.--Par quel hasard
+maudit ou par quelle préméditation agressive avait-elle choisi pour but
+de promenade ce village de Saint-Jean? Lechantre seul pouvait lui donner
+l'explication de cette malencontreuse fantaisie, et il résolut d'aller
+la lui demander sur-le-champ. D'après ce que lui apprendrait le
+paysagiste, il dresserait un plan de conduite et chercherait le moyen le
+plus sûr d'arriver à une séparation, sans éclat. Il désirait rompre sans
+retard; il était las de biaiser et de mentir, il voulait sortir a tout
+prix de cette situation équivoque. Pourquoi, d'ailleurs, se
+laisserait-il arrêter par des considérations sentimentales ou des
+scrupules de fausse délicatesse? Thérèse n'avait-elle pas la première
+manifesté des intentions hostiles? Ne lui avait-elle pas nettement
+déclaré qu'elle se détachait de lui?... Elle serait mal venue,
+maintenant, à s'étonner de ce qu'il la prenait au mot.--Toutes ces
+réflexions lui montaient impétueusement au cerveau avec des soubresauts
+pareils à ceux d'un liquide qui entre en ébullition. Puis, dans des
+intervalles d'accalmie, à l'aspect de cette paisible côte de Beaulieu où
+les ombres du couchant s'allongeaient déjà, il songeait aux rapides
+changements qui s'étaient opérés dans sa vie depuis la soirée où il
+avait pour la première fois suivi ce sentier. Quand il y était venu,
+quelques semaines auparavant, l'amour de Mania se remuait à peine en lui
+comme le germe dans la semence. Il ne l'envisageait que comme une
+romanesque hypothèse, un château en Espagne doucement chimérique. Il
+n'en considérait que les lignes aimables, les vaporeux contours et les
+sommets idéalement éclairés. Si on lui eût dit alors que, pour réaliser
+ce rêve séduisant, pour asseoir en terre ferme ce château aérien, il lui
+faudrait oublier la foi jurée, tromper une femme qui se reposait sur sa
+loyauté, mentir à toute heure et, finalement, rompre avec tout son
+passé, certes, il se fut récrié, il aurait déclaré la chose indigne de
+lui... Et pourtant un mois s'était écoulé à peine; les mêmes géraniums
+qui avaient frôlé la robe de Thérèse poussaient encore dans le chemin
+leurs tiges fleuries, et toutes ces suppositions qui lui avaient paru
+inadmissibles étaient devenues la réalité. Il avait suffi d'une première
+faiblesse, d'une abdication momentanée de sa volonté, pour que des actes
+irréparables se succédassent fatalement les uns aux autres, comme ces
+générations d'insectes dont on ne peut plus arrêter la fécondité...
+
+En sortant de la gare, Jacques se fit conduire au port Lympia. A peine
+eut-il mis le pied sur la passerelle de l'_Hébé_, qu'il aperçut
+Lechantre se promenant sur le pont d'un air soucieux. Le paysagiste
+agita les bras et courut au-devant de son élève:
+
+--Je t'attendais, dit-il laconiquement.
+
+Il quitta le yacht et entraîna Jacques vers la partie la plus déserte du
+quai.
+
+--Mon cher, poursuivit-il, je suis désolé de ce qui est arrivé... C'est
+moi qui, sans penser à mal, ai emmené ces dames à Saint-Jean... Mais
+aussi pourquoi diable ne me prévenais-tu pas? Quand on commet d'aussi
+dangereuses sottises, c'est bien le moins qu'on en avise ses amis...
+Pouvais-je prévoir que tu choisirais une salle d'auberge pour y donner
+tes rendez-vous?
+
+--D'abord je n'en savais rien moi-même... Enfin le mal est fait et il
+s'agit maintenant de prendre une résolution... Où est Thérèse?
+
+--Je viens de la reconduire chez toi avec ta mère et ta soeur.
+
+--Que vous a-t-elle dit?
+
+--Absolument rien... Devant Mme Moret et Christine elle a jugé
+naturellement à propos de se taire. Elle a même affecté pendant le
+trajet une sérénité que j'admirais, mais qui me serrait le coeur, car,
+telle que je la connais, elle a dû souffrir atrocement... Ah! c'est une
+vaillante, celle-là, et les belles dames que tu fréquentes ne lui vont
+pas à la cheville!
+
+Jacques eut un geste d'impatience.
+
+--Fâche-toi tant que tu voudras, tu ne m'empêcheras pas de te parler
+net... Mon garçon, je comprends tous les emballements... Je les
+comprends d'autant mieux que moi-même, malgré mon âge, je suis toqué de
+cette friponne de Peppina qui me mène par le bout du nez; mais moi, du
+moins, je suis célibataire, tandis que tu es marié à une respectable et
+adorable femme... Et puis, sacrédié, il y a un terme à toutes les
+folies!... Si tu as été grisé par ton Autrichienne, l'aventure de tantôt
+a dû vous jeter à tous deux un joli seau d'eau sur la tête. Comment
+vas-tu te tirer du pot au noir dans lequel tu barbotes? Es-tu venu me
+trouver pour que je te donne un coup d'épaule et un bon avis?... En ce
+cas, écoute-moi: tu n'as qu'un parti à prendre... Va rejoindre Thérèse,
+jette-toi à ses pieds et humilie-toi; puis, dès demain, file sur Paris
+avec toute ta famille. D'abord ta femme te tiendra rigueur, et dame,
+après ce qui s'est passé, elle en a bien le droit; mais elle t'aime, au
+fond, et quand vous serez loin d'ici, quand elle aura constaté ton
+repentir et ta ferme résolution de ne plus pécher, elle trouvera encore
+dans son coeur assez de tendresse pour te pardonner... Ça y est-il et
+dois-je l'aller préparer à ta visite?
+
+--Non, répondit Jacques violemment, c'est impossible!... Je connais
+Thérèse, elle m'a condamné dans son esprit et elle restera inflexible...
+D'ailleurs, se laissât-elle fléchir, il serait trop tard... Je suis
+amoureux de Mania et j'ai lié ma vie à la sienne.
+
+Toi! se récria Lechantre en haussant les épaules, toi, Jacques Moret,
+fils d'un cultivateur de Rochetaillée, peintre de ton métier et l'espoir
+de l'école française, tu prétends enchaîner ta vie à celle de cette
+grande dame nomade, qui était hier à Vienne, et qui sera demain à
+Florence on à Naples?... Ah! elle est bien bonne!... Innocent! c'est
+comme si tu voulais lier intimité avec l'eau d'un torrent ou avec le
+vent qui passe!... Parce qu'elle a bien voulu t'honorer de ses faveurs,
+tu t'imagines qu'elle va se considérer comme engagée dans des liens
+indissolubles!... Mais, mon pauvre garçon, il n'y a rien de commun entre
+toi et elle. Tout vous sépare: la naissance, l'éducation et le milieu.
+En ce moment tu amuses sa curiosité et sa vanité: elle n'est pas fâchée
+de se payer pour amant un peintre en renom et de vérifier si les
+artistes font l'amour autrement que les grands seigneurs. Seulement,
+quand son caprice sera satisfait, elle te lâchera comme un article qui a
+cessé de plaire. Elle te remplacera par une nouvelle fantaisie et un
+beau matin elle partira pour des pays inconnus... Ah! malheureux, ces
+grandes coquettes-là sont les pires femmes auxquelles on puisse
+s'attacher... Si tu prends ta baronne au sérieux, tu n'es pas au bout de
+tes peines et tu t'apprêtes de la misère pour le restant de tes jours!
+
+--Possible... J'ai déjà souffert par elle et je prévois qu'elle me fera
+souffrir encore, car elle est violente et fantasque... Mais, dussé-je
+endurer mille peines plus cruelles, je persisterais dans ma folie, parce
+qu'un instant de bonheur auprès de Mania rachète des journées
+d'angoisse... Parce que je l'aime enfin!
+
+Sacrebleu! s'exclama Lechantre furieux, qu'a-t-elle donc de si
+extraordinaire? Quel philtre t'a-t-elle fait boire pour te mettre dans
+cet état d'insanité?... Je l'ai vue, moi, cette Mania, et elle ne m'a
+nullement ébaubi. Un nez trop court, des pommettes saillantes, des yeux
+de chat sauvage et un sourire traître... Ma parole d'honneur, voilà bien
+de quoi se monter le coup! J'en suis encore à me demander pourquoi tu la
+préfères à Thérèse, qui est charmante et qui a des lignes d'une
+beauté!...
+
+Pourquoi?... Comment pouvez-vous m'adresser de pareilles questions?...
+Pourquoi? Mais je vous l'ai déjà dit, parce qu'elle ne ressemble en rien
+à Thérèse. Elle a pris dans mon coeur une place jusque-là inoccupée...
+Thérèse est la sagesse et la pureté en personne, mais Mania est la
+passion même avec tous ses enchantements. Elle a donné à mon esprit et à
+ma chair des émotions non encore éprouvées; elle a ouvert mes yeux sur
+un monde qu'ils n'avaient jamais entrevu qu'en rêve. Elle exerce sur moi
+une séduction pareille à celle de ce pays-ci, une séduction où les sens
+ont autant de part que l'âme et où cependant il n'entre rien de grossier
+ni de brutal, où tout est rare et exquis. En un mot comme en cent, elle
+me possède et je suis prêt à tout quitter pour la suivre.
+
+A mesure que Jacques parlait, la joviale figure de Lechantre se
+rembrunissait et exprimait une consternation indignée.
+
+--Ce que je vous dis vous scandalise? ajouta l'artiste d'un air de
+bravade.
+
+--Non pas, ça me dégoûte seulement! répondit Francis; tes effusions me
+rappellent les confidences de certains camarades, qui étaient comme toi
+très ensorcelés par une femme, et qui en ont pâti... Je reconnais les
+mêmes raisonnements, et cette ressemblance m'amène à conclure que ton
+caractère n'est pas à la hauteur de ton talent... Mon garçon, tu
+dérailles... Je ne m'esquinterai pas à te faire de la morale, je sais à
+quel point c'est inutile... Mais, puisque tu repousses toute tentative
+de réconciliation, que veux-tu de moi et quels sont tes projets?
+
+--Avant tout, je veux éviter un éclat qui serait désastreux pour tout le
+monde... Maman et Christine partent après-demain matin et il est inutile
+que leur départ soit attristé par des scènes pénibles. Il faut quelles
+s'en retournent à Paris avec la conviction que nous sommes toujours
+heureux ici... Après... après, répéta Jacques avec un invincible
+serrement de coeur, Thérèse et moi nous reprendrons mutuellement notre
+liberté. Elle a assez de fortune pour vivre indépendante, et si elle
+désire retourner au Prieuré, je n'y mettrai aucune opposition. Soyez
+assez bon pour me servir d'intermédiaire auprès d'elle. Dites-lui que la
+seule grâce que je lui demande, c'est de dissimuler jusqu'au départ de
+maman... mais ne lui laissez pas ignorer ma résolution de recouvrer
+ensuite ma pleine et entière liberté d'action.
+
+--C'est ton dernier mot?
+
+--Oui.
+
+--Tu es un misérable inconscient, et tout autre que moi t'abandonnerait
+à tes sottises!... Mais il y a d'autres intérêts en jeu que les tiens et
+je suis le seul qui puisse m'entremettre pour amortir le coup que ton
+égoïsme et ta folie vont porter à ceux qui t'aiment. J'accepte donc la
+mission, si désagréable quelle soit... Va m'attendre sur le boulevard
+Dubouchage; je t'y rejoindrai dès que j'aurai vu Thérèse...
+
+Il héla un cocher qui passait et se fit conduire rue Carabacel, tandis
+que Jacques gagnait à pied le boulevard.
+
+Lechantre trouva Thérèse dans le salon sans lumière. Christine et Mme
+Moret s'étaient retirées dans leur chambre pour commencer les
+préparatifs du départ et la jeune femme, étendue dans un fauteuil, les
+yeux brûlants, la tête enfiévrée, regardait machinalement le jardinet
+s'enténébrer peu à peu. Le paysagiste lui serra silencieusement la main
+et l'entraîna sur le perron.
+
+--Jacques est près d'ici, commença-t-il, je le quitte à l'instant... Il
+m'a chargé de venir vous parler.
+
+--Que me veut-il encore? demanda-t-elle d'un ton âpre; s'il espère me
+toucher par de nouvelles scènes hypocrites, prévenez-le qu'il perd son
+temps... Je suis fixée maintenant sur la sincérité de ses désespoirs et
+la facilité de ses parjures... Ma crédulité est à bout.
+
+--Il ne s'agit malheureusement de rien de pareil, repartit Francis;
+Jacques a le sentiment de ses torts et il reconnaît que vous avez le
+droit de vous montrer implacable... Il vous supplie seulement d'éviter
+un éclat et de ne rompre ouvertement avec lui qu'après le départ de sa
+mère et de sa soeur.
+
+Thérèse se mordit les lèvres pour comprimer un sanglot. En dépit de sa
+légitime indignation, à la vue de Lechantre, elle avait espéré qu'il
+venait lui apporter des paroles de repentir et que Jacques essaierait
+une dernière fois de rentrer en grâce. L'injurieuse indifférence avec
+laquelle ce mari infidèle supportait l'idée d'une séparation imminente
+acheva de lui ulcérer le coeur.
+
+--Ah! murmura-t-elle avec amertume, il craint un éclat!... Il a peur
+pour la réputation de sa maîtresse... Vous pouvez le rassurer; j'ai trop
+souci de ma dignité pour ébruiter son aventure. Le scandale me répugne
+autant que la trahison et personne ne saura que j'ai surpris mon mari
+avec cette femme, dans une chambre d'auberge. Je me tairai comme je me
+suis tue jusqu'à présent... Je pousserai même l'indulgence... ou le
+mépris, comme vous voudrez, jusqu'à lui faire bon visage en présence de
+sa mère et de Christine.
+
+--Je reconnais la votre grand coeur et votre force d'âme, Thérèse, mais,
+si vous m'en croyez, vous vous montrerez encore plus magnanime...
+Jacques est affolé en ce moment; non seulement il compromet son
+caractère dans cette aventure, mais il risque d'y perdre ses meilleures
+qualités d'artiste et de gâcher sa vie... Or, vous qui êtes la plus
+forte, vous devez être aussi la plus généreuse... oh! ajouta-t-il en
+répondant à un véhément geste de dénégation de la jeune femme, je ne
+vous demande pas de pardonner sur-le-champ!... mais un jour, quand il
+aura pâti de sa sottise, ce qui ne tardera guère, promettez-moi de ne
+pas vous montrer implacable.
+
+--Monsieur Lechantre, répliqua Thérèse en lui posant sur la main sa main
+glacée, ne me parlez point de pardon... Je ne suis pas une pâte à
+martyre et je ne sais pas me résigner... Dès les premiers soupçons qui
+m'ont tourmentée, j'ai prévenu votre ami... Une fois que mon coeur s'est
+fermé, il ne se rouvre plus. Je vous promettrais d'oublier, que je
+mentirais... Non, je veux rester sincère avec les autres comme avec
+moi-même et c'est pourquoi je vous le déclare nettement ce soir, je ne
+pardonnerai pas... Je dissimulerai jusqu'au départ de Mme Moret...
+N'exigez pas davantage.
+
+--Et après, ma pauvre enfant, quand vous resterez face à face avec
+Jacques?
+
+--Après? murmura-t-elle avec un accent navrant, il n'y aura rien
+«après». Des ce soir, je commencerai mes malles... J'ai un bon prétexte
+pour m'éloigner sans esclandre... Ayant déjà servi de chaperon à Mme
+Moret et à Christine, il est tout simple que je les accompagne encore.
+Je les reconduirai à Paris, mais je ne rentrerai plus a Nice... Oh! non,
+s'exclama-t-elle, je ne reviendrai plus dans cette misérable ville!...
+J'y ai trop souffert... Vous pouvez en informer votre ami... Cela lui
+procurera sans doute un agréable soulagement!...
+
+Elle continuait de parler avec une sarcastique âpreté; mais dans ses
+yeux étincelants on devinait des larmes sur le point de jaillir et
+Lechantre se sentait lui-même gagné par l'émotion.
+
+--Une fois à Paris, demanda-t-il, comptez-vous rester près de Mme Moret?
+
+--Non, répondit-elle résolument, cela ne serait pas possible; je
+trouverai un prétexte pour m'éloigner... Je retournerai à Rochetaillée
+et je redeviendrai une paysanne. C'était mon lot, voyez-vous, et je
+n'étais pas faite pour vivre ailleurs. Ah! mon pauvre Prieuré, pourquoi
+n'y suis-je pas restée avec mes préjugés et mes illusions?...
+
+En dépit de ses efforts, les larmes rebelles s'échappèrent; mais elle
+eut honte de montrer sa faiblesse. Reprise d'un accès de fierté, elle
+s'essuya les yeux avec dépit, et tendant la main au paysagiste:
+
+--A tout à l'heure, n'est-ce pas? balbutia-t-elle, vous viendrez dîner
+avec nous!
+
+Puis elle rentra précipitamment dans le salon et disparut.
+
+Lechantre quitta le jardin et alla rejoindre Jacques qui piétinait,
+inquiet, sur le trottoir du boulevard. Il lui rendit compte du résultat
+de son entrevue et lui annonça les résolutions prises par Thérèse.
+
+--Tu es une brute, ajouta-t-il, et ta femme est un ange...
+
+Bien que les progrès de sa passion eussent singulièrement endurci sa
+sensibilité et développé son indifférence pour tout ce qui ne se
+rapportait point à Mania, le peintre frissonna en apprenant l'imminence
+de ce déchirement qu'il avait provoqué. La rapidité avec laquelle se
+précipitaient les événements, et la décision énergique de Thérèse
+l'accablaient de confusion en même temps qu'elles remuaient en lui un
+mélange de regrets et de remords. Lorsqu'il rentra en compagnie de son
+ami dans le salon de la rue Carabacel et qu'il revit, à la lumière
+assourdie des lampes, à côté de la petite mère et de Christine, l'épouse
+qu'il venait d'offenser si grièvement, une rougeur lui monta au front et
+il lui fut impossible de dissimuler son malaise.--Thérèse avait eu le
+temps d'effacer la trace de ses larmes et de se composer une physionomie
+impassible. Elle reçut son mari avec cette gravité calme sous laquelle,
+depuis quelques semaines, elle déguisait les agitations de son âme; mais
+l'apparente sérénité de cet accueil, loin de diminuer la gêne de
+Jacques, la rendit encore plus pénible. Il ne savait guère dissimuler et
+son embarras n'échappa ni à la sollicitude de Mme Moret ni aux malignes
+investigations de Christine. Il s'efforça de feindre néanmoins et cet
+effort acheva de le mettre à la torture. Il lui fallut, pour sauver les
+apparences, questionner sa mère et sa soeur sur l'emploi de leur
+après-midi et s'informer hypocritement de l'endroit quelles avaient
+choisi comme but de promenade.
+
+Nous sommes allées à Saint-Jean, dit Christine; c'était une mauvaise
+inspiration... L'auberge où nous voulions nous arrêter était fort mal
+fréquentée, à ce qu'il paraît, et Thérèse elle-même, malgré ses
+préventions en faveur de Nice, a été obligée de battre en retraite...
+
+Pendant qu'elle s'étendait avec complaisance sur cet incident de la
+promenade, Jacques changeait de couleur et n'osait plus lever les yeux,
+de peur qu'on ne s'aperçut de son trouble. Mais, s'il ne regardait
+personne, il n'échappait point pour cela aux regards des autres.
+Christine avait remarqué son attitude embarrassée, et, tout en
+l'observant en dessous, elle songeait: «Il se passe ici quelque chose de
+louche et certainement Jacques a un méfait sur la conscience. Est-ce
+que, par hasard, il tromperait sa femme?...» Cette supposition la
+réjouissait sourdement, et un sourire équivoque effleurait ses lèvres
+milices.
+
+Lechantre, ayant conscience du trouble de Jacques et des tortures de
+Thérèse, se mettait en quatre pour rompre les chiens, et, grâce à lui,
+la soirée se termina sans encombre. Mais le lendemain le supplice se
+renouvela pour Jacques, obligé par décence à consacrer entièrement à sa
+famille cette dernière journée. Il errait comme une âme en peine dans
+l'appartement où baillaient des malles entrouvertes. Il évitait
+peureusement les occasions de se trouver seul à seul avec Thérèse, et
+cependant une despotique attirance le ramenait à chaque instant dans la
+pièce où la jeune femme vaquait à ses préparatifs. Ces tiroirs vidés, ce
+déménagement de menus objets à l'usage particulier de la jeune femme,
+disaient trop clairement un départ sans espoir de retour pour qu'il n'en
+éprouvât point une douloureuse émotion. La figure maintenant tragique de
+Thérèse lui semblait pleine de méprisants reproches. La comédie qu'il
+était tenu de jouer devant sa mère et sa soeur l'humiliait et le
+dégradait à ses propres yeux. Il souhaitait que cette lamentable journée
+tirât à sa fin et en même temps il redoutait de la voir s'achever en
+songeant aux adieux du lendemain. Ces angoisses, ces remords et ces
+appréhensions l'enfiévraient. Les battements de son coeur s'arrêtaient,
+des suffocations le prenaient, et, le malaise physique se joignant au
+malaise moral, il devenait irritable et, hargneux avec Christine. La
+petite mère, stupéfaite de ces brusques coups de boutoir, levait
+timidement des yeux navrés vers son Benjamin, qu'elle ne reconnaissait
+plus, et s'effrayant de la livide pâleur de son visage:
+
+Qu'as-tu, mon fils? demandait-elle avec inquiétude en lui saisissant les
+mains, je ne t'ai jamais vu si irascible?... Te sens-tu malade ou est-ce
+le départ de Thérèse qui te contrarie? Parle-moi franchement, sinon je
+finirai par croire, comme Christine, que tu nous caches quelque gros
+chagrin.
+
+Alors Jacques, honteux d'être si peu maître de lui, essayait de la
+rassurer avec des caresses, mais dans ses protestations comme dans ses
+démonstrations tendres il y avait je ne sais quoi de forcé et d'excessif
+qui sonnait faux: de sorte que la petite mère s'éloignait en hochant la
+tête et en gardant ses pensées chagrines.
+
+Christine, à son tour, se vengeait des accès d'humeur de son frère en
+emmenant Thérèse à l'écart et en murmurant d'une voix perfidement
+compatissante:
+
+--Voyons, vous pouvez bien me dire ça, à moi... Avouez qu'il y a de la
+brouille entre vous et Jacques!
+
+Thérèse tressaillait et répondait sèchement:
+
+--Vous rêvez... Vous avez trop d'imagination, Christine!
+
+A quoi sa belle-soeur repartait piquée:
+
+--Non, je n'ai pas d'imagination, mais j'ai de bons yeux, et je
+m'aperçois bien que ni l'un ni l'autre vous n'êtes d'accord comme
+autrefois. Mais quoi! nous avons tous en ce monde nos croix à porter et
+j'avais bien prédit que ce beau feu ne durerait pas!
+
+Enfin cette longue journée se termina. Le lendemain matin, Jacques et
+Lechantre conduisirent les voyageuses à la gare. Les instants qui
+précédèrent le départ furent d'une tristesse morne. La petite mère
+s'éloignait avec de noirs pressentiments; Thérèse, tout en s'opiniâtrant
+dans sa rancune, songeait que sa vie était à jamais perdue; Jacques, au
+moment de recouvrer cette liberté qu'il avait si ardemment convoitée,
+était pris de peur. Ayant conscience de l'odieux de sa conduite envers
+sa femme, il se demandait avec effarement si cette mystérieuse Némésis,
+qui est comme latente au fond des choses, n'allait pas s'éveiller pour
+le punir férocement de sa déloyauté. Mais, tout en traînant leur
+tourment, ces trois êtres malheureux s'efforçaient de cacher leur
+angoisses et de se faire illusion l'un à l'autre. Leur maladroite
+dissimulation était navrante. Lechantre seul s'évertuait à jeter un peu
+de cordiale bonne humeur parmi cette tristesse.
+
+--Ne vous faites pas de mauvais sang, disait-il à la maman Moret en lui
+serrant les mains, Jacques vous reviendra en bon état... Je reste à Nice
+et je me charge de veiller sur lui...
+
+Immobile, un peu en arrière du groupe, Jacques contemplait machinalement
+le spectacle de la gare avec son tumultueux va-et-vient de voyageurs.
+Invinciblement, il se rappelait les sensations éprouvées en cet endroit,
+trois semaines auparavant, lors du premier départ de Thérèse.--C'était
+le même aspect des choses: le même paysage vert et ensoleillé dans
+l'encadrement de la nef, les mêmes cris des facteurs, la même
+indifférence souriante de la marchande de livres devant son échoppe aux
+volumes multicolores; le même fracas de portières refermées. «En
+voiture!» criait-on comme jadis...
+
+Son coeur se déchira, un accès de sensibilité maladive lui mit des
+larmes dans les yeux. Il embrassa d'abord la petite mère et Christine,
+puis, quand il se trouva devant sa femme, il la tira brusquement à
+l'écart:
+
+--Thérèse, balbutia-t-il, Thérèse...
+
+Il était sur le point de lui crier: «Reste... Ne t'en va pas!» Mais,
+tandis qu'elle le regardait tristement, tout d'un coup l'image
+charmeresse de Mania passa de nouveau entre lui et l'épouse offensée et
+il ne se sentit pas le courage d'achever sa supplication. D'une voix
+étouffée il se borna à murmurer:
+
+--Pardonne-moi!
+
+Elle devina sans doute l'injurieux combat qui se livrait en lui, car
+elle le transperça d'un regard de mépris:
+
+--Adieu! répondit-elle, vous me faites pitié!
+
+Et fière, impassible, elle monta dans le wagon. Seulement, quand, la
+portière une fois fermée, le train se mit en marche, tandis que la maman
+Moret penchée en dehors envoyait un dernier signe de tête à son
+Benjamin, Thérèse appuya son front contre la paroi capitonnée et éclata
+en sanglots...
+
+Le même soir, à cinq heures, fidèle à sa promesse, Jacques, tout pâle
+encore des transes du matin, entrait dans le salon de Mme Liebling.
+
+Mania était seule. Elle vint au-devant de lui avec un sourire au coin
+des lèvres et l'interrogea silencieusement des yeux.
+
+--Mania, dit-il, j'ai rompu avec mon passé et me voilà libre...
+Désormais je suis à vous tout entier!
+
+Sans parler elle se rapprocha encore et lui tendit ses lèvres. Jacques
+la serra convulsivement contre sa poitrine et oublia ses derniers
+remords dans un baiser qui n'en finissait plus.
+
+
+XV
+
+--_Christos vaskress!_ (Christ est ressuscité.)
+
+--_Voistina vaskress!_ (Il est vraiment ressuscité.)
+
+On célébrait la Pâques russe chez la princesse Koloubine. Chacun des
+habitués de la villa Endymion répétait cette pieuse salutation
+sacramentelle et embrassait la maîtresse du logis, au seuil de l'un des
+salons, transformé pour la solennité en salle à manger. Les encoignures
+de la grande pièce tendue de soie jaune était décorées de plantes
+épanouies: azalées, rhododendrons et lilas. Au centre, sur une longue
+table garnie d'une nappe à broderies rouges, les couverts reliés par des
+semis de fleurs coupées entouraient des plats de viandes froides:
+galantine, foie gras, sterlets du Volga, au milieu desquels s'étalaient
+l'énorme gâteau pascal et le traditionnel cochon de lait dans sa gelée.
+Ça et là, de petites tables étaient pareillement dressées dans les coins
+et un massif buffet supportait, comme supplément de victuailles, toute
+la collection des _zakouski_ (hors d'oeuvre) chers aux palais
+moscovites, ainsi que des carafons de liqueurs et des bouteilles de
+Champagne. Chaque nouvel arrivant, après avoir donné et reçu l'accolade,
+s'attablait, mangeait et buvait à sa fantaisie, tandis que les maîtres
+d'hôtel en habit noir vaquaient silencieusement au service. L'éclatante
+blancheur du linge russe s'harmonisait doucement avec la pâleur des
+roses et le scintillement de la lourde argenterie de famille. La
+fragrance des lilas se mêlait à l'appétissante odeur des mets fortement
+aromatisés et aux senteurs anisées du kummel. Les convives d'âge mur se
+succédaient autour de la longue table où leur appétit sérieux trouvait
+amplement de quoi se satisfaire; les jeunes femmes et les jeunes gens
+choisissaient de préférence les petites tables plus intimes. On s'y
+contentait de gâteaux, de champagne ou de thé, mais on y fleuretait
+joyeusement. Le bruit des conversations médisantes ou tendres était
+accompagné en sourdine par le frémissement du samovar. Sur ce
+bourdonnement de ruche se détachaient des rires, des détonations de
+bouchons de champagne, et toujours, comme un refrain:
+
+--_Christos vaskress!_
+
+--_Voistina vaskress!_
+
+Puis de nouvelles embrassades.
+
+La fleur de la colonie russe était là.--Brune, le teint mat, les yeux
+noirs comme des mures, la belle Mme Nicolaïdès, vêtue de rouge,
+emplissait le salon des éclats de sa voix brève;--assise en face du
+vice-consul, la blonde comtesse Nadia de Combrières montrait hardiment
+dans l'échancrure carrée de son corsage bleu pâle sa gorge opulente à
+peine voilée de tulle;--puis, ça et là, de vieilles connaissances: la
+petite baronne Pepper et son fidèle Jacobsen: Flaminius Ossola se
+faufilant de groupe et groupe et baisant obséquieusement la main aux
+dames; Mme Acquasola, se remettant des émotions de la roulette en face
+d'une large tranche de cochon de lait et d'une coupe de Roederer.--Sonia
+Nakwaska rôdait à l'entrée du salon, tendant sa pâle frimousse de
+gavroche à chaque visiteur, et profitant vicieusement de la solennité
+pascale pour se faire embrasser sur la bouche. Ayant l'air de grelotter
+dans sa robe de damas héliotrope, la frileuse et frêle Mme Nakwaska
+s'était assise près de la cheminée et regardait manger Mme Acquasola, en
+suivant ses moindres gestes du regard jaloux d'une femme que sa gastrite
+condamne à la diète.
+
+--Êtes-vous heureuse, comtesse, d'avoir bon appétit!... Moi, disait-elle
+de sa voix nasillarde, je n'ai d'estomac qu'au jeu... Comment
+trouvez-vous le cochon de lait?
+
+--Exquis, Anna Egorowna, tout à fait savoureux! répondait l'autre, la
+bouche pleine.
+
+--Remerciez-moi, ma chère, c'est à moi que vous le devez. Si je n'avais
+été là, nous aurions eu une Pâques sans cochon de lait... Le cuisinier
+avait couru tout Nice sans rien trouver; ma soeur se désolait, mais dans
+les questions de ménage elle n'est d'aucune ressource, elle plane trop
+haut dans les nuages. Donc, j'ai fait atteler, j'ai battu la campagne,
+et j'ai enfin déterré dans une ferme cet animal que j'ai rapporté tout
+vif... Même je lui ai coupé sur la queue un bouquet de poils que je
+garde au fond de mon porte-monnaie. C'est un fétiche, vous savez, et
+j'irai demain à Monte-Carlo jouer cinq louis sur le zéro...
+
+Mme Nakwaska riait de son rire de chèvre, tout en regardant à travers la
+glace sans tain le coup-d'oeil des voitures qui prenaient la file sous
+la marquise. Au loin, dans la perspective des allées fraîchement
+ratissées, on voyait les coupés et les landaus gravir au pas les rampes
+en pente douce et contourner les pelouses semées de boutons d'or. Bien
+qu'on fut au 13 avril, le mistral soufflait, et les massifs d'oliviers,
+fouettés par le vent, détachaient le retroussis argenté de leur
+feuillage sur le bleu cru du ciel. Les visiteurs descendaient de
+voiture, frileusement boutonnés dans leur pardessus au col relevé; les
+dames, emmitouflées dans leur pelisse, se précipitaient frissonnantes
+vers le vestibule. A chaque instant, le valet de pied annonçait de
+nouveaux hôtes. Parmi les derniers arrivants se trouvaient Jacques Moret
+et Francis Lechantre.
+
+En dépit de ses sages résolutions, Lechantre, qui, dans le principe,
+avait l'intention de rester seulement quelques semaines à Nice, y était
+maintenant depuis plus de deux mois. Il avait laissé partir le yacht de
+son ami; chaque jour il se jurait de regagner Paris, et chaque jour
+aussi il ajournait son départ sous le prétexte de tenir compagnie à
+Jacques. Au fond, le brave paysagiste subissait comme les autres la
+séduction des plaisirs niçois, et les yeux de Mlle Peppina le tenaient
+enchaîné au littoral. Il avait toujours été très enfant, malgré ses
+soixante ans sonnés, et le rajeunissement, dont il attribuait tout
+l'honneur à Nice, se manifestait en lui, surtout, par une recrudescence
+de voluptuosité et de gaminerie naïves. D'ailleurs, il avait découvert
+dans les environs de nombreux motifs de tableaux, et, comme il était
+doué d'une rare puissance de travail, il abattait de la besogne tout en
+faisant la fête. Parfois seulement, en constatant chez Jacques un état
+psychologique inquiétant, il était pris de scrupules, avait des accès de
+rigorisme, et, pendant quelques heures, déblatérait contre l'influence
+débilitante de cette ville, qu'il appelait «la Capoue moderne.» Il
+jurait alors ses grands dieux qu'il allait boucler ses malles et qu'il
+partirait seul, si Jacques refusait de le suivre; mais il suffisait d'un
+beau coucher de soleil sur la mer, d'un souper avec Peppina, d'une
+promenade parmi les citronniers en fleurs de Beaulieu, pour l'incliner à
+l'indulgence et le plonger en une béatitude épicurienne. S'étant
+constitué _in petto_ le mentor de son ancien élève, il devenait mondain.
+Sa verve communicative, sa jeunesse d'esprit, ses charges d'atelier,
+étaient fort choyées dans les salons où Jacques l'entraînait très
+souvent. Ce dernier avait repris goût aux distractions de la haute vie.
+On le rencontrait dans la plupart des réunions de la colonie russe, et
+notamment chez la princesse Koloubine. Seulement, au rebours de
+Lechantre, il n'y brillait ni par la bonne humeur ni par l'amabilité. Il
+semblait y traîner une lourde et irritante lassitude, et s'y ennuyait,
+en effet, y venant non pour son plaisir, mais uniquement pour y
+retrouver Mania.
+
+Sa liaison avec Jacques n'avait nullement modifié les façons de vivre de
+Mme Liebling. Elle était restée foncièrement mondaine, et, contrairement
+aux espérances du peintre, l'amour ne lui avait inspiré ni le désir de
+l'isolement ni le renoncement à ces succès de coquetterie et d'élégance
+dont elle était coutumière. En se donnant à Jacques, elle n'entendait
+rompre ni avec ses habitudes ni avec ses relations. Elle avait conservé
+ses heures de réception, visitait comme devant ses nombreux amis, ne
+manquait ni un bal, ni un pique-nique, ni un spectacle. Au milieu de ces
+dissipations quotidiennes, dans cette vie en l'air, dont chaque
+indifférent prenait un morceau, c'était à peine si l'homme qu'elle
+aimait pouvait, de loin en loin, jouir de quelques heures de tranquille
+tête-à-tête. Il s'en plaignait parfois amèrement. Mania écoutait ses
+reproches avec son moqueur sourire au coin des lèvres, et répondait d'un
+ton câlin:
+
+--Vous raisonnez comme un enfant!... Parce que je vous aime, est-ce un
+motif pour que je me fasse montrer au doigt? Si je changeais brusquement
+mon genre de vie, si je tournais le dos à mes amis pour me claquemurer,
+comme vous le désirez, on ne manquerait pas de s'en étonner, d'en
+chercher la raison, et, en vous voyant seul chez moi, on aurait vite
+résolu le problème... Autant vaudrait tout de suite afficher sur ma
+porte: «Mania Liebling a un amant.» Avec vos idées d'artiste, vous ne
+savez pas à quelle prudence est tenue une femme qui vit dans le monde...
+Sérieusement, de quoi vous plaignez-vous? Cela nous empêche-t-il de nous
+voir? N'avez-vous pas accès dans tous les salons où je fréquente et ne
+pouvons-nous nous y retrouver chaque jour?... Ingrat, ne sentez-vous
+pas, comme moi, ce qu'il y a de délicieux dans cette réserve que nous
+nous imposons, dans le mystère qui enveloppe notre amour?... Quand nous
+sommes dans le monde, au lieu de vous tracasser des indifférents qui
+m'entourent et souvent me fatiguent, ne devriez-vous pas être heureux de
+vous dire: «C'est moi seul qu'elle aime?...» Soyez bien convaincu que
+ces obstacles et cette contrainte donnent une saveur plus aiguë à la
+passion et qu'elle risquerait de s'attiédir dans la monotonie de trop
+continuels tête-à-tête!...
+
+Mais Jacques n'était pas convaincu. Il avait rêvé une intimité plus
+étroite, où Mania serait toute à lui. Quand, bouillant de désir, il
+aurait voulu l'emporter dans une solitude murée, il s'accommodait mal de
+cette promiscuité mondaine, de cette sérénité avec laquelle Mme Liebling
+accordait aux exigences sociales la plus large part de sa vie. Il criait
+à l'injustice.--Elle, si exclusive, et qui l'avait voulu tout entier,
+pourquoi ne comprenait-elle pas qu'il s'irritait d'un partage aussi
+inégal?--Ces rendez-vous décommandés au dernier moment, cet hôtel de la
+rue de la Paix toujours encombré de visiteurs quand Jacques y accourait,
+avide d'une heure de tendres épanchements; ces parties de plaisir où il
+voyait Mania entourée d'adorateurs auxquels elle prodiguait ses
+sourires; tous ces déboires qu'il n'avait pas prévus le mettaient en
+rage et le poussaient à des accès d'humeur noire.--L'Ecclésiaste a
+raison! «Tout n'est que vanité et tourment d'esprit sous le soleil.» Dès
+que nos plus beaux rêves sont réalisés, ils fondent sous nos doigts
+comme de la neige et s'écoulent avec la rapidité de l'eau. L'illusion
+seule nous donne des joies pures.--Ces délices de la passion qui, de
+loin, apparaissaient à l'artiste semblables à un paradis enchanté, de
+quoi se composaient-elles en dernière analyse? De beaucoup d'heures
+d'anxieuse attente suivies de mortelles déconvenues; de quelques brèves
+minutes de volupté troublées par le pressentiment de leur courte durée;
+de longues journées énervantes, passées à en regretter la fuite ou à en
+désirer le retour incertain.--C'étaient là les fruits gâtés d'un amour
+pour lequel il avait sacrifié Thérèse et la petite mère et auquel il
+s'attachait néanmoins obstinément, espérant toujours, à force de
+fougueuse tendresse, vaincre les résistances de Mania et s'établir en
+maître absolu dans son coeur.
+
+En attendant, ces énervements et ces émotions commençaient à
+compromettre sa santé. Quelqu'un qui, après plusieurs mois d'absence,
+l'eût revu entrant dans le salon de la princesse Koloubine, eût été
+frappé de l'altération de ses traits:--la figure paraissait bouffie,
+l'oeil brillait d'un éclat fébrile; le teint avait pâli, les lèvres
+étaient parfois d'une lividité bleuâtre. Pour la moindre contrariété,
+Jacques s'emportait et, quand il s'abandonnait à ces accès
+d'irritabilité, les battements de son coeur devenaient tumultueux,
+intermittents, et l'oppression allait souvent jusqu'à la
+suffocation.--Ce jour-là, il avait assisté aux cérémonies de l'église
+russe, y avait aperçu Mania sans pouvoir l'aborder et, immédiatement
+après le déjeuner, avait entraîné Lechantre à la villa Endymion,
+comptant bien y rencontrer Mme Liebling. Après avoir salué la princesse,
+il s'était isolé dans l'encoignure d'une fenêtre et là, indifférent aux
+propos échangés autour des tables, il fixait des regards impatients sur
+la baie qui faisait communiquer le salon où l'on lunchait avec celui par
+lequel accédaient les visiteurs. A quelques pas de cette baie, la
+princesse se tenait, droite et imposante dans sa robe de velours noir,
+et tendait la main ou la joue aux nouveaux venus. Ainsi placée, elle les
+voyait arriver de loin, et sa longue figure empâtée s'éclairait d'un
+sourire plus ou moins avenant, calculé d'après l'importance ou le rang
+de la personne annoncée. Jacques étudiait anxieusement les variations de
+ce sourire apprêté, cherchant à y lire à l'avance la satisfaction
+provoquée par l'entrée de Mania, qui était la grande favorite du moment.
+Tout à coup les lèvres grasses de Mme Koloubine eurent un si aimable
+épanouissement que le coeur du peintre sauta dans sa poitrine.--C'est
+elle!» pensa-t-il, et il s'acheminait déjà au-devant de son amie, quand
+un cruel désappointement l'arrêta...
+
+La personne à laquelle s'adressait cette gracieuse bienvenue appartenait
+au sexe masculin. C'était un grand garçon d'une trentaine d'années,
+élégamment vêtu et remarquablement proportionné; un superbe échantillon
+du type slave dans sa beauté mâle:--brun, le nez un peu gros, mais la
+bouche finement modelée sous la barbe châtaine, les yeux bien ouverts,
+hardis et lumineux.--Il baisa galamment la main de la princesse qui lui
+rendit, à la mode russe, son baiser sur le front.
+
+--Soyez le bienvenu, Serge Paulovitch, dit-elle, je suis heureuse de
+vous voir et de vous présenter à mes amis!
+
+En même temps, elle lui prenait le bras et, faisant le tour des tables,
+stationnait un instant près de chaque groupe:
+
+--Le prince Serge Gregoriew... Je suppose que son nom vous est déjà
+connu... Le prince est célèbre dans toute notre Russie depuis son
+expédition en Asie centrale. Il a parcouru les plateaux de la
+Mésopotamie et découvert le tumulus de Nemrod... N'est-ce pas, prince,
+un de ces soirs vous nous raconterez vos voyages?
+
+Le prince souriait d'un air bon enfant, saluait, puis Mme Koloubine
+continuait sa tournée.--Jacques les connaissait, ces présentations ou
+plutôt ces exhibitions! Il se rappelait s'être promené de la sorte au
+bras de la princesse et avoir été, de la même façon pompeuse, expliqué
+aux notables habitués de la villa Endymion. Bien qu'il sût à quoi s'en
+tenir sur ces succès de curiosité, il ne put s'empêcher de faire un
+mélancolique retour en arrière et de songer que l'intérêt qu'il avait
+excité trois mois auparavant était déjà épuisé. Ce jeune voyageur aux
+robustes épaules, «qui avait parcouru les plateaux de la Mésopotamie»,
+accaparait maintenant les regards. Il allait devenir la _great
+attraction_ du salon Koloubine, tandis que lui, le peintre de la
+_Rentrée des avoines_, redescendrait au niveau de Jacobsen ou de
+Flaminius Ossola.--Il fut piqué d'une pointe de mesquine jalousie à
+l'encontre du prince voyageur. Pour éviter d'avoir à lui serrer la main,
+il quitta sa place, s'éloigna dans une direction opposée et rôda d'un
+air maussade autour des petites tables où la présentation avait déjà eu
+lieu.
+
+Assise devant un guéridon, Mme Acquasola, après s'être lestée de viandes
+froides et de gâteaux, achevait la digestion de cette collation
+copieuse, en buvant du thé avec Jacobsen, la baronne Pepper et Sonia
+Nakwaska. Tout en vidant les tasses, on causait du nouvel hôte de la
+princesse Koloubine.
+
+--Hein? murmurait Sonia en reluquant le prince Gregoriew, quel beau
+garçon!... Maman l'a connu à Pétersbourg, lorsqu'il était
+chevalier-garde... Toutes les dames de la cour tombaient amoureuses de
+lui et la liste de ses bonnes fortunes était aussi longue que celle de
+Don Juan.
+
+--Hé! hé! insinuait Jacobsen, il ne manque pas de jolies femmes à Nice
+et il pourra ajouter quelques numéros à son catalogue.
+
+--Mes enfants, je crois que c'est déjà commencé, chuchota Mme Acquasola
+d'un ton confidentiel.
+
+Vraiment, comtesse! interrompit la petite baronne, serait-ce vous, par
+hasard?
+
+--Non, ma chère, ce n'est pas moi... Ces choses-là ne sont plus de mon
+âge. Je parle d'une dame plus jolie que je ne l'ai jamais été.
+
+--Son nom, comtesse!... Vite, ne nous faites pas languir!
+
+--Eh bien! il s'agit de la charmante baronne Liebling.
+
+--Mania? répéta Sonia en ricanant, impossible, la place est prise!
+
+--Petite, répliqua ingénument Mme Acquasola, lorsqu'une place a été
+prise une première fois, il n'y a pas de raison pour quelle ne le soit
+pas une seconde... Vous saurez ça, quand vous aurez mon expérience.
+
+Cette allusion de la bonne dame à son expérience amusait fort le groupe,
+et Jacobsen, avec son air de pince-sans-rire, reprenait:
+
+--Comment! madame Acquasola, vous croyez que ce beau coureur de pays a
+déjà fait un voyage à Cythère avec Mme Liebling?
+
+--Je ne connais pas ce voyage dont vous parlez, repartit naïvement la
+comtesse; tout ce que je puis vous dire, c'est que Mania regarde le
+prince d'un oeil très doux... Ils se sont rencontrés vendredi chez Mme
+Nicolaïdès et ne se sont guère quittés de la soirée; tout le monde a pu
+l'observer aussi bien que moi. Quand Mme Liebling est partie, le prince
+lui a offert son bras pour la reconduire jusqu'à sa voiture, d'où j'ai
+conclu...
+
+Un coup de coude de Sonia l'arrêta en chemin; d'un clin d'oeil espiègle,
+la jeune fille l'avertissait que Jacques Moret s'était approché de la
+table et prêtait l'oreille. Mme Acquasola devint cramoisie et s'empressa
+d'ajouter très haut:
+
+--Du reste, les mauvaises langues seules peuvent y trouver à redire,
+cela ne prouve rien, et le prince s'est montré simplement poli...
+
+--Comtesse, remarqua ironiquement Jacobsen, vous êtes la logique en
+personne!
+
+Jacques avait déjà tourné les talons, mais pas un des propos de la
+petite table n'avait échappé à son attention, et comme une lave
+bouillante, un flot de jalousie lui brûlait le coeur. Ce même vendredi
+soir, Mania lui avait écrit qu'elle ne pourrait le recevoir, «parce
+qu'une ennuyeuse corvée l'obligeait à sortir», et il apprenait
+maintenant en quoi consistait cette prétendue corvée. Mme Liebling
+s'était gardée de le prévenir qu'elle irait chez Mme Nicolaïdès. Elle
+craignait sans doute qu'il ne vînt l'y surprendre, et qu'il ne gênât ses
+coquetteries avec le prince Gregoriew!--Jacques se voyait déjà négligé
+pour le nouveau héros du jour, et, furieux d'avoir été joué, il mordait
+jusqu'au sang ses lèvres pâles. Dans sa pensée, cette rencontre chez Mme
+Nicolaïdès était préméditée, et il fallait que cette odieuse flirtation
+eût été poussée très loin pour qu'on en fît déjà des gorges chaudes!...
+La colère le secouait. Il tournait des regards ombrageux vers la petite
+table, et l'envie le prenait de chercher querelle à quelqu'un.
+
+--Croyez-vous qu'il m'ait entendue? chuchotait Mme Acquasola, tandis
+qu'il s'éloignait.
+
+--Dame! répondait méchamment Jacobsen, vous avez le verbe un peu haut,
+et à moins qu'il ne soit sourd...
+
+--Ne pouviez-vous me faire signe?
+
+--Pourquoi? demanda le médecin en feignant une ignorance absolue; en
+quoi les attentions de Mme Liebling pour le prince peuvent-elles
+offenser M. Moret?
+
+--Mauvais plaisant!... Vous savez bien qu'il l'adore, et qu'il a quitté
+sa femme pour elle... Ah! je suis désolée!... Si je courais lui dire
+qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire?
+
+--Entre nous, ce serait un mauvais moyen de raccommoder les choses...
+Laissez M. Moret s'en expliquer avec Mme Liebling... Je vous promets
+qu'elle s'en tirera mieux que vous. Tenez, précisément la voici...
+
+Mania venait en effet d'entrer, éblouissante comme une tombée de neige,
+dans sa robe de crêpe de Chine blanc garnie de dentelles. Dès que
+Jacques l'eut aperçue, il se dirigea précipitamment vers elle, mais il
+fut prévenu par le prince Gregoriew. Ce dernier s'était avancé d'un air
+empressé, et saluant Mme Liebling:
+
+--_Christos vaskress!_ murmura-t-il d'une voix très douce.
+
+--Oh! prince, répondit Mania en riant, vous ne comptez pas que je vous
+embrasse, je suppose?... Ignorez-vous que je suis catholique romaine?...
+Pour moi, le Christ est ressuscité depuis treize jours, et vous arrivez
+un peu tard.
+
+--Mieux vaux tard que jamais, insista galamment Serge Gregoriew.
+
+[Illustration.]
+
+--Vous y tenez donc beaucoup? reprit-elle en continuant de plaisanter;
+en ce cas, je n'ai rien à refuser à un homme qui a campé entre le Tigre
+et l'Euphrate, sur remplacement même du paradis terrestre... et je
+m'exécute... _Voistina vaskress!_
+
+En même temps elle tendait sa joue sur laquelle le prince déposait un
+respectueux baiser.
+
+--Vous connaissez donc notre incomparable Mania? s'exclama la princesse
+Koloubine, qui survint; j'allais justement vous présenter l'un à
+l'autre.
+
+--J'ai eu l'honneur de rencontrer la baronne Liebling chez Mme
+Nicolaïdès, repartit Serge Gregoriew en s'inclinant.
+
+--A merveille... Puisque vous n'êtes plus deux étrangers, Serge
+Paulovitch, je vous constitue le cavalier de ma petite amie... Il y a là
+justement une table vacante... Mania chérie, du champagne ou du vin de
+Tokay?
+
+--Non, princesse, merci; une simple tasse de thé et des sandwichs.
+
+Sur un signe de Mme Koloubine, un maître d'hôtel avait apporté des
+viandes froides, du champagne et du thé sur la petite table, et le
+prince, après avoir offert une chaise a Mme Liebling, s'était assis en
+face d'elle.
+
+Tandis que le prince la servait, Mania jetait un coup-d'oeil circulaire
+sur les groupes épars dans le salon et cherchait à découvrir Jacques,
+mais le peintre, exaspéré par le baiser accordé à Serge Gregoriew,
+n'avait pu supporter le spectacle de Mania attablée avec celui qu'il
+considérait déjà comme un rival. Maladroit, ainsi que tous les amoureux
+sincères, il avait pris le parti de bouder au lieu de lutter d'amabilité
+avec cet étranger, et il s'était retiré dans la salle de billard où les
+hommes fumaient.
+
+Là, on ne fleuretait pas, mais on buvait beaucoup de champagne pour
+arroser les _Zakouski_ servis à profusion. Hors de la présence des
+dames, la conversation s'égayait de propos plus libres.
+
+Francis Lechantre, mis en bonne humeur par le Roederer de la princesse,
+s'amusait à ébaudir l'auditoire cosmopolite groupé autour de lui, en
+lâchant la bride à sa blague parisienne.
+
+--Non, messieurs, disait-il d'un ton gouailleur, vous voyez les choses
+par les petits côtés... Ce qui vous attire dans ce pays-ci et vous y
+retient, ce n'est ni Monte-Carlo et sa roulette, ni la promenade des
+Anglais avec ses palmiers pareils à des plumeaux, ni les orangers dont
+les fruits sont aigres comme des pommes à cidre. Les, salles de jeu
+toutes reluisantes d'or, nous les avions déjà vues à Bade; les palmiers,
+nous en possédons d'aussi beaux au jardin d'Acclimatation; des oranges,
+tous les épiciers en vendent... Non, ça n'est pas ça qui nous grise...
+C'est l'air et la lumière, c'est la joie de vivre qui éclate dans les
+yeux, dans les fleurs et dans le ciel; c'est une satanée odeur d'amour
+qui monte à la tête, qui fait trouver toutes les femmes jolies et qui
+rajeunit tous les visages. Voilà le vrai charme qui vous emballe, vous
+retourne comme un gant et qui nous fait battre la campagne!... Tenez,
+moi qui vous parle et qui ai passé l'âge des sottises, j'ai été déjeuner
+hier à la Ferme bretonne... J'ai horreur de ces endroits-là!... Mais j'y
+accompagnais une certaine Peppina qui a du phosphore dans les yeux et le
+diable au corps... Elle s'est pâmée devant les miroirs courbes où l'on
+se voit ridiculement aplati ou agrandi; elle m'a obligé à donner à
+manger aux cygnes et m'a attablé au jeu des _Nations_ où j'ai perdu un
+billet de cent francs! Il prononçait ces derniers mots avec une emphase
+naïve, comme si cette perte de cent francs pouvait ébaudir des gens
+habitués à considérer cent louis comme une bagatelle, et il ajoutait en
+vidant son verre;--Eh! bien, j'ai trouvé tout ça délicieux... L'air de
+Nice, messieurs l'air de Nice!
+
+En entendant cette enfantine confession, chacun éclatait de rire. Seul,
+Jacques ne se déridait pas. Il écoutait les charges de Lechantre sans
+les comprendre; regrettant déjà de s'être exilé du salon, il songeait
+qu'en ce moment Mania et le prince étaient assis l'un près de l'autre;
+une angoisse l'empoignait et il se demandait ce qui devait se passer
+entre eux, en son absence, ce qu'ils se disaient à mi-voix pendant ce
+tête-à-tête adroitement ménagé.
+
+Ce qu'ils se disaient? Rien vraiment qui pût l'inquiéter et motiver sa
+bouderie jalouse. Leur conversation aurait pu être entendue par toutes
+les oreilles. C'était la causerie décousue, légère, des gens du monde,
+relevée seulement de temps à autre par une fine pointe de flirtation
+entre deux sourires. Mania interrogeait Serge Gregoriew sur ses voyages
+et celui-ci lui répondait avec un mélange de condescendance et de
+galanterie:
+
+--Dites-moi, prince, avez-vous rencontré de jolies femmes dans votre
+expédition?
+
+--Quelquefois, madame, mais jamais d'aussi charmantes que celles que je
+vois ici aujourd'hui, répliquait Gregoriew en enveloppant Mme Liebling
+du regard admiratif de ses yeux bruns, deux yeux foncés et lumineux, que
+l'habitude de contempler des cieux et des pays divers semblait avoir
+encore colorés et agrandis.
+
+_A suivre._
+
+André Theuriet.
+
+[Illustration.]
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier
+1891, by L'Illustration- Various
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44812 ***
diff --git a/44812-h/44812-h.htm b/44812-h/44812-h.htm
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of L'illustration, No. 2499, 17 JANVIER 1891, by Various</title>
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+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44812 ***</div>
+
+<br><br>
+
+<div class="cont">
+
+
+
+
+ <p>L'ILLUSTRATION
+Prix du Numéro: 75 centimes.</p>
+
+ <p>SAMEDI 17 JANVIER 1891
+49º Année.--Nº 2499</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"><br><b>CÉLINE MONTALAND</b><br>
+Phot. Van Bozch, Boyer succr.</p>
+<br><br>
+
+ <h4>AVIS AUX ACTIONNAIRES<br>
+de L'ILLUSTRATION</h4>
+
+ <p>MM. les actionnaires de la Société du journal l'<i>Illustration</i> sont
+prévenus que l'Assemblée générale ordinaire aura lieu au siège social,
+13, rue Saint-Georges, à Paris, le samedi 31 janvier 1891, à deux
+heures.</p>
+
+ <h4>ORDRE DU JOUR:</h4>
+
+ <p>Examen, et approbation, s'il y a lieu, du bilan et des comptes de
+l'exercice 1890.--Répartition des bénéfices.--Fixation du
+dividende.--Renouvellement du conseil de surveillance.--Fixation du
+chiffre du traitement du gérant pour l'année 1891.--Fixation du prix
+auquel le gérant pourra procéder au rachat d'actions de la Société en
+1891.--Tirage au sort des obligations à rembourser en 1891.</p>
+
+ <p>Pour assister à cette Réunion, Messieurs les Actionnaires propriétaires
+de titres au porteur doivent en faire le dépôt avant le 25 courant, à la
+Caisse de la Société. Il leur sera remis en échange un récépissé servant
+de carte d'entrée.</p>
+<br><br>
+
+ <h3>COURRIER DE PARIS</h3>
+
+ <p>Le froid qu'il fait, les morts qui se succèdent les unes aux autres, la
+question du chauffage, le sort des pauvres gens, et, avec cela, les
+pièces nouvelles ou attendues, voilà, par ce rude hiver, les sujets de
+conversation des Parisiens qui n'ont pas encore pris le train de Nice.</p>
+
+ <p>Car maintenant, lorsqu'arrivent les mois de froidure, pour parler comme
+nos pères, c'est pour tous ceux qu'une fonction, une occupation, une
+médiocrité de fortune ou une habitude n'attache pas à une rue de Paris,
+une fugue véritable vers les bords bénis où la mer bleue gémit, cette
+mer bleue où l'ex-maire de Toulon jetait le trop-plein de ses aventures.</p>
+
+ <p>On part et les hôteliers parisiens, ces thermomètres spéciaux, nous
+diront que le nombre des voyageurs diminue de plusieurs degrés ici
+tandis que le chiffre grossit vers Cannes, Bordighera ou Saint-Raphaël.
+Et comment ne partirait-on pas? Il est convenu que le Midi est le jardin
+d'hiver de tout bon Parisien <i>dans le train</i>. Pour rester dans ce
+<i>train</i>, on prend celui de P.-L.-M. Il paraît qu'on soigne ses
+bronchites et qu'on réchauffe ses rhumatismes à la brise de la
+Méditerranée. Ce n'est pas toujours vrai. On s'y dorlote, mais on y
+grelotte. Qu'importe! On est dans le Midi. C'est le soleil du Midi,
+c'est la côte du Midi. Il n'y a que la foi qui sauve.</p>
+
+ <p>A vrai dire, les cavalcades et les carnavals ont, là-bas, un décor qui
+les fait valoir, et je ne sais rien de plus triste, à Paris, que les
+mascarades par ces froides nuits si longues. Quand je pense qu'il se
+trouve encore des gens pour se planter dans le vent, sur les trottoirs
+des environs de l'Opéra, et attendre l'entrée des masques! Il fallait
+les voir, samedi dernier, ces masques au nez rougi et aux mains gourdes,
+se rendant au bal de l'Opéra, par les rues désertes, balayées de la
+brise! Les pâles pierrots verdissaient sous leur farine; les clowns,
+avec leurs paletots jetés sur leur costume à paillettes, soufflaient sur
+leurs ongles endoloris, et les toreros (car il y a beaucoup de toreros
+parmi ces travestissements) toussaient mélancoliquement et battaient la
+semelle sur les trottoirs. O ciel d'Andalousie, nuits étoilées de
+Séville et de Grenade, où êtes-vous?</p>
+
+ <p>Il est banal de venir déclarer que cette gaieté est macabre, mais elle
+l'est. Ces fillettes qui ont l'onglée, ces bergères Watteau qui évoquent
+l'idée d'un prompt sirop pectoral, ce défilé de masques bizarres sous la
+lueur crue de la lumière électrique, c'est le carnaval parisien, c'est
+une gaieté convenue, je veux bien, mais c'est une gaieté de cimetière,
+et il faut avoir le goût du plaisir diantrement chevillé au corps pour
+s'aller enfermer dans une loge ou se faire étouffer dans un couloir afin
+de contempler de près cette mascarade hétéroclite!</p>
+
+ <p>Je disais, l'autre jour, que ces bals dureront toujours, parce qu'il y
+aura toujours des curieux. Il y aura toujours des grisettes aussi, et,
+par exemple, Céline Montaland, la bonne, l'excellente femme que la
+Comédie perdait la semaine dernière, Céline Montaland en était une par
+les goûts simples, la bonne grâce rieuse, la bonté: je répète le mot que
+tous ceux qui ont parlé d'elle ont écrit.</p>
+
+ <p>Véritablement la mort de cette charmante femme a été un deuil pour tous
+les amis du théâtre. Elle était depuis si longtemps applaudie, et elle
+avait passé sur tant de scènes parisiennes! Je lui ai vu jouer, pour ma
+part, une cantinière dans les <i>Cosaques</i>, la reine Bacchanal dans le
+<i>Juif-Errant</i>, Ida de Barency dans <i>Jack</i>, et une Espagnole au
+Théatre-Taitbout, dans une revue de fin d'année, où elle chantait en
+espagnol une <i>habanera</i> qui fit fureur. <i>Ollé! ollé!</i> Car elle avait
+l'air d'une manola andalouse, cette jolie Céline Montaland, et, en jupe
+courte, à dentelles et à résilles, avec une rose dans ses noirs cheveux,
+lorsqu'elle jouait le <i>Pied de Mouton</i>, on songeait à cette Petra
+Camara, à qui Théophile Gautier dédiait une des plus jolies pièces des
+<i>Emaux et Camées</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14">Peigne au chignon, basquine aux hanches,</p>
+<p class="i14">Une femme accourt en dansant.</p>
+<p class="i14">Dans les bandes noires et blanches</p>
+<p class="i14">Apparaissant, disparaissant.</p>
+</div></div>
+
+ <p>Mais les premiers succès de Céline Montaland étaient bien antérieurs au
+<i>Pied de Mouton</i>. Je me rappelle un soir lointain, un dimanche, où mon
+père et ma mère voulurent me mener au spectacle pour la première ou
+seconde fois. Le boulevard du Temple existait encore en ce temps-là.
+Nous nous présentâmes au guichet du Cirque-Olympique: il n'y avait pas
+de place; on y jouait l'<i>Armée de Sambre-et-Meuse</i>, une de ces pièces
+militaires et patriotiques si fort à la mode en ce temps-là et qui
+reviennent à l'ordre du jour maintenant, témoins le <i>Régiment</i> et <i>Nos
+sous-officiers</i>.</p>
+
+ <p>Nous nous rabattîmes sur la Porte-Saint-Martin. On y donnait les
+<i>Routiers</i>. Salle pleine.</p>
+
+ <p>--Allons au Palais-Royal, dit mon père.</p>
+
+ <p>Et nous allâmes au Palais-Royal, moi regrettant les canonnades de
+l'<i>Armée de Sambre-et-Meuse</i> et les tirades au salpêtre de Pichegru. Le
+Palais-Royal représentait alors la <i>Fille mal gardée</i> et <i>Maman
+Sabouleux</i>, deux pièces où apparaissait la petite Céline Montaland,
+brune, accorte, gâtée et fêtée par le public. Elle jouait, chantait et
+dansait. Oui, comme intermède elle dansait une polonaise, et je la vois
+encore en costume fourré, glissant sur la scène du Palais-Royal comme
+une mondaine sur la glace du Bois-de-Boulogne. J'entends encore le son
+métallique de ses talons de cuivre quelle frappait l'un contre l'autre.
+Jolie, cela va sans dire.</p>
+
+ <p>Pendant un entracte du <i>Prix Montyon</i>, regardez au foyer, dans les
+portraits peints par Émile Bayard, celui de Céline Montaland enfant.
+Elle est là, très vivante et, femme faite, elle avait gardé, épaissi par
+l'embonpoint, ce gai visage de brune fillette mutine.</p>
+
+ <p>Alors qu'elle était la petite Céline du Palais-Royal, tous les ans les
+collégiens de Paris lui envoyaient, après s'être cotisés, des bonbons
+pour ses étrennes. Parfois un de ces lycéens apportait, avec les
+pralines, une pièce de vers qu'il débitait au nom de ses camarades pour
+remercier <i>l'enfant prodige</i> d'avoir joué à Louis-le-Grand ou ailleurs.
+Les années avaient passé, passé, depuis ce temps, et les collégiens de
+1849 ou 1850 étaient devenus de gros bonnets, fonctionnaires, officiers
+supérieurs, magistrats. D'autres (en plus grand nombre) étaient morts.
+Mais, au jour de l'an, il était rare que Mme Céline Montaland ne reçût
+pas quelque sac de marrons ou quelque souvenir d'un des orateurs
+d'autrefois, de ces collégiens de jadis devenus quinquagénaires.</p>
+
+ <p>Parfois même elle trouvait encore des vers--vieillis comme leur
+auteur--d'un de ces poètes d'autrefois. C'était là sa joie.</p>
+
+ <p>--Cela me rajeunit, disait-elle, comme si elle avait abdiqué toute sa
+coquetterie.</p>
+
+ <p>Cette année, elle a dû recevoir les mêmes marques de sympathies des
+admirateurs de la comédienne à ses débuts, mais elle n'a pu être
+joyeuse. Ce jour de l'an a été lugubre et Céline Montaland avait joué
+pour la dernière fois.</p>
+
+ <p>Tout naturellement ses obsèques ont été pour la badauderie parisienne
+une occasion de rassemblement. Il paraît qu'on s'est, autour de
+Saint-Roch, bousculé pour voir les acteurs, comme autour du bureau de
+location d'une pièce à succès. N'ayant pas assisté à la scène, je n'en
+puis rien dire, mais certains journaux ont assuré que la curiosité du
+public manquait de recueillement.</p>
+
+ <p>La foule, après tout, est un dernier hommage pour un acteur ou une
+actrice qui disparaît. Musset n'a pas eu les funérailles de Rachel, et
+il en sera toujours ainsi. Paris adore ses acteurs. Il les sait toujours
+prêts à se mettre en avant pour une bonne &oelig;uvre. Voyez Sarah Bernhardt
+qui, avant de repartir vers les Amériques, voulait jouer <i>Phèdre</i> au
+bénéfice de la veuve de Poupart-Davyl et, dit-elle, à celui de M.
+Duquesnel.</p>
+
+ <p>Mais, en fait de funérailles, s'il était mort il y a vingt-deux ans, le
+baron Haussmann, avec quelle pompe on eût célébré ses obsèques! C'est un
+peu de l'histoire de Paris qui s'en va. Le baron Haussmann meurt pauvre,
+paraît-il, après avoir dépensé des millions. Il a expliqué dans ses
+<i>Mémoires</i> comment un préfet de la Seine de l'empire était, je ne dirai
+pas gêné, mais tout juste assez libéralement doté avec les sommes
+cependant prodigieuses que l'État mettait à sa disposition.</p>
+
+ <p>Que de frais de représentation! Que de luxe! quelles fêtes!</p>
+
+ <p>Le baron Haussmann fut en quelque sorte et pendant des années un
+vice-empereur aussi puissant que M. Rouher. Il était, à vrai dire, le
+roi de Paris. Et ce Paris, il le maniait, le perçait, le détruisait, le
+reconstituait, le <i>triangulisait</i> comme on disait alors, avec une
+activité insatiable. On ne fait pas d'omelettes sans casser des &oelig;ufs,
+dit vulgairement le proverbe. Tous ces embellissements coûtaient cher,
+et, un beau jour, le pouvoir du baron Haussmann croula sous le faix des
+sommes dépensées. L'opposition présenta à l'opinion publique la facture
+de ce Paris <i>haussmanisé</i> et un calembour jeté à propos fit la fortune
+d'un jeune avocat qui devait devenir un véritable homme d'État.</p>
+
+ <p>M. Jules Ferry publia une brochure, les <i>Comptes fantastiques
+d'Haussmann</i>, qui le mit au pinacle et fit mettre le baron au rancart.</p>
+
+ <p>Adieu les fêtes carillonnées où le comte de Bismarck buvait de la bière
+en causant chope en main comme un reître d'Albert Durer, son vidrecome
+entre les doigts!</p>
+
+ <p>Adieu les bals de l'Hôtel-de-Ville où la bourgeoisie parisienne se
+précipitait en faisant assaut de toilettes! Adieu les doux concerts où,
+<i>bianca e grassa</i>, Mlle Marie Rose chantait les <i>Djinns</i> du dernier
+opéra d'Auber!</p>
+
+ <p>Adieu aussi les médisances qui faisaient conter tout bas que Mlle
+Francine Cellier, du Vaudeville, n'était si bien vêtue, dans les pièces
+de Sardou, que parce qu'elle s'habillait à la <i>Ville-de-Paris</i>.
+Puissance et injures, tout s'abîmait en même temps, et le baron
+Haussmann tombait quelques mois avant l'empire. Mais, quoique tombé, il
+demeurait une figure. On lui gardait une reconnaissance d'avoir, tout en
+abattant bien des souvenirs historiques regrettés, assaini Paris, oui,
+de l'avoir assaini de telle sorte que le typhus en a été comme chassé et
+que le choléra n'y trouve plus un terrain de bataille. On ne débaptisa
+pas le boulevard Haussmann. Il sembla que la truelle du grand maçon
+Haussmann dût être sacrée si l'homme politique ne l'était pas. Lui,
+après être resté quelque temps dans l'ombre, chercha à ressaisir une
+place dans nos assemblées. Il fit une campagne électorale en Corse et il
+contait gaiement, au retour, qu'il avait, dans le maquis, traité la
+question politique avec le fameux bandit Bella-Coccia.</p>
+
+ <p>C'était en octobre 1877. M. Haussmann campait dans une plaine, sous la
+tente, mangeant du mouton embroché comme dans une <i>diffa</i> arabe. Puis il
+partait en voiture avec M. de Montero, je crois, lorsqu'une vieille
+femme au profil romain lui remettait un placet. C'était la femme d'un
+vieux bandit arrêté, Stampo, et demandant grâce pour lui. Quant à
+Bella-Coccia, il disait au baron Haussmann:</p>
+
+ <p>--Je garde le maquis pour avoir fait le coup de feu avec les gendarmes,
+du haut de mon moulin, mais mon beau-frère est brigadier dans la garde
+républicaine: il votera pour vous!</p>
+
+ <p>Et, M. Haussmann promettant de demander l'amnistie, le bandit lui
+tendait une gourde neuve, le faisait boire, buvait après lui, et,
+résolument:</p>
+
+ <p>--Maintenant, ce que vous me direz, je le ferai! A la vie, à la mort,
+<i>signor baron!</i></p>
+
+ <p>Prendre pour agent électoral le bandit <i>Bella-Coccia</i>, l'aventure ne
+manquait pas de fantaisie!</p>
+
+ <p>Ce qui en manqua, c'est l'ouvrage qu'il publiait, il y a si peu de
+temps. Les <i>Mémoires du baron Haussmann</i> sont d'un administrateur
+éminent; mais on voudrait, dans ses souvenirs, plus de curiosité et plus
+de vie.</p>
+
+ <p>Je n'ai rien dit du sculpteur Delaplanche, qui fut un artiste inspiré,
+je n'ai rien dit de M. Foucher de Careil... La mort va trop vite et le
+<i>Courrier de Paris</i> n'est pas un article nécrologique. Oh! le rude hiver!
+La Seine est prise! Les Parisiens s'amusent à la traverser. Mais ceux
+qui souffrent?... Les plaisirs de l'hiver sont chèrement payés de la vie
+des malheureux.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Rastignac.</span></span></p>
+<br><br>
+
+ <h3>L'HIVER DE 1890-91</h3>
+
+ <p>L'hiver que nous traversons sera inscrit parmi les hivers mémorables,
+tant par sa précocité que par sa rigueur. Il a commencé le 26 novembre.
+Jusqu'au 25, la température était restée assez chaude, et même
+supérieure à la moyenne; mais le 26 le thermomètre descendit tout d'un
+coup à un minimum de -2°,3, sans s'élever au-dessus de -0°,8, et donna
+comme température moyenne de cette journée -1°,6. Le lendemain, il
+descendit à un minimum de -7°, 1, et le surlendemain, 28, à -15°,0,
+minimum qu'il n'a pas dépassé depuis. C'était le commencement d'un froid
+persistant et rigoureux.</p>
+
+ <p>Cependant il y eut dégel le 2 décembre jusqu'au 9, puis regel du 10 au
+18, puis dégel du 19 au 21, puis regel du 22 au 31, puis dégel le 31 au
+soir jusqu'au 4 janvier, et regel dans la nuit du 4 au 5 jusqu'au 12 au
+soir. Du 26 novembre au 3 décembre, la moyenne de la journée a été
+inférieure à zéro, et il en a été de même du 8 au 18 décembre, du 23 au
+31, et du 6 au 12 janvier. Ces allures du thermomètre montrent qu'en
+réalité le froid n'a pas été aussi consécutif qu'on le croit, puisque le
+thermomètre n'est resté perpétuellement au-dessous de zéro que pendant 9
+jours de suite, du 10 au 18 décembre, ainsi que du 23 au 31. Quant à la
+glace, depuis le 26 novembre jusqu'au jour où nous écrivons ces lignes
+(13 janvier), il y a eu 45 jours de gelée, et seulement 3 jours de dégel
+(19, 20 et 21 décembre).</p>
+
+ <p>Ce sont là les observations de Paris (Observatoire du parc de
+Saint-Maur). La température moyenne du mois de décembre a été de -3°, 4.
+On ne trouve, depuis 1757, que trois mois de décembre aussi froids: ce
+sont ceux de 1829, 1840 et 1879.</p>
+
+ <p>La Seine a commencé à charrier le 29 novembre, puis, de nouveau--après
+le dégel du 4 au 8 décembre--le 11, puis, de nouveau encore, après le
+dégel du 19 au 22, le 25; enfin, une quatrième fois, après le dégel du
+31 décembre, le 7 janvier. Elle aurait dû être prise le 30 décembre et
+même le 16. En effet, sa congélation le 11 janvier à minuit a eu pour
+causes thermométriques une somme de -15°, 7 de froid dans les minima
+diurnes additionnés du 16 au 11, une somme de -15°, 7 dans les maxima,
+et une de 35°, 9 dans les moyennes diurnes. Or ce même état
+thermométrique avait déjà été atteint le 16 décembre et le 30. Mais la
+nature n'est plus souveraine dans la capitale du monde. Par le jeu des
+barrages, nos ingénieurs savent activer le courant, élever ou abaisser
+les eaux, disloquer les glaces et leur interdire toute stagnation. C'est
+ce qui est arrivé en décembre. Les effets de nos hivers ne sont plus
+comparables à ceux des hivers anciens, pas plus que ceux des
+inondations, qui jadis enlevaient les ponts de Paris et semaient la
+ruine et le deuil sur leur passage. Les météorologistes devront donc
+surtout comparer entre elles les indications plus mécaniques que
+pittoresques de la colonne thermométrique.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Après un mois de décembre très froid, comme nous venons de le voir, le
+dégel est arrivé le 31 décembre à 11 heures du matin, mais a été de
+courte durée. La Seine charriait encore considérablement le 31; le 1er
+janvier, les glaçons étaient presque entièrement fondus. Il y eut un
+léger retour du froid le 2 (min. 6°, 3°, max. X 2°, 2°,) et le 3 (min.
+-5°, 5°, max. X 2° 8°); le 4, température douce (min. 0°, 4, max. X 4°,
+4); le 5 pendant la nuit retour définitif du froid.</p>
+
+ <p>La Seine, dont la température était voisine de 0° depuis plus d'un mois,
+a recommencé à charrier le 7; le 10 les glaçons, presque soudés entre
+eux, marchaient avec une extrême lenteur, le 11 le fleuve était pris,
+dans toute la traversée de Paris, sur les deux tiers de sa largeur, il
+ne restait de courant visible et de glaçons en mouvement qu'au milieu de
+la Seine; dans la nuit du 11 au 12, elle a été entièrement figée.</p>
+
+ <p>La vitesse du courant, les obstacles, les ponts, sont autant d'éléments
+en jeu dans la congélation d'un fleuve. Ainsi, la série du froid n'a pas
+été plus intense ni plus longue du 6 au 11 janvier que du 23 au 30
+décembre et surtout que du 9 au 18 décembre, et pourtant, dans les deux
+premiers cas, la Seine n'a pas été prise, à cause du courant et de la
+levée des barrages. Ici, 6 jours de très forte gelée ont suffi.
+Toutefois si le dégel n'était pas arrivé les 31 décembre, l'aspect du
+fleuve charriant avec une extrême lenteur annonçait la congélation
+complète pour le lendemain.</p>
+
+ <p>L'arrêt du fleuve n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Le 11, vers
+10 h. 1/2 du soir, la soudure des glaçons a commencé au pont de Sèvres,
+dont les arches, relativement étroites, n'ont pu laisser passer les
+banquises, et ont ainsi arrêté le mouvement de descente. Il a suffi
+d'une heure pour que l'arrêt se répercutant en amont fût complet depuis
+le pont d'Auteuil jusqu'au pont National.</p>
+
+ <p>Le 12 au matin le fleuve était donc immobilisé, et toute la journée, les
+curieux ont afflué sur les rives pour contempler ce spectacle que les
+Parisiens n'avaient pas vu depuis onze ans; l'agrégation des glaces
+présentait au milieu du courant, notamment en amont du pont d'Austerlitz
+et du pont Sully, quelques solutions de continuité; il y avait sur ces
+points des sortes de lacs dont les eaux claires ne portaient aucun
+glaçon.</p>
+
+ <p>Le petit bras de la Seine sur la rive droite, depuis le pont de Sully
+jusqu'au pont Louis-Philippe, et dans lequel sont garés un nombre
+considérable de bateaux, était libre de glaces, grâce aux barrages
+supplémentaires reçus par l'estacade de l'Ile Saint-Louis.</p>
+
+ <p>Il en était de même dans le petit bras de la rive gauche, depuis le pont
+de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Là, un puissant
+remorqueur, ayant monté et redescendu le courant depuis les premières
+heures de la matinée, avait suffisamment divisé les glaces ensuite
+entraînées au-delà du bassin de la Monnaie par un jeu d'écluse.--On n'a
+encore pu traverser nulle part le fleuve à pied sec.</p>
+
+ <p>Pendant notre siècle, la Seine a été entièrement gelée à Paris aux dates
+suivantes: janvier 1803,--décembre 1812,--janvier 1820,--janvier
+1823,--décembre-janvier 1829-1830,--janvier 1838,--décembre
+1840,--janvier 1854,--janvier 1865,--décembre 1867,--décembre
+1871,--décembre 1879 et janvier 1891. Ces diverses congélations du
+fleuve parisien ont été fort inégales comme intensité et durée;
+quelquefois cette durée n'a été que de un ou deux jours tandis que dans
+le fameux hiver de 1829-1830, elle a été de trente jours. Pour que la
+Seine gèle à Paris il faut que le courant soit assez lent, c'est-à-dire
+qu'il n'y ait pas eu de pluie depuis longtemps, que la température de
+l'eau se soit graduellement abaissée à zéro, que des glaçons se soient
+formés sur les bords du fleuve ou dans le fond et, détachés par le
+courant, soient charriés à la surface et se soudent entre eux. Les
+obstacles, notamment les ponts, aident à cette congélation totale, qui
+n'arrive qu'après six jours au moins d'un froid persistant de 4° à 8°
+comme moyenne des maxima et minima.</p>
+
+ <p>Les débâcles sont parfois terribles. Cette année, pour en atténuer les
+effets, on a commencé par relever, en aval de Paris, le barrage de
+Suresnes, afin d'amener une hausse sensible des eaux en amont et
+d'exercer par suite une tension sur les glaces adhérant aux rives. Cette
+première opération doit être à bref délai suivie de l'opération inverse,
+c'est-à-dire d'un nouvel abaissement du barrage, afin d'accélérer la
+marche du courant des eaux ainsi élevées; de la sorte, s'il ne se
+produit pas une notable recrudescence du froid, une débâcle partielle
+pourra être créée et pour ainsi dire conduite à volonté.</p>
+
+ <p>Un nouveau dégel est arrivé le 12, au soir, accompagné d'une brume qui
+est tombée sur Paris à partir de 11 heures. Ce dégel a été annoncé
+quelques heures seulement auparavant par le changement du vent du nord à
+l'ouest. Durera-t-il? Le froid recommencera-t-il? C'est ce que nul ne
+peut dire.</p>
+
+ <p>La météorologie est très loin des certitudes de sa s&oelig;ur aînée
+l'astronomie. Nous pouvons prédire dix ans, cent ans, mille ans
+d'avance, le retour d'une comète, d'une planète, d'une éclipse, d'un
+phénomène astronomique quelconque, et nous ne pouvons pas deviner quel
+temps il fera demain! C'est quelque peu humiliant.</p>
+
+ <p>Il est tout naturel de chercher. Chacun le peut. Obtiendrons-nous des
+résultats satisfaisants? C'est moins sûr.</p>
+
+ <p>On aimerait voir les saisons régies par un cycle, comme les phénomènes
+astronomiques. L'hiver de 1879-80 ayant été très rude, on pense tout de
+suite à un cycle de 11 ans. Celui de 1870-71 ayant été assez rude, le
+cycle semble en partie indiquer une période de 9 à 11 ans. Le plus grand
+hiver du siècle, avec celui de 1879-80, a été celui de 1829-30. Une
+périodicité de 10 ans ou de multiples de 10 ans parait se confirmer
+davantage. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. J'ai sous
+les yeux le tableau de toutes les observations thermométriques faites
+depuis la fondation de l'Observatoire de Paris, depuis plus de deux
+siècles. Les plus grands hivers ont été ceux de:</p>
+
+<pre>
+1708--9 1829--30
+1715--16 1837--38
+1728--29 1840--41
+1775--76 1844--45
+1788--89 1853--54
+1794--95 1860--61
+1798--99 1870--71
+1802--3 1879--80
+1812--13 1890--91
+1822--23
+</pre>
+
+ <p>En s'amusant à grouper ces chiffres de certaines façons, on croit sentir
+vaguement s'en dégager quelques probabilités de périodes décennales.
+Mais, en fait, la probabilité est à peine supérieure à celle d'un nombre
+quelconque à la roulette. On a quelque présomption apparente d'imaginer
+que l'hiver de 1899-1900 sera froid, mais je ne conseillerais à personne
+de jouer là-dessus un pari sérieux.</p>
+
+ <p>D'autant plus que, jusqu'à présent du moins, l'astronomie n'offre aucune
+base pour soutenir cette périodicité. La période des taches solaires est
+bien de dix à onze ans, et on l'a invoquée. Mais on n'a pris soin de la
+comparer avec une attention suffisante. Le froid actuel suit le minimum
+des taches solaires de près de deux ans. Celui de 1879-80 l'a suivi d'un
+an. Celui de 1870-71 est arrivé pendant le maximum. Celui de 1829-30 est
+arrivé un an après le maximum. Il n'y a donc pas de relation entre les
+fluctuations de l'énergie solaire et la température de nos hivers. C'est
+assez étonnant, mais c'est ainsi.</p>
+
+ <p>Il ne faut pas que ces difficultés nous empêchent d'étudier. La nature
+ne livre ses secrets qu'à la persévérance.</p>
+
+ <p>L'hiver actuel peut se résumer ainsi:</p>
+
+ <p>Une quarantaine de personnes sont déjà mortes de froid en France depuis
+le commencement de l'hiver.</p>
+
+ <p>Les plus basses températures observées ont été:</p>
+
+<pre>
+Moscou 31° le 7 janvier.
+Haparanda 29° le 6 janvier.
+Varsovie 24° le 29 décembre.
+Gérardmer 22° le 10 janvier.
+Épinal 20° " "
+Montargis 17° le 9 janvier.
+Loudun 16° le 10 "
+Paris 15° le 28 novembre.
+ " 13° le 15 décembre.
+ " 11° les 8 et 9 janvier.
+</pre>
+
+ <p>Fleuves et rivières gelés le 12 janvier: Seine, Yonne, Aube, Marne,
+Rance, Saône, Rhône, Charente, Loire, Dordogne, Garonne, Sorgues,
+Durance, Gardon. Mer prise à Blankenberghe et Ostende.</p>
+
+ <p>L'Espagne, comme tous les pays de l'Est, a partagé le sort de la France.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Camille Flammarion.</span></span></p>
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"><br><b>LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG.--La cérémonie<br>
+religieuse dans l'église russe de la rue Daru.</b></p>
+<br><br>
+
+ <h3>LE BARON HAUSSMANN</h3>
+
+ <p>Le baron Haussmann est mort subitement ces jours derniers. C'était un
+grand vieillard plein de verdeur et d'énergie encore, bien qu'il fût
+plus qu'octogénaire. Il avait gardé toute sa lucidité d'esprit et
+s'occupait en ces temps derniers de la publication du troisième volume
+de ses Mémoires. Il avait entrepris, en effet, d'expliquer la genèse de
+l'&oelig;uvre grandiose à laquelle son nom reste attaché: averti par les
+controverses qui l'avaient assailli à l'heure même où il transformait et
+embellissait Paris, le baron Haussmann avait compris que, pour mériter
+d'être défendu par son &oelig;uvre devant la postérité, il fallait d'abord
+défendre cette &oelig;uvre devant les contemporains.</p>
+
+ <p>C'est donc un peu par M. le baron Haussmann lui-même que nous apprenons
+qu'il était petit-fils d'un conventionnel, porté par erreur comme ayant
+voté la mort du roi, et qu'avant d'entrer dans l'administration il avait
+songé à une carrière artistique et fréquenté le Conservatoire. Mais la
+destinée du baron Haussmann lui fit délaisser en temps utile les classes
+musicales pour l'uniforme de sous-préfet. C'est, sous le règne de
+Louis-Philippe qu'il débuta; il vit s'écrouler la monarchie de Juillet
+et surgir la République de 1818 sans trop s'émouvoir: son c&oelig;ur
+n'appartenait ni au gouvernement déchu ni au régime nouveau. Il les
+voyait se succéder d'un &oelig;il prudent et indifférent, d'une âme un peu
+méprisante à l'égard de ces gouvernants qui essayaient de réaliser la
+liberté sous des formes diverses. Lui, le baron Haussmann, était acquis
+d'avance à l'homme qui voudrait restaurer l'autorité et utiliser en
+pleine lumière ses talents d'administrateur, qui moisissaient en
+d'obscures préfectures de province: le prince Louis-Napoléon lui
+apparut, dès son élévation à la présidence de la République, comme le
+dictateur attendu. Son nom était un gage certain, à divers titres, pour
+le baron Haussmann, dont le père et le grand-père avaient servi les
+Bonaparte. Il suivit donc l'étoile naissante, il la salua dans l'Yonne
+avant, beaucoup d'esprits perspicaces, et se trouva un beau jour préfet
+de la Seine, à la tête d'une administration qui était un ministère et
+qu'aucun contrôle indiscret ne venait troubler dans ses hautes
+combinaisons.</p>
+
+<p class="rig"><img alt="" src="images/003a.png"><br>
+<b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;LE BARON HAUSSMANN<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'après une photographie de M. Pirou.</b></p>
+
+ <p>Une promenade à travers le Paris moderne en dit plus aux gens de notre
+génération que bien des volumes, sur l'&oelig;uvre accomplie par le baron
+Haussmann. Ces larges avenues, ces voies amplement aérées, où joue
+librement la lumière, ou circule sans encombre le torrent d'élégance et
+d'activité qui constitue la vie parisienne, c'est le baron Haussmann qui
+les a créées. Certes, Paris a dû payer, et payer un peu cher, sa
+toilette nouvelle; on ne l'a pas consulté sur l'à-propos des
+bouleversements qu'on lui imposait; mais faut-il y regarder tant de fois
+et de si près quand on est, comme aujourd'hui, en présence du fait
+accompli, et d'un fait d'une si haute portée historique et sociale? Nous
+ne le pensons pas. La rue de Rivoli prolongée, le boulevard Sébastopol
+créé, comme aussi la rue Turbigo, les boulevards Haussmann et
+Malesherbes, la construction des Halles Centrales, des parcs des
+Buttes-Chaumont de Montsouris, de Monceau, la métamorphose des bois de
+Boulogne et de Vincennes, voilà assurément des titres à la
+reconnaissance généreuse de tous ceux qui aiment Paris. Il ne faut pas
+marchander cette reconnaissance à la mémoire du baron Haussmann.
+L'Empire avait comblé d'honneurs le haut fonctionnaire en lui conférant
+la dignité sénatoriale et la grande-croix de la Légion d'honneur; les
+Parisiens lui ont voué un souvenir de gratitude: ceci dure plus et vaut
+mieux que cela.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/003b.png"><br>
+<b>
+M. FOUCHER DE CAREIL&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+M. EUGÈNE DELAPLANCHE<br>
+
+ D'après une photographie de M. Truchelut.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+D'après une photographie de M. Pirou.</b></p>
+<br><br>
+
+ <h3>UN LABADENS</h3>
+
+ <p>Je ne sais si vous éprouvez quelque plaisir à prendre part à ces agapes
+périodiques que les associations amicales d'anciens Labadens ont mises
+depuis plusieurs années déjà à la mode. Pour ma part, je les exècre,
+attendu que rien, mieux quelles, ne me fait plus durement sentir
+l'outrage des années qui s'accumulent, la fâcheuse décrépitude qui
+menace, et ne me montre la profondeur des rides que la patine du temps
+creuse au front de mes contemporains, sans pour cela épargner le mien.</p>
+
+ <p>On s'était connu jeune, ardent, rose, joufflu, ruisselant de cheveux et
+d'illusions: on se retrouve alourdi, glabre, chauve, bedonnant et
+sceptique. On s'abreuve de mauvais champagne et de vieux souvenirs; mais
+ceux-ci, on les regrette, et celui-là fait mal à l'estomac. On se bat
+les flancs pour trouver drôles un tas de vieux anas que leur parfum
+classique impose, et on est forcé de feindre l'enthousiasme pour les
+mérites transcendants d'un jeune élève, lauréat de l'association, dont
+le folio, exhibé par M. le proviseur ému jusqu'aux larmes, est blanc de
+retenues et de vers à copier! C'est odieux!</p>
+
+ <p>Ajoutez à cela que si, rebelle parfois aux tendres soins que
+l'Université, <i>alma parens</i>, prodigue à ses nourrissons, vous avez dû,
+pendant les dix années de vos études, traîner vos fonds de culottes un
+peu partout; si votre caractère, trop peu apprécié par les uns, vous a
+forcé à aller demander à d'autres le complément d'une instruction
+interrompue par la catastrophe d'une exclusion fatale, vous risquez
+d'être impuissant à suffire à l'afflux de banquets qui vous attend, et
+de condamner votre estomac à un régime qu'il n'a plus la force de subir.
+On ne peut pas faire de jaloux, n'est-ce pas? et alors, gare à la
+gastrite!!!</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Hélas! bien que je me sois souvent fait ces réflexions si sages et que
+j'aie longtemps lutté courageusement contre les invites que m'envoyaient
+chaque année, avec une persistance aussi touchante qu'intéressée, les
+«chers camarades» des divers lycées où j'ai passé, j'ai dû céder à la
+fin... Et moi aussi, maintenant, je fais partie d'une association de
+Labadens! Et moi aussi, je mange une fois par an le saumon sauce verte,
+qu'accompagne le filet madère, et qu'arrose le champagne officinal. Moi
+aussi j'entends des discours, j'en fais même! Et je distribue des
+médailles en vermeil à de jeunes potaches qui partagent leur temps entre
+les chagrins d'Ulysse et les matchs du lendit! Voilà ce qu'on gagne de
+plus clair à la notoriété.</p>
+
+ <p>J'étais donc, certain samedi de la présente année, entré vers sept
+heures du soir chez le grand Véfour, où se passent d'ordinaire ces
+assemblées spéciales, et je déposais mon pardessus au vestiaire, quand
+je m'entendis interpeller par une voix inconnue, tandis que je recevais
+sur le ventre une tape qui voulait être amicale, mais que je jugeai
+parfaitement incongrue.</p>
+
+ <p>--Eh bien! donc, on ne reconnaît pas les vieux copains? Allons! dis vite
+bonjour! espèce d'homme de lettres.</p>
+
+ <p>Je regardai un peu ahuri. J'avais devant moi un gros homme, tout court,
+tout rond, dont le crâne en poire émergeait de quelques cheveux
+grisonnants, prolongés de chaque côté des joues par deux favoris
+filasse. Cette silhouette rappelait bien plutôt une praline dans de
+l'étoupe que la physionomie de quelqu'un que j'aie jamais connu.</p>
+
+ <p>--Désolé, mon cher, balbutiai-je... je ne vois pas très bien... et puis
+on change, tu sais... tout le monde change...</p>
+
+ <p>--Eh! parbleu, si on change!! Mais quand on a été voisin d'étude, que
+diable! on se reconnaît. Je t'ai bien reconnu tout de suite, moi.
+Poteau, je suis Poteau... Tu ne te rappelles pas?...</p>
+
+ <p>--Ah! parfaitement! Poteau... ah! très bien! Et... qu'est-ce que tu
+fais?</p>
+
+ <p>--Je ne fais rien! Je vis de mes rentes... J'ai été avoué en province,
+j'ai fait mes affaires, vendu ma charge, et maintenant je me repose...
+Dis donc, je m'asseois à côté de toi: nous causerons du vieux temps,
+hein? quand nous faisions enrager les pions... Et puis, tu sais, puisque
+je te retrouve, toi qui es dans les journaux, tu me donneras des billets
+de théâtre... Allons, viens!...</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>J'allai, et nous nous assîmes. Poteau se mit en devoir de faire repasser
+une à une devant moi toutes nos aventures de collège, qu'il me
+racontait, la bouche pleine, avec des gestes exubérants, et un gros rire
+épais. Il y avait celle de notre vaguemestre, un brave Alsacien, ancien
+tambour de la garde royale, qui venait crier les lettres dans la cour et
+aboyait: «Monsir Botot!» Or, comme nous avions un autre camarade
+réellement nommé Botot, nous nous faisions un malin plaisir de prendre
+la lettre, de la donner à celui des deux à qui elle n'était pas
+destinée, et d'envoyer celui-ci protester auprès du vaguemestre.</p>
+
+ <p>--Ce n'est pas pour moi cette lettre, vieux prétorien!</p>
+
+ <p>Ce mot de prétorien, que le pauvre homme ne comprenait évidemment pas,
+avait la propriété de l'exaspérer.</p>
+
+ <p>--Ch'ai bas tit Botot, ch'ai tit Podot, criait-il la face injectée et la
+moustache raidie. Fous êtes tous des <i>calobins!</i></p>
+
+ <p>Il y avait aussi l'histoire du roman, que le camarade Poteau se
+remémorait avec délices.</p>
+
+ <p>--Tu te rappelles bien le jour où j'ai été si bien refait sur les quais?</p>
+
+ <p>--Non, pas du tout.</p>
+
+ <p>--Mais si, nous étions en promenade, à la queue leu-leu, et nous
+longions les boutiques de bouquinistes. Moi, tu sais, j'ai toujours aimé
+la littérature, et j'étais constamment puni parce qu'on me confisquait
+des livres défendus. Voilà que, tout à coup, je vois s'étaler dans un
+éventaire un livre superbe, sur le dos duquel je lis le mot «roman».
+Au-dessus, était une étiquette portant en gros caractères la mention «50
+centimes». Vite, je tire dix sous de ma poche, je les lance dans
+l'éventaire, et je saisis le bouquin que je cache sous mon caban. Nous
+rentrions au lycée: je jette sur mon acquisition un regard curieux et
+rapide, et qu'est-ce que je lis... «<i>Roman history...</i>» une histoire
+romaine... et en anglais encore, moi qui ne savais pas un traître mot de
+cette langue, et qui suivais le cours d'allemand!</p>
+
+ <p>Cette fois, je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconfit que
+prenait encore la figure de mon gros voisin, au souvenir si lointain
+pourtant de sa mésaventure.</p>
+
+ <p>--Et... tu as conservé ton goût pour les lettres? lui dis-je.</p>
+
+ <p>--Naturellement. Seulement, tu comprends, quand on est avoué, on n'a pas
+beaucoup le temps... mais le théâtre, par exemple, je l'adore, et je
+compte bien...</p>
+
+ <p>Le président réclamait le silence. L'heure solennelle des toasts
+arrivait: je les écoutai tous sans faiblir; puis je lus le rapport dont
+j'avais été chargé sur les prix d'application et de bonne conduite, et
+je m'enfuis à l'anglaise, prétextant une affaire pressante au journal.
+Poteau m'avait accompagné jusqu'à la porte et en m'aidant à mettre mon
+pardessus:</p>
+
+ <p>--Tu sais, je compte sur toi... et quand on te jouera une pièce, ne
+m'oublie pas pour la première, au moins.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Je ne pensais plus depuis longtemps déjà ni à Poteau, ni au vaguemestre,
+ni à l'histoire romaine, ni aux Labadens que je retrouverai seulement
+l'année prochaine, quand l'autre jour le hasard m'a remis, pour une
+heure, en présence de mon ex-voisin d'étude et de banquet.</p>
+
+ <p>C'était à Versailles, sur la glace. J'étais allé patiner là-bas, dans le
+cadre féérique des hautes futaies blanches de givre, au pied du château
+désert, abri mystérieux de tant de grandeurs déchues et de tant de
+grâces oubliées, sur ce canal immense dont il semble qu'on ne doive
+jamais atteindre le bout. Dans le parc, on chassait, et les coups de feu
+de chaque <i>trac</i> nous arrivaient, répercutés par l'écho, avec le
+crépitement pareil à une mousqueterie de bataille. Et, tout en me
+laissant emporter à travers l'espace, je m'isolais dans le passé qui
+revit ici dans chaque bosquet, dans chaque statue, dans chaque arbre. Il
+me semblait que la brume tombant sur les pelouses allait se déchirer,
+que j'allais voir tout-à-coup, des fourrés, surgir des seigneurs poudrés
+faisant escorte à un homme de haute mine, qu'ils salueraient du nom de
+maître et de roi, tandis que des valets à grande perruque viendraient,
+un genou en terre, déposer devant lui faisans et chevreuils encore
+sanglants. Puis, de l'autre côté, je voyais un cortège de femmes
+exquises, dont les pelisses de renard bleu flottaient sur leurs larges
+paniers, descendre lentement le grand escalier de la terrasse, s'asseoir
+dans des traîneaux de laque et d'or, et venir jusqu'à moi, glisser en
+des courbes gracieuses, tandis que des Sylvains moqueurs les
+regardaient. Mes yeux, métamorphosés par la magique influence du cadre,
+ne voyaient plus les grotesques chapeaux ronds, les jaquettes
+quadrillées, les êtres barbus et mal vêtus qui s'agitaient autour de
+moi. Ils n'avaient plus devant eux qu'un tableau de Watteau ou de
+Laneret, enveloppé dans la buée d'or d'un horizon immense, où le soleil
+se couchait dans un crépuscule flamboyant.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Je fus tiré de ma rêverie par une voix étranglée qui disait mon nom, et
+par une main qui me saisit le bras brusquement, au risque de me faire
+tomber sur la glace.</p>
+
+ <p>--Ah! c'est toi! me dit l'affreux Poteau. Ah! je bénis le ciel, par
+exemple! Ah! tu vas m'aider!</p>
+
+ <p>J'allais certainement envoyer l'intrus à tous les diables, et
+l'accueillir comme on fait d'ordinaire à un chien qui apparaît au milieu
+d'un jeu de quilles... mais je me trouvais en face d'une figure
+tellement déconfite, tellement ravagée, tellement risible, que je me
+contins.</p>
+
+ <p>--A quoi faire? répondis-je quand j'eus repris mon équilibre.</p>
+
+ <p>--A trouver ma femme et à tuer son séducteur.</p>
+
+ <p>--Diable! Tu n'y vas pas de main morte.</p>
+
+ <p>--Non certes! je veux le tuer, tu entends, le tuer! C'est affreux,
+vois-tu, épouvantable!... Ah! il me le faut!... Le lâche! le
+misérable!... la coquine!... la coquine!...</p>
+
+ <p>--Voyons! du calme... Tiens! regarde, tout le monde rit en passant...</p>
+
+ <p>--Qu'est-ce que ça me fait!... je le tuerai! te dis-je, ou il me
+tuera...</p>
+
+ <p>--Eh bien! c'est dit. Mais qui est-ce?</p>
+
+ <p>--Eh! je n'en sais rien, parbleu! C'est un officier, voilà tout. J'ai
+reçu une lettre anonyme: «Si vous voulez trouver Mme Poteau, allez à
+Versailles, sur le canal. Vous la verrez patinant avec un officier de la
+garnison.» Voilà!</p>
+
+ <p>--Eh bien! repris-je, quel mal y a-t-il à cela?</p>
+
+ <p>--Comment? quel mal? Ah! par exemple! tu me la bailles belle, toi! Mais,
+parbleu! si elle patine avec ce môssieu, elle... bon! tiens, tu me feras
+dire quelque bêtise... Allons! viens! cherchons-la.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Nous partîmes, moi très ennuyé, Poteau trébuchant à chaque pas, allant
+dévisager sous le nez d'un air effaré tous les couples, grognant,
+ronchonnant, maugréant, maudissant l'armée française, le ministre qui ne
+fait pas travailler les officiers, les femmes qui aiment l'uniforme, les
+villes de garnison qui ne sont pas à cent lieues de Paris.</p>
+
+ <p>Je suivais, moitié colère, quand je voyais les gens rire de mon
+compagnon, moitié riant moi-même quand je le regardais. Enfin la nuit
+vint, tombant presque tout d'un coup, comme il arrive en ces courtes
+journées d'hiver. Force était de quitter les lieux et d'abandonner nos
+recherches... Je conduisis Poteau à la gare, malgré ses protestations et
+son acharnement à vouloir rester quand même... jusqu'à ce qu'il ait
+trouvé. Enfin je réussis à le fourrer de gré ou de force dans un
+compartiment, où je pris place à côté de lui.</p>
+
+ <p>Quand le train fut en marche:</p>
+
+ <p>--Voyons! lui dis-je, montre-moi un peu cette lettre.</p>
+
+ <p>Il la tira de sa poche et me la tendit, de l'air aimable avec lequel on
+jette un os à un chien.</p>
+
+ <p>--Mais, imbécile, m'écriai-je, cette lettre n'est pas pour toi!</p>
+
+ <p>--Comment, pas pour moi!</p>
+
+ <p>Eh non, tu vois bien que ce n'est pas ton nom qui est sur l'adresse. La
+rue est bien la tienne, mais la poste s'est trompée... Tu peux dormir
+tranquille, Mme Poteau n'est pas coupable, et tu n'as besoin de tuer
+personne!...</p>
+
+ <p>Mon labadens voulait me sauter au cou. Je dus modérer ses transports.</p>
+
+ <p>--C'est encore comme mon aventure du quai, fit-il avec un rire bruyant.
+Seulement, cette fois, j'ai failli prendre le roman pour de l'histoire!
+Tiens! fais une pièce avec cela, et tu m'enverras des billets pour la
+première...<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Djallil.</span></span></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>LES EMPRUNTS FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE</h3>
+
+ <p>Le samedi 10 janvier 1891, à six heures du soir, les souscripteurs à
+l'Emprunt autorisé par la loi de finances avaient apporté dans les
+caisses de l'État une somme de 2 milliards 340 millions de francs.</p>
+
+ <p>Cette somme colossale, dont le poids en pièces de vingt francs est de
+755,000 kilogrammes et de 11,700,000 kilogrammes en argent monnayé, ne
+représentait que le premier versement de 15 francs par unité de trois
+francs de rentes. En apportant les 2,340 millions dont il vient d'être
+question, les souscripteurs s'engageaient à verser, aux époques fixées
+par le ministre des finances, une somme complémentaire de plus de 12
+milliards. En résumé, on leur demandait 869 millions, et 141 millions
+comme premier versement. Ils apportaient 14 milliards et demi, dont
+2,340 millions comme versement initial.</p>
+
+ <p>Tous les journaux, sans distinction de nuance politique, ont salué comme
+il convenait ce grandiose résultat. Les feuilles étrangères ont
+également manifesté leur admiration. Celles des pays amis n'ont pas
+marchandé l'expression de leurs sentiments. Celles qui émanent de
+contrées qui, pour des raisons diverses, nous sont hostiles ou
+simplement indifférentes, ont reconnu de bonne grâce qu'il était
+impossible de ne s'incliner point devant cette magnifique manifestation
+en l'honneur du crédit de la France.</p>
+
+ <p>De fait, il n'est pas de pays en Europe qui puisse, en quelques heures,
+trouver dans son épargne d'aussi incroyables ressources, car, il importe
+de le dire en passant, les sommes recueillies ont été fournies
+uniquement par les souscriptions faites soit en France, soit dans les
+colonies françaises. Il y a eu des souscriptions étrangères, et de fort
+importantes, mais elles ne figurent pas dans les totaux enregistrés
+ci-dessus.</p>
+
+ <p>Quelque disposé que l'on soit à examiner les choses froidement, et à
+faire abstraction de tout sentiment de chauvinisme, on ne saurait trop
+répéter que la France seule peut disposer d'un si éblouissant monceau de
+millions. Quant la Russie, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique, le
+Portugal, l'Espagne, l'Italie, contractent un emprunt, ils sont forcés
+d'ouvrir la souscription sur la plupart des grands marchés européens à
+la fois. Plus que tout autre, le marché français est mis à contribution;
+et il est de notoriété universelle qu'une importante opération
+financière ne saurait aboutir sans notre concours, qu'il s'agisse d'un
+emprunt proprement dit ou d'une conversion. La Russie en sait quelque
+chose, qui, depuis cinq ou six ans, a pu grâce à nous convertir une
+bonne demi-douzaine de ses emprunts, et se soustraire ainsi aux
+conditions onéreuses qui lui étaient faites par ses premiers prêteurs.
+L'Italie le sait bien aussi, puisque, le marché français lui étant peu
+sympathique pour des motifs que tout le monde connaît, il lui a été
+impossible de trouver à placer son papier. L'Angleterre, la riche et
+puissante Angleterre, dont les opulentes colonies comptent 300 millions
+d'habitants et dont le crédit est le seul qui puisse être comparé au
+nôtre, a vu, tout dernièrement, son premier établissement de crédit
+emprunter 75 millions en or à la Banque de France.</p>
+
+ <p>Quant à la France, c'est en France même qu'elle trouve l'argent dont
+elle a besoin, et même plus qu'elle ne demande, beaucoup plus: car
+l'emprunt de la semaine dernière a été couvert dix sept fois, et, en
+1886, pour une demande d'un demi-milliard, on a apporté plus de dix
+milliards!</p>
+
+ <p>L'entrain avec lequel l'épargne française souscrit les emprunts en
+rentes n'est pas dû à des avantages extraordinaires offerts par le
+Trésor à ses prêteurs. Le crédit national est si grand, que nous pouvons
+trouver de l'argent à de bien médiocres conditions. Il n'y a guère que
+l'Angleterre qui donne moins de revenu que nous. Aux cours actuels, les
+Consolidés anglais fournissent un revenu de 3.10% l'an, l'Autriche, avec
+sa Dette 4% en or, donne 4.16%; la Privilégiée d'Égypte rapporte 4.36%;
+l'Extérieure d'Espagne produit 5.10%; l'Hellénique 1881 offre 6.25%; le
+4% Hongrois constitue un placement à 4.30%; l'Italien, dont les coupons
+sont frappés d'un lourd impôt de 13%, voit son revenu ressortir à 4.55%;
+le Portugais, fort agité depuis les discussions entre l'Angleterre et le
+Portugal, paie, aux cours actuels, 7.75% à ses porteurs. Le taux moyen
+des derniers emprunts russes est de 4.10% environ.</p>
+
+ <p>Le 3% français, au cours de 95.50, rapporte 3.14% l'an. Le dernier 3% a
+été émis à 92.55; c'est du 3.24%. Mais les prix se sont élevés depuis
+l'émission, et l'heure est proche où les cours des deux 3% s'unifieront,
+pour marcher de concert vers le pair.</p>
+
+ <p>La différence est donc insignifiante entre le revenu de la rente
+anglaise (3.10%) et celui de la rente française (3.14 à 3.24%). Le
+crédit de l'Angleterre et de la France est donc sensiblement le même; et
+ce n'est pas une mince satisfaction pour ce pays-ci que d'être parvenu,
+après ses guerres, ses désastres, l'amoindrissement du territoire,
+malgré le plus lourd budget et en dépit de la plus forte dette publique
+qui soient au monde,--que d'être parvenu, disons-nous, à lutter avec
+notre voisine sur ce terrain où jusqu'alors, elle régnait en souveraine.</p>
+
+ <p>Si l'on entre dans le détail des choses, si l'on examine de près les
+circonstances accessoires, il n'est pas démontré, même, que l'outillage
+de la France, au point de vue financier, ne soit pas supérieur à
+l'outillage de l'Angleterre. Si cette dernière empruntait demain un
+milliard au taux de 3.15%, trouverait-elle quinze milliards? C'est
+douteux. Mais, il faut le dire bien vite, notre supériorité à cet égard
+provient surtout d'une répartition plus normale, plus démocratique si
+l'on peut dire, de nos ressources pécuniaires. En France, avec quinze
+francs d'argent comptant et une épargne quotidienne de 17 centimes par
+jour (le total des versements à effectuer par 3 francs de rente d'ici au
+1er juillet 1892 sur la nouvelle rente représentant cette petite somme),
+n'importe qui peut être créancier de l'État; c'est dire que le papier
+revêtu de la griffe du Trésor est à la portée du plus humble. En
+Angleterre, l'unité de rente est de trois livres sterling, plus de 75
+francs, ce qui représente un capital d'environ 2.500 francs aux cours
+actuels. En d'autres termes, la France, en cas d'emprunt, s'adresse à la
+population tout entière, du haut en bas de l'échelle sociale; chez nos
+voisins, on s'adresse seulement, par la force même des choses, à une
+classe relativement privilégiée, au <i>select few.</i></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Ce n'est qu'à l'aide de longs et persistants efforts que nous sommes
+parvenus à asseoir notre crédit au rang qui, maintenant, lui est
+définitivement assigné. En 1817, il nous fallait payer 9.52% par an: la
+maison Baring (qui depuis...) ne voulut en effet prendre notre 5% qu'à
+52 fr. 50. En 1825, sous M. de Villèle, il y avait déjà un progrès
+considérable, puisque ce ministre parvenait à emprunter 400 millions en
+5% à 89.55, soit à 5.58%. Quelques années plus tard, nouvelle
+amélioration; le gouvernement émettait un emprunt 4% à 102 fr., soit à
+3.98%. Mais, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le
+crédit national retomba. En 1831, on demanda 120 millions en 5% à 98 fr.
+50, soit à 5.07%; on obtint à peine 20 millions. En 1841, en 1844, en
+1847, ce n'est qu'en s'assurant le concours de puissants syndicats de
+banquiers, français et étrangers, qu'on parvient à placer la rente
+française dans le public, à qui cette rente rapportait de 4 1/2 à 5%.</p>
+
+ <p>Elle produisit plus encore pendant la République de 1848, qui fit deux
+emprunts en 5%, émis, le premier à 71 fr. 60, le second à 75 fr. 25;
+leur intérêt se dégageait à 6.98% et à 6.64%.</p>
+
+ <p>Sous l'empire, on commença de s'adresser directement au public;
+jusqu'alors, on l'a vu plus haut, on était placé sous l'onéreuse tutelle
+des syndicats de banquiers. Le nouveau système réussit à merveille. En
+1854, le gouvernement emprunta 250 millions, en 5% à 92.50 ou en 3% à 59
+fr. 20 nets, au choix du souscripteur. L'intérêt était ainsi de 5.40%
+environ; le public apporta 467 millions en 5%. En 1855, pour un emprunt
+de 750 millions émis aux mêmes conditions que le précédent, la
+souscription publique produisit 2.175 millions, dont 450 millions
+fournis par l'étranger. En 1859, un emprunt de 520 millions fut offert;
+le public apporta quatre milliards. En 1868, quinze milliards se
+disputèrent les 450 millions en rente 3% émis par le gouvernement. Il
+est vrai que ce 3%, vendu 70 francs, était en réalité du 4.30%. En 1870,
+au moment de la guerre, l'emprunt de 805 millions, en 3% à 60 fr. 60,
+fut largement souscrit. Le revenu en était de 4.95%.</p>
+
+ <p>Après la guerre, comme on le comprend aisément, les emprunts, dits de
+libération du territoire, se ressentirent de la situation du pays, et
+rapportèrent environ 6% aux souscripteurs. Mais les sacrifices matériels
+que dut faire la France furent superbement compensés par les
+encouragements moraux qu'elle reçut. Qui ne se souvient de l'emprunt 5%
+de trois milliards, émis en 1872, et qui fut l'occasion d'un mouvement
+de capitaux tel, qu'il ne se renouvellera probablement jamais. On mit
+quarante-trois milliards à la disposition de la France. L'emprunt fut
+couvert une fois et demie en Angleterre, plus d'une fois en Allemagne,
+cinq fois par la France, cinq fois par le reste du monde!</p>
+
+ <p>C'est à propos de cet emprunt que, pour la dernière fois, en France, on
+eut recours aux services des syndicats de banquiers. M. Thiers savait
+bien, d'avance, que l'emprunt serait souscrit largement; mais il
+importait de relever les courages abattus, de faire renaître la
+confiance de tous, de rendre, d'un seul coup, tout son lustre au crédit
+national. Un succès? Ce n'était pas assez: il fallait un triomphe, et M.
+Thiers mit tout en &oelig;uvre pour obtenir ce résultat. Il offrit aux grands
+banquiers des irréductibilités, sachant bien que ces banquiers, ainsi
+amenés à travailler pour eux-mêmes, travailleraient en même temps dans
+l'intérêt du pays. Le président de la République comptait que cette
+combinaison contribuerait puissamment au succès; mais jamais, dans ses
+prévisions les plus optimistes, il n'espéra la prestigieuse apothéose
+dont plus haut il est parlé!</p>
+
+ <p>Trois derniers emprunts à noter. En 1881, le 3% amortissable apparut. Il
+fut, pour une somme de 1 milliard, émis à 82 fr. 25, produisant ainsi
+3.60%, et l'émission fut couverte 14 fois. En 1884, une seconde émission
+de 350 millions d'amortissable à 76.60 fut souscrite une fois et demie,
+au taux de 76.60; l'intérêt est de 3.91%. Enfin, 1886, l'État demanda
+5,000 millions en 3% à 70.80, c'était du 3.76%. L'emprunt fut couvert
+près de 21 fois.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>On a vu, au commencement de cet article, les résultats du dernier
+emprunt. Ils sont supérieurs à tous les autres, même à ceux de 1886.
+Car, nous venons de le dire, l'intérêt alors offert aux souscripteurs
+était de 3.76%. Cette différence de 0.52% est énorme, puisqu'elle
+représente près de 14% de diminution sur l'intérêt offert il y a quatre
+ans seulement.</p>
+
+ <p>Mais cette réduction dans le taux de l'intérêt n'est pas pour arrêter le
+souscripteur français, qui se trouve regagner amplement, par
+l'augmentation du capital, ce qu'il peut perdre du côté du revenu.
+L'Amortissable de 1881 gagne actuellement 15 francs; c'est 18 1/2%
+d'augmentation pour le capital primitivement engagé. L'Amortissable de
+1884 gagne 20 francs; c'est plus de 26% d'augmentation. Le 3% perpétuel
+de 1886 gagne 15 fr. 50 sur son cours d'émission; c'est un accroissement
+de plus de 19% du capital.</p>
+
+ <p>Il est permis de croire que le mouvement d'ascension du crédit de la
+France n'est pas près de s'arrêter. Ce pays est riche; il a toujours eu
+la tradition du travail et de l'épargne: il continuera. A cet égard, le
+passé et le présent sont caution de l'avenir.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Ch. Friedlander.</span></span></p>
+
+
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/004a.png"><br><b>L'HIVER DE 1890-91. Les glaces dans la mer du Nord:<br>
+L'entrée du port d'Ostende.--Phot. Le Bon.</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/004b.png"><br><b>L'HIVER DE 1890-91.--Le vapeur «Ashton» au milieu des
+glaces, à Ostende.--Phot. Le Bon.</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"><br><b>L'EMPRUNT NATIONAL DE 869 MILLIONS. Souscripteurs à<br>
+quinze cents francs de rente et au-dessus.</b></p>
+
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/006.png"><br><b>Le palais de la Diète suédoise, à Stockholm.</b></p>
+
+ <h3>LES PARLEMENTS ÉTRANGERS</h3>
+
+ <h4>VIII</h4>
+
+ <h4>SUÈDE</h4>
+
+ <p>Le parlement suédois a existé de tout temps. Celui que les Suédois ont
+surnommé le Roi-Soleil, Gustave III, l'avait, pendant quelques années,
+réduit et même supprimé, mais ce monarque peu libéral fut tué, comme
+l'on sait, à l'Opéra de Stockholm d'un coup de pistolet en 1792.</p>
+
+ <p>Pendant des siècles le parlement suédois se composait de quatre
+chambres: la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans. C'est
+la noblesse qui presque toujours dominait, et on lui permettait de
+dominer parce qu'elle était la gloire du pays, alors que la Suède était
+un État puissant et que ses rois triomphaient sur les champs de bataille
+de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie et de la Pologne.</p>
+
+ <p>Quand le fils de Gustave III, Gustave-Adolphe, fut violemment détrôné en
+1809, ce qui le fit devenir même à peu près fou, la constitution
+suédoise fut un peu modernisée et la puissance dangereuse du roi
+considérablement réduite, mais on gardait toutefois les quatre Chambres
+où les sièges de la noblesse étaient héréditaires, comme en Angleterre.</p>
+
+ <p>Mais bientôt les idées nouvelles se répandaient en Suède, le pays se
+développait intellectuellement, et dans ce siècle de libéralisme,
+d'inventions et de progrès, ce système des quatre Chambres devint
+intolérable au point de vue politique et pratique. Après de laborieuses
+discussions et une opposition catégorique de la part de la noblesse, on
+obtint enfin en 1866 une réforme de la représentation nationale. C'est
+là d'ailleurs le seul grand événement qui ait traversé la vie politique
+de la Suède dans les temps modernes, et la seule fois que les noms de
+ses hommes d'État devinrent vraiment connus hors du pays. Le père de la
+réforme, c'est du reste ainsi qu'on l'a surnommé, fut M. le baron Louis
+de Geev. Il appartient à une vieille famille d'origine belge; il est né
+en 1818, et, après une brillante carrière judiciaire et de nombreuses
+excursions dans la littérature sous forme de romans historiques, il fut
+nommé en 1875 président du conseil et garda ce poste jusqu'en 1880. <i>La
+gauche et la droite</i> n'existant pas dans la politique suédoise, on ne
+peut guère dénommer son cabinet: tout ce que l'on peut en dire, c'est
+que c'était un cabinet conservateur, mais de nuance assez pâle. Quoi
+qu'il en soit, c'est à M. de Geev que l'on doit en grande partie la
+constitution actuelle dont nous allons exposer le système.</p>
+
+ <p>La forme du gouvernement est une monarchie héréditaire avec une Diète
+composée de deux Chambres: la «première», élue par les conseils
+provinciaux et par les conseils municipaux des grandes villes; la
+«deuxième», élue, au suffrage à deux degrés, par des électeurs
+censitaires. Le roi a un droit de veto absolu.</p>
+
+ <p>Les membres de la «première», sont élus pour neuf ans; ils sont
+actuellement au nombre de 145 et ne touchent aucune indemnité. Cette
+Chambre, très aristocratique, renferme beaucoup de comtes et de grands
+financiers.</p>
+
+ <p>Les membres de la «deuxième» sont élus pour trois ans; ils sont
+actuellement au nombre de 222, et touchent par jour 15 francs
+d'indemnité. Cette Chambre renferme beaucoup de paysans, élus dans les
+campagnes, et beaucoup de commerçants, d'avocats et d'hommes de lettres,
+élus dans les villes.</p>
+
+ <p>La diète (<i>Riksdag</i>) se réunit tous les ans, en session ordinaire, le 15
+janvier; elle peut être convoquée en session extraordinaire par le roi,
+ou en cas de décès, de maladie ou d'absence du roi, par le conseil
+d'État.</p>
+
+ <p>Le roi a aussi le droit de dissolution, soit des deux Chambres
+simultanément, soit séparément de l'une d'elles, pendant les sessions
+ordinaires; il dissout les sessions extraordinaires lorsqu'il le juge
+convenable.</p>
+
+ <p>L'ouverture de la Diète a lieu, après un service religieux, par un
+discours du roi ou d'un ministre, en séance solennelle des Chambres
+réunies, et la clôture des sessions est aussi prononcée par le roi,
+après un service religieux, en séance solennelle. Le président
+(<i>talman</i>) et le vice-président (<i>vice talman</i>) sont nommés par le roi,
+et choisis, pour chaque Chambre, parmi les membres qui la composent.</p>
+
+ <p>La Diète partage le droit d'initiative et le pouvoir législatif avec le
+roi: le consentement du Synode est nécessaire pour les lois
+ecclésiastiques, mais les deux Chambres ont seules le droit d'établir le
+budget. Lorsqu'un dissentiment se produit à l'occasion du budget, on
+additionne les voix de tous les membres des deux Chambres, et un
+bulletin mis à part, lors du vote dans la «deuxième» Chambre, détermine
+la majorité en cas de partage. On évite ainsi les situations tendues et
+les crises; mais naturellement la deuxième Chambre, qui a l'avantage du
+nombre sur la première, reste souvent victorieuse et impose les
+décisions dictées par son esprit économique, ce qui fait qu'elle
+détourne d'elle la bourgeoisie et l'aristocratie, qui ne savent pas
+toujours combien le paysan suédois a de peine à gagner son pain.</p>
+
+ <p>Nous avons dit plus haut que les membres de la première Chambre étaient
+élus par les conseils provinciaux et les conseillers municipaux des
+villes ayant au moins 25,000 âmes. Chaque fois qu'il y a une vacance, ou
+que le roi ordonne de nouvelles élections, les conseils provinciaux ou
+communaux se réunissent en session extraordinaire, et chaque conseil
+provincial ou communal élit un député à raison de 30,000 habitants
+compris dans son territoire.</p>
+
+ <p>Pour être éligible à la première Chambre, il faut avoir trente-cinq ans,
+justifier d'avoir payé à l'État depuis trois ans un cens d'au moins
+1,100 francs, et appartenir à la religion luthérienne.</p>
+
+ <p>Quant à la seconde Chambre, est électeur tout Suédois âgé de vingt-cinq
+ans, domicilié dans la commune et ayant droit de vote dans les affaires
+générales. Il doit, en outre, remplir l'une des trois conditions
+suivantes: 1° avoir la propriété ou l'usufruit d'un immeuble, évalué
+pour l'assiette de l'impôt au moins à 1,000 couronnes (1,380 fr.); 2°
+avoir à ferme pour la vie, ou pour vingt ans au moins, un immeuble
+agricole évalué à 6,000 couronnes (8,280 fr.); 3° payer à l'État un
+impôt calculé sur le revenu annuel d'au moins 800 couronnes (1,104 fr.).</p>
+
+ <p>Est éligible tout Suédois luthérien jouissant, depuis un an, de ses
+droits d'électeur dans l'une des communes de sa circonscription
+électorale.</p>
+
+ <p>Ainsi constitué, le Riksdag est un parlement calme. Il s'y passe
+rarement de ces scènes tumultueuses, de ces discussions qui ont un grand
+retentissement hors du pays. Les comptes-rendus des séances ont rarement
+un grand intérêt.</p>
+
+ <p>La deuxième Chambre actuelle a été élue en 1888, et diffère notablement
+de celle à laquelle elle succède. La grande question de la protection
+des blés suédois a fait tomber beaucoup de libre-échangistes dans les
+provinces. Cette protection de l'agriculture nationale a une majorité
+dans la première Chambre, mais elle ne l'aurait certainement pas dans la
+deuxième Chambre et dans les votes communs, si un incident très
+singulier n'avait pas fait remplacer les 21 libre-échangistes nommés à
+Stockholm par 21 protectionnistes. Voici comment les choses se sont
+passées, car le fait est curieux à connaître, au point de vue des règles
+électorales de la Suède. Un des 21 libre-échangistes élus par la
+capitale avait oublié de payer son impôt, une vingtaine de francs
+environ, et, par cet oubli, non seulement son élection devenait
+illégale, mais encore celle de ses vingt autres collègues; d'un autre
+côté, on ne pouvait pas faire de nouvelles élections, de sorte que ce
+furent ceux qui avaient obtenu le plus de voix après les membres
+invalidés qui devinrent à leur tour députés. Le parlement fut ainsi
+privé de plusieurs hommes très distingués, notamment M. Nordenski&oelig;ld,
+le grand voyageur, le rédacteur Hedin, qui est incontestablement le
+premier orateur politique, etc. En revanche, on a reçu M. de Laval, dont
+les inventions agricoles sont fort estimées.</p>
+
+ <p>La deuxième Chambre compte parmi ses membres un grand nombre de paysans
+dont le doyen et le chef était M. Ifvarson qui vient de mourir; depuis
+quelques années il occupait le poste de vice-président.</p>
+
+ <p>Parmi les membres de la première Chambre, il convient de citer d'abord
+le baron Louis de Geer, qui fut président du conseil, ainsi que les
+comtes Posse et Themptander, M. Lundberg, archevêque de Suède, et les
+rédacteurs MM. Hedlund et Borg.</p>
+
+ <p>Le ministère actuel est protectionniste, sans l'être toutefois d'une
+façon agressive. On l'appelle le ministère des barons, parce que, sur
+les dix ministres dont il se compose, six sont barons ou comtes.</p>
+
+ <p>Le président du conseil actuel est M. le baron Johan Gustaf Nils Samuel
+Aakerhjelm, grand'croix de tous les ordres suédois, grand'croix de
+Saint-Olaf, etc., né en 1833. Il est très protectionniste. Il a eu
+d'abord l'intention de cumuler les fonctions de président du conseil et
+de ministre des affaires étrangères; mais devant les nombreuses
+protestations qui se sont élevées il a dû y renoncer, et c'est M. le
+comte Lewenhaupt, ancien envoyé des Royaumes-Unis à Paris, qui a hérité
+de son portefeuille.</p>
+
+ <p>M. Lewenhaupt, ministre des affaires étrangères, est né en 1835. Comme
+tous ses prédécesseurs, il a été, au cours de sa carrière diplomatique,
+un excellent chef de bureau, un expéditionnaire habile. Mais ce qui
+suffisait autrefois n'est plus suffisant aujourd'hui, quoique un de ses
+chefs ait dit de lui: «Un diplomate qui se tait, et lève seulement les
+épaules, c'est du pur Metternich!» Est-ce à cela qu'il a dû d'être
+attaché d'ambassade à Paris, puis envoyé à Washington de 1876 à 1884?
+Pendant l'Exposition de 1889, il était à Paris, et les Suédois ont
+trouvé qu'il représentait mesquinement la Suède. Le ministre est, en
+effet, d'une économie excessive, et il avait pris un appartement très
+simple meublé d'une façon rudimentaire.</p>
+
+ <p>On lui a reproché de ne pas avoir assisté à l'inauguration de
+l'Exposition; on lui a surtout reproché de ne pas avoir assez plaidé la
+cause de l'Exposition auprès des autorités suédoises, car on aurait
+certainement voté l'argent nécessaire, et le roi eût bien été obligé de
+se départir de sa réserve vis-à-vis de la France.</p>
+
+ <p>M. Wennerberg, ministre des cultes, a fait les paroles et la musique
+d'une série de chansons d'étudiants qui sont très populaires dans toute
+la Scandinavie.</p>
+
+ <p>Quant à ce qu'on appelle en Suède <i>la maison du Parlement</i>, elle est
+vieille et peu décorative. On prépare un grand et magnifique palais pour
+recevoir les députés; c'est-à-dire que l'on y pense, car le monument
+n'est encore qu'à l'état de projet et l'on en est à la période de
+concurrence des architectes, c'est dire que les habitants de Stockholm
+ne sont pas encore sur le point de voir la nouvelle Chambre. Mais que
+peut leur importer le bâtiment plus ou moins neuf, l'essentiel est que
+ce qui s'y fait soit bon: et c'est le cas. On est presque tenté de
+croire que ce n'est que dans les vieilles bâtisses qu'on fait de bonnes
+lois.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">P. Artout.</span></span></p>
+ <br><br>
+
+ <h3>QUESTIONNAIRE</h3>
+
+ <h4>N° 16.--Paris et Province.</h4>
+
+ <p class="mid"><i>Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de
+la Vie de province?</i></p>
+
+ <p class="mid">(14 Juin 1890.)</p>
+
+ <h4>RÉPONSES (suite)</h4>
+
+ <p>Paris est le soleil autour duquel les provinces gravitent comme des
+satellites éclairés de son reflet. Ils semblent en correspondance par le
+même langage, c'est-à-dire qu'ils emploient les mêmes mots, mais ces
+mots, rangés dans un dictionnaire, ont un sens tout différent dans les
+nuances de l'expression intime des idées, des sentiments et des
+passions. Le regard, la voix, le geste, voilà l'âme de la langue
+universelle au service du c&oelig;ur et de l'intelligence; le langage
+articulé n'en est que l'instrument imparfait, comme le style de
+l'écriture une froide traduction. C'est pourquoi, à l'exception du
+jargon judiciaire, lui-même fort obscur, mais mieux défini, Paris et les
+provinces peuvent entrer en communication extérieure, mais sans
+communion; ils peuvent même se comprendre, ils ne s'entendent
+pas.--<span class="sc">Volapuc.</span></p>
+
+ <p>Presque toutes les villes se métamorphosent; les plus anciennes, les
+plus originales, veulent être à la mode, toutes neuves, bourgeoises,
+avec des squares, des boulevards, des rues rectilignes, aux maisons à
+cinq étages, bordées de trottoirs en asphalte et éclairées au gaz, en
+attendant la lumière électrique. Les costumes nationaux ont presque tous
+disparu dans les provinces, et ces vêtements si pittoresques ont suivi
+la transformation générale. Les femmes suivent les modes de «la
+Capitale». Ces villes sont jalouses de Paris, comme des demoiselles
+d'honneur brodant leur bonnet de Sainte-Catherine autour du trône de
+leur reine couronnée. Elles la dénigrent et l'imitent, et ce sont ces
+deux sentiments alternés qui produisent un effet de comique si singulier
+dans leurs m&oelig;urs et leurs habitudes.--<span class="sc">Vieux Pommeau.</span></p>
+
+ <p>C'est un genre de dénigrer Paris et les Parisiens, et surtout les
+Parisiennes, qui s'occupent fort peu de la Province, et s'ils s'en
+occupent, c'est pour en rire. Celui-là, comme on dit, ne reçoit pas
+l'injure qui l'ignore: mais malheur à qui se fourvoie dans le guêpier.
+Les bonnes gens de petite ville ne pardonnent pas à ceux qui se tiennent
+en dehors de leurs coteries, et ils ont la haine de l'étranger, dont
+l'existence n'est pas circonscrite à l'ombre de leur clocher.--<span class="sc">Poligny.</span></p>
+
+ <p>Paris n'est pas un problème si étrange, un labyrinthe si inextricable,
+un dédale si compliqué. On peut connaître Paris comme son village.
+Qu'est-ce que Paris? C'est une ville qui a trois lieues de diamètre,
+neuf lieues de circonférence. On peut la traverser à pied en moins de
+deux heures, et en faire le tour entre le déjeuner et le dîner. Elle est
+un peu plus grande que les autres; les rues sont plus longues, les
+maisons plus hautes; mais enfin, ce sont des rues et des maisons, et on
+y retrouve les mêmes éléments que dans les villes secondaires. Je dirai
+même que Paris est une <i>Petite ville</i>, c'est-à-dire une agglomération de
+petites villes limitrophes qui n'ont entre elles aucune affinité ni les
+m&oelig;urs, ni les usages, ni les croyances, ni le costume, ni même le
+langage. Je ne parle pas des habitants de la Rive droite, qui disent
+pour passer les ponts: «Je vais de l'autre côté de l'eau», et des
+habitants de la Rive gauche: «Je vais à Paris.» Je parle des voisins qui
+se touchent. Qu'y a-t-il de commun entre la Ville du Faubourg
+Saint-Germain et la Ville dû Quartier-Latin? Elles sont aussi
+différentes qu'une douairière et une grisette, aussi séparées qu'une
+vieille monarchie et une jeune république. Ainsi des autres. Paris est
+une Petite ville, la Foire aux Cancans, la Grande Potinière.--<span class="sc">Rulwer.</span></p>
+
+ <p>J'ai toujours été indiffèrent à l'opinion des autres; je ne me soucie
+pas de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit de moi, je n'ai à subir le
+jugement de personne et je ne dois aucun compte de mes actes et de mes
+sentiments personnels. Voilà une déclaration de principes qui paraîtra
+la chose la plus simple à un Parisien; j'ai osé la faire à un
+Provincial, qui est tombé des nues; il m'a considéré avec inquiétude et
+s'est éloigné de moi comme d'un pestiféré.--<span class="sc">Petit clerc</span>.</p>
+
+ <p>L'ennui ronge la province; on le lit sur tous les visages. On connaît la
+ville, maison par maison; tout le monde se sait par c&oelig;ur. Les cancans,
+maigre chère, vieilles histoires ressassées, difficiles à rajeunir. Leur
+plus clair résultat est de semer la zizanie dans toutes les familles de
+Guelfes et de Gibelins. On traite les piqûres d'épingle comme des coups
+de stylet, on se brouille pour un mot, pour un sourire, pour rien, sans
+doute pour se désennuyer par les négociations du raccommodement. Un
+autre malheur de la province, c'est de se fâcher contre les choses, ce
+qui est inutile, dit Euripide, parce que cela ne leur fait rien du
+tout.--<span class="sc">L'Ennuyé.</span></p>
+
+ <p>La Bruyère n'a eu garde d'oublier la Province dans ses <i>Caractères</i>.
+Tout le monde connaît le tableau de la <i>Petite ville</i>, où Picard a
+trouvé le cadre de sa comédie, dont je ne détacherai qu'un trait:</p>
+
+ <p>La première représentation était incertaine, un seul mot décida du
+succès. Quand la mère apprend que celui des deux Parisiens sur lequel
+elle avait jeté son dévolu était marié, elle crie à sa fille:» Sortez,
+sortez, n'écoutez plus rien!» La petite ingénue provinciale ne perd pas
+la tête et répond avec sérénité: «Mais, maman, l'autre n'est peut-être
+pas marié?»--<span class="sc">Camille S.</span></p>
+
+ <p><i>Parisienne</i> et <i>Provinciale</i>, en dehors de Paris, sont des synonymes de
+<i>Courtisane</i> ou <i>Ménagère</i>, de Proud'hon. C'est un peu rustique, et
+aussi faux que cette autre formule: «Toute femme qui n'est pas à Dieu
+est à Vénus.»--<span class="sc">Vesta.</span></p>
+
+ <p>On ne saurait imaginer combien est banal, étroit, arriéré, ennuyé et
+ennuyeux, le monde d'une Petite ville de province; mais les gens sont
+partout les mêmes, et ce microcosme est la réduction exacte des plus
+grandes, qui se croient des rivales de Paris. Trois castes les
+composent: aristocratie orgueilleuse et fermée, bourgeoisie vaniteuse et
+jalouse, peuple envieux et gouailleur; castes aussi tranchées, séparées
+et divisées, par ce temps qui a la prétention d'imposer des m&oelig;urs
+égalitaires, qu'elles le furent jadis par la classification des Trois
+Ordres. Autrefois, elles n'avaient pas plus d'affinité que l'huile et le
+vinaigre; aujourd'hui, la Politique est le sel qui opère le mélange, et
+le Clergé, la Noblesse, la Bourgeoisie et le Peuple se fusionnent pour
+assaisonner la salade nationale. De là une physionomie nouvelle du monde
+provincial, où la garnison circule sans s'y mêler, et où les
+fonctionnaires forment une colonie temporaire. On a beau les changer,
+ils ont tous comme un air de famille, il semble que ce sont toujours les
+mêmes; le nouveau ressemble à son prédécesseur, son successeur lui
+ressemblera, et on ne parvient à les distinguer que par quelque signe
+particulier, quand ils en ont un.--<span class="sc">Tapis Vert.</span></p>
+
+ <p>Ce que je reproche à la province, ce n'est pas sa chape de plomb, qui
+endort la pensée et engourdit le c&oelig;ur, c'est son hypocrisie peureuse,
+la basse jalousie, l'envie à l'&oelig;il louche, qui y voit très clair, la
+haine, qui faussent les caractères et humilient l'intelligence, en
+soumettant tout le monde à l'esclavage de l'Opinion, qu'on méprise en
+secret. On se défie de l'ami et on flatte l'ennemi; on ménage la chèvre
+et le chou, on craint le loup et on ne veut pas se brouiller avec le
+batelier.--<span class="sc">Épine de rose</span>.</p>
+
+ <p>En causant avec les habitants de toutes les classes, les fonctionnaires,
+les notables, les marchands, les artisans, on apprend des choses vraies
+et beaucoup plus intéressantes que les monographies historiques. Tout le
+monde sait quelque chose et aime à dire ce qu'il a appris, à raconter ce
+qu'il a vu, à donner son avis sur les hommes et les choses qui le
+touchent de près et qu'il a occasion d'observer tous les jours. On a
+aussi quelquefois la chance de rencontrer des gens instruits et
+affables, qui ont du plaisir à faire les honneurs de leur
+pays.--<span class="sc">Tourist.</span></p>
+
+ <p>D'abord parce que c'est Paris, et que de toutes les capitales c'est la
+ville libre par excellence. La liberté ne consiste pas seulement à aller
+et à venir à sa guise, mais encore à n'avoir de rapports forcés avec
+personne. Les relations y sont nombreuses, faciles, et n'engagent à
+rien. On y vit tranquillement à sa guise, sans gêner personne et sans
+qu'on s'occupe de vous. Paris n'a jamais supporté de joug d'aucune
+sorte; quand on a l'indépendance de la fortune, on jouit de toutes les
+autres, jamais on ne rencontre d'obstacle, d'entrave, de gêne, on est
+libre dans la ville de toutes les libertés. De même règne partout
+l'égalité; le plus simple bourgeois ne songe même pas à s'étonner de se
+voir au théâtre, en omnibus, etc., entre un duc et un ministre. Enfin
+Paris la Grand'ville, le Beau Paris, est la Cité fraternelle et
+hospitalière, la seconde patrie de ceux qui en ont une et la patrie
+d'élection de ceux qui n'en ont plus.--<span class="sc">Liberté, Égalité, Fraternité.</span><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Charles Joliet.</span></span></p>
+
+ <p><i>(A suivre.)</i></p>
+ <br><br>
+
+ <h3>NOTES ET IMPRESSIONS</h3>
+
+ <p>L'on peut dérober à la façon des abeilles, sans faire tort à personne;
+mais le vol de la fourmi qui enlève le grain entier ne doit jamais être
+imité.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">La Mothe Le Vayer.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons, avant de
+crier, si elles sont bien à nous.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Anatole France.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Avoir trop d'esprit est une accusation qui sert, en Angleterre comme en
+France, à tenir éloignées du pouvoir les supériorités qui font ombrage
+aux médiocres.<br>
+
+<i>(Mémoires)</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Talleyrand.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La raison a, de tout temps, aimé à morigéner le sentiment.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Léon Say.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus
+mince espérance.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Émile Gaboriau.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a
+passé par la petite vérole: il reste grêlé.<br>
+
+ <i>Claude Larcher</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">(P. Bourget.)</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la
+rupture était possible.<br>
+
+ <i>Claude Larcher</i><br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">(P. Bourget.)</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Toute chaîne, fût-elle d'or, fait un jour un forçat de celui qui la
+porte.<br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">Adrien Chabot.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Le musicien qui a des réminiscences s'imagine, en les répétant, qu'elles
+lui appartiennent, comme le menteur, à force de reproduire un mensonge,
+finit par croire qu'il dit la vérité.<br>
+
+<i>(Pensées posthumes.)</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Louis Lacombe.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>L'âme reprend son vol, dès qu'on revit par elle.<br>
+
+<i>(Pages intimes.)</i><br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">Eugène Manuel.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La médecine de nos jours est aussi originale que savante: elle invente
+encore plus de maladies que de remèdes.</p>
+
+ <p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La célébrité qui s'acquiert le plus vite est celle du crime.<br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">G.-M. Valtour.</span></span></p><br>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007.png"><br><b>L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU.--Vue générale du palais
+et de ses annexes.</b></p>
+<br><br>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/008a.png"><br><b>Sur le sable.
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+La récolte des &oelig;ufs.</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008b.png"><br><b>L'empailleur.
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+Deux amis.</b></p>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008c.png"><br><b>Une capture.</b></p>
+
+
+
+ <p class="mid"><b>LE COMMERCE DES ALLIGATORS DANS LA FLORIDE.</b></p>
+
+ <br><br>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/008d.png"></p>
+
+ <p><b>Ouverture de la session parlementaire.</b>--C'est lundi 13 courant qu'a eu
+lieu la rentrée des Chambres. Cette fois-ci le vénérable M. Pierre
+Blanc, celui qu'on a surnommé un peu familièrement peut-être le <i>vieil
+Allobroge,</i> ne présidait pas la séance comme il l'a fait chaque année
+depuis si longtemps déjà. Ce n'est pas qu'il ne soit toujours vert et
+jeune en dépit de ses quatre-vingt-cinq ans, mais le froid et la neige
+l'avaient retenu bloqué dans son pays, la Savoie. Il a été remplacé au
+fauteuil présidentiel par M. de Gasté, un peu plus jeune que lui, mais
+pas beaucoup plus. Les secrétaires d'âge installés au bureau étaient MM.
+Argeliès, Lasserre, Pierre Richard et Maurice Barrés. Quatre députés,
+deux boulangistes. La proportion a dû paraître un peu forte, mais c'est
+le hasard qui est le seul coupable.</p>
+
+ <p>La présidence de M. de Gasté avait provoqué une certaine curiosité. Son
+discours a été court. Après avoir fait part à l'Assemblée de ses regrets
+que le vénéré M. Blanc ait été retenu loin de Paris, il a continué
+ainsi:</p>
+
+ <p>«N'ayant pas quitté Paris et quoique malade moi-même, j'obéis au
+règlement en venant ouvrir les travaux de votre session ordinaire.</p>
+
+ <p>«Dans la très courte allocution que je prononcerai, vous me permettrez,
+mes chers collègues, d'introduire le v&oelig;u que vous me veniez en aide, le
+jour où je vous demanderai de modifier nos lois constitutionnelles et de
+leur donner plus de similitude avec la Constitution américaine qu'avec
+la Constitution anglaise.</p>
+
+ <p>«En ce qui concerne nos travaux intérieurs, vous ne reprocherez pas à
+l'un de vos vétérans de regretter qu'à chaque renouvellement de
+l'Assemblée les propositions disparaissent et que les meilleures
+réformes voient ainsi quelquefois plus de trois législatures se succéder
+sans même être examinées.»</p>
+
+ <p>Il termine en souhaitant que pendant Tannée 1891 les commissions
+apportent à leurs travaux la plus grande activité.</p>
+
+ <p>Après que le doyen d'âge a pris place au fauteuil présidentiel, on a
+procédé au tirage au sort des bureaux.</p>
+
+ <p>M. Floquet a été élu président définitif.</p>
+
+ <p>Au Sénat, la séance d'ouverture a été présidée par M. de Lur-Saluces,
+sénateur de la Gironde.</p>
+
+ <p><b>Le ministère; l'Emprunt.</b>--L'impression générale, à la rentrée des
+Chambres, était que le ministère n'avait pas à craindre cette année les
+surprises qui suivent parfois la période d'accalmie connue sous le nom
+de «trêve des confiseurs». Par extraordinaire, on ne songe pas à
+renverser un cabinet qui date déjà de deux ans.</p>
+
+ <p>Le succès de l'emprunt explique en partie cette situation privilégiée
+faite aux membres du gouvernement et aussi, on peut le dire, les
+résultats des élections sénatoriales qui sont portés à l'actif du
+ministre de l'intérieur. Mais, si la victoire électorale des
+républicains peut contrarier ceux qui sont restés attaches aux anciens
+partis, le triomphe que vient de remporter notre pays dans l'ordre
+financier est fait pour réjouir tout le monde.</p>
+
+ <p>L'État demandait aux souscripteurs de s'engager pour 869 millions: les
+souscripteurs lui ont offert plus de 14 milliards. Le premier versement
+était fixé à 141 millions. Le Trésor a encaissé dans la journée du 10
+janvier la somme énorme de deux milliards trois cent quarante millions.</p>
+
+ <p>Nous donnons du reste dans une autre partie du journal (voir page 55)
+tous les détails relatifs à cette prodigieuse opération.</p>
+
+ <p><b>Le clergé et la République; le discours de M. Méline.</b>--La question
+religieuse tend à prendre une place de plus en plus importante dans la
+politique des partis. Il est probable, on pourrait dire, il est certain,
+que si, dans la présente législature, il se produit quelque changement
+décisif dans l'attitude des divers groupes parlementaires, et surtout
+dans le corps électoral, ce changement tiendra pour une large part aux
+déclarations formulées par le cardinal Lavigerie. Cela ne tient pas
+seulement à la personnalité de l'auteur de ces déclarations, qui est
+considérable par elle-même. Si le discours qu'il a prononcé à Alger a eu
+un tel retentissement, c'est qu'on sentait qu'il était appuyé en cette
+circonstance par une autorité plus haute que la sienne, et que sa pensée
+répondait à celle, non de tous les prélats de France, mais d'un grand
+nombre d'entre eux. A ce point de vue, il y a un intérêt réel à
+rechercher si l'opinion assez générale qu'on s'est faite qu'il avait été
+en quelque sorte le porte-parole non-seulement d'une partie de
+l'épiscopat, mais aussi peut-être du Vatican, était justifiée.</p>
+
+ <p>Nous avons déjà vu que le cardinal Rampolla, qui, lui, parlait sans
+contestation possible au nom du Saint-Siège, n'a pas désavoué le
+cardinal Lavigerie. Loin de là, dans la lettre qu'il adressait à
+l'évêque l'Annecy, il émettait, avec tous les tempéraments possibles et
+sous la forme réservée qui est dans la tradition de l'Église, cette
+pensée que les catholiques doivent s'accommoder de toutes les formes de
+gouvernement.</p>
+
+ <p>Voici un autre document qui mérite également d'arrêter l'attention.
+C'est une lettre que l'évêque de Saint-Denis et de la Réunion a adressée
+au cardinal Lavigerie et qui constitue une adhésion explicite aux
+théories que celui-ci a émises à Alger. Cette lettre est d'autant plus
+significative qu'elle est datée de Rome et qu'elle a été écrite à la
+suite d'un entretien avec le Pape. Au cours de cet entretien, Léon XIII
+a dit à son visiteur: «Vous devez être content du toast du cardinal
+Lavigerie?» A quoi l'évêque a répondu:</p>
+
+ <p>«Très saint-père, le cardinal a rendu à l'Église des services signalés;
+je ne crois pas qu'il lui en ait rendu de plus considérable que celui
+qui résultera de ces mémorables paroles. Les conséquences de cette
+déclaration ne seront peut-être pas immédiates, mais dans quelque temps
+on reconnaîtra que le cardinal qui, dans les batailles du bien contre le
+mal, a les vues soudaines du génie, a frappé un coup des plus heureux.»</p>
+
+ <p>Ces lignes, écrites, il faut le répéter, au lendemain d'une entrevue
+avec le pape, n'ont pas été désavouées, non plus que les déclarations du
+cardinal Lavigerie lui-même. Sans prendre parti dans cette question
+essentiellement délicate, puisqu'elle touche à la conscience des membres
+de l'épiscopat sur un point de doctrine à la fois religieuse et
+politique, il est permis cependant d'affirmer que le chef de l'Église,
+s'il n'impose pas à ses représentants immédiats en France un acte
+d'adhésion formelle en faveur de la République, les laisse toutefois
+libres d'accepter sous leur responsabilité le régime établi.</p>
+
+ <p>Le fait a une portée considérable puisque aujourd'hui c'est la question
+religieuse qui sert de terrain de lutte entre les amis et les
+adversaires de la République. Aussi est-il intéressant de voir l'accueil
+que les républicains font à ceux qui accomplissent ou qui projettent
+l'évolution entreprise par le cardinal Lavigerie, qui serait suivi,
+dit-on, non seulement par l'évêque de Saint-Denis, mais aussi par
+plusieurs autres membres de l'épiscopat, entre autres les archevêques ou
+évêques de Tours, Cambrai, Rouen, Digne, Bayonne, Langres, etc... On a à
+ce sujet de nombreux documents, mais on peut considérer comme les
+résumant le discours prononcé par M. Méline à Remiremont, à l'occasion
+de la reconstitution de «l'alliance républicaine» dans cette ville.</p>
+
+ <p>Après avoir fait à son tour le procès du boulangisme, l'ancien président
+de la Chambre a déclaré que, tout en recommandant, dans les rapports de
+l'Église et de l'État, une politique de modération, il est partisan de
+la laïcité de l'enseignement public et du service militaire obligatoire
+pour tous, sans exception. Il convient toutefois, a ajouté l'orateur,
+«'introduire dans l'application de ces lois tous les tempéraments,
+toutes les précautions de transition compatibles avec leur texte et leur
+esprit.»</p>
+
+ <p>Faisant allusion à la discussion qui s'est élevée à la Chambre sur le
+régime fiscal des congrégations, M. Méline a déclaré qu'il n'a pas
+hésité à marquer par son vote que, s'il entend faire payer aux
+congrégations tout ce qu'elles doivent, il entend du moins qu'on leur
+applique la loi comme à tous les citoyens, avec justice et sans passion.</p>
+
+ <p>L'orateur a rappelé enfin les récents discours du cardinal Lavigerie et
+la lettre de l'évêque de la Réunion. «Bien que ces adhésions, a-t-il
+dit, soient accompagnées de restrictions inacceptables, il y a là malgré
+tout un aveu précieux et un symptôme significatif. Toutefois il importe
+que le parti républicain soit circonspect, jusqu'au jour où les actes
+suivront les paroles.»</p>
+
+ <p>Le discours de M. Méline a été longuement commenté par toute la presse,
+parce que, en effet, on sait que c'est de ce côté que va se porter
+l'effort des partis au cours de l'année qui vient de commencer, et que,
+si le mouvement inauguré par un certain nombre de prélats se généralise,
+des modifications d'une portée considérable peuvent se produire dans la
+situation politique du pays.</p>
+
+ <p><b>Afrique</b>: <i>Soudan français.</i>--Nous annoncions dans notre dernier numéro
+que le commandant Archinard s était mis en marche sur Nioro, la dernière
+forteresse d'Ahmadou et que, très probablement, il avait déjà pris
+contact avec l'ennemi. En effet une dépêché de Kayes a fait savoir
+depuis que la place de Nioro avait été enlevée et qu'Ahmadou était en
+fuite.</p>
+
+ <p>Le colonel Archinard n'avait sous ses ordres que 700 hommes, mais, comme
+nous l'avons dit, il disposait de l'artillerie nécessaire pour détruire
+les fortifications de Nioro. L'affaire a dû être chaude toutefois, car
+les Toucouleurs se battent avec une bravoure exceptionnelle, et nos
+troupes, épuisées par une marche de 300 kilomètres, ont dû faire des
+prodiges de valeur pour triompher de pareils adversaires.</p>
+
+ <p>La conquête de Nioro complète l'&oelig;uvre commencée l'an dernier par le
+colonel Archinard. Actuellement la ligne de nos postes entre le Sénégal
+et le Niger se trouve couverte à grande distance par les forteresses
+conquises sur l'ex-sultan de Segou. Il ne reste plus rien du vaste
+empire d'El Hadj-Omar, le grand conquérant que Faidherbe a arrêté dans
+sa marche vers l'Océan Atlantique.</p>
+
+ <p><i>Au Dahomey.</i>--D'après les dernières nouvelles apportées par le courrier
+de la côte occidentale d'Afrique. M. Ballot, résident de France à
+Porto-Novo, est parti en mission pour Abomey en compagnie de M. M. Le
+Blanc, lieutenant de vaisseau, Dec&oelig;ur, capitaine d'artillerie de
+marine, et le Père Dorgère. Cette mission allait porter les cadeaux du
+gouvernement français à Behanzin, roi du Dahomey. Le roi Toffa, de
+Porto-Novo qui voudrait, paraît-il, se réconcilier avec son ennemi,
+aurait joint ses cadeaux à ceux du gouvernement français.</p>
+
+ <p>Pendant ce temps, les Allemands font au roi de Dahomey un cadeau d'un
+autre genre. Les chefs des établissements qu'ils ont à Whidah ont
+présenté à Behanzin un fusil à aiguille qui a été agréé par lui et dont
+l'armée dahoméenne va être, dit-on, pourvue. Behanzin en a été tellement
+satisfait qu'il a immédiatement fait don de quatre esclaves à chacune
+des maisons desquelles il avait reçu ces étrennes utiles.</p>
+
+ <p>Ce n'est pas tout. Deux cabécères ont été envoyés par le roi à Lagos
+pour traiter avec un commerçant anglais au sujet de la fourniture de
+fusils et de munitions de guerre destinés à l'armée dahoméenne. Le
+marché a reçu même un commencement d'exécution, car une somme de 125,000
+francs a été versée entre les mains du fournisseur.</p>
+
+ <p>Il n'est pas difficile de prévoir que nous aurons encore de ce côté de
+nouvelles surprises. La pacification est loin d'être définitive. Au
+moment où il reçoit nos cadeaux, le roi de Dahomey se préoccupe de
+mettre ses troupes en état de nous résister, et en même temps, pour
+empêcher nos officiers d'étudier la route de Kotonou à Whidah, il a
+rappelé aux Européens que la plage leur était interdite, et que la route
+seule de l'intérieur leur était permise. Or, celle-ci est à peu près
+impraticable. Il ne faut pas oublier que le nègre est un composé du
+sauvage et du diplomate.</p>
+
+ <p><b>Beaux-Arts.</b>--<i>Le bureau du comité des 90.</i>--Le nouveau comité des 90 a
+nommé son bureau. M. Bailly a été réélu président à une forte majorité.
+MM. Bonnat et Paul Dubois ont été choisis comme vice présidents. M. Tony
+Robert-Fleury a été réélu secrétaire et M. Daumet secrétaire-trésorier.</p>
+
+ <p>Dans le sous-comité d'administration figurent MM. Gérome, J. Lefebvre.
+Cormon, Guillemet, Bernier, Detaille, Albert Maignan, Busson, Humbert et
+Yon, pour la peinture; MM. Boisseau, Bartholdi, Cuvelier et Mathurin
+Moreau, pour la sculpture; MM. Normand et Pascal, pour l'architecture;
+MM. Sirouy et Lefort, pour la gravure.</p>
+
+ <p>M. Bouguereau, vice-président de l'ancien comité, n'a pas été réélu.</p>
+
+ <p>Les membres de la section de peinture se sont réunis lundi dernier sous
+la présidence de M. Bonnat et ont modifié l'article des statuts
+concernant la composition du jury.</p>
+
+ <p>En vertu des résolutions adoptées, il sera constitué un grand jury dans
+lequel devra être tiré au sort le jury annuel. Ce grand jury comprendra:
+1° tous les jurés qui depuis 1864 ont été élus par leurs confrères; 2°
+les artistes hors concours nommés par les artistes de la première
+catégorie et par le comité de peinture réunis.</p>
+
+ <p>Les jurés ayant fonctionné une année ne pourront fonctionner l'année
+suivante.</p>
+
+<br><br>
+
+ <p><b>Nécrologie.</b>--Le duc Nicolas de Leuchtenberg.</p>
+
+ <p>Céline Montaland, sociétaire de la Comédie-Française.</p>
+
+ <p>Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous l'Empire.</p>
+
+ <p>M. Jules de Lestapis, ancien sénateur des Basses-Pyrénées.</p>
+
+ <p>M. Lehugeur, professeur au Lycée Louis-le-Grand.</p>
+
+ <p>M. Charles Gauthier, professeur à l'École nationale des Arts Décoratifs.</p>
+
+ <p>Le statuaire Eugène Delaplanche.</p>
+
+ <p>M. Ernest Boysse, chef adjoint des secrétaires-rédacteurs de la Chambre.</p>
+
+ <p>M. Gustave Dalsace, grand négociant de Paris.</p>
+
+ <p>M. Arthur Mallet, un des chefs de la maison de banque Mallet frères.</p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>LES THÉÂTRES</h3>
+
+ <p>Théâtre de l'Odéon; reprise des <i>Faux Bonshommes,</i> comédie en quatre
+actes, de MM. Barrière et Capendu.</p>
+
+ <p>La comédie des <i>Faux Bonshommes</i> est trop connue pour que nous nous
+étendions longuement à son sujet et pour que nous ne nous contentions
+pas d'en annoncer la reprise, faite cette fois-ci sur notre seconde
+scène française--en attendant mieux encore, sans doute. Tout l'intérêt
+de la soirée se portait donc sur l'interprétation, et cette dernière,
+sans être supérieure, a été suffisamment bonne pour nous démontrer que
+la comédie de MM. Barrière et Capendu, bien qu'âgée de trente-quatre
+ans, est toujours jeune et peut satisfaire non seulement les hommes mûrs
+qui l'ont applaudie autrefois, mais les générations nouvelles.</p>
+
+ <p>L'Odéon n'avait pas de Péponet dans sa troupe, il a appelé à lui M.
+Daubray, du Palais-Royal. M. Daubray, certes, est un excellent comique,
+mais un comique plutôt qu'un vrai comédien, il a <i>joué</i> le rôle de
+Péponet, il n'a pas été Péponet. Le créateur du rôle, Delannoy, avait
+autrement compris son personnage. Dumény dans le rôle d'Edgar, est
+charmant, comme toujours, de finesse et de malice. Cornaglia fait M.
+Dufouré, et il s'en acquitte consciencieusement, mais où est Parade?
+Montbars mérite une mention toute particulière dans Bassecourt. Du côté
+des femmes, nous citerons Mme Crosnier, parfaite de naturel, Mlle
+Dieudonné, très mutine, et Mlle Dubut qui rend à merveille la douce
+physionomie d'Emmeline. En somme, reprise très intéressante et dont le
+directeur de l'Odéon n'aura pas à se repentir.</p>
+
+ <p>S.</p>
+<br><br>
+
+ <h3>LES LIVRES NOUVEAUX</h3>
+
+ <p><i>Truandailles,</i> par M. Jean Richepin.
+1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Charpentier).--Avec ce titre-là, il n'y a pas au
+moins danger de s'y méprendre. Ce ne sont point des nouvelles à l'eau de
+rose et la mère qui en permettrait la lecture à sa fille aurait
+réellement perdu le sens, au moins le sens des mots. On savait bien que
+M. Richepin était un oseur... Oh! oui, la preuve en était faite, en vers
+ainsi qu'en prose. Mais on pouvait croire qu'une fois la queue de son
+chien coupée, il oserait enfin une chose: avoir du talent ou du génie,
+sans pistolet ni pétard, sans vouloir épater le bourgeois.</p>
+
+ <p>Il paraît que non; la queue de son chien repousse et, chaque fois,
+l'auteur de la <i>Chanson des Gueux</i> s'abandonne au plaisir de la couper.</p>
+
+ <p><i>David d'Angers et ses relations littéraires.</i> Correspondance du maître
+avec Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, de Vigny, Lamennais, Balzac,
+Charlet, Louis et Victor Pavie, lady Morgan, Cooper, Humboldt, etc.
+publiée par Henry Jouin. 1 vol. in-8° avec un portrait inédit de David
+d'Angers (Plon, Nourrit et Cie).--Nous ne dirons pas que ce volume vient
+compléter l'ouvrage publié, il y a douze ans, par M. Henry Jouin: <i>David
+d'Angers, sa vie, son &oelig;uvre, ses écrits et ses contemporains</i>. Cette
+biographie, éloquente et savante, n'avait pas besoin d'être complétée.
+David et les hommes de son temps ont écrit ce livre, dit M. H. Jouin,
+qui s'en déclare, il est vrai, responsable, mais comme éditeur
+seulement, sorte de «mémoires des autres», à l'entendre; mais ces autres
+ont les noms les plus illustres de la première partie du siècle. Au
+milieu de noms plus célèbres se détache en première ligne celui d'un ami
+du maître, Victor Pavie. Les proches de Pavie possédaient les lettres de
+David; le fils du statuaire, M. Robert David d'Angers, conservait les
+réponses de Pavie; qu'on ajoute à ces documents, qui font ressortir avec
+relief la figure du maître, les autographes des contemporains «saluant
+de tous les points du monde un artisan de leur gloire», et l'on aura
+l'idée de la richesse et de l'intérêt d'une telle publication. M. Henry
+Jouin a fait précéder le volume d'une introduction fort intéressante et
+suivre la plupart des lettres d'une note qui fait connaître les
+circonstances auxquelles elles se rapportent.</p>
+
+ <p><i>Mémoires de la duchesse de Brancas,</i> publiés avec préface, notes et
+tables, par Eugène Asse.--Paris, Jouaust, 1890. In-18 elzévirien de
+XLVII-233 pages. 3 fr. 50 c. La librairie des bibliophiles enrichit son
+élégante petite «Bibliothèque des Mémoires» d'un volume tout à fait
+curieux. C'est encore M. Eugène Asse, dont ont connaît la vaste
+érudition historique et littéraire, qui, après nous avoir tout récemment
+donné les <i>Mémoires de Mme de Lafayette</i>, publie aujourd'hui les
+souvenirs de Mme de Brancas, sur Louis XV et Mme de Châteauroux. La
+préface de l'habile éditeur est, par elle-même, un des chapitres les
+plus piquants qui aient été écrits sur la «moralité» d'une certaine
+partie de la cour, sous le règne du prince qui se piquait le moins de
+vertu. Aux trop courts Mémoires de la duchesse de Brancas, M. Eugène
+Asse a joint la correspondance (46 lettres de Châteauroux), ainsi qu'un
+extrait bien choisi du fameux pamphlet, <i>Mémoires de la cour de Perse</i>,
+le tout formant un ensemble très curieux, sinon fort édifiant.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">F. D.</span></span></p>
+ <br>
+
+ <p><i>La Liberté de conscience,</i> par Léon Marillier. 1 in-12. 3 fr. 50
+(Armand Colin.)--Savait-on qu'un prix de quinze mille francs avait été
+destiné par un donateur anonyme à récompenser «le meilleur ouvrage ayant
+pour objet de faire sentir et reconnaître la nécessité d'établir de plus
+en plus la liberté de conscience dans les institutions et les m&oelig;urs?
+Savait-on qu'un concours avait été établi, un jury institué, avec M.
+Jules Simon pour président? Si tout le monde ne l'a pas su, tout le
+monde ne l'a pas ignoré, car 324 manuscrits ont répondu à l'appel du
+donateur. Le rapporteur, M. L. Marillier, agrégé de philosophie, maître
+de conférences à l'École des Hautes Etudes, pour porter un jugement sur
+cet ensemble, n'a pas écrit moins d'un volume qui est un traité, très
+complet--et très profitable--de la question.</p>
+
+ <p><i>La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889</i>,
+par Roger Marx, inspecteur des musées au ministère de l'instruction
+publique.--Paris, Quantin, 1890. Grand in-8° de 60 pages, avec 30
+gravures. Tirage à petit nombre sur papier de luxe.--Cette belle
+publication, dont le titre indique suffisamment l'objet, renferme la
+remarquable conférence faite, le 17 juin dernier, par M. Roger Marx, au
+Congrès de la Société centrale des architectes français. L'auteur, dont
+on n'a point oublié les intéressantes études sur diverses questions
+d'art (l'<i>Art lorrain, l'Estampe, la Gravure</i>, etc.), a traité son
+sujet, il n'est pas besoin de le dire, avec autant de charme que de
+compétence et a trouvé le moyen de condenser en un petit nombre de pages
+une multitude de renseignements instructifs et de justes aperçus.</p>
+
+ <p><i>Les Pièces de Molière</i> (librairie des Bibliophiles.)--La neuvième vient
+de paraître: c'est l'<i>Impromptu de Versailles</i>. Notice et notes de M.
+Auguste Vitu, dessins de Leloir, gravés par Champollion.</p>
+
+ <p>Dans la collection des <i>Petits chefs-d'&oelig;uvre</i> (librairie des
+Bibliophiles), les <i>Anecdotes sur Richelieu</i>, de Rulhière, avec une
+préface par M. Eugène Asse, vif et piquant opuscule, qui est à la fois
+le bulletin des victoires amoureuses du petit-neveu du cardinal et le
+martyrologe de la vertu de ses contemporaines.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/009.png"></p>
+<br>
+<p class="mid">CÉLINE MONTALAND</p>
+
+ <p>Si jamais la dénomination «d'enfant de la balle» convint à quelqu'un, ce
+fut certes à Céline Montaland. Née d'un père qui appartenait au théâtre,
+filleule, comme Mme Céline Chaumont, de Mme Céline Caillot, qui fit les
+beaux jours du Vaudeville lorsqu'il était situé place de la Bourse nos
+pères appelaient ce temps l'époque des trois Célines. Céline Montaland
+monta sur les planches à l'âge de six ans, le 13 décembre 1849. Et sous
+quels auspices!... elle créait dans <i>Gabrielle</i>, d'Émile Augier, le rôle
+de la petite fille que l'excellent comédien Régnier, alors sous le coup
+de la perte de son enfant, serrait dans ses bras...</p>
+
+ <p>Céline Montaland montra, dans ce rôle, tant de gentillesse, de naturel,
+d'esprit, que des auteurs, confiants dans son talent si précoce,
+écrivirent des rôles pour elle. Labiche lui donna à jouer <i>Une fille,
+bien gardée</i> et <i>Mam'zelle fait ses dents...</i> Et, dans toutes ces
+créations, on l'admirait, disait Jules Janin, «non pas comme un baby
+précoce, mais comme on admirerait une très grande actrice jouant le rôle
+d'un baby.»</p>
+
+ <p>On promena l'enfant prodige en France, en Algérie, en Italie, dans le
+monde entier. Le général Bosquet la nommait «l'enfant Bonheur». Victor
+Emmanuel donnait des revues en son honneur, et je ne sais plus quel
+empereur obligeait ses troupes à faire un détour pour que Céline les vit
+passer de sa fenêtre. Ces triomphes précoces ne l'empêchèrent pas de
+travailler.</p>
+
+ <p>Elle s'essaya dans les genres les plus divers: à la Porte-Saint-Martin
+dans la féerie, au Gymnase dans la comédie, aux matinées Ballande dans
+le classique, aux théâtres des Nouveautés et Taitbout dans l'opérette.
+Cependant les années marchaient: revenue au genre sérieux, elle
+interpréta à l'Odéon la mère dans <i>Jack</i>, de M. Alphonse Daudet. Puis,
+après quelques mois passés en Russie, elle fut appelée par M. Émile
+Perrin à la Comédie-Française. Elle débuta le 13 décembre 1881 et
+réussit complètement dans <i>Bataille de Dames</i> de MM. Scribe et Legouvé.
+Depuis nous l'avons applaudie dans la plupart des pièces nouvelles que
+représenta le Théâtre-Français, en dernier lieu dans <i>Margot</i> de M.
+Meilhac.</p>
+
+ <p>En disant adieu à sa sociétaire disparue, M. Jules Claretie a dit
+d'elle: «Elle était, et elle s'en vantait en souriant, la doyenne de la
+maison (puisqu'elle y avait paru pour la première fois en 1849), cette
+charmante et vaillante femme, d'une bonté si rare, sans affectation et
+sans phrases, toujours prête au labeur, exacte, consciencieuse, dévouée
+aux intérêts de la Comédie... Elle emporte un peu de la verve, de la
+gaieté saine, de la grâce souriante de la maison.»</p>
+
+ <p><span class="sc">Adolphe Aderer.</span></p>
+
+<p class="mid">LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG</p>
+
+ <p>Les obsèques du duc de Leuchtenberg ont été célébrées en grande pompe;
+les honneurs dus aux membres des familles impériales lui ont été rendus
+par deux compagnies du 4e régiment de ligne, deux batteries à cheval du
+31e d'artillerie et trois escadrons de cavalerie; ces troupes étaient
+commandées par le général de division Ladvocat et le général de brigade
+Moulin. M. Carnot, président de la République, s'était fait représenter
+à ses obsèques par les officiers de sa maison militaire; tous les
+ministres présents à Paris, un grand nombre de députés, de sénateurs, et
+le corps diplomatique y assistaient.</p>
+
+ <p>Notre gravure représente le service funèbre célébré à l'église russe de
+la rue Daru, trop petite pour contenir tous ceux qui avaient suivi le
+convoi. Au pied du cercueil, recouvert d'un drap d'or, insigne funéraire
+de la famille impériale, placé simplement sur le parquet de l'église,
+entouré d'arbustes verts et de camélias blancs, l'archiprêtre Wassilief
+lit les saints évangiles dans la bible que le père Arsène tient ouverte
+devant lui; à la tête, et de chaque côté, deux officiers de l'armée
+russe, en grande tenue, immobiles, à droite le lieutenant Schipof, à
+gauche le lieutenant prince Orlof, portent sur des coussins de velours
+grenat les nombreuses décorations du défunt. Au premier rang, à gauche,
+sont placés le général Bruyère et le colonel Litchenstein, représentant
+le président de la République; un peu plus loin, et sur le même rang, la
+duchesse d'Oldenbourg, portant en sautoir le grand cordon de
+Sainte-Catherine. Au premier rang, à droite, et tournant le dos, se
+trouve le duc Eugène de Leuchtenberg, revêtu du costume de général
+russe, frère du défunt. Suivant les usages de l'église orthodoxe, tous
+les assistants portent dans la main droite un petit cierge qu'ils
+tiennent pendant la plus grande partie de la cérémonie.</p>
+
+<p class="mid">M. FOUCHER DE CAREIL</p>
+
+ <p>Le comte Foucher de Careil qui vient de mourir sénateur républicain de
+Seine-et-Marne était fils du général comte Foucher de Careil, dont le
+nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Il appartenait donc,
+par son origine, à un monde qui considère généralement comme une sorte
+de forfaiture l'acceptation du régime que la France s'est donné. M.
+Foucher de Careil avait fait plus et mieux que de se rallier à la
+République: il avait collaboré à sa fondation. Déjà, dans les dernières
+années de l'Empire, il avait manifesté ses tendances libérales, par une
+candidature au conseil général du Calvados, et dans diverses conférences
+à Paris. Après le 4 septembre, il se solidarisa avec ceux qui essayaient
+d'établir un gouvernement régulier au milieu des ruines de la patrie; il
+servit M. Thiers et accepta une préfecture. Il était préfet de
+Seine-et-Marne quand le 24 mai 1873 l'obligea à quitter
+l'administration. Enfin, la constitution républicaine ayant été votée en
+1875, M. Foucher de Careil fut envoyé au Sénat par le département de
+Seine-et-Marne dès les premières élections pour la Chambre-Haute, en
+janvier 1876.</p>
+
+ <p>Il a été réélu en 1882; il a été réélu récemment encore, on peut dire
+sans contestation. Dans l'intervalle, M. le comte Foucher de Careil
+avait représenté (de 1881 à 1883) la France à Vienne en qualité
+d'ambassadeur. Son nom, sa grande fortune, son savoir varié, sa
+compétence très répandue, son urbanité, avaient mis notre envoyé en très
+bonne posture à la cour si aristocratique et si exigeante
+d'Autriche-Hongrie.</p>
+
+<p class="mid">M. EUGÈNE DELAPLANCHE</p>
+
+ <p>Dans notre numéro du 27 décembre dernier, nous donnions une des
+dernières et non des moins belles &oelig;uvres du grand artiste qui vient de
+mourir, le monument du cardinal Donnet élevé dans la basilique de
+Saint-André de Bordeaux. M. Eugène Delaplanche était gravement malade
+déjà à ce moment, et il ne lui a pas été donné d'assister à
+l'inauguration de ce magnifique monument. Peu de jours après, le 10
+janvier, il mourait, et sa mort sera à jamais regrettée, car la France
+perd en lui un des hommes qui lui faisaient le plus d'honneur, un
+artiste qui à certaines heures de sa vie a été réellement inspiré.</p>
+
+ <p>Eugène Delaplanche était né en 1836. Sa carrière a été particulièrement
+laborieuse et rapide. Elève de Durer et de l'École des Beaux-Arts, il
+remporta, en 1858, le deuxième prix de Rome avec <i>Achille saisissant ses
+armes</i>, et, en 1861, le premier avec <i>Ulysse bandant l'arc que les
+prétendants n'ont pu ployer</i>. Il donna bientôt au Salon une série
+d'&oelig;uvres qui toutes furent récompensées, nous citerons entr'autres:
+L'<i>Enfant monté sur une tortue</i>, et <i>Ève après le péché</i>, qui figure
+aujourd'hui au musée du Luxembourg. Il travailla dès lors avec une
+infatigable ardeur. <i>La Musique, la Vierge au lys, le Message d'amour,
+Sainte-Agnès, l'Éducation maternelle</i>, mirent le sceau à sa réputation.</p>
+
+ <p>M. Eugène Delaplanche était officier de la Légion d'honneur.</p>
+
+<p class="mid">LES GLACES DANS LA MER DU NORD</p>
+
+ <p>Un des plus pittoresques spectacles que l'on puisse imaginer est celui
+qu'offre en ce moment la mer du Nord et cela sur une très vaste étendue:
+à Ostende, notamment.</p>
+
+ <p>Devant la digue, à l'entrée du port, les glaçons se sont accumulés,
+depuis les froids de ces derniers temps, sur une surface énorme, sans se
+souder cependant.</p>
+
+ <p>Avant d'être venus échouer dans ces parages, ils ont été roulés par les
+cours d'eau qui aboutissent à la mer et dont la glace a été brisée.
+Presque tous sont couverts de neige, malgré le mouvement continuel dont
+ils sont agités. L'eau sous cette couche de glaçons a une couleur
+indéfinissable, mais qui parait sale par un effet de contraste avec la
+blancheur éblouissante de la neige. A deux ou trois cents mètres de la
+côte, le champ de glaçons s'arrête brusquement et la mer apparaît libre.</p>
+
+ <p>Mais ce qu'il y a de plus curieux encore et de plus saisissant, c'est la
+vue du vapeur anglais Asthon, qui se trouve pris dans ces glaçons tandis
+qu'à quelques mètres de lui, sur la mer libre, les chaloupes de pêche
+naviguent toutes voiles dehors.</p>
+
+<p class="mid">1,500 FRANCS DE RENTE</p>
+
+ <p>A l'Hôtel-de-Ville. C'est un des gros guichets de souscription; ceux-là
+seuls qui peuvent acheter 1.500 francs de rentes, et au-dessus,
+passeront par ce guichet; une pancarte suspendue tout près de là ne
+laisse aucun doute à ce sujet.</p>
+
+ <p>Or, 1,500 francs de rentes représentent un capital de 16,225 francs,
+exigeant un versement immédiat de 7,500 francs, à raison de 15 francs
+pour 3 francs de rentes. En outre, à la répartition, qui devait se faire
+et qui a eu lieu en effet sauf liquidation ultérieure, quarante-huit
+heures après, nouvelle somme de 7,500 francs à verser. En tout, 15,000
+francs.</p>
+
+ <p>Les personnages loqueteux qui figurent dans notre dessin n' ont vraiment
+pas l'air de capitalistes capables de débourser 15,000 francs en si peu
+de temps. Pourtant, ils sont là, au meilleur rang. Arrivés longtemps
+avant la première lueur de l'aube, ils attendent. Qu'attendent-ils?
+L'ouverture du bienheureux guichet? Non pas! Ils n'ont pas des 750 louis
+à offrir comme cela au gouvernement. Ils attendent tout simplement
+l'arrivée d'un vrai souscripteur, d'un souscripteur pour de bon, à qui
+ils vendront leur place. Car ces hommes sont des marchands de places.</p>
+
+ <p>Assez lucratif, ce métier: il le serait davantage s'il n'y avait pas
+tant de morte-saison. Une place se vend 3 francs, 5 francs, voire 10
+francs: cela dépend de l'importance de la souscription, du plus ou moins
+de popularité de la valeur émise, de la température aussi.</p>
+
+ <p>Il y a deux ans, lors de l'émission des Bons de l'Exposition, les
+marchands de places,--des camelots, habituellement.--gagnèrent beaucoup
+d'argent. Un groupe de ces industriels s'était constitué en syndicat, à
+la porte du Crédit Foncier. Ils opéraient de la manière que voici: Au
+nombre d'une douzaine, ils stationnaient en tête de la queue. Deux ou
+trois rabatteurs amenaient le client, le <i>pante</i>, le <i>singe</i>: l'un et
+l'autre se disent. Ledit client payait, et le groupe l'admettait dans
+son sein, sans pour cela céder un pouce de terrain. Deux, trois, dix
+clients, quinze clients; et le groupe de marchands de places était
+toujours là, jouant des coudes, se moquant des réclamations, encaissant
+force écus de cent sous. On juge de la colère du vrai public; de cela,
+les marchands de places se souciaient aussi peu que possible. Il fallut,
+pour les faire déguerpir, l'intervention d'un brigadier de sergents de
+ville et de plusieurs agents. Mais ils partirent sans regrets; ils
+avaient «fait passer» de 100 à 150 personnes, et se partagèrent, par
+conséquent, de 500 à 750 fr.: une honnête journée, comme on voit.</p>
+
+ <p>Un conseil: Si jamais il vous arrive d'acheter une place à une queue de
+souscription, ne la payez que lorsque votre vendeur sera hors des rangs.
+Sous aucun prétexte, ne vous laissez introduire dans un groupe. Votre
+désir de souscrire suppose un portefeuille bien garni. Les camelots,
+j'en suis bien convaincu, sont tous, du premier au dernier, des gens
+d'une délicatesse infinie et d'une rigide probité. Mais enfin, il ne
+faut pas tenter le diable.</p>
+
+ <p>C. F.</p>
+
+<p class="mid">L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU</p>
+
+ <p>L'Exposition française qui doit s'ouvrir à Moscou le 1/13 mai 1891 aura
+lieu dans un palais que le gouvernement russe a gracieusement concédé
+aux organisateurs.</p>
+
+ <p>Construit pour l'exposition nationale russe qui eut lieu à Moscou en
+1872, il est la propriété personnelle du czar et fait partie du domaine
+de la couronne.</p>
+
+ <p>La restauration de ce palais, confiée par les constructeurs, MM. Pombla,
+à notre compatriote, M. Oscar Didio, ingénieur à Moscou, a été exécutée
+avec la plus grande rapidité.</p>
+
+ <p>Avec notre dessin sous les yeux, le lecteur se rendra compte aisément de
+l'importance des travaux exécutés, car, indépendamment du palais
+principal, une foule de pavillons et de constructions diverses ont été
+comme semés dans le beau jardin qui l'entoure. Nous mentionnerons
+surtout la grande halle vitrée des machines qui s'étend en bordure sur
+la droite de notre gravure: puis, en contournant le palais, nous
+trouvons successivement des restaurants, des montagnes russes, le
+théâtre, et tout à fait sur la gauche, le ballon captif, le réservoir
+d'eau, et, plus bas, le pavillon impérial affecté aux réceptions de la
+cour et aux fêtes qui seront organisées pendant la durée de
+l'Exposition.</p>
+
+ <p>On compte sur un grand succès à Moscou, mais tout n'est pas prêt encore,
+et l'échéance du 1er mai est proche. Un sérieux coup de collier est
+nécessaire.</p>
+
+ <p>E. F.</p>
+
+<p class="mid">LES ALLIGATORS</p>
+
+ <p>La famille des crocodiliens se subdivise, on le sait, en plusieurs
+sous-genres: le crocodile, qui habite l'Égypte; le gavial, que l'on
+trouve dans l'Inde; le caïman et l'alligator, qui se rencontrent en
+Amérique; ce dernier plus particulièrement dans la Floride. Il s'y
+multiplie au point de devenir, de la part des gens de couleur de ce
+pays, l'objet d'un commerce curieux.</p>
+
+ <p>Montrons d'abord l'<i>Eden</i> de l'alligator. Une rive basse et marécageuse
+borde le fleuve à perte de vue; c'est là que sous le chaud soleil, dans
+l'alluvion vaseux, l'animal dépose ses &oelig;ufs et qu'il dort immobile
+pendant des journées entières.</p>
+
+ <p>Mais un bruit vient tout à coup troubler sa quiétude; il relève la tête
+et aperçoit son ennemi naturel occupé à fouiller le sable pour chercher
+ses &oelig;ufs. Une douce satisfaction se reflète sur la figure de l'homme,
+car la récolte s'annonce bien.</p>
+
+ <p>Déjà le chercheur d'&oelig;ufs est parti avec son panier plein. L'alligator
+va pouvoir continuer à dormir en paix. Hélas non! car encore une fois le
+sable a crié sous des pas. Ils sont deux à présent, un vieux solide
+accompagné d'un plus jeune. Fuyons!...</p>
+
+ <p>Trop tard, le chemin du fleuve est coupé, les chasseurs d'alligators
+connaissent leur métier et vont man&oelig;uvrer habilement. Cerné de deux
+côtés, le malheureux animal est saisi par quatre bras robustes, vivement
+retourné sur le dos, le ventre en l'air, et, tandis que le vieux, assis
+sur lui, maintient vigoureusement la tête, son compagnon attache les
+deux mâchoires au moyen d'une liane.</p>
+
+ <p>Une dernière ressource lui restera, c'est de verser toutes les larmes
+que lui prête la fable pour essayer d'attendrir son bourreau. Peine
+inutile, la captivité dans une ménagerie foraine ou la mort l'attendent.</p>
+
+ <p>Sa progéniture du moins aura-t-elle un meilleur sort? Pas davantage, car
+c'est encore dans un but de commerce que l'homme prendra soin de ses
+&oelig;ufs et les fera éclore.</p>
+
+ <p>Les petits qui en sortiront seront mis dans un seau transformé en
+aquarium et tous les matins portés à travers les rues jusqu'à ce que
+quelque petit garçon séduit par leur gentillesse achète l'un d'eux: il
+deviendra alors, peut-être, le singulier favori que nous vous voyons sur
+notre dessin.</p>
+
+ <p>Le petit garçon est nonchalamment assis devant le seuil de la maison,
+une jambe étendue, l'autre ramenée vers lui, tandis que son alligator
+familier est couché dans une pose d'abandon, frottant câlinement son
+gros et rude museau sur le genou de l'enfant. Singulier favori, en
+vérité, qui pourrait bien se transformer un beau jour en bête féroce.
+Heureusement, l'empailleur est là: pardon, le taxidermiste. La pipe à la
+bouche, ses lunettes de pseudo-savant sur le nez, celui-là aussi gagnera
+sa vie avec l'alligator. Il va leur rendre la vie, presque le mouvement,
+en les montant, dans les attitudes les plus diverses, sur des
+planchettes de bois, à la grande joie des amateurs et des enfants.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/010.png"></p>
+<br>
+ <h2>CHARME DANGEREUX</h2>
+
+ <h5>PAR</h5>
+
+ <h3>ANDRE THEURIET</h3>
+
+ <h4>Illustrations d'ÉMILE BAYARD</h4>
+
+ <p class="mid">Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.</p>
+
+ <p>La physionomie du petit port n'avait pas changé. Dans l'ombre de
+l'unique rue en pente, les femmes tricotaient, quiètement assises sur le
+seuil; les barques se balançaient comme autrefois le long de la jetée
+rocheuse; comme le mois passé, les bois d'oliviers baignés de soleil
+faisaient silence entre le port endormi et les vagues qui se brisaient
+contre le cap Saint-Hospice.</p>
+
+ <p>Mania s'arrêta en face du porche de l'hôtel Victoria:</p>
+
+ <p>--Tenez, reprit-elle, voici notre affaire... L'auberge est déserte et
+nous serons là comme chez nous.</p>
+
+ <p>Elle le précéda dans le raide escalier qui conduisait au premier étage
+et Jacques la suivit avec un serrement de c&oelig;ur. L'hôtesse délurée et
+rieuse les accueillit dans la salle solitaire. Jacques tremblait qu'elle
+ne le reconnût, mais elle voyait passer tant de gens que leurs figures
+se brouillaient dans sa mémoire indifférente et elle ne parut pas se
+souvenir de lui.</p>
+
+ <p>--Bonjour, ma bonne femme, dit Mania, nous voudrions nous reposer un
+moment chez vous et y goûter tranquillement... A cette heure-ci vous ne
+devez pas avoir beaucoup de visiteurs?</p>
+
+ <p>--Malheureusement non, reprit l'hôtesse, nous n'avons guère de clients
+qu'à l'heure du déjeuner, et encore, aujourd'hui, il n'est, venu
+personne... C'est vous qui m'étrennerez, monsieur et madame!</p>
+
+ <p>--Tâchez que nous ne soyons pas dérangés, reprit Jacques, et
+apportez-nous de quoi nous rafraîchir... Que pouvez-vous nous donner?</p>
+
+ <p>«Peu de chose, murmurait la bonne femme en s'excusant; les gens qui
+étaient venus la veille avaient tout dévoré.»--Elle apporta des
+biscuits, des mandarines et une bouteille d'Asti.</p>
+
+ <p>Jacques était honteux de ce maigre régal. Dans sa vanité de snob et
+d'amoureux, il aurait voulu offrir à cette grande dame autre chose que
+le vin et les fruits dont se contentaient les vulgaires clients de
+l'auberge, et il s'excusait plus encore que l'hôtesse. Mania, au
+contraire, était ravie; cela la changeait de l'ennui cérémonieux des
+<i>five o'clock</i> et donnait plus de saveur à son escapade; les mandarines
+décorées de leurs feuilles vertes et servies sur une nappe de grosse
+toile, le vin mousseux versé dans d'épais verres à côtes, sous les
+solives enfumées d'un cabaret, amusaient son caprice.</p>
+
+ <p>--De quoi vous plaignez-vous? s'écria-t-elle, ce sera charmant, cette
+dînette à l'auberge!</p>
+
+ <p>Quand l'hôtelière se fut retirée et qu'ils se trouvèrent seuls, Mme
+Liebling enleva son chapeau, se déganta, ouvrit la fenêtre toute grande,
+puis trempa ses lèvres dans son verre.</p>
+
+ <p>--Venez un peu ici, continua-t-elle en s'asseyant contre la barre
+d'appui de la croisée, et avouez qu'on y est bien mieux que sous la
+véranda du restaurant de la Réserve!...</p>
+
+ <p>Jacques se gardait de la contredire. L'épaule effleurée par l'épaule de
+Mania, le visage tout près de celui de la jeune femme, il respirait
+l'odeur d'&oelig;illet blanc qui parfumait ses vêtements, il s'en grisait et
+ne détachait plus ses yeux de ceux de sa voisine. Il avait chassé de son
+c&oelig;ur les anciens souvenirs et les récents remords; il se disait que le
+monde entier pouvait s'évanouir, pourvu qu'il restât avec Mania à cette
+petite fenêtre, et que cette intimité délicieuse se prolongeât pendant
+des heures. Il n'osait plus bouger ni parler, de peur que le moindre
+mouvement, le plus faible murmure n'accélérât la fuite du temps qui lui
+était parcimonieusement mesuré.</p>
+
+ <p>--Oh! murmurait Mme Liebling, ces belles montagnes lilas, le vert
+profond de cette eau calme, ce port étroit avec ses rochers rouges et
+ses bois d'oliviers, quel endroit adorable! Si vous voulez me faire
+plaisir, vous me peindrez un jour ce petit coin avec la couleur qu'il a
+en ce moment, avec cette ombre violette qui s'avance sur la mer, et
+cette lumière rose qui se recule à mesure, comme pour nous rappeler le
+peu de durée de nos meilleures joies... oui, promettez-moi de me donner
+ce tableau... Je le regarderai avec un doux serrement de c&oelig;ur plus
+tard... quand vous ne m'aimerez plus.</p>
+
+ <p>--Comment pouvez-vous parler de la sorte? s'exclama Jacques avec
+vivacité, je ne cesserai de vous aimer que lorsque je serai dans la
+terre.</p>
+
+ <p>--Oui, répliqua-t-elle en hochant la tête, ces choses-là se disent et
+même on les croit au moment où on les dit, mais la réalité est là avec
+sa prose... On n'est pas plus libre d'aimer que de désaimer.</p>
+
+ <p>--Vous vous trompez, protesta-t-il, je vous chérirai toute ma vie... Je
+vous le jure!</p>
+
+ <p>Elle haussa les épaules et un sourire désabusé lui courut sur les
+lèvres:</p>
+
+ <p>--Ne jurez pas, de peur d'être obligé de vous parjurer comme saint
+Pierre!... Nous ne nous appartenons pas plus que les heures ne nous
+appartiennent, et vous ne faites pas exception à la loi commune.</p>
+
+ <p>Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence en lui effleurant le
+bras de sa main fluette et allongée.</p>
+
+ <p>--Non, vous ne vous appartenez pas!... À chaque instant il y a un tiers
+entre vous et moi... Je m'en suis bien aperçue tout à l'heure encore,
+quand, au beau milieu de la promenade, vous êtes devenu tout à coup
+taciturne. Si vous êtes franc, avouez qu'à ce moment-là vous pensiez à
+une autre...</p>
+
+ <p>Il détourna la tête avec embarras, puis, dépité de se voir ainsi percé à
+jour, il murmura entre ses dents serrées:</p>
+
+ <p>--Vous savez pourtant bien que je suis devenu votre esclave!... Comment
+osez-vous suspecter un amour qui éclate dans le moindre de mes actes?...
+Ce serait plutôt moi qui aurais le droit de douter, moi à qui vous
+n'avez jamais dit franchement que vous m'aimiez!</p>
+
+ <p>--Pourquoi alors suis-je ici, je vous prie? demanda-t-elle avec un
+hautain pli des lèvres; pourquoi me suis-je fourvoyée avec vous dans ce
+cabaret de village?</p>
+
+ <p>Elle s'était éloignée de lui et, debout au milieu de la salle, elle le
+regardait ironiquement.</p>
+
+ <p>--Pourquoi? repartit-il, irrité à son tour et répondant à cette attitude
+dédaigneuse par un éclat de rudesse paysanne, pourquoi?... Peut-être
+pour vous amuser, ou satisfaire votre curiosité, en constatant avec quel
+aveuglement un naïf peut se laisser prendre aux caprices d'une
+coquette?...</p>
+
+ <p>Elle ressentit vivement la brutalité de ce coup de boutoir immérité, car
+elle était sincère à ce moment,--et des larmes lui montèrent aux yeux.</p>
+
+ <p>--Vous avez une singulière opinion de moi! murmura-t-elle.</p>
+
+ <p>Dès qu'il vit les paupières de Mania se mouiller, Jacques fut désarmé et
+son irritation tomba. Il alla vers elle, lui prit les mains, y appuya
+son front et balbutia humblement:</p>
+
+ <p>--Pardon! je suis un rustre et un sot!</p>
+
+ <p>--Non, dit-elle, tandis qu'un sourire rassérénait ses yeux humides, mais
+vous êtes pire, vous êtes méchant.</p>
+
+ <p>--Hélas! ce qui me rend mauvais, c'est justement parce que je vous aime
+trop... Vous me possédez à un degré que je ne saurais dire, et si vous
+me voyez parfois préoccupé, ce n'est point parce que j'en regrette une
+autre, c'est parce que je souffre de ne pas vous avoir tout à moi.</p>
+
+ <p>Elle le dévisagea un instant sans parler, puis elle s'approcha de la
+table, vida son verre de vin d'Asti, et, attendrie par cette entière
+soumission, elle lui tendit tes mains.</p>
+
+ <p>--Allons, reprit-elle, la paix est faite, vous m'appartenez, j'en prends
+acte, et d'abord je ne veux plus que vous doutiez de moi. Regardez mes
+yeux, ils n'ont jamais menti... Qu'y voyez-vous?</p>
+
+ <p>--Ils me grisent comme toujours, mais...</p>
+
+ <p>--Aveugle! n'y voyez-vous point que je vous aime? chuchota-t-elle de sa
+voix de sirène, en rapprochant son visage de celui de Jacques.</p>
+
+ <p>--Mania!..</p>
+
+ <p>Il la saisit dans ses bras et baisa ses yeux verts comme pour les
+empêcher de l'éblouir davantage, puis ses lèvres descendirent jusqu'à la
+bouche souriante de la jeune femme et s'y posèrent. Il était pris de
+vertige; il serrait convulsivement, sauvagement, contre sa poitrine ce
+corps souple qui s'abandonnait. Il couvrait de baisers fous les cheveux
+blonds, le cou blanc, la nuque frissonnante. Étourdi, il fermait les
+yeux et croyait savourer dans ses caresses toute la voluptueuse poésie
+du midi. Il y buvait la lumière, il y respirait les parfums de la terre
+de Provence, cette palpitante créature lui semblait incarner tout ce
+qu'il avait désiré, adorés depuis son arrivée à Nice.</p>
+
+ <p>--Encore!... encore! soupirait-il d'une voix étouffée, et il la baisait
+de nouveau.</p>
+
+ <p>Mania restait muette; elle se laissait caresser, seulement parfois ses
+lèvres fermées frémissaient en s'appuyant contre celles de Jacques, et
+c'était alors un délice qui le paralysait tout entier.--Au dehors, à
+travers son extase, il entendait comme en un rêve, très loin, des voix
+d'enfants sur la jetée ou un clapotement de rames dans le port...</p>
+
+ <p>Pendant ce temps, sur la route poudreuse de la Corniche, parmi les
+massifs de caroubiers tordant leur branches noueuses, le long des
+jardins tout roses de pêchers en fleurs, un landau découvert emportait
+Thérèse, la petite mère, Lechantre et Christine.</p>
+
+ <p>Après le départ de Jacques, Francis avait demandé aux trois femmes où
+elles désiraient se promener, et les voyant indécises:</p>
+
+ <p>--Je suis sûr, s'était-il écrié, que Mme Moret et Christine ne
+connaissent pas le cap Ferrât... S'il n'y a point d'opposition, je
+propose d'en faire le tour et de descendre jusqu'à Saint-Jean...</p>
+
+ <p>Il n'y eut pas d'opposition; la maman Moret s'en rapportait à M.
+Lechantre, Christine était indifférente; quant à Thérèse, le choix de
+cette promenade la touchait tout particulièrement. Saint-Jean réveillait
+en elle le souvenir de sa dernière excursion avec Jacques, et un
+mélancolique désir la prenait de revoir ces chemins où elle avait laissé
+des lambeaux de son bonheur.</p>
+
+ <p>Le landau avait gravi la route de Montboron, puis dépassé Villefranche.
+La petite mère, joyeuse comme un enfant, n'en finissait pas de
+s'émerveiller à la vue des buissons de roses et des arbres fruitiers
+déjà en boutons.</p>
+
+ <p>--Sont-ils heureux, les gens de ce pays-ci! s'exclamait-elle, leurs
+pêchers sont déjà fleuris, tandis que les nôtres grelottent encore...
+Quand je conterai ça à Rochetaillée, personne ne voudra me croire.</p>
+
+ <p>--Oui, madame Moret, ajoutait gaiement Lechantre, c'est un climat
+exceptionnel... Après avoir mis Adam à la porte, le Père Eternel s'est
+attendri un brin, et il a transporté ici un petit morceau du Paradis
+terrestre, afin que nous puissions juger de toutes les bonnes choses que
+nous avons perdues par la faute de notre mère Ève.</p>
+
+ <p>--Vous me direz ce que vous voudrez, reprenait dédaigneusement
+Christine, toute cette précocité n'est pas naturelle, et les gens d'ici
+sont trop vains de la beauté de leur pays; aussi Dieu leur envoie-t-il
+des tremblements de terre pour leur rappeler que ce bas-monde n'est pas
+un lieu de délices.</p>
+
+ <p>--Amen! répliquait Francis; vous avez tout de même, Christine, une drôle
+de façon de concevoir les bontés de la Providence...</p>
+
+ <p>Thérèse souriait distraitement, sans se mêler à la conversation. Les
+yeux grand ouverts, elle contemplait les montagnes baignées de lumière;
+la mer bleue, glacée d'argent comme une immense étoffe de satin; les
+découpures de la côte où la brise, d'un seul souffle, blanchissait les
+feuilles retroussées des oliviers, et elle se rappelait les plus minimes
+détails de la journée passée à Saint-Jean avec Jacques.--En ce temps-là,
+il ne mentait pas encore, il se trouvait heureux près d'elle, et il le
+lui répétait tendrement sous les citronniers du verger, où fleurissaient
+des champs de juliennes. Trois semaines s'étaient écoulées à peine...
+Par quelle fatalité son c&oelig;ur avait-il si promptement changé? Les
+géraniums de la haie fleuronnaient encore, les juliennes blanches,
+là-bas, répandaient toujours leur parfum de girofle, et, moins durables
+que de brèves fleurs, l'amour de Jacques n'était déjà plus qu'un
+souvenir, une illusion flottant dans le passé comme l'ombre d'une aile
+d'oiseau sur la mer... Et, tandis qu'elle revisitait seule les sentiers
+où ils avaient cheminé côte à côte, tandis qu'elle respirait seule le
+parfum amer des joies irretrouvables d'autrefois, où était-il, lui,
+l'ami de son enfance, l'homme auquel elle avait si ingénument enchaîné
+sa vie, et qui lui avait promis de l'aimer dans les bons comme dans les
+mauvais jours?... Ah! elle n'avait même plus la faculté de s'abuser,
+elle ne savait que trop à quelle occupation il employait les heures
+qu'il lui dérobait. Un affreux pressentiment lui disait qu'à ce même
+instant Jacques était sans doute absorbé par sa passion pour Mme
+Liebling. Peut-être était-il près d'elle!...</p>
+
+ <p>Peut-être lui répétait-il les mêmes phrases tendres, les mêmes serments
+de fidélité dont les vergers de Saint-Jacques gardaient encore le
+vibrant souvenir?... Car l'amour n'a pas deux langages, et, si les
+c&oelig;urs changent, les mots qui expriment la tendresse restent
+invariables!... A cette pensée, dans sa poitrine, un flot de jalousie
+roulait âcre et trouble comme la vague d'une marée montante; muette, les
+lèvres serrées, les yeux brûlants, elle regardait machinalement le
+chemin sablonneux où le landau marchait au pas, le long de la mer
+éblouissante.</p>
+
+ <p>Quand on fut en vue de Saint-Jean, le cocher demanda s'il devait pousser
+jusqu'au village.</p>
+
+ <p>--Oui, certainement! s'écria Thérèse, désireuse d'accomplir jusqu'au
+bout son douloureux pèlerinage.</p>
+
+ <p>On arriva à l'entrée du hameau. Le cocher fit tourner son landau à
+l'endroit où les voitures s'arrêtent d'ordinaire et les promeneurs
+descendirent.</p>
+
+ <p>Près du carrefour, dans un coin ombreux, une voiture de maître
+stationnait déjà, montrant ses coussins capitonnés de soie blanche, sa
+caisse élégante au vernis brillant, aux panneaux timbrés d'un tortil et
+de deux initiales enlacées. Devant les chevaux qui secouaient leurs
+harnais scintillants et leurs gourmettes décorées de roses, un cocher en
+livrée bleue fumait nonchalamment.</p>
+
+ <p>--Je crois, mesdames, dit Lechantre, que nous ferons bien de pousser
+jusqu'au port... Il y a là une auberge où nous pourrons nous rafraîchir.</p>
+
+ <p>Thérèse, restée en arrière, examinait attentivement le luxueux équipage
+aux portières armoriées, et s'approchait pour déchiffrer le monogramme
+peint sur le panneau brun.--Les deux majuscules entrelacées sous un
+tortil de baron figuraient un M et un L.--Une rougeur lui monta aux
+joues et un horrible soupçon lui martela le cerveau.</p>
+
+ <p>--Venez-vous, Thérèse? dit Lechantre.</p>
+
+ <p>Redevenue très pâle, les yeux d'un noir d'encre, les sourcils rejoints,
+elle suivit docilement le groupe qui descendait déjà la rue étroite.
+Quand on atteignit l'hôtel Victoria, Lechantre fit halte, entrebâilla la
+porte du rez-de-chaussée, et ne trouvant personne:</p>
+
+ <p>--Attendez-moi, murmura-t-il, je vais voir la-haut si je puis y dénicher
+quelqu'un.</p>
+
+ <p>Il grimpa le raide escalier du premier étage, ouvrit brusquement la
+porte de la salle, reconnut d'un clin d'&oelig;il Jacques et Mania causant
+très près l'un de l'autre, et, refermant plus vite encore l'huis
+entrebâillé tandis que les deux amoureux se retournaient ébaubis, il
+dégringola précipitamment... Trop tard! Thérèse était sur ses talons et
+gravissait l'escalier à son tour.</p>
+
+ <p>--Ne montez pas, chuchota-t-il, c'est plein de cocottes... Vous y seriez
+déplacée, vous et Christine!</p>
+
+ <p>Mais elle ne l'écoutait pas; l'écartant de la main, elle continuait son
+ascension. Une fois sur le palier, elle poussa de nouveau la porte et,
+pâle comme un spectre, alla droit aux deux coupables qui s'étaient levés
+effarés.</p>
+
+ <p>Mania, néanmoins, avait repris rapidement son sang-froid. Sa lèvre
+hautaine se crispa. Jugeant sans doute Thérèse d'après elle, et
+s'attendant à quelque violence, elle reculait instinctivement.</p>
+
+ <p>--Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-elle.</p>
+
+ <p>--Ne craignez rien, madame, répliqua sarcastiquement Thérèse; je n'ai
+nulle envie d'interrompre votre galante conversation... J'ai voulu
+simplement m'assurer d'une chose dont je me doutais... Maintenant je
+suis fixée. Il n'y a plus rien de commun entre votre amant et moi et
+vous pouvez le garder tant qu'il vous plaira.</p>
+
+ <p>Sans même lever les yeux sur Jacques, elle tourna les talons,
+redescendit, et s'adressant à Francis qui était restait anxieux au
+milieu de l'escalier et qui avait peine à dissimuler ses craintes:</p>
+
+ <p>--Vous aviez raison, M. Lechantre, dit-elle d'une voix très calme, nous
+serions là-haut en trop mauvaise compagnie... Reconduisez-nous à notre
+voiture!</p>
+<br>
+
+ <h3>XIV</h3>
+
+ <p>Jacques et Mania étaient restés face à face, consternés par cette
+intrusion inattendue. Le peintre, absolument abasourdi et comprenant
+que, de toute façon, l'incident ne pouvait avoir que des suites
+désastreuses, n'osait plus regarder Mme Liebling. Pendant une longue
+minute tous deux demeurèrent muets. Ils entendirent la voix âpre de
+Thérèse monter jusqu'à eux, puis Lechantre engager les trois femmes à
+regagner la voiture.--Mania, pâle, les dents serrées, se sentait dans
+l'impossibilité d'articuler une parole. Le dépit et la honte la
+suffoquaient; elle se rendait compte du rôle humiliant qu'elle venait de
+jouer dans cette aventure et tout son orgueil se révoltait.--Si, comme
+cela était probable, Thérèse, obéissant à ses rancunes de femme
+outragée, ne reculait pas devant un scandale et si les détails de cet
+esclandre étaient publiés par elle ou par Lechantre, quelles risées et
+quels commentaires peu charitables dans la colonie étrangère de Nice!
+Mania se voyait déjà en proie aux railleries des gens de son monde et,
+qui sait? aux odieuses plaisanteries des petits journaux du crû...
+C'était bien la peine d'avoir résisté jusqu'alors aux entraînements du
+milieu corrompu dans lequel elle vivait, d'avoir tenu les adorateurs à
+distance et de s'être fait une réputation d'inattaquable respectabilité,
+pour que tout cet effort vint aboutir à un aussi piteux naufrage:--une
+intrigue avec un peintre marié à une petite bourgeoise, et
+l'intervention de la femme légitime surprenant les coupables dans une
+misérable auberge!... Y avait-il rien de plus ridicule?--A la pensée de
+cette histoire colportée dans le salon de la princesse Koloubine et
+arrivant aux oreilles du baron Liebling, Mania était secouée par un
+frisson de dégoût, et la colère donnait à ses yeux des lueurs
+fulgurantes.</p>
+
+ <p>Jacques lisait sur sa figure contractée les cruelles appréhensions qui
+la torturaient. Il aurait voulu exprimer tout le chagrin qu'il
+ressentait, en se jetant aux pieds de Mme Liebling et en la suppliant de
+lui pardonner cette humiliation involontairement infligée; mais, en ce
+moment de désarroi, il lui était impossible de trouver des mots assez
+délicats pour traduire ses regrets et, craignant d'irriter encore la
+plaie en y appuyant maladroitement le doigt, il restait décontenancé et
+silencieux.</p>
+
+ <p>Tout à coup, Mania prit son chapeau et se recoiffa rageusement. Elle
+cherchait vainement à renouer son voile; ses mains étaient agitées par
+un tel tremblement qu'elle ne pouvait y réussir. Elle arracha le morceau
+de tulle, le tordit dans ses doigts et le déchira, puis elle ramassa ses
+gants et se dirigea vers la porte.</p>
+
+ <p>--Vous voulez partir? murmura péniblement Jacques en essayant de lui
+barrer le chemin.</p>
+
+ <p>--Oui, dit-elle d'une voix altérée, je ne suppose pas que vous ayez
+l'intention de m'en empêcher? Laissez-moi passer... Je me trouverais mal
+si je restais une minute de plus ici... Oh! ajouta-t-elle en se
+regantant nerveusement, pourquoi y suis-je venue? Pourquoi me suis-je
+exposée à cette avanie?... Moi qui me glorifiais de ma réputation
+intacte, me voilà bien punie de mon orgueil!... Quand je pense que tout
+à l'heure j'ai été traitée comme la dernière des filles... Oh! non,
+non... jamais je n'ai souffert ce que je souffre!...</p>
+
+ <p>Les sanglots l'étouffaient. Elle fut obligée de s'asseoir, et, les
+coudes sur la table, le front dans les mains, elle demeura un instant
+haletante. Sa poitrine se soulevait, sa gorge se gonflait; elle se
+laissait aller à de brusques mouvements de désespoir, et sa tête
+s'agitait convulsivement.</p>
+
+ <p>--Mania! s'exclama Jacques, s'agenouillant près d'elle, ne partez pas
+dans cet état... Ne vous désolez pas... Me voici à vos pieds, à vos
+ordres pour réparer le mal que je vous cause...</p>
+
+ <p>--Donnez-moi un verre d'eau!</p>
+
+ <p>Il obéit et remplit un verre qu'elle but d'un trait. Peu à peu la crise
+nerveuse qui la secouait se termina par l'ordinaire détente: les larmes!
+Mania pleura, et Jacques essaya de la calmer en lui répétant qu'il
+l'aimait, en maudissant la fatalité qui faisait porter de si douloureux
+fruits à sa tendresse.</p>
+
+ <p>--Je voudrais tant vous consoler! s'exclama-t-il, je donnerais le sang
+de mon c&oelig;ur pour guérir votre peine... Parlez, que puis-je faire pour
+empêcher vos larmes de couler?</p>
+
+ <p>--Rien, répondit-elle en secouant la tête, le mal est irréparable.
+Laissez-moi... Courez retrouver votre femme, raccommodez-vous avec elle,
+et redevenez ce que vous n'auriez jamais dû cesser d'être, un mari
+fidèle et docile...</p>
+
+ <p>Elle avait prononcé ces mots avec conviction, sans la moindre
+arrière-pensée ironique; mais, pour surexciter la passion de Jacques,
+elle n'eût pu se servir d'un moyen plus efficace. Il n'en fallut pas
+davantage pour qu'il rejetât sur Thérèse tout l'odieux de cette scène et
+pour que l'idée de renoncer à Mme Liebling l'exaspérât:</p>
+
+ <p>--Me croyez-vous, répliqua-t-il, assez lâche pour vous abandonner après
+vous avoir compromise?</p>
+
+ <p>--Vous me compromettrez bien plus encore, si cette déplorable aventure
+aboutit à un scandale... Quittons-nous et ne nous revoyons jamais! je
+n'avais que trop raison quand je vous disais que vous ne vous
+apparteniez pas... Notre tort à tous deux est de l'avoir oublié un
+instant.</p>
+
+ <p>--Je vous prouverai que je suis maître de ma personne et je vous jure
+bien que cette incartade n'aura aucune suite fâcheuse!</p>
+
+ <p>Un sourire sceptique effleura les lèvres de Mania.</p>
+
+ <p>--Vous vous abusez étrangement si vous supposez que Mme Moret se
+résignera au rôle d'épouse sacrifiée... Mais soit, j'admets qu'elle
+passe l'éponge sur vos méfaits actuels; croyez-vous qu'elle se montrera
+plus tard d'aussi bonne composition?... Vous vivrez dans de continuelles
+transes, et moi, je serai constamment sous le coup d'un nouvel éclat...
+Grand merci! L'algarade de tantôt me suffit!</p>
+
+ <p>Jacques eut un geste d'impatience et de colère.</p>
+
+ <p>--Non, poursuivit Mme Liebling, il faut nous quitter... et cela aussi
+bien pour mon repos que dans l'intérêt de votre avenir... Souvenez-vous
+de ce que je vous disais à la villa Endymion: «Une mauvaise fée m'a jeté
+un sort, et je suis destinée à faire souffrir ceux qui m'aiment le
+mieux...» Cela s'est vérifié déjà, tenons-nous-en à cette première
+expérience... Adieu!</p>
+
+ <p>Elle s'était levée et se dirigeait vers la porte. Mais Jacques ne
+l'entendait pas ainsi. La vue de Mania si adorable à travers ses larmes,
+les obstacles mêmes qu'elle venait de lui faire pressentir,
+l'enflammaient davantage et le poussaient à tout sacrifier pour
+s'assurer la possession de celle dont il ne pouvait envisager l'abandon
+sans une atroce douleur.</p>
+
+ <p>-Je ne vous laisserai point partir! protesta-t-il en lui saisissant les
+mains... Vous parlez de souffrances?... Mais vous ne pouvez concevoir
+combien je serais misérable si je vous savais perdue pour moi!...
+Maintenant que je vous ai serrée dans mes bras, j'ai besoin de vous
+comme de l'air que je respire... Vous êtes tout l'intérêt et toute la
+passion de ma vie... Que m'importent mon art et l'avenir, si je ne vous
+ai plus? Que m'importe le monde, si je ne vous y retrouve plus?... Je
+vous appartiens et, si, vous me quittez, c'est fini de moi!</p>
+
+ <p>Elle lui jeta un pénétrant regard, le jugea profondément épris et
+sincère et, gagnée elle-même par la flamme qui brûlait en lui, elle
+repartit avec une exaltation hautaine:</p>
+
+ <p>--Certes, je crois que vous m'aimez... Mais, si vous voulez que je vous
+aime, il faut que vous m'apparteniez autrement qu'en paroles... Plus de
+partage... Ou moi ou l'autre... Choisissez!</p>
+
+ <p>--Vous, murmura-t-il subjugué, mais vous tout entière!</p>
+
+ <p>--Soit, reprit-elle en lui serrant violemment les mains; seulement je
+veux être assurée contre le retour possible de scènes pareilles à celle
+de tout à l'heure. Personne ne doit avoir de droits sur vous que moi...
+Me donnant librement, j'exige que vous vous rendiez complètement
+libre... Le pourrez-vous?</p>
+
+ <p>Cette interrogation, qui semblait mettre en doute sa force de volonté,
+acheva chez Jacques ce que le magnétisant regard de Mania avait
+commencé. Il releva ce défi jeté à son énergie virile, et s'écria
+impétueusement:</p>
+
+ <p>--Demain, je serai libre!</p>
+
+ <p>Comme pour sceller sa promesse, il voulut reprendre Mme Liebling dans
+ses bras et boire de nouveau sur ses lèvres l'oubli de ce passé dont il
+allait se détacher, mais elle se dégagea vivement, et le tenant à
+distance:</p>
+
+ <p>--Non, dit-elle d'une voix ferme et caressante en même temps, quand vous
+aurez rompu vos liens, je vous rendrai mes lèvres... Pas avant!...
+Maintenant partons.</p>
+
+ <p>Tandis qu'elle descendait l'escalier, Jacques prenait congé de
+l'hôtesse. Il rejoignit Mania à vingt pas du landau. Le cocher, en
+voyant revenir sa maîtresse, avait tourné les chevaux dans la direction
+de Villefranche et ouvert la portière.</p>
+
+ <p>--Adieu! murmura la jeune femme en serrant la main de Jacques,
+rappelez-vous ce que vous m'avez promis, et ne revenez chez moi que
+lorsque vous pourrez y rentrer sans scrupule.</p>
+
+ <p>--Vous m'y verrez dès demain!</p>
+
+ <p>--Croyez-vous? répliqua-t-elle avec son ironie coutumière, je ne pense
+pas que les choses aillent si vite, et je vous donne jusqu'à samedi...
+Samedi, je serai seule, et je vous attendrai à six heures...</p>
+
+ <p>Elle sauta légèrement dans le landau. Tandis que les chevaux prenaient
+le trot elle se retourna encore vers Jacques, et ses yeux semblèrent lui
+crier:</p>
+
+ <p>--Souvenez-vous!</p>
+
+ <p>Dès que la voiture eut disparu, le peintre regagna la station de
+Beaulieu par le raccourci qui longe le rivage. Son retour avec Thérèse
+par le même sentier avait eu lieu trop récemment pour que le souvenir de
+cette nocturne promenade ne se représentât pas à son esprit. Néanmoins
+cette résonance du passé ne réussit ni à toucher son c&oelig;ur ni à amortir
+sa passion. Il frissonnait d'amour rien qu'en se rappelant la saveur des
+lèvres de Mania, et il ne pensait qu'avec irritation à ces délices
+interrompues par la brusque apparition de Thérèse.--Par quel hasard
+maudit ou par quelle préméditation agressive avait-elle choisi pour but
+de promenade ce village de Saint-Jean? Lechantre seul pouvait lui donner
+l'explication de cette malencontreuse fantaisie, et il résolut d'aller
+la lui demander sur-le-champ. D'après ce que lui apprendrait le
+paysagiste, il dresserait un plan de conduite et chercherait le moyen le
+plus sûr d'arriver à une séparation, sans éclat. Il désirait rompre sans
+retard; il était las de biaiser et de mentir, il voulait sortir a tout
+prix de cette situation équivoque. Pourquoi, d'ailleurs, se
+laisserait-il arrêter par des considérations sentimentales ou des
+scrupules de fausse délicatesse? Thérèse n'avait-elle pas la première
+manifesté des intentions hostiles? Ne lui avait-elle pas nettement
+déclaré qu'elle se détachait de lui?... Elle serait mal venue,
+maintenant, à s'étonner de ce qu'il la prenait au mot.--Toutes ces
+réflexions lui montaient impétueusement au cerveau avec des soubresauts
+pareils à ceux d'un liquide qui entre en ébullition. Puis, dans des
+intervalles d'accalmie, à l'aspect de cette paisible côte de Beaulieu où
+les ombres du couchant s'allongeaient déjà, il songeait aux rapides
+changements qui s'étaient opérés dans sa vie depuis la soirée où il
+avait pour la première fois suivi ce sentier. Quand il y était venu,
+quelques semaines auparavant, l'amour de Mania se remuait à peine en lui
+comme le germe dans la semence. Il ne l'envisageait que comme une
+romanesque hypothèse, un château en Espagne doucement chimérique. Il
+n'en considérait que les lignes aimables, les vaporeux contours et les
+sommets idéalement éclairés. Si on lui eût dit alors que, pour réaliser
+ce rêve séduisant, pour asseoir en terre ferme ce château aérien, il lui
+faudrait oublier la foi jurée, tromper une femme qui se reposait sur sa
+loyauté, mentir à toute heure et, finalement, rompre avec tout son
+passé, certes, il se fut récrié, il aurait déclaré la chose indigne de
+lui... Et pourtant un mois s'était écoulé à peine; les mêmes géraniums
+qui avaient frôlé la robe de Thérèse poussaient encore dans le chemin
+leurs tiges fleuries, et toutes ces suppositions qui lui avaient paru
+inadmissibles étaient devenues la réalité. Il avait suffi d'une première
+faiblesse, d'une abdication momentanée de sa volonté, pour que des actes
+irréparables se succédassent fatalement les uns aux autres, comme ces
+générations d'insectes dont on ne peut plus arrêter la fécondité...</p>
+
+ <p>En sortant de la gare, Jacques se fit conduire au port Lympia. A peine
+eut-il mis le pied sur la passerelle de l'<i>Hébé</i>, qu'il aperçut
+Lechantre se promenant sur le pont d'un air soucieux. Le paysagiste
+agita les bras et courut au-devant de son élève:</p>
+
+ <p>--Je t'attendais, dit-il laconiquement.</p>
+
+ <p>Il quitta le yacht et entraîna Jacques vers la partie la plus déserte du
+quai.</p>
+
+ <p>--Mon cher, poursuivit-il, je suis désolé de ce qui est arrivé... C'est
+moi qui, sans penser à mal, ai emmené ces dames à Saint-Jean... Mais
+aussi pourquoi diable ne me prévenais-tu pas? Quand on commet d'aussi
+dangereuses sottises, c'est bien le moins qu'on en avise ses amis...
+Pouvais-je prévoir que tu choisirais une salle d'auberge pour y donner
+tes rendez-vous?</p>
+
+ <p>--D'abord je n'en savais rien moi-même... Enfin le mal est fait et il
+s'agit maintenant de prendre une résolution... Où est Thérèse?</p>
+
+ <p>--Je viens de la reconduire chez toi avec ta mère et ta s&oelig;ur.</p>
+
+ <p>--Que vous a-t-elle dit?</p>
+
+ <p>--Absolument rien... Devant Mme Moret et Christine elle a jugé
+naturellement à propos de se taire. Elle a même affecté pendant le
+trajet une sérénité que j'admirais, mais qui me serrait le coeur, car,
+telle que je la connais, elle a dû souffrir atrocement... Ah! c'est une
+vaillante, celle-là, et les belles dames que tu fréquentes ne lui vont
+pas à la cheville!</p>
+
+ <p>Jacques eut un geste d'impatience.</p>
+
+ <p>--Fâche-toi tant que tu voudras, tu ne m'empêcheras pas de te parler
+net... Mon garçon, je comprends tous les emballements... Je les
+comprends d'autant mieux que moi-même, malgré mon âge, je suis toqué de
+cette friponne de Peppina qui me mène par le bout du nez; mais moi, du
+moins, je suis célibataire, tandis que tu es marié à une respectable et
+adorable femme... Et puis, sacrédié, il y a un terme à toutes les
+folies!... Si tu as été grisé par ton Autrichienne, l'aventure de tantôt
+a dû vous jeter à tous deux un joli seau d'eau sur la tête. Comment
+vas-tu te tirer du pot au noir dans lequel tu barbotes? Es-tu venu me
+trouver pour que je te donne un coup d'épaule et un bon avis?... En ce
+cas, écoute-moi: tu n'as qu'un parti à prendre... Va rejoindre Thérèse,
+jette-toi à ses pieds et humilie-toi; puis, dès demain, file sur Paris
+avec toute ta famille. D'abord ta femme te tiendra rigueur, et dame,
+après ce qui s'est passé, elle en a bien le droit; mais elle t'aime, au
+fond, et quand vous serez loin d'ici, quand elle aura constaté ton
+repentir et ta ferme résolution de ne plus pécher, elle trouvera encore
+dans son c&oelig;ur assez de tendresse pour te pardonner... Ça y est-il et
+dois-je l'aller préparer à ta visite?</p>
+
+ <p>--Non, répondit Jacques violemment, c'est impossible!... Je connais
+Thérèse, elle m'a condamné dans son esprit et elle restera inflexible...
+D'ailleurs, se laissât-elle fléchir, il serait trop tard... Je suis
+amoureux de Mania et j'ai lié ma vie à la sienne.</p>
+
+ <p>Toi! se récria Lechantre en haussant les épaules, toi, Jacques Moret,
+fils d'un cultivateur de Rochetaillée, peintre de ton métier et l'espoir
+de l'école française, tu prétends enchaîner ta vie à celle de cette
+grande dame nomade, qui était hier à Vienne, et qui sera demain à
+Florence on à Naples?... Ah! elle est bien bonne!... Innocent! c'est
+comme si tu voulais lier intimité avec l'eau d'un torrent ou avec le
+vent qui passe!... Parce qu'elle a bien voulu t'honorer de ses faveurs,
+tu t'imagines qu'elle va se considérer comme engagée dans des liens
+indissolubles!... Mais, mon pauvre garçon, il n'y a rien de commun entre
+toi et elle. Tout vous sépare: la naissance, l'éducation et le milieu.
+En ce moment tu amuses sa curiosité et sa vanité: elle n'est pas fâchée
+de se payer pour amant un peintre en renom et de vérifier si les
+artistes font l'amour autrement que les grands seigneurs. Seulement,
+quand son caprice sera satisfait, elle te lâchera comme un article qui a
+cessé de plaire. Elle te remplacera par une nouvelle fantaisie et un
+beau matin elle partira pour des pays inconnus... Ah! malheureux, ces
+grandes coquettes-là sont les pires femmes auxquelles on puisse
+s'attacher... Si tu prends ta baronne au sérieux, tu n'es pas au bout de
+tes peines et tu t'apprêtes de la misère pour le restant de tes jours!</p>
+
+ <p>--Possible... J'ai déjà souffert par elle et je prévois qu'elle me fera
+souffrir encore, car elle est violente et fantasque... Mais, dussé-je
+endurer mille peines plus cruelles, je persisterais dans ma folie, parce
+qu'un instant de bonheur auprès de Mania rachète des journées
+d'angoisse... Parce que je l'aime enfin!</p>
+
+ <p>Sacrebleu! s'exclama Lechantre furieux, qu'a-t-elle donc de si
+extraordinaire? Quel philtre t'a-t-elle fait boire pour te mettre dans
+cet état d'insanité?... Je l'ai vue, moi, cette Mania, et elle ne m'a
+nullement ébaubi. Un nez trop court, des pommettes saillantes, des yeux
+de chat sauvage et un sourire traître... Ma parole d'honneur, voilà bien
+de quoi se monter le coup! J'en suis encore à me demander pourquoi tu la
+préfères à Thérèse, qui est charmante et qui a des lignes d'une
+beauté!...</p>
+
+ <p>Pourquoi?... Comment pouvez-vous m'adresser de pareilles questions?...
+Pourquoi? Mais je vous l'ai déjà dit, parce qu'elle ne ressemble en rien
+à Thérèse. Elle a pris dans mon c&oelig;ur une place jusque-là inoccupée...
+Thérèse est la sagesse et la pureté en personne, mais Mania est la
+passion même avec tous ses enchantements. Elle a donné à mon esprit et à
+ma chair des émotions non encore éprouvées; elle a ouvert mes yeux sur
+un monde qu'ils n'avaient jamais entrevu qu'en rêve. Elle exerce sur moi
+une séduction pareille à celle de ce pays-ci, une séduction où les sens
+ont autant de part que l'âme et où cependant il n'entre rien de grossier
+ni de brutal, où tout est rare et exquis. En un mot comme en cent, elle
+me possède et je suis prêt à tout quitter pour la suivre.</p>
+
+ <p>A mesure que Jacques parlait, la joviale figure de Lechantre se
+rembrunissait et exprimait une consternation indignée.</p>
+
+ <p>--Ce que je vous dis vous scandalise? ajouta l'artiste d'un air de
+bravade.</p>
+
+ <p>--Non pas, ça me dégoûte seulement! répondit Francis; tes effusions me
+rappellent les confidences de certains camarades, qui étaient comme toi
+très ensorcelés par une femme, et qui en ont pâti... Je reconnais les
+mêmes raisonnements, et cette ressemblance m'amène à conclure que ton
+caractère n'est pas à la hauteur de ton talent... Mon garçon, tu
+dérailles... Je ne m'esquinterai pas à te faire de la morale, je sais à
+quel point c'est inutile... Mais, puisque tu repousses toute tentative
+de réconciliation, que veux-tu de moi et quels sont tes projets?</p>
+
+ <p>--Avant tout, je veux éviter un éclat qui serait désastreux pour tout le
+monde... Maman et Christine partent après-demain matin et il est inutile
+que leur départ soit attristé par des scènes pénibles. Il faut quelles
+s'en retournent à Paris avec la conviction que nous sommes toujours
+heureux ici... Après... après, répéta Jacques avec un invincible
+serrement de c&oelig;ur, Thérèse et moi nous reprendrons mutuellement notre
+liberté. Elle a assez de fortune pour vivre indépendante, et si elle
+désire retourner au Prieuré, je n'y mettrai aucune opposition. Soyez
+assez bon pour me servir d'intermédiaire auprès d'elle. Dites-lui que la
+seule grâce que je lui demande, c'est de dissimuler jusqu'au départ de
+maman... mais ne lui laissez pas ignorer ma résolution de recouvrer
+ensuite ma pleine et entière liberté d'action.</p>
+
+ <p>--C'est ton dernier mot?</p>
+
+ <p>--Oui.</p>
+
+ <p>--Tu es un misérable inconscient, et tout autre que moi t'abandonnerait
+à tes sottises!... Mais il y a d'autres intérêts en jeu que les tiens et
+je suis le seul qui puisse m'entremettre pour amortir le coup que ton
+égoïsme et ta folie vont porter à ceux qui t'aiment. J'accepte donc la
+mission, si désagréable quelle soit... Va m'attendre sur le boulevard
+Dubouchage; je t'y rejoindrai dès que j'aurai vu Thérèse...</p>
+
+ <p>Il héla un cocher qui passait et se fit conduire rue Carabacel, tandis
+que Jacques gagnait à pied le boulevard.</p>
+
+ <p>Lechantre trouva Thérèse dans le salon sans lumière. Christine et Mme
+Moret s'étaient retirées dans leur chambre pour commencer les
+préparatifs du départ et la jeune femme, étendue dans un fauteuil, les
+yeux brûlants, la tête enfiévrée, regardait machinalement le jardinet
+s'enténébrer peu à peu. Le paysagiste lui serra silencieusement la main
+et l'entraîna sur le perron.</p>
+
+ <p>--Jacques est près d'ici, commença-t-il, je le quitte à l'instant... Il
+m'a chargé de venir vous parler.</p>
+
+ <p>--Que me veut-il encore? demanda-t-elle d'un ton âpre; s'il espère me
+toucher par de nouvelles scènes hypocrites, prévenez-le qu'il perd son
+temps... Je suis fixée maintenant sur la sincérité de ses désespoirs et
+la facilité de ses parjures... Ma crédulité est à bout.</p>
+
+ <p>--Il ne s'agit malheureusement de rien de pareil, repartit Francis;
+Jacques a le sentiment de ses torts et il reconnaît que vous avez le
+droit de vous montrer implacable... Il vous supplie seulement d'éviter
+un éclat et de ne rompre ouvertement avec lui qu'après le départ de sa
+mère et de sa s&oelig;ur.</p>
+
+ <p>Thérèse se mordit les lèvres pour comprimer un sanglot. En dépit de sa
+légitime indignation, à la vue de Lechantre, elle avait espéré qu'il
+venait lui apporter des paroles de repentir et que Jacques essaierait
+une dernière fois de rentrer en grâce. L'injurieuse indifférence avec
+laquelle ce mari infidèle supportait l'idée d'une séparation imminente
+acheva de lui ulcérer le c&oelig;ur.</p>
+
+ <p>--Ah! murmura-t-elle avec amertume, il craint un éclat!... Il a peur
+pour la réputation de sa maîtresse... Vous pouvez le rassurer; j'ai trop
+souci de ma dignité pour ébruiter son aventure. Le scandale me répugne
+autant que la trahison et personne ne saura que j'ai surpris mon mari
+avec cette femme, dans une chambre d'auberge. Je me tairai comme je me
+suis tue jusqu'à présent... Je pousserai même l'indulgence... ou le
+mépris, comme vous voudrez, jusqu'à lui faire bon visage en présence de
+sa mère et de Christine.</p>
+
+ <p>--Je reconnais la votre grand c&oelig;ur et votre force d'âme, Thérèse, mais,
+si vous m'en croyez, vous vous montrerez encore plus magnanime...
+Jacques est affolé en ce moment; non seulement il compromet son
+caractère dans cette aventure, mais il risque d'y perdre ses meilleures
+qualités d'artiste et de gâcher sa vie... Or, vous qui êtes la plus
+forte, vous devez être aussi la plus généreuse... oh! ajouta-t-il en
+répondant à un véhément geste de dénégation de la jeune femme, je ne
+vous demande pas de pardonner sur-le-champ!... mais un jour, quand il
+aura pâti de sa sottise, ce qui ne tardera guère, promettez-moi de ne
+pas vous montrer implacable.</p>
+
+ <p>--Monsieur Lechantre, répliqua Thérèse en lui posant sur la main sa main
+glacée, ne me parlez point de pardon... Je ne suis pas une pâte à
+martyre et je ne sais pas me résigner... Dès les premiers soupçons qui
+m'ont tourmentée, j'ai prévenu votre ami... Une fois que mon c&oelig;ur s'est
+fermé, il ne se rouvre plus. Je vous promettrais d'oublier, que je
+mentirais... Non, je veux rester sincère avec les autres comme avec
+moi-même et c'est pourquoi je vous le déclare nettement ce soir, je ne
+pardonnerai pas... Je dissimulerai jusqu'au départ de Mme Moret...
+N'exigez pas davantage.</p>
+
+ <p>--Et après, ma pauvre enfant, quand vous resterez face à face avec
+Jacques?</p>
+
+ <p>--Après? murmura-t-elle avec un accent navrant, il n'y aura rien
+«après». Des ce soir, je commencerai mes malles... J'ai un bon prétexte
+pour m'éloigner sans esclandre... Ayant déjà servi de chaperon à Mme
+Moret et à Christine, il est tout simple que je les accompagne encore.
+Je les reconduirai à Paris, mais je ne rentrerai plus a Nice... Oh! non,
+s'exclama-t-elle, je ne reviendrai plus dans cette misérable ville!...
+J'y ai trop souffert... Vous pouvez en informer votre ami... Cela lui
+procurera sans doute un agréable soulagement!...</p>
+
+ <p>Elle continuait de parler avec une sarcastique âpreté; mais dans ses
+yeux étincelants on devinait des larmes sur le point de jaillir et
+Lechantre se sentait lui-même gagné par l'émotion.</p>
+
+ <p>--Une fois à Paris, demanda-t-il, comptez-vous rester près de Mme Moret?</p>
+
+ <p>--Non, répondit-elle résolument, cela ne serait pas possible; je
+trouverai un prétexte pour m'éloigner... Je retournerai à Rochetaillée
+et je redeviendrai une paysanne. C'était mon lot, voyez-vous, et je
+n'étais pas faite pour vivre ailleurs. Ah! mon pauvre Prieuré, pourquoi
+n'y suis-je pas restée avec mes préjugés et mes illusions?...</p>
+
+ <p>En dépit de ses efforts, les larmes rebelles s'échappèrent; mais elle
+eut honte de montrer sa faiblesse. Reprise d'un accès de fierté, elle
+s'essuya les yeux avec dépit, et tendant la main au paysagiste:</p>
+
+ <p>--A tout à l'heure, n'est-ce pas? balbutia-t-elle, vous viendrez dîner
+avec nous!</p>
+
+ <p>Puis elle rentra précipitamment dans le salon et disparut.</p>
+
+ <p>Lechantre quitta le jardin et alla rejoindre Jacques qui piétinait,
+inquiet, sur le trottoir du boulevard. Il lui rendit compte du résultat
+de son entrevue et lui annonça les résolutions prises par Thérèse.</p>
+
+ <p>--Tu es une brute, ajouta-t-il, et ta femme est un ange...</p>
+
+ <p>Bien que les progrès de sa passion eussent singulièrement endurci sa
+sensibilité et développé son indifférence pour tout ce qui ne se
+rapportait point à Mania, le peintre frissonna en apprenant l'imminence
+de ce déchirement qu'il avait provoqué. La rapidité avec laquelle se
+précipitaient les événements, et la décision énergique de Thérèse
+l'accablaient de confusion en même temps qu'elles remuaient en lui un
+mélange de regrets et de remords. Lorsqu'il rentra en compagnie de son
+ami dans le salon de la rue Carabacel et qu'il revit, à la lumière
+assourdie des lampes, à côté de la petite mère et de Christine, l'épouse
+qu'il venait d'offenser si grièvement, une rougeur lui monta au front et
+il lui fut impossible de dissimuler son malaise.--Thérèse avait eu le
+temps d'effacer la trace de ses larmes et de se composer une physionomie
+impassible. Elle reçut son mari avec cette gravité calme sous laquelle,
+depuis quelques semaines, elle déguisait les agitations de son âme; mais
+l'apparente sérénité de cet accueil, loin de diminuer la gêne de
+Jacques, la rendit encore plus pénible. Il ne savait guère dissimuler et
+son embarras n'échappa ni à la sollicitude de Mme Moret ni aux malignes
+investigations de Christine. Il s'efforça de feindre néanmoins et cet
+effort acheva de le mettre à la torture. Il lui fallut, pour sauver les
+apparences, questionner sa mère et sa s&oelig;ur sur l'emploi de leur
+après-midi et s'informer hypocritement de l'endroit quelles avaient
+choisi comme but de promenade.</p>
+
+ <p>Nous sommes allées à Saint-Jean, dit Christine; c'était une mauvaise
+inspiration... L'auberge où nous voulions nous arrêter était fort mal
+fréquentée, à ce qu'il paraît, et Thérèse elle-même, malgré ses
+préventions en faveur de Nice, a été obligée de battre en retraite...</p>
+
+ <p>Pendant qu'elle s'étendait avec complaisance sur cet incident de la
+promenade, Jacques changeait de couleur et n'osait plus lever les yeux,
+de peur qu'on ne s'aperçut de son trouble. Mais, s'il ne regardait
+personne, il n'échappait point pour cela aux regards des autres.
+Christine avait remarqué son attitude embarrassée, et, tout en
+l'observant en dessous, elle songeait: «Il se passe ici quelque chose de
+louche et certainement Jacques a un méfait sur la conscience. Est-ce
+que, par hasard, il tromperait sa femme?...» Cette supposition la
+réjouissait sourdement, et un sourire équivoque effleurait ses lèvres
+milices.</p>
+
+ <p>Lechantre, ayant conscience du trouble de Jacques et des tortures de
+Thérèse, se mettait en quatre pour rompre les chiens, et, grâce à lui,
+la soirée se termina sans encombre. Mais le lendemain le supplice se
+renouvela pour Jacques, obligé par décence à consacrer entièrement à sa
+famille cette dernière journée. Il errait comme une âme en peine dans
+l'appartement où baillaient des malles entrouvertes. Il évitait
+peureusement les occasions de se trouver seul à seul avec Thérèse, et
+cependant une despotique attirance le ramenait à chaque instant dans la
+pièce où la jeune femme vaquait à ses préparatifs. Ces tiroirs vidés, ce
+déménagement de menus objets à l'usage particulier de la jeune femme,
+disaient trop clairement un départ sans espoir de retour pour qu'il n'en
+éprouvât point une douloureuse émotion. La figure maintenant tragique de
+Thérèse lui semblait pleine de méprisants reproches. La comédie qu'il
+était tenu de jouer devant sa mère et sa s&oelig;ur l'humiliait et le
+dégradait à ses propres yeux. Il souhaitait que cette lamentable journée
+tirât à sa fin et en même temps il redoutait de la voir s'achever en
+songeant aux adieux du lendemain. Ces angoisses, ces remords et ces
+appréhensions l'enfiévraient. Les battements de son c&oelig;ur s'arrêtaient,
+des suffocations le prenaient, et, le malaise physique se joignant au
+malaise moral, il devenait irritable et, hargneux avec Christine. La
+petite mère, stupéfaite de ces brusques coups de boutoir, levait
+timidement des yeux navrés vers son Benjamin, qu'elle ne reconnaissait
+plus, et s'effrayant de la livide pâleur de son visage:</p>
+
+ <p>Qu'as-tu, mon fils? demandait-elle avec inquiétude en lui saisissant les
+mains, je ne t'ai jamais vu si irascible?... Te sens-tu malade ou est-ce
+le départ de Thérèse qui te contrarie? Parle-moi franchement, sinon je
+finirai par croire, comme Christine, que tu nous caches quelque gros
+chagrin.</p>
+
+ <p>Alors Jacques, honteux d'être si peu maître de lui, essayait de la
+rassurer avec des caresses, mais dans ses protestations comme dans ses
+démonstrations tendres il y avait je ne sais quoi de forcé et d'excessif
+qui sonnait faux: de sorte que la petite mère s'éloignait en hochant la
+tête et en gardant ses pensées chagrines.</p>
+
+ <p>Christine, à son tour, se vengeait des accès d'humeur de son frère en
+emmenant Thérèse à l'écart et en murmurant d'une voix perfidement
+compatissante:</p>
+
+ <p>--Voyons, vous pouvez bien me dire ça, à moi... Avouez qu'il y a de la
+brouille entre vous et Jacques!</p>
+
+ <p>Thérèse tressaillait et répondait sèchement:</p>
+
+ <p>--Vous rêvez... Vous avez trop d'imagination, Christine!</p>
+
+ <p>A quoi sa belle-s&oelig;ur repartait piquée:</p>
+
+ <p>--Non, je n'ai pas d'imagination, mais j'ai de bons yeux, et je
+m'aperçois bien que ni l'un ni l'autre vous n'êtes d'accord comme
+autrefois. Mais quoi! nous avons tous en ce monde nos croix à porter et
+j'avais bien prédit que ce beau feu ne durerait pas!</p>
+
+ <p>Enfin cette longue journée se termina. Le lendemain matin, Jacques et
+Lechantre conduisirent les voyageuses à la gare. Les instants qui
+précédèrent le départ furent d'une tristesse morne. La petite mère
+s'éloignait avec de noirs pressentiments; Thérèse, tout en s'opiniâtrant
+dans sa rancune, songeait que sa vie était à jamais perdue; Jacques, au
+moment de recouvrer cette liberté qu'il avait si ardemment convoitée,
+était pris de peur. Ayant conscience de l'odieux de sa conduite envers
+sa femme, il se demandait avec effarement si cette mystérieuse Némésis,
+qui est comme latente au fond des choses, n'allait pas s'éveiller pour
+le punir férocement de sa déloyauté. Mais, tout en traînant leur
+tourment, ces trois êtres malheureux s'efforçaient de cacher leur
+angoisses et de se faire illusion l'un à l'autre. Leur maladroite
+dissimulation était navrante. Lechantre seul s'évertuait à jeter un peu
+de cordiale bonne humeur parmi cette tristesse.</p>
+
+ <p>--Ne vous faites pas de mauvais sang, disait-il à la maman Moret en lui
+serrant les mains, Jacques vous reviendra en bon état... Je reste à Nice
+et je me charge de veiller sur lui...</p>
+
+ <p>Immobile, un peu en arrière du groupe, Jacques contemplait machinalement
+le spectacle de la gare avec son tumultueux va-et-vient de voyageurs.
+Invinciblement, il se rappelait les sensations éprouvées en cet endroit,
+trois semaines auparavant, lors du premier départ de Thérèse.--C'était
+le même aspect des choses: le même paysage vert et ensoleillé dans
+l'encadrement de la nef, les mêmes cris des facteurs, la même
+indifférence souriante de la marchande de livres devant son échoppe aux
+volumes multicolores; le même fracas de portières refermées. «En
+voiture!» criait-on comme jadis...</p>
+
+ <p>Son c&oelig;ur se déchira, un accès de sensibilité maladive lui mit des
+larmes dans les yeux. Il embrassa d'abord la petite mère et Christine,
+puis, quand il se trouva devant sa femme, il la tira brusquement à
+l'écart:</p>
+
+ <p>--Thérèse, balbutia-t-il, Thérèse...</p>
+
+ <p>Il était sur le point de lui crier: «Reste... Ne t'en va pas!» Mais,
+tandis qu'elle le regardait tristement, tout d'un coup l'image
+charmeresse de Mania passa de nouveau entre lui et l'épouse offensée et
+il ne se sentit pas le courage d'achever sa supplication. D'une voix
+étouffée il se borna à murmurer:</p>
+
+ <p>--Pardonne-moi!</p>
+
+ <p>Elle devina sans doute l'injurieux combat qui se livrait en lui, car
+elle le transperça d'un regard de mépris:</p>
+
+ <p>--Adieu! répondit-elle, vous me faites pitié!</p>
+
+ <p>Et fière, impassible, elle monta dans le wagon. Seulement, quand, la
+portière une fois fermée, le train se mit en marche, tandis que la maman
+Moret penchée en dehors envoyait un dernier signe de tête à son
+Benjamin, Thérèse appuya son front contre la paroi capitonnée et éclata
+en sanglots...</p>
+
+ <p>Le même soir, à cinq heures, fidèle à sa promesse, Jacques, tout pâle
+encore des transes du matin, entrait dans le salon de Mme Liebling.</p>
+
+ <p>Mania était seule. Elle vint au-devant de lui avec un sourire au coin
+des lèvres et l'interrogea silencieusement des yeux.</p>
+
+ <p>--Mania, dit-il, j'ai rompu avec mon passé et me voilà libre...
+Désormais je suis à vous tout entier!</p>
+
+ <p>Sans parler elle se rapprocha encore et lui tendit ses lèvres. Jacques
+la serra convulsivement contre sa poitrine et oublia ses derniers
+remords dans un baiser qui n'en finissait plus.</p>
+<br>
+
+ <h3>XV</h3>
+
+ <p>--<i>Christos vaskress!</i> (Christ est ressuscité.)</p>
+
+ <p>--<i>Voistina vaskress!</i> (Il est vraiment ressuscité.)</p>
+
+ <p>On célébrait la Pâques russe chez la princesse Koloubine. Chacun des
+habitués de la villa Endymion répétait cette pieuse salutation
+sacramentelle et embrassait la maîtresse du logis, au seuil de l'un des
+salons, transformé pour la solennité en salle à manger. Les encoignures
+de la grande pièce tendue de soie jaune était décorées de plantes
+épanouies: azalées, rhododendrons et lilas. Au centre, sur une longue
+table garnie d'une nappe à broderies rouges, les couverts reliés par des
+semis de fleurs coupées entouraient des plats de viandes froides:
+galantine, foie gras, sterlets du Volga, au milieu desquels s'étalaient
+l'énorme gâteau pascal et le traditionnel cochon de lait dans sa gelée.
+Ça et là, de petites tables étaient pareillement dressées dans les coins
+et un massif buffet supportait, comme supplément de victuailles, toute
+la collection des <i>zakouski</i> (hors d'&oelig;uvre) chers aux palais
+moscovites, ainsi que des carafons de liqueurs et des bouteilles de
+Champagne. Chaque nouvel arrivant, après avoir donné et reçu l'accolade,
+s'attablait, mangeait et buvait à sa fantaisie, tandis que les maîtres
+d'hôtel en habit noir vaquaient silencieusement au service. L'éclatante
+blancheur du linge russe s'harmonisait doucement avec la pâleur des
+roses et le scintillement de la lourde argenterie de famille. La
+fragrance des lilas se mêlait à l'appétissante odeur des mets fortement
+aromatisés et aux senteurs anisées du kummel. Les convives d'âge mur se
+succédaient autour de la longue table où leur appétit sérieux trouvait
+amplement de quoi se satisfaire; les jeunes femmes et les jeunes gens
+choisissaient de préférence les petites tables plus intimes. On s'y
+contentait de gâteaux, de champagne ou de thé, mais on y fleuretait
+joyeusement. Le bruit des conversations médisantes ou tendres était
+accompagné en sourdine par le frémissement du samovar. Sur ce
+bourdonnement de ruche se détachaient des rires, des détonations de
+bouchons de champagne, et toujours, comme un refrain:</p>
+
+ <p>--<i>Christos vaskress!</i></p>
+
+ <p>--<i>Voistina vaskress!</i></p>
+
+ <p>Puis de nouvelles embrassades.</p>
+
+ <p>La fleur de la colonie russe était là.--Brune, le teint mat, les yeux
+noirs comme des mures, la belle Mme Nicolaïdès, vêtue de rouge,
+emplissait le salon des éclats de sa voix brève;--assise en face du
+vice-consul, la blonde comtesse Nadia de Combrières montrait hardiment
+dans l'échancrure carrée de son corsage bleu pâle sa gorge opulente à
+peine voilée de tulle;--puis, ça et là, de vieilles connaissances: la
+petite baronne Pepper et son fidèle Jacobsen: Flaminius Ossola se
+faufilant de groupe et groupe et baisant obséquieusement la main aux
+dames; Mme Acquasola, se remettant des émotions de la roulette en face
+d'une large tranche de cochon de lait et d'une coupe de R&oelig;derer.--Sonia
+Nakwaska rôdait à l'entrée du salon, tendant sa pâle frimousse de
+gavroche à chaque visiteur, et profitant vicieusement de la solennité
+pascale pour se faire embrasser sur la bouche. Ayant l'air de grelotter
+dans sa robe de damas héliotrope, la frileuse et frêle Mme Nakwaska
+s'était assise près de la cheminée et regardait manger Mme Acquasola, en
+suivant ses moindres gestes du regard jaloux d'une femme que sa gastrite
+condamne à la diète.</p>
+
+ <p>--Êtes-vous heureuse, comtesse, d'avoir bon appétit!... Moi, disait-elle
+de sa voix nasillarde, je n'ai d'estomac qu'au jeu... Comment
+trouvez-vous le cochon de lait?</p>
+
+ <p>--Exquis, Anna Egorowna, tout à fait savoureux! répondait l'autre, la
+bouche pleine.</p>
+
+ <p>--Remerciez-moi, ma chère, c'est à moi que vous le devez. Si je n'avais
+été là, nous aurions eu une Pâques sans cochon de lait... Le cuisinier
+avait couru tout Nice sans rien trouver; ma s&oelig;ur se désolait, mais dans
+les questions de ménage elle n'est d'aucune ressource, elle plane trop
+haut dans les nuages. Donc, j'ai fait atteler, j'ai battu la campagne,
+et j'ai enfin déterré dans une ferme cet animal que j'ai rapporté tout
+vif... Même je lui ai coupé sur la queue un bouquet de poils que je
+garde au fond de mon porte-monnaie. C'est un fétiche, vous savez, et
+j'irai demain à Monte-Carlo jouer cinq louis sur le zéro...</p>
+
+ <p>Mme Nakwaska riait de son rire de chèvre, tout en regardant à travers la
+glace sans tain le coup-d'&oelig;il des voitures qui prenaient la file sous
+la marquise. Au loin, dans la perspective des allées fraîchement
+ratissées, on voyait les coupés et les landaus gravir au pas les rampes
+en pente douce et contourner les pelouses semées de boutons d'or. Bien
+qu'on fut au 13 avril, le mistral soufflait, et les massifs d'oliviers,
+fouettés par le vent, détachaient le retroussis argenté de leur
+feuillage sur le bleu cru du ciel. Les visiteurs descendaient de
+voiture, frileusement boutonnés dans leur pardessus au col relevé; les
+dames, emmitouflées dans leur pelisse, se précipitaient frissonnantes
+vers le vestibule. A chaque instant, le valet de pied annonçait de
+nouveaux hôtes. Parmi les derniers arrivants se trouvaient Jacques Moret
+et Francis Lechantre.</p>
+
+ <p>En dépit de ses sages résolutions, Lechantre, qui, dans le principe,
+avait l'intention de rester seulement quelques semaines à Nice, y était
+maintenant depuis plus de deux mois. Il avait laissé partir le yacht de
+son ami; chaque jour il se jurait de regagner Paris, et chaque jour
+aussi il ajournait son départ sous le prétexte de tenir compagnie à
+Jacques. Au fond, le brave paysagiste subissait comme les autres la
+séduction des plaisirs niçois, et les yeux de Mlle Peppina le tenaient
+enchaîné au littoral. Il avait toujours été très enfant, malgré ses
+soixante ans sonnés, et le rajeunissement, dont il attribuait tout
+l'honneur à Nice, se manifestait en lui, surtout, par une recrudescence
+de voluptuosité et de gaminerie naïves. D'ailleurs, il avait découvert
+dans les environs de nombreux motifs de tableaux, et, comme il était
+doué d'une rare puissance de travail, il abattait de la besogne tout en
+faisant la fête. Parfois seulement, en constatant chez Jacques un état
+psychologique inquiétant, il était pris de scrupules, avait des accès de
+rigorisme, et, pendant quelques heures, déblatérait contre l'influence
+débilitante de cette ville, qu'il appelait «la Capoue moderne.» Il
+jurait alors ses grands dieux qu'il allait boucler ses malles et qu'il
+partirait seul, si Jacques refusait de le suivre; mais il suffisait d'un
+beau coucher de soleil sur la mer, d'un souper avec Peppina, d'une
+promenade parmi les citronniers en fleurs de Beaulieu, pour l'incliner à
+l'indulgence et le plonger en une béatitude épicurienne. S'étant
+constitué <i>in petto</i> le mentor de son ancien élève, il devenait mondain.
+Sa verve communicative, sa jeunesse d'esprit, ses charges d'atelier,
+étaient fort choyées dans les salons où Jacques l'entraînait très
+souvent. Ce dernier avait repris goût aux distractions de la haute vie.
+On le rencontrait dans la plupart des réunions de la colonie russe, et
+notamment chez la princesse Koloubine. Seulement, au rebours de
+Lechantre, il n'y brillait ni par la bonne humeur ni par l'amabilité. Il
+semblait y traîner une lourde et irritante lassitude, et s'y ennuyait,
+en effet, y venant non pour son plaisir, mais uniquement pour y
+retrouver Mania.</p>
+
+ <p>Sa liaison avec Jacques n'avait nullement modifié les façons de vivre de
+Mme Liebling. Elle était restée foncièrement mondaine, et, contrairement
+aux espérances du peintre, l'amour ne lui avait inspiré ni le désir de
+l'isolement ni le renoncement à ces succès de coquetterie et d'élégance
+dont elle était coutumière. En se donnant à Jacques, elle n'entendait
+rompre ni avec ses habitudes ni avec ses relations. Elle avait conservé
+ses heures de réception, visitait comme devant ses nombreux amis, ne
+manquait ni un bal, ni un pique-nique, ni un spectacle. Au milieu de ces
+dissipations quotidiennes, dans cette vie en l'air, dont chaque
+indifférent prenait un morceau, c'était à peine si l'homme qu'elle
+aimait pouvait, de loin en loin, jouir de quelques heures de tranquille
+tête-à-tête. Il s'en plaignait parfois amèrement. Mania écoutait ses
+reproches avec son moqueur sourire au coin des lèvres, et répondait d'un
+ton câlin:</p>
+
+ <p>--Vous raisonnez comme un enfant!... Parce que je vous aime, est-ce un
+motif pour que je me fasse montrer au doigt? Si je changeais brusquement
+mon genre de vie, si je tournais le dos à mes amis pour me claquemurer,
+comme vous le désirez, on ne manquerait pas de s'en étonner, d'en
+chercher la raison, et, en vous voyant seul chez moi, on aurait vite
+résolu le problème... Autant vaudrait tout de suite afficher sur ma
+porte: «Mania Liebling a un amant.» Avec vos idées d'artiste, vous ne
+savez pas à quelle prudence est tenue une femme qui vit dans le monde...
+Sérieusement, de quoi vous plaignez-vous? Cela nous empêche-t-il de nous
+voir? N'avez-vous pas accès dans tous les salons où je fréquente et ne
+pouvons-nous nous y retrouver chaque jour?... Ingrat, ne sentez-vous
+pas, comme moi, ce qu'il y a de délicieux dans cette réserve que nous
+nous imposons, dans le mystère qui enveloppe notre amour?... Quand nous
+sommes dans le monde, au lieu de vous tracasser des indifférents qui
+m'entourent et souvent me fatiguent, ne devriez-vous pas être heureux de
+vous dire: «C'est moi seul qu'elle aime?...» Soyez bien convaincu que
+ces obstacles et cette contrainte donnent une saveur plus aiguë à la
+passion et qu'elle risquerait de s'attiédir dans la monotonie de trop
+continuels tête-à-tête!...</p>
+
+ <p>Mais Jacques n'était pas convaincu. Il avait rêvé une intimité plus
+étroite, où Mania serait toute à lui. Quand, bouillant de désir, il
+aurait voulu l'emporter dans une solitude murée, il s'accommodait mal de
+cette promiscuité mondaine, de cette sérénité avec laquelle Mme Liebling
+accordait aux exigences sociales la plus large part de sa vie. Il criait
+à l'injustice.--Elle, si exclusive, et qui l'avait voulu tout entier,
+pourquoi ne comprenait-elle pas qu'il s'irritait d'un partage aussi
+inégal?--Ces rendez-vous décommandés au dernier moment, cet hôtel de la
+rue de la Paix toujours encombré de visiteurs quand Jacques y accourait,
+avide d'une heure de tendres épanchements; ces parties de plaisir où il
+voyait Mania entourée d'adorateurs auxquels elle prodiguait ses
+sourires; tous ces déboires qu'il n'avait pas prévus le mettaient en
+rage et le poussaient à des accès d'humeur noire.--L'Ecclésiaste a
+raison! «Tout n'est que vanité et tourment d'esprit sous le soleil.» Dès
+que nos plus beaux rêves sont réalisés, ils fondent sous nos doigts
+comme de la neige et s'écoulent avec la rapidité de l'eau. L'illusion
+seule nous donne des joies pures.--Ces délices de la passion qui, de
+loin, apparaissaient à l'artiste semblables à un paradis enchanté, de
+quoi se composaient-elles en dernière analyse? De beaucoup d'heures
+d'anxieuse attente suivies de mortelles déconvenues; de quelques brèves
+minutes de volupté troublées par le pressentiment de leur courte durée;
+de longues journées énervantes, passées à en regretter la fuite ou à en
+désirer le retour incertain.--C'étaient là les fruits gâtés d'un amour
+pour lequel il avait sacrifié Thérèse et la petite mère et auquel il
+s'attachait néanmoins obstinément, espérant toujours, à force de
+fougueuse tendresse, vaincre les résistances de Mania et s'établir en
+maître absolu dans son c&oelig;ur.</p>
+
+ <p>En attendant, ces énervements et ces émotions commençaient à
+compromettre sa santé. Quelqu'un qui, après plusieurs mois d'absence,
+l'eût revu entrant dans le salon de la princesse Koloubine, eût été
+frappé de l'altération de ses traits:--la figure paraissait bouffie,
+l'&oelig;il brillait d'un éclat fébrile; le teint avait pâli, les lèvres
+étaient parfois d'une lividité bleuâtre. Pour la moindre contrariété,
+Jacques s'emportait et, quand il s'abandonnait à ces accès
+d'irritabilité, les battements de son c&oelig;ur devenaient tumultueux,
+intermittents, et l'oppression allait souvent jusqu'à la
+suffocation.--Ce jour-là, il avait assisté aux cérémonies de l'église
+russe, y avait aperçu Mania sans pouvoir l'aborder et, immédiatement
+après le déjeuner, avait entraîné Lechantre à la villa Endymion,
+comptant bien y rencontrer Mme Liebling. Après avoir salué la princesse,
+il s'était isolé dans l'encoignure d'une fenêtre et là, indifférent aux
+propos échangés autour des tables, il fixait des regards impatients sur
+la baie qui faisait communiquer le salon où l'on lunchait avec celui par
+lequel accédaient les visiteurs. A quelques pas de cette baie, la
+princesse se tenait, droite et imposante dans sa robe de velours noir,
+et tendait la main ou la joue aux nouveaux venus. Ainsi placée, elle les
+voyait arriver de loin, et sa longue figure empâtée s'éclairait d'un
+sourire plus ou moins avenant, calculé d'après l'importance ou le rang
+de la personne annoncée. Jacques étudiait anxieusement les variations de
+ce sourire apprêté, cherchant à y lire à l'avance la satisfaction
+provoquée par l'entrée de Mania, qui était la grande favorite du moment.
+Tout à coup les lèvres grasses de Mme Koloubine eurent un si aimable
+épanouissement que le c&oelig;ur du peintre sauta dans sa poitrine.--C'est
+elle!» pensa-t-il, et il s'acheminait déjà au-devant de son amie, quand
+un cruel désappointement l'arrêta...</p>
+
+ <p>La personne à laquelle s'adressait cette gracieuse bienvenue appartenait
+au sexe masculin. C'était un grand garçon d'une trentaine d'années,
+élégamment vêtu et remarquablement proportionné; un superbe échantillon
+du type slave dans sa beauté mâle:--brun, le nez un peu gros, mais la
+bouche finement modelée sous la barbe châtaine, les yeux bien ouverts,
+hardis et lumineux.--Il baisa galamment la main de la princesse qui lui
+rendit, à la mode russe, son baiser sur le front.</p>
+
+ <p>--Soyez le bienvenu, Serge Paulovitch, dit-elle, je suis heureuse de
+vous voir et de vous présenter à mes amis!</p>
+
+ <p>En même temps, elle lui prenait le bras et, faisant le tour des tables,
+stationnait un instant près de chaque groupe:</p>
+
+ <p>--Le prince Serge Gregoriew... Je suppose que son nom vous est déjà
+connu... Le prince est célèbre dans toute notre Russie depuis son
+expédition en Asie centrale. Il a parcouru les plateaux de la
+Mésopotamie et découvert le tumulus de Nemrod... N'est-ce pas, prince,
+un de ces soirs vous nous raconterez vos voyages?</p>
+
+ <p>Le prince souriait d'un air bon enfant, saluait, puis Mme Koloubine
+continuait sa tournée.--Jacques les connaissait, ces présentations ou
+plutôt ces exhibitions! Il se rappelait s'être promené de la sorte au
+bras de la princesse et avoir été, de la même façon pompeuse, expliqué
+aux notables habitués de la villa Endymion. Bien qu'il sût à quoi s'en
+tenir sur ces succès de curiosité, il ne put s'empêcher de faire un
+mélancolique retour en arrière et de songer que l'intérêt qu'il avait
+excité trois mois auparavant était déjà épuisé. Ce jeune voyageur aux
+robustes épaules, «qui avait parcouru les plateaux de la Mésopotamie»,
+accaparait maintenant les regards. Il allait devenir la <i>great
+attraction</i> du salon Koloubine, tandis que lui, le peintre de la
+<i>Rentrée des avoines</i>, redescendrait au niveau de Jacobsen ou de
+Flaminius Ossola.--Il fut piqué d'une pointe de mesquine jalousie à
+l'encontre du prince voyageur. Pour éviter d'avoir à lui serrer la main,
+il quitta sa place, s'éloigna dans une direction opposée et rôda d'un
+air maussade autour des petites tables où la présentation avait déjà eu
+lieu.</p>
+
+ <p>Assise devant un guéridon, Mme Acquasola, après s'être lestée de viandes
+froides et de gâteaux, achevait la digestion de cette collation
+copieuse, en buvant du thé avec Jacobsen, la baronne Pepper et Sonia
+Nakwaska. Tout en vidant les tasses, on causait du nouvel hôte de la
+princesse Koloubine.</p>
+
+ <p>--Hein? murmurait Sonia en reluquant le prince Gregoriew, quel beau
+garçon!... Maman l'a connu à Pétersbourg, lorsqu'il était
+chevalier-garde... Toutes les dames de la cour tombaient amoureuses de
+lui et la liste de ses bonnes fortunes était aussi longue que celle de
+Don Juan.</p>
+
+ <p>--Hé! hé! insinuait Jacobsen, il ne manque pas de jolies femmes à Nice
+et il pourra ajouter quelques numéros à son catalogue.</p>
+
+ <p>--Mes enfants, je crois que c'est déjà commencé, chuchota Mme Acquasola
+d'un ton confidentiel.</p>
+
+ <p>Vraiment, comtesse! interrompit la petite baronne, serait-ce vous, par
+hasard?</p>
+
+ <p>--Non, ma chère, ce n'est pas moi... Ces choses-là ne sont plus de mon
+âge. Je parle d'une dame plus jolie que je ne l'ai jamais été.</p>
+
+ <p>--Son nom, comtesse!... Vite, ne nous faites pas languir!</p>
+
+ <p>--Eh bien! il s'agit de la charmante baronne Liebling.</p>
+
+ <p>--Mania? répéta Sonia en ricanant, impossible, la place est prise!</p>
+
+ <p>--Petite, répliqua ingénument Mme Acquasola, lorsqu'une place a été
+prise une première fois, il n'y a pas de raison pour quelle ne le soit
+pas une seconde... Vous saurez ça, quand vous aurez mon expérience.</p>
+
+ <p>Cette allusion de la bonne dame à son expérience amusait fort le groupe,
+et Jacobsen, avec son air de pince-sans-rire, reprenait:</p>
+
+ <p>--Comment! madame Acquasola, vous croyez que ce beau coureur de pays a
+déjà fait un voyage à Cythère avec Mme Liebling?</p>
+
+ <p>--Je ne connais pas ce voyage dont vous parlez, repartit naïvement la
+comtesse; tout ce que je puis vous dire, c'est que Mania regarde le
+prince d'un &oelig;il très doux... Ils se sont rencontrés vendredi chez Mme
+Nicolaïdès et ne se sont guère quittés de la soirée; tout le monde a pu
+l'observer aussi bien que moi. Quand Mme Liebling est partie, le prince
+lui a offert son bras pour la reconduire jusqu'à sa voiture, d'où j'ai
+conclu...</p>
+
+ <p>Un coup de coude de Sonia l'arrêta en chemin; d'un clin d'&oelig;il espiègle,
+la jeune fille l'avertissait que Jacques Moret s'était approché de la
+table et prêtait l'oreille. Mme Acquasola devint cramoisie et s'empressa
+d'ajouter très haut:</p>
+
+ <p>--Du reste, les mauvaises langues seules peuvent y trouver à redire,
+cela ne prouve rien, et le prince s'est montré simplement poli...</p>
+
+ <p>--Comtesse, remarqua ironiquement Jacobsen, vous êtes la logique en
+personne!</p>
+
+ <p>Jacques avait déjà tourné les talons, mais pas un des propos de la
+petite table n'avait échappé à son attention, et comme une lave
+bouillante, un flot de jalousie lui brûlait le c&oelig;ur. Ce même vendredi
+soir, Mania lui avait écrit qu'elle ne pourrait le recevoir, «parce
+qu'une ennuyeuse corvée l'obligeait à sortir», et il apprenait
+maintenant en quoi consistait cette prétendue corvée. Mme Liebling
+s'était gardée de le prévenir qu'elle irait chez Mme Nicolaïdès. Elle
+craignait sans doute qu'il ne vînt l'y surprendre, et qu'il ne gênât ses
+coquetteries avec le prince Gregoriew!--Jacques se voyait déjà négligé
+pour le nouveau héros du jour, et, furieux d'avoir été joué, il mordait
+jusqu'au sang ses lèvres pâles. Dans sa pensée, cette rencontre chez Mme
+Nicolaïdès était préméditée, et il fallait que cette odieuse flirtation
+eût été poussée très loin pour qu'on en fît déjà des gorges chaudes!...
+La colère le secouait. Il tournait des regards ombrageux vers la petite
+table, et l'envie le prenait de chercher querelle à quelqu'un.</p>
+
+ <p>--Croyez-vous qu'il m'ait entendue? chuchotait Mme Acquasola, tandis
+qu'il s'éloignait.</p>
+
+ <p>--Dame! répondait méchamment Jacobsen, vous avez le verbe un peu haut,
+et à moins qu'il ne soit sourd...</p>
+
+ <p>--Ne pouviez-vous me faire signe?</p>
+
+ <p>--Pourquoi? demanda le médecin en feignant une ignorance absolue; en
+quoi les attentions de Mme Liebling pour le prince peuvent-elles
+offenser M. Moret?</p>
+
+ <p>--Mauvais plaisant!... Vous savez bien qu'il l'adore, et qu'il a quitté
+sa femme pour elle... Ah! je suis désolée!... Si je courais lui dire
+qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire?</p>
+
+ <p>--Entre nous, ce serait un mauvais moyen de raccommoder les choses...
+Laissez M. Moret s'en expliquer avec Mme Liebling... Je vous promets
+qu'elle s'en tirera mieux que vous. Tenez, précisément la voici...</p>
+
+<p class="rig"><img alt="" src="images/011b.png"></p>
+
+ <p>Mania venait en effet d'entrer, éblouissante comme une tombée de neige,
+dans sa robe de crêpe de Chine blanc garnie de dentelles. Dès que
+Jacques l'eut aperçue, il se dirigea précipitamment vers elle, mais il
+fut prévenu par le prince Gregoriew. Ce dernier s'était avancé d'un air
+empressé, et saluant Mme Liebling:</p>
+
+ <p>--<i>Christos vaskress!</i> murmura-t-il d'une voix très douce.</p>
+
+ <p>--Oh! prince, répondit Mania en riant, vous ne comptez pas que je vous
+embrasse, je suppose?... Ignorez-vous que je suis catholique romaine?...
+Pour moi, le Christ est ressuscité depuis treize jours, et vous arrivez
+un peu tard.</p>
+
+ <p>--Mieux vaux tard que jamais, insista galamment Serge Gregoriew.</p>
+
+ <p>--Vous y tenez donc beaucoup? reprit-elle en continuant de plaisanter;
+en ce cas, je n'ai rien à refuser à un homme qui a campé entre le Tigre
+et l'Euphrate, sur remplacement même du paradis terrestre... et je
+m'exécute... <i>Voistina vaskress!</i></p>
+
+ <p>En même temps elle tendait sa joue sur laquelle le prince déposait un
+respectueux baiser.</p>
+
+ <p>--Vous connaissez donc notre incomparable Mania? s'exclama la princesse
+Koloubine, qui survint; j'allais justement vous présenter l'un à
+l'autre.</p>
+
+ <p>--J'ai eu l'honneur de rencontrer la baronne Liebling chez Mme
+Nicolaïdès, repartit Serge Gregoriew en s'inclinant.</p>
+
+ <p>--A merveille... Puisque vous n'êtes plus deux étrangers, Serge
+Paulovitch, je vous constitue le cavalier de ma petite amie... Il y a là
+justement une table vacante... Mania chérie, du champagne ou du vin de
+Tokay?</p>
+
+ <p>--Non, princesse, merci; une simple tasse de thé et des sandwichs.</p>
+
+ <p>Sur un signe de Mme Koloubine, un maître d'hôtel avait apporté des
+viandes froides, du champagne et du thé sur la petite table, et le
+prince, après avoir offert une chaise a Mme Liebling, s'était assis en
+face d'elle.</p>
+
+ <p>Tandis que le prince la servait, Mania jetait un coup-d'&oelig;il circulaire
+sur les groupes épars dans le salon et cherchait à découvrir Jacques,
+mais le peintre, exaspéré par le baiser accordé à Serge Gregoriew,
+n'avait pu supporter le spectacle de Mania attablée avec celui qu'il
+considérait déjà comme un rival. Maladroit, ainsi que tous les amoureux
+sincères, il avait pris le parti de bouder au lieu de lutter d'amabilité
+avec cet étranger, et il s'était retiré dans la salle de billard où les
+hommes fumaient.</p>
+
+ <p>Là, on ne fleuretait pas, mais on buvait beaucoup de champagne pour
+arroser les <i>Zakouski</i> servis à profusion. Hors de la présence des
+dames, la conversation s'égayait de propos plus libres.</p>
+
+ <p>Francis Lechantre, mis en bonne humeur par le R&oelig;derer de la princesse,
+s'amusait à ébaudir l'auditoire cosmopolite groupé autour de lui, en
+lâchant la bride à sa blague parisienne.</p>
+
+ <p>--Non, messieurs, disait-il d'un ton gouailleur, vous voyez les choses
+par les petits côtés... Ce qui vous attire dans ce pays-ci et vous y
+retient, ce n'est ni Monte-Carlo et sa roulette, ni la promenade des
+Anglais avec ses palmiers pareils à des plumeaux, ni les orangers dont
+les fruits sont aigres comme des pommes à cidre. Les, salles de jeu
+toutes reluisantes d'or, nous les avions déjà vues à Bade; les palmiers,
+nous en possédons d'aussi beaux au jardin d'Acclimatation; des oranges,
+tous les épiciers en vendent... Non, ça n'est pas ça qui nous grise...
+C'est l'air et la lumière, c'est la joie de vivre qui éclate dans les
+yeux, dans les fleurs et dans le ciel; c'est une satanée odeur d'amour
+qui monte à la tête, qui fait trouver toutes les femmes jolies et qui
+rajeunit tous les visages. Voilà le vrai charme qui vous emballe, vous
+retourne comme un gant et qui nous fait battre la campagne!... Tenez,
+moi qui vous parle et qui ai passé l'âge des sottises, j'ai été déjeuner
+hier à la Ferme bretonne... J'ai horreur de ces endroits-là!... Mais j'y
+accompagnais une certaine Peppina qui a du phosphore dans les yeux et le
+diable au corps... Elle s'est pâmée devant les miroirs courbes où l'on
+se voit ridiculement aplati ou agrandi; elle m'a obligé à donner à
+manger aux cygnes et m'a attablé au jeu des <i>Nations</i> où j'ai perdu un
+billet de cent francs! Il prononçait ces derniers mots avec une emphase
+naïve, comme si cette perte de cent francs pouvait ébaudir des gens
+habitués à considérer cent louis comme une bagatelle, et il ajoutait en
+vidant son verre;--Eh! bien, j'ai trouvé tout ça délicieux... L'air de
+Nice, messieurs l'air de Nice!</p>
+
+ <p>En entendant cette enfantine confession, chacun éclatait de rire. Seul,
+Jacques ne se déridait pas. Il écoutait les charges de Lechantre sans
+les comprendre; regrettant déjà de s'être exilé du salon, il songeait
+qu'en ce moment Mania et le prince étaient assis l'un près de l'autre;
+une angoisse l'empoignait et il se demandait ce qui devait se passer
+entre eux, en son absence, ce qu'ils se disaient à mi-voix pendant ce
+tête-à-tête adroitement ménagé.</p>
+
+ <p>Ce qu'ils se disaient? Rien vraiment qui pût l'inquiéter et motiver sa
+bouderie jalouse. Leur conversation aurait pu être entendue par toutes
+les oreilles. C'était la causerie décousue, légère, des gens du monde,
+relevée seulement de temps à autre par une fine pointe de flirtation
+entre deux sourires. Mania interrogeait Serge Gregoriew sur ses voyages
+et celui-ci lui répondait avec un mélange de condescendance et de
+galanterie:</p>
+
+ <p>--Dites-moi, prince, avez-vous rencontré de jolies femmes dans votre
+expédition?</p>
+
+ <p>--Quelquefois, madame, mais jamais d'aussi charmantes que celles que je
+vois ici aujourd'hui, répliquait Gregoriew en enveloppant Mme Liebling
+du regard admiratif de ses yeux bruns, deux yeux foncés et lumineux, que
+l'habitude de contempler des cieux et des pays divers semblait avoir
+encore colorés et agrandis.</p>
+
+ <p><i>A suivre.</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">André Theuriet.</span></span></p><br>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/011a.png"></p>
+
+<br><br>
+
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44812 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #44812 (https://www.gutenberg.org/ebooks/44812)
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+The Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891, by
+L'Illustration- Various
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891
+
+Author: L'Illustration- Various
+
+Release Date: February 1, 2014 [EBook #44812]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, 17 JAN 1891 ***
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+
+Produced by Rénald Lévesque
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+L'ILLUSTRATION
+Prix du Numéro: 75 centimes.
+
+SAMEDI 17 JANVIER 1891
+49º Année.--Nº 2499
+
+[Illustration: CÉLINE MONTALAND
+Phot. Van Bozch, Boyer succr.]
+
+
+
+AVIS AUX ACTIONNAIRES
+de L'ILLUSTRATION
+
+MM. les actionnaires de la Société du journal l'_Illustration_ sont
+prévenus que l'Assemblée générale ordinaire aura lieu au siège social,
+13, rue Saint-Georges, à Paris, le samedi 31 janvier 1891, à deux
+heures.
+
+ORDRE DU JOUR:
+
+Examen, et approbation, s'il y a lieu, du bilan et des comptes de
+l'exercice 1890.--Répartition des bénéfices.--Fixation du
+dividende.--Renouvellement du conseil de surveillance.--Fixation du
+chiffre du traitement du gérant pour l'année 1891.--Fixation du prix
+auquel le gérant pourra procéder au rachat d'actions de la Société en
+1891.--Tirage au sort des obligations à rembourser en 1891.
+
+Pour assister à cette Réunion, Messieurs les Actionnaires propriétaires
+de titres au porteur doivent en faire le dépôt avant le 25 courant, à la
+Caisse de la Société. Il leur sera remis en échange un récépissé servant
+de carte d'entrée.
+
+
+
+COURRIER DE PARIS
+
+Le froid qu'il fait, les morts qui se succèdent les unes aux autres, la
+question du chauffage, le sort des pauvres gens, et, avec cela, les
+pièces nouvelles ou attendues, voilà, par ce rude hiver, les sujets de
+conversation des Parisiens qui n'ont pas encore pris le train de Nice.
+
+Car maintenant, lorsqu'arrivent les mois de froidure, pour parler comme
+nos pères, c'est pour tous ceux qu'une fonction, une occupation, une
+médiocrité de fortune ou une habitude n'attache pas à une rue de Paris,
+une fugue véritable vers les bords bénis où la mer bleue gémit, cette
+mer bleue où l'ex-maire de Toulon jetait le trop-plein de ses aventures.
+
+On part et les hôteliers parisiens, ces thermomètres spéciaux, nous
+diront que le nombre des voyageurs diminue de plusieurs degrés ici
+tandis que le chiffre grossit vers Cannes, Bordighera ou Saint-Raphaël.
+Et comment ne partirait-on pas? Il est convenu que le Midi est le jardin
+d'hiver de tout bon Parisien _dans le train_. Pour rester dans ce
+_train_, on prend celui de P.-L.-M. Il paraît qu'on soigne ses
+bronchites et qu'on réchauffe ses rhumatismes à la brise de la
+Méditerranée. Ce n'est pas toujours vrai. On s'y dorlote, mais on y
+grelotte. Qu'importe! On est dans le Midi. C'est le soleil du Midi,
+c'est la côte du Midi. Il n'y a que la foi qui sauve.
+
+A vrai dire, les cavalcades et les carnavals ont, là-bas, un décor qui
+les fait valoir, et je ne sais rien de plus triste, à Paris, que les
+mascarades par ces froides nuits si longues. Quand je pense qu'il se
+trouve encore des gens pour se planter dans le vent, sur les trottoirs
+des environs de l'Opéra, et attendre l'entrée des masques! Il fallait
+les voir, samedi dernier, ces masques au nez rougi et aux mains gourdes,
+se rendant au bal de l'Opéra, par les rues désertes, balayées de la
+brise! Les pâles pierrots verdissaient sous leur farine; les clowns,
+avec leurs paletots jetés sur leur costume à paillettes, soufflaient sur
+leurs ongles endoloris, et les toreros (car il y a beaucoup de toreros
+parmi ces travestissements) toussaient mélancoliquement et battaient la
+semelle sur les trottoirs. O ciel d'Andalousie, nuits étoilées de
+Séville et de Grenade, où êtes-vous?
+
+Il est banal de venir déclarer que cette gaieté est macabre, mais elle
+l'est. Ces fillettes qui ont l'onglée, ces bergères Watteau qui évoquent
+l'idée d'un prompt sirop pectoral, ce défilé de masques bizarres sous la
+lueur crue de la lumière électrique, c'est le carnaval parisien, c'est
+une gaieté convenue, je veux bien, mais c'est une gaieté de cimetière,
+et il faut avoir le goût du plaisir diantrement chevillé au corps pour
+s'aller enfermer dans une loge ou se faire étouffer dans un couloir afin
+de contempler de près cette mascarade hétéroclite!
+
+Je disais, l'autre jour, que ces bals dureront toujours, parce qu'il y
+aura toujours des curieux. Il y aura toujours des grisettes aussi, et,
+par exemple, Céline Montaland, la bonne, l'excellente femme que la
+Comédie perdait la semaine dernière, Céline Montaland en était une par
+les goûts simples, la bonne grâce rieuse, la bonté: je répète le mot que
+tous ceux qui ont parlé d'elle ont écrit.
+
+Véritablement la mort de cette charmante femme a été un deuil pour tous
+les amis du théâtre. Elle était depuis si longtemps applaudie, et elle
+avait passé sur tant de scènes parisiennes! Je lui ai vu jouer, pour ma
+part, une cantinière dans les _Cosaques_, la reine Bacchanal dans le
+_Juif-Errant_, Ida de Barency dans _Jack_, et une Espagnole au
+Théatre-Taitbout, dans une revue de fin d'année, où elle chantait en
+espagnol une _habanera_ qui fit fureur. _Ollé! ollé!_ Car elle avait
+l'air d'une manola andalouse, cette jolie Céline Montaland, et, en jupe
+courte, à dentelles et à résilles, avec une rose dans ses noirs cheveux,
+lorsqu'elle jouait le _Pied de Mouton_, on songeait à cette Petra
+Camara, à qui Théophile Gautier dédiait une des plus jolies pièces des
+_Emaux et Camées_:
+
+Peigne au chignon, basquine aux hanches,
+Une femme accourt en dansant.
+Dans les bandes noires et blanches
+Apparaissant, disparaissant.
+
+Mais les premiers succès de Céline Montaland étaient bien antérieurs au
+_Pied de Mouton_. Je me rappelle un soir lointain, un dimanche, où mon
+père et ma mère voulurent me mener au spectacle pour la première ou
+seconde fois. Le boulevard du Temple existait encore en ce temps-là.
+Nous nous présentâmes au guichet du Cirque-Olympique: il n'y avait pas
+de place; on y jouait l'_Armée de Sambre-et-Meuse_, une de ces pièces
+militaires et patriotiques si fort à la mode en ce temps-là et qui
+reviennent à l'ordre du jour maintenant, témoins le _Régiment_ et _Nos
+sous-officiers_.
+
+Nous nous rabattîmes sur la Porte-Saint-Martin. On y donnait les
+_Routiers_. Salle pleine.
+
+--Allons au Palais-Royal, dit mon père.
+
+Et nous allâmes au Palais-Royal, moi regrettant les canonnades de
+l'_Armée de Sambre-et-Meuse_ et les tirades au salpêtre de Pichegru. Le
+Palais-Royal représentait alors la _Fille mal gardée_ et _Maman
+Sabouleux_, deux pièces où apparaissait la petite Céline Montaland,
+brune, accorte, gâtée et fêtée par le public. Elle jouait, chantait et
+dansait. Oui, comme intermède elle dansait une polonaise, et je la vois
+encore en costume fourré, glissant sur la scène du Palais-Royal comme
+une mondaine sur la glace du Bois-de-Boulogne. J'entends encore le son
+métallique de ses talons de cuivre quelle frappait l'un contre l'autre.
+Jolie, cela va sans dire.
+
+Pendant un entracte du _Prix Montyon_, regardez au foyer, dans les
+portraits peints par Émile Bayard, celui de Céline Montaland enfant.
+Elle est là, très vivante et, femme faite, elle avait gardé, épaissi par
+l'embonpoint, ce gai visage de brune fillette mutine.
+
+Alors qu'elle était la petite Céline du Palais-Royal, tous les ans les
+collégiens de Paris lui envoyaient, après s'être cotisés, des bonbons
+pour ses étrennes. Parfois un de ces lycéens apportait, avec les
+pralines, une pièce de vers qu'il débitait au nom de ses camarades pour
+remercier _l'enfant prodige_ d'avoir joué à Louis-le-Grand ou ailleurs.
+Les années avaient passé, passé, depuis ce temps, et les collégiens de
+1849 ou 1850 étaient devenus de gros bonnets, fonctionnaires, officiers
+supérieurs, magistrats. D'autres (en plus grand nombre) étaient morts.
+Mais, au jour de l'an, il était rare que Mme Céline Montaland ne reçût
+pas quelque sac de marrons ou quelque souvenir d'un des orateurs
+d'autrefois, de ces collégiens de jadis devenus quinquagénaires.
+
+Parfois même elle trouvait encore des vers--vieillis comme leur
+auteur--d'un de ces poètes d'autrefois. C'était là sa joie.
+
+--Cela me rajeunit, disait-elle, comme si elle avait abdiqué toute sa
+coquetterie.
+
+Cette année, elle a dû recevoir les mêmes marques de sympathies des
+admirateurs de la comédienne à ses débuts, mais elle n'a pu être
+joyeuse. Ce jour de l'an a été lugubre et Céline Montaland avait joué
+pour la dernière fois.
+
+Tout naturellement ses obsèques ont été pour la badauderie parisienne
+une occasion de rassemblement. Il paraît qu'on s'est, autour de
+Saint-Roch, bousculé pour voir les acteurs, comme autour du bureau de
+location d'une pièce à succès. N'ayant pas assisté à la scène, je n'en
+puis rien dire, mais certains journaux ont assuré que la curiosité du
+public manquait de recueillement.
+
+La foule, après tout, est un dernier hommage pour un acteur ou une
+actrice qui disparaît. Musset n'a pas eu les funérailles de Rachel, et
+il en sera toujours ainsi. Paris adore ses acteurs. Il les sait toujours
+prêts à se mettre en avant pour une bonne oeuvre. Voyez Sarah Bernhardt
+qui, avant de repartir vers les Amériques, voulait jouer _Phèdre_ au
+bénéfice de la veuve de Poupart-Davyl et, dit-elle, à celui de M.
+Duquesnel.
+
+Mais, en fait de funérailles, s'il était mort il y a vingt-deux ans, le
+baron Haussmann, avec quelle pompe on eût célébré ses obsèques! C'est un
+peu de l'histoire de Paris qui s'en va. Le baron Haussmann meurt pauvre,
+paraît-il, après avoir dépensé des millions. Il a expliqué dans ses
+_Mémoires_ comment un préfet de la Seine de l'empire était, je ne dirai
+pas gêné, mais tout juste assez libéralement doté avec les sommes
+cependant prodigieuses que l'État mettait à sa disposition.
+
+Que de frais de représentation! Que de luxe! quelles fêtes!
+
+Le baron Haussmann fut en quelque sorte et pendant des années un
+vice-empereur aussi puissant que M. Rouher. Il était, à vrai dire, le
+roi de Paris. Et ce Paris, il le maniait, le perçait, le détruisait, le
+reconstituait, le _triangulisait_ comme on disait alors, avec une
+activité insatiable. On ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs,
+dit vulgairement le proverbe. Tous ces embellissements coûtaient cher,
+et, un beau jour, le pouvoir du baron Haussmann croula sous le faix des
+sommes dépensées. L'opposition présenta à l'opinion publique la facture
+de ce Paris _haussmanisé_ et un calembour jeté à propos fit la fortune
+d'un jeune avocat qui devait devenir un véritable homme d'État.
+
+M. Jules Ferry publia une brochure, les _Comptes fantastiques
+d'Haussmann_, qui le mit au pinacle et fit mettre le baron au rancart.
+
+Adieu les fêtes carillonnées où le comte de Bismarck buvait de la bière
+en causant chope en main comme un reître d'Albert Durer, son vidrecome
+entre les doigts!
+
+Adieu les bals de l'Hôtel-de-Ville où la bourgeoisie parisienne se
+précipitait en faisant assaut de toilettes! Adieu les doux concerts où,
+_bianca e grassa_, Mlle Marie Rose chantait les _Djinns_ du dernier
+opéra d'Auber!
+
+Adieu aussi les médisances qui faisaient conter tout bas que Mlle
+Francine Cellier, du Vaudeville, n'était si bien vêtue, dans les pièces
+de Sardou, que parce qu'elle s'habillait à la _Ville-de-Paris_.
+Puissance et injures, tout s'abîmait en même temps, et le baron
+Haussmann tombait quelques mois avant l'empire. Mais, quoique tombé, il
+demeurait une figure. On lui gardait une reconnaissance d'avoir, tout en
+abattant bien des souvenirs historiques regrettés, assaini Paris, oui,
+de l'avoir assaini de telle sorte que le typhus en a été comme chassé et
+que le choléra n'y trouve plus un terrain de bataille. On ne débaptisa
+pas le boulevard Haussmann. Il sembla que la truelle du grand maçon
+Haussmann dût être sacrée si l'homme politique ne l'était pas. Lui,
+après être resté quelque temps dans l'ombre, chercha à ressaisir une
+place dans nos assemblées. Il fit une campagne électorale en Corse et il
+contait gaiement, au retour, qu'il avait, dans le maquis, traité la
+question politique avec le fameux bandit Bella-Coccia.
+
+C'était en octobre 1877. M. Haussmann campait dans une plaine, sous la
+tente, mangeant du mouton embroché comme dans une _diffa_ arabe. Puis il
+partait en voiture avec M. de Montero, je crois, lorsqu'une vieille
+femme au profil romain lui remettait un placet. C'était la femme d'un
+vieux bandit arrêté, Stampo, et demandant grâce pour lui. Quant à
+Bella-Coccia, il disait au baron Haussmann:
+
+--Je garde le maquis pour avoir fait le coup de feu avec les gendarmes,
+du haut de mon moulin, mais mon beau-frère est brigadier dans la garde
+républicaine: il votera pour vous!
+
+Et, M. Haussmann promettant de demander l'amnistie, le bandit lui
+tendait une gourde neuve, le faisait boire, buvait après lui, et,
+résolument:
+
+--Maintenant, ce que vous me direz, je le ferai! A la vie, à la mort,
+_signor baron!_
+
+Prendre pour agent électoral le bandit _Bella-Coccia_, l'aventure ne
+manquait pas de fantaisie!
+
+Ce qui en manqua, c'est l'ouvrage qu'il publiait, il y a si peu de
+temps. Les _Mémoires du baron Haussmann_ sont d'un administrateur
+éminent; mais on voudrait, dans ses souvenirs, plus de curiosité et plus
+de vie.
+
+Je n'ai rien dit du sculpteur Delaplanche, qui fut un artiste inspiré,
+je n'ai rien dit de M. Foucher de Careil... La mort va trop vite et le
+_Courrier de Paris_ n'est pas un article nécrologique. Oh! le rude hiver!
+La Seine est prise! Les Parisiens s'amusent à la traverser. Mais ceux
+qui souffrent?... Les plaisirs de l'hiver sont chèrement payés de la vie
+des malheureux.
+
+Rastignac.
+
+
+
+L'HIVER DE 1890-91
+
+L'hiver que nous traversons sera inscrit parmi les hivers mémorables,
+tant par sa précocité que par sa rigueur. Il a commencé le 26 novembre.
+Jusqu'au 25, la température était restée assez chaude, et même
+supérieure à la moyenne; mais le 26 le thermomètre descendit tout d'un
+coup à un minimum de -2°,3, sans s'élever au-dessus de -0°,8, et donna
+comme température moyenne de cette journée -1°,6. Le lendemain, il
+descendit à un minimum de -7°, 1, et le surlendemain, 28, à -15°,0,
+minimum qu'il n'a pas dépassé depuis. C'était le commencement d'un froid
+persistant et rigoureux.
+
+Cependant il y eut dégel le 2 décembre jusqu'au 9, puis regel du 10 au
+18, puis dégel du 19 au 21, puis regel du 22 au 31, puis dégel le 31 au
+soir jusqu'au 4 janvier, et regel dans la nuit du 4 au 5 jusqu'au 12 au
+soir. Du 26 novembre au 3 décembre, la moyenne de la journée a été
+inférieure à zéro, et il en a été de même du 8 au 18 décembre, du 23 au
+31, et du 6 au 12 janvier. Ces allures du thermomètre montrent qu'en
+réalité le froid n'a pas été aussi consécutif qu'on le croit, puisque le
+thermomètre n'est resté perpétuellement au-dessous de zéro que pendant 9
+jours de suite, du 10 au 18 décembre, ainsi que du 23 au 31. Quant à la
+glace, depuis le 26 novembre jusqu'au jour où nous écrivons ces lignes
+(13 janvier), il y a eu 45 jours de gelée, et seulement 3 jours de dégel
+(19, 20 et 21 décembre).
+
+Ce sont là les observations de Paris (Observatoire du parc de
+Saint-Maur). La température moyenne du mois de décembre a été de -3°, 4.
+On ne trouve, depuis 1757, que trois mois de décembre aussi froids: ce
+sont ceux de 1829, 1840 et 1879.
+
+La Seine a commencé à charrier le 29 novembre, puis, de nouveau--après
+le dégel du 4 au 8 décembre--le 11, puis, de nouveau encore, après le
+dégel du 19 au 22, le 25; enfin, une quatrième fois, après le dégel du
+31 décembre, le 7 janvier. Elle aurait dû être prise le 30 décembre et
+même le 16. En effet, sa congélation le 11 janvier à minuit a eu pour
+causes thermométriques une somme de -15°, 7 de froid dans les minima
+diurnes additionnés du 16 au 11, une somme de -15°, 7 dans les maxima,
+et une de 35°, 9 dans les moyennes diurnes. Or ce même état
+thermométrique avait déjà été atteint le 16 décembre et le 30. Mais la
+nature n'est plus souveraine dans la capitale du monde. Par le jeu des
+barrages, nos ingénieurs savent activer le courant, élever ou abaisser
+les eaux, disloquer les glaces et leur interdire toute stagnation. C'est
+ce qui est arrivé en décembre. Les effets de nos hivers ne sont plus
+comparables à ceux des hivers anciens, pas plus que ceux des
+inondations, qui jadis enlevaient les ponts de Paris et semaient la
+ruine et le deuil sur leur passage. Les météorologistes devront donc
+surtout comparer entre elles les indications plus mécaniques que
+pittoresques de la colonne thermométrique.
+
+***
+
+Après un mois de décembre très froid, comme nous venons de le voir, le
+dégel est arrivé le 31 décembre à 11 heures du matin, mais a été de
+courte durée. La Seine charriait encore considérablement le 31; le 1er
+janvier, les glaçons étaient presque entièrement fondus. Il y eut un
+léger retour du froid le 2 (min. 6°, 3°, max. X 2°, 2°,) et le 3 (min.
+-5°, 5°, max. X 2° 8°); le 4, température douce (min. 0°, 4, max. X 4°,
+4); le 5 pendant la nuit retour définitif du froid.
+
+La Seine, dont la température était voisine de 0° depuis plus d'un mois,
+a recommencé à charrier le 7; le 10 les glaçons, presque soudés entre
+eux, marchaient avec une extrême lenteur, le 11 le fleuve était pris,
+dans toute la traversée de Paris, sur les deux tiers de sa largeur, il
+ne restait de courant visible et de glaçons en mouvement qu'au milieu de
+la Seine; dans la nuit du 11 au 12, elle a été entièrement figée.
+
+La vitesse du courant, les obstacles, les ponts, sont autant d'éléments
+en jeu dans la congélation d'un fleuve. Ainsi, la série du froid n'a pas
+été plus intense ni plus longue du 6 au 11 janvier que du 23 au 30
+décembre et surtout que du 9 au 18 décembre, et pourtant, dans les deux
+premiers cas, la Seine n'a pas été prise, à cause du courant et de la
+levée des barrages. Ici, 6 jours de très forte gelée ont suffi.
+Toutefois si le dégel n'était pas arrivé les 31 décembre, l'aspect du
+fleuve charriant avec une extrême lenteur annonçait la congélation
+complète pour le lendemain.
+
+L'arrêt du fleuve n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Le 11, vers
+10 h. 1/2 du soir, la soudure des glaçons a commencé au pont de Sèvres,
+dont les arches, relativement étroites, n'ont pu laisser passer les
+banquises, et ont ainsi arrêté le mouvement de descente. Il a suffi
+d'une heure pour que l'arrêt se répercutant en amont fût complet depuis
+le pont d'Auteuil jusqu'au pont National.
+
+Le 12 au matin le fleuve était donc immobilisé, et toute la journée, les
+curieux ont afflué sur les rives pour contempler ce spectacle que les
+Parisiens n'avaient pas vu depuis onze ans; l'agrégation des glaces
+présentait au milieu du courant, notamment en amont du pont d'Austerlitz
+et du pont Sully, quelques solutions de continuité; il y avait sur ces
+points des sortes de lacs dont les eaux claires ne portaient aucun
+glaçon.
+
+Le petit bras de la Seine sur la rive droite, depuis le pont de Sully
+jusqu'au pont Louis-Philippe, et dans lequel sont garés un nombre
+considérable de bateaux, était libre de glaces, grâce aux barrages
+supplémentaires reçus par l'estacade de l'Ile Saint-Louis.
+
+Il en était de même dans le petit bras de la rive gauche, depuis le pont
+de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Là, un puissant
+remorqueur, ayant monté et redescendu le courant depuis les premières
+heures de la matinée, avait suffisamment divisé les glaces ensuite
+entraînées au-delà du bassin de la Monnaie par un jeu d'écluse.--On n'a
+encore pu traverser nulle part le fleuve à pied sec.
+
+Pendant notre siècle, la Seine a été entièrement gelée à Paris aux dates
+suivantes: janvier 1803,--décembre 1812,--janvier 1820,--janvier
+1823,--décembre-janvier 1829-1830,--janvier 1838,--décembre
+1840,--janvier 1854,--janvier 1865,--décembre 1867,--décembre
+1871,--décembre 1879 et janvier 1891. Ces diverses congélations du
+fleuve parisien ont été fort inégales comme intensité et durée;
+quelquefois cette durée n'a été que de un ou deux jours tandis que dans
+le fameux hiver de 1829-1830, elle a été de trente jours. Pour que la
+Seine gèle à Paris il faut que le courant soit assez lent, c'est-à-dire
+qu'il n'y ait pas eu de pluie depuis longtemps, que la température de
+l'eau se soit graduellement abaissée à zéro, que des glaçons se soient
+formés sur les bords du fleuve ou dans le fond et, détachés par le
+courant, soient charriés à la surface et se soudent entre eux. Les
+obstacles, notamment les ponts, aident à cette congélation totale, qui
+n'arrive qu'après six jours au moins d'un froid persistant de 4° à 8°
+comme moyenne des maxima et minima.
+
+Les débâcles sont parfois terribles. Cette année, pour en atténuer les
+effets, on a commencé par relever, en aval de Paris, le barrage de
+Suresnes, afin d'amener une hausse sensible des eaux en amont et
+d'exercer par suite une tension sur les glaces adhérant aux rives. Cette
+première opération doit être à bref délai suivie de l'opération inverse,
+c'est-à-dire d'un nouvel abaissement du barrage, afin d'accélérer la
+marche du courant des eaux ainsi élevées; de la sorte, s'il ne se
+produit pas une notable recrudescence du froid, une débâcle partielle
+pourra être créée et pour ainsi dire conduite à volonté.
+
+Un nouveau dégel est arrivé le 12, au soir, accompagné d'une brume qui
+est tombée sur Paris à partir de 11 heures. Ce dégel a été annoncé
+quelques heures seulement auparavant par le changement du vent du nord à
+l'ouest. Durera-t-il? Le froid recommencera-t-il? C'est ce que nul ne
+peut dire.
+
+La météorologie est très loin des certitudes de sa soeur aînée
+l'astronomie. Nous pouvons prédire dix ans, cent ans, mille ans
+d'avance, le retour d'une comète, d'une planète, d'une éclipse, d'un
+phénomène astronomique quelconque, et nous ne pouvons pas deviner quel
+temps il fera demain! C'est quelque peu humiliant.
+
+Il est tout naturel de chercher. Chacun le peut. Obtiendrons-nous des
+résultats satisfaisants? C'est moins sûr.
+
+On aimerait voir les saisons régies par un cycle, comme les phénomènes
+astronomiques. L'hiver de 1879-80 ayant été très rude, on pense tout de
+suite à un cycle de 11 ans. Celui de 1870-71 ayant été assez rude, le
+cycle semble en partie indiquer une période de 9 à 11 ans. Le plus grand
+hiver du siècle, avec celui de 1879-80, a été celui de 1829-30. Une
+périodicité de 10 ans ou de multiples de 10 ans parait se confirmer
+davantage. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. J'ai sous
+les yeux le tableau de toutes les observations thermométriques faites
+depuis la fondation de l'Observatoire de Paris, depuis plus de deux
+siècles. Les plus grands hivers ont été ceux de:
+
+1708--9 1829--30
+1715--16 1837--38
+1728--29 1840--41
+1775--76 1844--45
+1788--89 1853--54
+1794--95 1860--61
+1798--99 1870--71
+1802--3 1879--80
+1812--13 1890--91
+1822--23
+
+En s'amusant à grouper ces chiffres de certaines façons, on croit sentir
+vaguement s'en dégager quelques probabilités de périodes décennales.
+Mais, en fait, la probabilité est à peine supérieure à celle d'un nombre
+quelconque à la roulette. On a quelque présomption apparente d'imaginer
+que l'hiver de 1899-1900 sera froid, mais je ne conseillerais à personne
+de jouer là-dessus un pari sérieux.
+
+D'autant plus que, jusqu'à présent du moins, l'astronomie n'offre aucune
+base pour soutenir cette périodicité. La période des taches solaires est
+bien de dix à onze ans, et on l'a invoquée. Mais on n'a pris soin de la
+comparer avec une attention suffisante. Le froid actuel suit le minimum
+des taches solaires de près de deux ans. Celui de 1879-80 l'a suivi d'un
+an. Celui de 1870-71 est arrivé pendant le maximum. Celui de 1829-30 est
+arrivé un an après le maximum. Il n'y a donc pas de relation entre les
+fluctuations de l'énergie solaire et la température de nos hivers. C'est
+assez étonnant, mais c'est ainsi.
+
+Il ne faut pas que ces difficultés nous empêchent d'étudier. La nature
+ne livre ses secrets qu'à la persévérance.
+
+L'hiver actuel peut se résumer ainsi:
+
+Une quarantaine de personnes sont déjà mortes de froid en France depuis
+le commencement de l'hiver.
+
+Les plus basses températures observées ont été:
+
+Moscou 31° le 7 janvier.
+Haparanda 29° le 6 janvier.
+Varsovie 24° le 29 décembre.
+Gérardmer 22° le 10 janvier.
+Épinal 20° " "
+Montargis 17° le 9 janvier.
+Loudun 16° le 10 "
+Paris 15° le 28 novembre.
+ " 13° le 15 décembre.
+ " 11° les 8 et 9 janvier.
+
+Fleuves et rivières gelés le 12 janvier: Seine, Yonne, Aube, Marne,
+Rance, Saône, Rhône, Charente, Loire, Dordogne, Garonne, Sorgues,
+Durance, Gardon. Mer prise à Blankenberghe et Ostende.
+
+L'Espagne, comme tous les pays de l'Est, a partagé le sort de la France.
+
+Camille Flammarion.
+
+
+
+[Illustration: LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG.--La cérémonie
+religieuse dans l'église russe de la rue Daru.]
+
+
+
+LE BARON HAUSSMANN
+
+Le baron Haussmann est mort subitement ces jours derniers. C'était un
+grand vieillard plein de verdeur et d'énergie encore, bien qu'il fût
+plus qu'octogénaire. Il avait gardé toute sa lucidité d'esprit et
+s'occupait en ces temps derniers de la publication du troisième volume
+de ses Mémoires. Il avait entrepris, en effet, d'expliquer la genèse de
+l'oeuvre grandiose à laquelle son nom reste attaché: averti par les
+controverses qui l'avaient assailli à l'heure même où il transformait et
+embellissait Paris, le baron Haussmann avait compris que, pour mériter
+d'être défendu par son oeuvre devant la postérité, il fallait d'abord
+défendre cette oeuvre devant les contemporains.
+
+C'est donc un peu par M. le baron Haussmann lui-même que nous apprenons
+qu'il était petit-fils d'un conventionnel, porté par erreur comme ayant
+voté la mort du roi, et qu'avant d'entrer dans l'administration il avait
+songé à une carrière artistique et fréquenté le Conservatoire. Mais la
+destinée du baron Haussmann lui fit délaisser en temps utile les classes
+musicales pour l'uniforme de sous-préfet. C'est, sous le règne de
+Louis-Philippe qu'il débuta; il vit s'écrouler la monarchie de Juillet
+et surgir la République de 1818 sans trop s'émouvoir: son coeur
+n'appartenait ni au gouvernement déchu ni au régime nouveau. Il les
+voyait se succéder d'un oeil prudent et indifférent, d'une âme un peu
+méprisante à l'égard de ces gouvernants qui essayaient de réaliser la
+liberté sous des formes diverses. Lui, le baron Haussmann, était acquis
+d'avance à l'homme qui voudrait restaurer l'autorité et utiliser en
+pleine lumière ses talents d'administrateur, qui moisissaient en
+d'obscures préfectures de province: le prince Louis-Napoléon lui
+apparut, dès son élévation à la présidence de la République, comme le
+dictateur attendu. Son nom était un gage certain, à divers titres, pour
+le baron Haussmann, dont le père et le grand-père avaient servi les
+Bonaparte. Il suivit donc l'étoile naissante, il la salua dans l'Yonne
+avant, beaucoup d'esprits perspicaces, et se trouva un beau jour préfet
+de la Seine, à la tête d'une administration qui était un ministère et
+qu'aucun contrôle indiscret ne venait troubler dans ses hautes
+combinaisons.
+
+[Illustration: LE BARON HAUSSMANN D'après une photographie de M. Pirou.]
+
+Une promenade à travers le Paris moderne en dit plus aux gens de notre
+génération que bien des volumes, sur l'oeuvre accomplie par le baron
+Haussmann. Ces larges avenues, ces voies amplement aérées, où joue
+librement la lumière, ou circule sans encombre le torrent d'élégance et
+d'activité qui constitue la vie parisienne, c'est le baron Haussmann qui
+les a créées. Certes, Paris a dû payer, et payer un peu cher, sa
+toilette nouvelle; on ne l'a pas consulté sur l'à-propos des
+bouleversements qu'on lui imposait; mais faut-il y regarder tant de fois
+et de si près quand on est, comme aujourd'hui, en présence du fait
+accompli, et d'un fait d'une si haute portée historique et sociale? Nous
+ne le pensons pas. La rue de Rivoli prolongée, le boulevard Sébastopol
+créé, comme aussi la rue Turbigo, les boulevards Haussmann et
+Malesherbes, la construction des Halles Centrales, des parcs des
+Buttes-Chaumont de Montsouris, de Monceau, la métamorphose des bois de
+Boulogne et de Vincennes, voilà assurément des titres à la
+reconnaissance généreuse de tous ceux qui aiment Paris. Il ne faut pas
+marchander cette reconnaissance à la mémoire du baron Haussmann.
+L'Empire avait comblé d'honneurs le haut fonctionnaire en lui conférant
+la dignité sénatoriale et la grande-croix de la Légion d'honneur; les
+Parisiens lui ont voué un souvenir de gratitude: ceci dure plus et vaut
+mieux que cela.
+
+
+
+[Illustration: M. FOUCHER DE CAREIL D'après une photographie de M.
+Truchelut.]
+
+
+[Illustration: M. EUGÈNE DELAPLANCHE D'après une photographie de M.
+Pirou.]
+
+
+
+UN LABADENS
+
+Je ne sais si vous éprouvez quelque plaisir à prendre part à ces agapes
+périodiques que les associations amicales d'anciens Labadens ont mises
+depuis plusieurs années déjà à la mode. Pour ma part, je les exècre,
+attendu que rien, mieux quelles, ne me fait plus durement sentir
+l'outrage des années qui s'accumulent, la fâcheuse décrépitude qui
+menace, et ne me montre la profondeur des rides que la patine du temps
+creuse au front de mes contemporains, sans pour cela épargner le mien.
+
+On s'était connu jeune, ardent, rose, joufflu, ruisselant de cheveux et
+d'illusions: on se retrouve alourdi, glabre, chauve, bedonnant et
+sceptique. On s'abreuve de mauvais champagne et de vieux souvenirs; mais
+ceux-ci, on les regrette, et celui-là fait mal à l'estomac. On se bat
+les flancs pour trouver drôles un tas de vieux anas que leur parfum
+classique impose, et on est forcé de feindre l'enthousiasme pour les
+mérites transcendants d'un jeune élève, lauréat de l'association, dont
+le folio, exhibé par M. le proviseur ému jusqu'aux larmes, est blanc de
+retenues et de vers à copier! C'est odieux!
+
+Ajoutez à cela que si, rebelle parfois aux tendres soins que
+l'Université, _alma parens_, prodigue à ses nourrissons, vous avez dû,
+pendant les dix années de vos études, traîner vos fonds de culottes un
+peu partout; si votre caractère, trop peu apprécié par les uns, vous a
+forcé à aller demander à d'autres le complément d'une instruction
+interrompue par la catastrophe d'une exclusion fatale, vous risquez
+d'être impuissant à suffire à l'afflux de banquets qui vous attend, et
+de condamner votre estomac à un régime qu'il n'a plus la force de subir.
+On ne peut pas faire de jaloux, n'est-ce pas? et alors, gare à la
+gastrite!!!
+
+***
+
+Hélas! bien que je me sois souvent fait ces réflexions si sages et que
+j'aie longtemps lutté courageusement contre les invites que m'envoyaient
+chaque année, avec une persistance aussi touchante qu'intéressée, les
+«chers camarades» des divers lycées où j'ai passé, j'ai dû céder à la
+fin... Et moi aussi, maintenant, je fais partie d'une association de
+Labadens! Et moi aussi, je mange une fois par an le saumon sauce verte,
+qu'accompagne le filet madère, et qu'arrose le champagne officinal. Moi
+aussi j'entends des discours, j'en fais même! Et je distribue des
+médailles en vermeil à de jeunes potaches qui partagent leur temps entre
+les chagrins d'Ulysse et les matchs du lendit! Voilà ce qu'on gagne de
+plus clair à la notoriété.
+
+J'étais donc, certain samedi de la présente année, entré vers sept
+heures du soir chez le grand Véfour, où se passent d'ordinaire ces
+assemblées spéciales, et je déposais mon pardessus au vestiaire, quand
+je m'entendis interpeller par une voix inconnue, tandis que je recevais
+sur le ventre une tape qui voulait être amicale, mais que je jugeai
+parfaitement incongrue.
+
+--Eh bien! donc, on ne reconnaît pas les vieux copains? Allons! dis vite
+bonjour! espèce d'homme de lettres.
+
+Je regardai un peu ahuri. J'avais devant moi un gros homme, tout court,
+tout rond, dont le crâne en poire émergeait de quelques cheveux
+grisonnants, prolongés de chaque côté des joues par deux favoris
+filasse. Cette silhouette rappelait bien plutôt une praline dans de
+l'étoupe que la physionomie de quelqu'un que j'aie jamais connu.
+
+--Désolé, mon cher, balbutiai-je... je ne vois pas très bien... et puis
+on change, tu sais... tout le monde change...
+
+--Eh! parbleu, si on change!! Mais quand on a été voisin d'étude, que
+diable! on se reconnaît. Je t'ai bien reconnu tout de suite, moi.
+Poteau, je suis Poteau... Tu ne te rappelles pas?...
+
+--Ah! parfaitement! Poteau... ah! très bien! Et... qu'est-ce que tu
+fais?
+
+--Je ne fais rien! Je vis de mes rentes... J'ai été avoué en province,
+j'ai fait mes affaires, vendu ma charge, et maintenant je me repose...
+Dis donc, je m'asseois à côté de toi: nous causerons du vieux temps,
+hein? quand nous faisions enrager les pions... Et puis, tu sais, puisque
+je te retrouve, toi qui es dans les journaux, tu me donneras des billets
+de théâtre... Allons, viens!...
+
+***
+
+J'allai, et nous nous assîmes. Poteau se mit en devoir de faire repasser
+une à une devant moi toutes nos aventures de collège, qu'il me
+racontait, la bouche pleine, avec des gestes exubérants, et un gros rire
+épais. Il y avait celle de notre vaguemestre, un brave Alsacien, ancien
+tambour de la garde royale, qui venait crier les lettres dans la cour et
+aboyait: «Monsir Botot!» Or, comme nous avions un autre camarade
+réellement nommé Botot, nous nous faisions un malin plaisir de prendre
+la lettre, de la donner à celui des deux à qui elle n'était pas
+destinée, et d'envoyer celui-ci protester auprès du vaguemestre.
+
+--Ce n'est pas pour moi cette lettre, vieux prétorien!
+
+Ce mot de prétorien, que le pauvre homme ne comprenait évidemment pas,
+avait la propriété de l'exaspérer.
+
+--Ch'ai bas tit Botot, ch'ai tit Podot, criait-il la face injectée et la
+moustache raidie. Fous êtes tous des _calobins!_
+
+Il y avait aussi l'histoire du roman, que le camarade Poteau se
+remémorait avec délices.
+
+--Tu te rappelles bien le jour où j'ai été si bien refait sur les quais?
+
+--Non, pas du tout.
+
+--Mais si, nous étions en promenade, à la queue leu-leu, et nous
+longions les boutiques de bouquinistes. Moi, tu sais, j'ai toujours aimé
+la littérature, et j'étais constamment puni parce qu'on me confisquait
+des livres défendus. Voilà que, tout à coup, je vois s'étaler dans un
+éventaire un livre superbe, sur le dos duquel je lis le mot «roman».
+Au-dessus, était une étiquette portant en gros caractères la mention «50
+centimes». Vite, je tire dix sous de ma poche, je les lance dans
+l'éventaire, et je saisis le bouquin que je cache sous mon caban. Nous
+rentrions au lycée: je jette sur mon acquisition un regard curieux et
+rapide, et qu'est-ce que je lis... «_Roman history..._» une histoire
+romaine... et en anglais encore, moi qui ne savais pas un traître mot de
+cette langue, et qui suivais le cours d'allemand!
+
+Cette fois, je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconfit que
+prenait encore la figure de mon gros voisin, au souvenir si lointain
+pourtant de sa mésaventure.
+
+--Et... tu as conservé ton goût pour les lettres? lui dis-je.
+
+--Naturellement. Seulement, tu comprends, quand on est avoué, on n'a pas
+beaucoup le temps... mais le théâtre, par exemple, je l'adore, et je
+compte bien...
+
+Le président réclamait le silence. L'heure solennelle des toasts
+arrivait: je les écoutai tous sans faiblir; puis je lus le rapport dont
+j'avais été chargé sur les prix d'application et de bonne conduite, et
+je m'enfuis à l'anglaise, prétextant une affaire pressante au journal.
+Poteau m'avait accompagné jusqu'à la porte et en m'aidant à mettre mon
+pardessus:
+
+--Tu sais, je compte sur toi... et quand on te jouera une pièce, ne
+m'oublie pas pour la première, au moins.
+
+***
+
+Je ne pensais plus depuis longtemps déjà ni à Poteau, ni au vaguemestre,
+ni à l'histoire romaine, ni aux Labadens que je retrouverai seulement
+l'année prochaine, quand l'autre jour le hasard m'a remis, pour une
+heure, en présence de mon ex-voisin d'étude et de banquet.
+
+C'était à Versailles, sur la glace. J'étais allé patiner là-bas, dans le
+cadre féérique des hautes futaies blanches de givre, au pied du château
+désert, abri mystérieux de tant de grandeurs déchues et de tant de
+grâces oubliées, sur ce canal immense dont il semble qu'on ne doive
+jamais atteindre le bout. Dans le parc, on chassait, et les coups de feu
+de chaque _trac_ nous arrivaient, répercutés par l'écho, avec le
+crépitement pareil à une mousqueterie de bataille. Et, tout en me
+laissant emporter à travers l'espace, je m'isolais dans le passé qui
+revit ici dans chaque bosquet, dans chaque statue, dans chaque arbre. Il
+me semblait que la brume tombant sur les pelouses allait se déchirer,
+que j'allais voir tout-à-coup, des fourrés, surgir des seigneurs poudrés
+faisant escorte à un homme de haute mine, qu'ils salueraient du nom de
+maître et de roi, tandis que des valets à grande perruque viendraient,
+un genou en terre, déposer devant lui faisans et chevreuils encore
+sanglants. Puis, de l'autre côté, je voyais un cortège de femmes
+exquises, dont les pelisses de renard bleu flottaient sur leurs larges
+paniers, descendre lentement le grand escalier de la terrasse, s'asseoir
+dans des traîneaux de laque et d'or, et venir jusqu'à moi, glisser en
+des courbes gracieuses, tandis que des Sylvains moqueurs les
+regardaient. Mes yeux, métamorphosés par la magique influence du cadre,
+ne voyaient plus les grotesques chapeaux ronds, les jaquettes
+quadrillées, les êtres barbus et mal vêtus qui s'agitaient autour de
+moi. Ils n'avaient plus devant eux qu'un tableau de Watteau ou de
+Laneret, enveloppé dans la buée d'or d'un horizon immense, où le soleil
+se couchait dans un crépuscule flamboyant.
+
+***
+
+Je fus tiré de ma rêverie par une voix étranglée qui disait mon nom, et
+par une main qui me saisit le bras brusquement, au risque de me faire
+tomber sur la glace.
+
+--Ah! c'est toi! me dit l'affreux Poteau. Ah! je bénis le ciel, par
+exemple! Ah! tu vas m'aider!
+
+J'allais certainement envoyer l'intrus à tous les diables, et
+l'accueillir comme on fait d'ordinaire à un chien qui apparaît au milieu
+d'un jeu de quilles... mais je me trouvais en face d'une figure
+tellement déconfite, tellement ravagée, tellement risible, que je me
+contins.
+
+--A quoi faire? répondis-je quand j'eus repris mon équilibre.
+
+--A trouver ma femme et à tuer son séducteur.
+
+--Diable! Tu n'y vas pas de main morte.
+
+--Non certes! je veux le tuer, tu entends, le tuer! C'est affreux,
+vois-tu, épouvantable!... Ah! il me le faut!... Le lâche! le
+misérable!... la coquine!... la coquine!...
+
+--Voyons! du calme... Tiens! regarde, tout le monde rit en passant...
+
+--Qu'est-ce que ça me fait!... je le tuerai! te dis-je, ou il me
+tuera...
+
+--Eh bien! c'est dit. Mais qui est-ce?
+
+--Eh! je n'en sais rien, parbleu! C'est un officier, voilà tout. J'ai
+reçu une lettre anonyme: «Si vous voulez trouver Mme Poteau, allez à
+Versailles, sur le canal. Vous la verrez patinant avec un officier de la
+garnison.» Voilà!
+
+--Eh bien! repris-je, quel mal y a-t-il à cela?
+
+--Comment? quel mal? Ah! par exemple! tu me la bailles belle, toi! Mais,
+parbleu! si elle patine avec ce môssieu, elle... bon! tiens, tu me feras
+dire quelque bêtise... Allons! viens! cherchons-la.
+
+***
+
+Nous partîmes, moi très ennuyé, Poteau trébuchant à chaque pas, allant
+dévisager sous le nez d'un air effaré tous les couples, grognant,
+ronchonnant, maugréant, maudissant l'armée française, le ministre qui ne
+fait pas travailler les officiers, les femmes qui aiment l'uniforme, les
+villes de garnison qui ne sont pas à cent lieues de Paris.
+
+Je suivais, moitié colère, quand je voyais les gens rire de mon
+compagnon, moitié riant moi-même quand je le regardais. Enfin la nuit
+vint, tombant presque tout d'un coup, comme il arrive en ces courtes
+journées d'hiver. Force était de quitter les lieux et d'abandonner nos
+recherches... Je conduisis Poteau à la gare, malgré ses protestations et
+son acharnement à vouloir rester quand même... jusqu'à ce qu'il ait
+trouvé. Enfin je réussis à le fourrer de gré ou de force dans un
+compartiment, où je pris place à côté de lui.
+
+Quand le train fut en marche:
+
+--Voyons! lui dis-je, montre-moi un peu cette lettre.
+
+Il la tira de sa poche et me la tendit, de l'air aimable avec lequel on
+jette un os à un chien.
+
+--Mais, imbécile, m'écriai-je, cette lettre n'est pas pour toi!
+
+--Comment, pas pour moi!
+
+Eh non, tu vois bien que ce n'est pas ton nom qui est sur l'adresse. La
+rue est bien la tienne, mais la poste s'est trompée... Tu peux dormir
+tranquille, Mme Poteau n'est pas coupable, et tu n'as besoin de tuer
+personne!...
+
+Mon labadens voulait me sauter au cou. Je dus modérer ses transports.
+
+--C'est encore comme mon aventure du quai, fit-il avec un rire bruyant.
+Seulement, cette fois, j'ai failli prendre le roman pour de l'histoire!
+Tiens! fais une pièce avec cela, et tu m'enverras des billets pour la
+première...
+
+Djallil.
+
+
+
+LES EMPRUNTS FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE
+
+Le samedi 10 janvier 1891, à six heures du soir, les souscripteurs à
+l'Emprunt autorisé par la loi de finances avaient apporté dans les
+caisses de l'État une somme de 2 milliards 340 millions de francs.
+
+Cette somme colossale, dont le poids en pièces de vingt francs est de
+755,000 kilogrammes et de 11,700,000 kilogrammes en argent monnayé, ne
+représentait que le premier versement de 15 francs par unité de trois
+francs de rentes. En apportant les 2,340 millions dont il vient d'être
+question, les souscripteurs s'engageaient à verser, aux époques fixées
+par le ministre des finances, une somme complémentaire de plus de 12
+milliards. En résumé, on leur demandait 869 millions, et 141 millions
+comme premier versement. Ils apportaient 14 milliards et demi, dont
+2,340 millions comme versement initial.
+
+Tous les journaux, sans distinction de nuance politique, ont salué comme
+il convenait ce grandiose résultat. Les feuilles étrangères ont
+également manifesté leur admiration. Celles des pays amis n'ont pas
+marchandé l'expression de leurs sentiments. Celles qui émanent de
+contrées qui, pour des raisons diverses, nous sont hostiles ou
+simplement indifférentes, ont reconnu de bonne grâce qu'il était
+impossible de ne s'incliner point devant cette magnifique manifestation
+en l'honneur du crédit de la France.
+
+De fait, il n'est pas de pays en Europe qui puisse, en quelques heures,
+trouver dans son épargne d'aussi incroyables ressources, car, il importe
+de le dire en passant, les sommes recueillies ont été fournies
+uniquement par les souscriptions faites soit en France, soit dans les
+colonies françaises. Il y a eu des souscriptions étrangères, et de fort
+importantes, mais elles ne figurent pas dans les totaux enregistrés
+ci-dessus.
+
+Quelque disposé que l'on soit à examiner les choses froidement, et à
+faire abstraction de tout sentiment de chauvinisme, on ne saurait trop
+répéter que la France seule peut disposer d'un si éblouissant monceau de
+millions. Quant la Russie, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique, le
+Portugal, l'Espagne, l'Italie, contractent un emprunt, ils sont forcés
+d'ouvrir la souscription sur la plupart des grands marchés européens à
+la fois. Plus que tout autre, le marché français est mis à contribution;
+et il est de notoriété universelle qu'une importante opération
+financière ne saurait aboutir sans notre concours, qu'il s'agisse d'un
+emprunt proprement dit ou d'une conversion. La Russie en sait quelque
+chose, qui, depuis cinq ou six ans, a pu grâce à nous convertir une
+bonne demi-douzaine de ses emprunts, et se soustraire ainsi aux
+conditions onéreuses qui lui étaient faites par ses premiers prêteurs.
+L'Italie le sait bien aussi, puisque, le marché français lui étant peu
+sympathique pour des motifs que tout le monde connaît, il lui a été
+impossible de trouver à placer son papier. L'Angleterre, la riche et
+puissante Angleterre, dont les opulentes colonies comptent 300 millions
+d'habitants et dont le crédit est le seul qui puisse être comparé au
+nôtre, a vu, tout dernièrement, son premier établissement de crédit
+emprunter 75 millions en or à la Banque de France.
+
+Quant à la France, c'est en France même qu'elle trouve l'argent dont
+elle a besoin, et même plus qu'elle ne demande, beaucoup plus: car
+l'emprunt de la semaine dernière a été couvert dix sept fois, et, en
+1886, pour une demande d'un demi-milliard, on a apporté plus de dix
+milliards!
+
+L'entrain avec lequel l'épargne française souscrit les emprunts en
+rentes n'est pas dû à des avantages extraordinaires offerts par le
+Trésor à ses prêteurs. Le crédit national est si grand, que nous pouvons
+trouver de l'argent à de bien médiocres conditions. Il n'y a guère que
+l'Angleterre qui donne moins de revenu que nous. Aux cours actuels, les
+Consolidés anglais fournissent un revenu de 3.10% l'an, l'Autriche, avec
+sa Dette 4% en or, donne 4.16%; la Privilégiée d'Égypte rapporte 4.36%;
+l'Extérieure d'Espagne produit 5.10%; l'Hellénique 1881 offre 6.25%; le
+4% Hongrois constitue un placement à 4.30%; l'Italien, dont les coupons
+sont frappés d'un lourd impôt de 13%, voit son revenu ressortir à 4.55%;
+le Portugais, fort agité depuis les discussions entre l'Angleterre et le
+Portugal, paie, aux cours actuels, 7.75% à ses porteurs. Le taux moyen
+des derniers emprunts russes est de 4.10% environ.
+
+Le 3% français, au cours de 95.50, rapporte 3.14% l'an. Le dernier 3% a
+été émis à 92.55; c'est du 3.24%. Mais les prix se sont élevés depuis
+l'émission, et l'heure est proche où les cours des deux 3% s'unifieront,
+pour marcher de concert vers le pair.
+
+La différence est donc insignifiante entre le revenu de la rente
+anglaise (3.10%) et celui de la rente française (3.14 à 3.24%). Le
+crédit de l'Angleterre et de la France est donc sensiblement le même; et
+ce n'est pas une mince satisfaction pour ce pays-ci que d'être parvenu,
+après ses guerres, ses désastres, l'amoindrissement du territoire,
+malgré le plus lourd budget et en dépit de la plus forte dette publique
+qui soient au monde,--que d'être parvenu, disons-nous, à lutter avec
+notre voisine sur ce terrain où jusqu'alors, elle régnait en souveraine.
+
+Si l'on entre dans le détail des choses, si l'on examine de près les
+circonstances accessoires, il n'est pas démontré, même, que l'outillage
+de la France, au point de vue financier, ne soit pas supérieur à
+l'outillage de l'Angleterre. Si cette dernière empruntait demain un
+milliard au taux de 3.15%, trouverait-elle quinze milliards? C'est
+douteux. Mais, il faut le dire bien vite, notre supériorité à cet égard
+provient surtout d'une répartition plus normale, plus démocratique si
+l'on peut dire, de nos ressources pécuniaires. En France, avec quinze
+francs d'argent comptant et une épargne quotidienne de 17 centimes par
+jour (le total des versements à effectuer par 3 francs de rente d'ici au
+1er juillet 1892 sur la nouvelle rente représentant cette petite somme),
+n'importe qui peut être créancier de l'État; c'est dire que le papier
+revêtu de la griffe du Trésor est à la portée du plus humble. En
+Angleterre, l'unité de rente est de trois livres sterling, plus de 75
+francs, ce qui représente un capital d'environ 2.500 francs aux cours
+actuels. En d'autres termes, la France, en cas d'emprunt, s'adresse à la
+population tout entière, du haut en bas de l'échelle sociale; chez nos
+voisins, on s'adresse seulement, par la force même des choses, à une
+classe relativement privilégiée, au _select few._
+
+***
+
+Ce n'est qu'à l'aide de longs et persistants efforts que nous sommes
+parvenus à asseoir notre crédit au rang qui, maintenant, lui est
+définitivement assigné. En 1817, il nous fallait payer 9.52% par an: la
+maison Baring (qui depuis...) ne voulut en effet prendre notre 5% qu'à
+52 fr. 50. En 1825, sous M. de Villèle, il y avait déjà un progrès
+considérable, puisque ce ministre parvenait à emprunter 400 millions en
+5% à 89.55, soit à 5.58%. Quelques années plus tard, nouvelle
+amélioration; le gouvernement émettait un emprunt 4% à 102 fr., soit à
+3.98%. Mais, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le
+crédit national retomba. En 1831, on demanda 120 millions en 5% à 98 fr.
+50, soit à 5.07%; on obtint à peine 20 millions. En 1841, en 1844, en
+1847, ce n'est qu'en s'assurant le concours de puissants syndicats de
+banquiers, français et étrangers, qu'on parvient à placer la rente
+française dans le public, à qui cette rente rapportait de 4 1/2 à 5%.
+
+Elle produisit plus encore pendant la République de 1848, qui fit deux
+emprunts en 5%, émis, le premier à 71 fr. 60, le second à 75 fr. 25;
+leur intérêt se dégageait à 6.98% et à 6.64%.
+
+Sous l'empire, on commença de s'adresser directement au public;
+jusqu'alors, on l'a vu plus haut, on était placé sous l'onéreuse tutelle
+des syndicats de banquiers. Le nouveau système réussit à merveille. En
+1854, le gouvernement emprunta 250 millions, en 5% à 92.50 ou en 3% à 59
+fr. 20 nets, au choix du souscripteur. L'intérêt était ainsi de 5.40%
+environ; le public apporta 467 millions en 5%. En 1855, pour un emprunt
+de 750 millions émis aux mêmes conditions que le précédent, la
+souscription publique produisit 2.175 millions, dont 450 millions
+fournis par l'étranger. En 1859, un emprunt de 520 millions fut offert;
+le public apporta quatre milliards. En 1868, quinze milliards se
+disputèrent les 450 millions en rente 3% émis par le gouvernement. Il
+est vrai que ce 3%, vendu 70 francs, était en réalité du 4.30%. En 1870,
+au moment de la guerre, l'emprunt de 805 millions, en 3% à 60 fr. 60,
+fut largement souscrit. Le revenu en était de 4.95%.
+
+Après la guerre, comme on le comprend aisément, les emprunts, dits de
+libération du territoire, se ressentirent de la situation du pays, et
+rapportèrent environ 6% aux souscripteurs. Mais les sacrifices matériels
+que dut faire la France furent superbement compensés par les
+encouragements moraux qu'elle reçut. Qui ne se souvient de l'emprunt 5%
+de trois milliards, émis en 1872, et qui fut l'occasion d'un mouvement
+de capitaux tel, qu'il ne se renouvellera probablement jamais. On mit
+quarante-trois milliards à la disposition de la France. L'emprunt fut
+couvert une fois et demie en Angleterre, plus d'une fois en Allemagne,
+cinq fois par la France, cinq fois par le reste du monde!
+
+C'est à propos de cet emprunt que, pour la dernière fois, en France, on
+eut recours aux services des syndicats de banquiers. M. Thiers savait
+bien, d'avance, que l'emprunt serait souscrit largement; mais il
+importait de relever les courages abattus, de faire renaître la
+confiance de tous, de rendre, d'un seul coup, tout son lustre au crédit
+national. Un succès? Ce n'était pas assez: il fallait un triomphe, et M.
+Thiers mit tout en oeuvre pour obtenir ce résultat. Il offrit aux grands
+banquiers des irréductibilités, sachant bien que ces banquiers, ainsi
+amenés à travailler pour eux-mêmes, travailleraient en même temps dans
+l'intérêt du pays. Le président de la République comptait que cette
+combinaison contribuerait puissamment au succès; mais jamais, dans ses
+prévisions les plus optimistes, il n'espéra la prestigieuse apothéose
+dont plus haut il est parlé!
+
+Trois derniers emprunts à noter. En 1881, le 3% amortissable apparut. Il
+fut, pour une somme de 1 milliard, émis à 82 fr. 25, produisant ainsi
+3.60%, et l'émission fut couverte 14 fois. En 1884, une seconde émission
+de 350 millions d'amortissable à 76.60 fut souscrite une fois et demie,
+au taux de 76.60; l'intérêt est de 3.91%. Enfin, 1886, l'État demanda
+5,000 millions en 3% à 70.80, c'était du 3.76%. L'emprunt fut couvert
+près de 21 fois.
+
+***
+
+On a vu, au commencement de cet article, les résultats du dernier
+emprunt. Ils sont supérieurs à tous les autres, même à ceux de 1886.
+Car, nous venons de le dire, l'intérêt alors offert aux souscripteurs
+était de 3.76%. Cette différence de 0.52% est énorme, puisqu'elle
+représente près de 14% de diminution sur l'intérêt offert il y a quatre
+ans seulement.
+
+Mais cette réduction dans le taux de l'intérêt n'est pas pour arrêter le
+souscripteur français, qui se trouve regagner amplement, par
+l'augmentation du capital, ce qu'il peut perdre du côté du revenu.
+L'Amortissable de 1881 gagne actuellement 15 francs; c'est 18 1/2%
+d'augmentation pour le capital primitivement engagé. L'Amortissable de
+1884 gagne 20 francs; c'est plus de 26% d'augmentation. Le 3% perpétuel
+de 1886 gagne 15 fr. 50 sur son cours d'émission; c'est un accroissement
+de plus de 19% du capital.
+
+Il est permis de croire que le mouvement d'ascension du crédit de la
+France n'est pas près de s'arrêter. Ce pays est riche; il a toujours eu
+la tradition du travail et de l'épargne: il continuera. A cet égard, le
+passé et le présent sont caution de l'avenir.
+
+Ch. Friedlander.
+
+
+
+[Illustration: L'HIVER DE 1890-91. Les glaces dans la mer du Nord:
+L'entrée du port d'Ostende.--Phot. Le Bon.]
+
+
+[Illustration: L'HIVER DE 1890-91.--Le vapeur «Ashton» au milieu des
+glaces, à Ostende.--Phot. Le Bon.]
+
+
+[Illustration: L'EMPRUNT NATIONAL DE 869 MILLIONS. Souscripteurs à
+quinze cents francs de rente et au-dessus.]
+
+
+
+[Illustration: Le palais de la Diète suédoise, à Stockholm.]
+
+LES PARLEMENTS ÉTRANGERS
+
+VIII
+
+SUÈDE
+
+Le parlement suédois a existé de tout temps. Celui que les Suédois ont
+surnommé le Roi-Soleil, Gustave III, l'avait, pendant quelques années,
+réduit et même supprimé, mais ce monarque peu libéral fut tué, comme
+l'on sait, à l'Opéra de Stockholm d'un coup de pistolet en 1792.
+
+Pendant des siècles le parlement suédois se composait de quatre
+chambres: la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans. C'est
+la noblesse qui presque toujours dominait, et on lui permettait de
+dominer parce qu'elle était la gloire du pays, alors que la Suède était
+un État puissant et que ses rois triomphaient sur les champs de bataille
+de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie et de la Pologne.
+
+Quand le fils de Gustave III, Gustave-Adolphe, fut violemment détrôné en
+1809, ce qui le fit devenir même à peu près fou, la constitution
+suédoise fut un peu modernisée et la puissance dangereuse du roi
+considérablement réduite, mais on gardait toutefois les quatre Chambres
+où les sièges de la noblesse étaient héréditaires, comme en Angleterre.
+
+Mais bientôt les idées nouvelles se répandaient en Suède, le pays se
+développait intellectuellement, et dans ce siècle de libéralisme,
+d'inventions et de progrès, ce système des quatre Chambres devint
+intolérable au point de vue politique et pratique. Après de laborieuses
+discussions et une opposition catégorique de la part de la noblesse, on
+obtint enfin en 1866 une réforme de la représentation nationale. C'est
+là d'ailleurs le seul grand événement qui ait traversé la vie politique
+de la Suède dans les temps modernes, et la seule fois que les noms de
+ses hommes d'État devinrent vraiment connus hors du pays. Le père de la
+réforme, c'est du reste ainsi qu'on l'a surnommé, fut M. le baron Louis
+de Geev. Il appartient à une vieille famille d'origine belge; il est né
+en 1818, et, après une brillante carrière judiciaire et de nombreuses
+excursions dans la littérature sous forme de romans historiques, il fut
+nommé en 1875 président du conseil et garda ce poste jusqu'en 1880. _La
+gauche et la droite_ n'existant pas dans la politique suédoise, on ne
+peut guère dénommer son cabinet: tout ce que l'on peut en dire, c'est
+que c'était un cabinet conservateur, mais de nuance assez pâle. Quoi
+qu'il en soit, c'est à M. de Geev que l'on doit en grande partie la
+constitution actuelle dont nous allons exposer le système.
+
+La forme du gouvernement est une monarchie héréditaire avec une Diète
+composée de deux Chambres: la «première», élue par les conseils
+provinciaux et par les conseils municipaux des grandes villes; la
+«deuxième», élue, au suffrage à deux degrés, par des électeurs
+censitaires. Le roi a un droit de veto absolu.
+
+Les membres de la «première», sont élus pour neuf ans; ils sont
+actuellement au nombre de 145 et ne touchent aucune indemnité. Cette
+Chambre, très aristocratique, renferme beaucoup de comtes et de grands
+financiers.
+
+Les membres de la «deuxième» sont élus pour trois ans; ils sont
+actuellement au nombre de 222, et touchent par jour 15 francs
+d'indemnité. Cette Chambre renferme beaucoup de paysans, élus dans les
+campagnes, et beaucoup de commerçants, d'avocats et d'hommes de lettres,
+élus dans les villes.
+
+La diète (_Riksdag_) se réunit tous les ans, en session ordinaire, le 15
+janvier; elle peut être convoquée en session extraordinaire par le roi,
+ou en cas de décès, de maladie ou d'absence du roi, par le conseil
+d'État.
+
+Le roi a aussi le droit de dissolution, soit des deux Chambres
+simultanément, soit séparément de l'une d'elles, pendant les sessions
+ordinaires; il dissout les sessions extraordinaires lorsqu'il le juge
+convenable.
+
+L'ouverture de la Diète a lieu, après un service religieux, par un
+discours du roi ou d'un ministre, en séance solennelle des Chambres
+réunies, et la clôture des sessions est aussi prononcée par le roi,
+après un service religieux, en séance solennelle. Le président
+(_talman_) et le vice-président (_vice talman_) sont nommés par le roi,
+et choisis, pour chaque Chambre, parmi les membres qui la composent.
+
+La Diète partage le droit d'initiative et le pouvoir législatif avec le
+roi: le consentement du Synode est nécessaire pour les lois
+ecclésiastiques, mais les deux Chambres ont seules le droit d'établir le
+budget. Lorsqu'un dissentiment se produit à l'occasion du budget, on
+additionne les voix de tous les membres des deux Chambres, et un
+bulletin mis à part, lors du vote dans la «deuxième» Chambre, détermine
+la majorité en cas de partage. On évite ainsi les situations tendues et
+les crises; mais naturellement la deuxième Chambre, qui a l'avantage du
+nombre sur la première, reste souvent victorieuse et impose les
+décisions dictées par son esprit économique, ce qui fait qu'elle
+détourne d'elle la bourgeoisie et l'aristocratie, qui ne savent pas
+toujours combien le paysan suédois a de peine à gagner son pain.
+
+Nous avons dit plus haut que les membres de la première Chambre étaient
+élus par les conseils provinciaux et les conseillers municipaux des
+villes ayant au moins 25,000 âmes. Chaque fois qu'il y a une vacance, ou
+que le roi ordonne de nouvelles élections, les conseils provinciaux ou
+communaux se réunissent en session extraordinaire, et chaque conseil
+provincial ou communal élit un député à raison de 30,000 habitants
+compris dans son territoire.
+
+Pour être éligible à la première Chambre, il faut avoir trente-cinq ans,
+justifier d'avoir payé à l'État depuis trois ans un cens d'au moins
+1,100 francs, et appartenir à la religion luthérienne.
+
+Quant à la seconde Chambre, est électeur tout Suédois âgé de vingt-cinq
+ans, domicilié dans la commune et ayant droit de vote dans les affaires
+générales. Il doit, en outre, remplir l'une des trois conditions
+suivantes: 1° avoir la propriété ou l'usufruit d'un immeuble, évalué
+pour l'assiette de l'impôt au moins à 1,000 couronnes (1,380 fr.); 2°
+avoir à ferme pour la vie, ou pour vingt ans au moins, un immeuble
+agricole évalué à 6,000 couronnes (8,280 fr.); 3° payer à l'État un
+impôt calculé sur le revenu annuel d'au moins 800 couronnes (1,104 fr.).
+
+Est éligible tout Suédois luthérien jouissant, depuis un an, de ses
+droits d'électeur dans l'une des communes de sa circonscription
+électorale.
+
+Ainsi constitué, le Riksdag est un parlement calme. Il s'y passe
+rarement de ces scènes tumultueuses, de ces discussions qui ont un grand
+retentissement hors du pays. Les comptes-rendus des séances ont rarement
+un grand intérêt.
+
+La deuxième Chambre actuelle a été élue en 1888, et diffère notablement
+de celle à laquelle elle succède. La grande question de la protection
+des blés suédois a fait tomber beaucoup de libre-échangistes dans les
+provinces. Cette protection de l'agriculture nationale a une majorité
+dans la première Chambre, mais elle ne l'aurait certainement pas dans la
+deuxième Chambre et dans les votes communs, si un incident très
+singulier n'avait pas fait remplacer les 21 libre-échangistes nommés à
+Stockholm par 21 protectionnistes. Voici comment les choses se sont
+passées, car le fait est curieux à connaître, au point de vue des règles
+électorales de la Suède. Un des 21 libre-échangistes élus par la
+capitale avait oublié de payer son impôt, une vingtaine de francs
+environ, et, par cet oubli, non seulement son élection devenait
+illégale, mais encore celle de ses vingt autres collègues; d'un autre
+côté, on ne pouvait pas faire de nouvelles élections, de sorte que ce
+furent ceux qui avaient obtenu le plus de voix après les membres
+invalidés qui devinrent à leur tour députés. Le parlement fut ainsi
+privé de plusieurs hommes très distingués, notamment M. Nordenskioeld,
+le grand voyageur, le rédacteur Hedin, qui est incontestablement le
+premier orateur politique, etc. En revanche, on a reçu M. de Laval, dont
+les inventions agricoles sont fort estimées.
+
+La deuxième Chambre compte parmi ses membres un grand nombre de paysans
+dont le doyen et le chef était M. Ifvarson qui vient de mourir; depuis
+quelques années il occupait le poste de vice-président.
+
+Parmi les membres de la première Chambre, il convient de citer d'abord
+le baron Louis de Geer, qui fut président du conseil, ainsi que les
+comtes Posse et Themptander, M. Lundberg, archevêque de Suède, et les
+rédacteurs MM. Hedlund et Borg.
+
+Le ministère actuel est protectionniste, sans l'être toutefois d'une
+façon agressive. On l'appelle le ministère des barons, parce que, sur
+les dix ministres dont il se compose, six sont barons ou comtes.
+
+Le président du conseil actuel est M. le baron Johan Gustaf Nils Samuel
+Aakerhjelm, grand'croix de tous les ordres suédois, grand'croix de
+Saint-Olaf, etc., né en 1833. Il est très protectionniste. Il a eu
+d'abord l'intention de cumuler les fonctions de président du conseil et
+de ministre des affaires étrangères; mais devant les nombreuses
+protestations qui se sont élevées il a dû y renoncer, et c'est M. le
+comte Lewenhaupt, ancien envoyé des Royaumes-Unis à Paris, qui a hérité
+de son portefeuille.
+
+M. Lewenhaupt, ministre des affaires étrangères, est né en 1835. Comme
+tous ses prédécesseurs, il a été, au cours de sa carrière diplomatique,
+un excellent chef de bureau, un expéditionnaire habile. Mais ce qui
+suffisait autrefois n'est plus suffisant aujourd'hui, quoique un de ses
+chefs ait dit de lui: «Un diplomate qui se tait, et lève seulement les
+épaules, c'est du pur Metternich!» Est-ce à cela qu'il a dû d'être
+attaché d'ambassade à Paris, puis envoyé à Washington de 1876 à 1884?
+Pendant l'Exposition de 1889, il était à Paris, et les Suédois ont
+trouvé qu'il représentait mesquinement la Suède. Le ministre est, en
+effet, d'une économie excessive, et il avait pris un appartement très
+simple meublé d'une façon rudimentaire.
+
+On lui a reproché de ne pas avoir assisté à l'inauguration de
+l'Exposition; on lui a surtout reproché de ne pas avoir assez plaidé la
+cause de l'Exposition auprès des autorités suédoises, car on aurait
+certainement voté l'argent nécessaire, et le roi eût bien été obligé de
+se départir de sa réserve vis-à-vis de la France.
+
+M. Wennerberg, ministre des cultes, a fait les paroles et la musique
+d'une série de chansons d'étudiants qui sont très populaires dans toute
+la Scandinavie.
+
+Quant à ce qu'on appelle en Suède _la maison du Parlement_, elle est
+vieille et peu décorative. On prépare un grand et magnifique palais pour
+recevoir les députés; c'est-à-dire que l'on y pense, car le monument
+n'est encore qu'à l'état de projet et l'on en est à la période de
+concurrence des architectes, c'est dire que les habitants de Stockholm
+ne sont pas encore sur le point de voir la nouvelle Chambre. Mais que
+peut leur importer le bâtiment plus ou moins neuf, l'essentiel est que
+ce qui s'y fait soit bon: et c'est le cas. On est presque tenté de
+croire que ce n'est que dans les vieilles bâtisses qu'on fait de bonnes
+lois.
+
+P. Artout.
+
+
+
+QUESTIONNAIRE
+
+N° 16.--Paris et Province.
+
+_Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de
+la Vie de province?_
+
+(14 Juin 1890.)
+
+RÉPONSES (suite)
+
+Paris est le soleil autour duquel les provinces gravitent comme des
+satellites éclairés de son reflet. Ils semblent en correspondance par le
+même langage, c'est-à-dire qu'ils emploient les mêmes mots, mais ces
+mots, rangés dans un dictionnaire, ont un sens tout différent dans les
+nuances de l'expression intime des idées, des sentiments et des
+passions. Le regard, la voix, le geste, voilà l'âme de la langue
+universelle au service du coeur et de l'intelligence; le langage
+articulé n'en est que l'instrument imparfait, comme le style de
+l'écriture une froide traduction. C'est pourquoi, à l'exception du
+jargon judiciaire, lui-même fort obscur, mais mieux défini, Paris et les
+provinces peuvent entrer en communication extérieure, mais sans
+communion; ils peuvent même se comprendre, ils ne s'entendent
+pas.--Volapuc.
+
+Presque toutes les villes se métamorphosent; les plus anciennes, les
+plus originales, veulent être à la mode, toutes neuves, bourgeoises,
+avec des squares, des boulevards, des rues rectilignes, aux maisons à
+cinq étages, bordées de trottoirs en asphalte et éclairées au gaz, en
+attendant la lumière électrique. Les costumes nationaux ont presque tous
+disparu dans les provinces, et ces vêtements si pittoresques ont suivi
+la transformation générale. Les femmes suivent les modes de «la
+Capitale». Ces villes sont jalouses de Paris, comme des demoiselles
+d'honneur brodant leur bonnet de Sainte-Catherine autour du trône de
+leur reine couronnée. Elles la dénigrent et l'imitent, et ce sont ces
+deux sentiments alternés qui produisent un effet de comique si singulier
+dans leurs moeurs et leurs habitudes.--Vieux Pommeau.
+
+C'est un genre de dénigrer Paris et les Parisiens, et surtout les
+Parisiennes, qui s'occupent fort peu de la Province, et s'ils s'en
+occupent, c'est pour en rire. Celui-là, comme on dit, ne reçoit pas
+l'injure qui l'ignore: mais malheur à qui se fourvoie dans le guêpier.
+Les bonnes gens de petite ville ne pardonnent pas à ceux qui se tiennent
+en dehors de leurs coteries, et ils ont la haine de l'étranger, dont
+l'existence n'est pas circonscrite à l'ombre de leur clocher.--Poligny.
+
+Paris n'est pas un problème si étrange, un labyrinthe si inextricable,
+un dédale si compliqué. On peut connaître Paris comme son village.
+Qu'est-ce que Paris? C'est une ville qui a trois lieues de diamètre,
+neuf lieues de circonférence. On peut la traverser à pied en moins de
+deux heures, et en faire le tour entre le déjeuner et le dîner. Elle est
+un peu plus grande que les autres; les rues sont plus longues, les
+maisons plus hautes; mais enfin, ce sont des rues et des maisons, et on
+y retrouve les mêmes éléments que dans les villes secondaires. Je dirai
+même que Paris est une _Petite ville_, c'est-à-dire une agglomération de
+petites villes limitrophes qui n'ont entre elles aucune affinité ni les
+moeurs, ni les usages, ni les croyances, ni le costume, ni même le
+langage. Je ne parle pas des habitants de la Rive droite, qui disent
+pour passer les ponts: «Je vais de l'autre côté de l'eau», et des
+habitants de la Rive gauche: «Je vais à Paris.» Je parle des voisins qui
+se touchent. Qu'y a-t-il de commun entre la Ville du Faubourg
+Saint-Germain et la Ville dû Quartier-Latin? Elles sont aussi
+différentes qu'une douairière et une grisette, aussi séparées qu'une
+vieille monarchie et une jeune république. Ainsi des autres. Paris est
+une Petite ville, la Foire aux Cancans, la Grande Potinière.--Rulwer.
+
+J'ai toujours été indiffèrent à l'opinion des autres; je ne me soucie
+pas de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit de moi, je n'ai à subir le
+jugement de personne et je ne dois aucun compte de mes actes et de mes
+sentiments personnels. Voilà une déclaration de principes qui paraîtra
+la chose la plus simple à un Parisien; j'ai osé la faire à un
+Provincial, qui est tombé des nues; il m'a considéré avec inquiétude et
+s'est éloigné de moi comme d'un pestiféré.--Petit clerc.
+
+L'ennui ronge la province; on le lit sur tous les visages. On connaît la
+ville, maison par maison; tout le monde se sait par coeur. Les cancans,
+maigre chère, vieilles histoires ressassées, difficiles à rajeunir. Leur
+plus clair résultat est de semer la zizanie dans toutes les familles de
+Guelfes et de Gibelins. On traite les piqûres d'épingle comme des coups
+de stylet, on se brouille pour un mot, pour un sourire, pour rien, sans
+doute pour se désennuyer par les négociations du raccommodement. Un
+autre malheur de la province, c'est de se fâcher contre les choses, ce
+qui est inutile, dit Euripide, parce que cela ne leur fait rien du
+tout.--L'Ennuyé.
+
+La Bruyère n'a eu garde d'oublier la Province dans ses _Caractères_.
+Tout le monde connaît le tableau de la _Petite ville_, où Picard a
+trouvé le cadre de sa comédie, dont je ne détacherai qu'un trait:
+
+La première représentation était incertaine, un seul mot décida du
+succès. Quand la mère apprend que celui des deux Parisiens sur lequel
+elle avait jeté son dévolu était marié, elle crie à sa fille:» Sortez,
+sortez, n'écoutez plus rien!» La petite ingénue provinciale ne perd pas
+la tête et répond avec sérénité: «Mais, maman, l'autre n'est peut-être
+pas marié?»--Camille S.
+
+_Parisienne_ et _Provinciale_, en dehors de Paris, sont des synonymes de
+_Courtisane_ ou _Ménagère_, de Proud'hon. C'est un peu rustique, et
+aussi faux que cette autre formule: «Toute femme qui n'est pas à Dieu
+est à Vénus.» Vesta.
+
+On ne saurait imaginer combien est banal, étroit, arriéré, ennuyé et
+ennuyeux, le monde d'une Petite ville de province; mais les gens sont
+partout les mêmes, et ce microcosme est la réduction exacte des plus
+grandes, qui se croient des rivales de Paris. Trois castes les
+composent: aristocratie orgueilleuse et fermée, bourgeoisie vaniteuse et
+jalouse, peuple envieux et gouailleur; castes aussi tranchées, séparées
+et divisées, par ce temps qui a la prétention d'imposer des moeurs
+égalitaires, qu'elles le furent jadis par la classification des Trois
+Ordres. Autrefois, elles n'avaient pas plus d'affinité que l'huile et le
+vinaigre; aujourd'hui, la Politique est le sel qui opère le mélange, et
+le Clergé, la Noblesse, la Bourgeoisie et le Peuple se fusionnent pour
+assaisonner la salade nationale. De là une physionomie nouvelle du monde
+provincial, où la garnison circule sans s'y mêler, et où les
+fonctionnaires forment une colonie temporaire. On a beau les changer,
+ils ont tous comme un air de famille, il semble que ce sont toujours les
+mêmes; le nouveau ressemble à son prédécesseur, son successeur lui
+ressemblera, et on ne parvient à les distinguer que par quelque signe
+particulier, quand ils en ont un.--Tapis Vert.
+
+Ce que je reproche à la province, ce n'est pas sa chape de plomb, qui
+endort la pensée et engourdit le coeur, c'est son hypocrisie peureuse,
+la basse jalousie, l'envie à l'oeil louche, qui y voit très clair, la
+haine, qui faussent les caractères et humilient l'intelligence, en
+soumettant tout le monde à l'esclavage de l'Opinion, qu'on méprise en
+secret. On se défie de l'ami et on flatte l'ennemi; on ménage la chèvre
+et le chou, on craint le loup et on ne veut pas se brouiller avec le
+batelier.--Épine de rose.
+
+En causant avec les habitants de toutes les classes, les fonctionnaires,
+les notables, les marchands, les artisans, on apprend des choses vraies
+et beaucoup plus intéressantes que les monographies historiques. Tout le
+monde sait quelque chose et aime à dire ce qu'il a appris, à raconter ce
+qu'il a vu, à donner son avis sur les hommes et les choses qui le
+touchent de près et qu'il a occasion d'observer tous les jours. On a
+aussi quelquefois la chance de rencontrer des gens instruits et
+affables, qui ont du plaisir à faire les honneurs de leur
+pays.--Tourist.
+
+D'abord parce que c'est Paris, et que de toutes les capitales c'est la
+ville libre par excellence. La liberté ne consiste pas seulement à aller
+et à venir à sa guise, mais encore à n'avoir de rapports forcés avec
+personne. Les relations y sont nombreuses, faciles, et n'engagent à
+rien. On y vit tranquillement à sa guise, sans gêner personne et sans
+qu'on s'occupe de vous. Paris n'a jamais supporté de joug d'aucune
+sorte; quand on a l'indépendance de la fortune, on jouit de toutes les
+autres, jamais on ne rencontre d'obstacle, d'entrave, de gêne, on est
+libre dans la ville de toutes les libertés. De même règne partout
+l'égalité; le plus simple bourgeois ne songe même pas à s'étonner de se
+voir au théâtre, en omnibus, etc., entre un duc et un ministre. Enfin
+Paris la Grand'ville, le Beau Paris, est la Cité fraternelle et
+hospitalière, la seconde patrie de ceux qui en ont une et la patrie
+d'élection de ceux qui n'en ont plus.--Liberté, Égalité, Fraternité.
+
+Charles Joliet.
+
+_(A suivre.)_
+
+
+
+NOTES ET IMPRESSIONS
+
+L'on peut dérober à la façon des abeilles, sans faire tort à personne;
+mais le vol de la fourmi qui enlève le grain entier ne doit jamais être
+imité.
+
+La Mothe Le Vayer.
+
+***
+
+Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons, avant de
+crier, si elles sont bien à nous.
+
+Anatole France.
+
+***
+
+Avoir trop d'esprit est une accusation qui sert, en Angleterre comme en
+France, à tenir éloignées du pouvoir les supériorités qui font ombrage
+aux médiocres.
+
+_(Mémoires)_
+
+Talleyrand.
+
+***
+
+La raison a, de tout temps, aimé à morigéner le sentiment.
+
+Léon Say.
+
+***
+
+Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus
+mince espérance.
+
+Émile Gaboriau.
+
+***
+
+Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a
+passé par la petite vérole: il reste grêlé.
+
+_Claude Larcher_
+
+(P. Bourget.)
+
+***
+
+En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la
+rupture était possible.
+
+_Claude Larcher_ (P. Bourget.)
+
+***
+
+Toute chaîne, fût-elle d'or, fait un jour un forçat de celui qui la
+porte.
+
+Adrien Chabot.
+
+***
+
+Le musicien qui a des réminiscences s'imagine, en les répétant, qu'elles
+lui appartiennent, comme le menteur, à force de reproduire un mensonge,
+finit par croire qu'il dit la vérité.
+
+_(Pensées posthumes.)_
+
+Louis Lacombe.
+
+***
+
+L'âme reprend son vol, dès qu'on revit par elle.
+
+_(Pages intimes.)_
+
+Eugène Manuel.
+
+***
+
+La médecine de nos jours est aussi originale que savante: elle invente
+encore plus de maladies que de remèdes.
+
+***
+
+La célébrité qui s'acquiert le plus vite est celle du crime.
+
+G.-M. Valtour.
+
+
+
+[Illustration: L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU.--Vue générale du palais
+et de ses annexes.]
+
+
+
+[Illustration: Sur le sable.]
+
+[Illustration: La récolte des oeufs.]
+
+[Illustration: L'empailleur.]
+
+[Illustration: Deux amis.]
+
+[Illustration: Une capture.]
+
+LE COMMERCE DES ALLIGATORS DANS LA FLORIDE.
+
+
+
+Ouverture de la session parlementaire.--C'est lundi 13 courant qu'a eu
+lieu la rentrée des Chambres. Cette fois-ci le vénérable M. Pierre
+Blanc, celui qu'on a surnommé un peu familièrement peut-être le _vieil
+Allobroge,_ ne présidait pas la séance comme il l'a fait chaque année
+depuis si longtemps déjà. Ce n'est pas qu'il ne soit toujours vert et
+jeune en dépit de ses quatre-vingt-cinq ans, mais le froid et la neige
+l'avaient retenu bloqué dans son pays, la Savoie. Il a été remplacé au
+fauteuil présidentiel par M. de Gasté, un peu plus jeune que lui, mais
+pas beaucoup plus. Les secrétaires d'âge installés au bureau étaient MM.
+Argeliès, Lasserre, Pierre Richard et Maurice Barrés. Quatre députés,
+deux boulangistes. La proportion a dû paraître un peu forte, mais c'est
+le hasard qui est le seul coupable.
+
+La présidence de M. de Gasté avait provoqué une certaine curiosité. Son
+discours a été court. Après avoir fait part à l'Assemblée de ses regrets
+que le vénéré M. Blanc ait été retenu loin de Paris, il a continué
+ainsi:
+
+«N'ayant pas quitté Paris et quoique malade moi-même, j'obéis au
+règlement en venant ouvrir les travaux de votre session ordinaire.
+
+«Dans la très courte allocution que je prononcerai, vous me permettrez,
+mes chers collègues, d'introduire le voeu que vous me veniez en aide, le
+jour où je vous demanderai de modifier nos lois constitutionnelles et de
+leur donner plus de similitude avec la Constitution américaine qu'avec
+la Constitution anglaise.
+
+«En ce qui concerne nos travaux intérieurs, vous ne reprocherez pas à
+l'un de vos vétérans de regretter qu'à chaque renouvellement de
+l'Assemblée les propositions disparaissent et que les meilleures
+réformes voient ainsi quelquefois plus de trois législatures se succéder
+sans même être examinées.»
+
+Il termine en souhaitant que pendant Tannée 1891 les commissions
+apportent à leurs travaux la plus grande activité.
+
+Après que le doyen d'âge a pris place au fauteuil présidentiel, on a
+procédé au tirage au sort des bureaux.
+
+M. Floquet a été élu président définitif.
+
+Au Sénat, la séance d'ouverture a été présidée par M. de Lur-Saluces,
+sénateur de la Gironde.
+
+Le ministère; l'Emprunt.--L'impression générale, à la rentrée des
+Chambres, était que le ministère n'avait pas à craindre cette année les
+surprises qui suivent parfois la période d'accalmie connue sous le nom
+de «trêve des confiseurs». Par extraordinaire, on ne songe pas à
+renverser un cabinet qui date déjà de deux ans.
+
+Le succès de l'emprunt explique en partie cette situation privilégiée
+faite aux membres du gouvernement et aussi, on peut le dire, les
+résultats des élections sénatoriales qui sont portés à l'actif du
+ministre de l'intérieur. Mais, si la victoire électorale des
+républicains peut contrarier ceux qui sont restés attaches aux anciens
+partis, le triomphe que vient de remporter notre pays dans l'ordre
+financier est fait pour réjouir tout le monde.
+
+L'État demandait aux souscripteurs de s'engager pour 869 millions: les
+souscripteurs lui ont offert plus de 14 milliards. Le premier versement
+était fixé à 141 millions. Le Trésor a encaissé dans la journée du 10
+janvier la somme énorme de deux milliards trois cent quarante millions.
+
+Nous donnons du reste dans une autre partie du journal (voir page 55)
+tous les détails relatifs à cette prodigieuse opération.
+
+Le clergé et la République; le discours de M. Méline.--La question
+religieuse tend à prendre une place de plus en plus importante dans la
+politique des partis. Il est probable, on pourrait dire, il est certain,
+que si, dans la présente législature, il se produit quelque changement
+décisif dans l'attitude des divers groupes parlementaires, et surtout
+dans le corps électoral, ce changement tiendra pour une large part aux
+déclarations formulées par le cardinal Lavigerie. Cela ne tient pas
+seulement à la personnalité de l'auteur de ces déclarations, qui est
+considérable par elle-même. Si le discours qu'il a prononcé à Alger a eu
+un tel retentissement, c'est qu'on sentait qu'il était appuyé en cette
+circonstance par une autorité plus haute que la sienne, et que sa pensée
+répondait à celle, non de tous les prélats de France, mais d'un grand
+nombre d'entre eux. A ce point de vue, il y a un intérêt réel à
+rechercher si l'opinion assez générale qu'on s'est faite qu'il avait été
+en quelque sorte le porte-parole non-seulement d'une partie de
+l'épiscopat, mais aussi peut-être du Vatican, était justifiée.
+
+Nous avons déjà vu que le cardinal Rampolla, qui, lui, parlait sans
+contestation possible au nom du Saint-Siège, n'a pas désavoué le
+cardinal Lavigerie. Loin de là, dans la lettre qu'il adressait à
+l'évêque l'Annecy, il émettait, avec tous les tempéraments possibles et
+sous la forme réservée qui est dans la tradition de l'Église, cette
+pensée que les catholiques doivent s'accommoder de toutes les formes de
+gouvernement.
+
+Voici un autre document qui mérite également d'arrêter l'attention.
+C'est une lettre que l'évêque de Saint-Denis et de la Réunion a adressée
+au cardinal Lavigerie et qui constitue une adhésion explicite aux
+théories que celui-ci a émises à Alger. Cette lettre est d'autant plus
+significative qu'elle est datée de Rome et qu'elle a été écrite à la
+suite d'un entretien avec le Pape. Au cours de cet entretien, Léon XIII
+a dit à son visiteur: «Vous devez être content du toast du cardinal
+Lavigerie?» A quoi l'évêque a répondu:
+
+«Très saint-père, le cardinal a rendu à l'Église des services signalés;
+je ne crois pas qu'il lui en ait rendu de plus considérable que celui
+qui résultera de ces mémorables paroles. Les conséquences de cette
+déclaration ne seront peut-être pas immédiates, mais dans quelque temps
+on reconnaîtra que le cardinal qui, dans les batailles du bien contre le
+mal, a les vues soudaines du génie, a frappé un coup des plus heureux.»
+
+Ces lignes, écrites, il faut le répéter, au lendemain d'une entrevue
+avec le pape, n'ont pas été désavouées, non plus que les déclarations du
+cardinal Lavigerie lui-même. Sans prendre parti dans cette question
+essentiellement délicate, puisqu'elle touche à la conscience des membres
+de l'épiscopat sur un point de doctrine à la fois religieuse et
+politique, il est permis cependant d'affirmer que le chef de l'Église,
+s'il n'impose pas à ses représentants immédiats en France un acte
+d'adhésion formelle en faveur de la République, les laisse toutefois
+libres d'accepter sous leur responsabilité le régime établi.
+
+Le fait a une portée considérable puisque aujourd'hui c'est la question
+religieuse qui sert de terrain de lutte entre les amis et les
+adversaires de la République. Aussi est-il intéressant de voir l'accueil
+que les républicains font à ceux qui accomplissent ou qui projettent
+l'évolution entreprise par le cardinal Lavigerie, qui serait suivi,
+dit-on, non seulement par l'évêque de Saint-Denis, mais aussi par
+plusieurs autres membres de l'épiscopat, entre autres les archevêques ou
+évêques de Tours, Cambrai, Rouen, Digne, Bayonne, Langres, etc... On a à
+ce sujet de nombreux documents, mais on peut considérer comme les
+résumant le discours prononcé par M. Méline à Remiremont, à l'occasion
+de la reconstitution de «l'alliance républicaine» dans cette ville.
+
+Après avoir fait à son tour le procès du boulangisme, l'ancien président
+de la Chambre a déclaré que, tout en recommandant, dans les rapports de
+l'Église et de l'État, une politique de modération, il est partisan de
+la laïcité de l'enseignement public et du service militaire obligatoire
+pour tous, sans exception. Il convient toutefois, a ajouté l'orateur,
+«'introduire dans l'application de ces lois tous les tempéraments,
+toutes les précautions de transition compatibles avec leur texte et leur
+esprit.»
+
+Faisant allusion à la discussion qui s'est élevée à la Chambre sur le
+régime fiscal des congrégations, M. Méline a déclaré qu'il n'a pas
+hésité à marquer par son vote que, s'il entend faire payer aux
+congrégations tout ce qu'elles doivent, il entend du moins qu'on leur
+applique la loi comme à tous les citoyens, avec justice et sans passion.
+
+L'orateur a rappelé enfin les récents discours du cardinal Lavigerie et
+la lettre de l'évêque de la Réunion. «Bien que ces adhésions, a-t-il
+dit, soient accompagnées de restrictions inacceptables, il y a là malgré
+tout un aveu précieux et un symptôme significatif. Toutefois il importe
+que le parti républicain soit circonspect, jusqu'au jour où les actes
+suivront les paroles.»
+
+Le discours de M. Méline a été longuement commenté par toute la presse,
+parce que, en effet, on sait que c'est de ce côté que va se porter
+l'effort des partis au cours de l'année qui vient de commencer, et que,
+si le mouvement inauguré par un certain nombre de prélats se généralise,
+des modifications d'une portée considérable peuvent se produire dans la
+situation politique du pays.
+
+Afrique: _Soudan français._--Nous annoncions dans notre dernier numéro
+que le commandant Archinard s était mis en marche sur Nioro, la dernière
+forteresse d'Ahmadou et que, très probablement, il avait déjà pris
+contact avec l'ennemi. En effet une dépêché de Kayes a fait savoir
+depuis que la place de Nioro avait été enlevée et qu'Ahmadou était en
+fuite.
+
+Le colonel Archinard n'avait sous ses ordres que 700 hommes, mais, comme
+nous l'avons dit, il disposait de l'artillerie nécessaire pour détruire
+les fortifications de Nioro. L'affaire a dû être chaude toutefois, car
+les Toucouleurs se battent avec une bravoure exceptionnelle, et nos
+troupes, épuisées par une marche de 300 kilomètres, ont dû faire des
+prodiges de valeur pour triompher de pareils adversaires.
+
+La conquête de Nioro complète l'oeuvre commencée l'an dernier par le
+colonel Archinard. Actuellement la ligne de nos postes entre le Sénégal
+et le Niger se trouve couverte à grande distance par les forteresses
+conquises sur l'ex-sultan de Segou. Il ne reste plus rien du vaste
+empire d'El Hadj-Omar, le grand conquérant que Faidherbe a arrêté dans
+sa marche vers l'Océan Atlantique.
+
+_Au Dahomey._--D'après les dernières nouvelles apportées par le courrier
+de la côte occidentale d'Afrique. M. Ballot, résident de France à
+Porto-Novo, est parti en mission pour Abomey en compagnie de M. M. Le
+Blanc, lieutenant de vaisseau, Decoeur, capitaine d'artillerie de
+marine, et le Père Dorgère. Cette mission allait porter les cadeaux du
+gouvernement français à Behanzin, roi du Dahomey. Le roi Toffa, de
+Porto-Novo qui voudrait, paraît-il, se réconcilier avec son ennemi,
+aurait joint ses cadeaux à ceux du gouvernement français.
+
+Pendant ce temps, les Allemands font au roi de Dahomey un cadeau d'un
+autre genre. Les chefs des établissements qu'ils ont à Whidah ont
+présenté à Behanzin un fusil à aiguille qui a été agréé par lui et dont
+l'armée dahoméenne va être, dit-on, pourvue. Behanzin en a été tellement
+satisfait qu'il a immédiatement fait don de quatre esclaves à chacune
+des maisons desquelles il avait reçu ces étrennes utiles.
+
+Ce n'est pas tout. Deux cabécères ont été envoyés par le roi à Lagos
+pour traiter avec un commerçant anglais au sujet de la fourniture de
+fusils et de munitions de guerre destinés à l'armée dahoméenne. Le
+marché a reçu même un commencement d'exécution, car une somme de 125,000
+francs a été versée entre les mains du fournisseur.
+
+Il n'est pas difficile de prévoir que nous aurons encore de ce côté de
+nouvelles surprises. La pacification est loin d'être définitive. Au
+moment où il reçoit nos cadeaux, le roi de Dahomey se préoccupe de
+mettre ses troupes en état de nous résister, et en même temps, pour
+empêcher nos officiers d'étudier la route de Kotonou à Whidah, il a
+rappelé aux Européens que la plage leur était interdite, et que la route
+seule de l'intérieur leur était permise. Or, celle-ci est à peu près
+impraticable. Il ne faut pas oublier que le nègre est un composé du
+sauvage et du diplomate.
+
+Beaux-Arts.--_Le bureau du comité des 90._--Le nouveau comité des 90 a
+nommé son bureau. M. Bailly a été réélu président à une forte majorité.
+MM. Bonnat et Paul Dubois ont été choisis comme vice présidents. M. Tony
+Robert-Fleury a été réélu secrétaire et M. Daumet secrétaire-trésorier.
+
+Dans le sous-comité d'administration figurent MM. Gérome, J. Lefebvre.
+Cormon, Guillemet, Bernier, Detaille, Albert Maignan, Busson, Humbert et
+Yon, pour la peinture; MM. Boisseau, Bartholdi, Cuvelier et Mathurin
+Moreau, pour la sculpture; MM. Normand et Pascal, pour l'architecture;
+MM. Sirouy et Lefort, pour la gravure.
+
+M. Bouguereau, vice-président de l'ancien comité, n'a pas été réélu.
+
+Les membres de la section de peinture se sont réunis lundi dernier sous
+la présidence de M. Bonnat et ont modifié l'article des statuts
+concernant la composition du jury.
+
+En vertu des résolutions adoptées, il sera constitué un grand jury dans
+lequel devra être tiré au sort le jury annuel. Ce grand jury comprendra:
+1° tous les jurés qui depuis 1864 ont été élus par leurs confrères; 2°
+les artistes hors concours nommés par les artistes de la première
+catégorie et par le comité de peinture réunis.
+
+Les jurés ayant fonctionné une année ne pourront fonctionner l'année
+suivante.
+
+
+
+Nécrologie.--Le duc Nicolas de Leuchtenberg.
+
+Céline Montaland, sociétaire de la Comédie-Française.
+
+Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous l'Empire.
+
+M. Jules de Lestapis, ancien sénateur des Basses-Pyrénées.
+
+M. Lehugeur, professeur au Lycée Louis-le-Grand.
+
+M. Charles Gauthier, professeur à l'École nationale des Arts Décoratifs.
+
+Le statuaire Eugène Delaplanche.
+
+M. Ernest Boysse, chef adjoint des secrétaires-rédacteurs de la Chambre.
+
+M. Gustave Dalsace, grand négociant de Paris.
+
+M. Arthur Mallet, un des chefs de la maison de banque Mallet frères.
+
+
+
+LES THÉÂTRES
+
+Théâtre de l'Odéon; reprise des _Faux Bonshommes,_ comédie en quatre
+actes, de MM. Barrière et Capendu.
+
+La comédie des _Faux Bonshommes_ est trop connue pour que nous nous
+étendions longuement à son sujet et pour que nous ne nous contentions
+pas d'en annoncer la reprise, faite cette fois-ci sur notre seconde
+scène française--en attendant mieux encore, sans doute. Tout l'intérêt
+de la soirée se portait donc sur l'interprétation, et cette dernière,
+sans être supérieure, a été suffisamment bonne pour nous démontrer que
+la comédie de MM. Barrière et Capendu, bien qu'âgée de trente-quatre
+ans, est toujours jeune et peut satisfaire non seulement les hommes mûrs
+qui l'ont applaudie autrefois, mais les générations nouvelles.
+
+L'Odéon n'avait pas de Péponet dans sa troupe, il a appelé à lui M.
+Daubray, du Palais-Royal. M. Daubray, certes, est un excellent comique,
+mais un comique plutôt qu'un vrai comédien, il a _joué_ le rôle de
+Péponet, il n'a pas été Péponet. Le créateur du rôle, Delannoy, avait
+autrement compris son personnage. Dumény dans le rôle d'Edgar, est
+charmant, comme toujours, de finesse et de malice. Cornaglia fait M.
+Dufouré, et il s'en acquitte consciencieusement, mais où est Parade?
+Montbars mérite une mention toute particulière dans Bassecourt. Du côté
+des femmes, nous citerons Mme Crosnier, parfaite de naturel, Mlle
+Dieudonné, très mutine, et Mlle Dubut qui rend à merveille la douce
+physionomie d'Emmeline. En somme, reprise très intéressante et dont le
+directeur de l'Odéon n'aura pas à se repentir.
+
+S.
+
+
+
+LES LIVRES NOUVEAUX
+
+_Truandailles,_ par M. Jean Richepin.
+
+1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Charpentier).--Avec ce titre-là, il n'y a pas au
+moins danger de s'y méprendre. Ce ne sont point des nouvelles à l'eau de
+rose et la mère qui en permettrait la lecture à sa fille aurait
+réellement perdu le sens, au moins le sens des mots. On savait bien que
+M. Richepin était un oseur... Oh! oui, la preuve en était faite, en vers
+ainsi qu'en prose. Mais on pouvait croire qu'une fois la queue de son
+chien coupée, il oserait enfin une chose: avoir du talent ou du génie,
+sans pistolet ni pétard, sans vouloir épater le bourgeois.
+
+Il paraît que non; la queue de son chien repousse et, chaque fois,
+l'auteur de la _Chanson des Gueux_ s'abandonne au plaisir de la couper.
+
+_David d'Angers et ses relations littéraires._ Correspondance du maître
+avec Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, de Vigny, Lamennais, Balzac,
+Charlet, Louis et Victor Pavie, lady Morgan, Cooper, Humboldt, etc.
+publiée par Henry Jouin. 1 vol. in-8° avec un portrait inédit de David
+d'Angers (Plon, Nourrit et Cie).--Nous ne dirons pas que ce volume vient
+compléter l'ouvrage publié, il y a douze ans, par M. Henry Jouin: _David
+d'Angers, sa vie, son oeuvre, ses écrits et ses contemporains_. Cette
+biographie, éloquente et savante, n'avait pas besoin d'être complétée.
+David et les hommes de son temps ont écrit ce livre, dit M. H. Jouin,
+qui s'en déclare, il est vrai, responsable, mais comme éditeur
+seulement, sorte de «mémoires des autres», à l'entendre; mais ces autres
+ont les noms les plus illustres de la première partie du siècle. Au
+milieu de noms plus célèbres se détache en première ligne celui d'un ami
+du maître, Victor Pavie. Les proches de Pavie possédaient les lettres de
+David; le fils du statuaire, M. Robert David d'Angers, conservait les
+réponses de Pavie; qu'on ajoute à ces documents, qui font ressortir avec
+relief la figure du maître, les autographes des contemporains «saluant
+de tous les points du monde un artisan de leur gloire», et l'on aura
+l'idée de la richesse et de l'intérêt d'une telle publication. M. Henry
+Jouin a fait précéder le volume d'une introduction fort intéressante et
+suivre la plupart des lettres d'une note qui fait connaître les
+circonstances auxquelles elles se rapportent.
+
+_Mémoires de la duchesse de Brancas,_ publiés avec préface, notes et
+tables, par Eugène Asse.--Paris, Jouaust, 1890. In-18 elzévirien de
+XLVII-233 pages. 3 fr. 50 c. La librairie des bibliophiles enrichit son
+élégante petite «Bibliothèque des Mémoires» d'un volume tout à fait
+curieux. C'est encore M. Eugène Asse, dont ont connaît la vaste
+érudition historique et littéraire, qui, après nous avoir tout récemment
+donné les _Mémoires de Mme de Lafayette_, publie aujourd'hui les
+souvenirs de Mme de Brancas, sur Louis XV et Mme de Châteauroux. La
+préface de l'habile éditeur est, par elle-même, un des chapitres les
+plus piquants qui aient été écrits sur la «moralité» d'une certaine
+partie de la cour, sous le règne du prince qui se piquait le moins de
+vertu. Aux trop courts Mémoires de la duchesse de Brancas, M. Eugène
+Asse a joint la correspondance (46 lettres de Châteauroux), ainsi qu'un
+extrait bien choisi du fameux pamphlet, _Mémoires de la cour de Perse_,
+le tout formant un ensemble très curieux, sinon fort édifiant.
+
+F. D.
+
+_La Liberté de conscience,_ par Léon Marillier. 1 in-12. 3 fr. 50
+(Armand Colin.)--Savait-on qu'un prix de quinze mille francs avait été
+destiné par un donateur anonyme à récompenser «le meilleur ouvrage ayant
+pour objet de faire sentir et reconnaître la nécessité d'établir de plus
+en plus la liberté de conscience dans les institutions et les moeurs?
+Savait-on qu'un concours avait été établi, un jury institué, avec M.
+Jules Simon pour président? Si tout le monde ne l'a pas su, tout le
+monde ne l'a pas ignoré, car 324 manuscrits ont répondu à l'appel du
+donateur. Le rapporteur, M. L. Marillier, agrégé de philosophie, maître
+de conférences à l'École des Hautes Etudes, pour porter un jugement sur
+cet ensemble, n'a pas écrit moins d'un volume qui est un traité, très
+complet--et très profitable--de la question.
+
+_La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889_,
+par Roger Marx, inspecteur des musées au ministère de l'instruction
+publique.--Paris, Quantin, 1890. Grand in-8° de 60 pages, avec 30
+gravures. Tirage à petit nombre sur papier de luxe.--Cette belle
+publication, dont le titre indique suffisamment l'objet, renferme la
+remarquable conférence faite, le 17 juin dernier, par M. Roger Marx, au
+Congrès de la Société centrale des architectes français. L'auteur, dont
+on n'a point oublié les intéressantes études sur diverses questions
+d'art (l'_Art lorrain, l'Estampe, la Gravure_, etc.), a traité son
+sujet, il n'est pas besoin de le dire, avec autant de charme que de
+compétence et a trouvé le moyen de condenser en un petit nombre de pages
+une multitude de renseignements instructifs et de justes aperçus.
+
+_Les Pièces de Molière_ (librairie des Bibliophiles.)--La neuvième vient
+de paraître: c'est l'_Impromptu de Versailles_. Notice et notes de M.
+Auguste Vitu, dessins de Leloir, gravés par Champollion.
+
+Dans la collection des _Petits chefs-d'oeuvre_ (librairie des
+Bibliophiles), les _Anecdotes sur Richelieu_, de Rulhière, avec une
+préface par M. Eugène Asse, vif et piquant opuscule, qui est à la fois
+le bulletin des victoires amoureuses du petit-neveu du cardinal et le
+martyrologe de la vertu de ses contemporaines.
+
+
+
+NOS GRAVURES
+
+CÉLINE MONTALAND
+
+Si jamais la dénomination «d'enfant de la balle» convint à quelqu'un, ce
+fut certes à Céline Montaland. Née d'un père qui appartenait au théâtre,
+filleule, comme Mme Céline Chaumont, de Mme Céline Caillot, qui fit les
+beaux jours du Vaudeville lorsqu'il était situé place de la Bourse nos
+pères appelaient ce temps l'époque des trois Célines. Céline Montaland
+monta sur les planches à l'âge de six ans, le 13 décembre 1849. Et sous
+quels auspices!... elle créait dans _Gabrielle_, d'Émile Augier, le rôle
+de la petite fille que l'excellent comédien Régnier, alors sous le coup
+de la perte de son enfant, serrait dans ses bras...
+
+Céline Montaland montra, dans ce rôle, tant de gentillesse, de naturel,
+d'esprit, que des auteurs, confiants dans son talent si précoce,
+écrivirent des rôles pour elle. Labiche lui donna à jouer _Une fille,
+bien gardée_ et _Mam'zelle fait ses dents..._ Et, dans toutes ces
+créations, on l'admirait, disait Jules Janin, «non pas comme un baby
+précoce, mais comme on admirerait une très grande actrice jouant le rôle
+d'un baby.»
+
+On promena l'enfant prodige en France, en Algérie, en Italie, dans le
+monde entier. Le général Bosquet la nommait «l'enfant Bonheur». Victor
+Emmanuel donnait des revues en son honneur, et je ne sais plus quel
+empereur obligeait ses troupes à faire un détour pour que Céline les vit
+passer de sa fenêtre. Ces triomphes précoces ne l'empêchèrent pas de
+travailler.
+
+Elle s'essaya dans les genres les plus divers: à la Porte-Saint-Martin
+dans la féerie, au Gymnase dans la comédie, aux matinées Ballande dans
+le classique, aux théâtres des Nouveautés et Taitbout dans l'opérette.
+Cependant les années marchaient: revenue au genre sérieux, elle
+interpréta à l'Odéon la mère dans _Jack_, de M. Alphonse Daudet. Puis,
+après quelques mois passés en Russie, elle fut appelée par M. Émile
+Perrin à la Comédie-Française. Elle débuta le 13 décembre 1881 et
+réussit complètement dans _Bataille de Dames_ de MM. Scribe et Legouvé.
+Depuis nous l'avons applaudie dans la plupart des pièces nouvelles que
+représenta le Théâtre-Français, en dernier lieu dans _Margot_ de M.
+Meilhac.
+
+En disant adieu à sa sociétaire disparue, M. Jules Claretie a dit
+d'elle: «Elle était, et elle s'en vantait en souriant, la doyenne de la
+maison (puisqu'elle y avait paru pour la première fois en 1849), cette
+charmante et vaillante femme, d'une bonté si rare, sans affectation et
+sans phrases, toujours prête au labeur, exacte, consciencieuse, dévouée
+aux intérêts de la Comédie... Elle emporte un peu de la verve, de la
+gaieté saine, de la grâce souriante de la maison.»
+
+Adolphe Aderer.
+
+
+LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG
+
+Les obsèques du duc de Leuchtenberg ont été célébrées en grande pompe;
+les honneurs dus aux membres des familles impériales lui ont été rendus
+par deux compagnies du 4e régiment de ligne, deux batteries à cheval du
+31e d'artillerie et trois escadrons de cavalerie; ces troupes étaient
+commandées par le général de division Ladvocat et le général de brigade
+Moulin. M. Carnot, président de la République, s'était fait représenter
+à ses obsèques par les officiers de sa maison militaire; tous les
+ministres présents à Paris, un grand nombre de députés, de sénateurs, et
+le corps diplomatique y assistaient.
+
+Notre gravure représente le service funèbre célébré à l'église russe de
+la rue Daru, trop petite pour contenir tous ceux qui avaient suivi le
+convoi. Au pied du cercueil, recouvert d'un drap d'or, insigne funéraire
+de la famille impériale, placé simplement sur le parquet de l'église,
+entouré d'arbustes verts et de camélias blancs, l'archiprêtre Wassilief
+lit les saints évangiles dans la bible que le père Arsène tient ouverte
+devant lui; à la tête, et de chaque côté, deux officiers de l'armée
+russe, en grande tenue, immobiles, à droite le lieutenant Schipof, à
+gauche le lieutenant prince Orlof, portent sur des coussins de velours
+grenat les nombreuses décorations du défunt. Au premier rang, à gauche,
+sont placés le général Bruyère et le colonel Litchenstein, représentant
+le président de la République; un peu plus loin, et sur le même rang, la
+duchesse d'Oldenbourg, portant en sautoir le grand cordon de
+Sainte-Catherine. Au premier rang, à droite, et tournant le dos, se
+trouve le duc Eugène de Leuchtenberg, revêtu du costume de général
+russe, frère du défunt. Suivant les usages de l'église orthodoxe, tous
+les assistants portent dans la main droite un petit cierge qu'ils
+tiennent pendant la plus grande partie de la cérémonie.
+
+
+M. FOUCHER DE CAREIL
+
+Le comte Foucher de Careil qui vient de mourir sénateur républicain de
+Seine-et-Marne était fils du général comte Foucher de Careil, dont le
+nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Il appartenait donc,
+par son origine, à un monde qui considère généralement comme une sorte
+de forfaiture l'acceptation du régime que la France s'est donné. M.
+Foucher de Careil avait fait plus et mieux que de se rallier à la
+République: il avait collaboré à sa fondation. Déjà, dans les dernières
+années de l'Empire, il avait manifesté ses tendances libérales, par une
+candidature au conseil général du Calvados, et dans diverses conférences
+à Paris. Après le 4 septembre, il se solidarisa avec ceux qui essayaient
+d'établir un gouvernement régulier au milieu des ruines de la patrie; il
+servit M. Thiers et accepta une préfecture. Il était préfet de
+Seine-et-Marne quand le 24 mai 1873 l'obligea à quitter
+l'administration. Enfin, la constitution républicaine ayant été votée en
+1875, M. Foucher de Careil fut envoyé au Sénat par le département de
+Seine-et-Marne dès les premières élections pour la Chambre-Haute, en
+janvier 1876.
+
+Il a été réélu en 1882; il a été réélu récemment encore, on peut dire
+sans contestation. Dans l'intervalle, M. le comte Foucher de Careil
+avait représenté (de 1881 à 1883) la France à Vienne en qualité
+d'ambassadeur. Son nom, sa grande fortune, son savoir varié, sa
+compétence très répandue, son urbanité, avaient mis notre envoyé en très
+bonne posture à la cour si aristocratique et si exigeante
+d'Autriche-Hongrie.
+
+
+M. EUGÈNE DELAPLANCHE
+
+Dans notre numéro du 27 décembre dernier, nous donnions une des
+dernières et non des moins belles oeuvres du grand artiste qui vient de
+mourir, le monument du cardinal Donnet élevé dans la basilique de
+Saint-André de Bordeaux. M. Eugène Delaplanche était gravement malade
+déjà à ce moment, et il ne lui a pas été donné d'assister à
+l'inauguration de ce magnifique monument. Peu de jours après, le 10
+janvier, il mourait, et sa mort sera à jamais regrettée, car la France
+perd en lui un des hommes qui lui faisaient le plus d'honneur, un
+artiste qui à certaines heures de sa vie a été réellement inspiré.
+
+Eugène Delaplanche était né en 1836. Sa carrière a été particulièrement
+laborieuse et rapide. Elève de Durer et de l'École des Beaux-Arts, il
+remporta, en 1858, le deuxième prix de Rome avec _Achille saisissant ses
+armes_, et, en 1861, le premier avec _Ulysse bandant l'arc que les
+prétendants n'ont pu ployer_. Il donna bientôt au Salon une série
+d'oeuvres qui toutes furent récompensées, nous citerons entr'autres:
+L'_Enfant monté sur une tortue_, et _Ève après le péché_, qui figure
+aujourd'hui au musée du Luxembourg. Il travailla dès lors avec une
+infatigable ardeur. _La Musique, la Vierge au lys, le Message d'amour,
+Sainte-Agnès, l'Éducation maternelle_, mirent le sceau à sa réputation.
+
+M. Eugène Delaplanche était officier de la Légion d'honneur.
+
+
+LES GLACES DANS LA MER DU NORD
+
+Un des plus pittoresques spectacles que l'on puisse imaginer est celui
+qu'offre en ce moment la mer du Nord et cela sur une très vaste étendue:
+à Ostende, notamment.
+
+Devant la digue, à l'entrée du port, les glaçons se sont accumulés,
+depuis les froids de ces derniers temps, sur une surface énorme, sans se
+souder cependant.
+
+Avant d'être venus échouer dans ces parages, ils ont été roulés par les
+cours d'eau qui aboutissent à la mer et dont la glace a été brisée.
+Presque tous sont couverts de neige, malgré le mouvement continuel dont
+ils sont agités. L'eau sous cette couche de glaçons a une couleur
+indéfinissable, mais qui parait sale par un effet de contraste avec la
+blancheur éblouissante de la neige. A deux ou trois cents mètres de la
+côte, le champ de glaçons s'arrête brusquement et la mer apparaît libre.
+
+Mais ce qu'il y a de plus curieux encore et de plus saisissant, c'est la
+vue du vapeur anglais Asthon, qui se trouve pris dans ces glaçons tandis
+qu'à quelques mètres de lui, sur la mer libre, les chaloupes de pêche
+naviguent toutes voiles dehors.
+
+
+1,500 FRANCS DE RENTE
+
+A l'Hôtel-de-Ville. C'est un des gros guichets de souscription; ceux-là
+seuls qui peuvent acheter 1.500 francs de rentes, et au-dessus,
+passeront par ce guichet; une pancarte suspendue tout près de là ne
+laisse aucun doute à ce sujet.
+
+Or, 1,500 francs de rentes représentent un capital de 16,225 francs,
+exigeant un versement immédiat de 7,500 francs, à raison de 15 francs
+pour 3 francs de rentes. En outre, à la répartition, qui devait se faire
+et qui a eu lieu en effet sauf liquidation ultérieure, quarante-huit
+heures après, nouvelle somme de 7,500 francs à verser. En tout, 15,000
+francs.
+
+Les personnages loqueteux qui figurent dans notre dessin n' ont vraiment
+pas l'air de capitalistes capables de débourser 15,000 francs en si peu
+de temps. Pourtant, ils sont là, au meilleur rang. Arrivés longtemps
+avant la première lueur de l'aube, ils attendent. Qu'attendent-ils?
+L'ouverture du bienheureux guichet? Non pas! Ils n'ont pas des 750 louis
+à offrir comme cela au gouvernement. Ils attendent tout simplement
+l'arrivée d'un vrai souscripteur, d'un souscripteur pour de bon, à qui
+ils vendront leur place. Car ces hommes sont des marchands de places.
+
+Assez lucratif, ce métier: il le serait davantage s'il n'y avait pas
+tant de morte-saison. Une place se vend 3 francs, 5 francs, voire 10
+francs: cela dépend de l'importance de la souscription, du plus ou moins
+de popularité de la valeur émise, de la température aussi.
+
+Il y a deux ans, lors de l'émission des Bons de l'Exposition, les
+marchands de places,--des camelots, habituellement.--gagnèrent beaucoup
+d'argent. Un groupe de ces industriels s'était constitué en syndicat, à
+la porte du Crédit Foncier. Ils opéraient de la manière que voici: Au
+nombre d'une douzaine, ils stationnaient en tête de la queue. Deux ou
+trois rabatteurs amenaient le client, le _pante_, le _singe_: l'un et
+l'autre se disent. Ledit client payait, et le groupe l'admettait dans
+son sein, sans pour cela céder un pouce de terrain. Deux, trois, dix
+clients, quinze clients; et le groupe de marchands de places était
+toujours là, jouant des coudes, se moquant des réclamations, encaissant
+force écus de cent sous. On juge de la colère du vrai public; de cela,
+les marchands de places se souciaient aussi peu que possible. Il fallut,
+pour les faire déguerpir, l'intervention d'un brigadier de sergents de
+ville et de plusieurs agents. Mais ils partirent sans regrets; ils
+avaient «fait passer» de 100 à 150 personnes, et se partagèrent, par
+conséquent, de 500 à 750 fr.: une honnête journée, comme on voit.
+
+Un conseil: Si jamais il vous arrive d'acheter une place à une queue de
+souscription, ne la payez que lorsque votre vendeur sera hors des rangs.
+Sous aucun prétexte, ne vous laissez introduire dans un groupe. Votre
+désir de souscrire suppose un portefeuille bien garni. Les camelots,
+j'en suis bien convaincu, sont tous, du premier au dernier, des gens
+d'une délicatesse infinie et d'une rigide probité. Mais enfin, il ne
+faut pas tenter le diable.
+
+C. F.
+
+
+L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU
+
+L'Exposition française qui doit s'ouvrir à Moscou le 1/13 mai 1891 aura
+lieu dans un palais que le gouvernement russe a gracieusement concédé
+aux organisateurs.
+
+Construit pour l'exposition nationale russe qui eut lieu à Moscou en
+1872, il est la propriété personnelle du czar et fait partie du domaine
+de la couronne.
+
+La restauration de ce palais, confiée par les constructeurs, MM. Pombla,
+à notre compatriote, M. Oscar Didio, ingénieur à Moscou, a été exécutée
+avec la plus grande rapidité.
+
+Avec notre dessin sous les yeux, le lecteur se rendra compte aisément de
+l'importance des travaux exécutés, car, indépendamment du palais
+principal, une foule de pavillons et de constructions diverses ont été
+comme semés dans le beau jardin qui l'entoure. Nous mentionnerons
+surtout la grande halle vitrée des machines qui s'étend en bordure sur
+la droite de notre gravure: puis, en contournant le palais, nous
+trouvons successivement des restaurants, des montagnes russes, le
+théâtre, et tout à fait sur la gauche, le ballon captif, le réservoir
+d'eau, et, plus bas, le pavillon impérial affecté aux réceptions de la
+cour et aux fêtes qui seront organisées pendant la durée de
+l'Exposition.
+
+On compte sur un grand succès à Moscou, mais tout n'est pas prêt encore,
+et l'échéance du 1er mai est proche. Un sérieux coup de collier est
+nécessaire.
+
+E. F.
+
+
+LES ALLIGATORS
+
+La famille des crocodiliens se subdivise, on le sait, en plusieurs
+sous-genres: le crocodile, qui habite l'Égypte; le gavial, que l'on
+trouve dans l'Inde; le caïman et l'alligator, qui se rencontrent en
+Amérique; ce dernier plus particulièrement dans la Floride. Il s'y
+multiplie au point de devenir, de la part des gens de couleur de ce
+pays, l'objet d'un commerce curieux.
+
+Montrons d'abord l'_Eden_ de l'alligator. Une rive basse et marécageuse
+borde le fleuve à perte de vue; c'est là que sous le chaud soleil, dans
+l'alluvion vaseux, l'animal dépose ses oeufs et qu'il dort immobile
+pendant des journées entières.
+
+Mais un bruit vient tout à coup troubler sa quiétude; il relève la tête
+et aperçoit son ennemi naturel occupé à fouiller le sable pour chercher
+ses oeufs. Une douce satisfaction se reflète sur la figure de l'homme,
+car la récolte s'annonce bien.
+
+Déjà le chercheur d'oeufs est parti avec son panier plein. L'alligator
+va pouvoir continuer à dormir en paix. Hélas non! car encore une fois le
+sable a crié sous des pas. Ils sont deux à présent, un vieux solide
+accompagné d'un plus jeune. Fuyons!...
+
+Trop tard, le chemin du fleuve est coupé, les chasseurs d'alligators
+connaissent leur métier et vont manoeuvrer habilement. Cerné de deux
+côtés, le malheureux animal est saisi par quatre bras robustes, vivement
+retourné sur le dos, le ventre en l'air, et, tandis que le vieux, assis
+sur lui, maintient vigoureusement la tête, son compagnon attache les
+deux mâchoires au moyen d'une liane.
+
+Une dernière ressource lui restera, c'est de verser toutes les larmes
+que lui prête la fable pour essayer d'attendrir son bourreau. Peine
+inutile, la captivité dans une ménagerie foraine ou la mort l'attendent.
+
+Sa progéniture du moins aura-t-elle un meilleur sort? Pas davantage, car
+c'est encore dans un but de commerce que l'homme prendra soin de ses
+oeufs et les fera éclore.
+
+Les petits qui en sortiront seront mis dans un seau transformé en
+aquarium et tous les matins portés à travers les rues jusqu'à ce que
+quelque petit garçon séduit par leur gentillesse achète l'un d'eux: il
+deviendra alors, peut-être, le singulier favori que nous vous voyons sur
+notre dessin.
+
+Le petit garçon est nonchalamment assis devant le seuil de la maison,
+une jambe étendue, l'autre ramenée vers lui, tandis que son alligator
+familier est couché dans une pose d'abandon, frottant câlinement son
+gros et rude museau sur le genou de l'enfant. Singulier favori, en
+vérité, qui pourrait bien se transformer un beau jour en bête féroce.
+Heureusement, l'empailleur est là: pardon, le taxidermiste. La pipe à la
+bouche, ses lunettes de pseudo-savant sur le nez, celui-là aussi gagnera
+sa vie avec l'alligator. Il va leur rendre la vie, presque le mouvement,
+en les montant, dans les attitudes les plus diverses, sur des
+planchettes de bois, à la grande joie des amateurs et des enfants.
+
+
+
+[Illustration.]
+
+CHARME DANGEREUX
+
+PAR
+
+ANDRE THEURIET
+
+Illustrations d'ÉMILE BAYARD
+
+Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.
+
+La physionomie du petit port n'avait pas changé. Dans l'ombre de
+l'unique rue en pente, les femmes tricotaient, quiètement assises sur le
+seuil; les barques se balançaient comme autrefois le long de la jetée
+rocheuse; comme le mois passé, les bois d'oliviers baignés de soleil
+faisaient silence entre le port endormi et les vagues qui se brisaient
+contre le cap Saint-Hospice.
+
+Mania s'arrêta en face du porche de l'hôtel Victoria:
+
+--Tenez, reprit-elle, voici notre affaire... L'auberge est déserte et
+nous serons là comme chez nous.
+
+Elle le précéda dans le raide escalier qui conduisait au premier étage
+et Jacques la suivit avec un serrement de coeur. L'hôtesse délurée et
+rieuse les accueillit dans la salle solitaire. Jacques tremblait qu'elle
+ne le reconnût, mais elle voyait passer tant de gens que leurs figures
+se brouillaient dans sa mémoire indifférente et elle ne parut pas se
+souvenir de lui.
+
+--Bonjour, ma bonne femme, dit Mania, nous voudrions nous reposer un
+moment chez vous et y goûter tranquillement... A cette heure-ci vous ne
+devez pas avoir beaucoup de visiteurs?
+
+--Malheureusement non, reprit l'hôtesse, nous n'avons guère de clients
+qu'à l'heure du déjeuner, et encore, aujourd'hui, il n'est, venu
+personne... C'est vous qui m'étrennerez, monsieur et madame!
+
+--Tâchez que nous ne soyons pas dérangés, reprit Jacques, et
+apportez-nous de quoi nous rafraîchir... Que pouvez-vous nous donner?
+
+«Peu de chose, murmurait la bonne femme en s'excusant; les gens qui
+étaient venus la veille avaient tout dévoré.»--Elle apporta des
+biscuits, des mandarines et une bouteille d'Asti.
+
+Jacques était honteux de ce maigre régal. Dans sa vanité de snob et
+d'amoureux, il aurait voulu offrir à cette grande dame autre chose que
+le vin et les fruits dont se contentaient les vulgaires clients de
+l'auberge, et il s'excusait plus encore que l'hôtesse. Mania, au
+contraire, était ravie; cela la changeait de l'ennui cérémonieux des
+_five o'clock_ et donnait plus de saveur à son escapade; les mandarines
+décorées de leurs feuilles vertes et servies sur une nappe de grosse
+toile, le vin mousseux versé dans d'épais verres à côtes, sous les
+solives enfumées d'un cabaret, amusaient son caprice.
+
+--De quoi vous plaignez-vous? s'écria-t-elle, ce sera charmant, cette
+dînette à l'auberge!
+
+Quand l'hôtelière se fut retirée et qu'ils se trouvèrent seuls, Mme
+Liebling enleva son chapeau, se déganta, ouvrit la fenêtre toute grande,
+puis trempa ses lèvres dans son verre.
+
+--Venez un peu ici, continua-t-elle en s'asseyant contre la barre
+d'appui de la croisée, et avouez qu'on y est bien mieux que sous la
+véranda du restaurant de la Réserve!...
+
+Jacques se gardait de la contredire. L'épaule effleurée par l'épaule de
+Mania, le visage tout près de celui de la jeune femme, il respirait
+l'odeur d'oeillet blanc qui parfumait ses vêtements, il s'en grisait et
+ne détachait plus ses yeux de ceux de sa voisine. Il avait chassé de son
+coeur les anciens souvenirs et les récents remords; il se disait que le
+monde entier pouvait s'évanouir, pourvu qu'il restât avec Mania à cette
+petite fenêtre, et que cette intimité délicieuse se prolongeât pendant
+des heures. Il n'osait plus bouger ni parler, de peur que le moindre
+mouvement, le plus faible murmure n'accélérât la fuite du temps qui lui
+était parcimonieusement mesuré.
+
+--Oh! murmurait Mme Liebling, ces belles montagnes lilas, le vert
+profond de cette eau calme, ce port étroit avec ses rochers rouges et
+ses bois d'oliviers, quel endroit adorable! Si vous voulez me faire
+plaisir, vous me peindrez un jour ce petit coin avec la couleur qu'il a
+en ce moment, avec cette ombre violette qui s'avance sur la mer, et
+cette lumière rose qui se recule à mesure, comme pour nous rappeler le
+peu de durée de nos meilleures joies... oui, promettez-moi de me donner
+ce tableau... Je le regarderai avec un doux serrement de coeur plus
+tard... quand vous ne m'aimerez plus.
+
+--Comment pouvez-vous parler de la sorte? s'exclama Jacques avec
+vivacité, je ne cesserai de vous aimer que lorsque je serai dans la
+terre.
+
+--Oui, répliqua-t-elle en hochant la tête, ces choses-là se disent et
+même on les croit au moment où on les dit, mais la réalité est là avec
+sa prose... On n'est pas plus libre d'aimer que de désaimer.
+
+--Vous vous trompez, protesta-t-il, je vous chérirai toute ma vie... Je
+vous le jure!
+
+Elle haussa les épaules et un sourire désabusé lui courut sur les
+lèvres:
+
+--Ne jurez pas, de peur d'être obligé de vous parjurer comme saint
+Pierre!... Nous ne nous appartenons pas plus que les heures ne nous
+appartiennent, et vous ne faites pas exception à la loi commune.
+
+Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence en lui effleurant le
+bras de sa main fluette et allongée.
+
+--Non, vous ne vous appartenez pas!... À chaque instant il y a un tiers
+entre vous et moi... Je m'en suis bien aperçue tout à l'heure encore,
+quand, au beau milieu de la promenade, vous êtes devenu tout à coup
+taciturne. Si vous êtes franc, avouez qu'à ce moment-là vous pensiez à
+une autre...
+
+Il détourna la tête avec embarras, puis, dépité de se voir ainsi percé à
+jour, il murmura entre ses dents serrées:
+
+--Vous savez pourtant bien que je suis devenu votre esclave!... Comment
+osez-vous suspecter un amour qui éclate dans le moindre de mes actes?...
+Ce serait plutôt moi qui aurais le droit de douter, moi à qui vous
+n'avez jamais dit franchement que vous m'aimiez!
+
+--Pourquoi alors suis-je ici, je vous prie? demanda-t-elle avec un
+hautain pli des lèvres; pourquoi me suis-je fourvoyée avec vous dans ce
+cabaret de village?
+
+Elle s'était éloignée de lui et, debout au milieu de la salle, elle le
+regardait ironiquement.
+
+--Pourquoi? repartit-il, irrité à son tour et répondant à cette attitude
+dédaigneuse par un éclat de rudesse paysanne, pourquoi?... Peut-être
+pour vous amuser, ou satisfaire votre curiosité, en constatant avec quel
+aveuglement un naïf peut se laisser prendre aux caprices d'une
+coquette?...
+
+Elle ressentit vivement la brutalité de ce coup de boutoir immérité, car
+elle était sincère à ce moment,--et des larmes lui montèrent aux yeux.
+
+--Vous avez une singulière opinion de moi! murmura-t-elle.
+
+Dès qu'il vit les paupières de Mania se mouiller, Jacques fut désarmé et
+son irritation tomba. Il alla vers elle, lui prit les mains, y appuya
+son front et balbutia humblement:
+
+--Pardon! je suis un rustre et un sot!
+
+--Non, dit-elle, tandis qu'un sourire rassérénait ses yeux humides, mais
+vous êtes pire, vous êtes méchant.
+
+--Hélas! ce qui me rend mauvais, c'est justement parce que je vous aime
+trop... Vous me possédez à un degré que je ne saurais dire, et si vous
+me voyez parfois préoccupé, ce n'est point parce que j'en regrette une
+autre, c'est parce que je souffre de ne pas vous avoir tout à moi.
+
+Elle le dévisagea un instant sans parler, puis elle s'approcha de la
+table, vida son verre de vin d'Asti, et, attendrie par cette entière
+soumission, elle lui tendit tes mains.
+
+--Allons, reprit-elle, la paix est faite, vous m'appartenez, j'en prends
+acte, et d'abord je ne veux plus que vous doutiez de moi. Regardez mes
+yeux, ils n'ont jamais menti... Qu'y voyez-vous?
+
+--Ils me grisent comme toujours, mais...
+
+--Aveugle! n'y voyez-vous point que je vous aime? chuchota-t-elle de sa
+voix de sirène, en rapprochant son visage de celui de Jacques.
+
+--Mania!..
+
+Il la saisit dans ses bras et baisa ses yeux verts comme pour les
+empêcher de l'éblouir davantage, puis ses lèvres descendirent jusqu'à la
+bouche souriante de la jeune femme et s'y posèrent. Il était pris de
+vertige; il serrait convulsivement, sauvagement, contre sa poitrine ce
+corps souple qui s'abandonnait. Il couvrait de baisers fous les cheveux
+blonds, le cou blanc, la nuque frissonnante. Étourdi, il fermait les
+yeux et croyait savourer dans ses caresses toute la voluptueuse poésie
+du midi. Il y buvait la lumière, il y respirait les parfums de la terre
+de Provence, cette palpitante créature lui semblait incarner tout ce
+qu'il avait désiré, adorés depuis son arrivée à Nice.
+
+--Encore!... encore! soupirait-il d'une voix étouffée, et il la baisait
+de nouveau.
+
+Mania restait muette; elle se laissait caresser, seulement parfois ses
+lèvres fermées frémissaient en s'appuyant contre celles de Jacques, et
+c'était alors un délice qui le paralysait tout entier.--Au dehors, à
+travers son extase, il entendait comme en un rêve, très loin, des voix
+d'enfants sur la jetée ou un clapotement de rames dans le port...
+
+Pendant ce temps, sur la route poudreuse de la Corniche, parmi les
+massifs de caroubiers tordant leur branches noueuses, le long des
+jardins tout roses de pêchers en fleurs, un landau découvert emportait
+Thérèse, la petite mère, Lechantre et Christine.
+
+Après le départ de Jacques, Francis avait demandé aux trois femmes où
+elles désiraient se promener, et les voyant indécises:
+
+--Je suis sûr, s'était-il écrié, que Mme Moret et Christine ne
+connaissent pas le cap Ferrât... S'il n'y a point d'opposition, je
+propose d'en faire le tour et de descendre jusqu'à Saint-Jean...
+
+Il n'y eut pas d'opposition; la maman Moret s'en rapportait à M.
+Lechantre, Christine était indifférente; quant à Thérèse, le choix de
+cette promenade la touchait tout particulièrement. Saint-Jean réveillait
+en elle le souvenir de sa dernière excursion avec Jacques, et un
+mélancolique désir la prenait de revoir ces chemins où elle avait laissé
+des lambeaux de son bonheur.
+
+Le landau avait gravi la route de Montboron, puis dépassé Villefranche.
+La petite mère, joyeuse comme un enfant, n'en finissait pas de
+s'émerveiller à la vue des buissons de roses et des arbres fruitiers
+déjà en boutons.
+
+--Sont-ils heureux, les gens de ce pays-ci! s'exclamait-elle, leurs
+pêchers sont déjà fleuris, tandis que les nôtres grelottent encore...
+Quand je conterai ça à Rochetaillée, personne ne voudra me croire.
+
+--Oui, madame Moret, ajoutait gaiement Lechantre, c'est un climat
+exceptionnel... Après avoir mis Adam à la porte, le Père Eternel s'est
+attendri un brin, et il a transporté ici un petit morceau du Paradis
+terrestre, afin que nous puissions juger de toutes les bonnes choses que
+nous avons perdues par la faute de notre mère Ève.
+
+--Vous me direz ce que vous voudrez, reprenait dédaigneusement
+Christine, toute cette précocité n'est pas naturelle, et les gens d'ici
+sont trop vains de la beauté de leur pays; aussi Dieu leur envoie-t-il
+des tremblements de terre pour leur rappeler que ce bas-monde n'est pas
+un lieu de délices.
+
+--Amen! répliquait Francis; vous avez tout de même, Christine, une drôle
+de façon de concevoir les bontés de la Providence...
+
+Thérèse souriait distraitement, sans se mêler à la conversation. Les
+yeux grand ouverts, elle contemplait les montagnes baignées de lumière;
+la mer bleue, glacée d'argent comme une immense étoffe de satin; les
+découpures de la côte où la brise, d'un seul souffle, blanchissait les
+feuilles retroussées des oliviers, et elle se rappelait les plus minimes
+détails de la journée passée à Saint-Jean avec Jacques.--En ce temps-là,
+il ne mentait pas encore, il se trouvait heureux près d'elle, et il le
+lui répétait tendrement sous les citronniers du verger, où fleurissaient
+des champs de juliennes. Trois semaines s'étaient écoulées à peine...
+Par quelle fatalité son coeur avait-il si promptement changé? Les
+géraniums de la haie fleuronnaient encore, les juliennes blanches,
+là-bas, répandaient toujours leur parfum de girofle, et, moins durables
+que de brèves fleurs, l'amour de Jacques n'était déjà plus qu'un
+souvenir, une illusion flottant dans le passé comme l'ombre d'une aile
+d'oiseau sur la mer... Et, tandis qu'elle revisitait seule les sentiers
+où ils avaient cheminé côte à côte, tandis qu'elle respirait seule le
+parfum amer des joies irretrouvables d'autrefois, où était-il, lui,
+l'ami de son enfance, l'homme auquel elle avait si ingénument enchaîné
+sa vie, et qui lui avait promis de l'aimer dans les bons comme dans les
+mauvais jours?... Ah! elle n'avait même plus la faculté de s'abuser,
+elle ne savait que trop à quelle occupation il employait les heures
+qu'il lui dérobait. Un affreux pressentiment lui disait qu'à ce même
+instant Jacques était sans doute absorbé par sa passion pour Mme
+Liebling. Peut-être était-il près d'elle!...
+
+Peut-être lui répétait-il les mêmes phrases tendres, les mêmes serments
+de fidélité dont les vergers de Saint-Jacques gardaient encore le
+vibrant souvenir?... Car l'amour n'a pas deux langages, et, si les
+coeurs changent, les mots qui expriment la tendresse restent
+invariables!... A cette pensée, dans sa poitrine, un flot de jalousie
+roulait âcre et trouble comme la vague d'une marée montante; muette, les
+lèvres serrées, les yeux brûlants, elle regardait machinalement le
+chemin sablonneux où le landau marchait au pas, le long de la mer
+éblouissante.
+
+Quand on fut en vue de Saint-Jean, le cocher demanda s'il devait pousser
+jusqu'au village.
+
+--Oui, certainement! s'écria Thérèse, désireuse d'accomplir jusqu'au
+bout son douloureux pèlerinage.
+
+On arriva à l'entrée du hameau. Le cocher fit tourner son landau à
+l'endroit où les voitures s'arrêtent d'ordinaire et les promeneurs
+descendirent.
+
+Près du carrefour, dans un coin ombreux, une voiture de maître
+stationnait déjà, montrant ses coussins capitonnés de soie blanche, sa
+caisse élégante au vernis brillant, aux panneaux timbrés d'un tortil et
+de deux initiales enlacées. Devant les chevaux qui secouaient leurs
+harnais scintillants et leurs gourmettes décorées de roses, un cocher en
+livrée bleue fumait nonchalamment.
+
+--Je crois, mesdames, dit Lechantre, que nous ferons bien de pousser
+jusqu'au port... Il y a là une auberge où nous pourrons nous rafraîchir.
+
+Thérèse, restée en arrière, examinait attentivement le luxueux équipage
+aux portières armoriées, et s'approchait pour déchiffrer le monogramme
+peint sur le panneau brun.--Les deux majuscules entrelacées sous un
+tortil de baron figuraient un M et un L.--Une rougeur lui monta aux
+joues et un horrible soupçon lui martela le cerveau.
+
+--Venez-vous, Thérèse? dit Lechantre.
+
+Redevenue très pâle, les yeux d'un noir d'encre, les sourcils rejoints,
+elle suivit docilement le groupe qui descendait déjà la rue étroite.
+Quand on atteignit l'hôtel Victoria, Lechantre fit halte, entrebâilla la
+porte du rez-de-chaussée, et ne trouvant personne:
+
+--Attendez-moi, murmura-t-il, je vais voir la-haut si je puis y dénicher
+quelqu'un.
+
+Il grimpa le raide escalier du premier étage, ouvrit brusquement la
+porte de la salle, reconnut d'un clin d'oeil Jacques et Mania causant
+très près l'un de l'autre, et, refermant plus vite encore l'huis
+entrebâillé tandis que les deux amoureux se retournaient ébaubis, il
+dégringola précipitamment... Trop tard! Thérèse était sur ses talons et
+gravissait l'escalier à son tour.
+
+--Ne montez pas, chuchota-t-il, c'est plein de cocottes... Vous y seriez
+déplacée, vous et Christine!
+
+Mais elle ne l'écoutait pas; l'écartant de la main, elle continuait son
+ascension. Une fois sur le palier, elle poussa de nouveau la porte et,
+pâle comme un spectre, alla droit aux deux coupables qui s'étaient levés
+effarés.
+
+Mania, néanmoins, avait repris rapidement son sang-froid. Sa lèvre
+hautaine se crispa. Jugeant sans doute Thérèse d'après elle, et
+s'attendant à quelque violence, elle reculait instinctivement.
+
+--Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-elle.
+
+--Ne craignez rien, madame, répliqua sarcastiquement Thérèse; je n'ai
+nulle envie d'interrompre votre galante conversation... J'ai voulu
+simplement m'assurer d'une chose dont je me doutais... Maintenant je
+suis fixée. Il n'y a plus rien de commun entre votre amant et moi et
+vous pouvez le garder tant qu'il vous plaira.
+
+Sans même lever les yeux sur Jacques, elle tourna les talons,
+redescendit, et s'adressant à Francis qui était restait anxieux au
+milieu de l'escalier et qui avait peine à dissimuler ses craintes:
+
+--Vous aviez raison, M. Lechantre, dit-elle d'une voix très calme, nous
+serions là-haut en trop mauvaise compagnie... Reconduisez-nous à notre
+voiture!
+
+
+XIV
+
+Jacques et Mania étaient restés face à face, consternés par cette
+intrusion inattendue. Le peintre, absolument abasourdi et comprenant
+que, de toute façon, l'incident ne pouvait avoir que des suites
+désastreuses, n'osait plus regarder Mme Liebling. Pendant une longue
+minute tous deux demeurèrent muets. Ils entendirent la voix âpre de
+Thérèse monter jusqu'à eux, puis Lechantre engager les trois femmes à
+regagner la voiture.--Mania, pâle, les dents serrées, se sentait dans
+l'impossibilité d'articuler une parole. Le dépit et la honte la
+suffoquaient; elle se rendait compte du rôle humiliant qu'elle venait de
+jouer dans cette aventure et tout son orgueil se révoltait.--Si, comme
+cela était probable, Thérèse, obéissant à ses rancunes de femme
+outragée, ne reculait pas devant un scandale et si les détails de cet
+esclandre étaient publiés par elle ou par Lechantre, quelles risées et
+quels commentaires peu charitables dans la colonie étrangère de Nice!
+Mania se voyait déjà en proie aux railleries des gens de son monde et,
+qui sait? aux odieuses plaisanteries des petits journaux du crû...
+C'était bien la peine d'avoir résisté jusqu'alors aux entraînements du
+milieu corrompu dans lequel elle vivait, d'avoir tenu les adorateurs à
+distance et de s'être fait une réputation d'inattaquable respectabilité,
+pour que tout cet effort vint aboutir à un aussi piteux naufrage:--une
+intrigue avec un peintre marié à une petite bourgeoise, et
+l'intervention de la femme légitime surprenant les coupables dans une
+misérable auberge!... Y avait-il rien de plus ridicule?--A la pensée de
+cette histoire colportée dans le salon de la princesse Koloubine et
+arrivant aux oreilles du baron Liebling, Mania était secouée par un
+frisson de dégoût, et la colère donnait à ses yeux des lueurs
+fulgurantes.
+
+Jacques lisait sur sa figure contractée les cruelles appréhensions qui
+la torturaient. Il aurait voulu exprimer tout le chagrin qu'il
+ressentait, en se jetant aux pieds de Mme Liebling et en la suppliant de
+lui pardonner cette humiliation involontairement infligée; mais, en ce
+moment de désarroi, il lui était impossible de trouver des mots assez
+délicats pour traduire ses regrets et, craignant d'irriter encore la
+plaie en y appuyant maladroitement le doigt, il restait décontenancé et
+silencieux.
+
+Tout à coup, Mania prit son chapeau et se recoiffa rageusement. Elle
+cherchait vainement à renouer son voile; ses mains étaient agitées par
+un tel tremblement qu'elle ne pouvait y réussir. Elle arracha le morceau
+de tulle, le tordit dans ses doigts et le déchira, puis elle ramassa ses
+gants et se dirigea vers la porte.
+
+--Vous voulez partir? murmura péniblement Jacques en essayant de lui
+barrer le chemin.
+
+--Oui, dit-elle d'une voix altérée, je ne suppose pas que vous ayez
+l'intention de m'en empêcher? Laissez-moi passer... Je me trouverais mal
+si je restais une minute de plus ici... Oh! ajouta-t-elle en se
+regantant nerveusement, pourquoi y suis-je venue? Pourquoi me suis-je
+exposée à cette avanie?... Moi qui me glorifiais de ma réputation
+intacte, me voilà bien punie de mon orgueil!... Quand je pense que tout
+à l'heure j'ai été traitée comme la dernière des filles... Oh! non,
+non... jamais je n'ai souffert ce que je souffre!...
+
+Les sanglots l'étouffaient. Elle fut obligée de s'asseoir, et, les
+coudes sur la table, le front dans les mains, elle demeura un instant
+haletante. Sa poitrine se soulevait, sa gorge se gonflait; elle se
+laissait aller à de brusques mouvements de désespoir, et sa tête
+s'agitait convulsivement.
+
+--Mania! s'exclama Jacques, s'agenouillant près d'elle, ne partez pas
+dans cet état... Ne vous désolez pas... Me voici à vos pieds, à vos
+ordres pour réparer le mal que je vous cause...
+
+--Donnez-moi un verre d'eau!
+
+Il obéit et remplit un verre qu'elle but d'un trait. Peu à peu la crise
+nerveuse qui la secouait se termina par l'ordinaire détente: les larmes!
+Mania pleura, et Jacques essaya de la calmer en lui répétant qu'il
+l'aimait, en maudissant la fatalité qui faisait porter de si douloureux
+fruits à sa tendresse.
+
+--Je voudrais tant vous consoler! s'exclama-t-il, je donnerais le sang
+de mon coeur pour guérir votre peine... Parlez, que puis-je faire pour
+empêcher vos larmes de couler?
+
+--Rien, répondit-elle en secouant la tête, le mal est irréparable.
+Laissez-moi... Courez retrouver votre femme, raccommodez-vous avec elle,
+et redevenez ce que vous n'auriez jamais dû cesser d'être, un mari
+fidèle et docile...
+
+Elle avait prononcé ces mots avec conviction, sans la moindre
+arrière-pensée ironique; mais, pour surexciter la passion de Jacques,
+elle n'eût pu se servir d'un moyen plus efficace. Il n'en fallut pas
+davantage pour qu'il rejetât sur Thérèse tout l'odieux de cette scène et
+pour que l'idée de renoncer à Mme Liebling l'exaspérât:
+
+--Me croyez-vous, répliqua-t-il, assez lâche pour vous abandonner après
+vous avoir compromise?
+
+--Vous me compromettrez bien plus encore, si cette déplorable aventure
+aboutit à un scandale... Quittons-nous et ne nous revoyons jamais! je
+n'avais que trop raison quand je vous disais que vous ne vous
+apparteniez pas... Notre tort à tous deux est de l'avoir oublié un
+instant.
+
+--Je vous prouverai que je suis maître de ma personne et je vous jure
+bien que cette incartade n'aura aucune suite fâcheuse!
+
+Un sourire sceptique effleura les lèvres de Mania.
+
+--Vous vous abusez étrangement si vous supposez que Mme Moret se
+résignera au rôle d'épouse sacrifiée... Mais soit, j'admets qu'elle
+passe l'éponge sur vos méfaits actuels; croyez-vous qu'elle se montrera
+plus tard d'aussi bonne composition?... Vous vivrez dans de continuelles
+transes, et moi, je serai constamment sous le coup d'un nouvel éclat...
+Grand merci! L'algarade de tantôt me suffit!
+
+Jacques eut un geste d'impatience et de colère.
+
+--Non, poursuivit Mme Liebling, il faut nous quitter... et cela aussi
+bien pour mon repos que dans l'intérêt de votre avenir... Souvenez-vous
+de ce que je vous disais à la villa Endymion: «Une mauvaise fée m'a jeté
+un sort, et je suis destinée à faire souffrir ceux qui m'aiment le
+mieux...» Cela s'est vérifié déjà, tenons-nous-en à cette première
+expérience... Adieu!
+
+Elle s'était levée et se dirigeait vers la porte. Mais Jacques ne
+l'entendait pas ainsi. La vue de Mania si adorable à travers ses larmes,
+les obstacles mêmes qu'elle venait de lui faire pressentir,
+l'enflammaient davantage et le poussaient à tout sacrifier pour
+s'assurer la possession de celle dont il ne pouvait envisager l'abandon
+sans une atroce douleur.
+
+-Je ne vous laisserai point partir! protesta-t-il en lui saisissant les
+mains... Vous parlez de souffrances?... Mais vous ne pouvez concevoir
+combien je serais misérable si je vous savais perdue pour moi!...
+Maintenant que je vous ai serrée dans mes bras, j'ai besoin de vous
+comme de l'air que je respire... Vous êtes tout l'intérêt et toute la
+passion de ma vie... Que m'importent mon art et l'avenir, si je ne vous
+ai plus? Que m'importe le monde, si je ne vous y retrouve plus?... Je
+vous appartiens et, si, vous me quittez, c'est fini de moi!
+
+Elle lui jeta un pénétrant regard, le jugea profondément épris et
+sincère et, gagnée elle-même par la flamme qui brûlait en lui, elle
+repartit avec une exaltation hautaine:
+
+--Certes, je crois que vous m'aimez... Mais, si vous voulez que je vous
+aime, il faut que vous m'apparteniez autrement qu'en paroles... Plus de
+partage... Ou moi ou l'autre... Choisissez!
+
+--Vous, murmura-t-il subjugué, mais vous tout entière!
+
+--Soit, reprit-elle en lui serrant violemment les mains; seulement je
+veux être assurée contre le retour possible de scènes pareilles à celle
+de tout à l'heure. Personne ne doit avoir de droits sur vous que moi...
+Me donnant librement, j'exige que vous vous rendiez complètement
+libre... Le pourrez-vous?
+
+Cette interrogation, qui semblait mettre en doute sa force de volonté,
+acheva chez Jacques ce que le magnétisant regard de Mania avait
+commencé. Il releva ce défi jeté à son énergie virile, et s'écria
+impétueusement:
+
+--Demain, je serai libre!
+
+Comme pour sceller sa promesse, il voulut reprendre Mme Liebling dans
+ses bras et boire de nouveau sur ses lèvres l'oubli de ce passé dont il
+allait se détacher, mais elle se dégagea vivement, et le tenant à
+distance:
+
+--Non, dit-elle d'une voix ferme et caressante en même temps, quand vous
+aurez rompu vos liens, je vous rendrai mes lèvres... Pas avant!...
+Maintenant partons.
+
+Tandis qu'elle descendait l'escalier, Jacques prenait congé de
+l'hôtesse. Il rejoignit Mania à vingt pas du landau. Le cocher, en
+voyant revenir sa maîtresse, avait tourné les chevaux dans la direction
+de Villefranche et ouvert la portière.
+
+--Adieu! murmura la jeune femme en serrant la main de Jacques,
+rappelez-vous ce que vous m'avez promis, et ne revenez chez moi que
+lorsque vous pourrez y rentrer sans scrupule.
+
+--Vous m'y verrez dès demain!
+
+--Croyez-vous? répliqua-t-elle avec son ironie coutumière, je ne pense
+pas que les choses aillent si vite, et je vous donne jusqu'à samedi...
+Samedi, je serai seule, et je vous attendrai à six heures...
+
+Elle sauta légèrement dans le landau. Tandis que les chevaux prenaient
+le trot elle se retourna encore vers Jacques, et ses yeux semblèrent lui
+crier:
+
+--Souvenez-vous!
+
+Dès que la voiture eut disparu, le peintre regagna la station de
+Beaulieu par le raccourci qui longe le rivage. Son retour avec Thérèse
+par le même sentier avait eu lieu trop récemment pour que le souvenir de
+cette nocturne promenade ne se représentât pas à son esprit. Néanmoins
+cette résonance du passé ne réussit ni à toucher son coeur ni à amortir
+sa passion. Il frissonnait d'amour rien qu'en se rappelant la saveur des
+lèvres de Mania, et il ne pensait qu'avec irritation à ces délices
+interrompues par la brusque apparition de Thérèse.--Par quel hasard
+maudit ou par quelle préméditation agressive avait-elle choisi pour but
+de promenade ce village de Saint-Jean? Lechantre seul pouvait lui donner
+l'explication de cette malencontreuse fantaisie, et il résolut d'aller
+la lui demander sur-le-champ. D'après ce que lui apprendrait le
+paysagiste, il dresserait un plan de conduite et chercherait le moyen le
+plus sûr d'arriver à une séparation, sans éclat. Il désirait rompre sans
+retard; il était las de biaiser et de mentir, il voulait sortir a tout
+prix de cette situation équivoque. Pourquoi, d'ailleurs, se
+laisserait-il arrêter par des considérations sentimentales ou des
+scrupules de fausse délicatesse? Thérèse n'avait-elle pas la première
+manifesté des intentions hostiles? Ne lui avait-elle pas nettement
+déclaré qu'elle se détachait de lui?... Elle serait mal venue,
+maintenant, à s'étonner de ce qu'il la prenait au mot.--Toutes ces
+réflexions lui montaient impétueusement au cerveau avec des soubresauts
+pareils à ceux d'un liquide qui entre en ébullition. Puis, dans des
+intervalles d'accalmie, à l'aspect de cette paisible côte de Beaulieu où
+les ombres du couchant s'allongeaient déjà, il songeait aux rapides
+changements qui s'étaient opérés dans sa vie depuis la soirée où il
+avait pour la première fois suivi ce sentier. Quand il y était venu,
+quelques semaines auparavant, l'amour de Mania se remuait à peine en lui
+comme le germe dans la semence. Il ne l'envisageait que comme une
+romanesque hypothèse, un château en Espagne doucement chimérique. Il
+n'en considérait que les lignes aimables, les vaporeux contours et les
+sommets idéalement éclairés. Si on lui eût dit alors que, pour réaliser
+ce rêve séduisant, pour asseoir en terre ferme ce château aérien, il lui
+faudrait oublier la foi jurée, tromper une femme qui se reposait sur sa
+loyauté, mentir à toute heure et, finalement, rompre avec tout son
+passé, certes, il se fut récrié, il aurait déclaré la chose indigne de
+lui... Et pourtant un mois s'était écoulé à peine; les mêmes géraniums
+qui avaient frôlé la robe de Thérèse poussaient encore dans le chemin
+leurs tiges fleuries, et toutes ces suppositions qui lui avaient paru
+inadmissibles étaient devenues la réalité. Il avait suffi d'une première
+faiblesse, d'une abdication momentanée de sa volonté, pour que des actes
+irréparables se succédassent fatalement les uns aux autres, comme ces
+générations d'insectes dont on ne peut plus arrêter la fécondité...
+
+En sortant de la gare, Jacques se fit conduire au port Lympia. A peine
+eut-il mis le pied sur la passerelle de l'_Hébé_, qu'il aperçut
+Lechantre se promenant sur le pont d'un air soucieux. Le paysagiste
+agita les bras et courut au-devant de son élève:
+
+--Je t'attendais, dit-il laconiquement.
+
+Il quitta le yacht et entraîna Jacques vers la partie la plus déserte du
+quai.
+
+--Mon cher, poursuivit-il, je suis désolé de ce qui est arrivé... C'est
+moi qui, sans penser à mal, ai emmené ces dames à Saint-Jean... Mais
+aussi pourquoi diable ne me prévenais-tu pas? Quand on commet d'aussi
+dangereuses sottises, c'est bien le moins qu'on en avise ses amis...
+Pouvais-je prévoir que tu choisirais une salle d'auberge pour y donner
+tes rendez-vous?
+
+--D'abord je n'en savais rien moi-même... Enfin le mal est fait et il
+s'agit maintenant de prendre une résolution... Où est Thérèse?
+
+--Je viens de la reconduire chez toi avec ta mère et ta soeur.
+
+--Que vous a-t-elle dit?
+
+--Absolument rien... Devant Mme Moret et Christine elle a jugé
+naturellement à propos de se taire. Elle a même affecté pendant le
+trajet une sérénité que j'admirais, mais qui me serrait le coeur, car,
+telle que je la connais, elle a dû souffrir atrocement... Ah! c'est une
+vaillante, celle-là, et les belles dames que tu fréquentes ne lui vont
+pas à la cheville!
+
+Jacques eut un geste d'impatience.
+
+--Fâche-toi tant que tu voudras, tu ne m'empêcheras pas de te parler
+net... Mon garçon, je comprends tous les emballements... Je les
+comprends d'autant mieux que moi-même, malgré mon âge, je suis toqué de
+cette friponne de Peppina qui me mène par le bout du nez; mais moi, du
+moins, je suis célibataire, tandis que tu es marié à une respectable et
+adorable femme... Et puis, sacrédié, il y a un terme à toutes les
+folies!... Si tu as été grisé par ton Autrichienne, l'aventure de tantôt
+a dû vous jeter à tous deux un joli seau d'eau sur la tête. Comment
+vas-tu te tirer du pot au noir dans lequel tu barbotes? Es-tu venu me
+trouver pour que je te donne un coup d'épaule et un bon avis?... En ce
+cas, écoute-moi: tu n'as qu'un parti à prendre... Va rejoindre Thérèse,
+jette-toi à ses pieds et humilie-toi; puis, dès demain, file sur Paris
+avec toute ta famille. D'abord ta femme te tiendra rigueur, et dame,
+après ce qui s'est passé, elle en a bien le droit; mais elle t'aime, au
+fond, et quand vous serez loin d'ici, quand elle aura constaté ton
+repentir et ta ferme résolution de ne plus pécher, elle trouvera encore
+dans son coeur assez de tendresse pour te pardonner... Ça y est-il et
+dois-je l'aller préparer à ta visite?
+
+--Non, répondit Jacques violemment, c'est impossible!... Je connais
+Thérèse, elle m'a condamné dans son esprit et elle restera inflexible...
+D'ailleurs, se laissât-elle fléchir, il serait trop tard... Je suis
+amoureux de Mania et j'ai lié ma vie à la sienne.
+
+Toi! se récria Lechantre en haussant les épaules, toi, Jacques Moret,
+fils d'un cultivateur de Rochetaillée, peintre de ton métier et l'espoir
+de l'école française, tu prétends enchaîner ta vie à celle de cette
+grande dame nomade, qui était hier à Vienne, et qui sera demain à
+Florence on à Naples?... Ah! elle est bien bonne!... Innocent! c'est
+comme si tu voulais lier intimité avec l'eau d'un torrent ou avec le
+vent qui passe!... Parce qu'elle a bien voulu t'honorer de ses faveurs,
+tu t'imagines qu'elle va se considérer comme engagée dans des liens
+indissolubles!... Mais, mon pauvre garçon, il n'y a rien de commun entre
+toi et elle. Tout vous sépare: la naissance, l'éducation et le milieu.
+En ce moment tu amuses sa curiosité et sa vanité: elle n'est pas fâchée
+de se payer pour amant un peintre en renom et de vérifier si les
+artistes font l'amour autrement que les grands seigneurs. Seulement,
+quand son caprice sera satisfait, elle te lâchera comme un article qui a
+cessé de plaire. Elle te remplacera par une nouvelle fantaisie et un
+beau matin elle partira pour des pays inconnus... Ah! malheureux, ces
+grandes coquettes-là sont les pires femmes auxquelles on puisse
+s'attacher... Si tu prends ta baronne au sérieux, tu n'es pas au bout de
+tes peines et tu t'apprêtes de la misère pour le restant de tes jours!
+
+--Possible... J'ai déjà souffert par elle et je prévois qu'elle me fera
+souffrir encore, car elle est violente et fantasque... Mais, dussé-je
+endurer mille peines plus cruelles, je persisterais dans ma folie, parce
+qu'un instant de bonheur auprès de Mania rachète des journées
+d'angoisse... Parce que je l'aime enfin!
+
+Sacrebleu! s'exclama Lechantre furieux, qu'a-t-elle donc de si
+extraordinaire? Quel philtre t'a-t-elle fait boire pour te mettre dans
+cet état d'insanité?... Je l'ai vue, moi, cette Mania, et elle ne m'a
+nullement ébaubi. Un nez trop court, des pommettes saillantes, des yeux
+de chat sauvage et un sourire traître... Ma parole d'honneur, voilà bien
+de quoi se monter le coup! J'en suis encore à me demander pourquoi tu la
+préfères à Thérèse, qui est charmante et qui a des lignes d'une
+beauté!...
+
+Pourquoi?... Comment pouvez-vous m'adresser de pareilles questions?...
+Pourquoi? Mais je vous l'ai déjà dit, parce qu'elle ne ressemble en rien
+à Thérèse. Elle a pris dans mon coeur une place jusque-là inoccupée...
+Thérèse est la sagesse et la pureté en personne, mais Mania est la
+passion même avec tous ses enchantements. Elle a donné à mon esprit et à
+ma chair des émotions non encore éprouvées; elle a ouvert mes yeux sur
+un monde qu'ils n'avaient jamais entrevu qu'en rêve. Elle exerce sur moi
+une séduction pareille à celle de ce pays-ci, une séduction où les sens
+ont autant de part que l'âme et où cependant il n'entre rien de grossier
+ni de brutal, où tout est rare et exquis. En un mot comme en cent, elle
+me possède et je suis prêt à tout quitter pour la suivre.
+
+A mesure que Jacques parlait, la joviale figure de Lechantre se
+rembrunissait et exprimait une consternation indignée.
+
+--Ce que je vous dis vous scandalise? ajouta l'artiste d'un air de
+bravade.
+
+--Non pas, ça me dégoûte seulement! répondit Francis; tes effusions me
+rappellent les confidences de certains camarades, qui étaient comme toi
+très ensorcelés par une femme, et qui en ont pâti... Je reconnais les
+mêmes raisonnements, et cette ressemblance m'amène à conclure que ton
+caractère n'est pas à la hauteur de ton talent... Mon garçon, tu
+dérailles... Je ne m'esquinterai pas à te faire de la morale, je sais à
+quel point c'est inutile... Mais, puisque tu repousses toute tentative
+de réconciliation, que veux-tu de moi et quels sont tes projets?
+
+--Avant tout, je veux éviter un éclat qui serait désastreux pour tout le
+monde... Maman et Christine partent après-demain matin et il est inutile
+que leur départ soit attristé par des scènes pénibles. Il faut quelles
+s'en retournent à Paris avec la conviction que nous sommes toujours
+heureux ici... Après... après, répéta Jacques avec un invincible
+serrement de coeur, Thérèse et moi nous reprendrons mutuellement notre
+liberté. Elle a assez de fortune pour vivre indépendante, et si elle
+désire retourner au Prieuré, je n'y mettrai aucune opposition. Soyez
+assez bon pour me servir d'intermédiaire auprès d'elle. Dites-lui que la
+seule grâce que je lui demande, c'est de dissimuler jusqu'au départ de
+maman... mais ne lui laissez pas ignorer ma résolution de recouvrer
+ensuite ma pleine et entière liberté d'action.
+
+--C'est ton dernier mot?
+
+--Oui.
+
+--Tu es un misérable inconscient, et tout autre que moi t'abandonnerait
+à tes sottises!... Mais il y a d'autres intérêts en jeu que les tiens et
+je suis le seul qui puisse m'entremettre pour amortir le coup que ton
+égoïsme et ta folie vont porter à ceux qui t'aiment. J'accepte donc la
+mission, si désagréable quelle soit... Va m'attendre sur le boulevard
+Dubouchage; je t'y rejoindrai dès que j'aurai vu Thérèse...
+
+Il héla un cocher qui passait et se fit conduire rue Carabacel, tandis
+que Jacques gagnait à pied le boulevard.
+
+Lechantre trouva Thérèse dans le salon sans lumière. Christine et Mme
+Moret s'étaient retirées dans leur chambre pour commencer les
+préparatifs du départ et la jeune femme, étendue dans un fauteuil, les
+yeux brûlants, la tête enfiévrée, regardait machinalement le jardinet
+s'enténébrer peu à peu. Le paysagiste lui serra silencieusement la main
+et l'entraîna sur le perron.
+
+--Jacques est près d'ici, commença-t-il, je le quitte à l'instant... Il
+m'a chargé de venir vous parler.
+
+--Que me veut-il encore? demanda-t-elle d'un ton âpre; s'il espère me
+toucher par de nouvelles scènes hypocrites, prévenez-le qu'il perd son
+temps... Je suis fixée maintenant sur la sincérité de ses désespoirs et
+la facilité de ses parjures... Ma crédulité est à bout.
+
+--Il ne s'agit malheureusement de rien de pareil, repartit Francis;
+Jacques a le sentiment de ses torts et il reconnaît que vous avez le
+droit de vous montrer implacable... Il vous supplie seulement d'éviter
+un éclat et de ne rompre ouvertement avec lui qu'après le départ de sa
+mère et de sa soeur.
+
+Thérèse se mordit les lèvres pour comprimer un sanglot. En dépit de sa
+légitime indignation, à la vue de Lechantre, elle avait espéré qu'il
+venait lui apporter des paroles de repentir et que Jacques essaierait
+une dernière fois de rentrer en grâce. L'injurieuse indifférence avec
+laquelle ce mari infidèle supportait l'idée d'une séparation imminente
+acheva de lui ulcérer le coeur.
+
+--Ah! murmura-t-elle avec amertume, il craint un éclat!... Il a peur
+pour la réputation de sa maîtresse... Vous pouvez le rassurer; j'ai trop
+souci de ma dignité pour ébruiter son aventure. Le scandale me répugne
+autant que la trahison et personne ne saura que j'ai surpris mon mari
+avec cette femme, dans une chambre d'auberge. Je me tairai comme je me
+suis tue jusqu'à présent... Je pousserai même l'indulgence... ou le
+mépris, comme vous voudrez, jusqu'à lui faire bon visage en présence de
+sa mère et de Christine.
+
+--Je reconnais la votre grand coeur et votre force d'âme, Thérèse, mais,
+si vous m'en croyez, vous vous montrerez encore plus magnanime...
+Jacques est affolé en ce moment; non seulement il compromet son
+caractère dans cette aventure, mais il risque d'y perdre ses meilleures
+qualités d'artiste et de gâcher sa vie... Or, vous qui êtes la plus
+forte, vous devez être aussi la plus généreuse... oh! ajouta-t-il en
+répondant à un véhément geste de dénégation de la jeune femme, je ne
+vous demande pas de pardonner sur-le-champ!... mais un jour, quand il
+aura pâti de sa sottise, ce qui ne tardera guère, promettez-moi de ne
+pas vous montrer implacable.
+
+--Monsieur Lechantre, répliqua Thérèse en lui posant sur la main sa main
+glacée, ne me parlez point de pardon... Je ne suis pas une pâte à
+martyre et je ne sais pas me résigner... Dès les premiers soupçons qui
+m'ont tourmentée, j'ai prévenu votre ami... Une fois que mon coeur s'est
+fermé, il ne se rouvre plus. Je vous promettrais d'oublier, que je
+mentirais... Non, je veux rester sincère avec les autres comme avec
+moi-même et c'est pourquoi je vous le déclare nettement ce soir, je ne
+pardonnerai pas... Je dissimulerai jusqu'au départ de Mme Moret...
+N'exigez pas davantage.
+
+--Et après, ma pauvre enfant, quand vous resterez face à face avec
+Jacques?
+
+--Après? murmura-t-elle avec un accent navrant, il n'y aura rien
+«après». Des ce soir, je commencerai mes malles... J'ai un bon prétexte
+pour m'éloigner sans esclandre... Ayant déjà servi de chaperon à Mme
+Moret et à Christine, il est tout simple que je les accompagne encore.
+Je les reconduirai à Paris, mais je ne rentrerai plus a Nice... Oh! non,
+s'exclama-t-elle, je ne reviendrai plus dans cette misérable ville!...
+J'y ai trop souffert... Vous pouvez en informer votre ami... Cela lui
+procurera sans doute un agréable soulagement!...
+
+Elle continuait de parler avec une sarcastique âpreté; mais dans ses
+yeux étincelants on devinait des larmes sur le point de jaillir et
+Lechantre se sentait lui-même gagné par l'émotion.
+
+--Une fois à Paris, demanda-t-il, comptez-vous rester près de Mme Moret?
+
+--Non, répondit-elle résolument, cela ne serait pas possible; je
+trouverai un prétexte pour m'éloigner... Je retournerai à Rochetaillée
+et je redeviendrai une paysanne. C'était mon lot, voyez-vous, et je
+n'étais pas faite pour vivre ailleurs. Ah! mon pauvre Prieuré, pourquoi
+n'y suis-je pas restée avec mes préjugés et mes illusions?...
+
+En dépit de ses efforts, les larmes rebelles s'échappèrent; mais elle
+eut honte de montrer sa faiblesse. Reprise d'un accès de fierté, elle
+s'essuya les yeux avec dépit, et tendant la main au paysagiste:
+
+--A tout à l'heure, n'est-ce pas? balbutia-t-elle, vous viendrez dîner
+avec nous!
+
+Puis elle rentra précipitamment dans le salon et disparut.
+
+Lechantre quitta le jardin et alla rejoindre Jacques qui piétinait,
+inquiet, sur le trottoir du boulevard. Il lui rendit compte du résultat
+de son entrevue et lui annonça les résolutions prises par Thérèse.
+
+--Tu es une brute, ajouta-t-il, et ta femme est un ange...
+
+Bien que les progrès de sa passion eussent singulièrement endurci sa
+sensibilité et développé son indifférence pour tout ce qui ne se
+rapportait point à Mania, le peintre frissonna en apprenant l'imminence
+de ce déchirement qu'il avait provoqué. La rapidité avec laquelle se
+précipitaient les événements, et la décision énergique de Thérèse
+l'accablaient de confusion en même temps qu'elles remuaient en lui un
+mélange de regrets et de remords. Lorsqu'il rentra en compagnie de son
+ami dans le salon de la rue Carabacel et qu'il revit, à la lumière
+assourdie des lampes, à côté de la petite mère et de Christine, l'épouse
+qu'il venait d'offenser si grièvement, une rougeur lui monta au front et
+il lui fut impossible de dissimuler son malaise.--Thérèse avait eu le
+temps d'effacer la trace de ses larmes et de se composer une physionomie
+impassible. Elle reçut son mari avec cette gravité calme sous laquelle,
+depuis quelques semaines, elle déguisait les agitations de son âme; mais
+l'apparente sérénité de cet accueil, loin de diminuer la gêne de
+Jacques, la rendit encore plus pénible. Il ne savait guère dissimuler et
+son embarras n'échappa ni à la sollicitude de Mme Moret ni aux malignes
+investigations de Christine. Il s'efforça de feindre néanmoins et cet
+effort acheva de le mettre à la torture. Il lui fallut, pour sauver les
+apparences, questionner sa mère et sa soeur sur l'emploi de leur
+après-midi et s'informer hypocritement de l'endroit quelles avaient
+choisi comme but de promenade.
+
+Nous sommes allées à Saint-Jean, dit Christine; c'était une mauvaise
+inspiration... L'auberge où nous voulions nous arrêter était fort mal
+fréquentée, à ce qu'il paraît, et Thérèse elle-même, malgré ses
+préventions en faveur de Nice, a été obligée de battre en retraite...
+
+Pendant qu'elle s'étendait avec complaisance sur cet incident de la
+promenade, Jacques changeait de couleur et n'osait plus lever les yeux,
+de peur qu'on ne s'aperçut de son trouble. Mais, s'il ne regardait
+personne, il n'échappait point pour cela aux regards des autres.
+Christine avait remarqué son attitude embarrassée, et, tout en
+l'observant en dessous, elle songeait: «Il se passe ici quelque chose de
+louche et certainement Jacques a un méfait sur la conscience. Est-ce
+que, par hasard, il tromperait sa femme?...» Cette supposition la
+réjouissait sourdement, et un sourire équivoque effleurait ses lèvres
+milices.
+
+Lechantre, ayant conscience du trouble de Jacques et des tortures de
+Thérèse, se mettait en quatre pour rompre les chiens, et, grâce à lui,
+la soirée se termina sans encombre. Mais le lendemain le supplice se
+renouvela pour Jacques, obligé par décence à consacrer entièrement à sa
+famille cette dernière journée. Il errait comme une âme en peine dans
+l'appartement où baillaient des malles entrouvertes. Il évitait
+peureusement les occasions de se trouver seul à seul avec Thérèse, et
+cependant une despotique attirance le ramenait à chaque instant dans la
+pièce où la jeune femme vaquait à ses préparatifs. Ces tiroirs vidés, ce
+déménagement de menus objets à l'usage particulier de la jeune femme,
+disaient trop clairement un départ sans espoir de retour pour qu'il n'en
+éprouvât point une douloureuse émotion. La figure maintenant tragique de
+Thérèse lui semblait pleine de méprisants reproches. La comédie qu'il
+était tenu de jouer devant sa mère et sa soeur l'humiliait et le
+dégradait à ses propres yeux. Il souhaitait que cette lamentable journée
+tirât à sa fin et en même temps il redoutait de la voir s'achever en
+songeant aux adieux du lendemain. Ces angoisses, ces remords et ces
+appréhensions l'enfiévraient. Les battements de son coeur s'arrêtaient,
+des suffocations le prenaient, et, le malaise physique se joignant au
+malaise moral, il devenait irritable et, hargneux avec Christine. La
+petite mère, stupéfaite de ces brusques coups de boutoir, levait
+timidement des yeux navrés vers son Benjamin, qu'elle ne reconnaissait
+plus, et s'effrayant de la livide pâleur de son visage:
+
+Qu'as-tu, mon fils? demandait-elle avec inquiétude en lui saisissant les
+mains, je ne t'ai jamais vu si irascible?... Te sens-tu malade ou est-ce
+le départ de Thérèse qui te contrarie? Parle-moi franchement, sinon je
+finirai par croire, comme Christine, que tu nous caches quelque gros
+chagrin.
+
+Alors Jacques, honteux d'être si peu maître de lui, essayait de la
+rassurer avec des caresses, mais dans ses protestations comme dans ses
+démonstrations tendres il y avait je ne sais quoi de forcé et d'excessif
+qui sonnait faux: de sorte que la petite mère s'éloignait en hochant la
+tête et en gardant ses pensées chagrines.
+
+Christine, à son tour, se vengeait des accès d'humeur de son frère en
+emmenant Thérèse à l'écart et en murmurant d'une voix perfidement
+compatissante:
+
+--Voyons, vous pouvez bien me dire ça, à moi... Avouez qu'il y a de la
+brouille entre vous et Jacques!
+
+Thérèse tressaillait et répondait sèchement:
+
+--Vous rêvez... Vous avez trop d'imagination, Christine!
+
+A quoi sa belle-soeur repartait piquée:
+
+--Non, je n'ai pas d'imagination, mais j'ai de bons yeux, et je
+m'aperçois bien que ni l'un ni l'autre vous n'êtes d'accord comme
+autrefois. Mais quoi! nous avons tous en ce monde nos croix à porter et
+j'avais bien prédit que ce beau feu ne durerait pas!
+
+Enfin cette longue journée se termina. Le lendemain matin, Jacques et
+Lechantre conduisirent les voyageuses à la gare. Les instants qui
+précédèrent le départ furent d'une tristesse morne. La petite mère
+s'éloignait avec de noirs pressentiments; Thérèse, tout en s'opiniâtrant
+dans sa rancune, songeait que sa vie était à jamais perdue; Jacques, au
+moment de recouvrer cette liberté qu'il avait si ardemment convoitée,
+était pris de peur. Ayant conscience de l'odieux de sa conduite envers
+sa femme, il se demandait avec effarement si cette mystérieuse Némésis,
+qui est comme latente au fond des choses, n'allait pas s'éveiller pour
+le punir férocement de sa déloyauté. Mais, tout en traînant leur
+tourment, ces trois êtres malheureux s'efforçaient de cacher leur
+angoisses et de se faire illusion l'un à l'autre. Leur maladroite
+dissimulation était navrante. Lechantre seul s'évertuait à jeter un peu
+de cordiale bonne humeur parmi cette tristesse.
+
+--Ne vous faites pas de mauvais sang, disait-il à la maman Moret en lui
+serrant les mains, Jacques vous reviendra en bon état... Je reste à Nice
+et je me charge de veiller sur lui...
+
+Immobile, un peu en arrière du groupe, Jacques contemplait machinalement
+le spectacle de la gare avec son tumultueux va-et-vient de voyageurs.
+Invinciblement, il se rappelait les sensations éprouvées en cet endroit,
+trois semaines auparavant, lors du premier départ de Thérèse.--C'était
+le même aspect des choses: le même paysage vert et ensoleillé dans
+l'encadrement de la nef, les mêmes cris des facteurs, la même
+indifférence souriante de la marchande de livres devant son échoppe aux
+volumes multicolores; le même fracas de portières refermées. «En
+voiture!» criait-on comme jadis...
+
+Son coeur se déchira, un accès de sensibilité maladive lui mit des
+larmes dans les yeux. Il embrassa d'abord la petite mère et Christine,
+puis, quand il se trouva devant sa femme, il la tira brusquement à
+l'écart:
+
+--Thérèse, balbutia-t-il, Thérèse...
+
+Il était sur le point de lui crier: «Reste... Ne t'en va pas!» Mais,
+tandis qu'elle le regardait tristement, tout d'un coup l'image
+charmeresse de Mania passa de nouveau entre lui et l'épouse offensée et
+il ne se sentit pas le courage d'achever sa supplication. D'une voix
+étouffée il se borna à murmurer:
+
+--Pardonne-moi!
+
+Elle devina sans doute l'injurieux combat qui se livrait en lui, car
+elle le transperça d'un regard de mépris:
+
+--Adieu! répondit-elle, vous me faites pitié!
+
+Et fière, impassible, elle monta dans le wagon. Seulement, quand, la
+portière une fois fermée, le train se mit en marche, tandis que la maman
+Moret penchée en dehors envoyait un dernier signe de tête à son
+Benjamin, Thérèse appuya son front contre la paroi capitonnée et éclata
+en sanglots...
+
+Le même soir, à cinq heures, fidèle à sa promesse, Jacques, tout pâle
+encore des transes du matin, entrait dans le salon de Mme Liebling.
+
+Mania était seule. Elle vint au-devant de lui avec un sourire au coin
+des lèvres et l'interrogea silencieusement des yeux.
+
+--Mania, dit-il, j'ai rompu avec mon passé et me voilà libre...
+Désormais je suis à vous tout entier!
+
+Sans parler elle se rapprocha encore et lui tendit ses lèvres. Jacques
+la serra convulsivement contre sa poitrine et oublia ses derniers
+remords dans un baiser qui n'en finissait plus.
+
+
+XV
+
+--_Christos vaskress!_ (Christ est ressuscité.)
+
+--_Voistina vaskress!_ (Il est vraiment ressuscité.)
+
+On célébrait la Pâques russe chez la princesse Koloubine. Chacun des
+habitués de la villa Endymion répétait cette pieuse salutation
+sacramentelle et embrassait la maîtresse du logis, au seuil de l'un des
+salons, transformé pour la solennité en salle à manger. Les encoignures
+de la grande pièce tendue de soie jaune était décorées de plantes
+épanouies: azalées, rhododendrons et lilas. Au centre, sur une longue
+table garnie d'une nappe à broderies rouges, les couverts reliés par des
+semis de fleurs coupées entouraient des plats de viandes froides:
+galantine, foie gras, sterlets du Volga, au milieu desquels s'étalaient
+l'énorme gâteau pascal et le traditionnel cochon de lait dans sa gelée.
+Ça et là, de petites tables étaient pareillement dressées dans les coins
+et un massif buffet supportait, comme supplément de victuailles, toute
+la collection des _zakouski_ (hors d'oeuvre) chers aux palais
+moscovites, ainsi que des carafons de liqueurs et des bouteilles de
+Champagne. Chaque nouvel arrivant, après avoir donné et reçu l'accolade,
+s'attablait, mangeait et buvait à sa fantaisie, tandis que les maîtres
+d'hôtel en habit noir vaquaient silencieusement au service. L'éclatante
+blancheur du linge russe s'harmonisait doucement avec la pâleur des
+roses et le scintillement de la lourde argenterie de famille. La
+fragrance des lilas se mêlait à l'appétissante odeur des mets fortement
+aromatisés et aux senteurs anisées du kummel. Les convives d'âge mur se
+succédaient autour de la longue table où leur appétit sérieux trouvait
+amplement de quoi se satisfaire; les jeunes femmes et les jeunes gens
+choisissaient de préférence les petites tables plus intimes. On s'y
+contentait de gâteaux, de champagne ou de thé, mais on y fleuretait
+joyeusement. Le bruit des conversations médisantes ou tendres était
+accompagné en sourdine par le frémissement du samovar. Sur ce
+bourdonnement de ruche se détachaient des rires, des détonations de
+bouchons de champagne, et toujours, comme un refrain:
+
+--_Christos vaskress!_
+
+--_Voistina vaskress!_
+
+Puis de nouvelles embrassades.
+
+La fleur de la colonie russe était là.--Brune, le teint mat, les yeux
+noirs comme des mures, la belle Mme Nicolaïdès, vêtue de rouge,
+emplissait le salon des éclats de sa voix brève;--assise en face du
+vice-consul, la blonde comtesse Nadia de Combrières montrait hardiment
+dans l'échancrure carrée de son corsage bleu pâle sa gorge opulente à
+peine voilée de tulle;--puis, ça et là, de vieilles connaissances: la
+petite baronne Pepper et son fidèle Jacobsen: Flaminius Ossola se
+faufilant de groupe et groupe et baisant obséquieusement la main aux
+dames; Mme Acquasola, se remettant des émotions de la roulette en face
+d'une large tranche de cochon de lait et d'une coupe de Roederer.--Sonia
+Nakwaska rôdait à l'entrée du salon, tendant sa pâle frimousse de
+gavroche à chaque visiteur, et profitant vicieusement de la solennité
+pascale pour se faire embrasser sur la bouche. Ayant l'air de grelotter
+dans sa robe de damas héliotrope, la frileuse et frêle Mme Nakwaska
+s'était assise près de la cheminée et regardait manger Mme Acquasola, en
+suivant ses moindres gestes du regard jaloux d'une femme que sa gastrite
+condamne à la diète.
+
+--Êtes-vous heureuse, comtesse, d'avoir bon appétit!... Moi, disait-elle
+de sa voix nasillarde, je n'ai d'estomac qu'au jeu... Comment
+trouvez-vous le cochon de lait?
+
+--Exquis, Anna Egorowna, tout à fait savoureux! répondait l'autre, la
+bouche pleine.
+
+--Remerciez-moi, ma chère, c'est à moi que vous le devez. Si je n'avais
+été là, nous aurions eu une Pâques sans cochon de lait... Le cuisinier
+avait couru tout Nice sans rien trouver; ma soeur se désolait, mais dans
+les questions de ménage elle n'est d'aucune ressource, elle plane trop
+haut dans les nuages. Donc, j'ai fait atteler, j'ai battu la campagne,
+et j'ai enfin déterré dans une ferme cet animal que j'ai rapporté tout
+vif... Même je lui ai coupé sur la queue un bouquet de poils que je
+garde au fond de mon porte-monnaie. C'est un fétiche, vous savez, et
+j'irai demain à Monte-Carlo jouer cinq louis sur le zéro...
+
+Mme Nakwaska riait de son rire de chèvre, tout en regardant à travers la
+glace sans tain le coup-d'oeil des voitures qui prenaient la file sous
+la marquise. Au loin, dans la perspective des allées fraîchement
+ratissées, on voyait les coupés et les landaus gravir au pas les rampes
+en pente douce et contourner les pelouses semées de boutons d'or. Bien
+qu'on fut au 13 avril, le mistral soufflait, et les massifs d'oliviers,
+fouettés par le vent, détachaient le retroussis argenté de leur
+feuillage sur le bleu cru du ciel. Les visiteurs descendaient de
+voiture, frileusement boutonnés dans leur pardessus au col relevé; les
+dames, emmitouflées dans leur pelisse, se précipitaient frissonnantes
+vers le vestibule. A chaque instant, le valet de pied annonçait de
+nouveaux hôtes. Parmi les derniers arrivants se trouvaient Jacques Moret
+et Francis Lechantre.
+
+En dépit de ses sages résolutions, Lechantre, qui, dans le principe,
+avait l'intention de rester seulement quelques semaines à Nice, y était
+maintenant depuis plus de deux mois. Il avait laissé partir le yacht de
+son ami; chaque jour il se jurait de regagner Paris, et chaque jour
+aussi il ajournait son départ sous le prétexte de tenir compagnie à
+Jacques. Au fond, le brave paysagiste subissait comme les autres la
+séduction des plaisirs niçois, et les yeux de Mlle Peppina le tenaient
+enchaîné au littoral. Il avait toujours été très enfant, malgré ses
+soixante ans sonnés, et le rajeunissement, dont il attribuait tout
+l'honneur à Nice, se manifestait en lui, surtout, par une recrudescence
+de voluptuosité et de gaminerie naïves. D'ailleurs, il avait découvert
+dans les environs de nombreux motifs de tableaux, et, comme il était
+doué d'une rare puissance de travail, il abattait de la besogne tout en
+faisant la fête. Parfois seulement, en constatant chez Jacques un état
+psychologique inquiétant, il était pris de scrupules, avait des accès de
+rigorisme, et, pendant quelques heures, déblatérait contre l'influence
+débilitante de cette ville, qu'il appelait «la Capoue moderne.» Il
+jurait alors ses grands dieux qu'il allait boucler ses malles et qu'il
+partirait seul, si Jacques refusait de le suivre; mais il suffisait d'un
+beau coucher de soleil sur la mer, d'un souper avec Peppina, d'une
+promenade parmi les citronniers en fleurs de Beaulieu, pour l'incliner à
+l'indulgence et le plonger en une béatitude épicurienne. S'étant
+constitué _in petto_ le mentor de son ancien élève, il devenait mondain.
+Sa verve communicative, sa jeunesse d'esprit, ses charges d'atelier,
+étaient fort choyées dans les salons où Jacques l'entraînait très
+souvent. Ce dernier avait repris goût aux distractions de la haute vie.
+On le rencontrait dans la plupart des réunions de la colonie russe, et
+notamment chez la princesse Koloubine. Seulement, au rebours de
+Lechantre, il n'y brillait ni par la bonne humeur ni par l'amabilité. Il
+semblait y traîner une lourde et irritante lassitude, et s'y ennuyait,
+en effet, y venant non pour son plaisir, mais uniquement pour y
+retrouver Mania.
+
+Sa liaison avec Jacques n'avait nullement modifié les façons de vivre de
+Mme Liebling. Elle était restée foncièrement mondaine, et, contrairement
+aux espérances du peintre, l'amour ne lui avait inspiré ni le désir de
+l'isolement ni le renoncement à ces succès de coquetterie et d'élégance
+dont elle était coutumière. En se donnant à Jacques, elle n'entendait
+rompre ni avec ses habitudes ni avec ses relations. Elle avait conservé
+ses heures de réception, visitait comme devant ses nombreux amis, ne
+manquait ni un bal, ni un pique-nique, ni un spectacle. Au milieu de ces
+dissipations quotidiennes, dans cette vie en l'air, dont chaque
+indifférent prenait un morceau, c'était à peine si l'homme qu'elle
+aimait pouvait, de loin en loin, jouir de quelques heures de tranquille
+tête-à-tête. Il s'en plaignait parfois amèrement. Mania écoutait ses
+reproches avec son moqueur sourire au coin des lèvres, et répondait d'un
+ton câlin:
+
+--Vous raisonnez comme un enfant!... Parce que je vous aime, est-ce un
+motif pour que je me fasse montrer au doigt? Si je changeais brusquement
+mon genre de vie, si je tournais le dos à mes amis pour me claquemurer,
+comme vous le désirez, on ne manquerait pas de s'en étonner, d'en
+chercher la raison, et, en vous voyant seul chez moi, on aurait vite
+résolu le problème... Autant vaudrait tout de suite afficher sur ma
+porte: «Mania Liebling a un amant.» Avec vos idées d'artiste, vous ne
+savez pas à quelle prudence est tenue une femme qui vit dans le monde...
+Sérieusement, de quoi vous plaignez-vous? Cela nous empêche-t-il de nous
+voir? N'avez-vous pas accès dans tous les salons où je fréquente et ne
+pouvons-nous nous y retrouver chaque jour?... Ingrat, ne sentez-vous
+pas, comme moi, ce qu'il y a de délicieux dans cette réserve que nous
+nous imposons, dans le mystère qui enveloppe notre amour?... Quand nous
+sommes dans le monde, au lieu de vous tracasser des indifférents qui
+m'entourent et souvent me fatiguent, ne devriez-vous pas être heureux de
+vous dire: «C'est moi seul qu'elle aime?...» Soyez bien convaincu que
+ces obstacles et cette contrainte donnent une saveur plus aiguë à la
+passion et qu'elle risquerait de s'attiédir dans la monotonie de trop
+continuels tête-à-tête!...
+
+Mais Jacques n'était pas convaincu. Il avait rêvé une intimité plus
+étroite, où Mania serait toute à lui. Quand, bouillant de désir, il
+aurait voulu l'emporter dans une solitude murée, il s'accommodait mal de
+cette promiscuité mondaine, de cette sérénité avec laquelle Mme Liebling
+accordait aux exigences sociales la plus large part de sa vie. Il criait
+à l'injustice.--Elle, si exclusive, et qui l'avait voulu tout entier,
+pourquoi ne comprenait-elle pas qu'il s'irritait d'un partage aussi
+inégal?--Ces rendez-vous décommandés au dernier moment, cet hôtel de la
+rue de la Paix toujours encombré de visiteurs quand Jacques y accourait,
+avide d'une heure de tendres épanchements; ces parties de plaisir où il
+voyait Mania entourée d'adorateurs auxquels elle prodiguait ses
+sourires; tous ces déboires qu'il n'avait pas prévus le mettaient en
+rage et le poussaient à des accès d'humeur noire.--L'Ecclésiaste a
+raison! «Tout n'est que vanité et tourment d'esprit sous le soleil.» Dès
+que nos plus beaux rêves sont réalisés, ils fondent sous nos doigts
+comme de la neige et s'écoulent avec la rapidité de l'eau. L'illusion
+seule nous donne des joies pures.--Ces délices de la passion qui, de
+loin, apparaissaient à l'artiste semblables à un paradis enchanté, de
+quoi se composaient-elles en dernière analyse? De beaucoup d'heures
+d'anxieuse attente suivies de mortelles déconvenues; de quelques brèves
+minutes de volupté troublées par le pressentiment de leur courte durée;
+de longues journées énervantes, passées à en regretter la fuite ou à en
+désirer le retour incertain.--C'étaient là les fruits gâtés d'un amour
+pour lequel il avait sacrifié Thérèse et la petite mère et auquel il
+s'attachait néanmoins obstinément, espérant toujours, à force de
+fougueuse tendresse, vaincre les résistances de Mania et s'établir en
+maître absolu dans son coeur.
+
+En attendant, ces énervements et ces émotions commençaient à
+compromettre sa santé. Quelqu'un qui, après plusieurs mois d'absence,
+l'eût revu entrant dans le salon de la princesse Koloubine, eût été
+frappé de l'altération de ses traits:--la figure paraissait bouffie,
+l'oeil brillait d'un éclat fébrile; le teint avait pâli, les lèvres
+étaient parfois d'une lividité bleuâtre. Pour la moindre contrariété,
+Jacques s'emportait et, quand il s'abandonnait à ces accès
+d'irritabilité, les battements de son coeur devenaient tumultueux,
+intermittents, et l'oppression allait souvent jusqu'à la
+suffocation.--Ce jour-là, il avait assisté aux cérémonies de l'église
+russe, y avait aperçu Mania sans pouvoir l'aborder et, immédiatement
+après le déjeuner, avait entraîné Lechantre à la villa Endymion,
+comptant bien y rencontrer Mme Liebling. Après avoir salué la princesse,
+il s'était isolé dans l'encoignure d'une fenêtre et là, indifférent aux
+propos échangés autour des tables, il fixait des regards impatients sur
+la baie qui faisait communiquer le salon où l'on lunchait avec celui par
+lequel accédaient les visiteurs. A quelques pas de cette baie, la
+princesse se tenait, droite et imposante dans sa robe de velours noir,
+et tendait la main ou la joue aux nouveaux venus. Ainsi placée, elle les
+voyait arriver de loin, et sa longue figure empâtée s'éclairait d'un
+sourire plus ou moins avenant, calculé d'après l'importance ou le rang
+de la personne annoncée. Jacques étudiait anxieusement les variations de
+ce sourire apprêté, cherchant à y lire à l'avance la satisfaction
+provoquée par l'entrée de Mania, qui était la grande favorite du moment.
+Tout à coup les lèvres grasses de Mme Koloubine eurent un si aimable
+épanouissement que le coeur du peintre sauta dans sa poitrine.--C'est
+elle!» pensa-t-il, et il s'acheminait déjà au-devant de son amie, quand
+un cruel désappointement l'arrêta...
+
+La personne à laquelle s'adressait cette gracieuse bienvenue appartenait
+au sexe masculin. C'était un grand garçon d'une trentaine d'années,
+élégamment vêtu et remarquablement proportionné; un superbe échantillon
+du type slave dans sa beauté mâle:--brun, le nez un peu gros, mais la
+bouche finement modelée sous la barbe châtaine, les yeux bien ouverts,
+hardis et lumineux.--Il baisa galamment la main de la princesse qui lui
+rendit, à la mode russe, son baiser sur le front.
+
+--Soyez le bienvenu, Serge Paulovitch, dit-elle, je suis heureuse de
+vous voir et de vous présenter à mes amis!
+
+En même temps, elle lui prenait le bras et, faisant le tour des tables,
+stationnait un instant près de chaque groupe:
+
+--Le prince Serge Gregoriew... Je suppose que son nom vous est déjà
+connu... Le prince est célèbre dans toute notre Russie depuis son
+expédition en Asie centrale. Il a parcouru les plateaux de la
+Mésopotamie et découvert le tumulus de Nemrod... N'est-ce pas, prince,
+un de ces soirs vous nous raconterez vos voyages?
+
+Le prince souriait d'un air bon enfant, saluait, puis Mme Koloubine
+continuait sa tournée.--Jacques les connaissait, ces présentations ou
+plutôt ces exhibitions! Il se rappelait s'être promené de la sorte au
+bras de la princesse et avoir été, de la même façon pompeuse, expliqué
+aux notables habitués de la villa Endymion. Bien qu'il sût à quoi s'en
+tenir sur ces succès de curiosité, il ne put s'empêcher de faire un
+mélancolique retour en arrière et de songer que l'intérêt qu'il avait
+excité trois mois auparavant était déjà épuisé. Ce jeune voyageur aux
+robustes épaules, «qui avait parcouru les plateaux de la Mésopotamie»,
+accaparait maintenant les regards. Il allait devenir la _great
+attraction_ du salon Koloubine, tandis que lui, le peintre de la
+_Rentrée des avoines_, redescendrait au niveau de Jacobsen ou de
+Flaminius Ossola.--Il fut piqué d'une pointe de mesquine jalousie à
+l'encontre du prince voyageur. Pour éviter d'avoir à lui serrer la main,
+il quitta sa place, s'éloigna dans une direction opposée et rôda d'un
+air maussade autour des petites tables où la présentation avait déjà eu
+lieu.
+
+Assise devant un guéridon, Mme Acquasola, après s'être lestée de viandes
+froides et de gâteaux, achevait la digestion de cette collation
+copieuse, en buvant du thé avec Jacobsen, la baronne Pepper et Sonia
+Nakwaska. Tout en vidant les tasses, on causait du nouvel hôte de la
+princesse Koloubine.
+
+--Hein? murmurait Sonia en reluquant le prince Gregoriew, quel beau
+garçon!... Maman l'a connu à Pétersbourg, lorsqu'il était
+chevalier-garde... Toutes les dames de la cour tombaient amoureuses de
+lui et la liste de ses bonnes fortunes était aussi longue que celle de
+Don Juan.
+
+--Hé! hé! insinuait Jacobsen, il ne manque pas de jolies femmes à Nice
+et il pourra ajouter quelques numéros à son catalogue.
+
+--Mes enfants, je crois que c'est déjà commencé, chuchota Mme Acquasola
+d'un ton confidentiel.
+
+Vraiment, comtesse! interrompit la petite baronne, serait-ce vous, par
+hasard?
+
+--Non, ma chère, ce n'est pas moi... Ces choses-là ne sont plus de mon
+âge. Je parle d'une dame plus jolie que je ne l'ai jamais été.
+
+--Son nom, comtesse!... Vite, ne nous faites pas languir!
+
+--Eh bien! il s'agit de la charmante baronne Liebling.
+
+--Mania? répéta Sonia en ricanant, impossible, la place est prise!
+
+--Petite, répliqua ingénument Mme Acquasola, lorsqu'une place a été
+prise une première fois, il n'y a pas de raison pour quelle ne le soit
+pas une seconde... Vous saurez ça, quand vous aurez mon expérience.
+
+Cette allusion de la bonne dame à son expérience amusait fort le groupe,
+et Jacobsen, avec son air de pince-sans-rire, reprenait:
+
+--Comment! madame Acquasola, vous croyez que ce beau coureur de pays a
+déjà fait un voyage à Cythère avec Mme Liebling?
+
+--Je ne connais pas ce voyage dont vous parlez, repartit naïvement la
+comtesse; tout ce que je puis vous dire, c'est que Mania regarde le
+prince d'un oeil très doux... Ils se sont rencontrés vendredi chez Mme
+Nicolaïdès et ne se sont guère quittés de la soirée; tout le monde a pu
+l'observer aussi bien que moi. Quand Mme Liebling est partie, le prince
+lui a offert son bras pour la reconduire jusqu'à sa voiture, d'où j'ai
+conclu...
+
+Un coup de coude de Sonia l'arrêta en chemin; d'un clin d'oeil espiègle,
+la jeune fille l'avertissait que Jacques Moret s'était approché de la
+table et prêtait l'oreille. Mme Acquasola devint cramoisie et s'empressa
+d'ajouter très haut:
+
+--Du reste, les mauvaises langues seules peuvent y trouver à redire,
+cela ne prouve rien, et le prince s'est montré simplement poli...
+
+--Comtesse, remarqua ironiquement Jacobsen, vous êtes la logique en
+personne!
+
+Jacques avait déjà tourné les talons, mais pas un des propos de la
+petite table n'avait échappé à son attention, et comme une lave
+bouillante, un flot de jalousie lui brûlait le coeur. Ce même vendredi
+soir, Mania lui avait écrit qu'elle ne pourrait le recevoir, «parce
+qu'une ennuyeuse corvée l'obligeait à sortir», et il apprenait
+maintenant en quoi consistait cette prétendue corvée. Mme Liebling
+s'était gardée de le prévenir qu'elle irait chez Mme Nicolaïdès. Elle
+craignait sans doute qu'il ne vînt l'y surprendre, et qu'il ne gênât ses
+coquetteries avec le prince Gregoriew!--Jacques se voyait déjà négligé
+pour le nouveau héros du jour, et, furieux d'avoir été joué, il mordait
+jusqu'au sang ses lèvres pâles. Dans sa pensée, cette rencontre chez Mme
+Nicolaïdès était préméditée, et il fallait que cette odieuse flirtation
+eût été poussée très loin pour qu'on en fît déjà des gorges chaudes!...
+La colère le secouait. Il tournait des regards ombrageux vers la petite
+table, et l'envie le prenait de chercher querelle à quelqu'un.
+
+--Croyez-vous qu'il m'ait entendue? chuchotait Mme Acquasola, tandis
+qu'il s'éloignait.
+
+--Dame! répondait méchamment Jacobsen, vous avez le verbe un peu haut,
+et à moins qu'il ne soit sourd...
+
+--Ne pouviez-vous me faire signe?
+
+--Pourquoi? demanda le médecin en feignant une ignorance absolue; en
+quoi les attentions de Mme Liebling pour le prince peuvent-elles
+offenser M. Moret?
+
+--Mauvais plaisant!... Vous savez bien qu'il l'adore, et qu'il a quitté
+sa femme pour elle... Ah! je suis désolée!... Si je courais lui dire
+qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire?
+
+--Entre nous, ce serait un mauvais moyen de raccommoder les choses...
+Laissez M. Moret s'en expliquer avec Mme Liebling... Je vous promets
+qu'elle s'en tirera mieux que vous. Tenez, précisément la voici...
+
+Mania venait en effet d'entrer, éblouissante comme une tombée de neige,
+dans sa robe de crêpe de Chine blanc garnie de dentelles. Dès que
+Jacques l'eut aperçue, il se dirigea précipitamment vers elle, mais il
+fut prévenu par le prince Gregoriew. Ce dernier s'était avancé d'un air
+empressé, et saluant Mme Liebling:
+
+--_Christos vaskress!_ murmura-t-il d'une voix très douce.
+
+--Oh! prince, répondit Mania en riant, vous ne comptez pas que je vous
+embrasse, je suppose?... Ignorez-vous que je suis catholique romaine?...
+Pour moi, le Christ est ressuscité depuis treize jours, et vous arrivez
+un peu tard.
+
+--Mieux vaux tard que jamais, insista galamment Serge Gregoriew.
+
+[Illustration.]
+
+--Vous y tenez donc beaucoup? reprit-elle en continuant de plaisanter;
+en ce cas, je n'ai rien à refuser à un homme qui a campé entre le Tigre
+et l'Euphrate, sur remplacement même du paradis terrestre... et je
+m'exécute... _Voistina vaskress!_
+
+En même temps elle tendait sa joue sur laquelle le prince déposait un
+respectueux baiser.
+
+--Vous connaissez donc notre incomparable Mania? s'exclama la princesse
+Koloubine, qui survint; j'allais justement vous présenter l'un à
+l'autre.
+
+--J'ai eu l'honneur de rencontrer la baronne Liebling chez Mme
+Nicolaïdès, repartit Serge Gregoriew en s'inclinant.
+
+--A merveille... Puisque vous n'êtes plus deux étrangers, Serge
+Paulovitch, je vous constitue le cavalier de ma petite amie... Il y a là
+justement une table vacante... Mania chérie, du champagne ou du vin de
+Tokay?
+
+--Non, princesse, merci; une simple tasse de thé et des sandwichs.
+
+Sur un signe de Mme Koloubine, un maître d'hôtel avait apporté des
+viandes froides, du champagne et du thé sur la petite table, et le
+prince, après avoir offert une chaise a Mme Liebling, s'était assis en
+face d'elle.
+
+Tandis que le prince la servait, Mania jetait un coup-d'oeil circulaire
+sur les groupes épars dans le salon et cherchait à découvrir Jacques,
+mais le peintre, exaspéré par le baiser accordé à Serge Gregoriew,
+n'avait pu supporter le spectacle de Mania attablée avec celui qu'il
+considérait déjà comme un rival. Maladroit, ainsi que tous les amoureux
+sincères, il avait pris le parti de bouder au lieu de lutter d'amabilité
+avec cet étranger, et il s'était retiré dans la salle de billard où les
+hommes fumaient.
+
+Là, on ne fleuretait pas, mais on buvait beaucoup de champagne pour
+arroser les _Zakouski_ servis à profusion. Hors de la présence des
+dames, la conversation s'égayait de propos plus libres.
+
+Francis Lechantre, mis en bonne humeur par le Roederer de la princesse,
+s'amusait à ébaudir l'auditoire cosmopolite groupé autour de lui, en
+lâchant la bride à sa blague parisienne.
+
+--Non, messieurs, disait-il d'un ton gouailleur, vous voyez les choses
+par les petits côtés... Ce qui vous attire dans ce pays-ci et vous y
+retient, ce n'est ni Monte-Carlo et sa roulette, ni la promenade des
+Anglais avec ses palmiers pareils à des plumeaux, ni les orangers dont
+les fruits sont aigres comme des pommes à cidre. Les, salles de jeu
+toutes reluisantes d'or, nous les avions déjà vues à Bade; les palmiers,
+nous en possédons d'aussi beaux au jardin d'Acclimatation; des oranges,
+tous les épiciers en vendent... Non, ça n'est pas ça qui nous grise...
+C'est l'air et la lumière, c'est la joie de vivre qui éclate dans les
+yeux, dans les fleurs et dans le ciel; c'est une satanée odeur d'amour
+qui monte à la tête, qui fait trouver toutes les femmes jolies et qui
+rajeunit tous les visages. Voilà le vrai charme qui vous emballe, vous
+retourne comme un gant et qui nous fait battre la campagne!... Tenez,
+moi qui vous parle et qui ai passé l'âge des sottises, j'ai été déjeuner
+hier à la Ferme bretonne... J'ai horreur de ces endroits-là!... Mais j'y
+accompagnais une certaine Peppina qui a du phosphore dans les yeux et le
+diable au corps... Elle s'est pâmée devant les miroirs courbes où l'on
+se voit ridiculement aplati ou agrandi; elle m'a obligé à donner à
+manger aux cygnes et m'a attablé au jeu des _Nations_ où j'ai perdu un
+billet de cent francs! Il prononçait ces derniers mots avec une emphase
+naïve, comme si cette perte de cent francs pouvait ébaudir des gens
+habitués à considérer cent louis comme une bagatelle, et il ajoutait en
+vidant son verre;--Eh! bien, j'ai trouvé tout ça délicieux... L'air de
+Nice, messieurs l'air de Nice!
+
+En entendant cette enfantine confession, chacun éclatait de rire. Seul,
+Jacques ne se déridait pas. Il écoutait les charges de Lechantre sans
+les comprendre; regrettant déjà de s'être exilé du salon, il songeait
+qu'en ce moment Mania et le prince étaient assis l'un près de l'autre;
+une angoisse l'empoignait et il se demandait ce qui devait se passer
+entre eux, en son absence, ce qu'ils se disaient à mi-voix pendant ce
+tête-à-tête adroitement ménagé.
+
+Ce qu'ils se disaient? Rien vraiment qui pût l'inquiéter et motiver sa
+bouderie jalouse. Leur conversation aurait pu être entendue par toutes
+les oreilles. C'était la causerie décousue, légère, des gens du monde,
+relevée seulement de temps à autre par une fine pointe de flirtation
+entre deux sourires. Mania interrogeait Serge Gregoriew sur ses voyages
+et celui-ci lui répondait avec un mélange de condescendance et de
+galanterie:
+
+--Dites-moi, prince, avez-vous rencontré de jolies femmes dans votre
+expédition?
+
+--Quelquefois, madame, mais jamais d'aussi charmantes que celles que je
+vois ici aujourd'hui, répliquait Gregoriew en enveloppant Mme Liebling
+du regard admiratif de ses yeux bruns, deux yeux foncés et lumineux, que
+l'habitude de contempler des cieux et des pays divers semblait avoir
+encore colorés et agrandis.
+
+_A suivre._
+
+André Theuriet.
+
+[Illustration.]
+
+
+
+
+
+
+
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+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier
+1891, by L'Illustration- Various
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+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, 17 JAN 1891 ***
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of L'illustration, No. 2499, 17 JANVIER 1891, by Various</title>
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+The Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891, by
+L'Illustration- Various
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier 1891
+
+Author: L'Illustration- Various
+
+Release Date: February 1, 2014 [EBook #44812]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, 17 JAN 1891 ***
+
+
+
+
+Produced by Rénald Lévesque
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<br><br>
+
+<div class="cont">
+
+
+
+
+ <p>L'ILLUSTRATION
+Prix du Numéro: 75 centimes.</p>
+
+ <p>SAMEDI 17 JANVIER 1891
+49º Année.--Nº 2499</p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"><br><b>CÉLINE MONTALAND</b><br>
+Phot. Van Bozch, Boyer succr.</p>
+<br><br>
+
+ <h4>AVIS AUX ACTIONNAIRES<br>
+de L'ILLUSTRATION</h4>
+
+ <p>MM. les actionnaires de la Société du journal l'<i>Illustration</i> sont
+prévenus que l'Assemblée générale ordinaire aura lieu au siège social,
+13, rue Saint-Georges, à Paris, le samedi 31 janvier 1891, à deux
+heures.</p>
+
+ <h4>ORDRE DU JOUR:</h4>
+
+ <p>Examen, et approbation, s'il y a lieu, du bilan et des comptes de
+l'exercice 1890.--Répartition des bénéfices.--Fixation du
+dividende.--Renouvellement du conseil de surveillance.--Fixation du
+chiffre du traitement du gérant pour l'année 1891.--Fixation du prix
+auquel le gérant pourra procéder au rachat d'actions de la Société en
+1891.--Tirage au sort des obligations à rembourser en 1891.</p>
+
+ <p>Pour assister à cette Réunion, Messieurs les Actionnaires propriétaires
+de titres au porteur doivent en faire le dépôt avant le 25 courant, à la
+Caisse de la Société. Il leur sera remis en échange un récépissé servant
+de carte d'entrée.</p>
+<br><br>
+
+ <h3>COURRIER DE PARIS</h3>
+
+ <p>Le froid qu'il fait, les morts qui se succèdent les unes aux autres, la
+question du chauffage, le sort des pauvres gens, et, avec cela, les
+pièces nouvelles ou attendues, voilà, par ce rude hiver, les sujets de
+conversation des Parisiens qui n'ont pas encore pris le train de Nice.</p>
+
+ <p>Car maintenant, lorsqu'arrivent les mois de froidure, pour parler comme
+nos pères, c'est pour tous ceux qu'une fonction, une occupation, une
+médiocrité de fortune ou une habitude n'attache pas à une rue de Paris,
+une fugue véritable vers les bords bénis où la mer bleue gémit, cette
+mer bleue où l'ex-maire de Toulon jetait le trop-plein de ses aventures.</p>
+
+ <p>On part et les hôteliers parisiens, ces thermomètres spéciaux, nous
+diront que le nombre des voyageurs diminue de plusieurs degrés ici
+tandis que le chiffre grossit vers Cannes, Bordighera ou Saint-Raphaël.
+Et comment ne partirait-on pas? Il est convenu que le Midi est le jardin
+d'hiver de tout bon Parisien <i>dans le train</i>. Pour rester dans ce
+<i>train</i>, on prend celui de P.-L.-M. Il paraît qu'on soigne ses
+bronchites et qu'on réchauffe ses rhumatismes à la brise de la
+Méditerranée. Ce n'est pas toujours vrai. On s'y dorlote, mais on y
+grelotte. Qu'importe! On est dans le Midi. C'est le soleil du Midi,
+c'est la côte du Midi. Il n'y a que la foi qui sauve.</p>
+
+ <p>A vrai dire, les cavalcades et les carnavals ont, là-bas, un décor qui
+les fait valoir, et je ne sais rien de plus triste, à Paris, que les
+mascarades par ces froides nuits si longues. Quand je pense qu'il se
+trouve encore des gens pour se planter dans le vent, sur les trottoirs
+des environs de l'Opéra, et attendre l'entrée des masques! Il fallait
+les voir, samedi dernier, ces masques au nez rougi et aux mains gourdes,
+se rendant au bal de l'Opéra, par les rues désertes, balayées de la
+brise! Les pâles pierrots verdissaient sous leur farine; les clowns,
+avec leurs paletots jetés sur leur costume à paillettes, soufflaient sur
+leurs ongles endoloris, et les toreros (car il y a beaucoup de toreros
+parmi ces travestissements) toussaient mélancoliquement et battaient la
+semelle sur les trottoirs. O ciel d'Andalousie, nuits étoilées de
+Séville et de Grenade, où êtes-vous?</p>
+
+ <p>Il est banal de venir déclarer que cette gaieté est macabre, mais elle
+l'est. Ces fillettes qui ont l'onglée, ces bergères Watteau qui évoquent
+l'idée d'un prompt sirop pectoral, ce défilé de masques bizarres sous la
+lueur crue de la lumière électrique, c'est le carnaval parisien, c'est
+une gaieté convenue, je veux bien, mais c'est une gaieté de cimetière,
+et il faut avoir le goût du plaisir diantrement chevillé au corps pour
+s'aller enfermer dans une loge ou se faire étouffer dans un couloir afin
+de contempler de près cette mascarade hétéroclite!</p>
+
+ <p>Je disais, l'autre jour, que ces bals dureront toujours, parce qu'il y
+aura toujours des curieux. Il y aura toujours des grisettes aussi, et,
+par exemple, Céline Montaland, la bonne, l'excellente femme que la
+Comédie perdait la semaine dernière, Céline Montaland en était une par
+les goûts simples, la bonne grâce rieuse, la bonté: je répète le mot que
+tous ceux qui ont parlé d'elle ont écrit.</p>
+
+ <p>Véritablement la mort de cette charmante femme a été un deuil pour tous
+les amis du théâtre. Elle était depuis si longtemps applaudie, et elle
+avait passé sur tant de scènes parisiennes! Je lui ai vu jouer, pour ma
+part, une cantinière dans les <i>Cosaques</i>, la reine Bacchanal dans le
+<i>Juif-Errant</i>, Ida de Barency dans <i>Jack</i>, et une Espagnole au
+Théatre-Taitbout, dans une revue de fin d'année, où elle chantait en
+espagnol une <i>habanera</i> qui fit fureur. <i>Ollé! ollé!</i> Car elle avait
+l'air d'une manola andalouse, cette jolie Céline Montaland, et, en jupe
+courte, à dentelles et à résilles, avec une rose dans ses noirs cheveux,
+lorsqu'elle jouait le <i>Pied de Mouton</i>, on songeait à cette Petra
+Camara, à qui Théophile Gautier dédiait une des plus jolies pièces des
+<i>Emaux et Camées</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14">Peigne au chignon, basquine aux hanches,</p>
+<p class="i14">Une femme accourt en dansant.</p>
+<p class="i14">Dans les bandes noires et blanches</p>
+<p class="i14">Apparaissant, disparaissant.</p>
+</div></div>
+
+ <p>Mais les premiers succès de Céline Montaland étaient bien antérieurs au
+<i>Pied de Mouton</i>. Je me rappelle un soir lointain, un dimanche, où mon
+père et ma mère voulurent me mener au spectacle pour la première ou
+seconde fois. Le boulevard du Temple existait encore en ce temps-là.
+Nous nous présentâmes au guichet du Cirque-Olympique: il n'y avait pas
+de place; on y jouait l'<i>Armée de Sambre-et-Meuse</i>, une de ces pièces
+militaires et patriotiques si fort à la mode en ce temps-là et qui
+reviennent à l'ordre du jour maintenant, témoins le <i>Régiment</i> et <i>Nos
+sous-officiers</i>.</p>
+
+ <p>Nous nous rabattîmes sur la Porte-Saint-Martin. On y donnait les
+<i>Routiers</i>. Salle pleine.</p>
+
+ <p>--Allons au Palais-Royal, dit mon père.</p>
+
+ <p>Et nous allâmes au Palais-Royal, moi regrettant les canonnades de
+l'<i>Armée de Sambre-et-Meuse</i> et les tirades au salpêtre de Pichegru. Le
+Palais-Royal représentait alors la <i>Fille mal gardée</i> et <i>Maman
+Sabouleux</i>, deux pièces où apparaissait la petite Céline Montaland,
+brune, accorte, gâtée et fêtée par le public. Elle jouait, chantait et
+dansait. Oui, comme intermède elle dansait une polonaise, et je la vois
+encore en costume fourré, glissant sur la scène du Palais-Royal comme
+une mondaine sur la glace du Bois-de-Boulogne. J'entends encore le son
+métallique de ses talons de cuivre quelle frappait l'un contre l'autre.
+Jolie, cela va sans dire.</p>
+
+ <p>Pendant un entracte du <i>Prix Montyon</i>, regardez au foyer, dans les
+portraits peints par Émile Bayard, celui de Céline Montaland enfant.
+Elle est là, très vivante et, femme faite, elle avait gardé, épaissi par
+l'embonpoint, ce gai visage de brune fillette mutine.</p>
+
+ <p>Alors qu'elle était la petite Céline du Palais-Royal, tous les ans les
+collégiens de Paris lui envoyaient, après s'être cotisés, des bonbons
+pour ses étrennes. Parfois un de ces lycéens apportait, avec les
+pralines, une pièce de vers qu'il débitait au nom de ses camarades pour
+remercier <i>l'enfant prodige</i> d'avoir joué à Louis-le-Grand ou ailleurs.
+Les années avaient passé, passé, depuis ce temps, et les collégiens de
+1849 ou 1850 étaient devenus de gros bonnets, fonctionnaires, officiers
+supérieurs, magistrats. D'autres (en plus grand nombre) étaient morts.
+Mais, au jour de l'an, il était rare que Mme Céline Montaland ne reçût
+pas quelque sac de marrons ou quelque souvenir d'un des orateurs
+d'autrefois, de ces collégiens de jadis devenus quinquagénaires.</p>
+
+ <p>Parfois même elle trouvait encore des vers--vieillis comme leur
+auteur--d'un de ces poètes d'autrefois. C'était là sa joie.</p>
+
+ <p>--Cela me rajeunit, disait-elle, comme si elle avait abdiqué toute sa
+coquetterie.</p>
+
+ <p>Cette année, elle a dû recevoir les mêmes marques de sympathies des
+admirateurs de la comédienne à ses débuts, mais elle n'a pu être
+joyeuse. Ce jour de l'an a été lugubre et Céline Montaland avait joué
+pour la dernière fois.</p>
+
+ <p>Tout naturellement ses obsèques ont été pour la badauderie parisienne
+une occasion de rassemblement. Il paraît qu'on s'est, autour de
+Saint-Roch, bousculé pour voir les acteurs, comme autour du bureau de
+location d'une pièce à succès. N'ayant pas assisté à la scène, je n'en
+puis rien dire, mais certains journaux ont assuré que la curiosité du
+public manquait de recueillement.</p>
+
+ <p>La foule, après tout, est un dernier hommage pour un acteur ou une
+actrice qui disparaît. Musset n'a pas eu les funérailles de Rachel, et
+il en sera toujours ainsi. Paris adore ses acteurs. Il les sait toujours
+prêts à se mettre en avant pour une bonne &oelig;uvre. Voyez Sarah Bernhardt
+qui, avant de repartir vers les Amériques, voulait jouer <i>Phèdre</i> au
+bénéfice de la veuve de Poupart-Davyl et, dit-elle, à celui de M.
+Duquesnel.</p>
+
+ <p>Mais, en fait de funérailles, s'il était mort il y a vingt-deux ans, le
+baron Haussmann, avec quelle pompe on eût célébré ses obsèques! C'est un
+peu de l'histoire de Paris qui s'en va. Le baron Haussmann meurt pauvre,
+paraît-il, après avoir dépensé des millions. Il a expliqué dans ses
+<i>Mémoires</i> comment un préfet de la Seine de l'empire était, je ne dirai
+pas gêné, mais tout juste assez libéralement doté avec les sommes
+cependant prodigieuses que l'État mettait à sa disposition.</p>
+
+ <p>Que de frais de représentation! Que de luxe! quelles fêtes!</p>
+
+ <p>Le baron Haussmann fut en quelque sorte et pendant des années un
+vice-empereur aussi puissant que M. Rouher. Il était, à vrai dire, le
+roi de Paris. Et ce Paris, il le maniait, le perçait, le détruisait, le
+reconstituait, le <i>triangulisait</i> comme on disait alors, avec une
+activité insatiable. On ne fait pas d'omelettes sans casser des &oelig;ufs,
+dit vulgairement le proverbe. Tous ces embellissements coûtaient cher,
+et, un beau jour, le pouvoir du baron Haussmann croula sous le faix des
+sommes dépensées. L'opposition présenta à l'opinion publique la facture
+de ce Paris <i>haussmanisé</i> et un calembour jeté à propos fit la fortune
+d'un jeune avocat qui devait devenir un véritable homme d'État.</p>
+
+ <p>M. Jules Ferry publia une brochure, les <i>Comptes fantastiques
+d'Haussmann</i>, qui le mit au pinacle et fit mettre le baron au rancart.</p>
+
+ <p>Adieu les fêtes carillonnées où le comte de Bismarck buvait de la bière
+en causant chope en main comme un reître d'Albert Durer, son vidrecome
+entre les doigts!</p>
+
+ <p>Adieu les bals de l'Hôtel-de-Ville où la bourgeoisie parisienne se
+précipitait en faisant assaut de toilettes! Adieu les doux concerts où,
+<i>bianca e grassa</i>, Mlle Marie Rose chantait les <i>Djinns</i> du dernier
+opéra d'Auber!</p>
+
+ <p>Adieu aussi les médisances qui faisaient conter tout bas que Mlle
+Francine Cellier, du Vaudeville, n'était si bien vêtue, dans les pièces
+de Sardou, que parce qu'elle s'habillait à la <i>Ville-de-Paris</i>.
+Puissance et injures, tout s'abîmait en même temps, et le baron
+Haussmann tombait quelques mois avant l'empire. Mais, quoique tombé, il
+demeurait une figure. On lui gardait une reconnaissance d'avoir, tout en
+abattant bien des souvenirs historiques regrettés, assaini Paris, oui,
+de l'avoir assaini de telle sorte que le typhus en a été comme chassé et
+que le choléra n'y trouve plus un terrain de bataille. On ne débaptisa
+pas le boulevard Haussmann. Il sembla que la truelle du grand maçon
+Haussmann dût être sacrée si l'homme politique ne l'était pas. Lui,
+après être resté quelque temps dans l'ombre, chercha à ressaisir une
+place dans nos assemblées. Il fit une campagne électorale en Corse et il
+contait gaiement, au retour, qu'il avait, dans le maquis, traité la
+question politique avec le fameux bandit Bella-Coccia.</p>
+
+ <p>C'était en octobre 1877. M. Haussmann campait dans une plaine, sous la
+tente, mangeant du mouton embroché comme dans une <i>diffa</i> arabe. Puis il
+partait en voiture avec M. de Montero, je crois, lorsqu'une vieille
+femme au profil romain lui remettait un placet. C'était la femme d'un
+vieux bandit arrêté, Stampo, et demandant grâce pour lui. Quant à
+Bella-Coccia, il disait au baron Haussmann:</p>
+
+ <p>--Je garde le maquis pour avoir fait le coup de feu avec les gendarmes,
+du haut de mon moulin, mais mon beau-frère est brigadier dans la garde
+républicaine: il votera pour vous!</p>
+
+ <p>Et, M. Haussmann promettant de demander l'amnistie, le bandit lui
+tendait une gourde neuve, le faisait boire, buvait après lui, et,
+résolument:</p>
+
+ <p>--Maintenant, ce que vous me direz, je le ferai! A la vie, à la mort,
+<i>signor baron!</i></p>
+
+ <p>Prendre pour agent électoral le bandit <i>Bella-Coccia</i>, l'aventure ne
+manquait pas de fantaisie!</p>
+
+ <p>Ce qui en manqua, c'est l'ouvrage qu'il publiait, il y a si peu de
+temps. Les <i>Mémoires du baron Haussmann</i> sont d'un administrateur
+éminent; mais on voudrait, dans ses souvenirs, plus de curiosité et plus
+de vie.</p>
+
+ <p>Je n'ai rien dit du sculpteur Delaplanche, qui fut un artiste inspiré,
+je n'ai rien dit de M. Foucher de Careil... La mort va trop vite et le
+<i>Courrier de Paris</i> n'est pas un article nécrologique. Oh! le rude hiver!
+La Seine est prise! Les Parisiens s'amusent à la traverser. Mais ceux
+qui souffrent?... Les plaisirs de l'hiver sont chèrement payés de la vie
+des malheureux.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Rastignac.</span></span></p>
+<br><br>
+
+ <h3>L'HIVER DE 1890-91</h3>
+
+ <p>L'hiver que nous traversons sera inscrit parmi les hivers mémorables,
+tant par sa précocité que par sa rigueur. Il a commencé le 26 novembre.
+Jusqu'au 25, la température était restée assez chaude, et même
+supérieure à la moyenne; mais le 26 le thermomètre descendit tout d'un
+coup à un minimum de -2°,3, sans s'élever au-dessus de -0°,8, et donna
+comme température moyenne de cette journée -1°,6. Le lendemain, il
+descendit à un minimum de -7°, 1, et le surlendemain, 28, à -15°,0,
+minimum qu'il n'a pas dépassé depuis. C'était le commencement d'un froid
+persistant et rigoureux.</p>
+
+ <p>Cependant il y eut dégel le 2 décembre jusqu'au 9, puis regel du 10 au
+18, puis dégel du 19 au 21, puis regel du 22 au 31, puis dégel le 31 au
+soir jusqu'au 4 janvier, et regel dans la nuit du 4 au 5 jusqu'au 12 au
+soir. Du 26 novembre au 3 décembre, la moyenne de la journée a été
+inférieure à zéro, et il en a été de même du 8 au 18 décembre, du 23 au
+31, et du 6 au 12 janvier. Ces allures du thermomètre montrent qu'en
+réalité le froid n'a pas été aussi consécutif qu'on le croit, puisque le
+thermomètre n'est resté perpétuellement au-dessous de zéro que pendant 9
+jours de suite, du 10 au 18 décembre, ainsi que du 23 au 31. Quant à la
+glace, depuis le 26 novembre jusqu'au jour où nous écrivons ces lignes
+(13 janvier), il y a eu 45 jours de gelée, et seulement 3 jours de dégel
+(19, 20 et 21 décembre).</p>
+
+ <p>Ce sont là les observations de Paris (Observatoire du parc de
+Saint-Maur). La température moyenne du mois de décembre a été de -3°, 4.
+On ne trouve, depuis 1757, que trois mois de décembre aussi froids: ce
+sont ceux de 1829, 1840 et 1879.</p>
+
+ <p>La Seine a commencé à charrier le 29 novembre, puis, de nouveau--après
+le dégel du 4 au 8 décembre--le 11, puis, de nouveau encore, après le
+dégel du 19 au 22, le 25; enfin, une quatrième fois, après le dégel du
+31 décembre, le 7 janvier. Elle aurait dû être prise le 30 décembre et
+même le 16. En effet, sa congélation le 11 janvier à minuit a eu pour
+causes thermométriques une somme de -15°, 7 de froid dans les minima
+diurnes additionnés du 16 au 11, une somme de -15°, 7 dans les maxima,
+et une de 35°, 9 dans les moyennes diurnes. Or ce même état
+thermométrique avait déjà été atteint le 16 décembre et le 30. Mais la
+nature n'est plus souveraine dans la capitale du monde. Par le jeu des
+barrages, nos ingénieurs savent activer le courant, élever ou abaisser
+les eaux, disloquer les glaces et leur interdire toute stagnation. C'est
+ce qui est arrivé en décembre. Les effets de nos hivers ne sont plus
+comparables à ceux des hivers anciens, pas plus que ceux des
+inondations, qui jadis enlevaient les ponts de Paris et semaient la
+ruine et le deuil sur leur passage. Les météorologistes devront donc
+surtout comparer entre elles les indications plus mécaniques que
+pittoresques de la colonne thermométrique.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Après un mois de décembre très froid, comme nous venons de le voir, le
+dégel est arrivé le 31 décembre à 11 heures du matin, mais a été de
+courte durée. La Seine charriait encore considérablement le 31; le 1er
+janvier, les glaçons étaient presque entièrement fondus. Il y eut un
+léger retour du froid le 2 (min. 6°, 3°, max. X 2°, 2°,) et le 3 (min.
+-5°, 5°, max. X 2° 8°); le 4, température douce (min. 0°, 4, max. X 4°,
+4); le 5 pendant la nuit retour définitif du froid.</p>
+
+ <p>La Seine, dont la température était voisine de 0° depuis plus d'un mois,
+a recommencé à charrier le 7; le 10 les glaçons, presque soudés entre
+eux, marchaient avec une extrême lenteur, le 11 le fleuve était pris,
+dans toute la traversée de Paris, sur les deux tiers de sa largeur, il
+ne restait de courant visible et de glaçons en mouvement qu'au milieu de
+la Seine; dans la nuit du 11 au 12, elle a été entièrement figée.</p>
+
+ <p>La vitesse du courant, les obstacles, les ponts, sont autant d'éléments
+en jeu dans la congélation d'un fleuve. Ainsi, la série du froid n'a pas
+été plus intense ni plus longue du 6 au 11 janvier que du 23 au 30
+décembre et surtout que du 9 au 18 décembre, et pourtant, dans les deux
+premiers cas, la Seine n'a pas été prise, à cause du courant et de la
+levée des barrages. Ici, 6 jours de très forte gelée ont suffi.
+Toutefois si le dégel n'était pas arrivé les 31 décembre, l'aspect du
+fleuve charriant avec une extrême lenteur annonçait la congélation
+complète pour le lendemain.</p>
+
+ <p>L'arrêt du fleuve n'a pas manqué d'un certain pittoresque. Le 11, vers
+10 h. 1/2 du soir, la soudure des glaçons a commencé au pont de Sèvres,
+dont les arches, relativement étroites, n'ont pu laisser passer les
+banquises, et ont ainsi arrêté le mouvement de descente. Il a suffi
+d'une heure pour que l'arrêt se répercutant en amont fût complet depuis
+le pont d'Auteuil jusqu'au pont National.</p>
+
+ <p>Le 12 au matin le fleuve était donc immobilisé, et toute la journée, les
+curieux ont afflué sur les rives pour contempler ce spectacle que les
+Parisiens n'avaient pas vu depuis onze ans; l'agrégation des glaces
+présentait au milieu du courant, notamment en amont du pont d'Austerlitz
+et du pont Sully, quelques solutions de continuité; il y avait sur ces
+points des sortes de lacs dont les eaux claires ne portaient aucun
+glaçon.</p>
+
+ <p>Le petit bras de la Seine sur la rive droite, depuis le pont de Sully
+jusqu'au pont Louis-Philippe, et dans lequel sont garés un nombre
+considérable de bateaux, était libre de glaces, grâce aux barrages
+supplémentaires reçus par l'estacade de l'Ile Saint-Louis.</p>
+
+ <p>Il en était de même dans le petit bras de la rive gauche, depuis le pont
+de l'Archevêché jusqu'à l'écluse de la Monnaie. Là, un puissant
+remorqueur, ayant monté et redescendu le courant depuis les premières
+heures de la matinée, avait suffisamment divisé les glaces ensuite
+entraînées au-delà du bassin de la Monnaie par un jeu d'écluse.--On n'a
+encore pu traverser nulle part le fleuve à pied sec.</p>
+
+ <p>Pendant notre siècle, la Seine a été entièrement gelée à Paris aux dates
+suivantes: janvier 1803,--décembre 1812,--janvier 1820,--janvier
+1823,--décembre-janvier 1829-1830,--janvier 1838,--décembre
+1840,--janvier 1854,--janvier 1865,--décembre 1867,--décembre
+1871,--décembre 1879 et janvier 1891. Ces diverses congélations du
+fleuve parisien ont été fort inégales comme intensité et durée;
+quelquefois cette durée n'a été que de un ou deux jours tandis que dans
+le fameux hiver de 1829-1830, elle a été de trente jours. Pour que la
+Seine gèle à Paris il faut que le courant soit assez lent, c'est-à-dire
+qu'il n'y ait pas eu de pluie depuis longtemps, que la température de
+l'eau se soit graduellement abaissée à zéro, que des glaçons se soient
+formés sur les bords du fleuve ou dans le fond et, détachés par le
+courant, soient charriés à la surface et se soudent entre eux. Les
+obstacles, notamment les ponts, aident à cette congélation totale, qui
+n'arrive qu'après six jours au moins d'un froid persistant de 4° à 8°
+comme moyenne des maxima et minima.</p>
+
+ <p>Les débâcles sont parfois terribles. Cette année, pour en atténuer les
+effets, on a commencé par relever, en aval de Paris, le barrage de
+Suresnes, afin d'amener une hausse sensible des eaux en amont et
+d'exercer par suite une tension sur les glaces adhérant aux rives. Cette
+première opération doit être à bref délai suivie de l'opération inverse,
+c'est-à-dire d'un nouvel abaissement du barrage, afin d'accélérer la
+marche du courant des eaux ainsi élevées; de la sorte, s'il ne se
+produit pas une notable recrudescence du froid, une débâcle partielle
+pourra être créée et pour ainsi dire conduite à volonté.</p>
+
+ <p>Un nouveau dégel est arrivé le 12, au soir, accompagné d'une brume qui
+est tombée sur Paris à partir de 11 heures. Ce dégel a été annoncé
+quelques heures seulement auparavant par le changement du vent du nord à
+l'ouest. Durera-t-il? Le froid recommencera-t-il? C'est ce que nul ne
+peut dire.</p>
+
+ <p>La météorologie est très loin des certitudes de sa s&oelig;ur aînée
+l'astronomie. Nous pouvons prédire dix ans, cent ans, mille ans
+d'avance, le retour d'une comète, d'une planète, d'une éclipse, d'un
+phénomène astronomique quelconque, et nous ne pouvons pas deviner quel
+temps il fera demain! C'est quelque peu humiliant.</p>
+
+ <p>Il est tout naturel de chercher. Chacun le peut. Obtiendrons-nous des
+résultats satisfaisants? C'est moins sûr.</p>
+
+ <p>On aimerait voir les saisons régies par un cycle, comme les phénomènes
+astronomiques. L'hiver de 1879-80 ayant été très rude, on pense tout de
+suite à un cycle de 11 ans. Celui de 1870-71 ayant été assez rude, le
+cycle semble en partie indiquer une période de 9 à 11 ans. Le plus grand
+hiver du siècle, avec celui de 1879-80, a été celui de 1829-30. Une
+périodicité de 10 ans ou de multiples de 10 ans parait se confirmer
+davantage. Mais il ne faut pas trop se fier aux apparences. J'ai sous
+les yeux le tableau de toutes les observations thermométriques faites
+depuis la fondation de l'Observatoire de Paris, depuis plus de deux
+siècles. Les plus grands hivers ont été ceux de:</p>
+
+<pre>
+1708--9 1829--30
+1715--16 1837--38
+1728--29 1840--41
+1775--76 1844--45
+1788--89 1853--54
+1794--95 1860--61
+1798--99 1870--71
+1802--3 1879--80
+1812--13 1890--91
+1822--23
+</pre>
+
+ <p>En s'amusant à grouper ces chiffres de certaines façons, on croit sentir
+vaguement s'en dégager quelques probabilités de périodes décennales.
+Mais, en fait, la probabilité est à peine supérieure à celle d'un nombre
+quelconque à la roulette. On a quelque présomption apparente d'imaginer
+que l'hiver de 1899-1900 sera froid, mais je ne conseillerais à personne
+de jouer là-dessus un pari sérieux.</p>
+
+ <p>D'autant plus que, jusqu'à présent du moins, l'astronomie n'offre aucune
+base pour soutenir cette périodicité. La période des taches solaires est
+bien de dix à onze ans, et on l'a invoquée. Mais on n'a pris soin de la
+comparer avec une attention suffisante. Le froid actuel suit le minimum
+des taches solaires de près de deux ans. Celui de 1879-80 l'a suivi d'un
+an. Celui de 1870-71 est arrivé pendant le maximum. Celui de 1829-30 est
+arrivé un an après le maximum. Il n'y a donc pas de relation entre les
+fluctuations de l'énergie solaire et la température de nos hivers. C'est
+assez étonnant, mais c'est ainsi.</p>
+
+ <p>Il ne faut pas que ces difficultés nous empêchent d'étudier. La nature
+ne livre ses secrets qu'à la persévérance.</p>
+
+ <p>L'hiver actuel peut se résumer ainsi:</p>
+
+ <p>Une quarantaine de personnes sont déjà mortes de froid en France depuis
+le commencement de l'hiver.</p>
+
+ <p>Les plus basses températures observées ont été:</p>
+
+<pre>
+Moscou 31° le 7 janvier.
+Haparanda 29° le 6 janvier.
+Varsovie 24° le 29 décembre.
+Gérardmer 22° le 10 janvier.
+Épinal 20° " "
+Montargis 17° le 9 janvier.
+Loudun 16° le 10 "
+Paris 15° le 28 novembre.
+ " 13° le 15 décembre.
+ " 11° les 8 et 9 janvier.
+</pre>
+
+ <p>Fleuves et rivières gelés le 12 janvier: Seine, Yonne, Aube, Marne,
+Rance, Saône, Rhône, Charente, Loire, Dordogne, Garonne, Sorgues,
+Durance, Gardon. Mer prise à Blankenberghe et Ostende.</p>
+
+ <p>L'Espagne, comme tous les pays de l'Est, a partagé le sort de la France.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Camille Flammarion.</span></span></p>
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"><br><b>LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG.--La cérémonie<br>
+religieuse dans l'église russe de la rue Daru.</b></p>
+<br><br>
+
+ <h3>LE BARON HAUSSMANN</h3>
+
+ <p>Le baron Haussmann est mort subitement ces jours derniers. C'était un
+grand vieillard plein de verdeur et d'énergie encore, bien qu'il fût
+plus qu'octogénaire. Il avait gardé toute sa lucidité d'esprit et
+s'occupait en ces temps derniers de la publication du troisième volume
+de ses Mémoires. Il avait entrepris, en effet, d'expliquer la genèse de
+l'&oelig;uvre grandiose à laquelle son nom reste attaché: averti par les
+controverses qui l'avaient assailli à l'heure même où il transformait et
+embellissait Paris, le baron Haussmann avait compris que, pour mériter
+d'être défendu par son &oelig;uvre devant la postérité, il fallait d'abord
+défendre cette &oelig;uvre devant les contemporains.</p>
+
+ <p>C'est donc un peu par M. le baron Haussmann lui-même que nous apprenons
+qu'il était petit-fils d'un conventionnel, porté par erreur comme ayant
+voté la mort du roi, et qu'avant d'entrer dans l'administration il avait
+songé à une carrière artistique et fréquenté le Conservatoire. Mais la
+destinée du baron Haussmann lui fit délaisser en temps utile les classes
+musicales pour l'uniforme de sous-préfet. C'est, sous le règne de
+Louis-Philippe qu'il débuta; il vit s'écrouler la monarchie de Juillet
+et surgir la République de 1818 sans trop s'émouvoir: son c&oelig;ur
+n'appartenait ni au gouvernement déchu ni au régime nouveau. Il les
+voyait se succéder d'un &oelig;il prudent et indifférent, d'une âme un peu
+méprisante à l'égard de ces gouvernants qui essayaient de réaliser la
+liberté sous des formes diverses. Lui, le baron Haussmann, était acquis
+d'avance à l'homme qui voudrait restaurer l'autorité et utiliser en
+pleine lumière ses talents d'administrateur, qui moisissaient en
+d'obscures préfectures de province: le prince Louis-Napoléon lui
+apparut, dès son élévation à la présidence de la République, comme le
+dictateur attendu. Son nom était un gage certain, à divers titres, pour
+le baron Haussmann, dont le père et le grand-père avaient servi les
+Bonaparte. Il suivit donc l'étoile naissante, il la salua dans l'Yonne
+avant, beaucoup d'esprits perspicaces, et se trouva un beau jour préfet
+de la Seine, à la tête d'une administration qui était un ministère et
+qu'aucun contrôle indiscret ne venait troubler dans ses hautes
+combinaisons.</p>
+
+<p class="rig"><img alt="" src="images/003a.png"><br>
+<b>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;LE BARON HAUSSMANN<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'après une photographie de M. Pirou.</b></p>
+
+ <p>Une promenade à travers le Paris moderne en dit plus aux gens de notre
+génération que bien des volumes, sur l'&oelig;uvre accomplie par le baron
+Haussmann. Ces larges avenues, ces voies amplement aérées, où joue
+librement la lumière, ou circule sans encombre le torrent d'élégance et
+d'activité qui constitue la vie parisienne, c'est le baron Haussmann qui
+les a créées. Certes, Paris a dû payer, et payer un peu cher, sa
+toilette nouvelle; on ne l'a pas consulté sur l'à-propos des
+bouleversements qu'on lui imposait; mais faut-il y regarder tant de fois
+et de si près quand on est, comme aujourd'hui, en présence du fait
+accompli, et d'un fait d'une si haute portée historique et sociale? Nous
+ne le pensons pas. La rue de Rivoli prolongée, le boulevard Sébastopol
+créé, comme aussi la rue Turbigo, les boulevards Haussmann et
+Malesherbes, la construction des Halles Centrales, des parcs des
+Buttes-Chaumont de Montsouris, de Monceau, la métamorphose des bois de
+Boulogne et de Vincennes, voilà assurément des titres à la
+reconnaissance généreuse de tous ceux qui aiment Paris. Il ne faut pas
+marchander cette reconnaissance à la mémoire du baron Haussmann.
+L'Empire avait comblé d'honneurs le haut fonctionnaire en lui conférant
+la dignité sénatoriale et la grande-croix de la Légion d'honneur; les
+Parisiens lui ont voué un souvenir de gratitude: ceci dure plus et vaut
+mieux que cela.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/003b.png"><br>
+<b>
+M. FOUCHER DE CAREIL&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+M. EUGÈNE DELAPLANCHE<br>
+
+ D'après une photographie de M. Truchelut.&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+D'après une photographie de M. Pirou.</b></p>
+<br><br>
+
+ <h3>UN LABADENS</h3>
+
+ <p>Je ne sais si vous éprouvez quelque plaisir à prendre part à ces agapes
+périodiques que les associations amicales d'anciens Labadens ont mises
+depuis plusieurs années déjà à la mode. Pour ma part, je les exècre,
+attendu que rien, mieux quelles, ne me fait plus durement sentir
+l'outrage des années qui s'accumulent, la fâcheuse décrépitude qui
+menace, et ne me montre la profondeur des rides que la patine du temps
+creuse au front de mes contemporains, sans pour cela épargner le mien.</p>
+
+ <p>On s'était connu jeune, ardent, rose, joufflu, ruisselant de cheveux et
+d'illusions: on se retrouve alourdi, glabre, chauve, bedonnant et
+sceptique. On s'abreuve de mauvais champagne et de vieux souvenirs; mais
+ceux-ci, on les regrette, et celui-là fait mal à l'estomac. On se bat
+les flancs pour trouver drôles un tas de vieux anas que leur parfum
+classique impose, et on est forcé de feindre l'enthousiasme pour les
+mérites transcendants d'un jeune élève, lauréat de l'association, dont
+le folio, exhibé par M. le proviseur ému jusqu'aux larmes, est blanc de
+retenues et de vers à copier! C'est odieux!</p>
+
+ <p>Ajoutez à cela que si, rebelle parfois aux tendres soins que
+l'Université, <i>alma parens</i>, prodigue à ses nourrissons, vous avez dû,
+pendant les dix années de vos études, traîner vos fonds de culottes un
+peu partout; si votre caractère, trop peu apprécié par les uns, vous a
+forcé à aller demander à d'autres le complément d'une instruction
+interrompue par la catastrophe d'une exclusion fatale, vous risquez
+d'être impuissant à suffire à l'afflux de banquets qui vous attend, et
+de condamner votre estomac à un régime qu'il n'a plus la force de subir.
+On ne peut pas faire de jaloux, n'est-ce pas? et alors, gare à la
+gastrite!!!</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Hélas! bien que je me sois souvent fait ces réflexions si sages et que
+j'aie longtemps lutté courageusement contre les invites que m'envoyaient
+chaque année, avec une persistance aussi touchante qu'intéressée, les
+«chers camarades» des divers lycées où j'ai passé, j'ai dû céder à la
+fin... Et moi aussi, maintenant, je fais partie d'une association de
+Labadens! Et moi aussi, je mange une fois par an le saumon sauce verte,
+qu'accompagne le filet madère, et qu'arrose le champagne officinal. Moi
+aussi j'entends des discours, j'en fais même! Et je distribue des
+médailles en vermeil à de jeunes potaches qui partagent leur temps entre
+les chagrins d'Ulysse et les matchs du lendit! Voilà ce qu'on gagne de
+plus clair à la notoriété.</p>
+
+ <p>J'étais donc, certain samedi de la présente année, entré vers sept
+heures du soir chez le grand Véfour, où se passent d'ordinaire ces
+assemblées spéciales, et je déposais mon pardessus au vestiaire, quand
+je m'entendis interpeller par une voix inconnue, tandis que je recevais
+sur le ventre une tape qui voulait être amicale, mais que je jugeai
+parfaitement incongrue.</p>
+
+ <p>--Eh bien! donc, on ne reconnaît pas les vieux copains? Allons! dis vite
+bonjour! espèce d'homme de lettres.</p>
+
+ <p>Je regardai un peu ahuri. J'avais devant moi un gros homme, tout court,
+tout rond, dont le crâne en poire émergeait de quelques cheveux
+grisonnants, prolongés de chaque côté des joues par deux favoris
+filasse. Cette silhouette rappelait bien plutôt une praline dans de
+l'étoupe que la physionomie de quelqu'un que j'aie jamais connu.</p>
+
+ <p>--Désolé, mon cher, balbutiai-je... je ne vois pas très bien... et puis
+on change, tu sais... tout le monde change...</p>
+
+ <p>--Eh! parbleu, si on change!! Mais quand on a été voisin d'étude, que
+diable! on se reconnaît. Je t'ai bien reconnu tout de suite, moi.
+Poteau, je suis Poteau... Tu ne te rappelles pas?...</p>
+
+ <p>--Ah! parfaitement! Poteau... ah! très bien! Et... qu'est-ce que tu
+fais?</p>
+
+ <p>--Je ne fais rien! Je vis de mes rentes... J'ai été avoué en province,
+j'ai fait mes affaires, vendu ma charge, et maintenant je me repose...
+Dis donc, je m'asseois à côté de toi: nous causerons du vieux temps,
+hein? quand nous faisions enrager les pions... Et puis, tu sais, puisque
+je te retrouve, toi qui es dans les journaux, tu me donneras des billets
+de théâtre... Allons, viens!...</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>J'allai, et nous nous assîmes. Poteau se mit en devoir de faire repasser
+une à une devant moi toutes nos aventures de collège, qu'il me
+racontait, la bouche pleine, avec des gestes exubérants, et un gros rire
+épais. Il y avait celle de notre vaguemestre, un brave Alsacien, ancien
+tambour de la garde royale, qui venait crier les lettres dans la cour et
+aboyait: «Monsir Botot!» Or, comme nous avions un autre camarade
+réellement nommé Botot, nous nous faisions un malin plaisir de prendre
+la lettre, de la donner à celui des deux à qui elle n'était pas
+destinée, et d'envoyer celui-ci protester auprès du vaguemestre.</p>
+
+ <p>--Ce n'est pas pour moi cette lettre, vieux prétorien!</p>
+
+ <p>Ce mot de prétorien, que le pauvre homme ne comprenait évidemment pas,
+avait la propriété de l'exaspérer.</p>
+
+ <p>--Ch'ai bas tit Botot, ch'ai tit Podot, criait-il la face injectée et la
+moustache raidie. Fous êtes tous des <i>calobins!</i></p>
+
+ <p>Il y avait aussi l'histoire du roman, que le camarade Poteau se
+remémorait avec délices.</p>
+
+ <p>--Tu te rappelles bien le jour où j'ai été si bien refait sur les quais?</p>
+
+ <p>--Non, pas du tout.</p>
+
+ <p>--Mais si, nous étions en promenade, à la queue leu-leu, et nous
+longions les boutiques de bouquinistes. Moi, tu sais, j'ai toujours aimé
+la littérature, et j'étais constamment puni parce qu'on me confisquait
+des livres défendus. Voilà que, tout à coup, je vois s'étaler dans un
+éventaire un livre superbe, sur le dos duquel je lis le mot «roman».
+Au-dessus, était une étiquette portant en gros caractères la mention «50
+centimes». Vite, je tire dix sous de ma poche, je les lance dans
+l'éventaire, et je saisis le bouquin que je cache sous mon caban. Nous
+rentrions au lycée: je jette sur mon acquisition un regard curieux et
+rapide, et qu'est-ce que je lis... «<i>Roman history...</i>» une histoire
+romaine... et en anglais encore, moi qui ne savais pas un traître mot de
+cette langue, et qui suivais le cours d'allemand!</p>
+
+ <p>Cette fois, je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconfit que
+prenait encore la figure de mon gros voisin, au souvenir si lointain
+pourtant de sa mésaventure.</p>
+
+ <p>--Et... tu as conservé ton goût pour les lettres? lui dis-je.</p>
+
+ <p>--Naturellement. Seulement, tu comprends, quand on est avoué, on n'a pas
+beaucoup le temps... mais le théâtre, par exemple, je l'adore, et je
+compte bien...</p>
+
+ <p>Le président réclamait le silence. L'heure solennelle des toasts
+arrivait: je les écoutai tous sans faiblir; puis je lus le rapport dont
+j'avais été chargé sur les prix d'application et de bonne conduite, et
+je m'enfuis à l'anglaise, prétextant une affaire pressante au journal.
+Poteau m'avait accompagné jusqu'à la porte et en m'aidant à mettre mon
+pardessus:</p>
+
+ <p>--Tu sais, je compte sur toi... et quand on te jouera une pièce, ne
+m'oublie pas pour la première, au moins.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Je ne pensais plus depuis longtemps déjà ni à Poteau, ni au vaguemestre,
+ni à l'histoire romaine, ni aux Labadens que je retrouverai seulement
+l'année prochaine, quand l'autre jour le hasard m'a remis, pour une
+heure, en présence de mon ex-voisin d'étude et de banquet.</p>
+
+ <p>C'était à Versailles, sur la glace. J'étais allé patiner là-bas, dans le
+cadre féérique des hautes futaies blanches de givre, au pied du château
+désert, abri mystérieux de tant de grandeurs déchues et de tant de
+grâces oubliées, sur ce canal immense dont il semble qu'on ne doive
+jamais atteindre le bout. Dans le parc, on chassait, et les coups de feu
+de chaque <i>trac</i> nous arrivaient, répercutés par l'écho, avec le
+crépitement pareil à une mousqueterie de bataille. Et, tout en me
+laissant emporter à travers l'espace, je m'isolais dans le passé qui
+revit ici dans chaque bosquet, dans chaque statue, dans chaque arbre. Il
+me semblait que la brume tombant sur les pelouses allait se déchirer,
+que j'allais voir tout-à-coup, des fourrés, surgir des seigneurs poudrés
+faisant escorte à un homme de haute mine, qu'ils salueraient du nom de
+maître et de roi, tandis que des valets à grande perruque viendraient,
+un genou en terre, déposer devant lui faisans et chevreuils encore
+sanglants. Puis, de l'autre côté, je voyais un cortège de femmes
+exquises, dont les pelisses de renard bleu flottaient sur leurs larges
+paniers, descendre lentement le grand escalier de la terrasse, s'asseoir
+dans des traîneaux de laque et d'or, et venir jusqu'à moi, glisser en
+des courbes gracieuses, tandis que des Sylvains moqueurs les
+regardaient. Mes yeux, métamorphosés par la magique influence du cadre,
+ne voyaient plus les grotesques chapeaux ronds, les jaquettes
+quadrillées, les êtres barbus et mal vêtus qui s'agitaient autour de
+moi. Ils n'avaient plus devant eux qu'un tableau de Watteau ou de
+Laneret, enveloppé dans la buée d'or d'un horizon immense, où le soleil
+se couchait dans un crépuscule flamboyant.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Je fus tiré de ma rêverie par une voix étranglée qui disait mon nom, et
+par une main qui me saisit le bras brusquement, au risque de me faire
+tomber sur la glace.</p>
+
+ <p>--Ah! c'est toi! me dit l'affreux Poteau. Ah! je bénis le ciel, par
+exemple! Ah! tu vas m'aider!</p>
+
+ <p>J'allais certainement envoyer l'intrus à tous les diables, et
+l'accueillir comme on fait d'ordinaire à un chien qui apparaît au milieu
+d'un jeu de quilles... mais je me trouvais en face d'une figure
+tellement déconfite, tellement ravagée, tellement risible, que je me
+contins.</p>
+
+ <p>--A quoi faire? répondis-je quand j'eus repris mon équilibre.</p>
+
+ <p>--A trouver ma femme et à tuer son séducteur.</p>
+
+ <p>--Diable! Tu n'y vas pas de main morte.</p>
+
+ <p>--Non certes! je veux le tuer, tu entends, le tuer! C'est affreux,
+vois-tu, épouvantable!... Ah! il me le faut!... Le lâche! le
+misérable!... la coquine!... la coquine!...</p>
+
+ <p>--Voyons! du calme... Tiens! regarde, tout le monde rit en passant...</p>
+
+ <p>--Qu'est-ce que ça me fait!... je le tuerai! te dis-je, ou il me
+tuera...</p>
+
+ <p>--Eh bien! c'est dit. Mais qui est-ce?</p>
+
+ <p>--Eh! je n'en sais rien, parbleu! C'est un officier, voilà tout. J'ai
+reçu une lettre anonyme: «Si vous voulez trouver Mme Poteau, allez à
+Versailles, sur le canal. Vous la verrez patinant avec un officier de la
+garnison.» Voilà!</p>
+
+ <p>--Eh bien! repris-je, quel mal y a-t-il à cela?</p>
+
+ <p>--Comment? quel mal? Ah! par exemple! tu me la bailles belle, toi! Mais,
+parbleu! si elle patine avec ce môssieu, elle... bon! tiens, tu me feras
+dire quelque bêtise... Allons! viens! cherchons-la.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Nous partîmes, moi très ennuyé, Poteau trébuchant à chaque pas, allant
+dévisager sous le nez d'un air effaré tous les couples, grognant,
+ronchonnant, maugréant, maudissant l'armée française, le ministre qui ne
+fait pas travailler les officiers, les femmes qui aiment l'uniforme, les
+villes de garnison qui ne sont pas à cent lieues de Paris.</p>
+
+ <p>Je suivais, moitié colère, quand je voyais les gens rire de mon
+compagnon, moitié riant moi-même quand je le regardais. Enfin la nuit
+vint, tombant presque tout d'un coup, comme il arrive en ces courtes
+journées d'hiver. Force était de quitter les lieux et d'abandonner nos
+recherches... Je conduisis Poteau à la gare, malgré ses protestations et
+son acharnement à vouloir rester quand même... jusqu'à ce qu'il ait
+trouvé. Enfin je réussis à le fourrer de gré ou de force dans un
+compartiment, où je pris place à côté de lui.</p>
+
+ <p>Quand le train fut en marche:</p>
+
+ <p>--Voyons! lui dis-je, montre-moi un peu cette lettre.</p>
+
+ <p>Il la tira de sa poche et me la tendit, de l'air aimable avec lequel on
+jette un os à un chien.</p>
+
+ <p>--Mais, imbécile, m'écriai-je, cette lettre n'est pas pour toi!</p>
+
+ <p>--Comment, pas pour moi!</p>
+
+ <p>Eh non, tu vois bien que ce n'est pas ton nom qui est sur l'adresse. La
+rue est bien la tienne, mais la poste s'est trompée... Tu peux dormir
+tranquille, Mme Poteau n'est pas coupable, et tu n'as besoin de tuer
+personne!...</p>
+
+ <p>Mon labadens voulait me sauter au cou. Je dus modérer ses transports.</p>
+
+ <p>--C'est encore comme mon aventure du quai, fit-il avec un rire bruyant.
+Seulement, cette fois, j'ai failli prendre le roman pour de l'histoire!
+Tiens! fais une pièce avec cela, et tu m'enverras des billets pour la
+première...<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Djallil.</span></span></p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>LES EMPRUNTS FRANÇAIS AU XIXe SIÈCLE</h3>
+
+ <p>Le samedi 10 janvier 1891, à six heures du soir, les souscripteurs à
+l'Emprunt autorisé par la loi de finances avaient apporté dans les
+caisses de l'État une somme de 2 milliards 340 millions de francs.</p>
+
+ <p>Cette somme colossale, dont le poids en pièces de vingt francs est de
+755,000 kilogrammes et de 11,700,000 kilogrammes en argent monnayé, ne
+représentait que le premier versement de 15 francs par unité de trois
+francs de rentes. En apportant les 2,340 millions dont il vient d'être
+question, les souscripteurs s'engageaient à verser, aux époques fixées
+par le ministre des finances, une somme complémentaire de plus de 12
+milliards. En résumé, on leur demandait 869 millions, et 141 millions
+comme premier versement. Ils apportaient 14 milliards et demi, dont
+2,340 millions comme versement initial.</p>
+
+ <p>Tous les journaux, sans distinction de nuance politique, ont salué comme
+il convenait ce grandiose résultat. Les feuilles étrangères ont
+également manifesté leur admiration. Celles des pays amis n'ont pas
+marchandé l'expression de leurs sentiments. Celles qui émanent de
+contrées qui, pour des raisons diverses, nous sont hostiles ou
+simplement indifférentes, ont reconnu de bonne grâce qu'il était
+impossible de ne s'incliner point devant cette magnifique manifestation
+en l'honneur du crédit de la France.</p>
+
+ <p>De fait, il n'est pas de pays en Europe qui puisse, en quelques heures,
+trouver dans son épargne d'aussi incroyables ressources, car, il importe
+de le dire en passant, les sommes recueillies ont été fournies
+uniquement par les souscriptions faites soit en France, soit dans les
+colonies françaises. Il y a eu des souscriptions étrangères, et de fort
+importantes, mais elles ne figurent pas dans les totaux enregistrés
+ci-dessus.</p>
+
+ <p>Quelque disposé que l'on soit à examiner les choses froidement, et à
+faire abstraction de tout sentiment de chauvinisme, on ne saurait trop
+répéter que la France seule peut disposer d'un si éblouissant monceau de
+millions. Quant la Russie, l'Allemagne, la Suisse, la Belgique, le
+Portugal, l'Espagne, l'Italie, contractent un emprunt, ils sont forcés
+d'ouvrir la souscription sur la plupart des grands marchés européens à
+la fois. Plus que tout autre, le marché français est mis à contribution;
+et il est de notoriété universelle qu'une importante opération
+financière ne saurait aboutir sans notre concours, qu'il s'agisse d'un
+emprunt proprement dit ou d'une conversion. La Russie en sait quelque
+chose, qui, depuis cinq ou six ans, a pu grâce à nous convertir une
+bonne demi-douzaine de ses emprunts, et se soustraire ainsi aux
+conditions onéreuses qui lui étaient faites par ses premiers prêteurs.
+L'Italie le sait bien aussi, puisque, le marché français lui étant peu
+sympathique pour des motifs que tout le monde connaît, il lui a été
+impossible de trouver à placer son papier. L'Angleterre, la riche et
+puissante Angleterre, dont les opulentes colonies comptent 300 millions
+d'habitants et dont le crédit est le seul qui puisse être comparé au
+nôtre, a vu, tout dernièrement, son premier établissement de crédit
+emprunter 75 millions en or à la Banque de France.</p>
+
+ <p>Quant à la France, c'est en France même qu'elle trouve l'argent dont
+elle a besoin, et même plus qu'elle ne demande, beaucoup plus: car
+l'emprunt de la semaine dernière a été couvert dix sept fois, et, en
+1886, pour une demande d'un demi-milliard, on a apporté plus de dix
+milliards!</p>
+
+ <p>L'entrain avec lequel l'épargne française souscrit les emprunts en
+rentes n'est pas dû à des avantages extraordinaires offerts par le
+Trésor à ses prêteurs. Le crédit national est si grand, que nous pouvons
+trouver de l'argent à de bien médiocres conditions. Il n'y a guère que
+l'Angleterre qui donne moins de revenu que nous. Aux cours actuels, les
+Consolidés anglais fournissent un revenu de 3.10% l'an, l'Autriche, avec
+sa Dette 4% en or, donne 4.16%; la Privilégiée d'Égypte rapporte 4.36%;
+l'Extérieure d'Espagne produit 5.10%; l'Hellénique 1881 offre 6.25%; le
+4% Hongrois constitue un placement à 4.30%; l'Italien, dont les coupons
+sont frappés d'un lourd impôt de 13%, voit son revenu ressortir à 4.55%;
+le Portugais, fort agité depuis les discussions entre l'Angleterre et le
+Portugal, paie, aux cours actuels, 7.75% à ses porteurs. Le taux moyen
+des derniers emprunts russes est de 4.10% environ.</p>
+
+ <p>Le 3% français, au cours de 95.50, rapporte 3.14% l'an. Le dernier 3% a
+été émis à 92.55; c'est du 3.24%. Mais les prix se sont élevés depuis
+l'émission, et l'heure est proche où les cours des deux 3% s'unifieront,
+pour marcher de concert vers le pair.</p>
+
+ <p>La différence est donc insignifiante entre le revenu de la rente
+anglaise (3.10%) et celui de la rente française (3.14 à 3.24%). Le
+crédit de l'Angleterre et de la France est donc sensiblement le même; et
+ce n'est pas une mince satisfaction pour ce pays-ci que d'être parvenu,
+après ses guerres, ses désastres, l'amoindrissement du territoire,
+malgré le plus lourd budget et en dépit de la plus forte dette publique
+qui soient au monde,--que d'être parvenu, disons-nous, à lutter avec
+notre voisine sur ce terrain où jusqu'alors, elle régnait en souveraine.</p>
+
+ <p>Si l'on entre dans le détail des choses, si l'on examine de près les
+circonstances accessoires, il n'est pas démontré, même, que l'outillage
+de la France, au point de vue financier, ne soit pas supérieur à
+l'outillage de l'Angleterre. Si cette dernière empruntait demain un
+milliard au taux de 3.15%, trouverait-elle quinze milliards? C'est
+douteux. Mais, il faut le dire bien vite, notre supériorité à cet égard
+provient surtout d'une répartition plus normale, plus démocratique si
+l'on peut dire, de nos ressources pécuniaires. En France, avec quinze
+francs d'argent comptant et une épargne quotidienne de 17 centimes par
+jour (le total des versements à effectuer par 3 francs de rente d'ici au
+1er juillet 1892 sur la nouvelle rente représentant cette petite somme),
+n'importe qui peut être créancier de l'État; c'est dire que le papier
+revêtu de la griffe du Trésor est à la portée du plus humble. En
+Angleterre, l'unité de rente est de trois livres sterling, plus de 75
+francs, ce qui représente un capital d'environ 2.500 francs aux cours
+actuels. En d'autres termes, la France, en cas d'emprunt, s'adresse à la
+population tout entière, du haut en bas de l'échelle sociale; chez nos
+voisins, on s'adresse seulement, par la force même des choses, à une
+classe relativement privilégiée, au <i>select few.</i></p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Ce n'est qu'à l'aide de longs et persistants efforts que nous sommes
+parvenus à asseoir notre crédit au rang qui, maintenant, lui est
+définitivement assigné. En 1817, il nous fallait payer 9.52% par an: la
+maison Baring (qui depuis...) ne voulut en effet prendre notre 5% qu'à
+52 fr. 50. En 1825, sous M. de Villèle, il y avait déjà un progrès
+considérable, puisque ce ministre parvenait à emprunter 400 millions en
+5% à 89.55, soit à 5.58%. Quelques années plus tard, nouvelle
+amélioration; le gouvernement émettait un emprunt 4% à 102 fr., soit à
+3.98%. Mais, dans les premières années du règne de Louis-Philippe, le
+crédit national retomba. En 1831, on demanda 120 millions en 5% à 98 fr.
+50, soit à 5.07%; on obtint à peine 20 millions. En 1841, en 1844, en
+1847, ce n'est qu'en s'assurant le concours de puissants syndicats de
+banquiers, français et étrangers, qu'on parvient à placer la rente
+française dans le public, à qui cette rente rapportait de 4 1/2 à 5%.</p>
+
+ <p>Elle produisit plus encore pendant la République de 1848, qui fit deux
+emprunts en 5%, émis, le premier à 71 fr. 60, le second à 75 fr. 25;
+leur intérêt se dégageait à 6.98% et à 6.64%.</p>
+
+ <p>Sous l'empire, on commença de s'adresser directement au public;
+jusqu'alors, on l'a vu plus haut, on était placé sous l'onéreuse tutelle
+des syndicats de banquiers. Le nouveau système réussit à merveille. En
+1854, le gouvernement emprunta 250 millions, en 5% à 92.50 ou en 3% à 59
+fr. 20 nets, au choix du souscripteur. L'intérêt était ainsi de 5.40%
+environ; le public apporta 467 millions en 5%. En 1855, pour un emprunt
+de 750 millions émis aux mêmes conditions que le précédent, la
+souscription publique produisit 2.175 millions, dont 450 millions
+fournis par l'étranger. En 1859, un emprunt de 520 millions fut offert;
+le public apporta quatre milliards. En 1868, quinze milliards se
+disputèrent les 450 millions en rente 3% émis par le gouvernement. Il
+est vrai que ce 3%, vendu 70 francs, était en réalité du 4.30%. En 1870,
+au moment de la guerre, l'emprunt de 805 millions, en 3% à 60 fr. 60,
+fut largement souscrit. Le revenu en était de 4.95%.</p>
+
+ <p>Après la guerre, comme on le comprend aisément, les emprunts, dits de
+libération du territoire, se ressentirent de la situation du pays, et
+rapportèrent environ 6% aux souscripteurs. Mais les sacrifices matériels
+que dut faire la France furent superbement compensés par les
+encouragements moraux qu'elle reçut. Qui ne se souvient de l'emprunt 5%
+de trois milliards, émis en 1872, et qui fut l'occasion d'un mouvement
+de capitaux tel, qu'il ne se renouvellera probablement jamais. On mit
+quarante-trois milliards à la disposition de la France. L'emprunt fut
+couvert une fois et demie en Angleterre, plus d'une fois en Allemagne,
+cinq fois par la France, cinq fois par le reste du monde!</p>
+
+ <p>C'est à propos de cet emprunt que, pour la dernière fois, en France, on
+eut recours aux services des syndicats de banquiers. M. Thiers savait
+bien, d'avance, que l'emprunt serait souscrit largement; mais il
+importait de relever les courages abattus, de faire renaître la
+confiance de tous, de rendre, d'un seul coup, tout son lustre au crédit
+national. Un succès? Ce n'était pas assez: il fallait un triomphe, et M.
+Thiers mit tout en &oelig;uvre pour obtenir ce résultat. Il offrit aux grands
+banquiers des irréductibilités, sachant bien que ces banquiers, ainsi
+amenés à travailler pour eux-mêmes, travailleraient en même temps dans
+l'intérêt du pays. Le président de la République comptait que cette
+combinaison contribuerait puissamment au succès; mais jamais, dans ses
+prévisions les plus optimistes, il n'espéra la prestigieuse apothéose
+dont plus haut il est parlé!</p>
+
+ <p>Trois derniers emprunts à noter. En 1881, le 3% amortissable apparut. Il
+fut, pour une somme de 1 milliard, émis à 82 fr. 25, produisant ainsi
+3.60%, et l'émission fut couverte 14 fois. En 1884, une seconde émission
+de 350 millions d'amortissable à 76.60 fut souscrite une fois et demie,
+au taux de 76.60; l'intérêt est de 3.91%. Enfin, 1886, l'État demanda
+5,000 millions en 3% à 70.80, c'était du 3.76%. L'emprunt fut couvert
+près de 21 fois.</p>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>On a vu, au commencement de cet article, les résultats du dernier
+emprunt. Ils sont supérieurs à tous les autres, même à ceux de 1886.
+Car, nous venons de le dire, l'intérêt alors offert aux souscripteurs
+était de 3.76%. Cette différence de 0.52% est énorme, puisqu'elle
+représente près de 14% de diminution sur l'intérêt offert il y a quatre
+ans seulement.</p>
+
+ <p>Mais cette réduction dans le taux de l'intérêt n'est pas pour arrêter le
+souscripteur français, qui se trouve regagner amplement, par
+l'augmentation du capital, ce qu'il peut perdre du côté du revenu.
+L'Amortissable de 1881 gagne actuellement 15 francs; c'est 18 1/2%
+d'augmentation pour le capital primitivement engagé. L'Amortissable de
+1884 gagne 20 francs; c'est plus de 26% d'augmentation. Le 3% perpétuel
+de 1886 gagne 15 fr. 50 sur son cours d'émission; c'est un accroissement
+de plus de 19% du capital.</p>
+
+ <p>Il est permis de croire que le mouvement d'ascension du crédit de la
+France n'est pas près de s'arrêter. Ce pays est riche; il a toujours eu
+la tradition du travail et de l'épargne: il continuera. A cet égard, le
+passé et le présent sont caution de l'avenir.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Ch. Friedlander.</span></span></p>
+
+
+ <br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/004a.png"><br><b>L'HIVER DE 1890-91. Les glaces dans la mer du Nord:<br>
+L'entrée du port d'Ostende.--Phot. Le Bon.</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/004b.png"><br><b>L'HIVER DE 1890-91.--Le vapeur «Ashton» au milieu des
+glaces, à Ostende.--Phot. Le Bon.</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/005.png"><br><b>L'EMPRUNT NATIONAL DE 869 MILLIONS. Souscripteurs à<br>
+quinze cents francs de rente et au-dessus.</b></p>
+
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/006.png"><br><b>Le palais de la Diète suédoise, à Stockholm.</b></p>
+
+ <h3>LES PARLEMENTS ÉTRANGERS</h3>
+
+ <h4>VIII</h4>
+
+ <h4>SUÈDE</h4>
+
+ <p>Le parlement suédois a existé de tout temps. Celui que les Suédois ont
+surnommé le Roi-Soleil, Gustave III, l'avait, pendant quelques années,
+réduit et même supprimé, mais ce monarque peu libéral fut tué, comme
+l'on sait, à l'Opéra de Stockholm d'un coup de pistolet en 1792.</p>
+
+ <p>Pendant des siècles le parlement suédois se composait de quatre
+chambres: la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et les paysans. C'est
+la noblesse qui presque toujours dominait, et on lui permettait de
+dominer parce qu'elle était la gloire du pays, alors que la Suède était
+un État puissant et que ses rois triomphaient sur les champs de bataille
+de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie et de la Pologne.</p>
+
+ <p>Quand le fils de Gustave III, Gustave-Adolphe, fut violemment détrôné en
+1809, ce qui le fit devenir même à peu près fou, la constitution
+suédoise fut un peu modernisée et la puissance dangereuse du roi
+considérablement réduite, mais on gardait toutefois les quatre Chambres
+où les sièges de la noblesse étaient héréditaires, comme en Angleterre.</p>
+
+ <p>Mais bientôt les idées nouvelles se répandaient en Suède, le pays se
+développait intellectuellement, et dans ce siècle de libéralisme,
+d'inventions et de progrès, ce système des quatre Chambres devint
+intolérable au point de vue politique et pratique. Après de laborieuses
+discussions et une opposition catégorique de la part de la noblesse, on
+obtint enfin en 1866 une réforme de la représentation nationale. C'est
+là d'ailleurs le seul grand événement qui ait traversé la vie politique
+de la Suède dans les temps modernes, et la seule fois que les noms de
+ses hommes d'État devinrent vraiment connus hors du pays. Le père de la
+réforme, c'est du reste ainsi qu'on l'a surnommé, fut M. le baron Louis
+de Geev. Il appartient à une vieille famille d'origine belge; il est né
+en 1818, et, après une brillante carrière judiciaire et de nombreuses
+excursions dans la littérature sous forme de romans historiques, il fut
+nommé en 1875 président du conseil et garda ce poste jusqu'en 1880. <i>La
+gauche et la droite</i> n'existant pas dans la politique suédoise, on ne
+peut guère dénommer son cabinet: tout ce que l'on peut en dire, c'est
+que c'était un cabinet conservateur, mais de nuance assez pâle. Quoi
+qu'il en soit, c'est à M. de Geev que l'on doit en grande partie la
+constitution actuelle dont nous allons exposer le système.</p>
+
+ <p>La forme du gouvernement est une monarchie héréditaire avec une Diète
+composée de deux Chambres: la «première», élue par les conseils
+provinciaux et par les conseils municipaux des grandes villes; la
+«deuxième», élue, au suffrage à deux degrés, par des électeurs
+censitaires. Le roi a un droit de veto absolu.</p>
+
+ <p>Les membres de la «première», sont élus pour neuf ans; ils sont
+actuellement au nombre de 145 et ne touchent aucune indemnité. Cette
+Chambre, très aristocratique, renferme beaucoup de comtes et de grands
+financiers.</p>
+
+ <p>Les membres de la «deuxième» sont élus pour trois ans; ils sont
+actuellement au nombre de 222, et touchent par jour 15 francs
+d'indemnité. Cette Chambre renferme beaucoup de paysans, élus dans les
+campagnes, et beaucoup de commerçants, d'avocats et d'hommes de lettres,
+élus dans les villes.</p>
+
+ <p>La diète (<i>Riksdag</i>) se réunit tous les ans, en session ordinaire, le 15
+janvier; elle peut être convoquée en session extraordinaire par le roi,
+ou en cas de décès, de maladie ou d'absence du roi, par le conseil
+d'État.</p>
+
+ <p>Le roi a aussi le droit de dissolution, soit des deux Chambres
+simultanément, soit séparément de l'une d'elles, pendant les sessions
+ordinaires; il dissout les sessions extraordinaires lorsqu'il le juge
+convenable.</p>
+
+ <p>L'ouverture de la Diète a lieu, après un service religieux, par un
+discours du roi ou d'un ministre, en séance solennelle des Chambres
+réunies, et la clôture des sessions est aussi prononcée par le roi,
+après un service religieux, en séance solennelle. Le président
+(<i>talman</i>) et le vice-président (<i>vice talman</i>) sont nommés par le roi,
+et choisis, pour chaque Chambre, parmi les membres qui la composent.</p>
+
+ <p>La Diète partage le droit d'initiative et le pouvoir législatif avec le
+roi: le consentement du Synode est nécessaire pour les lois
+ecclésiastiques, mais les deux Chambres ont seules le droit d'établir le
+budget. Lorsqu'un dissentiment se produit à l'occasion du budget, on
+additionne les voix de tous les membres des deux Chambres, et un
+bulletin mis à part, lors du vote dans la «deuxième» Chambre, détermine
+la majorité en cas de partage. On évite ainsi les situations tendues et
+les crises; mais naturellement la deuxième Chambre, qui a l'avantage du
+nombre sur la première, reste souvent victorieuse et impose les
+décisions dictées par son esprit économique, ce qui fait qu'elle
+détourne d'elle la bourgeoisie et l'aristocratie, qui ne savent pas
+toujours combien le paysan suédois a de peine à gagner son pain.</p>
+
+ <p>Nous avons dit plus haut que les membres de la première Chambre étaient
+élus par les conseils provinciaux et les conseillers municipaux des
+villes ayant au moins 25,000 âmes. Chaque fois qu'il y a une vacance, ou
+que le roi ordonne de nouvelles élections, les conseils provinciaux ou
+communaux se réunissent en session extraordinaire, et chaque conseil
+provincial ou communal élit un député à raison de 30,000 habitants
+compris dans son territoire.</p>
+
+ <p>Pour être éligible à la première Chambre, il faut avoir trente-cinq ans,
+justifier d'avoir payé à l'État depuis trois ans un cens d'au moins
+1,100 francs, et appartenir à la religion luthérienne.</p>
+
+ <p>Quant à la seconde Chambre, est électeur tout Suédois âgé de vingt-cinq
+ans, domicilié dans la commune et ayant droit de vote dans les affaires
+générales. Il doit, en outre, remplir l'une des trois conditions
+suivantes: 1° avoir la propriété ou l'usufruit d'un immeuble, évalué
+pour l'assiette de l'impôt au moins à 1,000 couronnes (1,380 fr.); 2°
+avoir à ferme pour la vie, ou pour vingt ans au moins, un immeuble
+agricole évalué à 6,000 couronnes (8,280 fr.); 3° payer à l'État un
+impôt calculé sur le revenu annuel d'au moins 800 couronnes (1,104 fr.).</p>
+
+ <p>Est éligible tout Suédois luthérien jouissant, depuis un an, de ses
+droits d'électeur dans l'une des communes de sa circonscription
+électorale.</p>
+
+ <p>Ainsi constitué, le Riksdag est un parlement calme. Il s'y passe
+rarement de ces scènes tumultueuses, de ces discussions qui ont un grand
+retentissement hors du pays. Les comptes-rendus des séances ont rarement
+un grand intérêt.</p>
+
+ <p>La deuxième Chambre actuelle a été élue en 1888, et diffère notablement
+de celle à laquelle elle succède. La grande question de la protection
+des blés suédois a fait tomber beaucoup de libre-échangistes dans les
+provinces. Cette protection de l'agriculture nationale a une majorité
+dans la première Chambre, mais elle ne l'aurait certainement pas dans la
+deuxième Chambre et dans les votes communs, si un incident très
+singulier n'avait pas fait remplacer les 21 libre-échangistes nommés à
+Stockholm par 21 protectionnistes. Voici comment les choses se sont
+passées, car le fait est curieux à connaître, au point de vue des règles
+électorales de la Suède. Un des 21 libre-échangistes élus par la
+capitale avait oublié de payer son impôt, une vingtaine de francs
+environ, et, par cet oubli, non seulement son élection devenait
+illégale, mais encore celle de ses vingt autres collègues; d'un autre
+côté, on ne pouvait pas faire de nouvelles élections, de sorte que ce
+furent ceux qui avaient obtenu le plus de voix après les membres
+invalidés qui devinrent à leur tour députés. Le parlement fut ainsi
+privé de plusieurs hommes très distingués, notamment M. Nordenski&oelig;ld,
+le grand voyageur, le rédacteur Hedin, qui est incontestablement le
+premier orateur politique, etc. En revanche, on a reçu M. de Laval, dont
+les inventions agricoles sont fort estimées.</p>
+
+ <p>La deuxième Chambre compte parmi ses membres un grand nombre de paysans
+dont le doyen et le chef était M. Ifvarson qui vient de mourir; depuis
+quelques années il occupait le poste de vice-président.</p>
+
+ <p>Parmi les membres de la première Chambre, il convient de citer d'abord
+le baron Louis de Geer, qui fut président du conseil, ainsi que les
+comtes Posse et Themptander, M. Lundberg, archevêque de Suède, et les
+rédacteurs MM. Hedlund et Borg.</p>
+
+ <p>Le ministère actuel est protectionniste, sans l'être toutefois d'une
+façon agressive. On l'appelle le ministère des barons, parce que, sur
+les dix ministres dont il se compose, six sont barons ou comtes.</p>
+
+ <p>Le président du conseil actuel est M. le baron Johan Gustaf Nils Samuel
+Aakerhjelm, grand'croix de tous les ordres suédois, grand'croix de
+Saint-Olaf, etc., né en 1833. Il est très protectionniste. Il a eu
+d'abord l'intention de cumuler les fonctions de président du conseil et
+de ministre des affaires étrangères; mais devant les nombreuses
+protestations qui se sont élevées il a dû y renoncer, et c'est M. le
+comte Lewenhaupt, ancien envoyé des Royaumes-Unis à Paris, qui a hérité
+de son portefeuille.</p>
+
+ <p>M. Lewenhaupt, ministre des affaires étrangères, est né en 1835. Comme
+tous ses prédécesseurs, il a été, au cours de sa carrière diplomatique,
+un excellent chef de bureau, un expéditionnaire habile. Mais ce qui
+suffisait autrefois n'est plus suffisant aujourd'hui, quoique un de ses
+chefs ait dit de lui: «Un diplomate qui se tait, et lève seulement les
+épaules, c'est du pur Metternich!» Est-ce à cela qu'il a dû d'être
+attaché d'ambassade à Paris, puis envoyé à Washington de 1876 à 1884?
+Pendant l'Exposition de 1889, il était à Paris, et les Suédois ont
+trouvé qu'il représentait mesquinement la Suède. Le ministre est, en
+effet, d'une économie excessive, et il avait pris un appartement très
+simple meublé d'une façon rudimentaire.</p>
+
+ <p>On lui a reproché de ne pas avoir assisté à l'inauguration de
+l'Exposition; on lui a surtout reproché de ne pas avoir assez plaidé la
+cause de l'Exposition auprès des autorités suédoises, car on aurait
+certainement voté l'argent nécessaire, et le roi eût bien été obligé de
+se départir de sa réserve vis-à-vis de la France.</p>
+
+ <p>M. Wennerberg, ministre des cultes, a fait les paroles et la musique
+d'une série de chansons d'étudiants qui sont très populaires dans toute
+la Scandinavie.</p>
+
+ <p>Quant à ce qu'on appelle en Suède <i>la maison du Parlement</i>, elle est
+vieille et peu décorative. On prépare un grand et magnifique palais pour
+recevoir les députés; c'est-à-dire que l'on y pense, car le monument
+n'est encore qu'à l'état de projet et l'on en est à la période de
+concurrence des architectes, c'est dire que les habitants de Stockholm
+ne sont pas encore sur le point de voir la nouvelle Chambre. Mais que
+peut leur importer le bâtiment plus ou moins neuf, l'essentiel est que
+ce qui s'y fait soit bon: et c'est le cas. On est presque tenté de
+croire que ce n'est que dans les vieilles bâtisses qu'on fait de bonnes
+lois.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">P. Artout.</span></span></p>
+ <br><br>
+
+ <h3>QUESTIONNAIRE</h3>
+
+ <h4>N° 16.--Paris et Province.</h4>
+
+ <p class="mid"><i>Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de
+la Vie de province?</i></p>
+
+ <p class="mid">(14 Juin 1890.)</p>
+
+ <h4>RÉPONSES (suite)</h4>
+
+ <p>Paris est le soleil autour duquel les provinces gravitent comme des
+satellites éclairés de son reflet. Ils semblent en correspondance par le
+même langage, c'est-à-dire qu'ils emploient les mêmes mots, mais ces
+mots, rangés dans un dictionnaire, ont un sens tout différent dans les
+nuances de l'expression intime des idées, des sentiments et des
+passions. Le regard, la voix, le geste, voilà l'âme de la langue
+universelle au service du c&oelig;ur et de l'intelligence; le langage
+articulé n'en est que l'instrument imparfait, comme le style de
+l'écriture une froide traduction. C'est pourquoi, à l'exception du
+jargon judiciaire, lui-même fort obscur, mais mieux défini, Paris et les
+provinces peuvent entrer en communication extérieure, mais sans
+communion; ils peuvent même se comprendre, ils ne s'entendent
+pas.--<span class="sc">Volapuc.</span></p>
+
+ <p>Presque toutes les villes se métamorphosent; les plus anciennes, les
+plus originales, veulent être à la mode, toutes neuves, bourgeoises,
+avec des squares, des boulevards, des rues rectilignes, aux maisons à
+cinq étages, bordées de trottoirs en asphalte et éclairées au gaz, en
+attendant la lumière électrique. Les costumes nationaux ont presque tous
+disparu dans les provinces, et ces vêtements si pittoresques ont suivi
+la transformation générale. Les femmes suivent les modes de «la
+Capitale». Ces villes sont jalouses de Paris, comme des demoiselles
+d'honneur brodant leur bonnet de Sainte-Catherine autour du trône de
+leur reine couronnée. Elles la dénigrent et l'imitent, et ce sont ces
+deux sentiments alternés qui produisent un effet de comique si singulier
+dans leurs m&oelig;urs et leurs habitudes.--<span class="sc">Vieux Pommeau.</span></p>
+
+ <p>C'est un genre de dénigrer Paris et les Parisiens, et surtout les
+Parisiennes, qui s'occupent fort peu de la Province, et s'ils s'en
+occupent, c'est pour en rire. Celui-là, comme on dit, ne reçoit pas
+l'injure qui l'ignore: mais malheur à qui se fourvoie dans le guêpier.
+Les bonnes gens de petite ville ne pardonnent pas à ceux qui se tiennent
+en dehors de leurs coteries, et ils ont la haine de l'étranger, dont
+l'existence n'est pas circonscrite à l'ombre de leur clocher.--<span class="sc">Poligny.</span></p>
+
+ <p>Paris n'est pas un problème si étrange, un labyrinthe si inextricable,
+un dédale si compliqué. On peut connaître Paris comme son village.
+Qu'est-ce que Paris? C'est une ville qui a trois lieues de diamètre,
+neuf lieues de circonférence. On peut la traverser à pied en moins de
+deux heures, et en faire le tour entre le déjeuner et le dîner. Elle est
+un peu plus grande que les autres; les rues sont plus longues, les
+maisons plus hautes; mais enfin, ce sont des rues et des maisons, et on
+y retrouve les mêmes éléments que dans les villes secondaires. Je dirai
+même que Paris est une <i>Petite ville</i>, c'est-à-dire une agglomération de
+petites villes limitrophes qui n'ont entre elles aucune affinité ni les
+m&oelig;urs, ni les usages, ni les croyances, ni le costume, ni même le
+langage. Je ne parle pas des habitants de la Rive droite, qui disent
+pour passer les ponts: «Je vais de l'autre côté de l'eau», et des
+habitants de la Rive gauche: «Je vais à Paris.» Je parle des voisins qui
+se touchent. Qu'y a-t-il de commun entre la Ville du Faubourg
+Saint-Germain et la Ville dû Quartier-Latin? Elles sont aussi
+différentes qu'une douairière et une grisette, aussi séparées qu'une
+vieille monarchie et une jeune république. Ainsi des autres. Paris est
+une Petite ville, la Foire aux Cancans, la Grande Potinière.--<span class="sc">Rulwer.</span></p>
+
+ <p>J'ai toujours été indiffèrent à l'opinion des autres; je ne me soucie
+pas de ce qu'on pense ou de ce qu'on dit de moi, je n'ai à subir le
+jugement de personne et je ne dois aucun compte de mes actes et de mes
+sentiments personnels. Voilà une déclaration de principes qui paraîtra
+la chose la plus simple à un Parisien; j'ai osé la faire à un
+Provincial, qui est tombé des nues; il m'a considéré avec inquiétude et
+s'est éloigné de moi comme d'un pestiféré.--<span class="sc">Petit clerc</span>.</p>
+
+ <p>L'ennui ronge la province; on le lit sur tous les visages. On connaît la
+ville, maison par maison; tout le monde se sait par c&oelig;ur. Les cancans,
+maigre chère, vieilles histoires ressassées, difficiles à rajeunir. Leur
+plus clair résultat est de semer la zizanie dans toutes les familles de
+Guelfes et de Gibelins. On traite les piqûres d'épingle comme des coups
+de stylet, on se brouille pour un mot, pour un sourire, pour rien, sans
+doute pour se désennuyer par les négociations du raccommodement. Un
+autre malheur de la province, c'est de se fâcher contre les choses, ce
+qui est inutile, dit Euripide, parce que cela ne leur fait rien du
+tout.--<span class="sc">L'Ennuyé.</span></p>
+
+ <p>La Bruyère n'a eu garde d'oublier la Province dans ses <i>Caractères</i>.
+Tout le monde connaît le tableau de la <i>Petite ville</i>, où Picard a
+trouvé le cadre de sa comédie, dont je ne détacherai qu'un trait:</p>
+
+ <p>La première représentation était incertaine, un seul mot décida du
+succès. Quand la mère apprend que celui des deux Parisiens sur lequel
+elle avait jeté son dévolu était marié, elle crie à sa fille:» Sortez,
+sortez, n'écoutez plus rien!» La petite ingénue provinciale ne perd pas
+la tête et répond avec sérénité: «Mais, maman, l'autre n'est peut-être
+pas marié?»--<span class="sc">Camille S.</span></p>
+
+ <p><i>Parisienne</i> et <i>Provinciale</i>, en dehors de Paris, sont des synonymes de
+<i>Courtisane</i> ou <i>Ménagère</i>, de Proud'hon. C'est un peu rustique, et
+aussi faux que cette autre formule: «Toute femme qui n'est pas à Dieu
+est à Vénus.»--<span class="sc">Vesta.</span></p>
+
+ <p>On ne saurait imaginer combien est banal, étroit, arriéré, ennuyé et
+ennuyeux, le monde d'une Petite ville de province; mais les gens sont
+partout les mêmes, et ce microcosme est la réduction exacte des plus
+grandes, qui se croient des rivales de Paris. Trois castes les
+composent: aristocratie orgueilleuse et fermée, bourgeoisie vaniteuse et
+jalouse, peuple envieux et gouailleur; castes aussi tranchées, séparées
+et divisées, par ce temps qui a la prétention d'imposer des m&oelig;urs
+égalitaires, qu'elles le furent jadis par la classification des Trois
+Ordres. Autrefois, elles n'avaient pas plus d'affinité que l'huile et le
+vinaigre; aujourd'hui, la Politique est le sel qui opère le mélange, et
+le Clergé, la Noblesse, la Bourgeoisie et le Peuple se fusionnent pour
+assaisonner la salade nationale. De là une physionomie nouvelle du monde
+provincial, où la garnison circule sans s'y mêler, et où les
+fonctionnaires forment une colonie temporaire. On a beau les changer,
+ils ont tous comme un air de famille, il semble que ce sont toujours les
+mêmes; le nouveau ressemble à son prédécesseur, son successeur lui
+ressemblera, et on ne parvient à les distinguer que par quelque signe
+particulier, quand ils en ont un.--<span class="sc">Tapis Vert.</span></p>
+
+ <p>Ce que je reproche à la province, ce n'est pas sa chape de plomb, qui
+endort la pensée et engourdit le c&oelig;ur, c'est son hypocrisie peureuse,
+la basse jalousie, l'envie à l'&oelig;il louche, qui y voit très clair, la
+haine, qui faussent les caractères et humilient l'intelligence, en
+soumettant tout le monde à l'esclavage de l'Opinion, qu'on méprise en
+secret. On se défie de l'ami et on flatte l'ennemi; on ménage la chèvre
+et le chou, on craint le loup et on ne veut pas se brouiller avec le
+batelier.--<span class="sc">Épine de rose</span>.</p>
+
+ <p>En causant avec les habitants de toutes les classes, les fonctionnaires,
+les notables, les marchands, les artisans, on apprend des choses vraies
+et beaucoup plus intéressantes que les monographies historiques. Tout le
+monde sait quelque chose et aime à dire ce qu'il a appris, à raconter ce
+qu'il a vu, à donner son avis sur les hommes et les choses qui le
+touchent de près et qu'il a occasion d'observer tous les jours. On a
+aussi quelquefois la chance de rencontrer des gens instruits et
+affables, qui ont du plaisir à faire les honneurs de leur
+pays.--<span class="sc">Tourist.</span></p>
+
+ <p>D'abord parce que c'est Paris, et que de toutes les capitales c'est la
+ville libre par excellence. La liberté ne consiste pas seulement à aller
+et à venir à sa guise, mais encore à n'avoir de rapports forcés avec
+personne. Les relations y sont nombreuses, faciles, et n'engagent à
+rien. On y vit tranquillement à sa guise, sans gêner personne et sans
+qu'on s'occupe de vous. Paris n'a jamais supporté de joug d'aucune
+sorte; quand on a l'indépendance de la fortune, on jouit de toutes les
+autres, jamais on ne rencontre d'obstacle, d'entrave, de gêne, on est
+libre dans la ville de toutes les libertés. De même règne partout
+l'égalité; le plus simple bourgeois ne songe même pas à s'étonner de se
+voir au théâtre, en omnibus, etc., entre un duc et un ministre. Enfin
+Paris la Grand'ville, le Beau Paris, est la Cité fraternelle et
+hospitalière, la seconde patrie de ceux qui en ont une et la patrie
+d'élection de ceux qui n'en ont plus.--<span class="sc">Liberté, Égalité, Fraternité.</span><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Charles Joliet.</span></span></p>
+
+ <p><i>(A suivre.)</i></p>
+ <br><br>
+
+ <h3>NOTES ET IMPRESSIONS</h3>
+
+ <p>L'on peut dérober à la façon des abeilles, sans faire tort à personne;
+mais le vol de la fourmi qui enlève le grain entier ne doit jamais être
+imité.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">La Mothe Le Vayer.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Quand nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons, avant de
+crier, si elles sont bien à nous.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Anatole France.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Avoir trop d'esprit est une accusation qui sert, en Angleterre comme en
+France, à tenir éloignées du pouvoir les supériorités qui font ombrage
+aux médiocres.<br>
+
+<i>(Mémoires)</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Talleyrand.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La raison a, de tout temps, aimé à morigéner le sentiment.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Léon Say.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus
+mince espérance.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Émile Gaboriau.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Un bonheur qui a passé par la jalousie est comme un joli visage qui a
+passé par la petite vérole: il reste grêlé.<br>
+
+ <i>Claude Larcher</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">(P. Bourget.)</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>En amour, tout est rompu du jour où l'un des deux amants a pensé que la
+rupture était possible.<br>
+
+ <i>Claude Larcher</i><br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">(P. Bourget.)</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Toute chaîne, fût-elle d'or, fait un jour un forçat de celui qui la
+porte.<br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">Adrien Chabot.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>Le musicien qui a des réminiscences s'imagine, en les répétant, qu'elles
+lui appartiennent, comme le menteur, à force de reproduire un mensonge,
+finit par croire qu'il dit la vérité.<br>
+
+<i>(Pensées posthumes.)</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">Louis Lacombe.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>L'âme reprend son vol, dès qu'on revit par elle.<br>
+
+<i>(Pages intimes.)</i><br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">Eugène Manuel.</span></span></p><br>
+
+<p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La médecine de nos jours est aussi originale que savante: elle invente
+encore plus de maladies que de remèdes.</p>
+
+ <p class="mid">*<br>* *</p>
+
+ <p>La célébrité qui s'acquiert le plus vite est celle du crime.<br>
+
+<span class="rig"><span class="sc">G.-M. Valtour.</span></span></p><br>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/007.png"><br><b>L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU.--Vue générale du palais
+et de ses annexes.</b></p>
+<br><br>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/008a.png"><br><b>Sur le sable.
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+La récolte des &oelig;ufs.</b></p>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008b.png"><br><b>L'empailleur.
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
+Deux amis.</b></p>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/008c.png"><br><b>Une capture.</b></p>
+
+
+
+ <p class="mid"><b>LE COMMERCE DES ALLIGATORS DANS LA FLORIDE.</b></p>
+
+ <br><br>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/008d.png"></p>
+
+ <p><b>Ouverture de la session parlementaire.</b>--C'est lundi 13 courant qu'a eu
+lieu la rentrée des Chambres. Cette fois-ci le vénérable M. Pierre
+Blanc, celui qu'on a surnommé un peu familièrement peut-être le <i>vieil
+Allobroge,</i> ne présidait pas la séance comme il l'a fait chaque année
+depuis si longtemps déjà. Ce n'est pas qu'il ne soit toujours vert et
+jeune en dépit de ses quatre-vingt-cinq ans, mais le froid et la neige
+l'avaient retenu bloqué dans son pays, la Savoie. Il a été remplacé au
+fauteuil présidentiel par M. de Gasté, un peu plus jeune que lui, mais
+pas beaucoup plus. Les secrétaires d'âge installés au bureau étaient MM.
+Argeliès, Lasserre, Pierre Richard et Maurice Barrés. Quatre députés,
+deux boulangistes. La proportion a dû paraître un peu forte, mais c'est
+le hasard qui est le seul coupable.</p>
+
+ <p>La présidence de M. de Gasté avait provoqué une certaine curiosité. Son
+discours a été court. Après avoir fait part à l'Assemblée de ses regrets
+que le vénéré M. Blanc ait été retenu loin de Paris, il a continué
+ainsi:</p>
+
+ <p>«N'ayant pas quitté Paris et quoique malade moi-même, j'obéis au
+règlement en venant ouvrir les travaux de votre session ordinaire.</p>
+
+ <p>«Dans la très courte allocution que je prononcerai, vous me permettrez,
+mes chers collègues, d'introduire le v&oelig;u que vous me veniez en aide, le
+jour où je vous demanderai de modifier nos lois constitutionnelles et de
+leur donner plus de similitude avec la Constitution américaine qu'avec
+la Constitution anglaise.</p>
+
+ <p>«En ce qui concerne nos travaux intérieurs, vous ne reprocherez pas à
+l'un de vos vétérans de regretter qu'à chaque renouvellement de
+l'Assemblée les propositions disparaissent et que les meilleures
+réformes voient ainsi quelquefois plus de trois législatures se succéder
+sans même être examinées.»</p>
+
+ <p>Il termine en souhaitant que pendant Tannée 1891 les commissions
+apportent à leurs travaux la plus grande activité.</p>
+
+ <p>Après que le doyen d'âge a pris place au fauteuil présidentiel, on a
+procédé au tirage au sort des bureaux.</p>
+
+ <p>M. Floquet a été élu président définitif.</p>
+
+ <p>Au Sénat, la séance d'ouverture a été présidée par M. de Lur-Saluces,
+sénateur de la Gironde.</p>
+
+ <p><b>Le ministère; l'Emprunt.</b>--L'impression générale, à la rentrée des
+Chambres, était que le ministère n'avait pas à craindre cette année les
+surprises qui suivent parfois la période d'accalmie connue sous le nom
+de «trêve des confiseurs». Par extraordinaire, on ne songe pas à
+renverser un cabinet qui date déjà de deux ans.</p>
+
+ <p>Le succès de l'emprunt explique en partie cette situation privilégiée
+faite aux membres du gouvernement et aussi, on peut le dire, les
+résultats des élections sénatoriales qui sont portés à l'actif du
+ministre de l'intérieur. Mais, si la victoire électorale des
+républicains peut contrarier ceux qui sont restés attaches aux anciens
+partis, le triomphe que vient de remporter notre pays dans l'ordre
+financier est fait pour réjouir tout le monde.</p>
+
+ <p>L'État demandait aux souscripteurs de s'engager pour 869 millions: les
+souscripteurs lui ont offert plus de 14 milliards. Le premier versement
+était fixé à 141 millions. Le Trésor a encaissé dans la journée du 10
+janvier la somme énorme de deux milliards trois cent quarante millions.</p>
+
+ <p>Nous donnons du reste dans une autre partie du journal (voir page 55)
+tous les détails relatifs à cette prodigieuse opération.</p>
+
+ <p><b>Le clergé et la République; le discours de M. Méline.</b>--La question
+religieuse tend à prendre une place de plus en plus importante dans la
+politique des partis. Il est probable, on pourrait dire, il est certain,
+que si, dans la présente législature, il se produit quelque changement
+décisif dans l'attitude des divers groupes parlementaires, et surtout
+dans le corps électoral, ce changement tiendra pour une large part aux
+déclarations formulées par le cardinal Lavigerie. Cela ne tient pas
+seulement à la personnalité de l'auteur de ces déclarations, qui est
+considérable par elle-même. Si le discours qu'il a prononcé à Alger a eu
+un tel retentissement, c'est qu'on sentait qu'il était appuyé en cette
+circonstance par une autorité plus haute que la sienne, et que sa pensée
+répondait à celle, non de tous les prélats de France, mais d'un grand
+nombre d'entre eux. A ce point de vue, il y a un intérêt réel à
+rechercher si l'opinion assez générale qu'on s'est faite qu'il avait été
+en quelque sorte le porte-parole non-seulement d'une partie de
+l'épiscopat, mais aussi peut-être du Vatican, était justifiée.</p>
+
+ <p>Nous avons déjà vu que le cardinal Rampolla, qui, lui, parlait sans
+contestation possible au nom du Saint-Siège, n'a pas désavoué le
+cardinal Lavigerie. Loin de là, dans la lettre qu'il adressait à
+l'évêque l'Annecy, il émettait, avec tous les tempéraments possibles et
+sous la forme réservée qui est dans la tradition de l'Église, cette
+pensée que les catholiques doivent s'accommoder de toutes les formes de
+gouvernement.</p>
+
+ <p>Voici un autre document qui mérite également d'arrêter l'attention.
+C'est une lettre que l'évêque de Saint-Denis et de la Réunion a adressée
+au cardinal Lavigerie et qui constitue une adhésion explicite aux
+théories que celui-ci a émises à Alger. Cette lettre est d'autant plus
+significative qu'elle est datée de Rome et qu'elle a été écrite à la
+suite d'un entretien avec le Pape. Au cours de cet entretien, Léon XIII
+a dit à son visiteur: «Vous devez être content du toast du cardinal
+Lavigerie?» A quoi l'évêque a répondu:</p>
+
+ <p>«Très saint-père, le cardinal a rendu à l'Église des services signalés;
+je ne crois pas qu'il lui en ait rendu de plus considérable que celui
+qui résultera de ces mémorables paroles. Les conséquences de cette
+déclaration ne seront peut-être pas immédiates, mais dans quelque temps
+on reconnaîtra que le cardinal qui, dans les batailles du bien contre le
+mal, a les vues soudaines du génie, a frappé un coup des plus heureux.»</p>
+
+ <p>Ces lignes, écrites, il faut le répéter, au lendemain d'une entrevue
+avec le pape, n'ont pas été désavouées, non plus que les déclarations du
+cardinal Lavigerie lui-même. Sans prendre parti dans cette question
+essentiellement délicate, puisqu'elle touche à la conscience des membres
+de l'épiscopat sur un point de doctrine à la fois religieuse et
+politique, il est permis cependant d'affirmer que le chef de l'Église,
+s'il n'impose pas à ses représentants immédiats en France un acte
+d'adhésion formelle en faveur de la République, les laisse toutefois
+libres d'accepter sous leur responsabilité le régime établi.</p>
+
+ <p>Le fait a une portée considérable puisque aujourd'hui c'est la question
+religieuse qui sert de terrain de lutte entre les amis et les
+adversaires de la République. Aussi est-il intéressant de voir l'accueil
+que les républicains font à ceux qui accomplissent ou qui projettent
+l'évolution entreprise par le cardinal Lavigerie, qui serait suivi,
+dit-on, non seulement par l'évêque de Saint-Denis, mais aussi par
+plusieurs autres membres de l'épiscopat, entre autres les archevêques ou
+évêques de Tours, Cambrai, Rouen, Digne, Bayonne, Langres, etc... On a à
+ce sujet de nombreux documents, mais on peut considérer comme les
+résumant le discours prononcé par M. Méline à Remiremont, à l'occasion
+de la reconstitution de «l'alliance républicaine» dans cette ville.</p>
+
+ <p>Après avoir fait à son tour le procès du boulangisme, l'ancien président
+de la Chambre a déclaré que, tout en recommandant, dans les rapports de
+l'Église et de l'État, une politique de modération, il est partisan de
+la laïcité de l'enseignement public et du service militaire obligatoire
+pour tous, sans exception. Il convient toutefois, a ajouté l'orateur,
+«'introduire dans l'application de ces lois tous les tempéraments,
+toutes les précautions de transition compatibles avec leur texte et leur
+esprit.»</p>
+
+ <p>Faisant allusion à la discussion qui s'est élevée à la Chambre sur le
+régime fiscal des congrégations, M. Méline a déclaré qu'il n'a pas
+hésité à marquer par son vote que, s'il entend faire payer aux
+congrégations tout ce qu'elles doivent, il entend du moins qu'on leur
+applique la loi comme à tous les citoyens, avec justice et sans passion.</p>
+
+ <p>L'orateur a rappelé enfin les récents discours du cardinal Lavigerie et
+la lettre de l'évêque de la Réunion. «Bien que ces adhésions, a-t-il
+dit, soient accompagnées de restrictions inacceptables, il y a là malgré
+tout un aveu précieux et un symptôme significatif. Toutefois il importe
+que le parti républicain soit circonspect, jusqu'au jour où les actes
+suivront les paroles.»</p>
+
+ <p>Le discours de M. Méline a été longuement commenté par toute la presse,
+parce que, en effet, on sait que c'est de ce côté que va se porter
+l'effort des partis au cours de l'année qui vient de commencer, et que,
+si le mouvement inauguré par un certain nombre de prélats se généralise,
+des modifications d'une portée considérable peuvent se produire dans la
+situation politique du pays.</p>
+
+ <p><b>Afrique</b>: <i>Soudan français.</i>--Nous annoncions dans notre dernier numéro
+que le commandant Archinard s était mis en marche sur Nioro, la dernière
+forteresse d'Ahmadou et que, très probablement, il avait déjà pris
+contact avec l'ennemi. En effet une dépêché de Kayes a fait savoir
+depuis que la place de Nioro avait été enlevée et qu'Ahmadou était en
+fuite.</p>
+
+ <p>Le colonel Archinard n'avait sous ses ordres que 700 hommes, mais, comme
+nous l'avons dit, il disposait de l'artillerie nécessaire pour détruire
+les fortifications de Nioro. L'affaire a dû être chaude toutefois, car
+les Toucouleurs se battent avec une bravoure exceptionnelle, et nos
+troupes, épuisées par une marche de 300 kilomètres, ont dû faire des
+prodiges de valeur pour triompher de pareils adversaires.</p>
+
+ <p>La conquête de Nioro complète l'&oelig;uvre commencée l'an dernier par le
+colonel Archinard. Actuellement la ligne de nos postes entre le Sénégal
+et le Niger se trouve couverte à grande distance par les forteresses
+conquises sur l'ex-sultan de Segou. Il ne reste plus rien du vaste
+empire d'El Hadj-Omar, le grand conquérant que Faidherbe a arrêté dans
+sa marche vers l'Océan Atlantique.</p>
+
+ <p><i>Au Dahomey.</i>--D'après les dernières nouvelles apportées par le courrier
+de la côte occidentale d'Afrique. M. Ballot, résident de France à
+Porto-Novo, est parti en mission pour Abomey en compagnie de M. M. Le
+Blanc, lieutenant de vaisseau, Dec&oelig;ur, capitaine d'artillerie de
+marine, et le Père Dorgère. Cette mission allait porter les cadeaux du
+gouvernement français à Behanzin, roi du Dahomey. Le roi Toffa, de
+Porto-Novo qui voudrait, paraît-il, se réconcilier avec son ennemi,
+aurait joint ses cadeaux à ceux du gouvernement français.</p>
+
+ <p>Pendant ce temps, les Allemands font au roi de Dahomey un cadeau d'un
+autre genre. Les chefs des établissements qu'ils ont à Whidah ont
+présenté à Behanzin un fusil à aiguille qui a été agréé par lui et dont
+l'armée dahoméenne va être, dit-on, pourvue. Behanzin en a été tellement
+satisfait qu'il a immédiatement fait don de quatre esclaves à chacune
+des maisons desquelles il avait reçu ces étrennes utiles.</p>
+
+ <p>Ce n'est pas tout. Deux cabécères ont été envoyés par le roi à Lagos
+pour traiter avec un commerçant anglais au sujet de la fourniture de
+fusils et de munitions de guerre destinés à l'armée dahoméenne. Le
+marché a reçu même un commencement d'exécution, car une somme de 125,000
+francs a été versée entre les mains du fournisseur.</p>
+
+ <p>Il n'est pas difficile de prévoir que nous aurons encore de ce côté de
+nouvelles surprises. La pacification est loin d'être définitive. Au
+moment où il reçoit nos cadeaux, le roi de Dahomey se préoccupe de
+mettre ses troupes en état de nous résister, et en même temps, pour
+empêcher nos officiers d'étudier la route de Kotonou à Whidah, il a
+rappelé aux Européens que la plage leur était interdite, et que la route
+seule de l'intérieur leur était permise. Or, celle-ci est à peu près
+impraticable. Il ne faut pas oublier que le nègre est un composé du
+sauvage et du diplomate.</p>
+
+ <p><b>Beaux-Arts.</b>--<i>Le bureau du comité des 90.</i>--Le nouveau comité des 90 a
+nommé son bureau. M. Bailly a été réélu président à une forte majorité.
+MM. Bonnat et Paul Dubois ont été choisis comme vice présidents. M. Tony
+Robert-Fleury a été réélu secrétaire et M. Daumet secrétaire-trésorier.</p>
+
+ <p>Dans le sous-comité d'administration figurent MM. Gérome, J. Lefebvre.
+Cormon, Guillemet, Bernier, Detaille, Albert Maignan, Busson, Humbert et
+Yon, pour la peinture; MM. Boisseau, Bartholdi, Cuvelier et Mathurin
+Moreau, pour la sculpture; MM. Normand et Pascal, pour l'architecture;
+MM. Sirouy et Lefort, pour la gravure.</p>
+
+ <p>M. Bouguereau, vice-président de l'ancien comité, n'a pas été réélu.</p>
+
+ <p>Les membres de la section de peinture se sont réunis lundi dernier sous
+la présidence de M. Bonnat et ont modifié l'article des statuts
+concernant la composition du jury.</p>
+
+ <p>En vertu des résolutions adoptées, il sera constitué un grand jury dans
+lequel devra être tiré au sort le jury annuel. Ce grand jury comprendra:
+1° tous les jurés qui depuis 1864 ont été élus par leurs confrères; 2°
+les artistes hors concours nommés par les artistes de la première
+catégorie et par le comité de peinture réunis.</p>
+
+ <p>Les jurés ayant fonctionné une année ne pourront fonctionner l'année
+suivante.</p>
+
+<br><br>
+
+ <p><b>Nécrologie.</b>--Le duc Nicolas de Leuchtenberg.</p>
+
+ <p>Céline Montaland, sociétaire de la Comédie-Française.</p>
+
+ <p>Le baron Haussmann, préfet de la Seine sous l'Empire.</p>
+
+ <p>M. Jules de Lestapis, ancien sénateur des Basses-Pyrénées.</p>
+
+ <p>M. Lehugeur, professeur au Lycée Louis-le-Grand.</p>
+
+ <p>M. Charles Gauthier, professeur à l'École nationale des Arts Décoratifs.</p>
+
+ <p>Le statuaire Eugène Delaplanche.</p>
+
+ <p>M. Ernest Boysse, chef adjoint des secrétaires-rédacteurs de la Chambre.</p>
+
+ <p>M. Gustave Dalsace, grand négociant de Paris.</p>
+
+ <p>M. Arthur Mallet, un des chefs de la maison de banque Mallet frères.</p>
+
+ <br><br>
+
+ <h3>LES THÉÂTRES</h3>
+
+ <p>Théâtre de l'Odéon; reprise des <i>Faux Bonshommes,</i> comédie en quatre
+actes, de MM. Barrière et Capendu.</p>
+
+ <p>La comédie des <i>Faux Bonshommes</i> est trop connue pour que nous nous
+étendions longuement à son sujet et pour que nous ne nous contentions
+pas d'en annoncer la reprise, faite cette fois-ci sur notre seconde
+scène française--en attendant mieux encore, sans doute. Tout l'intérêt
+de la soirée se portait donc sur l'interprétation, et cette dernière,
+sans être supérieure, a été suffisamment bonne pour nous démontrer que
+la comédie de MM. Barrière et Capendu, bien qu'âgée de trente-quatre
+ans, est toujours jeune et peut satisfaire non seulement les hommes mûrs
+qui l'ont applaudie autrefois, mais les générations nouvelles.</p>
+
+ <p>L'Odéon n'avait pas de Péponet dans sa troupe, il a appelé à lui M.
+Daubray, du Palais-Royal. M. Daubray, certes, est un excellent comique,
+mais un comique plutôt qu'un vrai comédien, il a <i>joué</i> le rôle de
+Péponet, il n'a pas été Péponet. Le créateur du rôle, Delannoy, avait
+autrement compris son personnage. Dumény dans le rôle d'Edgar, est
+charmant, comme toujours, de finesse et de malice. Cornaglia fait M.
+Dufouré, et il s'en acquitte consciencieusement, mais où est Parade?
+Montbars mérite une mention toute particulière dans Bassecourt. Du côté
+des femmes, nous citerons Mme Crosnier, parfaite de naturel, Mlle
+Dieudonné, très mutine, et Mlle Dubut qui rend à merveille la douce
+physionomie d'Emmeline. En somme, reprise très intéressante et dont le
+directeur de l'Odéon n'aura pas à se repentir.</p>
+
+ <p>S.</p>
+<br><br>
+
+ <h3>LES LIVRES NOUVEAUX</h3>
+
+ <p><i>Truandailles,</i> par M. Jean Richepin.
+1 vol. in-12, 3 fr. 50 (Charpentier).--Avec ce titre-là, il n'y a pas au
+moins danger de s'y méprendre. Ce ne sont point des nouvelles à l'eau de
+rose et la mère qui en permettrait la lecture à sa fille aurait
+réellement perdu le sens, au moins le sens des mots. On savait bien que
+M. Richepin était un oseur... Oh! oui, la preuve en était faite, en vers
+ainsi qu'en prose. Mais on pouvait croire qu'une fois la queue de son
+chien coupée, il oserait enfin une chose: avoir du talent ou du génie,
+sans pistolet ni pétard, sans vouloir épater le bourgeois.</p>
+
+ <p>Il paraît que non; la queue de son chien repousse et, chaque fois,
+l'auteur de la <i>Chanson des Gueux</i> s'abandonne au plaisir de la couper.</p>
+
+ <p><i>David d'Angers et ses relations littéraires.</i> Correspondance du maître
+avec Victor Hugo, Lamartine, Chateaubriand, de Vigny, Lamennais, Balzac,
+Charlet, Louis et Victor Pavie, lady Morgan, Cooper, Humboldt, etc.
+publiée par Henry Jouin. 1 vol. in-8° avec un portrait inédit de David
+d'Angers (Plon, Nourrit et Cie).--Nous ne dirons pas que ce volume vient
+compléter l'ouvrage publié, il y a douze ans, par M. Henry Jouin: <i>David
+d'Angers, sa vie, son &oelig;uvre, ses écrits et ses contemporains</i>. Cette
+biographie, éloquente et savante, n'avait pas besoin d'être complétée.
+David et les hommes de son temps ont écrit ce livre, dit M. H. Jouin,
+qui s'en déclare, il est vrai, responsable, mais comme éditeur
+seulement, sorte de «mémoires des autres», à l'entendre; mais ces autres
+ont les noms les plus illustres de la première partie du siècle. Au
+milieu de noms plus célèbres se détache en première ligne celui d'un ami
+du maître, Victor Pavie. Les proches de Pavie possédaient les lettres de
+David; le fils du statuaire, M. Robert David d'Angers, conservait les
+réponses de Pavie; qu'on ajoute à ces documents, qui font ressortir avec
+relief la figure du maître, les autographes des contemporains «saluant
+de tous les points du monde un artisan de leur gloire», et l'on aura
+l'idée de la richesse et de l'intérêt d'une telle publication. M. Henry
+Jouin a fait précéder le volume d'une introduction fort intéressante et
+suivre la plupart des lettres d'une note qui fait connaître les
+circonstances auxquelles elles se rapportent.</p>
+
+ <p><i>Mémoires de la duchesse de Brancas,</i> publiés avec préface, notes et
+tables, par Eugène Asse.--Paris, Jouaust, 1890. In-18 elzévirien de
+XLVII-233 pages. 3 fr. 50 c. La librairie des bibliophiles enrichit son
+élégante petite «Bibliothèque des Mémoires» d'un volume tout à fait
+curieux. C'est encore M. Eugène Asse, dont ont connaît la vaste
+érudition historique et littéraire, qui, après nous avoir tout récemment
+donné les <i>Mémoires de Mme de Lafayette</i>, publie aujourd'hui les
+souvenirs de Mme de Brancas, sur Louis XV et Mme de Châteauroux. La
+préface de l'habile éditeur est, par elle-même, un des chapitres les
+plus piquants qui aient été écrits sur la «moralité» d'une certaine
+partie de la cour, sous le règne du prince qui se piquait le moins de
+vertu. Aux trop courts Mémoires de la duchesse de Brancas, M. Eugène
+Asse a joint la correspondance (46 lettres de Châteauroux), ainsi qu'un
+extrait bien choisi du fameux pamphlet, <i>Mémoires de la cour de Perse</i>,
+le tout formant un ensemble très curieux, sinon fort édifiant.<br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">F. D.</span></span></p>
+ <br>
+
+ <p><i>La Liberté de conscience,</i> par Léon Marillier. 1 in-12. 3 fr. 50
+(Armand Colin.)--Savait-on qu'un prix de quinze mille francs avait été
+destiné par un donateur anonyme à récompenser «le meilleur ouvrage ayant
+pour objet de faire sentir et reconnaître la nécessité d'établir de plus
+en plus la liberté de conscience dans les institutions et les m&oelig;urs?
+Savait-on qu'un concours avait été établi, un jury institué, avec M.
+Jules Simon pour président? Si tout le monde ne l'a pas su, tout le
+monde ne l'a pas ignoré, car 324 manuscrits ont répondu à l'appel du
+donateur. Le rapporteur, M. L. Marillier, agrégé de philosophie, maître
+de conférences à l'École des Hautes Etudes, pour porter un jugement sur
+cet ensemble, n'a pas écrit moins d'un volume qui est un traité, très
+complet--et très profitable--de la question.</p>
+
+ <p><i>La Décoration et l'Art industriel à l'Exposition universelle de 1889</i>,
+par Roger Marx, inspecteur des musées au ministère de l'instruction
+publique.--Paris, Quantin, 1890. Grand in-8° de 60 pages, avec 30
+gravures. Tirage à petit nombre sur papier de luxe.--Cette belle
+publication, dont le titre indique suffisamment l'objet, renferme la
+remarquable conférence faite, le 17 juin dernier, par M. Roger Marx, au
+Congrès de la Société centrale des architectes français. L'auteur, dont
+on n'a point oublié les intéressantes études sur diverses questions
+d'art (l'<i>Art lorrain, l'Estampe, la Gravure</i>, etc.), a traité son
+sujet, il n'est pas besoin de le dire, avec autant de charme que de
+compétence et a trouvé le moyen de condenser en un petit nombre de pages
+une multitude de renseignements instructifs et de justes aperçus.</p>
+
+ <p><i>Les Pièces de Molière</i> (librairie des Bibliophiles.)--La neuvième vient
+de paraître: c'est l'<i>Impromptu de Versailles</i>. Notice et notes de M.
+Auguste Vitu, dessins de Leloir, gravés par Champollion.</p>
+
+ <p>Dans la collection des <i>Petits chefs-d'&oelig;uvre</i> (librairie des
+Bibliophiles), les <i>Anecdotes sur Richelieu</i>, de Rulhière, avec une
+préface par M. Eugène Asse, vif et piquant opuscule, qui est à la fois
+le bulletin des victoires amoureuses du petit-neveu du cardinal et le
+martyrologe de la vertu de ses contemporaines.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/009.png"></p>
+<br>
+<p class="mid">CÉLINE MONTALAND</p>
+
+ <p>Si jamais la dénomination «d'enfant de la balle» convint à quelqu'un, ce
+fut certes à Céline Montaland. Née d'un père qui appartenait au théâtre,
+filleule, comme Mme Céline Chaumont, de Mme Céline Caillot, qui fit les
+beaux jours du Vaudeville lorsqu'il était situé place de la Bourse nos
+pères appelaient ce temps l'époque des trois Célines. Céline Montaland
+monta sur les planches à l'âge de six ans, le 13 décembre 1849. Et sous
+quels auspices!... elle créait dans <i>Gabrielle</i>, d'Émile Augier, le rôle
+de la petite fille que l'excellent comédien Régnier, alors sous le coup
+de la perte de son enfant, serrait dans ses bras...</p>
+
+ <p>Céline Montaland montra, dans ce rôle, tant de gentillesse, de naturel,
+d'esprit, que des auteurs, confiants dans son talent si précoce,
+écrivirent des rôles pour elle. Labiche lui donna à jouer <i>Une fille,
+bien gardée</i> et <i>Mam'zelle fait ses dents...</i> Et, dans toutes ces
+créations, on l'admirait, disait Jules Janin, «non pas comme un baby
+précoce, mais comme on admirerait une très grande actrice jouant le rôle
+d'un baby.»</p>
+
+ <p>On promena l'enfant prodige en France, en Algérie, en Italie, dans le
+monde entier. Le général Bosquet la nommait «l'enfant Bonheur». Victor
+Emmanuel donnait des revues en son honneur, et je ne sais plus quel
+empereur obligeait ses troupes à faire un détour pour que Céline les vit
+passer de sa fenêtre. Ces triomphes précoces ne l'empêchèrent pas de
+travailler.</p>
+
+ <p>Elle s'essaya dans les genres les plus divers: à la Porte-Saint-Martin
+dans la féerie, au Gymnase dans la comédie, aux matinées Ballande dans
+le classique, aux théâtres des Nouveautés et Taitbout dans l'opérette.
+Cependant les années marchaient: revenue au genre sérieux, elle
+interpréta à l'Odéon la mère dans <i>Jack</i>, de M. Alphonse Daudet. Puis,
+après quelques mois passés en Russie, elle fut appelée par M. Émile
+Perrin à la Comédie-Française. Elle débuta le 13 décembre 1881 et
+réussit complètement dans <i>Bataille de Dames</i> de MM. Scribe et Legouvé.
+Depuis nous l'avons applaudie dans la plupart des pièces nouvelles que
+représenta le Théâtre-Français, en dernier lieu dans <i>Margot</i> de M.
+Meilhac.</p>
+
+ <p>En disant adieu à sa sociétaire disparue, M. Jules Claretie a dit
+d'elle: «Elle était, et elle s'en vantait en souriant, la doyenne de la
+maison (puisqu'elle y avait paru pour la première fois en 1849), cette
+charmante et vaillante femme, d'une bonté si rare, sans affectation et
+sans phrases, toujours prête au labeur, exacte, consciencieuse, dévouée
+aux intérêts de la Comédie... Elle emporte un peu de la verve, de la
+gaieté saine, de la grâce souriante de la maison.»</p>
+
+ <p><span class="sc">Adolphe Aderer.</span></p>
+
+<p class="mid">LES OBSÈQUES DU DUC DE LEUCHTENBERG</p>
+
+ <p>Les obsèques du duc de Leuchtenberg ont été célébrées en grande pompe;
+les honneurs dus aux membres des familles impériales lui ont été rendus
+par deux compagnies du 4e régiment de ligne, deux batteries à cheval du
+31e d'artillerie et trois escadrons de cavalerie; ces troupes étaient
+commandées par le général de division Ladvocat et le général de brigade
+Moulin. M. Carnot, président de la République, s'était fait représenter
+à ses obsèques par les officiers de sa maison militaire; tous les
+ministres présents à Paris, un grand nombre de députés, de sénateurs, et
+le corps diplomatique y assistaient.</p>
+
+ <p>Notre gravure représente le service funèbre célébré à l'église russe de
+la rue Daru, trop petite pour contenir tous ceux qui avaient suivi le
+convoi. Au pied du cercueil, recouvert d'un drap d'or, insigne funéraire
+de la famille impériale, placé simplement sur le parquet de l'église,
+entouré d'arbustes verts et de camélias blancs, l'archiprêtre Wassilief
+lit les saints évangiles dans la bible que le père Arsène tient ouverte
+devant lui; à la tête, et de chaque côté, deux officiers de l'armée
+russe, en grande tenue, immobiles, à droite le lieutenant Schipof, à
+gauche le lieutenant prince Orlof, portent sur des coussins de velours
+grenat les nombreuses décorations du défunt. Au premier rang, à gauche,
+sont placés le général Bruyère et le colonel Litchenstein, représentant
+le président de la République; un peu plus loin, et sur le même rang, la
+duchesse d'Oldenbourg, portant en sautoir le grand cordon de
+Sainte-Catherine. Au premier rang, à droite, et tournant le dos, se
+trouve le duc Eugène de Leuchtenberg, revêtu du costume de général
+russe, frère du défunt. Suivant les usages de l'église orthodoxe, tous
+les assistants portent dans la main droite un petit cierge qu'ils
+tiennent pendant la plus grande partie de la cérémonie.</p>
+
+<p class="mid">M. FOUCHER DE CAREIL</p>
+
+ <p>Le comte Foucher de Careil qui vient de mourir sénateur républicain de
+Seine-et-Marne était fils du général comte Foucher de Careil, dont le
+nom est inscrit sur l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Il appartenait donc,
+par son origine, à un monde qui considère généralement comme une sorte
+de forfaiture l'acceptation du régime que la France s'est donné. M.
+Foucher de Careil avait fait plus et mieux que de se rallier à la
+République: il avait collaboré à sa fondation. Déjà, dans les dernières
+années de l'Empire, il avait manifesté ses tendances libérales, par une
+candidature au conseil général du Calvados, et dans diverses conférences
+à Paris. Après le 4 septembre, il se solidarisa avec ceux qui essayaient
+d'établir un gouvernement régulier au milieu des ruines de la patrie; il
+servit M. Thiers et accepta une préfecture. Il était préfet de
+Seine-et-Marne quand le 24 mai 1873 l'obligea à quitter
+l'administration. Enfin, la constitution républicaine ayant été votée en
+1875, M. Foucher de Careil fut envoyé au Sénat par le département de
+Seine-et-Marne dès les premières élections pour la Chambre-Haute, en
+janvier 1876.</p>
+
+ <p>Il a été réélu en 1882; il a été réélu récemment encore, on peut dire
+sans contestation. Dans l'intervalle, M. le comte Foucher de Careil
+avait représenté (de 1881 à 1883) la France à Vienne en qualité
+d'ambassadeur. Son nom, sa grande fortune, son savoir varié, sa
+compétence très répandue, son urbanité, avaient mis notre envoyé en très
+bonne posture à la cour si aristocratique et si exigeante
+d'Autriche-Hongrie.</p>
+
+<p class="mid">M. EUGÈNE DELAPLANCHE</p>
+
+ <p>Dans notre numéro du 27 décembre dernier, nous donnions une des
+dernières et non des moins belles &oelig;uvres du grand artiste qui vient de
+mourir, le monument du cardinal Donnet élevé dans la basilique de
+Saint-André de Bordeaux. M. Eugène Delaplanche était gravement malade
+déjà à ce moment, et il ne lui a pas été donné d'assister à
+l'inauguration de ce magnifique monument. Peu de jours après, le 10
+janvier, il mourait, et sa mort sera à jamais regrettée, car la France
+perd en lui un des hommes qui lui faisaient le plus d'honneur, un
+artiste qui à certaines heures de sa vie a été réellement inspiré.</p>
+
+ <p>Eugène Delaplanche était né en 1836. Sa carrière a été particulièrement
+laborieuse et rapide. Elève de Durer et de l'École des Beaux-Arts, il
+remporta, en 1858, le deuxième prix de Rome avec <i>Achille saisissant ses
+armes</i>, et, en 1861, le premier avec <i>Ulysse bandant l'arc que les
+prétendants n'ont pu ployer</i>. Il donna bientôt au Salon une série
+d'&oelig;uvres qui toutes furent récompensées, nous citerons entr'autres:
+L'<i>Enfant monté sur une tortue</i>, et <i>Ève après le péché</i>, qui figure
+aujourd'hui au musée du Luxembourg. Il travailla dès lors avec une
+infatigable ardeur. <i>La Musique, la Vierge au lys, le Message d'amour,
+Sainte-Agnès, l'Éducation maternelle</i>, mirent le sceau à sa réputation.</p>
+
+ <p>M. Eugène Delaplanche était officier de la Légion d'honneur.</p>
+
+<p class="mid">LES GLACES DANS LA MER DU NORD</p>
+
+ <p>Un des plus pittoresques spectacles que l'on puisse imaginer est celui
+qu'offre en ce moment la mer du Nord et cela sur une très vaste étendue:
+à Ostende, notamment.</p>
+
+ <p>Devant la digue, à l'entrée du port, les glaçons se sont accumulés,
+depuis les froids de ces derniers temps, sur une surface énorme, sans se
+souder cependant.</p>
+
+ <p>Avant d'être venus échouer dans ces parages, ils ont été roulés par les
+cours d'eau qui aboutissent à la mer et dont la glace a été brisée.
+Presque tous sont couverts de neige, malgré le mouvement continuel dont
+ils sont agités. L'eau sous cette couche de glaçons a une couleur
+indéfinissable, mais qui parait sale par un effet de contraste avec la
+blancheur éblouissante de la neige. A deux ou trois cents mètres de la
+côte, le champ de glaçons s'arrête brusquement et la mer apparaît libre.</p>
+
+ <p>Mais ce qu'il y a de plus curieux encore et de plus saisissant, c'est la
+vue du vapeur anglais Asthon, qui se trouve pris dans ces glaçons tandis
+qu'à quelques mètres de lui, sur la mer libre, les chaloupes de pêche
+naviguent toutes voiles dehors.</p>
+
+<p class="mid">1,500 FRANCS DE RENTE</p>
+
+ <p>A l'Hôtel-de-Ville. C'est un des gros guichets de souscription; ceux-là
+seuls qui peuvent acheter 1.500 francs de rentes, et au-dessus,
+passeront par ce guichet; une pancarte suspendue tout près de là ne
+laisse aucun doute à ce sujet.</p>
+
+ <p>Or, 1,500 francs de rentes représentent un capital de 16,225 francs,
+exigeant un versement immédiat de 7,500 francs, à raison de 15 francs
+pour 3 francs de rentes. En outre, à la répartition, qui devait se faire
+et qui a eu lieu en effet sauf liquidation ultérieure, quarante-huit
+heures après, nouvelle somme de 7,500 francs à verser. En tout, 15,000
+francs.</p>
+
+ <p>Les personnages loqueteux qui figurent dans notre dessin n' ont vraiment
+pas l'air de capitalistes capables de débourser 15,000 francs en si peu
+de temps. Pourtant, ils sont là, au meilleur rang. Arrivés longtemps
+avant la première lueur de l'aube, ils attendent. Qu'attendent-ils?
+L'ouverture du bienheureux guichet? Non pas! Ils n'ont pas des 750 louis
+à offrir comme cela au gouvernement. Ils attendent tout simplement
+l'arrivée d'un vrai souscripteur, d'un souscripteur pour de bon, à qui
+ils vendront leur place. Car ces hommes sont des marchands de places.</p>
+
+ <p>Assez lucratif, ce métier: il le serait davantage s'il n'y avait pas
+tant de morte-saison. Une place se vend 3 francs, 5 francs, voire 10
+francs: cela dépend de l'importance de la souscription, du plus ou moins
+de popularité de la valeur émise, de la température aussi.</p>
+
+ <p>Il y a deux ans, lors de l'émission des Bons de l'Exposition, les
+marchands de places,--des camelots, habituellement.--gagnèrent beaucoup
+d'argent. Un groupe de ces industriels s'était constitué en syndicat, à
+la porte du Crédit Foncier. Ils opéraient de la manière que voici: Au
+nombre d'une douzaine, ils stationnaient en tête de la queue. Deux ou
+trois rabatteurs amenaient le client, le <i>pante</i>, le <i>singe</i>: l'un et
+l'autre se disent. Ledit client payait, et le groupe l'admettait dans
+son sein, sans pour cela céder un pouce de terrain. Deux, trois, dix
+clients, quinze clients; et le groupe de marchands de places était
+toujours là, jouant des coudes, se moquant des réclamations, encaissant
+force écus de cent sous. On juge de la colère du vrai public; de cela,
+les marchands de places se souciaient aussi peu que possible. Il fallut,
+pour les faire déguerpir, l'intervention d'un brigadier de sergents de
+ville et de plusieurs agents. Mais ils partirent sans regrets; ils
+avaient «fait passer» de 100 à 150 personnes, et se partagèrent, par
+conséquent, de 500 à 750 fr.: une honnête journée, comme on voit.</p>
+
+ <p>Un conseil: Si jamais il vous arrive d'acheter une place à une queue de
+souscription, ne la payez que lorsque votre vendeur sera hors des rangs.
+Sous aucun prétexte, ne vous laissez introduire dans un groupe. Votre
+désir de souscrire suppose un portefeuille bien garni. Les camelots,
+j'en suis bien convaincu, sont tous, du premier au dernier, des gens
+d'une délicatesse infinie et d'une rigide probité. Mais enfin, il ne
+faut pas tenter le diable.</p>
+
+ <p>C. F.</p>
+
+<p class="mid">L'EXPOSITION FRANÇAISE DE MOSCOU</p>
+
+ <p>L'Exposition française qui doit s'ouvrir à Moscou le 1/13 mai 1891 aura
+lieu dans un palais que le gouvernement russe a gracieusement concédé
+aux organisateurs.</p>
+
+ <p>Construit pour l'exposition nationale russe qui eut lieu à Moscou en
+1872, il est la propriété personnelle du czar et fait partie du domaine
+de la couronne.</p>
+
+ <p>La restauration de ce palais, confiée par les constructeurs, MM. Pombla,
+à notre compatriote, M. Oscar Didio, ingénieur à Moscou, a été exécutée
+avec la plus grande rapidité.</p>
+
+ <p>Avec notre dessin sous les yeux, le lecteur se rendra compte aisément de
+l'importance des travaux exécutés, car, indépendamment du palais
+principal, une foule de pavillons et de constructions diverses ont été
+comme semés dans le beau jardin qui l'entoure. Nous mentionnerons
+surtout la grande halle vitrée des machines qui s'étend en bordure sur
+la droite de notre gravure: puis, en contournant le palais, nous
+trouvons successivement des restaurants, des montagnes russes, le
+théâtre, et tout à fait sur la gauche, le ballon captif, le réservoir
+d'eau, et, plus bas, le pavillon impérial affecté aux réceptions de la
+cour et aux fêtes qui seront organisées pendant la durée de
+l'Exposition.</p>
+
+ <p>On compte sur un grand succès à Moscou, mais tout n'est pas prêt encore,
+et l'échéance du 1er mai est proche. Un sérieux coup de collier est
+nécessaire.</p>
+
+ <p>E. F.</p>
+
+<p class="mid">LES ALLIGATORS</p>
+
+ <p>La famille des crocodiliens se subdivise, on le sait, en plusieurs
+sous-genres: le crocodile, qui habite l'Égypte; le gavial, que l'on
+trouve dans l'Inde; le caïman et l'alligator, qui se rencontrent en
+Amérique; ce dernier plus particulièrement dans la Floride. Il s'y
+multiplie au point de devenir, de la part des gens de couleur de ce
+pays, l'objet d'un commerce curieux.</p>
+
+ <p>Montrons d'abord l'<i>Eden</i> de l'alligator. Une rive basse et marécageuse
+borde le fleuve à perte de vue; c'est là que sous le chaud soleil, dans
+l'alluvion vaseux, l'animal dépose ses &oelig;ufs et qu'il dort immobile
+pendant des journées entières.</p>
+
+ <p>Mais un bruit vient tout à coup troubler sa quiétude; il relève la tête
+et aperçoit son ennemi naturel occupé à fouiller le sable pour chercher
+ses &oelig;ufs. Une douce satisfaction se reflète sur la figure de l'homme,
+car la récolte s'annonce bien.</p>
+
+ <p>Déjà le chercheur d'&oelig;ufs est parti avec son panier plein. L'alligator
+va pouvoir continuer à dormir en paix. Hélas non! car encore une fois le
+sable a crié sous des pas. Ils sont deux à présent, un vieux solide
+accompagné d'un plus jeune. Fuyons!...</p>
+
+ <p>Trop tard, le chemin du fleuve est coupé, les chasseurs d'alligators
+connaissent leur métier et vont man&oelig;uvrer habilement. Cerné de deux
+côtés, le malheureux animal est saisi par quatre bras robustes, vivement
+retourné sur le dos, le ventre en l'air, et, tandis que le vieux, assis
+sur lui, maintient vigoureusement la tête, son compagnon attache les
+deux mâchoires au moyen d'une liane.</p>
+
+ <p>Une dernière ressource lui restera, c'est de verser toutes les larmes
+que lui prête la fable pour essayer d'attendrir son bourreau. Peine
+inutile, la captivité dans une ménagerie foraine ou la mort l'attendent.</p>
+
+ <p>Sa progéniture du moins aura-t-elle un meilleur sort? Pas davantage, car
+c'est encore dans un but de commerce que l'homme prendra soin de ses
+&oelig;ufs et les fera éclore.</p>
+
+ <p>Les petits qui en sortiront seront mis dans un seau transformé en
+aquarium et tous les matins portés à travers les rues jusqu'à ce que
+quelque petit garçon séduit par leur gentillesse achète l'un d'eux: il
+deviendra alors, peut-être, le singulier favori que nous vous voyons sur
+notre dessin.</p>
+
+ <p>Le petit garçon est nonchalamment assis devant le seuil de la maison,
+une jambe étendue, l'autre ramenée vers lui, tandis que son alligator
+familier est couché dans une pose d'abandon, frottant câlinement son
+gros et rude museau sur le genou de l'enfant. Singulier favori, en
+vérité, qui pourrait bien se transformer un beau jour en bête féroce.
+Heureusement, l'empailleur est là: pardon, le taxidermiste. La pipe à la
+bouche, ses lunettes de pseudo-savant sur le nez, celui-là aussi gagnera
+sa vie avec l'alligator. Il va leur rendre la vie, presque le mouvement,
+en les montant, dans les attitudes les plus diverses, sur des
+planchettes de bois, à la grande joie des amateurs et des enfants.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/010.png"></p>
+<br>
+ <h2>CHARME DANGEREUX</h2>
+
+ <h5>PAR</h5>
+
+ <h3>ANDRE THEURIET</h3>
+
+ <h4>Illustrations d'ÉMILE BAYARD</h4>
+
+ <p class="mid">Suite. Voir nos numéros depuis le 13 décembre 1890.</p>
+
+ <p>La physionomie du petit port n'avait pas changé. Dans l'ombre de
+l'unique rue en pente, les femmes tricotaient, quiètement assises sur le
+seuil; les barques se balançaient comme autrefois le long de la jetée
+rocheuse; comme le mois passé, les bois d'oliviers baignés de soleil
+faisaient silence entre le port endormi et les vagues qui se brisaient
+contre le cap Saint-Hospice.</p>
+
+ <p>Mania s'arrêta en face du porche de l'hôtel Victoria:</p>
+
+ <p>--Tenez, reprit-elle, voici notre affaire... L'auberge est déserte et
+nous serons là comme chez nous.</p>
+
+ <p>Elle le précéda dans le raide escalier qui conduisait au premier étage
+et Jacques la suivit avec un serrement de c&oelig;ur. L'hôtesse délurée et
+rieuse les accueillit dans la salle solitaire. Jacques tremblait qu'elle
+ne le reconnût, mais elle voyait passer tant de gens que leurs figures
+se brouillaient dans sa mémoire indifférente et elle ne parut pas se
+souvenir de lui.</p>
+
+ <p>--Bonjour, ma bonne femme, dit Mania, nous voudrions nous reposer un
+moment chez vous et y goûter tranquillement... A cette heure-ci vous ne
+devez pas avoir beaucoup de visiteurs?</p>
+
+ <p>--Malheureusement non, reprit l'hôtesse, nous n'avons guère de clients
+qu'à l'heure du déjeuner, et encore, aujourd'hui, il n'est, venu
+personne... C'est vous qui m'étrennerez, monsieur et madame!</p>
+
+ <p>--Tâchez que nous ne soyons pas dérangés, reprit Jacques, et
+apportez-nous de quoi nous rafraîchir... Que pouvez-vous nous donner?</p>
+
+ <p>«Peu de chose, murmurait la bonne femme en s'excusant; les gens qui
+étaient venus la veille avaient tout dévoré.»--Elle apporta des
+biscuits, des mandarines et une bouteille d'Asti.</p>
+
+ <p>Jacques était honteux de ce maigre régal. Dans sa vanité de snob et
+d'amoureux, il aurait voulu offrir à cette grande dame autre chose que
+le vin et les fruits dont se contentaient les vulgaires clients de
+l'auberge, et il s'excusait plus encore que l'hôtesse. Mania, au
+contraire, était ravie; cela la changeait de l'ennui cérémonieux des
+<i>five o'clock</i> et donnait plus de saveur à son escapade; les mandarines
+décorées de leurs feuilles vertes et servies sur une nappe de grosse
+toile, le vin mousseux versé dans d'épais verres à côtes, sous les
+solives enfumées d'un cabaret, amusaient son caprice.</p>
+
+ <p>--De quoi vous plaignez-vous? s'écria-t-elle, ce sera charmant, cette
+dînette à l'auberge!</p>
+
+ <p>Quand l'hôtelière se fut retirée et qu'ils se trouvèrent seuls, Mme
+Liebling enleva son chapeau, se déganta, ouvrit la fenêtre toute grande,
+puis trempa ses lèvres dans son verre.</p>
+
+ <p>--Venez un peu ici, continua-t-elle en s'asseyant contre la barre
+d'appui de la croisée, et avouez qu'on y est bien mieux que sous la
+véranda du restaurant de la Réserve!...</p>
+
+ <p>Jacques se gardait de la contredire. L'épaule effleurée par l'épaule de
+Mania, le visage tout près de celui de la jeune femme, il respirait
+l'odeur d'&oelig;illet blanc qui parfumait ses vêtements, il s'en grisait et
+ne détachait plus ses yeux de ceux de sa voisine. Il avait chassé de son
+c&oelig;ur les anciens souvenirs et les récents remords; il se disait que le
+monde entier pouvait s'évanouir, pourvu qu'il restât avec Mania à cette
+petite fenêtre, et que cette intimité délicieuse se prolongeât pendant
+des heures. Il n'osait plus bouger ni parler, de peur que le moindre
+mouvement, le plus faible murmure n'accélérât la fuite du temps qui lui
+était parcimonieusement mesuré.</p>
+
+ <p>--Oh! murmurait Mme Liebling, ces belles montagnes lilas, le vert
+profond de cette eau calme, ce port étroit avec ses rochers rouges et
+ses bois d'oliviers, quel endroit adorable! Si vous voulez me faire
+plaisir, vous me peindrez un jour ce petit coin avec la couleur qu'il a
+en ce moment, avec cette ombre violette qui s'avance sur la mer, et
+cette lumière rose qui se recule à mesure, comme pour nous rappeler le
+peu de durée de nos meilleures joies... oui, promettez-moi de me donner
+ce tableau... Je le regarderai avec un doux serrement de c&oelig;ur plus
+tard... quand vous ne m'aimerez plus.</p>
+
+ <p>--Comment pouvez-vous parler de la sorte? s'exclama Jacques avec
+vivacité, je ne cesserai de vous aimer que lorsque je serai dans la
+terre.</p>
+
+ <p>--Oui, répliqua-t-elle en hochant la tête, ces choses-là se disent et
+même on les croit au moment où on les dit, mais la réalité est là avec
+sa prose... On n'est pas plus libre d'aimer que de désaimer.</p>
+
+ <p>--Vous vous trompez, protesta-t-il, je vous chérirai toute ma vie... Je
+vous le jure!</p>
+
+ <p>Elle haussa les épaules et un sourire désabusé lui courut sur les
+lèvres:</p>
+
+ <p>--Ne jurez pas, de peur d'être obligé de vous parjurer comme saint
+Pierre!... Nous ne nous appartenons pas plus que les heures ne nous
+appartiennent, et vous ne faites pas exception à la loi commune.</p>
+
+ <p>Il voulut se récrier, mais elle lui imposa silence en lui effleurant le
+bras de sa main fluette et allongée.</p>
+
+ <p>--Non, vous ne vous appartenez pas!... À chaque instant il y a un tiers
+entre vous et moi... Je m'en suis bien aperçue tout à l'heure encore,
+quand, au beau milieu de la promenade, vous êtes devenu tout à coup
+taciturne. Si vous êtes franc, avouez qu'à ce moment-là vous pensiez à
+une autre...</p>
+
+ <p>Il détourna la tête avec embarras, puis, dépité de se voir ainsi percé à
+jour, il murmura entre ses dents serrées:</p>
+
+ <p>--Vous savez pourtant bien que je suis devenu votre esclave!... Comment
+osez-vous suspecter un amour qui éclate dans le moindre de mes actes?...
+Ce serait plutôt moi qui aurais le droit de douter, moi à qui vous
+n'avez jamais dit franchement que vous m'aimiez!</p>
+
+ <p>--Pourquoi alors suis-je ici, je vous prie? demanda-t-elle avec un
+hautain pli des lèvres; pourquoi me suis-je fourvoyée avec vous dans ce
+cabaret de village?</p>
+
+ <p>Elle s'était éloignée de lui et, debout au milieu de la salle, elle le
+regardait ironiquement.</p>
+
+ <p>--Pourquoi? repartit-il, irrité à son tour et répondant à cette attitude
+dédaigneuse par un éclat de rudesse paysanne, pourquoi?... Peut-être
+pour vous amuser, ou satisfaire votre curiosité, en constatant avec quel
+aveuglement un naïf peut se laisser prendre aux caprices d'une
+coquette?...</p>
+
+ <p>Elle ressentit vivement la brutalité de ce coup de boutoir immérité, car
+elle était sincère à ce moment,--et des larmes lui montèrent aux yeux.</p>
+
+ <p>--Vous avez une singulière opinion de moi! murmura-t-elle.</p>
+
+ <p>Dès qu'il vit les paupières de Mania se mouiller, Jacques fut désarmé et
+son irritation tomba. Il alla vers elle, lui prit les mains, y appuya
+son front et balbutia humblement:</p>
+
+ <p>--Pardon! je suis un rustre et un sot!</p>
+
+ <p>--Non, dit-elle, tandis qu'un sourire rassérénait ses yeux humides, mais
+vous êtes pire, vous êtes méchant.</p>
+
+ <p>--Hélas! ce qui me rend mauvais, c'est justement parce que je vous aime
+trop... Vous me possédez à un degré que je ne saurais dire, et si vous
+me voyez parfois préoccupé, ce n'est point parce que j'en regrette une
+autre, c'est parce que je souffre de ne pas vous avoir tout à moi.</p>
+
+ <p>Elle le dévisagea un instant sans parler, puis elle s'approcha de la
+table, vida son verre de vin d'Asti, et, attendrie par cette entière
+soumission, elle lui tendit tes mains.</p>
+
+ <p>--Allons, reprit-elle, la paix est faite, vous m'appartenez, j'en prends
+acte, et d'abord je ne veux plus que vous doutiez de moi. Regardez mes
+yeux, ils n'ont jamais menti... Qu'y voyez-vous?</p>
+
+ <p>--Ils me grisent comme toujours, mais...</p>
+
+ <p>--Aveugle! n'y voyez-vous point que je vous aime? chuchota-t-elle de sa
+voix de sirène, en rapprochant son visage de celui de Jacques.</p>
+
+ <p>--Mania!..</p>
+
+ <p>Il la saisit dans ses bras et baisa ses yeux verts comme pour les
+empêcher de l'éblouir davantage, puis ses lèvres descendirent jusqu'à la
+bouche souriante de la jeune femme et s'y posèrent. Il était pris de
+vertige; il serrait convulsivement, sauvagement, contre sa poitrine ce
+corps souple qui s'abandonnait. Il couvrait de baisers fous les cheveux
+blonds, le cou blanc, la nuque frissonnante. Étourdi, il fermait les
+yeux et croyait savourer dans ses caresses toute la voluptueuse poésie
+du midi. Il y buvait la lumière, il y respirait les parfums de la terre
+de Provence, cette palpitante créature lui semblait incarner tout ce
+qu'il avait désiré, adorés depuis son arrivée à Nice.</p>
+
+ <p>--Encore!... encore! soupirait-il d'une voix étouffée, et il la baisait
+de nouveau.</p>
+
+ <p>Mania restait muette; elle se laissait caresser, seulement parfois ses
+lèvres fermées frémissaient en s'appuyant contre celles de Jacques, et
+c'était alors un délice qui le paralysait tout entier.--Au dehors, à
+travers son extase, il entendait comme en un rêve, très loin, des voix
+d'enfants sur la jetée ou un clapotement de rames dans le port...</p>
+
+ <p>Pendant ce temps, sur la route poudreuse de la Corniche, parmi les
+massifs de caroubiers tordant leur branches noueuses, le long des
+jardins tout roses de pêchers en fleurs, un landau découvert emportait
+Thérèse, la petite mère, Lechantre et Christine.</p>
+
+ <p>Après le départ de Jacques, Francis avait demandé aux trois femmes où
+elles désiraient se promener, et les voyant indécises:</p>
+
+ <p>--Je suis sûr, s'était-il écrié, que Mme Moret et Christine ne
+connaissent pas le cap Ferrât... S'il n'y a point d'opposition, je
+propose d'en faire le tour et de descendre jusqu'à Saint-Jean...</p>
+
+ <p>Il n'y eut pas d'opposition; la maman Moret s'en rapportait à M.
+Lechantre, Christine était indifférente; quant à Thérèse, le choix de
+cette promenade la touchait tout particulièrement. Saint-Jean réveillait
+en elle le souvenir de sa dernière excursion avec Jacques, et un
+mélancolique désir la prenait de revoir ces chemins où elle avait laissé
+des lambeaux de son bonheur.</p>
+
+ <p>Le landau avait gravi la route de Montboron, puis dépassé Villefranche.
+La petite mère, joyeuse comme un enfant, n'en finissait pas de
+s'émerveiller à la vue des buissons de roses et des arbres fruitiers
+déjà en boutons.</p>
+
+ <p>--Sont-ils heureux, les gens de ce pays-ci! s'exclamait-elle, leurs
+pêchers sont déjà fleuris, tandis que les nôtres grelottent encore...
+Quand je conterai ça à Rochetaillée, personne ne voudra me croire.</p>
+
+ <p>--Oui, madame Moret, ajoutait gaiement Lechantre, c'est un climat
+exceptionnel... Après avoir mis Adam à la porte, le Père Eternel s'est
+attendri un brin, et il a transporté ici un petit morceau du Paradis
+terrestre, afin que nous puissions juger de toutes les bonnes choses que
+nous avons perdues par la faute de notre mère Ève.</p>
+
+ <p>--Vous me direz ce que vous voudrez, reprenait dédaigneusement
+Christine, toute cette précocité n'est pas naturelle, et les gens d'ici
+sont trop vains de la beauté de leur pays; aussi Dieu leur envoie-t-il
+des tremblements de terre pour leur rappeler que ce bas-monde n'est pas
+un lieu de délices.</p>
+
+ <p>--Amen! répliquait Francis; vous avez tout de même, Christine, une drôle
+de façon de concevoir les bontés de la Providence...</p>
+
+ <p>Thérèse souriait distraitement, sans se mêler à la conversation. Les
+yeux grand ouverts, elle contemplait les montagnes baignées de lumière;
+la mer bleue, glacée d'argent comme une immense étoffe de satin; les
+découpures de la côte où la brise, d'un seul souffle, blanchissait les
+feuilles retroussées des oliviers, et elle se rappelait les plus minimes
+détails de la journée passée à Saint-Jean avec Jacques.--En ce temps-là,
+il ne mentait pas encore, il se trouvait heureux près d'elle, et il le
+lui répétait tendrement sous les citronniers du verger, où fleurissaient
+des champs de juliennes. Trois semaines s'étaient écoulées à peine...
+Par quelle fatalité son c&oelig;ur avait-il si promptement changé? Les
+géraniums de la haie fleuronnaient encore, les juliennes blanches,
+là-bas, répandaient toujours leur parfum de girofle, et, moins durables
+que de brèves fleurs, l'amour de Jacques n'était déjà plus qu'un
+souvenir, une illusion flottant dans le passé comme l'ombre d'une aile
+d'oiseau sur la mer... Et, tandis qu'elle revisitait seule les sentiers
+où ils avaient cheminé côte à côte, tandis qu'elle respirait seule le
+parfum amer des joies irretrouvables d'autrefois, où était-il, lui,
+l'ami de son enfance, l'homme auquel elle avait si ingénument enchaîné
+sa vie, et qui lui avait promis de l'aimer dans les bons comme dans les
+mauvais jours?... Ah! elle n'avait même plus la faculté de s'abuser,
+elle ne savait que trop à quelle occupation il employait les heures
+qu'il lui dérobait. Un affreux pressentiment lui disait qu'à ce même
+instant Jacques était sans doute absorbé par sa passion pour Mme
+Liebling. Peut-être était-il près d'elle!...</p>
+
+ <p>Peut-être lui répétait-il les mêmes phrases tendres, les mêmes serments
+de fidélité dont les vergers de Saint-Jacques gardaient encore le
+vibrant souvenir?... Car l'amour n'a pas deux langages, et, si les
+c&oelig;urs changent, les mots qui expriment la tendresse restent
+invariables!... A cette pensée, dans sa poitrine, un flot de jalousie
+roulait âcre et trouble comme la vague d'une marée montante; muette, les
+lèvres serrées, les yeux brûlants, elle regardait machinalement le
+chemin sablonneux où le landau marchait au pas, le long de la mer
+éblouissante.</p>
+
+ <p>Quand on fut en vue de Saint-Jean, le cocher demanda s'il devait pousser
+jusqu'au village.</p>
+
+ <p>--Oui, certainement! s'écria Thérèse, désireuse d'accomplir jusqu'au
+bout son douloureux pèlerinage.</p>
+
+ <p>On arriva à l'entrée du hameau. Le cocher fit tourner son landau à
+l'endroit où les voitures s'arrêtent d'ordinaire et les promeneurs
+descendirent.</p>
+
+ <p>Près du carrefour, dans un coin ombreux, une voiture de maître
+stationnait déjà, montrant ses coussins capitonnés de soie blanche, sa
+caisse élégante au vernis brillant, aux panneaux timbrés d'un tortil et
+de deux initiales enlacées. Devant les chevaux qui secouaient leurs
+harnais scintillants et leurs gourmettes décorées de roses, un cocher en
+livrée bleue fumait nonchalamment.</p>
+
+ <p>--Je crois, mesdames, dit Lechantre, que nous ferons bien de pousser
+jusqu'au port... Il y a là une auberge où nous pourrons nous rafraîchir.</p>
+
+ <p>Thérèse, restée en arrière, examinait attentivement le luxueux équipage
+aux portières armoriées, et s'approchait pour déchiffrer le monogramme
+peint sur le panneau brun.--Les deux majuscules entrelacées sous un
+tortil de baron figuraient un M et un L.--Une rougeur lui monta aux
+joues et un horrible soupçon lui martela le cerveau.</p>
+
+ <p>--Venez-vous, Thérèse? dit Lechantre.</p>
+
+ <p>Redevenue très pâle, les yeux d'un noir d'encre, les sourcils rejoints,
+elle suivit docilement le groupe qui descendait déjà la rue étroite.
+Quand on atteignit l'hôtel Victoria, Lechantre fit halte, entrebâilla la
+porte du rez-de-chaussée, et ne trouvant personne:</p>
+
+ <p>--Attendez-moi, murmura-t-il, je vais voir la-haut si je puis y dénicher
+quelqu'un.</p>
+
+ <p>Il grimpa le raide escalier du premier étage, ouvrit brusquement la
+porte de la salle, reconnut d'un clin d'&oelig;il Jacques et Mania causant
+très près l'un de l'autre, et, refermant plus vite encore l'huis
+entrebâillé tandis que les deux amoureux se retournaient ébaubis, il
+dégringola précipitamment... Trop tard! Thérèse était sur ses talons et
+gravissait l'escalier à son tour.</p>
+
+ <p>--Ne montez pas, chuchota-t-il, c'est plein de cocottes... Vous y seriez
+déplacée, vous et Christine!</p>
+
+ <p>Mais elle ne l'écoutait pas; l'écartant de la main, elle continuait son
+ascension. Une fois sur le palier, elle poussa de nouveau la porte et,
+pâle comme un spectre, alla droit aux deux coupables qui s'étaient levés
+effarés.</p>
+
+ <p>Mania, néanmoins, avait repris rapidement son sang-froid. Sa lèvre
+hautaine se crispa. Jugeant sans doute Thérèse d'après elle, et
+s'attendant à quelque violence, elle reculait instinctivement.</p>
+
+ <p>--Qu'est-ce que cela signifie? demanda-t-elle.</p>
+
+ <p>--Ne craignez rien, madame, répliqua sarcastiquement Thérèse; je n'ai
+nulle envie d'interrompre votre galante conversation... J'ai voulu
+simplement m'assurer d'une chose dont je me doutais... Maintenant je
+suis fixée. Il n'y a plus rien de commun entre votre amant et moi et
+vous pouvez le garder tant qu'il vous plaira.</p>
+
+ <p>Sans même lever les yeux sur Jacques, elle tourna les talons,
+redescendit, et s'adressant à Francis qui était restait anxieux au
+milieu de l'escalier et qui avait peine à dissimuler ses craintes:</p>
+
+ <p>--Vous aviez raison, M. Lechantre, dit-elle d'une voix très calme, nous
+serions là-haut en trop mauvaise compagnie... Reconduisez-nous à notre
+voiture!</p>
+<br>
+
+ <h3>XIV</h3>
+
+ <p>Jacques et Mania étaient restés face à face, consternés par cette
+intrusion inattendue. Le peintre, absolument abasourdi et comprenant
+que, de toute façon, l'incident ne pouvait avoir que des suites
+désastreuses, n'osait plus regarder Mme Liebling. Pendant une longue
+minute tous deux demeurèrent muets. Ils entendirent la voix âpre de
+Thérèse monter jusqu'à eux, puis Lechantre engager les trois femmes à
+regagner la voiture.--Mania, pâle, les dents serrées, se sentait dans
+l'impossibilité d'articuler une parole. Le dépit et la honte la
+suffoquaient; elle se rendait compte du rôle humiliant qu'elle venait de
+jouer dans cette aventure et tout son orgueil se révoltait.--Si, comme
+cela était probable, Thérèse, obéissant à ses rancunes de femme
+outragée, ne reculait pas devant un scandale et si les détails de cet
+esclandre étaient publiés par elle ou par Lechantre, quelles risées et
+quels commentaires peu charitables dans la colonie étrangère de Nice!
+Mania se voyait déjà en proie aux railleries des gens de son monde et,
+qui sait? aux odieuses plaisanteries des petits journaux du crû...
+C'était bien la peine d'avoir résisté jusqu'alors aux entraînements du
+milieu corrompu dans lequel elle vivait, d'avoir tenu les adorateurs à
+distance et de s'être fait une réputation d'inattaquable respectabilité,
+pour que tout cet effort vint aboutir à un aussi piteux naufrage:--une
+intrigue avec un peintre marié à une petite bourgeoise, et
+l'intervention de la femme légitime surprenant les coupables dans une
+misérable auberge!... Y avait-il rien de plus ridicule?--A la pensée de
+cette histoire colportée dans le salon de la princesse Koloubine et
+arrivant aux oreilles du baron Liebling, Mania était secouée par un
+frisson de dégoût, et la colère donnait à ses yeux des lueurs
+fulgurantes.</p>
+
+ <p>Jacques lisait sur sa figure contractée les cruelles appréhensions qui
+la torturaient. Il aurait voulu exprimer tout le chagrin qu'il
+ressentait, en se jetant aux pieds de Mme Liebling et en la suppliant de
+lui pardonner cette humiliation involontairement infligée; mais, en ce
+moment de désarroi, il lui était impossible de trouver des mots assez
+délicats pour traduire ses regrets et, craignant d'irriter encore la
+plaie en y appuyant maladroitement le doigt, il restait décontenancé et
+silencieux.</p>
+
+ <p>Tout à coup, Mania prit son chapeau et se recoiffa rageusement. Elle
+cherchait vainement à renouer son voile; ses mains étaient agitées par
+un tel tremblement qu'elle ne pouvait y réussir. Elle arracha le morceau
+de tulle, le tordit dans ses doigts et le déchira, puis elle ramassa ses
+gants et se dirigea vers la porte.</p>
+
+ <p>--Vous voulez partir? murmura péniblement Jacques en essayant de lui
+barrer le chemin.</p>
+
+ <p>--Oui, dit-elle d'une voix altérée, je ne suppose pas que vous ayez
+l'intention de m'en empêcher? Laissez-moi passer... Je me trouverais mal
+si je restais une minute de plus ici... Oh! ajouta-t-elle en se
+regantant nerveusement, pourquoi y suis-je venue? Pourquoi me suis-je
+exposée à cette avanie?... Moi qui me glorifiais de ma réputation
+intacte, me voilà bien punie de mon orgueil!... Quand je pense que tout
+à l'heure j'ai été traitée comme la dernière des filles... Oh! non,
+non... jamais je n'ai souffert ce que je souffre!...</p>
+
+ <p>Les sanglots l'étouffaient. Elle fut obligée de s'asseoir, et, les
+coudes sur la table, le front dans les mains, elle demeura un instant
+haletante. Sa poitrine se soulevait, sa gorge se gonflait; elle se
+laissait aller à de brusques mouvements de désespoir, et sa tête
+s'agitait convulsivement.</p>
+
+ <p>--Mania! s'exclama Jacques, s'agenouillant près d'elle, ne partez pas
+dans cet état... Ne vous désolez pas... Me voici à vos pieds, à vos
+ordres pour réparer le mal que je vous cause...</p>
+
+ <p>--Donnez-moi un verre d'eau!</p>
+
+ <p>Il obéit et remplit un verre qu'elle but d'un trait. Peu à peu la crise
+nerveuse qui la secouait se termina par l'ordinaire détente: les larmes!
+Mania pleura, et Jacques essaya de la calmer en lui répétant qu'il
+l'aimait, en maudissant la fatalité qui faisait porter de si douloureux
+fruits à sa tendresse.</p>
+
+ <p>--Je voudrais tant vous consoler! s'exclama-t-il, je donnerais le sang
+de mon c&oelig;ur pour guérir votre peine... Parlez, que puis-je faire pour
+empêcher vos larmes de couler?</p>
+
+ <p>--Rien, répondit-elle en secouant la tête, le mal est irréparable.
+Laissez-moi... Courez retrouver votre femme, raccommodez-vous avec elle,
+et redevenez ce que vous n'auriez jamais dû cesser d'être, un mari
+fidèle et docile...</p>
+
+ <p>Elle avait prononcé ces mots avec conviction, sans la moindre
+arrière-pensée ironique; mais, pour surexciter la passion de Jacques,
+elle n'eût pu se servir d'un moyen plus efficace. Il n'en fallut pas
+davantage pour qu'il rejetât sur Thérèse tout l'odieux de cette scène et
+pour que l'idée de renoncer à Mme Liebling l'exaspérât:</p>
+
+ <p>--Me croyez-vous, répliqua-t-il, assez lâche pour vous abandonner après
+vous avoir compromise?</p>
+
+ <p>--Vous me compromettrez bien plus encore, si cette déplorable aventure
+aboutit à un scandale... Quittons-nous et ne nous revoyons jamais! je
+n'avais que trop raison quand je vous disais que vous ne vous
+apparteniez pas... Notre tort à tous deux est de l'avoir oublié un
+instant.</p>
+
+ <p>--Je vous prouverai que je suis maître de ma personne et je vous jure
+bien que cette incartade n'aura aucune suite fâcheuse!</p>
+
+ <p>Un sourire sceptique effleura les lèvres de Mania.</p>
+
+ <p>--Vous vous abusez étrangement si vous supposez que Mme Moret se
+résignera au rôle d'épouse sacrifiée... Mais soit, j'admets qu'elle
+passe l'éponge sur vos méfaits actuels; croyez-vous qu'elle se montrera
+plus tard d'aussi bonne composition?... Vous vivrez dans de continuelles
+transes, et moi, je serai constamment sous le coup d'un nouvel éclat...
+Grand merci! L'algarade de tantôt me suffit!</p>
+
+ <p>Jacques eut un geste d'impatience et de colère.</p>
+
+ <p>--Non, poursuivit Mme Liebling, il faut nous quitter... et cela aussi
+bien pour mon repos que dans l'intérêt de votre avenir... Souvenez-vous
+de ce que je vous disais à la villa Endymion: «Une mauvaise fée m'a jeté
+un sort, et je suis destinée à faire souffrir ceux qui m'aiment le
+mieux...» Cela s'est vérifié déjà, tenons-nous-en à cette première
+expérience... Adieu!</p>
+
+ <p>Elle s'était levée et se dirigeait vers la porte. Mais Jacques ne
+l'entendait pas ainsi. La vue de Mania si adorable à travers ses larmes,
+les obstacles mêmes qu'elle venait de lui faire pressentir,
+l'enflammaient davantage et le poussaient à tout sacrifier pour
+s'assurer la possession de celle dont il ne pouvait envisager l'abandon
+sans une atroce douleur.</p>
+
+ <p>-Je ne vous laisserai point partir! protesta-t-il en lui saisissant les
+mains... Vous parlez de souffrances?... Mais vous ne pouvez concevoir
+combien je serais misérable si je vous savais perdue pour moi!...
+Maintenant que je vous ai serrée dans mes bras, j'ai besoin de vous
+comme de l'air que je respire... Vous êtes tout l'intérêt et toute la
+passion de ma vie... Que m'importent mon art et l'avenir, si je ne vous
+ai plus? Que m'importe le monde, si je ne vous y retrouve plus?... Je
+vous appartiens et, si, vous me quittez, c'est fini de moi!</p>
+
+ <p>Elle lui jeta un pénétrant regard, le jugea profondément épris et
+sincère et, gagnée elle-même par la flamme qui brûlait en lui, elle
+repartit avec une exaltation hautaine:</p>
+
+ <p>--Certes, je crois que vous m'aimez... Mais, si vous voulez que je vous
+aime, il faut que vous m'apparteniez autrement qu'en paroles... Plus de
+partage... Ou moi ou l'autre... Choisissez!</p>
+
+ <p>--Vous, murmura-t-il subjugué, mais vous tout entière!</p>
+
+ <p>--Soit, reprit-elle en lui serrant violemment les mains; seulement je
+veux être assurée contre le retour possible de scènes pareilles à celle
+de tout à l'heure. Personne ne doit avoir de droits sur vous que moi...
+Me donnant librement, j'exige que vous vous rendiez complètement
+libre... Le pourrez-vous?</p>
+
+ <p>Cette interrogation, qui semblait mettre en doute sa force de volonté,
+acheva chez Jacques ce que le magnétisant regard de Mania avait
+commencé. Il releva ce défi jeté à son énergie virile, et s'écria
+impétueusement:</p>
+
+ <p>--Demain, je serai libre!</p>
+
+ <p>Comme pour sceller sa promesse, il voulut reprendre Mme Liebling dans
+ses bras et boire de nouveau sur ses lèvres l'oubli de ce passé dont il
+allait se détacher, mais elle se dégagea vivement, et le tenant à
+distance:</p>
+
+ <p>--Non, dit-elle d'une voix ferme et caressante en même temps, quand vous
+aurez rompu vos liens, je vous rendrai mes lèvres... Pas avant!...
+Maintenant partons.</p>
+
+ <p>Tandis qu'elle descendait l'escalier, Jacques prenait congé de
+l'hôtesse. Il rejoignit Mania à vingt pas du landau. Le cocher, en
+voyant revenir sa maîtresse, avait tourné les chevaux dans la direction
+de Villefranche et ouvert la portière.</p>
+
+ <p>--Adieu! murmura la jeune femme en serrant la main de Jacques,
+rappelez-vous ce que vous m'avez promis, et ne revenez chez moi que
+lorsque vous pourrez y rentrer sans scrupule.</p>
+
+ <p>--Vous m'y verrez dès demain!</p>
+
+ <p>--Croyez-vous? répliqua-t-elle avec son ironie coutumière, je ne pense
+pas que les choses aillent si vite, et je vous donne jusqu'à samedi...
+Samedi, je serai seule, et je vous attendrai à six heures...</p>
+
+ <p>Elle sauta légèrement dans le landau. Tandis que les chevaux prenaient
+le trot elle se retourna encore vers Jacques, et ses yeux semblèrent lui
+crier:</p>
+
+ <p>--Souvenez-vous!</p>
+
+ <p>Dès que la voiture eut disparu, le peintre regagna la station de
+Beaulieu par le raccourci qui longe le rivage. Son retour avec Thérèse
+par le même sentier avait eu lieu trop récemment pour que le souvenir de
+cette nocturne promenade ne se représentât pas à son esprit. Néanmoins
+cette résonance du passé ne réussit ni à toucher son c&oelig;ur ni à amortir
+sa passion. Il frissonnait d'amour rien qu'en se rappelant la saveur des
+lèvres de Mania, et il ne pensait qu'avec irritation à ces délices
+interrompues par la brusque apparition de Thérèse.--Par quel hasard
+maudit ou par quelle préméditation agressive avait-elle choisi pour but
+de promenade ce village de Saint-Jean? Lechantre seul pouvait lui donner
+l'explication de cette malencontreuse fantaisie, et il résolut d'aller
+la lui demander sur-le-champ. D'après ce que lui apprendrait le
+paysagiste, il dresserait un plan de conduite et chercherait le moyen le
+plus sûr d'arriver à une séparation, sans éclat. Il désirait rompre sans
+retard; il était las de biaiser et de mentir, il voulait sortir a tout
+prix de cette situation équivoque. Pourquoi, d'ailleurs, se
+laisserait-il arrêter par des considérations sentimentales ou des
+scrupules de fausse délicatesse? Thérèse n'avait-elle pas la première
+manifesté des intentions hostiles? Ne lui avait-elle pas nettement
+déclaré qu'elle se détachait de lui?... Elle serait mal venue,
+maintenant, à s'étonner de ce qu'il la prenait au mot.--Toutes ces
+réflexions lui montaient impétueusement au cerveau avec des soubresauts
+pareils à ceux d'un liquide qui entre en ébullition. Puis, dans des
+intervalles d'accalmie, à l'aspect de cette paisible côte de Beaulieu où
+les ombres du couchant s'allongeaient déjà, il songeait aux rapides
+changements qui s'étaient opérés dans sa vie depuis la soirée où il
+avait pour la première fois suivi ce sentier. Quand il y était venu,
+quelques semaines auparavant, l'amour de Mania se remuait à peine en lui
+comme le germe dans la semence. Il ne l'envisageait que comme une
+romanesque hypothèse, un château en Espagne doucement chimérique. Il
+n'en considérait que les lignes aimables, les vaporeux contours et les
+sommets idéalement éclairés. Si on lui eût dit alors que, pour réaliser
+ce rêve séduisant, pour asseoir en terre ferme ce château aérien, il lui
+faudrait oublier la foi jurée, tromper une femme qui se reposait sur sa
+loyauté, mentir à toute heure et, finalement, rompre avec tout son
+passé, certes, il se fut récrié, il aurait déclaré la chose indigne de
+lui... Et pourtant un mois s'était écoulé à peine; les mêmes géraniums
+qui avaient frôlé la robe de Thérèse poussaient encore dans le chemin
+leurs tiges fleuries, et toutes ces suppositions qui lui avaient paru
+inadmissibles étaient devenues la réalité. Il avait suffi d'une première
+faiblesse, d'une abdication momentanée de sa volonté, pour que des actes
+irréparables se succédassent fatalement les uns aux autres, comme ces
+générations d'insectes dont on ne peut plus arrêter la fécondité...</p>
+
+ <p>En sortant de la gare, Jacques se fit conduire au port Lympia. A peine
+eut-il mis le pied sur la passerelle de l'<i>Hébé</i>, qu'il aperçut
+Lechantre se promenant sur le pont d'un air soucieux. Le paysagiste
+agita les bras et courut au-devant de son élève:</p>
+
+ <p>--Je t'attendais, dit-il laconiquement.</p>
+
+ <p>Il quitta le yacht et entraîna Jacques vers la partie la plus déserte du
+quai.</p>
+
+ <p>--Mon cher, poursuivit-il, je suis désolé de ce qui est arrivé... C'est
+moi qui, sans penser à mal, ai emmené ces dames à Saint-Jean... Mais
+aussi pourquoi diable ne me prévenais-tu pas? Quand on commet d'aussi
+dangereuses sottises, c'est bien le moins qu'on en avise ses amis...
+Pouvais-je prévoir que tu choisirais une salle d'auberge pour y donner
+tes rendez-vous?</p>
+
+ <p>--D'abord je n'en savais rien moi-même... Enfin le mal est fait et il
+s'agit maintenant de prendre une résolution... Où est Thérèse?</p>
+
+ <p>--Je viens de la reconduire chez toi avec ta mère et ta s&oelig;ur.</p>
+
+ <p>--Que vous a-t-elle dit?</p>
+
+ <p>--Absolument rien... Devant Mme Moret et Christine elle a jugé
+naturellement à propos de se taire. Elle a même affecté pendant le
+trajet une sérénité que j'admirais, mais qui me serrait le coeur, car,
+telle que je la connais, elle a dû souffrir atrocement... Ah! c'est une
+vaillante, celle-là, et les belles dames que tu fréquentes ne lui vont
+pas à la cheville!</p>
+
+ <p>Jacques eut un geste d'impatience.</p>
+
+ <p>--Fâche-toi tant que tu voudras, tu ne m'empêcheras pas de te parler
+net... Mon garçon, je comprends tous les emballements... Je les
+comprends d'autant mieux que moi-même, malgré mon âge, je suis toqué de
+cette friponne de Peppina qui me mène par le bout du nez; mais moi, du
+moins, je suis célibataire, tandis que tu es marié à une respectable et
+adorable femme... Et puis, sacrédié, il y a un terme à toutes les
+folies!... Si tu as été grisé par ton Autrichienne, l'aventure de tantôt
+a dû vous jeter à tous deux un joli seau d'eau sur la tête. Comment
+vas-tu te tirer du pot au noir dans lequel tu barbotes? Es-tu venu me
+trouver pour que je te donne un coup d'épaule et un bon avis?... En ce
+cas, écoute-moi: tu n'as qu'un parti à prendre... Va rejoindre Thérèse,
+jette-toi à ses pieds et humilie-toi; puis, dès demain, file sur Paris
+avec toute ta famille. D'abord ta femme te tiendra rigueur, et dame,
+après ce qui s'est passé, elle en a bien le droit; mais elle t'aime, au
+fond, et quand vous serez loin d'ici, quand elle aura constaté ton
+repentir et ta ferme résolution de ne plus pécher, elle trouvera encore
+dans son c&oelig;ur assez de tendresse pour te pardonner... Ça y est-il et
+dois-je l'aller préparer à ta visite?</p>
+
+ <p>--Non, répondit Jacques violemment, c'est impossible!... Je connais
+Thérèse, elle m'a condamné dans son esprit et elle restera inflexible...
+D'ailleurs, se laissât-elle fléchir, il serait trop tard... Je suis
+amoureux de Mania et j'ai lié ma vie à la sienne.</p>
+
+ <p>Toi! se récria Lechantre en haussant les épaules, toi, Jacques Moret,
+fils d'un cultivateur de Rochetaillée, peintre de ton métier et l'espoir
+de l'école française, tu prétends enchaîner ta vie à celle de cette
+grande dame nomade, qui était hier à Vienne, et qui sera demain à
+Florence on à Naples?... Ah! elle est bien bonne!... Innocent! c'est
+comme si tu voulais lier intimité avec l'eau d'un torrent ou avec le
+vent qui passe!... Parce qu'elle a bien voulu t'honorer de ses faveurs,
+tu t'imagines qu'elle va se considérer comme engagée dans des liens
+indissolubles!... Mais, mon pauvre garçon, il n'y a rien de commun entre
+toi et elle. Tout vous sépare: la naissance, l'éducation et le milieu.
+En ce moment tu amuses sa curiosité et sa vanité: elle n'est pas fâchée
+de se payer pour amant un peintre en renom et de vérifier si les
+artistes font l'amour autrement que les grands seigneurs. Seulement,
+quand son caprice sera satisfait, elle te lâchera comme un article qui a
+cessé de plaire. Elle te remplacera par une nouvelle fantaisie et un
+beau matin elle partira pour des pays inconnus... Ah! malheureux, ces
+grandes coquettes-là sont les pires femmes auxquelles on puisse
+s'attacher... Si tu prends ta baronne au sérieux, tu n'es pas au bout de
+tes peines et tu t'apprêtes de la misère pour le restant de tes jours!</p>
+
+ <p>--Possible... J'ai déjà souffert par elle et je prévois qu'elle me fera
+souffrir encore, car elle est violente et fantasque... Mais, dussé-je
+endurer mille peines plus cruelles, je persisterais dans ma folie, parce
+qu'un instant de bonheur auprès de Mania rachète des journées
+d'angoisse... Parce que je l'aime enfin!</p>
+
+ <p>Sacrebleu! s'exclama Lechantre furieux, qu'a-t-elle donc de si
+extraordinaire? Quel philtre t'a-t-elle fait boire pour te mettre dans
+cet état d'insanité?... Je l'ai vue, moi, cette Mania, et elle ne m'a
+nullement ébaubi. Un nez trop court, des pommettes saillantes, des yeux
+de chat sauvage et un sourire traître... Ma parole d'honneur, voilà bien
+de quoi se monter le coup! J'en suis encore à me demander pourquoi tu la
+préfères à Thérèse, qui est charmante et qui a des lignes d'une
+beauté!...</p>
+
+ <p>Pourquoi?... Comment pouvez-vous m'adresser de pareilles questions?...
+Pourquoi? Mais je vous l'ai déjà dit, parce qu'elle ne ressemble en rien
+à Thérèse. Elle a pris dans mon c&oelig;ur une place jusque-là inoccupée...
+Thérèse est la sagesse et la pureté en personne, mais Mania est la
+passion même avec tous ses enchantements. Elle a donné à mon esprit et à
+ma chair des émotions non encore éprouvées; elle a ouvert mes yeux sur
+un monde qu'ils n'avaient jamais entrevu qu'en rêve. Elle exerce sur moi
+une séduction pareille à celle de ce pays-ci, une séduction où les sens
+ont autant de part que l'âme et où cependant il n'entre rien de grossier
+ni de brutal, où tout est rare et exquis. En un mot comme en cent, elle
+me possède et je suis prêt à tout quitter pour la suivre.</p>
+
+ <p>A mesure que Jacques parlait, la joviale figure de Lechantre se
+rembrunissait et exprimait une consternation indignée.</p>
+
+ <p>--Ce que je vous dis vous scandalise? ajouta l'artiste d'un air de
+bravade.</p>
+
+ <p>--Non pas, ça me dégoûte seulement! répondit Francis; tes effusions me
+rappellent les confidences de certains camarades, qui étaient comme toi
+très ensorcelés par une femme, et qui en ont pâti... Je reconnais les
+mêmes raisonnements, et cette ressemblance m'amène à conclure que ton
+caractère n'est pas à la hauteur de ton talent... Mon garçon, tu
+dérailles... Je ne m'esquinterai pas à te faire de la morale, je sais à
+quel point c'est inutile... Mais, puisque tu repousses toute tentative
+de réconciliation, que veux-tu de moi et quels sont tes projets?</p>
+
+ <p>--Avant tout, je veux éviter un éclat qui serait désastreux pour tout le
+monde... Maman et Christine partent après-demain matin et il est inutile
+que leur départ soit attristé par des scènes pénibles. Il faut quelles
+s'en retournent à Paris avec la conviction que nous sommes toujours
+heureux ici... Après... après, répéta Jacques avec un invincible
+serrement de c&oelig;ur, Thérèse et moi nous reprendrons mutuellement notre
+liberté. Elle a assez de fortune pour vivre indépendante, et si elle
+désire retourner au Prieuré, je n'y mettrai aucune opposition. Soyez
+assez bon pour me servir d'intermédiaire auprès d'elle. Dites-lui que la
+seule grâce que je lui demande, c'est de dissimuler jusqu'au départ de
+maman... mais ne lui laissez pas ignorer ma résolution de recouvrer
+ensuite ma pleine et entière liberté d'action.</p>
+
+ <p>--C'est ton dernier mot?</p>
+
+ <p>--Oui.</p>
+
+ <p>--Tu es un misérable inconscient, et tout autre que moi t'abandonnerait
+à tes sottises!... Mais il y a d'autres intérêts en jeu que les tiens et
+je suis le seul qui puisse m'entremettre pour amortir le coup que ton
+égoïsme et ta folie vont porter à ceux qui t'aiment. J'accepte donc la
+mission, si désagréable quelle soit... Va m'attendre sur le boulevard
+Dubouchage; je t'y rejoindrai dès que j'aurai vu Thérèse...</p>
+
+ <p>Il héla un cocher qui passait et se fit conduire rue Carabacel, tandis
+que Jacques gagnait à pied le boulevard.</p>
+
+ <p>Lechantre trouva Thérèse dans le salon sans lumière. Christine et Mme
+Moret s'étaient retirées dans leur chambre pour commencer les
+préparatifs du départ et la jeune femme, étendue dans un fauteuil, les
+yeux brûlants, la tête enfiévrée, regardait machinalement le jardinet
+s'enténébrer peu à peu. Le paysagiste lui serra silencieusement la main
+et l'entraîna sur le perron.</p>
+
+ <p>--Jacques est près d'ici, commença-t-il, je le quitte à l'instant... Il
+m'a chargé de venir vous parler.</p>
+
+ <p>--Que me veut-il encore? demanda-t-elle d'un ton âpre; s'il espère me
+toucher par de nouvelles scènes hypocrites, prévenez-le qu'il perd son
+temps... Je suis fixée maintenant sur la sincérité de ses désespoirs et
+la facilité de ses parjures... Ma crédulité est à bout.</p>
+
+ <p>--Il ne s'agit malheureusement de rien de pareil, repartit Francis;
+Jacques a le sentiment de ses torts et il reconnaît que vous avez le
+droit de vous montrer implacable... Il vous supplie seulement d'éviter
+un éclat et de ne rompre ouvertement avec lui qu'après le départ de sa
+mère et de sa s&oelig;ur.</p>
+
+ <p>Thérèse se mordit les lèvres pour comprimer un sanglot. En dépit de sa
+légitime indignation, à la vue de Lechantre, elle avait espéré qu'il
+venait lui apporter des paroles de repentir et que Jacques essaierait
+une dernière fois de rentrer en grâce. L'injurieuse indifférence avec
+laquelle ce mari infidèle supportait l'idée d'une séparation imminente
+acheva de lui ulcérer le c&oelig;ur.</p>
+
+ <p>--Ah! murmura-t-elle avec amertume, il craint un éclat!... Il a peur
+pour la réputation de sa maîtresse... Vous pouvez le rassurer; j'ai trop
+souci de ma dignité pour ébruiter son aventure. Le scandale me répugne
+autant que la trahison et personne ne saura que j'ai surpris mon mari
+avec cette femme, dans une chambre d'auberge. Je me tairai comme je me
+suis tue jusqu'à présent... Je pousserai même l'indulgence... ou le
+mépris, comme vous voudrez, jusqu'à lui faire bon visage en présence de
+sa mère et de Christine.</p>
+
+ <p>--Je reconnais la votre grand c&oelig;ur et votre force d'âme, Thérèse, mais,
+si vous m'en croyez, vous vous montrerez encore plus magnanime...
+Jacques est affolé en ce moment; non seulement il compromet son
+caractère dans cette aventure, mais il risque d'y perdre ses meilleures
+qualités d'artiste et de gâcher sa vie... Or, vous qui êtes la plus
+forte, vous devez être aussi la plus généreuse... oh! ajouta-t-il en
+répondant à un véhément geste de dénégation de la jeune femme, je ne
+vous demande pas de pardonner sur-le-champ!... mais un jour, quand il
+aura pâti de sa sottise, ce qui ne tardera guère, promettez-moi de ne
+pas vous montrer implacable.</p>
+
+ <p>--Monsieur Lechantre, répliqua Thérèse en lui posant sur la main sa main
+glacée, ne me parlez point de pardon... Je ne suis pas une pâte à
+martyre et je ne sais pas me résigner... Dès les premiers soupçons qui
+m'ont tourmentée, j'ai prévenu votre ami... Une fois que mon c&oelig;ur s'est
+fermé, il ne se rouvre plus. Je vous promettrais d'oublier, que je
+mentirais... Non, je veux rester sincère avec les autres comme avec
+moi-même et c'est pourquoi je vous le déclare nettement ce soir, je ne
+pardonnerai pas... Je dissimulerai jusqu'au départ de Mme Moret...
+N'exigez pas davantage.</p>
+
+ <p>--Et après, ma pauvre enfant, quand vous resterez face à face avec
+Jacques?</p>
+
+ <p>--Après? murmura-t-elle avec un accent navrant, il n'y aura rien
+«après». Des ce soir, je commencerai mes malles... J'ai un bon prétexte
+pour m'éloigner sans esclandre... Ayant déjà servi de chaperon à Mme
+Moret et à Christine, il est tout simple que je les accompagne encore.
+Je les reconduirai à Paris, mais je ne rentrerai plus a Nice... Oh! non,
+s'exclama-t-elle, je ne reviendrai plus dans cette misérable ville!...
+J'y ai trop souffert... Vous pouvez en informer votre ami... Cela lui
+procurera sans doute un agréable soulagement!...</p>
+
+ <p>Elle continuait de parler avec une sarcastique âpreté; mais dans ses
+yeux étincelants on devinait des larmes sur le point de jaillir et
+Lechantre se sentait lui-même gagné par l'émotion.</p>
+
+ <p>--Une fois à Paris, demanda-t-il, comptez-vous rester près de Mme Moret?</p>
+
+ <p>--Non, répondit-elle résolument, cela ne serait pas possible; je
+trouverai un prétexte pour m'éloigner... Je retournerai à Rochetaillée
+et je redeviendrai une paysanne. C'était mon lot, voyez-vous, et je
+n'étais pas faite pour vivre ailleurs. Ah! mon pauvre Prieuré, pourquoi
+n'y suis-je pas restée avec mes préjugés et mes illusions?...</p>
+
+ <p>En dépit de ses efforts, les larmes rebelles s'échappèrent; mais elle
+eut honte de montrer sa faiblesse. Reprise d'un accès de fierté, elle
+s'essuya les yeux avec dépit, et tendant la main au paysagiste:</p>
+
+ <p>--A tout à l'heure, n'est-ce pas? balbutia-t-elle, vous viendrez dîner
+avec nous!</p>
+
+ <p>Puis elle rentra précipitamment dans le salon et disparut.</p>
+
+ <p>Lechantre quitta le jardin et alla rejoindre Jacques qui piétinait,
+inquiet, sur le trottoir du boulevard. Il lui rendit compte du résultat
+de son entrevue et lui annonça les résolutions prises par Thérèse.</p>
+
+ <p>--Tu es une brute, ajouta-t-il, et ta femme est un ange...</p>
+
+ <p>Bien que les progrès de sa passion eussent singulièrement endurci sa
+sensibilité et développé son indifférence pour tout ce qui ne se
+rapportait point à Mania, le peintre frissonna en apprenant l'imminence
+de ce déchirement qu'il avait provoqué. La rapidité avec laquelle se
+précipitaient les événements, et la décision énergique de Thérèse
+l'accablaient de confusion en même temps qu'elles remuaient en lui un
+mélange de regrets et de remords. Lorsqu'il rentra en compagnie de son
+ami dans le salon de la rue Carabacel et qu'il revit, à la lumière
+assourdie des lampes, à côté de la petite mère et de Christine, l'épouse
+qu'il venait d'offenser si grièvement, une rougeur lui monta au front et
+il lui fut impossible de dissimuler son malaise.--Thérèse avait eu le
+temps d'effacer la trace de ses larmes et de se composer une physionomie
+impassible. Elle reçut son mari avec cette gravité calme sous laquelle,
+depuis quelques semaines, elle déguisait les agitations de son âme; mais
+l'apparente sérénité de cet accueil, loin de diminuer la gêne de
+Jacques, la rendit encore plus pénible. Il ne savait guère dissimuler et
+son embarras n'échappa ni à la sollicitude de Mme Moret ni aux malignes
+investigations de Christine. Il s'efforça de feindre néanmoins et cet
+effort acheva de le mettre à la torture. Il lui fallut, pour sauver les
+apparences, questionner sa mère et sa s&oelig;ur sur l'emploi de leur
+après-midi et s'informer hypocritement de l'endroit quelles avaient
+choisi comme but de promenade.</p>
+
+ <p>Nous sommes allées à Saint-Jean, dit Christine; c'était une mauvaise
+inspiration... L'auberge où nous voulions nous arrêter était fort mal
+fréquentée, à ce qu'il paraît, et Thérèse elle-même, malgré ses
+préventions en faveur de Nice, a été obligée de battre en retraite...</p>
+
+ <p>Pendant qu'elle s'étendait avec complaisance sur cet incident de la
+promenade, Jacques changeait de couleur et n'osait plus lever les yeux,
+de peur qu'on ne s'aperçut de son trouble. Mais, s'il ne regardait
+personne, il n'échappait point pour cela aux regards des autres.
+Christine avait remarqué son attitude embarrassée, et, tout en
+l'observant en dessous, elle songeait: «Il se passe ici quelque chose de
+louche et certainement Jacques a un méfait sur la conscience. Est-ce
+que, par hasard, il tromperait sa femme?...» Cette supposition la
+réjouissait sourdement, et un sourire équivoque effleurait ses lèvres
+milices.</p>
+
+ <p>Lechantre, ayant conscience du trouble de Jacques et des tortures de
+Thérèse, se mettait en quatre pour rompre les chiens, et, grâce à lui,
+la soirée se termina sans encombre. Mais le lendemain le supplice se
+renouvela pour Jacques, obligé par décence à consacrer entièrement à sa
+famille cette dernière journée. Il errait comme une âme en peine dans
+l'appartement où baillaient des malles entrouvertes. Il évitait
+peureusement les occasions de se trouver seul à seul avec Thérèse, et
+cependant une despotique attirance le ramenait à chaque instant dans la
+pièce où la jeune femme vaquait à ses préparatifs. Ces tiroirs vidés, ce
+déménagement de menus objets à l'usage particulier de la jeune femme,
+disaient trop clairement un départ sans espoir de retour pour qu'il n'en
+éprouvât point une douloureuse émotion. La figure maintenant tragique de
+Thérèse lui semblait pleine de méprisants reproches. La comédie qu'il
+était tenu de jouer devant sa mère et sa s&oelig;ur l'humiliait et le
+dégradait à ses propres yeux. Il souhaitait que cette lamentable journée
+tirât à sa fin et en même temps il redoutait de la voir s'achever en
+songeant aux adieux du lendemain. Ces angoisses, ces remords et ces
+appréhensions l'enfiévraient. Les battements de son c&oelig;ur s'arrêtaient,
+des suffocations le prenaient, et, le malaise physique se joignant au
+malaise moral, il devenait irritable et, hargneux avec Christine. La
+petite mère, stupéfaite de ces brusques coups de boutoir, levait
+timidement des yeux navrés vers son Benjamin, qu'elle ne reconnaissait
+plus, et s'effrayant de la livide pâleur de son visage:</p>
+
+ <p>Qu'as-tu, mon fils? demandait-elle avec inquiétude en lui saisissant les
+mains, je ne t'ai jamais vu si irascible?... Te sens-tu malade ou est-ce
+le départ de Thérèse qui te contrarie? Parle-moi franchement, sinon je
+finirai par croire, comme Christine, que tu nous caches quelque gros
+chagrin.</p>
+
+ <p>Alors Jacques, honteux d'être si peu maître de lui, essayait de la
+rassurer avec des caresses, mais dans ses protestations comme dans ses
+démonstrations tendres il y avait je ne sais quoi de forcé et d'excessif
+qui sonnait faux: de sorte que la petite mère s'éloignait en hochant la
+tête et en gardant ses pensées chagrines.</p>
+
+ <p>Christine, à son tour, se vengeait des accès d'humeur de son frère en
+emmenant Thérèse à l'écart et en murmurant d'une voix perfidement
+compatissante:</p>
+
+ <p>--Voyons, vous pouvez bien me dire ça, à moi... Avouez qu'il y a de la
+brouille entre vous et Jacques!</p>
+
+ <p>Thérèse tressaillait et répondait sèchement:</p>
+
+ <p>--Vous rêvez... Vous avez trop d'imagination, Christine!</p>
+
+ <p>A quoi sa belle-s&oelig;ur repartait piquée:</p>
+
+ <p>--Non, je n'ai pas d'imagination, mais j'ai de bons yeux, et je
+m'aperçois bien que ni l'un ni l'autre vous n'êtes d'accord comme
+autrefois. Mais quoi! nous avons tous en ce monde nos croix à porter et
+j'avais bien prédit que ce beau feu ne durerait pas!</p>
+
+ <p>Enfin cette longue journée se termina. Le lendemain matin, Jacques et
+Lechantre conduisirent les voyageuses à la gare. Les instants qui
+précédèrent le départ furent d'une tristesse morne. La petite mère
+s'éloignait avec de noirs pressentiments; Thérèse, tout en s'opiniâtrant
+dans sa rancune, songeait que sa vie était à jamais perdue; Jacques, au
+moment de recouvrer cette liberté qu'il avait si ardemment convoitée,
+était pris de peur. Ayant conscience de l'odieux de sa conduite envers
+sa femme, il se demandait avec effarement si cette mystérieuse Némésis,
+qui est comme latente au fond des choses, n'allait pas s'éveiller pour
+le punir férocement de sa déloyauté. Mais, tout en traînant leur
+tourment, ces trois êtres malheureux s'efforçaient de cacher leur
+angoisses et de se faire illusion l'un à l'autre. Leur maladroite
+dissimulation était navrante. Lechantre seul s'évertuait à jeter un peu
+de cordiale bonne humeur parmi cette tristesse.</p>
+
+ <p>--Ne vous faites pas de mauvais sang, disait-il à la maman Moret en lui
+serrant les mains, Jacques vous reviendra en bon état... Je reste à Nice
+et je me charge de veiller sur lui...</p>
+
+ <p>Immobile, un peu en arrière du groupe, Jacques contemplait machinalement
+le spectacle de la gare avec son tumultueux va-et-vient de voyageurs.
+Invinciblement, il se rappelait les sensations éprouvées en cet endroit,
+trois semaines auparavant, lors du premier départ de Thérèse.--C'était
+le même aspect des choses: le même paysage vert et ensoleillé dans
+l'encadrement de la nef, les mêmes cris des facteurs, la même
+indifférence souriante de la marchande de livres devant son échoppe aux
+volumes multicolores; le même fracas de portières refermées. «En
+voiture!» criait-on comme jadis...</p>
+
+ <p>Son c&oelig;ur se déchira, un accès de sensibilité maladive lui mit des
+larmes dans les yeux. Il embrassa d'abord la petite mère et Christine,
+puis, quand il se trouva devant sa femme, il la tira brusquement à
+l'écart:</p>
+
+ <p>--Thérèse, balbutia-t-il, Thérèse...</p>
+
+ <p>Il était sur le point de lui crier: «Reste... Ne t'en va pas!» Mais,
+tandis qu'elle le regardait tristement, tout d'un coup l'image
+charmeresse de Mania passa de nouveau entre lui et l'épouse offensée et
+il ne se sentit pas le courage d'achever sa supplication. D'une voix
+étouffée il se borna à murmurer:</p>
+
+ <p>--Pardonne-moi!</p>
+
+ <p>Elle devina sans doute l'injurieux combat qui se livrait en lui, car
+elle le transperça d'un regard de mépris:</p>
+
+ <p>--Adieu! répondit-elle, vous me faites pitié!</p>
+
+ <p>Et fière, impassible, elle monta dans le wagon. Seulement, quand, la
+portière une fois fermée, le train se mit en marche, tandis que la maman
+Moret penchée en dehors envoyait un dernier signe de tête à son
+Benjamin, Thérèse appuya son front contre la paroi capitonnée et éclata
+en sanglots...</p>
+
+ <p>Le même soir, à cinq heures, fidèle à sa promesse, Jacques, tout pâle
+encore des transes du matin, entrait dans le salon de Mme Liebling.</p>
+
+ <p>Mania était seule. Elle vint au-devant de lui avec un sourire au coin
+des lèvres et l'interrogea silencieusement des yeux.</p>
+
+ <p>--Mania, dit-il, j'ai rompu avec mon passé et me voilà libre...
+Désormais je suis à vous tout entier!</p>
+
+ <p>Sans parler elle se rapprocha encore et lui tendit ses lèvres. Jacques
+la serra convulsivement contre sa poitrine et oublia ses derniers
+remords dans un baiser qui n'en finissait plus.</p>
+<br>
+
+ <h3>XV</h3>
+
+ <p>--<i>Christos vaskress!</i> (Christ est ressuscité.)</p>
+
+ <p>--<i>Voistina vaskress!</i> (Il est vraiment ressuscité.)</p>
+
+ <p>On célébrait la Pâques russe chez la princesse Koloubine. Chacun des
+habitués de la villa Endymion répétait cette pieuse salutation
+sacramentelle et embrassait la maîtresse du logis, au seuil de l'un des
+salons, transformé pour la solennité en salle à manger. Les encoignures
+de la grande pièce tendue de soie jaune était décorées de plantes
+épanouies: azalées, rhododendrons et lilas. Au centre, sur une longue
+table garnie d'une nappe à broderies rouges, les couverts reliés par des
+semis de fleurs coupées entouraient des plats de viandes froides:
+galantine, foie gras, sterlets du Volga, au milieu desquels s'étalaient
+l'énorme gâteau pascal et le traditionnel cochon de lait dans sa gelée.
+Ça et là, de petites tables étaient pareillement dressées dans les coins
+et un massif buffet supportait, comme supplément de victuailles, toute
+la collection des <i>zakouski</i> (hors d'&oelig;uvre) chers aux palais
+moscovites, ainsi que des carafons de liqueurs et des bouteilles de
+Champagne. Chaque nouvel arrivant, après avoir donné et reçu l'accolade,
+s'attablait, mangeait et buvait à sa fantaisie, tandis que les maîtres
+d'hôtel en habit noir vaquaient silencieusement au service. L'éclatante
+blancheur du linge russe s'harmonisait doucement avec la pâleur des
+roses et le scintillement de la lourde argenterie de famille. La
+fragrance des lilas se mêlait à l'appétissante odeur des mets fortement
+aromatisés et aux senteurs anisées du kummel. Les convives d'âge mur se
+succédaient autour de la longue table où leur appétit sérieux trouvait
+amplement de quoi se satisfaire; les jeunes femmes et les jeunes gens
+choisissaient de préférence les petites tables plus intimes. On s'y
+contentait de gâteaux, de champagne ou de thé, mais on y fleuretait
+joyeusement. Le bruit des conversations médisantes ou tendres était
+accompagné en sourdine par le frémissement du samovar. Sur ce
+bourdonnement de ruche se détachaient des rires, des détonations de
+bouchons de champagne, et toujours, comme un refrain:</p>
+
+ <p>--<i>Christos vaskress!</i></p>
+
+ <p>--<i>Voistina vaskress!</i></p>
+
+ <p>Puis de nouvelles embrassades.</p>
+
+ <p>La fleur de la colonie russe était là.--Brune, le teint mat, les yeux
+noirs comme des mures, la belle Mme Nicolaïdès, vêtue de rouge,
+emplissait le salon des éclats de sa voix brève;--assise en face du
+vice-consul, la blonde comtesse Nadia de Combrières montrait hardiment
+dans l'échancrure carrée de son corsage bleu pâle sa gorge opulente à
+peine voilée de tulle;--puis, ça et là, de vieilles connaissances: la
+petite baronne Pepper et son fidèle Jacobsen: Flaminius Ossola se
+faufilant de groupe et groupe et baisant obséquieusement la main aux
+dames; Mme Acquasola, se remettant des émotions de la roulette en face
+d'une large tranche de cochon de lait et d'une coupe de R&oelig;derer.--Sonia
+Nakwaska rôdait à l'entrée du salon, tendant sa pâle frimousse de
+gavroche à chaque visiteur, et profitant vicieusement de la solennité
+pascale pour se faire embrasser sur la bouche. Ayant l'air de grelotter
+dans sa robe de damas héliotrope, la frileuse et frêle Mme Nakwaska
+s'était assise près de la cheminée et regardait manger Mme Acquasola, en
+suivant ses moindres gestes du regard jaloux d'une femme que sa gastrite
+condamne à la diète.</p>
+
+ <p>--Êtes-vous heureuse, comtesse, d'avoir bon appétit!... Moi, disait-elle
+de sa voix nasillarde, je n'ai d'estomac qu'au jeu... Comment
+trouvez-vous le cochon de lait?</p>
+
+ <p>--Exquis, Anna Egorowna, tout à fait savoureux! répondait l'autre, la
+bouche pleine.</p>
+
+ <p>--Remerciez-moi, ma chère, c'est à moi que vous le devez. Si je n'avais
+été là, nous aurions eu une Pâques sans cochon de lait... Le cuisinier
+avait couru tout Nice sans rien trouver; ma s&oelig;ur se désolait, mais dans
+les questions de ménage elle n'est d'aucune ressource, elle plane trop
+haut dans les nuages. Donc, j'ai fait atteler, j'ai battu la campagne,
+et j'ai enfin déterré dans une ferme cet animal que j'ai rapporté tout
+vif... Même je lui ai coupé sur la queue un bouquet de poils que je
+garde au fond de mon porte-monnaie. C'est un fétiche, vous savez, et
+j'irai demain à Monte-Carlo jouer cinq louis sur le zéro...</p>
+
+ <p>Mme Nakwaska riait de son rire de chèvre, tout en regardant à travers la
+glace sans tain le coup-d'&oelig;il des voitures qui prenaient la file sous
+la marquise. Au loin, dans la perspective des allées fraîchement
+ratissées, on voyait les coupés et les landaus gravir au pas les rampes
+en pente douce et contourner les pelouses semées de boutons d'or. Bien
+qu'on fut au 13 avril, le mistral soufflait, et les massifs d'oliviers,
+fouettés par le vent, détachaient le retroussis argenté de leur
+feuillage sur le bleu cru du ciel. Les visiteurs descendaient de
+voiture, frileusement boutonnés dans leur pardessus au col relevé; les
+dames, emmitouflées dans leur pelisse, se précipitaient frissonnantes
+vers le vestibule. A chaque instant, le valet de pied annonçait de
+nouveaux hôtes. Parmi les derniers arrivants se trouvaient Jacques Moret
+et Francis Lechantre.</p>
+
+ <p>En dépit de ses sages résolutions, Lechantre, qui, dans le principe,
+avait l'intention de rester seulement quelques semaines à Nice, y était
+maintenant depuis plus de deux mois. Il avait laissé partir le yacht de
+son ami; chaque jour il se jurait de regagner Paris, et chaque jour
+aussi il ajournait son départ sous le prétexte de tenir compagnie à
+Jacques. Au fond, le brave paysagiste subissait comme les autres la
+séduction des plaisirs niçois, et les yeux de Mlle Peppina le tenaient
+enchaîné au littoral. Il avait toujours été très enfant, malgré ses
+soixante ans sonnés, et le rajeunissement, dont il attribuait tout
+l'honneur à Nice, se manifestait en lui, surtout, par une recrudescence
+de voluptuosité et de gaminerie naïves. D'ailleurs, il avait découvert
+dans les environs de nombreux motifs de tableaux, et, comme il était
+doué d'une rare puissance de travail, il abattait de la besogne tout en
+faisant la fête. Parfois seulement, en constatant chez Jacques un état
+psychologique inquiétant, il était pris de scrupules, avait des accès de
+rigorisme, et, pendant quelques heures, déblatérait contre l'influence
+débilitante de cette ville, qu'il appelait «la Capoue moderne.» Il
+jurait alors ses grands dieux qu'il allait boucler ses malles et qu'il
+partirait seul, si Jacques refusait de le suivre; mais il suffisait d'un
+beau coucher de soleil sur la mer, d'un souper avec Peppina, d'une
+promenade parmi les citronniers en fleurs de Beaulieu, pour l'incliner à
+l'indulgence et le plonger en une béatitude épicurienne. S'étant
+constitué <i>in petto</i> le mentor de son ancien élève, il devenait mondain.
+Sa verve communicative, sa jeunesse d'esprit, ses charges d'atelier,
+étaient fort choyées dans les salons où Jacques l'entraînait très
+souvent. Ce dernier avait repris goût aux distractions de la haute vie.
+On le rencontrait dans la plupart des réunions de la colonie russe, et
+notamment chez la princesse Koloubine. Seulement, au rebours de
+Lechantre, il n'y brillait ni par la bonne humeur ni par l'amabilité. Il
+semblait y traîner une lourde et irritante lassitude, et s'y ennuyait,
+en effet, y venant non pour son plaisir, mais uniquement pour y
+retrouver Mania.</p>
+
+ <p>Sa liaison avec Jacques n'avait nullement modifié les façons de vivre de
+Mme Liebling. Elle était restée foncièrement mondaine, et, contrairement
+aux espérances du peintre, l'amour ne lui avait inspiré ni le désir de
+l'isolement ni le renoncement à ces succès de coquetterie et d'élégance
+dont elle était coutumière. En se donnant à Jacques, elle n'entendait
+rompre ni avec ses habitudes ni avec ses relations. Elle avait conservé
+ses heures de réception, visitait comme devant ses nombreux amis, ne
+manquait ni un bal, ni un pique-nique, ni un spectacle. Au milieu de ces
+dissipations quotidiennes, dans cette vie en l'air, dont chaque
+indifférent prenait un morceau, c'était à peine si l'homme qu'elle
+aimait pouvait, de loin en loin, jouir de quelques heures de tranquille
+tête-à-tête. Il s'en plaignait parfois amèrement. Mania écoutait ses
+reproches avec son moqueur sourire au coin des lèvres, et répondait d'un
+ton câlin:</p>
+
+ <p>--Vous raisonnez comme un enfant!... Parce que je vous aime, est-ce un
+motif pour que je me fasse montrer au doigt? Si je changeais brusquement
+mon genre de vie, si je tournais le dos à mes amis pour me claquemurer,
+comme vous le désirez, on ne manquerait pas de s'en étonner, d'en
+chercher la raison, et, en vous voyant seul chez moi, on aurait vite
+résolu le problème... Autant vaudrait tout de suite afficher sur ma
+porte: «Mania Liebling a un amant.» Avec vos idées d'artiste, vous ne
+savez pas à quelle prudence est tenue une femme qui vit dans le monde...
+Sérieusement, de quoi vous plaignez-vous? Cela nous empêche-t-il de nous
+voir? N'avez-vous pas accès dans tous les salons où je fréquente et ne
+pouvons-nous nous y retrouver chaque jour?... Ingrat, ne sentez-vous
+pas, comme moi, ce qu'il y a de délicieux dans cette réserve que nous
+nous imposons, dans le mystère qui enveloppe notre amour?... Quand nous
+sommes dans le monde, au lieu de vous tracasser des indifférents qui
+m'entourent et souvent me fatiguent, ne devriez-vous pas être heureux de
+vous dire: «C'est moi seul qu'elle aime?...» Soyez bien convaincu que
+ces obstacles et cette contrainte donnent une saveur plus aiguë à la
+passion et qu'elle risquerait de s'attiédir dans la monotonie de trop
+continuels tête-à-tête!...</p>
+
+ <p>Mais Jacques n'était pas convaincu. Il avait rêvé une intimité plus
+étroite, où Mania serait toute à lui. Quand, bouillant de désir, il
+aurait voulu l'emporter dans une solitude murée, il s'accommodait mal de
+cette promiscuité mondaine, de cette sérénité avec laquelle Mme Liebling
+accordait aux exigences sociales la plus large part de sa vie. Il criait
+à l'injustice.--Elle, si exclusive, et qui l'avait voulu tout entier,
+pourquoi ne comprenait-elle pas qu'il s'irritait d'un partage aussi
+inégal?--Ces rendez-vous décommandés au dernier moment, cet hôtel de la
+rue de la Paix toujours encombré de visiteurs quand Jacques y accourait,
+avide d'une heure de tendres épanchements; ces parties de plaisir où il
+voyait Mania entourée d'adorateurs auxquels elle prodiguait ses
+sourires; tous ces déboires qu'il n'avait pas prévus le mettaient en
+rage et le poussaient à des accès d'humeur noire.--L'Ecclésiaste a
+raison! «Tout n'est que vanité et tourment d'esprit sous le soleil.» Dès
+que nos plus beaux rêves sont réalisés, ils fondent sous nos doigts
+comme de la neige et s'écoulent avec la rapidité de l'eau. L'illusion
+seule nous donne des joies pures.--Ces délices de la passion qui, de
+loin, apparaissaient à l'artiste semblables à un paradis enchanté, de
+quoi se composaient-elles en dernière analyse? De beaucoup d'heures
+d'anxieuse attente suivies de mortelles déconvenues; de quelques brèves
+minutes de volupté troublées par le pressentiment de leur courte durée;
+de longues journées énervantes, passées à en regretter la fuite ou à en
+désirer le retour incertain.--C'étaient là les fruits gâtés d'un amour
+pour lequel il avait sacrifié Thérèse et la petite mère et auquel il
+s'attachait néanmoins obstinément, espérant toujours, à force de
+fougueuse tendresse, vaincre les résistances de Mania et s'établir en
+maître absolu dans son c&oelig;ur.</p>
+
+ <p>En attendant, ces énervements et ces émotions commençaient à
+compromettre sa santé. Quelqu'un qui, après plusieurs mois d'absence,
+l'eût revu entrant dans le salon de la princesse Koloubine, eût été
+frappé de l'altération de ses traits:--la figure paraissait bouffie,
+l'&oelig;il brillait d'un éclat fébrile; le teint avait pâli, les lèvres
+étaient parfois d'une lividité bleuâtre. Pour la moindre contrariété,
+Jacques s'emportait et, quand il s'abandonnait à ces accès
+d'irritabilité, les battements de son c&oelig;ur devenaient tumultueux,
+intermittents, et l'oppression allait souvent jusqu'à la
+suffocation.--Ce jour-là, il avait assisté aux cérémonies de l'église
+russe, y avait aperçu Mania sans pouvoir l'aborder et, immédiatement
+après le déjeuner, avait entraîné Lechantre à la villa Endymion,
+comptant bien y rencontrer Mme Liebling. Après avoir salué la princesse,
+il s'était isolé dans l'encoignure d'une fenêtre et là, indifférent aux
+propos échangés autour des tables, il fixait des regards impatients sur
+la baie qui faisait communiquer le salon où l'on lunchait avec celui par
+lequel accédaient les visiteurs. A quelques pas de cette baie, la
+princesse se tenait, droite et imposante dans sa robe de velours noir,
+et tendait la main ou la joue aux nouveaux venus. Ainsi placée, elle les
+voyait arriver de loin, et sa longue figure empâtée s'éclairait d'un
+sourire plus ou moins avenant, calculé d'après l'importance ou le rang
+de la personne annoncée. Jacques étudiait anxieusement les variations de
+ce sourire apprêté, cherchant à y lire à l'avance la satisfaction
+provoquée par l'entrée de Mania, qui était la grande favorite du moment.
+Tout à coup les lèvres grasses de Mme Koloubine eurent un si aimable
+épanouissement que le c&oelig;ur du peintre sauta dans sa poitrine.--C'est
+elle!» pensa-t-il, et il s'acheminait déjà au-devant de son amie, quand
+un cruel désappointement l'arrêta...</p>
+
+ <p>La personne à laquelle s'adressait cette gracieuse bienvenue appartenait
+au sexe masculin. C'était un grand garçon d'une trentaine d'années,
+élégamment vêtu et remarquablement proportionné; un superbe échantillon
+du type slave dans sa beauté mâle:--brun, le nez un peu gros, mais la
+bouche finement modelée sous la barbe châtaine, les yeux bien ouverts,
+hardis et lumineux.--Il baisa galamment la main de la princesse qui lui
+rendit, à la mode russe, son baiser sur le front.</p>
+
+ <p>--Soyez le bienvenu, Serge Paulovitch, dit-elle, je suis heureuse de
+vous voir et de vous présenter à mes amis!</p>
+
+ <p>En même temps, elle lui prenait le bras et, faisant le tour des tables,
+stationnait un instant près de chaque groupe:</p>
+
+ <p>--Le prince Serge Gregoriew... Je suppose que son nom vous est déjà
+connu... Le prince est célèbre dans toute notre Russie depuis son
+expédition en Asie centrale. Il a parcouru les plateaux de la
+Mésopotamie et découvert le tumulus de Nemrod... N'est-ce pas, prince,
+un de ces soirs vous nous raconterez vos voyages?</p>
+
+ <p>Le prince souriait d'un air bon enfant, saluait, puis Mme Koloubine
+continuait sa tournée.--Jacques les connaissait, ces présentations ou
+plutôt ces exhibitions! Il se rappelait s'être promené de la sorte au
+bras de la princesse et avoir été, de la même façon pompeuse, expliqué
+aux notables habitués de la villa Endymion. Bien qu'il sût à quoi s'en
+tenir sur ces succès de curiosité, il ne put s'empêcher de faire un
+mélancolique retour en arrière et de songer que l'intérêt qu'il avait
+excité trois mois auparavant était déjà épuisé. Ce jeune voyageur aux
+robustes épaules, «qui avait parcouru les plateaux de la Mésopotamie»,
+accaparait maintenant les regards. Il allait devenir la <i>great
+attraction</i> du salon Koloubine, tandis que lui, le peintre de la
+<i>Rentrée des avoines</i>, redescendrait au niveau de Jacobsen ou de
+Flaminius Ossola.--Il fut piqué d'une pointe de mesquine jalousie à
+l'encontre du prince voyageur. Pour éviter d'avoir à lui serrer la main,
+il quitta sa place, s'éloigna dans une direction opposée et rôda d'un
+air maussade autour des petites tables où la présentation avait déjà eu
+lieu.</p>
+
+ <p>Assise devant un guéridon, Mme Acquasola, après s'être lestée de viandes
+froides et de gâteaux, achevait la digestion de cette collation
+copieuse, en buvant du thé avec Jacobsen, la baronne Pepper et Sonia
+Nakwaska. Tout en vidant les tasses, on causait du nouvel hôte de la
+princesse Koloubine.</p>
+
+ <p>--Hein? murmurait Sonia en reluquant le prince Gregoriew, quel beau
+garçon!... Maman l'a connu à Pétersbourg, lorsqu'il était
+chevalier-garde... Toutes les dames de la cour tombaient amoureuses de
+lui et la liste de ses bonnes fortunes était aussi longue que celle de
+Don Juan.</p>
+
+ <p>--Hé! hé! insinuait Jacobsen, il ne manque pas de jolies femmes à Nice
+et il pourra ajouter quelques numéros à son catalogue.</p>
+
+ <p>--Mes enfants, je crois que c'est déjà commencé, chuchota Mme Acquasola
+d'un ton confidentiel.</p>
+
+ <p>Vraiment, comtesse! interrompit la petite baronne, serait-ce vous, par
+hasard?</p>
+
+ <p>--Non, ma chère, ce n'est pas moi... Ces choses-là ne sont plus de mon
+âge. Je parle d'une dame plus jolie que je ne l'ai jamais été.</p>
+
+ <p>--Son nom, comtesse!... Vite, ne nous faites pas languir!</p>
+
+ <p>--Eh bien! il s'agit de la charmante baronne Liebling.</p>
+
+ <p>--Mania? répéta Sonia en ricanant, impossible, la place est prise!</p>
+
+ <p>--Petite, répliqua ingénument Mme Acquasola, lorsqu'une place a été
+prise une première fois, il n'y a pas de raison pour quelle ne le soit
+pas une seconde... Vous saurez ça, quand vous aurez mon expérience.</p>
+
+ <p>Cette allusion de la bonne dame à son expérience amusait fort le groupe,
+et Jacobsen, avec son air de pince-sans-rire, reprenait:</p>
+
+ <p>--Comment! madame Acquasola, vous croyez que ce beau coureur de pays a
+déjà fait un voyage à Cythère avec Mme Liebling?</p>
+
+ <p>--Je ne connais pas ce voyage dont vous parlez, repartit naïvement la
+comtesse; tout ce que je puis vous dire, c'est que Mania regarde le
+prince d'un &oelig;il très doux... Ils se sont rencontrés vendredi chez Mme
+Nicolaïdès et ne se sont guère quittés de la soirée; tout le monde a pu
+l'observer aussi bien que moi. Quand Mme Liebling est partie, le prince
+lui a offert son bras pour la reconduire jusqu'à sa voiture, d'où j'ai
+conclu...</p>
+
+ <p>Un coup de coude de Sonia l'arrêta en chemin; d'un clin d'&oelig;il espiègle,
+la jeune fille l'avertissait que Jacques Moret s'était approché de la
+table et prêtait l'oreille. Mme Acquasola devint cramoisie et s'empressa
+d'ajouter très haut:</p>
+
+ <p>--Du reste, les mauvaises langues seules peuvent y trouver à redire,
+cela ne prouve rien, et le prince s'est montré simplement poli...</p>
+
+ <p>--Comtesse, remarqua ironiquement Jacobsen, vous êtes la logique en
+personne!</p>
+
+ <p>Jacques avait déjà tourné les talons, mais pas un des propos de la
+petite table n'avait échappé à son attention, et comme une lave
+bouillante, un flot de jalousie lui brûlait le c&oelig;ur. Ce même vendredi
+soir, Mania lui avait écrit qu'elle ne pourrait le recevoir, «parce
+qu'une ennuyeuse corvée l'obligeait à sortir», et il apprenait
+maintenant en quoi consistait cette prétendue corvée. Mme Liebling
+s'était gardée de le prévenir qu'elle irait chez Mme Nicolaïdès. Elle
+craignait sans doute qu'il ne vînt l'y surprendre, et qu'il ne gênât ses
+coquetteries avec le prince Gregoriew!--Jacques se voyait déjà négligé
+pour le nouveau héros du jour, et, furieux d'avoir été joué, il mordait
+jusqu'au sang ses lèvres pâles. Dans sa pensée, cette rencontre chez Mme
+Nicolaïdès était préméditée, et il fallait que cette odieuse flirtation
+eût été poussée très loin pour qu'on en fît déjà des gorges chaudes!...
+La colère le secouait. Il tournait des regards ombrageux vers la petite
+table, et l'envie le prenait de chercher querelle à quelqu'un.</p>
+
+ <p>--Croyez-vous qu'il m'ait entendue? chuchotait Mme Acquasola, tandis
+qu'il s'éloignait.</p>
+
+ <p>--Dame! répondait méchamment Jacobsen, vous avez le verbe un peu haut,
+et à moins qu'il ne soit sourd...</p>
+
+ <p>--Ne pouviez-vous me faire signe?</p>
+
+ <p>--Pourquoi? demanda le médecin en feignant une ignorance absolue; en
+quoi les attentions de Mme Liebling pour le prince peuvent-elles
+offenser M. Moret?</p>
+
+ <p>--Mauvais plaisant!... Vous savez bien qu'il l'adore, et qu'il a quitté
+sa femme pour elle... Ah! je suis désolée!... Si je courais lui dire
+qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire?</p>
+
+ <p>--Entre nous, ce serait un mauvais moyen de raccommoder les choses...
+Laissez M. Moret s'en expliquer avec Mme Liebling... Je vous promets
+qu'elle s'en tirera mieux que vous. Tenez, précisément la voici...</p>
+
+<p class="rig"><img alt="" src="images/011b.png"></p>
+
+ <p>Mania venait en effet d'entrer, éblouissante comme une tombée de neige,
+dans sa robe de crêpe de Chine blanc garnie de dentelles. Dès que
+Jacques l'eut aperçue, il se dirigea précipitamment vers elle, mais il
+fut prévenu par le prince Gregoriew. Ce dernier s'était avancé d'un air
+empressé, et saluant Mme Liebling:</p>
+
+ <p>--<i>Christos vaskress!</i> murmura-t-il d'une voix très douce.</p>
+
+ <p>--Oh! prince, répondit Mania en riant, vous ne comptez pas que je vous
+embrasse, je suppose?... Ignorez-vous que je suis catholique romaine?...
+Pour moi, le Christ est ressuscité depuis treize jours, et vous arrivez
+un peu tard.</p>
+
+ <p>--Mieux vaux tard que jamais, insista galamment Serge Gregoriew.</p>
+
+ <p>--Vous y tenez donc beaucoup? reprit-elle en continuant de plaisanter;
+en ce cas, je n'ai rien à refuser à un homme qui a campé entre le Tigre
+et l'Euphrate, sur remplacement même du paradis terrestre... et je
+m'exécute... <i>Voistina vaskress!</i></p>
+
+ <p>En même temps elle tendait sa joue sur laquelle le prince déposait un
+respectueux baiser.</p>
+
+ <p>--Vous connaissez donc notre incomparable Mania? s'exclama la princesse
+Koloubine, qui survint; j'allais justement vous présenter l'un à
+l'autre.</p>
+
+ <p>--J'ai eu l'honneur de rencontrer la baronne Liebling chez Mme
+Nicolaïdès, repartit Serge Gregoriew en s'inclinant.</p>
+
+ <p>--A merveille... Puisque vous n'êtes plus deux étrangers, Serge
+Paulovitch, je vous constitue le cavalier de ma petite amie... Il y a là
+justement une table vacante... Mania chérie, du champagne ou du vin de
+Tokay?</p>
+
+ <p>--Non, princesse, merci; une simple tasse de thé et des sandwichs.</p>
+
+ <p>Sur un signe de Mme Koloubine, un maître d'hôtel avait apporté des
+viandes froides, du champagne et du thé sur la petite table, et le
+prince, après avoir offert une chaise a Mme Liebling, s'était assis en
+face d'elle.</p>
+
+ <p>Tandis que le prince la servait, Mania jetait un coup-d'&oelig;il circulaire
+sur les groupes épars dans le salon et cherchait à découvrir Jacques,
+mais le peintre, exaspéré par le baiser accordé à Serge Gregoriew,
+n'avait pu supporter le spectacle de Mania attablée avec celui qu'il
+considérait déjà comme un rival. Maladroit, ainsi que tous les amoureux
+sincères, il avait pris le parti de bouder au lieu de lutter d'amabilité
+avec cet étranger, et il s'était retiré dans la salle de billard où les
+hommes fumaient.</p>
+
+ <p>Là, on ne fleuretait pas, mais on buvait beaucoup de champagne pour
+arroser les <i>Zakouski</i> servis à profusion. Hors de la présence des
+dames, la conversation s'égayait de propos plus libres.</p>
+
+ <p>Francis Lechantre, mis en bonne humeur par le R&oelig;derer de la princesse,
+s'amusait à ébaudir l'auditoire cosmopolite groupé autour de lui, en
+lâchant la bride à sa blague parisienne.</p>
+
+ <p>--Non, messieurs, disait-il d'un ton gouailleur, vous voyez les choses
+par les petits côtés... Ce qui vous attire dans ce pays-ci et vous y
+retient, ce n'est ni Monte-Carlo et sa roulette, ni la promenade des
+Anglais avec ses palmiers pareils à des plumeaux, ni les orangers dont
+les fruits sont aigres comme des pommes à cidre. Les, salles de jeu
+toutes reluisantes d'or, nous les avions déjà vues à Bade; les palmiers,
+nous en possédons d'aussi beaux au jardin d'Acclimatation; des oranges,
+tous les épiciers en vendent... Non, ça n'est pas ça qui nous grise...
+C'est l'air et la lumière, c'est la joie de vivre qui éclate dans les
+yeux, dans les fleurs et dans le ciel; c'est une satanée odeur d'amour
+qui monte à la tête, qui fait trouver toutes les femmes jolies et qui
+rajeunit tous les visages. Voilà le vrai charme qui vous emballe, vous
+retourne comme un gant et qui nous fait battre la campagne!... Tenez,
+moi qui vous parle et qui ai passé l'âge des sottises, j'ai été déjeuner
+hier à la Ferme bretonne... J'ai horreur de ces endroits-là!... Mais j'y
+accompagnais une certaine Peppina qui a du phosphore dans les yeux et le
+diable au corps... Elle s'est pâmée devant les miroirs courbes où l'on
+se voit ridiculement aplati ou agrandi; elle m'a obligé à donner à
+manger aux cygnes et m'a attablé au jeu des <i>Nations</i> où j'ai perdu un
+billet de cent francs! Il prononçait ces derniers mots avec une emphase
+naïve, comme si cette perte de cent francs pouvait ébaudir des gens
+habitués à considérer cent louis comme une bagatelle, et il ajoutait en
+vidant son verre;--Eh! bien, j'ai trouvé tout ça délicieux... L'air de
+Nice, messieurs l'air de Nice!</p>
+
+ <p>En entendant cette enfantine confession, chacun éclatait de rire. Seul,
+Jacques ne se déridait pas. Il écoutait les charges de Lechantre sans
+les comprendre; regrettant déjà de s'être exilé du salon, il songeait
+qu'en ce moment Mania et le prince étaient assis l'un près de l'autre;
+une angoisse l'empoignait et il se demandait ce qui devait se passer
+entre eux, en son absence, ce qu'ils se disaient à mi-voix pendant ce
+tête-à-tête adroitement ménagé.</p>
+
+ <p>Ce qu'ils se disaient? Rien vraiment qui pût l'inquiéter et motiver sa
+bouderie jalouse. Leur conversation aurait pu être entendue par toutes
+les oreilles. C'était la causerie décousue, légère, des gens du monde,
+relevée seulement de temps à autre par une fine pointe de flirtation
+entre deux sourires. Mania interrogeait Serge Gregoriew sur ses voyages
+et celui-ci lui répondait avec un mélange de condescendance et de
+galanterie:</p>
+
+ <p>--Dites-moi, prince, avez-vous rencontré de jolies femmes dans votre
+expédition?</p>
+
+ <p>--Quelquefois, madame, mais jamais d'aussi charmantes que celles que je
+vois ici aujourd'hui, répliquait Gregoriew en enveloppant Mme Liebling
+du regard admiratif de ses yeux bruns, deux yeux foncés et lumineux, que
+l'habitude de contempler des cieux et des pays divers semblait avoir
+encore colorés et agrandis.</p>
+
+ <p><i>A suivre.</i><br>
+
+ <span class="rig"><span class="sc">André Theuriet.</span></span></p><br>
+
+ <p class="mid"><img alt="" src="images/011a.png"></p>
+
+<br><br>
+
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2499, 17 Janvier
+1891, by L'Illustration- Various
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, 17 JAN 1891 ***
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+Produced by Rénald Lévesque
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+opportunities to fix the problem.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
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+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
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Binary files differ
diff --git a/old/44812-h/images/010.png b/old/44812-h/images/010.png
new file mode 100644
index 0000000..5eae413
--- /dev/null
+++ b/old/44812-h/images/010.png
Binary files differ
diff --git a/old/44812-h/images/011a.png b/old/44812-h/images/011a.png
new file mode 100644
index 0000000..682ff09
--- /dev/null
+++ b/old/44812-h/images/011a.png
Binary files differ
diff --git a/old/44812-h/images/011b.png b/old/44812-h/images/011b.png
new file mode 100644
index 0000000..1aafc17
--- /dev/null
+++ b/old/44812-h/images/011b.png
Binary files differ
diff --git a/old/44812-h/images/cover.jpg b/old/44812-h/images/cover.jpg
new file mode 100644
index 0000000..f914aa3
--- /dev/null
+++ b/old/44812-h/images/cover.jpg
Binary files differ