diff options
| author | nfenwick <nfenwick@pglaf.org> | 2025-02-05 03:16:18 -0800 |
|---|---|---|
| committer | nfenwick <nfenwick@pglaf.org> | 2025-02-05 03:16:18 -0800 |
| commit | c60fb89106306a7444aa3696bae348a03a8f5a55 (patch) | |
| tree | 1c6f814692ece4f71735ff96a986c9ee016aee75 | |
| parent | dac800305d5b8f9a8d4992475ca756f7b73b22d5 (diff) | |
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 4 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 | ||||
| -rw-r--r-- | old/50580-0.txt | 5528 | ||||
| -rw-r--r-- | old/50580-0.zip | bin | 120690 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/50580-h.zip | bin | 329938 -> 0 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/50580-h/50580-h.htm | 8504 | ||||
| -rw-r--r-- | old/50580-h/images/cover.jpg | bin | 198886 -> 0 bytes |
8 files changed, 17 insertions, 14032 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..1a67b0f --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #50580 (https://www.gutenberg.org/ebooks/50580) diff --git a/old/50580-0.txt b/old/50580-0.txt deleted file mode 100644 index 9ac4d4f..0000000 --- a/old/50580-0.txt +++ /dev/null @@ -1,5528 +0,0 @@ -The Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: Sérénissime - roman contemporain - -Author: Ernest La Jeunesse - -Release Date: November 30, 2015 [EBook #50580] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME *** - - - - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐ - │ Note de transcription: │ - │ │ - │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été │ - │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été │ - │ conservée et n'ont pas été harmonisées. │ - │ │ - │ Les mots en italiques sont _soulignés_. │ - └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘ - - - - - _Il a été tiré de cet ouvrage_: - - _Dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande. - Cinq — — — papier du Japon._ - - - - -SÉRÉNISSIME - - - - -DU MÊME AUTEUR - - - Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus - notoires contemporains. Paris, Librairie académique, - 1896. - - L'Imitation de Notre Maître Napoléon. Fasquelle, - 1897. - - L'Holocauste, roman contemporain. Fasquelle, 1898. - - L'Inimitable, roman contemporain. Fasquelle, 1899. - - Demi-Volupté, roman. Offenstadt, 1900. - - Les Ruines, comédie en quatre actes. - - L'Huis clos malgré lui, un acte. - - Madame est morte, un acte. - - -POUR PARAITRE CES TEMPS-CI: - - Vivant, roman contemporain. - - Les Mémoires de M. le Comte X (1761-1835.) - - Sur, autour et parmi. - - Le Fossé de Bethléem. - - Servedieu, roman. - - Les infiniment petits, roman. - - Les Petites Icônes. - - - - - ERNEST LA JEUNESSE - - SÉRÉNISSIME - - — ROMAN CONTEMPORAIN — - - - PARIS - - BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER - - EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR - - 11, RUE DE GRENELLE, 11 - - 1900 - - Tous droits réservés - - - - - _POUR VOUS DEUX..._ - - - - -SÉRÉNISSIME - - - - -I - -UN LIT - - -—Ainsi, c'est aujourd'hui que tu tournes? - -—Que je tourne? répéta la jeune fille. Elle ne comprenait pas. - -D'un geste cruel, le jeune homme indiqua le lit où elle se faisait -petite et chatte. - -—Oui, précisa-t-il mauvaisement, que tu tournes mal! - -—Mon ami! - -Le jeune homme s'emporta: - -—Je ne suis pas ton ami. Je ne te connais pas. Tout à l'heure, je -croyais que tu vendais deux heures à toi, une nuit à toi, que -j'achetais de la chair, de la peau, du plaisir. Idiot! Tu te donnais! A -moi! Ah! c'est du propre! - -—Mais tu me disais tout à l'heure que tu m'aimais... - -—C'est le malheur! Je disais ça parce qu'on dit ça, dans ces -moments-là. Bonjour, bonsoir, un homme, une fille... On se tutoie, -puis on ne se rencontre plus... Et voilà que c'est moi le premier!... -On prévient! Tu m'aurais avoué que tu étais trop malheureuse, que tu -ne pouvais pas durer comme ça, que, puisque _la Presse_ ne se vendait -plus, tu te décidais à vendre autre chose, je t'aurais répondu: «Ma -petite, je sais ce que c'est d'être malheureux, je le suis moi-même, -mais attends encore! ou du moins cherche ailleurs! je n'aime pas les -saletés», et je t'aurais donné mes cent sous, pour rien, entends-tu? -pour rien! - -Il se rhabillait avec fureur. Il aurait voulu déchirer ses vêtements -sur soi, et il lui fallait l'inconscient souvenir de leur usure pour -qu'il les tirât seulement comme on tire l'oreille à une vieille -pauvresse. Il se rappelait le décor de tout à l'heure, pour le rayer, -les Champs-Élysées vagues et troubles comme une forêt de légende, une -forêt méchante où vont se perdre les omnibus, ses massifs, ses motifs -d'ombre où se tassent les vagabonds qui, entre la nature arrêtée aux -confins du Bois de Boulogne, à la Porte-Maillot,—en raison des droits -d'octroi,—et la pierre nue des cachots, trouvent cette transition où -ils traînent, les arbres consolateurs, les soirs libres, les nuits -effeuillées, chantantes et sanglotantes et les feux rouges de joie, les -feux verts d'espoir, jetés par les tramways au travers de la verdure, -des étoiles et des palissades. - -—Je te jure... commença la jeune fille. - -—Tu me jures? Ne mens pas! Tu es... tu étais vierge! Et c'est moi que -tu as pris, bon Dieu! C'est moi qui t'ai pris... Ah! malheureuse! -malheureuse! - -Elle ne pleurait point. - -—Souviens-toi! reprit-il moins durement. Tu m'as offert _la Presse_. Je -t'ai montré que je n'avais pas de monnaie, que je n'avais qu'une pièce -de cinq francs. Pourquoi m'as-tu dit que je pouvais te laisser toute la -pièce? Je croyais que tu savais... Il n'y a qu'une qui sait pour dire -des choses pareilles. - -—Je t'ai expliqué que j'avais faim... - -—Ça n'est pas une raison. Au contraire. Quand je t'ai offert un verre -de vin et un petit pain, tu bus, tu mangeas de si bon cœur que je me -dis: «Ça y est! Elle n'ose se présenter nulle part. Je suis sûr qu'elle -sort de Saint-Lazare!» - -—Oh! - -—Même que j'ajoutai, pour moi: «Ça n'empêche pas qu'elle est belle -fille!» Et quand nous avons cherché un hôtel, dans toutes ces petites -rues d'enfer, quand je demandais une chambre à vingt sous, sans bougie, -et que tu voyais qu'on rigolait, les probloques et les garçons, ça -ne te faisait rien? tu ne rougissais pas? tu trouvais que c'était -honorable? - -—J'ai pourtant eu de la chance en tombant sur toi. Tu es beau. Et tu as -du cœur. - -Il était un peu étonné. - -—Et tu sais aussi ce que c'est, du cœur? Et tu as pu?... Tu n'as donc -pas d'amoureux? - -Elle prit un air hautain. Des draps minces, son buste se dressa: elle -troussa, tordit, attacha en une seconde ses cheveux sur son front, -comme un diadème d'or à reflet d'opale et d'acier, croisa sa chemise -sur ses seins, et, les yeux sans flamme, mais lumineux de leur lumière -propre, le nez droit, elle cracha, d'une moue sans recours: - -—Non, jamais. - -Le jeune homme, soudainement sourd, en restait à l'attitude stupéfiée; -il murmura: - -—Tu n'es pas d'ici? - -Dédaigneuse maintenant, assurée, volontaire, elle interrogea: - -—Qu'appelles-tu _ici_? Cet hôtel, le quartier, les Champs-Élysées ou -les rues du Temple où tu m'as raconté que tu vendais des savons, au -détail? Tu veux connaître mon village natal? Aurais-tu l'intention de -faire venir mes papiers? et de m'épouser, par exemple? - -Il s'assit sur la chaise boiteuse, regarda sa maîtresse, en silence, un -moment, et fondit en larmes. - -—Vous êtes toutes les mêmes, sanglota-t-il. Te voici déjà fière, comme -les autres. Et tu insultes le mariage, les femmes honnêtes, tout, -tout. Je suis un misérable, moi! Je t'ai déshonorée et tu ne comprends -pas! Ah! on ne devrait jamais coucher que dans les b..., mais c'est -trop cher. Eh bien! voilà! j'aurais préférer attraper la maladie! Si, -au moins, je t'avais rencontrée quelquefois, avant... - -—Pourquoi? - -Il sanglota mieux: - -—Tu ne comprends donc pas? Je t'aime! - -—Et puis? - -—Et tu t'es jetée à ma tête, à la tête du premier venu, tu t'es laissé -faire, on ne s'est pas promené ensemble, on n'a pas eu faim ensemble, -on ne s'est pas dit des bêtises. C'est comme si nous étions mari et -femme sans fiançailles! - -—Mari et femme!... - -—Eh oui! puisque tu es vierge! Je te dois ma vie en échange. - -—Si je veux! - -Il arrêta net ses lamentations. - -—Ah oui! il te faut de l'argent! te voilà femme: il ne te faut plus -rien pour être fille. Tu peux te vendre maintenant que tu t'es donnée. -Eh bien! écoute: tu vas me jurer que tu ne coucheras jamais avec un -riche. - -Une cicatrice de sourire glissait sur des lèvres pétrifiées, dans une -face pâle. - -Le jeune homme se précipita sur le lit. - -—Pardonne-moi, dit-il, je t'aime, vois-tu, je t'aime! Il arrive -toujours que les riches profitent, qu'ils violent, qu'ils abusent, -qu'ils attirent à eux les vierges et qu'ils nous jettent après, -pêle-mêle, de la chair, de la boue, des larmes. Moi, je ne veux rien -avoir fait pour eux, pas même de la honte, puisqu'il y resterait de la -volupté. Je ne veux pas t'avoir goûtée pour eux: je voudrais recracher -ta virginité. Je te garderai. Oui, je sais, je suis pauvre. Mais toi -aussi, tu es pauvre. As-tu tellement besoin d'avoir des sous? Je t'en -gagnerai. Je t'aime. - -—Moi aussi, je t'aime, mon petit. Tu es sauvage et tu es propre. Tu as -une odeur de pauvre et une odeur d'enfant. Pourquoi es-tu amer? Les -gens qui sont riches, ce n'est pas leur faute, va!... - -—Qu'en sais-tu? - -Il se défiait. - -—Quand je te disais que tu n'étais pas d'ici! - -Il lui prit les mains, la tourna vers lui, dans le jour qui se levait, -la regarda dans les yeux. - -—Oh! tes yeux! on croirait de la mer!... - -—Tu as vu la mer? - -—Non. Mais ça doit être de l'eau comme des pierres précieuses qui se -fondraient ensemble et qu'on voit se fondre, un grouillis d'étoiles de -toutes les couleurs, un tourbillon de soleil, de lune, d'acier, d'or, -d'argent avec de l'écume: ça saute, ça se met en colère, ça retombe, ça -crie... - -—Et mes yeux, c'est tout ça? - -—C'est plus: je ne sais pas, je ne peux pas dire. - -Elle l'interrompit, véhémente, attendrie: - -—Eh bien! mon pauvre petit, je l'aime, moi aussi. Je me suis offerte -et c'est comme si tu m'avais prise et que _j'aurais_ bien voulu, en -même temps. Tu as été mon maître et mon frère. Tu m'as brisée et j'ai -souffert et je crois n'avoir rien senti qu'un long baiser chaud, -humide, une larme infinie qui m'aurait baignée, enveloppée, emportée -vers un océan d'émotion, d'affection et d'infortune. Tu as été -malheureux sur moi, tu m'as donné ta peine et nous nous sommes possédés -en sachant que nous n'avions pas autre chose à avoir. Tu as été si -sincère, si enfant, si câlin, tu as presque gémi et tu as grondé comme -on se révolte dans l'agonie. Et tout cela, mon petit, ta franchise dans -la caresse, ta force, ta douceur, tu les regrettes? Tu aurais été le -même avec n'importe qui, avec une femme qui aurait eu l'habitude? Je -n'ai rien été pour toi qu'un corps, pas même un corps? Ah! mon petit! -mon petit! - -La belle crise, jeune et fière! Elle l'avait pris à l'épaule, tirait -toute sa face vers ses lèvres, le réprimandait goulûment de ses yeux -à demi-fermés et d'un pli qui glissait sur son front, sans oser le -toucher et s'y arrêter. Maternelle, en petite sœur qui sait mal, -mais qui y met de la bonne volonté, elle était à la fois ingénue et -coquette, quasi-divine. C'était l'instant délicieux et unique où la -femme, sacrée femme, hésite encore et ne retrouve plus son chemin, la -mauvaise route où elle minaude encore avec le vice et la vertu, où il -y a un dernier espoir de miracle, du miracle qui effacerait le péché, -qui recréerait l'enfant et qui, au besoin, ressusciterait à jamais -l'ange dans la bête. Si touchante que le jeune homme se remit à pleurer. - -—Voilà, dit-il. Tu parles bien, tu fais trembler et tu arraches je ne -sais quoi en moi, une chose qui serait mon cœur, mais plus grand et qui -m'emplirait tout, avec mes nerfs et mes veines. Tu es belle, tu n'as -pas l'air méchant et c'est tout ça que tu as donné à n'importe qui. -Ç'a été moi: nous sommes bien à plaindre tous les deux! Nous serons -malheureux toute notre vie parce que nous y penserons toujours. - -Il s'attendait à la voir sourire; elle ne sourit pas. Elle le -regardait. Ses yeux bruns, brouillés de larmes, ses traits arqués et -dessinés, gravés dans du désespoir et de la colère, sa lèvre un peu -lasse en sa volonté, son menton vainement autoritaire, sa barbe frisée -et légère, ses cheveux abandonnés, sa haute taille maigre,... mon -Dieu! comme c'était d'ensemble, comme ça se tenait, comme c'était peu -oubliable! C'était d'une telle humanité, mieux qu'un modèle d'atelier, -pis qu'une statue: il lui sembla qu'elle avait encore contre sa chair -ses articulations souples et nettes, ses artères en fièvre et tout -ce sang chaud et frais à la fois qu'elle entendait, à coups pressés, -couler régulièrement, généreusement, sa vie enfin, sa vie chère de -tout à l'heure, qu'il mêlait à sa vie dolente, à elle. Il crut qu'elle -allait crier vers lui. Un grand silence était tombé. A travers les -cloisons illusoires, l'hôtel jetait seulement le sommeil de ses six -étages à l'insomnie des deux enfants: l'hôtel devenait une massive -prison de soupirs, d'anéantissement geignant, de misère ronflante; -les anonymes qui, accouplés ou solitaires, s'étaient allongés, à la -suite, séparés à peine par des paravents de plâtre, avaient l'air de -dormir ironiquement contre les jeunes gens, leur rêve et leur noble -navrement. Le sommeil, tueur d'énergies, tombeau de projets, le sommeil -qui courbe, qui prostre, qui résigne, se faisait plus rythmique, plus -tyrannique, plus railleur; il ramassait en sa sourde chanson l'horreur -quotidienne des métiers, de la précaire oisiveté, des besoins, des -courses, des efforts et des tristesses des hôtes d'en bas et d'en haut, -leur obscurité, leurs ambitions cassées, leur néant et leur secret—pour -en faire une masse crissante, glapissante, un râle et un plain-chant -religieux, un hoquet et un _de profundis_: ces souffles rauques -d'inquiétude, ces souffles qui se retiennent devant des cauchemars et -des souvenirs, ces voix qui, indistinctement, se plaignent, pendant -la trêve nocturne, de la journée qui est partie et de celle qui la -suivra, ces souffles sans âge, sans sexe, s'en venaient faire la leçon -aux tristes amoureux, leur enjoindre d'aller l'un à droite, l'autre à -gauche, par les sentiers où l'on se rencontre sans se reconnaître, tant -on a à souffrir pour soi et à y songer! Ce fut une gêne si vraie que -la jeune fille n'y tint pas: elle ne voulut pas rester dans ce lit, de -songer qu'il y avait d'autres lits autour d'elle et sous elle. Alors, -pour ne pas revoir ce corps ou pour sacrifier à quelque pudeur, le -jeune homme se mit à la fenêtre. - -L'aurore tombait plus qu'elle ne se levait, engluée d'un jour lourd -et d'une lumière sans éclat. Il n'était que trouble et tumulte. Il -rêvait d'une nuit qu'il ne connaissait pas, où l'on se recueille -dans la campagne, à même la nature, et où, dans la ténèbre effrangée -et découpée des feuillages, sous la voûte obscure et pailletée du -ciel, les reflets de verdure se gravent en relief, où l'on a des -routes à suivre qui vous confessent et qui se confessent, doucement, -où l'immensité se fait intime, où la terre se fait caressante et -divinatrice, où le mystère s'explique un instant dans le chant des -oiseaux, où les étoiles—et l'étoile du destin—traînent le long des -forêts, au travers des cimes. Il entendait des oiseaux, des oiseaux -n'ayant qu'une note et qui, parmi son agitation, lui apparaissaient les -yeux crevés, captifs, et vrillant leur cri en plainte. Les rares arbres -qui s'alignaient là-bas étaient muets et graves, exilés. Il avait mal, -n'avait pas ce qu'il lui fallait, un gémissoir, le confessionnal à ciel -ouvert des panthéistes et ces lueurs, qui éclatent au passage dans -votre méditation, d'une rose à demi entrevue ou d'un ruisseau suavement -infléchi; il n'avait pas ces joyaux de sensibilité qui brillent dans -un bosquet courbé comme pour poser sur votre front une couronne qui -pense. La nuit qui montait à lui était la nuit de cet hôtel sale, d'une -sale rue où le quartier des Champs-Élysées venait suer et se vider. -C'était la nuit courte du sommeil sans haleine qui vous abandonne -lâchement et qui vous laisse démailloté de votre repos, mauvaisement -nu, au seuil du jour. Et il avait à se décider, à décider. Mais déjà -une étoffe déchirée jouait avec l'étoffe usée de son épaule et une -petite main frôlait le duvet tiède de son menton. Il eut un frisson de -déplaisir en s'entendant appeler: - -—Chéri. - -—Quoi? - -—Fais-moi un peu de place. Je veux voir, moi aussi. - -La fenêtre n'était pas une lucarne: c'était une vraie fenêtre, écrasée, -couchée elle-même en longueur, sous l'arête du toit. Il y avait place -pour deux, à condition de se pencher en dehors. Il se poussa. - -—Ah! dit-elle. - -Ils étaient un peu haut. Elle se demanda comment elle avait pu grimper -tant de marches qu'elle ne se rappelait plus: ça devait être roide, -glissant, branlant. Elle commençait à mesurer sa fièvre. Et puis? Elle -allait mieux et aurait à redescendre; voilà tout. Elle contempla, -domina. - -—C'est Paris, ça? - -—Ah! maintenant, tu ne nieras plus; tu n'es pas d'ici! - -Il la ramena dans la pièce, la toisa dans ses vêtements ou soi-disant -tels. Ils étaient plutôt frais mais largement souillés et déchirés: -taches de même âge, accrocs amassés, une dévastation universelle, quasi -régulière et frénétique. - -—Comme tu es arrangée! fit-il. On dirait que c'est exprès!... - -—Et ça? répondit-elle. Est-ce que c'est exprès, aussi? - -Elle indiquait Paris, la croûte de Paris, la coiffe du ciel sur des -détritus de cheminées ou des carcasses de colonnes et de bâtiments, -une aube mal habillée et hagarde, un effort, sans âme encore, de -montée, de construction, des édifices pas éveillés, une folie de -travail, au repos, pour l'Exposition incertaine. Ça se levait de -partout, se dressait, s'arrêtait, attendant l'ouvrier; ça se tordait -en fantaisie ou ça se tenait droit, chancelant sans en avoir l'air, -avant la confirmation de la scie, du rabot et l'investiture des mains -plébéiennes. - -Palais en corset et même avant le corset, maisons riches avant la -richesse: c'était sinistre, le désert en hauteur, les piliers mal -équarris, le fer rouillé, l'acier terne, la terre meuble. Des cailloux -se devinaient dans la poussière: architecture d'abattoir et d'usine -misérable, chaotique, dans les palissades trop courtes. L'admirable et -pure avenue ne jetait pas jusque-là l'ombre et la ligne de ses arbres, -la courbe de ses jardins et jusqu'à sa blessure, au milieu. Il n'y -avait que les échafaudages, les outils, les treuils, un arsenal muet -d'entrepreneurs et de tâcherons, de la machinerie, de la métallurgie -et de la pierre, du ciment, échoués en bas, comme en tas. Et la -Seine, ensuite, se précipitait entre les trous. Ruban industriel et -de fatigue, il en restait juste assez pour nouer une cravate bleue -autour de lourds bateaux immobilisés: on ne l'entendait pas de si -loin et c'était un agrément au pied d'autres palais en gestation, -au-dessous d'un dôme ruisselant d'or, en bordure de ferrailles et de -ferronneries, de gares projetées, de barrages dessinés, de panoramas -et d'établissements de plaisir qui ne montraient, pour le moment, -qu'un squelette incomplet et laborieux, que des dessous assez secs et -que la misère générale, la misère-type, la misère, base et ressort qui -est au centre de tout, dans l'essence de tout,—telle la mort. Paris? -Paris était ailleurs. Là, ce n'était que Demain. Demain sans plus, sans -le jour qui suivrait, le demain immédiat d'une époque impatiente qui -veut la joie tout de suite et qui, pour le surplus, pour l'éternité, -s'en remet à la nuit et à ses rêves ou à son bon plaisir. Paris, en -avant, en arrière, étendait ses larges ailes d'oiseau écartelé, Paris -saignait, se recroquevillait ou s'ouvrait ailleurs, immense, énorme et -menu, en des détails de maladie, en des prurits, en des sanies; Paris -laissait là, isolés, ces pièges à provinciaux, à étrangers, ce miroir à -alouettes de Panurge qui viendraient considérer de loin la magnificence -de l'effort, de la réussite, de la merveille et qui iraient ensuite -mourir dans leur trou obscur si cette petite Seine qui coulait là ne -les attirait point en son leurre de néant fluide. - -La jeune fille se tourna vers Paris, de l'autre côté. Mais il n'y avait -rien à voir. La rue était un couloir étroit, engorgé, qui arrivait à un -faubourg sans oser le regarder, qui y entrait par la porte de service -et qui s'arrêtait, morte subitement de lumière, d'air, de facilité! -Les toits qui s'étageaient, toits d'hôtels particuliers ou de palais -nationaux supposaient des piliers, des pilastres, des pylônes, un luxe -d'Empire ou une renaissance vaine de Grèce à chapiteaux. Du vide, avec -des cheminées. Elle rêva par-dessus, vers le ciel bas. - -—Non, disait gravement une voix, ce n'est pas exprès, tout ça, c'est de -la peine. - -—Tu vois bien! triompha-t-elle, sans y penser. - -Mais le jeune homme s'emportait. - -—Oui, mais tout ça, tout ça, ce n'est pas toi. Tu n'es pas d'ici. - -Elle eut un rire clair. Il insistait: - -—Si tu étais d'ici, tu ne remarquerais rien. Tu ne regarderais rien. On -ne regarde pas, à Paris. Si je me suis mis à la fenêtre, c'était pour -avoir un peu d'air. J'ai mal au cœur, à tout. Et aussi pour ne pas te -voir parce que, mon Dieu! je serais retombé sur toi, simplement. Mais -tu te trahis! tu t'intéresses à ça? Tu n'es pas d'ici, vois-tu, je te -le jure. Est-ce que c'est pour toi, ça? Est-ce que tu as besoin de -savoir, de connaître? Tu es femme et tu n'es pas d'ici, non, non. - -Elle le toisa, et toisa en lui son essence, son pays, tout le mystère -de la race, la sève du sol, la semence de l'air natal. - -—Est-ce que tu serais patriote? - -—Je ne suis pas assez riche, ricana-t-il. Je n'ai pas de terres et je -n'ai pas assez d'argent pour acheter un drapeau. La patrie, c'est la -vie,—et je veux vivre. Mais, tout de même, il y a quelque chose qui me -gêne: je ne sais pas si tu aurais tourné—si tu étais d'ici. L'audace, -l'aventure! Enfin, on n'ose pas ici, et voilà, tu oses, toi,—et je -t'aime... - -Hautaine, elle interrompit: - -—Oui, tu te devais à une fiancée de ton village, une promise, n'est-ce -pas? La connais-tu ou l'attends-tu? Mais je ne veux pas te voler, moi. - -Il éclata: - -—Mon village, le voilà, mon village, c'est ce tas sur quoi tu uses -tes yeux, c'est ce que tu appelles Paris, cette prison de maisons, de -quais, de pavés qui crachent de la boue, d'hôpitaux qui nourrissent des -malades, de prisons qui se déversent sur des bagnes et de cimetières -qu'on force à manger des cadavres, vite, vite, pour trouver un trou -(pour pas longtemps) à d'autres morts. Et ça t'amuse à voir! moi pas. -Moi, j'en suis: ça n'est pas à moi, je passe. Est-ce que nous avons -le temps, le droit de nous attacher à rien? Il faut marcher, vois-tu, -vendre à des gens dont la figure te sera toujours inconnue et ne voir -que les sous, dans leurs mains, les sous qui se ressemblent tous et -dont tu pourras faire du pain pour le jour suivant et pour l'autre -nuit. Je ne suis pas badaud, je ne suis pas curieux, je vais, je viens -et si je ne me tue pas, c'est parce qu'on ne m'a pas appris. - -Elle interrompit: - -—On t'a beaucoup appris? - -—Rien, cria-t-il, rien, tu entends? - -—Et tu penses? - -—Je ne pense pas, je sens. Mes idées, ce n'est pas à moi, non plus. -Elles montent des pavés, des trottoirs, de la boue, des flaques, du -sang, de moins. Ça me vient des gens qui souffrent sans qu'on les -voie, de la misère qui est partout, des ventres vides, des yeux qui se -sont rabattus sur des cauchemars... - -—Et ça t'amuse? - -Il prit un air terrible: il lui promit, d'un sourire, des revanches, -des chevauchées, une reprise, une dévastation: - -—Laisse faire: ça m'amusera. - -Il fouillait maintenant de ses yeux aigus les toits méfiants, comme de -mains fiévreuses. Il agitait des espoirs actifs et violents comme des -drapeaux de pillage, il remuait les convoitises comme de l'or volé sur -du sang. - -Elle posa la main sur son épaule et écouta bouillonner son sang à lui, -son sang noir. Elle s'étonnait d'avoir subi son choc: ses baisers lui -revenaient en morsures de furie: il avait pourtant été si tendre, -il avait caressé et pleuré! le voilà maintenant qui griffait à même -la société! Il lui sembla qu'il retirait son étreinte, qu'il lui -arrachait ses bras, qu'il voulait se reprendre tout entier pour être -plus fort, plus brutal contre les gens, la troupe, les préjugés et les -scrupules. Elle avait l'impression d'être dépouillée vive. Elle ne -sourit qu'en l'entendant dire: - -—Je te donnerai tout ça, tout. - -—Nous nous associons alors? - -Il grimaça: - -—Écoute-moi bien. Je ne suis rien, non pas ce qu'on appelle rien, mais -encore moins, ce qui n'a pas de nom, ce qu'on n'appelle pas. Je n'ai -pas de nom. - -—Moi non plus. - -—Bon! Je ne suis pas anarchiste. Je suis pauvre; je ne veux rien, mais -il me faut tout, parce que je n'ai rien. Je ne regarde pas, je ne veux -pas savoir. Ça m'est égal qu'on taille les pierres et les diamants, -parce que je les aurai bruts, plus gros. Je marche devant moi. Un jour -je tomberai dans un trou ou dans le ciel, et comme il faudra que je me -démène, je me démènerai: j'attends. Toi, c'est autre chose, c'est la -même chose. Je ne t'attendais pas. Tu m'es venue. C'est donc toi que -j'attendais, car il faut une femme à un homme. - -—Tu es fou! articula-t-elle. Tu dis des bêtises. - -—Tu mens! tu mens. Je ne suis pas fou! je ne dis pas de bêtises. Tu -veux être une fille. Tu vas prétendre que c'est moi qui suis cause, -parce que j'ai bien voulu de toi. On appelle ça lancer une femme, oui? -Eh bien! je ne veux pas. J'ai bien voulu de toi. Je te veux maintenant, -toujours. - -Il allait: - -—Oui, je sais. Tu as vu des restaurants où l'on mange la nuit, comme -si on avait besoin quand on a mangé le jour, et où l'on boit, comme -si c'était permis! Tu as vu des épaules qui se montrent quand elles -pourraient être au chaud et qui se figent sous des colliers, des perles -et du vert ou du rouge coupé en petits morceaux!... - -—Une fille, oui, dit-elle, oui, oui! - -Elle se révoltait contre son éloquence. Elle se dressait, subitement -volontaire, tyrannique en sa résignation, imposant son abaissement. -Elle se précipita, le toucha aux épaules, le courba, impudique, -magnifique et simple. Ce fut autour des yeux du jeune homme, fermés -d'autorité, comme une source chaude de baisers, comme des caresses -en cataracte, jaillissantes, enveloppantes, sautelantes, gouttes -d'azur et de feu tout ensemble, comme une souple armature de piques, -de chatouilles, de caresses aiguës et de ces fouilles aimantes qui -prennent l'âme et qui la goûtent avidement; ce fut une chaîne infinie -et voluptueusement brisée d'emprises, de marques de possession, des -drapeaux de joie fichés à vif dans la chair, la passion conquérante, -aguichante, puissante, menue, ne laissant rien: tout l'océan de la -tendresse humaine se rua. Et le jeune homme n'était que proie. Il tâcha -à se débattre. - -—Ah! tu sais bien, dit-il, tu sais trop. - -—Quoi? - -Elle continuait. Elle le ployait maintenant, l'attirait à soi, entre -ses seins. Elle ne dit qu'un mot: - -—Pleure! - -Il ne pleura pas. Elle répéta: - -—Pleure encore, un tout petit peu, pour moi. - -—Non: tu sais trop. - -—C'est pour toi, déclara-t-elle, pour toi seul. - -Il éclata de rire: - -—Pour moi, ces soins, pour moi, cette perfection, pour moi ces -câlineries? Non! non! On appelle ça une vocation, je crois? Tu étais -née pour. Mais je te jure! Ça ne sera pas. Tu seras à moi, à moi seul. - -Il s'était détaché et dressé. La volonté se levait contre la destinée, -le jeune homme dominait la femme, son avenir, l'obscure trame de son -sort: ses dents serrées, ses yeux, ses poings menaçaient, ordonnaient, -défendaient. - -Elle sourit. - -—Quand je te le disais! - -Mais il la prenait à son tour. Il lui saisit les cheveux et, d'une voix -d'enfant, étonné en sa colère, et calmé: - -—Oh! on croirait qu'ils ont la fièvre, tes cheveux! - -Elle n'avait pas la fièvre. Ses cheveux brûlaient, par habitude. - -Solennelle, elle mit sa main dans la main du jeune homme: - -—Je te jure que je ne serai jamais à un autre que toi. - -—Mais alors... - -—Alors ce n'est pas dire que je serai à toi toujours ou que je serai -encore à toi. Tu ne comprends pas. Ne comprends pas. Viens. - -Il ne bougeait pas. Elle indiqua: - -—Nous nous en allons. - -Ils descendirent, en silence. Les escaliers criaient, se fendaient et -se refermaient à mesure, car le bois, aussi, apprend à être pauvre et -à mourir sans fin: ça s'appelle jouer. Le jeune homme sentait qu'il -n'avait plus ni tête, ni corps, ni cœur, qu'il n'était que combat et -que trouble: la sensualité, l'indignation, le sentiment du futur, le -désir et la responsabilité morale, la joie toute proche de la rancœur, -de la misère, c'était tout choc, tout chaos, tout malaise, une horreur -excitée et lasse, une angoisse d'après et une étreinte obstinée, la -griffe latente de la caresse, l'envers du baiser, la morsure—et la -morsure qui dure. L'autre allait devant lui, inexperte et légère, se -risquant et redoutant la chute de cette cage fragile et fantaisiste de -bois et de fer, trébuchant de marches en couloirs et retenant son pas, -jusqu'à son souffle, par respect pour les bottes étagées et le vague -garçon de l'hôtel qui errait on ne savait où. Elle gardait de la grâce -et une grâce unique. A son aise en sa gaucherie, chez soi en cette -fuite de hasard, elle tournait comme à la parade. - -Évadée du bouge, elle se redressa encore. Puis elle eut l'air de se -voir et de se voir pour la première fois: elle frémit,—ou presque. Elle -regarda le jeune homme avec impatience et héla un fiacre qui passait. -Le jeune homme s'affolait: - -—Que fais-tu? Nous n'avons plus d'argent. - -Sans répondre, elle fouillait sa loque de robe et mettait une large -pièce d'argent dans la main du cocher, lui jetait une adresse qui -échappait à la stupeur de son compagnon et ajoutait: - -—Vite, surtout! vite! - -Le sapin se ramassait en un essai de galop sur place. Le jeune homme -considéra cette caisse noire mal lavée: c'était son cœur et son rêve; -tout allait filer, tout filait. Il ne s'écouta pas défaillir, il ne -réfléchit pas, se rassembla, se lança. Il lui fallait cette femme, et -son refuge et son nom: elle le trompait, déjà! Elle lui avait volé -son pain, sa nuit, son amour: il la retrouverait, il ne la lâcherait -pas. Il n'abandonnerait rien de son rêve, de ses projets, de sa -douceur même de cœur, en sa furie. Il se suspendit, s'aggriffa à la -balustrade du vieux fiacre, se refit une insouciance dans son tumulte -et un jeu d'enfant parmi sa haine d'amant. Il se recroquevilla, se -tassa, fit balle de sa passion, de son angoisse, de sa curiosité et -se sentit entraîner vers des destins inconnus. Le cheval piaffait, -ruait, tombait à mesure, sans force, sans courage, en cette aurore -aiguisée. Des rues le secouèrent au passage, tendu, concentré, atroce. -Enfin, après l'Arc-de-Triomphe, très loin dans l'avenue Kléber, devant -une grande bâtisse grise et nostalgique qui avait l'air de receler -des mystères et de cacher des splendeurs après des enceintes et des -enceintes, la jeune fille se glissa, creusa d'une clef préparée la -serrure d'une porte de service. Mais elle entendit à son oreille un cri -de reproche, une injure serrée, crachée: - -—Messaline! Messaline! - -C'était un mot au hasard: le jeune homme ne savait pas d'histoire. Elle -pâlit, ne regarda pas, défia, à vide, d'un port de tête, et s'engouffra. - -Le jeune homme restait seul. Il considéra longuement la maison -triste—et ricana. Le fiacre relayait. Le jeune homme erra, avisa un -balayeur et lui demanda ce que c'était, cette baraque-là sans fenêtres. -Le balayeur était renseigné. - -—Tu ne sais pas? c'est le palais de la grande-duchesse de -Schmerz-Traurig. - -—Elle n'est pas d'ici, n'est-ce pas? - -Le balayeur rit de bon cœur. - -—Bien sûr! c'est allemand comme père et mère. Tu sais bien! - -Le jeune homme ne savait pas. Ce qu'il savait, c'est qu'il avait -possédé la grande-duchesse. Pas plus, car il n'hésita pas. La femme -s'était ouvert une porte de service; mais il était sûr que ce n'était -pas une fille de cuisine, ni une femme de chambre, ni une suivante: -c'était elle, elle seule, la grande-duchesse. Il éclata d'un rire -douloureux, et confus, haletant, hoquetant, crispé, il dit: «Messaline! -Non! pas encore! puisqu'elle était vierge!» - - - - -II - -UNE COUR - - -On en était resté chez la grande-duchesse au beau langage, au parler -des temps où l'on causait encore. Un souper se fût appelé médianoche -s'il avait eu quelque raison d'être ou quelque occasion. Le _five -o'clock_ se nommait goûter, comme de juste, et les gens qui y étaient -priés semblaient sortir des castes, compagnies et corporations que les -talents ont su faire respecter parmi les hommes. On n'y paraissait -point sans apporter sur son visage la consécration du génie ou de la -naissance, ce qu'une affectation d'art décora du terme de patine: -on arrivait élu ou prédestiné, on s'en allait charmé, on revenait -fidèle. Les diverses académies, les plus éminents de l'ancien corps -diplomatique, quelques officiers généraux en position de disponibilité -ou passés dans la deuxième section de l'état-major, des ducs et -pairs lassés de songer à une chambre héréditaire, des agents secrets -qui avaient bien servi coudoyaient sans hauteur des poètes, des -philosophes, des conspirateurs d'âme et d'esprit, des politiques -de mansardes et des réformateurs d'utopies. La grande-duchesse -souffrait tout le monde et n'encourageait personne. Dans l'exil, dans -l'abandon, héroïque en son archaïsme qui ne voulait pas condescendre -à des subventions, confiante mélancoliquement en son droit divin qui -laissait leurs consciences aux traîtres et qui n'achetait rien, elle -patientait, dissertait, souriait comme elle eût signé des décrets et -refusé des grâces: elle n'attendait pas et ne songeait point qu'on -l'attendît. Le malheur public a ce privilège d'unir autour de son -objet les dévouements les plus disparates et ces fleurs ennemies que -le mécontentement fait germer et courbe vers une même infortune. Le -grand-duc de Schmerz-Traurig, détrôné après plus d'excentricités que de -revers, n'avait regretté ni son peuple, ni la couronne. Il appartenait -à cette époque constitutionnelle qui permettait à peine la débauche -aux princes exaltés et les vertus privées aux monarques magnanimes. -Cette folie bâtarde qui souffla sur les meilleures maisons après la -Révolution gigogne de la France, ne s'était point arrêtée aux vieux -burgs du pays. Les diètes et Parlements avaient sévi: le souverain -acceptait tout, avec sa liste civile, et paradait dans le désert non -sans défier le puritanisme de ses sujets: ses maîtresses faisaient -scandale et lui, dans le tas. Artiste, par catastrophe, criminellement -passionné pour la musique et les arts plastiques, il échoua dans -la danse. C'était le temps où les danseuses avaient cet avantage -d'être ou honnêtes ou célèbres: les premières devenaient princesses -morganatiques et les autres les imitaient dans la mesure de leurs -moyens, en mieux. Otfried Gutbert fit la cour aux unes et emplit sa -cour des autres: les impôts, sarcasmes, scandales, condamnations qui -suivirent mirent le souverain au ban de sa patrie et de l'Europe: les -événements de 1866 eurent, en ce qui le concerne personnellement, plus -l'air d'une épuration et d'une exécution que d'une conquête méthodique -et raisonnée: il quitta ses états avec aussi peu de chagrin qu'il en -laissait. Le pouvoir était devenu pour lui un exercice de volupté -dont il ne percevait plus que la fatigue. Il restait de bonne maison, -riche, auréolé de fatalité, inspirant juste assez de pitié pour piquer -les curiosités et pour ne toucher personne. Il avait la félicité -de n'être pas un roi d'opérette, et, à la fin du second empire, les -grands-ducs se pouvaient honnêtement divertir à la _Grande-Duchesse_: -ce n'était pas pour eux, il y en avait trop ou trop peu. Il choqua -par habitude, révolta, pour ne pas être tout à fait déchu. Il épuisa -toutes les nuances de la noce et les marqua de son chiffre. Ce n'était -ni barbare, ni ignoble, et sa cruauté passionnelle ne manquait pas de -race. Je n'ai pas à retracer, même au trait, ses débauches: elles sont -d'histoire. La guerre franco-allemande le trouva ou ne le retrouva pas -en Italie, loin de la prise de Rome. Il s'y rencontra avec Thiers, en -déplacement diplomatique. Le petit homme d'État français lui promit ses -possessions perdues au cas d'un triomphe qu'il n'entrevoyait point: -c'était en considération des relations, si j'ose dire, que l'exilé -avait su garder dans tous les mondes, même augustes. Ces relations -firent respecter le palais de l'avenue Kléber dans les plus désespérées -éruptions de la Commune. Mais Otfried-Gutbert ne revint pas tout de -suite à Paris. Il entreprit un long voyage. Il se vengeait de sa -ruine politique. Il parcourut les pays les plus divers pour en noter -les fondrières, les ulcères, les défauts de situation, les fissures, -les brèches, les vices de gouvernement. Jouissant de l'envers de son -imprévoyance, doué soudainement (ou plutôt par le lent effort d'un -atavisme contenu, d'une hérédité qui avait amassé par l'absurde) d'une -sagacité, d'un génie stratégique, voire d'une science de création, il -refit la carte d'Europe, idéale, donna le coup de pouce du démiurge -qui peut changer le cours d'un fleuve et du Destin, poussa jusqu'en -Perse et publia enfin cet _Itinéraire de Paris par Jérusalem_[1] qui, -tiré à très petit nombre, devint aussitôt plus rare que le «vrai» -_Traité des trois imposteurs_, c'est-à-dire qu'il disparut ou à peu -près. Otfried sourit: il n'aimait pas les gens qui lisent: ils lui -avaient coûté trop cher. Il était arrivé au résultat qu'il souhaitait -sans l'espérer; on l'estimait. Il eut l'exigence et la coquetterie -de se faire élire membre libre de l'Académie des sciences morales -et politiques; c'est, pour le diable, la dernière façon de devenir -ermite. L'âge venait. Otfried Gutbert ne pouvait plus tomber aux -pires excès et aux paroxymes séniles: il avait pris ses précautions -dès son adolescence et avait goûté à ces effroyables voluptés qui -pourrissent honteusement de leur essai sans plus nous tenter d'ores -en avant. Il devait d'ailleurs cette politesse à sa race de faire -souche d'honnêtes gens. Une famille de perpétuels prétendants, qui -lâche de temps en temps une fille sur un trône étranger ou qui englue -pour un mâle la triste descendance d'un roi trop prolifique, lui offrit -son ultime héritière qu'il épousa non sans pompe et qu'il rendit -mère d'un enfant du sexe féminin à laquelle il imposa les prénoms -de Marie-Sophie-Augusta-Sévère-Clémentine-Alessandra. La naissance -de cette enfant remonte aux derniers jours de l'année 1878. Otfried -Gutbert vécut encore quelque peu. Devenu impotent, il se souvint -qu'il était prince, qu'il appartenait à une Académie et convia chez -soi des confrères et des frères. Les souverains dépossédés firent -cour à part, arguèrent de protocole: les plus gueux se décidèrent à -grand'peine et quelques-uns parce qu'ils avaient des enfants en bas -âge dont les jeux requéraient un ou une partenaire de rang égal. Les -corps savants se haussèrent à ces réceptions et les causeurs vinrent y -prendre une autorité séculaire, du ton et du style, comme le vin des -hanaps. On n'y médit pas plus qu'on n'y conspira: crispé, le visage -pâli et congestionné à la fois des suprêmes titillations de la vie et -des affres de l'au-delà, l'œil clair d'une ironie obstinée et d'on ne -sait quelle dédaigneuse sérénité de l'âme devant les supplices proches -de l'enfer, souriant et pénible, oppressé, retenu en son agonie, -majestueux parmi sa décomposition, il discutait, semait sans l'étaler -une érudition volée on ne sait où, innée ou adventice, corrigeait -des opinions, redressait des hypothèses, taillait dans des utopies -ou amplifiait des plans, des systèmes, ne gardant son sérieux que -sur les sujets badins ou joyeux et plaidant gravement, grandement, -l'incompétence. - - -NOTE: - -[1] L'auteur ne croit pas trop s'avancer ici en promettant une édition -nouvelle de cet ouvrage introuvable. A part quelques coupures exigées -par la bienséance internationale, ce sera, avec ses incorrections de -langage, ses archaïsmes et néologismes, le pamphlet même d'O.-G. IV. - - -Il disparut ainsi à mesure, se donnant par lambeaux au démon, où plutôt -se dégageant, se perdant, se fondant dans le néant et devenant lui-même -néant, comme les empereurs romains devenaient dieux, en une apothéose -moderne, et d'un orgueil si effrayant qu'il se peut survivre à jamais. -Il n'avait plus de terres à léguer à sa fille: il lui légua la terre, -sans plus. Du haut de son exil et de son doute, il la sacra impératrice -et lui assura des destinées, la munissant par avance d'un conseil de -régence unique: c'étaient les académiciens, artistes, anarchistes et -mécaniciens qu'il avait assemblés. - -La veuve du grand-duc, Marie-Albertine de Gothie était parfaite comme -le sont toutes les princesses de sa famille lorsqu'elles échappent -à leur ancestrale fatalité. Elle s'était mariée parce que son père -s'acharnait à demeurer prétendant et que les plus fortes alliances, -celles qui pèsent dans les congrès, se contractent avec des souverains -déchus et que les familles comptent toujours plus, sur le papier, que -les territoires. Elle avait perdu son père presqu'en même temps que son -mari, et deux mois après que sa sœur cadette, enlevant un sculpteur -napolitain, le trompait d'abord avec son modèle, puis se réfugiait au -harem du sultan de Tripoli pour échouer, de cafés-concerts en bazars, -à un couvent peu dégoûté où elle mourut de la poitrine. Ses frères -portaient l'épée un peu partout, placés dans toutes les cours comme des -gages d'amitié d'une dynastie malheureuse et pour appeler sur elle, en -cas de vacance, l'attention des frères et cousins plus avantagés. Marie -était à Paris aussi seule qu'on peut l'être et s'en trouvait bien. Elle -ne vécut plus que pour son enfant. Elle l'aima en princesse. Avant -tout, elle pria pour elle. Puis elle l'éleva suivant son rang, et pour -ses destins. Elle ne connaissait de son duché que ce qu'elle en avait -lu dans les almanachs de Gotha et ce qu'elle en avait entendu soit à -l'époque de ses courtes fiançailles, soit dans la suite et par hasard. -Elle voulut que sa fille possédât sa patrie et sa propriété dans son -histoire et dans son âme. Les savants de son époux s'y employèrent. -Marie était de cette école de souveraines qu'on fait grandir pour -régner et auxquelles on n'apprend rien, la grâce et la naissance -suppléant à tout et la seule occupation d'une princesse, étant, comme -chacun sait, la charité qui ne s'apprend pas, qui ne se mesure pas -et que les ministres, chambellans et budgets peuvent réglementer, en -outre. Elle en était restée à la théorie des bals de la Restauration, -à la frénésie de représentation et de droit divin qui se déchaîna à -cette époque, aux promenades encensées, aux voyages de fleurs et de -cantiques, aux saluts et génuflexions qui sont de tradition, d'usage, -de bienséance et d'ordre. Elle n'avait pu épuiser sa réserve de -révérences et n'avait jamais dansé—ou presque. Elle ne croyait pas à -la science, croyant en Dieu, et méprisait l'histoire, cette fille qui -avait si souvent et depuis si longtemps trompé les siens. Mais elle -considérait son enfant comme une Schmerz-Traurig: elle était si peu à -elle! Et à voir ses yeux pâles, ses cheveux blonds, ce sang allemand -qui rêvait, chantait et grondait en elle, qui se gerçait parfois sous -la peau et apparaissait âprement, la veuve ressentait le respect et la -terreur qui l'avaient enchaînée à son mari. Son affection resta digne, -et sa sollicitude froide et stricte veilla passionnément. L'esprit et -le cœur de Clémentine-Alessandra s'ouvrirent peu à peu aux paysages -du pays perdu: ses légendes lui tinrent lieu de contes de fées et -ses fées furent des fées vassales, des fées bien à elle; les héros -et les ogres, tout ensemble, les archanges casqués et les bourreaux -mitrés étaient ses grands-pères; les forêts lui appartenaient—et les -gnomes et les Elfes: elle prit ainsi quelque habitude du merveilleux, -acquit d'écouter des prouesses sans défaillir et de ne pas trop -s'indigner des forfaits les plus noirs. On lui dénombra les fleurs -et les étoiles de Schmerz-Traurig et ses poupées furent ses aïeules -reconstituées, si j'ose dire, et souriant, sur nature, couronnées -ainsi que les couronnèrent les légats d'antan et les antipapes. Ses -éducateurs étaient excellents: ce n'étaient pas des professionnels. -Ils se piquèrent, apprirent eux-mêmes ou réapprirent, firent ainsi -des découvertes et se poussèrent plus avant dans les diverses classes -de l'institut. Ils avaient deux joies à instruire l'enfant: celle -de retrouver du passé et de le rendre à sa propriétaire légitime, -d'entrer dans le passé, de voir ce passé revivre, se mouvoir à peine, -hésiter, lutter contre le présent,—et la joie aussi de préparer -l'avenir, d'armer chevalière de la chevalerie moderne et de la seule -chevalerie possible, une élève auguste et infortunée. On a rarement -les disciples qu'on mérite. Tomber du bout des lèvres sur une petite -fille qui est l'héritière et l'héritière idéale de pays d'hérédités, -d'héroïsmes et de crimes sans exemples, avoir à lui apprendre qui -elle est, ce qu'elle aurait pu être, la former, préciser, diriger sa -nature, la faire femme et la faire déesse, c'est une fortune inouïe. -Ces vieux hommes se sentirent, à son usage, pères et nourrices. Ils -la choyèrent artistement et eurent, enfin, le génie de la science. -Ils coupaient, tordaient, sculptaient leur érudition en gâteaux, -en jouets, l'amusaient de batailles brandies comme des hochets et -l'accoutumaient aux victoires ainsi qu'à des répons. Elle s'amusait -et se rappelait à mesure. Les savants avaient l'air de traduire, par -fragments, des rêves ou ces remembrances qui se lèvent la nuit, parées -et armées, des retours de passé, car le passé ne se résigne point et -a des vivants qu'il aime et auxquels il revient, fidèle et empressé. -La petite avait déjà entendu ceci et cela: ces géants, ces cuirasses, -ces glaives, ces burgs, elle les avait dans le sang. Dans les petits -salons, l'hiver, chauds et jolis, beaux pourtant, elle s'instruisait -en vaguant, en taquinant ses maîtres, sautant d'un renseignement -à une idée, car, au cours d'un récit, subitement, elle avisait un -tableau, une image, un meuble, un incident et interrogeait, allait plus -loin, montait aux sources, à une cause, à un précédent. L'été, elle -assemblait ses éducateurs dans le jardin et c'était un groupe d'enfants -qui mordaient aux arbres, aux fleurs, qui s'égratignaient en parlant, -riant, pleurant, jacassant, courant, dans un charme. C'est ainsi que -grandirent ses robes à trois plis d'infante, c'est ainsi qu'elle se -prépara à savoir et à savoir tout. Rien ne la dérangea, pas même des -bruits de restauration. - -La douairière sembla entrer toute vive dans sa niche de sainte et -joindre ses mains pour le marbre de son tombeau—jusqu'à l'holocauste du -bazar de la Charité où elle périt, en esprit et de cœur. Elle ne mourut -que huit jours après, de n'y être point morte. Elle fut martyre de son -désir et cela suffit au Seigneur. - -Clémentine-Alessandra fut donc parfaitement orpheline en mai 1897. Elle -avait atteint l'âge de sa majorité légale: dix-huit ans. Elle régnait. -Elle renonça aux tabourets qui l'avaient dressée jusque-là, s'accorda -le droit de lire, de vivre, de voir. Et elle se sentit vraiment en -deuil. Les fragments d'histoire, de philosophie, d'esthétique, de -morale, de politique et de littérature qu'on lui avait raboutés et -cousus, les fantaisies, subtilités, théorèmes et autres à peu près ne -pouvaient rien contre l'existence, n'étaient rien qu'un reflet menteur -et déchiré, sans aucune relation avec la réalité: elle se promena, -regarda, et, de la rue, la vérité entra en elle, la blessa, la troua et -la prit. Elle eut honte des délicatesses qu'on avait eues envers elle: -on lui avait mâché de l'âpreté, de la cruauté, de la bassesse; on lui -avait coupé l'infini en petits morceaux, on avait enlevé à l'épopée -ses os et sa moelle: sadismes à l'usage de la dauphine, flatteries, -réticences, pudeurs! Elle se plaignit à ses maîtres, on recommença: -elle plongea dans la science comme une pauvresse d'étudiante polonaise -et sut enfin, contre tous. Donc ce furent dans son salon non plus des -causettes de crèche, mais des conversations profondes, pleines, mûres, -audacieuses, dignes de la princesse, dignes des gens qui lui parlaient. - -Ce jour-là, la réunion était très brillante. Un chacun s'était signalé -par des chefs-d'œuvre ou des attitudes: toutes les cohortes de la -gloire étaient représentées,—et le scandale. Le célèbre Achille -Hérat coudoyait l'illustre Morive; le premier entré obscurément à -l'Académie française par l'effort d'une coalition hostile au romancier -Hubly, avait, le jour de sa réception, gravi tous les échelons qui, -de l'honorable médiocrité, conduisent à la popularité universelle: -sa femme y était venue avec son petit dernier sur le bras et, comme -l'enfant criait un peu plus que de raison, elle s'était bravement -dégrafée et lui avait donné le sein qui était beau. Le geste devint -prémédité, classique: on l'aima. L'_Émile_ de J.-J. Rousseau fut -cité, à ce propos, et M. Hérat fut promu réformateur, patriarcal, -révolutionnaire, chef du parti de la simplicité violente. Il se -piqua, se révéla dans l'éducation et siégea au Conseil supérieur de -l'instruction publique. Il faisait autorité, depuis, pour les choses -de la nature et c'est à ce titre qu'il fréquentait chez la jeune -Clémentine-Alessandra qui avait eu besoin du sein, comme une autre. - -Morive était ou avait été homme d'État. Après des exils, et d'autres -exils dans des préfectures de province, après des élections difficiles -et de brillantes invalidations, il avait en un an conquis le fauteuil -de président du Sénat et le fauteuil que l'Académie, cette année-là, -offrait à la politique. Depuis, la vie publique s'était retirée de lui -et, pour ne paraître point cultiver, dans sa retraite, les jardins -sablés de jetons de présence qui se creusent de mines congolaises et se -fleurissent d'arbres-caoutchoucs et de cimetières d'ivoire, il écrivait -des mémoires, études, parallèles, dans le format in-8⁰. - -Des auteurs dramatiques se fuyaient et se réfugiaient au centre -d'économistes. Et Clémentine-Alessandra écoutait Eusèbe Gaël. C'était -son confesseur laïque. Il ne faisait pas profession de psychologie. -Il était venu à la connaissance des hommes en disséquant des époques -et des légendes, en interrogeant les étoiles, sans souci d'astronomie -et en musant à travers les siècles, au bord de la Seine, au hasard -des livres trouvés et des anecdotes surprises. Il s'était doucement -adonné à un pyrrhonisme câlin. Il aimait Dieu cependant et lui -pardonnait ses miracles pour les récits contradictoires et charmants -qui les avaient commentés. Il ne séparait pas plus la foi des -aventures et des coutumes d'antan que leurs armes ou leurs bijoux: ça -entrait dans le tas, ça faisait partie du trésor. Archéologue qui ne -veut pas approfondir, qui en sait assez quand il a vu et senti, qui -prend partout le fin, le joli et le délice, il était merveilleux de -sensualité, goûtait, buvait les siècles, le passé, le présent, à même, -en laissant l'amertume et la lie. Les saintes et les héros lui avaient -appris les secrets et le secret d'aujourd'hui. Il ne se trompait pas, -scrutait, en se jouant, et devinait comme si Apollon, touché du délicat -hommage de son amour, lui avait accordé ses dons et lui départageait -ce qui n'avait pas servi à Delphes. Il caressait sa barbe grise, se -penchait, se cassait un peu et la princesse suivait ses paroles, non -sans un soupçon de fièvre et de malaise: - -—Je suis malheureux, disait-il. Je reste béant devant les catalogues -de bouquins: tant et tant que je n'ai pas faits! Et quand il me -faut une bonne leçon d'humilité, je lis non les vies des grands -hommes, ces recueils d'anas et ces scénarios de mélodrames, mais les -journaux, vieux et jeunes, débordant de faits et de faits divers, -de comptes rendus de théâtre, de toutes ces actions, de toutes ces -pensées qui vous sont volées par d'autres, qui font partie intégrante -d'autres destinées, qui existent, contre nous. Ah! ne pouvoir pas -avoir une vie immense, la résultante et le résultat de toutes les -autres vies, ne jouir des efforts qui nous ont précédés qu'en ce qui -nous entoure, avoir une vie résumée, concentrée, plus facile et non -plus grande, avoir moins à travailler et n'en avoir pas plus de vie -à soi, plus d'intensité dans l'air qu'on respire, voir que la vie, -c'est l'homme dont parle Pascal, et qui vieillit à mesure, non une -série ininterrompue, un bloc sans cesse enrichi, un _magma_ infini de -molécules, d'atomes, de monades vivantes et pensantes qui s'amoncellent -et qui amoncellent leur vigueur et leur vertu de toute éternité pour -vous, ne pouvoir pas être tout, tout avoir, tout sentir frémir en -soi, être immense, enfin,—et calme! Être un être et non l'homme, le -dieu homme, définitif, comme on dit, le triomphe, quoi! Passer en des -manifestations déjà connues, ne pas aller plus avant dans la victoire, -ne pouvoir pas exprimer autrement et mieux la vie, ne pas la posséder, -l'étreindre, la jeter en pâture, totale, aux yeux et aux âmes des gens, -être un chaînon, une ficelle à racontars, se résigner à la manière, se -résigner à tout, quel sort! - -Il s'animait: - -—Voyez! on simplifie tout, on a des synthèses plus exactes, plus -complètes, plus brèves; en chimie, en physique, dans la science, -partout, dans des applications, on réduit à sa dernière expression; -dans une sorte d'algèbre qui envahit l'industrie et la mathématique, on -réduit au plus petit volume, on arrive au strict de moyens et nous, la -pensée, la phrase, la vie lyrique, la vie vraie, pas de progrès, pas de -conquête, rien! Le verbe se refuse. Ah! j'envie les Titans, j'envie la -pierre même qui est un tout, bien à soi, à qui pas un éclat n'échappe -avant d'être brisée et qui est, à peu près, éternelle. - -—C'est sa revanche, dit la grande-duchesse. Mais vous avez un homme -parfait: c'est mon frère et cousin, l'empereur allemand. - -—Ne raillez pas, continua Gaël. L'empereur Guillaume est intéressant, -mais il en abuse. Il ne se parfait pas, il se disperse, car on peut se -disperser en une étude trop forte de l'unité et de l'autorité. Il ne -rappelle pas à lui les grands exemples et les siècles ou les légendes -comme des vassaux, des dames d'honneur ou des parents pauvres, il va -vers eux, se courbe devant eux, court, s'éloigne de soi vers eux, comme -Louis de Bavière: il est poète plus qu'empereur. Il ne faudrait pas -qu'il fût un jour Lohengrin, pour être un autre jour l'amiral Dewey -et un jour encore Edison ou Tennyson, il faut qu'il soit tout cela -continûment, en mieux, et mieux, et autre chose, et tout, tout,—et soi. - -Il allait. - -«Considérez Napoléon. Je n'admire rien tant en lui que son effort pour -ramasser tout l'effort des siècles, et tous les siècles en son temps -de vie à lui; il ressuscite des titres, des charges, des cérémonies de -toutes les époques, s'offre des batailles anciennes (et plus lointaines -encore) presqu'ensemble, comme un carrousel épique, fait mourir autour -de lui autant qu'en des rêves, et, de son génie, souffle une essence -d'empire, une âme en fusion de puissance, de création, de domination, -de conquête, et d'emprise qui rayonne à l'infini, qui jette des reflets -étranges sur la réalité, qui devient la réalité et l'univers,—en -passant.» - -—Si je vous comprends, dit quelqu'un, vous prétendez que Napoléon a -su posséder le passé et le présent, les morts et les vivants, qu'il a -posé sa griffe sur Charlemagne, sur Annibal, sur les civilisations et -les empires de toujours, qu'il a tout tiré à soi, qu'il a réveillé les -cadavres pour les avoir à son service ou plutôt à ses ordres, qu'il a -voulu, qu'il a pu être non l'homme de son jour mais l'homme de toujours. - -—Oui, répondit Gaël, simplement. - -—Et l'avenir, il ne l'a pas eu, pas voulu? - -—Il l'a voulu et il l'a. Victor Hugo a écrit, à son adresse: - - Non, l'avenir n'est à personne, - Sire, l'avenir est à Dieu, - -et il a dit une sottise. Il n'était pas sincère d'ailleurs, car, il se -l'accordait à soi, l'avenir. Mais il ne voulait pas faire semblant. - -On s'aperçut que ç'allait être une conférence. Mais on ne pouvait -l'éviter. Déjà la voix de Gaël s'était élevée et avait assemblé -les groupes et les esprits. Les poètes ne discutaient plus, les -mathématiciens s'étaient arrêtés de rêver à deux et les philosophes ne -parlaient pas cuisine. - -Et puis, dans ce salon un peu mangé d'ombre, dans ce salon d'exil et -de nostalgie, dans cette société de vieillards, devant l'enfant qui -attendait un trône, il était décent d'évoquer une divinité propice, -d'appeler un vainqueur, un dompteur de couronnes. - -—L'avenir, souriait Gaël, est commandé par le passé, il est fonction de -ce qui est devant lui, comme tout. Quand on s'est bien assuré le temps, -on a le reste à soi. L'Empire a été un exode continu et un héroïsme -passif. On lit dans la Constitution: «Le gouvernement de la République -est confié à un Empereur.» Lettre morte des papiers officiels! C'est -la vie de la nation et d'un chacun qui est confiée non à _un_ Empereur -mais à l'Empereur. Je m'épargnerai la vaine tâche de rappeler ses -campagnes. Mais à part quelques ciseleurs, peintres, statuaires et -faiseurs de cantates, on laissa les armées impériales se battre en rase -campagne, assiéger et investir en ne les gênant que d'une admiration -lisse et constante, on lut d'une âme vibrante _le Bulletin_ et on ne -le commenta pas. C'est seulement lorsque le drapeau blanc flotta sur -la France apaisée, contenue, abrutie que la France rêva à ce qu'elle -avait fait sans comprendre, en mettant un pied devant l'autre, en -croisant la baïonnette et en mâchant la cartouche, à mesure. Et la -France _imagina_ l'Empereur qu'elle avait perdu. Elle ne l'avait pas -vu. Dans un nimbe, dans un halo, il avait paru, apparition, blanc ici, -jaune là, vert de son habit d'uniforme, et bleu, parfois, lorsqu'il -s'habillait en grenadier. Ses traits véritables n'étaient pas demeurés -dans la mémoire des hommes, plus attachés à ses médailles et à ses -monnaies. Lorsqu'il eut vidé les Tuileries, lorsque son ombre même, -après la Terreur blanche, s'en fut le retrouver par-delà les mers, -la France, délivrée et inquiète de sa délivrance, le chercha en ses -souvenirs et en ses hallucinations. Elle ne retrouva que soi—et ce -qu'elle eût dû ressentir sous lui: c'était beaucoup, c'était trop -pour ce qu'elle était devenue, à genoux devant la Chambre introuvable. -Elle s'obstina: son frisson ne lui suffisait pas. Elle voulait le -froncement des maigres sourcils de son maître exilé, le sursaut de son -ambition, le droit et vite éclair de sa volonté. Elle en fut pour son -tardif regret. Ni les ministres, ni Béranger, ni Ségur ne lui rendirent -l'aventurier, le souverain qu'elle comprenait, qu'elle désirait après -l'avoir subi et adoré, par ordre. Et ce fut le passe-temps, la passion -du siècle: retrouver Napoléon. C'est l'histoire entière du règne de -Louis-Philippe, c'est Balzac, c'est Hugo, c'est le coup d'État de 1851. -On voulait ravoir, avoir Napoléon. On fit crédit en son honneur, à son -neveu, on attendait sans cesse qu'il ressuscitât et on l'attend encore, -chez d'autres neveux, sous un képi, n'importe où. Ah! l'avenir n'est -pas à lui? qu'en pensez-vous, Madame? - -Eusèbe Gaël était le seul homme dont la princesse souffrît une question. - -—Je pense, dit-elle, que cet avenir est peut-être le royaume qui n'est -pas de ce monde ou des provinces de ce royaume. Les âmes inquiètes -reviennent inquiéter d'autres âmes et se révéler à elles, car on ne -les comprend pas et ce leur est douloureux. On n'aime les rois que -longtemps après leur mort et c'est alors seulement qu'ils trouvent des -sujets passionnés et des ministres de génie. Mais ce n'est pas l'heure. - -—L'heure, n'est-ce pas? ajouta Gaël, c'est celle du Jugement? - -—Oui, répondit Clémentine-Alessandra. Et les âmes se grouperont autour -des maîtres et des amis qu'elles auront choisi, en dehors des temps. Ce -sera un parterre admirable de sympathies, de tendresse, de charme et -d'amour lumineux. Et Dieu aura le courage de ne damner personne. - -Il y eut un murmure d'extase. C'était joli, vraiment, et d'un optimisme -si haut, d'une indulgence si sereine, d'une grâce si sûre qu'on crut -la jeune fille, que, pour la première fois, on la sentit puissante, -régnante, de la famille des rois,—et de Dieu, leur père à tous. Et -quel corollaire heureux de la vie totale proposée par Gaël, le délice -conquis aussi pour l'au-delà! Il ne restait qu'à travailler ici-bas et -à mériter de continuer ailleurs. - -Mais un vieillard protestait: - -—Votre Altesse est quiétiste. - -Il affirmait. C'était M. Lévy-Wlarmeh de l'Académie des Inscriptions. - -On lui connaissait une figure d'évêque, une nature de bénédictin -et un cœur d'inquisiteur. Il se mourait de cette maladie incurable -et longanime de n'être pas prêtre. «Il me manque, soupirait-il, -non la vocation, mais le baptême», et il souriait des sourires -que cette phrase éveillait toujours. Intraitable sur toutes les -questions de dogme et de liturgie, savant, infaillible, tyrannique, il -anathématisait _in partibus infidelium_, et, de son siège d'Institut, -agissait en antipape, plus saint, plus certain que le pape, choisi dans -le troupeau complet des hommes, sans ordination, sans sacrement—et la -science lui avait apporté avec le secret de la foi, son autorité et sa -majesté. - -—Je ne suis pas quiétiste, affirma la jeune fille, je suis protestante. - -M. Lévy-Wlarmeh ricana respectueusement sans répondre. - -—Je vous comprends, lui dit Eusèbe Gaël. Vous pensez que le -protestantisme allemand est une religion d'État, une religion de -militaires disciplinés, de camp sans désordre, un ciment sobre de -places fortes et de murailles guerrières, un Code strict et pratique -plus que des litanies... - -—«Ne parlons pas religion, interrompit Clémentine-Alessandra. Ma mère -était catholique, j'ai eu des aïeux qui étaient chefs de la milice -sacrée. Si l'orgueil poussa Othon II de Schmerz-Traurig à faire creuser -pour sa dépouille mortelle un pilier de la cathédrale de Zeusnacht, à -y faire déposer son cercueil debout, pour ne pas être foulé aux pieds -par ses sujets, s'il ordonna de faire tailler son image casquée sur le -pilier et de tailler plus bas, à genoux, deux figures de varlets, dont -l'une devait être le pape et l'autre le pape précédent, c'est qu'il -avait été ployé par ces deux évêques de Rome et qu'il avait droit à -une revanche. Et c'était un bon homme de guerre. Mon ancêtre Rupert V -désira que les cheveux de son cadavre fussent brûlés, ses dents broyées -et le corps jeté dans la chaux: mais cette humilité lui venait de son -suzerain l'empereur Maximilien Ier. Quoi qu'il en soit, je suis d'assez -bonne famille. Je n'ai pas de nom.» - -Elle rougit à ce mot, d'un souvenir, mais se remit: - -—Nous nous appelons Schmerz-Traurig. Et c'est tout. - -Son émotion n'avait pas échappé à Gaël. Il la regarda longuement. Ce -fut sur son fauteuil comme un effondrement. Il découvrait des rides, -des cernures, tout un acte d'accusations et les accusations de l'acte, -un réquisitoire moral et charnel qui se levait de son sourire, qui, -des fossettes, des mouvements de paupière, des jeux de sourcils, se -dressait, criait et jetait aux peuples des reflets fripés de joie -criminelle, des relents de jouissance, un je ne sais quoi d'humide et -molle volupté. Il pensa gémir. La voix lui manqua. La conversation -qu'il ne dirigeait plus vira, oscilla. Et la jeune fille qui sentait -le regard du vieux philosophe sans oser le voir, la jeune fille plus -troublée, plus allante, parla, prolongea le dialogue, tira sur des -répliques pour fuir le tête à tête qui la guettait, qui s'approchait -avec les ténèbres, qui devait tomber quand les hôtes prendraient congé, -puisqu'on ne dînait pas. Et les gens prirent congé. - -Gaël avait incliné sa tête songeuse: «J'aurais à parler à Votre -Altesse.» Elle le précéda dans sa chambre... Déjà, avant qu'elle eût -pu offrir un siège à l'académicien, avant qu'elle se fût assise, Gaël -lui avait saisi les mains et, sans souci du protocole, bousculant de -son indignation, de sa stupeur, de sa pitié toutes règles et toutes -distances, d'un souffle, d'un râle, il lui lançait un seul mot: -«Malheureuse!» Elle comprit, ne lutta pas, ne nia pas, se retira un peu -et s'assit, calme. Et elle commença: - -«M. Gaël, vous n'aviez pas à prendre la peine de deviner. Je vous -aurais tout appris, comme c'est mon droit. Vous m'insultez. Pourquoi? -Je me suis donnée, oui. Mais j'étais à moi. - -—Malheureuse! malheureuse! - -—Vous êtes républicain, Monsieur. Vous ne pouvez pas juger. Vous vous -êtes mis, à plusieurs, à me faire princesse, à me donner une âme -royale. Ce que vous ne pouviez m'offrir, je me le suis accordé. Je -suis complète, parfaite (je n'ai pas besoin d'humilité en ce moment, -n'est-ce pas?) il ne me manquait que mon empire. Ce n'est rien, car ça -se trouve. Et, en apportant chacun votre pierre de vie à l'édifice, -en construisant un être, une entité, en soufflant de la pensée, -vous n'avez pas pris garde à la petite chose de chair qui tremblait -au-dessous de cette beauté idéale, de ces réflexions armées, de cette -force, de cette puissance qui devait venir puisqu'elle se créait à -mesure. Vous ne m'aviez épargné aucune des infirmités, des gênes de la -femme, je restais femme, je restais vierge, petitement. De la vierge, -je souffrais les désirs étroits, les besoins, la menue somme de tracas -et de chatouilles qui montent au cerveau, qui paralysent la volonté, -qui, cruellement, tyranniquement, jettent l'esprit, l'ambition, les -immenses convoitises de terre et de ciel à bas, qui les descendent à la -place même où l'on cache, dans un cercueil d'opprobre, la tête d'une -guillotinée. Je devais être petite fille ou reine: j'ai choisi.» - -Gaël leva la tête, et l'œil en larmes, il dit seulement: - -—Pardonnez-moi. J'ai une fille. - -Il avait une fille, en effet qui lui était restée, à la suite d'un -divorce mystérieux. Il l'avait laissée en un couvent, sans en savoir -rien que la laideur de l'âge ingrat jusqu'au jour où elle s'était -imposée à lui, des mille gentillesses que souffle à une enfant le -désir de n'être plus enfermée entre cent, et du secret des cœurs qui -s'engendrèrent. Elle l'amusait depuis, le charmait, l'intéressait, -tenait le milieu entre un animal délicieux et un livre: il surprenait -la vie à ses gestes, s'enfonçait en son innocence ainsi qu'en une forêt -primitive, cueillait des répliques, des étonnements, des questions, -des remarques, à même la fraîcheur, la candeur, le feu plein et pur -de ses dix-sept ans. Il n'avait jamais imaginé qu'elle pût changer. -Et voilà qu'il trouvait de l'inquiétude au creux des meurtrissures de -la princesse, qu'il craignait, qu'il sentait sourdre des appétits, du -sang trouble, un essaim de besoins, des soifs de besogne, toutes les -souillures possibles que jusque-là il avait étudiées de très loin, pour -les autres, chez les autres. Il percevait en soi le ravissement du père -qui naît tardivement à ses soucis et les soucis l'assaillaient, depuis -leur naissance, en troupe, en horde. Il redoutait rétrospectivement -et sa terreur prenait corps: c'était cette grande fille devant qui il -s'émouvait, cette fille qui se défendait, qui se glorifiait et où la -déchéance, le vice, l'orgueil, le défi avaient élu domicile. - -—Monsieur Gaël, dit Clémentine-Alessandra, vous avez une fille, -mais moi, je n'ai pas de père. Ce n'est pas la même chose. Et ne me -reprochez point de manquer de pudeur. La pudeur! ce n'est pas un -manteau, ce n'est pas un masque, c'est un maillot menteur! Et la -virginité, mon ami! Un fiancé bourgeois a droit à la virginité de sa -fiancée: c'est tout ce qu'il épouse en elle, c'est le contrepoids d'une -existence aveuglée, murée, médiocre, âcre: mais moi, moi, ai-je un -fiancé? Je suis fiancée au destin et le destin n'est pas chaste: il -faut qu'un Empereur se prostitue à une armée entière de prétoriens -avant qu'elle lui jette son sceptre et son trône; il faut choisir, vous -dis-je, j'avais la tête trop lourde: elle a emporté le reste. - -Gaël eut un mot désolé: - -—Ce n'est pas moi qui!... - -Elle se fit plus impérieuse. - -—Non, ce n'est pas vous. Je ne vous dois pas mon sang, à vous. C'est -un sacrifice humain, un sacrifice horrible, que je devais à ma race, -à mon père, un sacrifice expiatoire pour des crimes, au hasard, sur -les routes et dans les burgs du Schmerz-Traurig. Vous avez été mes -officiers de tête, comme nous eûmes des officiers de bouche. J'ai agi -en princesse. Voilà. - -Gaël interrogea: - -—Mais qui? Qui? - -—Personne. Je ne me suis pas donnée, Monsieur. Je n'ai permis à -personne la vanité de m'avoir possédée. - -Eusèbe Gaël ne l'écoutait plus. Il considérait les murs de la -chambre, sondait leur profondeur, et, des yeux des portraits qui -s'y succédaient, descendait à leurs âmes. Il évoquait les mauvais -esprits. Ces hommes avaient tué et volé, ils avaient ployé des -peuples et leur peuple. Et les pauvres femmes qui avaient été leurs -femmes, que de larmes, elles avaient pleuré sur les perles, les -pierres et les diamants de leur cassette! C'était entre ces témoins -et ces conseillers que Clémentine-Alessandra s'était décidée,—et les -siècles ne l'avaient point arrêtée. Il se reprochait tout, à lui et -à ses confrères. Ils avaient enseigné les sciences et les lettres à -l'enfant: ils avaient sous-entendu la vertu, incluse dans l'ensemble -des connaissances humaines, ils lui avaient appris le bien et le mal, -le néant des plaisirs: c'était son chef-d'œuvre à lui, il en attendait -des chefs-d'œuvre, c'était la merveille féconde, la gloire du siècle -nouveau; il ne se demandait même pas si elle serait reine, l'imaginant -impératrice et déesse, lui prêtant des réformes, des révolutions et des -miracles,—et elle avait trahi sa confiance, ses espoirs, elle avait -des paroles de fille! Pour un peu, elle se fût mise nue! Et elle était -belle. Derrière les meurtrissures de son visage, il la retrouvait fine, -haute, idéale. Elle n'avait pas de sensualité. Elle avait certainement -cédé à un vertige. Le démon l'avait poussée. Elle était trop pure, trop -grande. Elle avait donné sa virginité comme une petite donne la fortune -de sa mère, gentiment... C'était plus affreux, c'était l'horreur même. -Un instant la douleur de Gaël fut telle qu'il eût offert sa fille pour -réparer l'irréparable, pour rendre à la créature parfaite qu'il avait -formée ce qui la ruinait à jamais, mais il se détacha de son affolement -et de sa préoccupation des empires. Clémentine-Alessandra lui contait -son aventure, les Champs-Élysées, l'hôtel, les discours du jeune homme, -sa poursuite et l'injure finale: «Messaline.» - -—Je n'ai vraiment pas de chance, conclut-elle. - -Gaël se consulta un instant, rassembla ses idées, son courage et, -simplement: - -—Vous l'aimez, affirma-t-il. - -Il sursauta. La grande-duchesse ne protestait pas: doucement, -naturellement, elle s'abîmait en sanglots. Jamais Gaël n'avait eu -autant envie de pleurer. Son accablement d'éducateur et d'ami, la -vieille observance des principes moraux et sociaux qui résistait à ses -paradoxes, son retour sur lui-même, son involontaire religion, son -loyalisme, l'irritation même des discours de Clémentine-Alessandra -le tenaient à la gorge: une oppression certaine s'éternisait en lui: -il fut pourtant assez respectueux de la tristesse princière pour ne -s'y associer point. Il pesa les larmes à distance, sans avoir l'air -de les entendre. Et la paix entrait en son cœur, de remarquer que -la jeune fille revenait à l'humanité, qu'elle se repentait, qu'elle -s'énervait,—c'est tout un,—qu'elle n'était plus ce monstre d'autorité -qui dispose de sa virginité comme d'une province, qui regrette -seulement la possibilité de ne se pouvoir livrer encore pour la -première fois et la totalité de la honte. - -Elle s'excusait: - -—Je ne l'aime pas. C'est votre faute. Vous auriez dû m'amener des -pauvres ici, qui m'auraient parlé, longuement. Il m'a touchée. Vous ne -m'aviez amené, d'ailleurs, pas un jeune homme, pas un amoureux. Les -petits princes qui ont joué avec moi font la noce, oui, la noce. Je -devrais être mariée depuis cinq ans, au moins. J'ai vingt ans. Ah! mon -Dieu! mon Dieu! si j'avais pu ne pas savoir. Et comment penser que je -tomberais sur lui? Il est beau et féroce. Il m'a humiliée. - -Elle était bête. Gaël ne poussa pas à bout sa confusion: - -—Que Votre Altesse me pardonne, répéta-t-il. J'ai eu tort. C'est pour -elle que j'ai parlé, que je me suis ému. J'ignore vos fiancés, s'ils -existent. Les reines ne doivent être vierges que politiquement. Ne -pleurez plus. - -—Je vous remercie de m'avoir fait pleurer, dit-elle. Je vais mieux. - -Gaël la laissait doucement se remettre. Il considérait les murs encore, -et les armes qui s'y tassaient, des épées de toutes sortes et des -sabres, des épées de cour et des épées de bourreau, quelques oripeaux, -quelques trophées, pêle-mêle emportés avec des objets précieux, des -bijoux, des pierres, par Otfried-Gutbert lors de sa fuite, pour -envelopper. Reliquaire nostalgique! Dangereuses épaves! Il était -resté de la cruauté, de la convoitise et quelle sensualité dans ces -plis, dans cette rouille et jusque dans les froncements massifs des -étoffes et des métaux d'église! Et ces drapeaux inertes qui pendaient -en berne, en une berne perpétuelle, ils étaient en deuil aujourd'hui. -Quel aboutissement d'une race complexe, grosse de gloire et d'horreur, -d'une race inquiète, trouble, engluée de meurtres, de rapines, dévorée -de désirs—et forte parmi son cancer et sa manie. Clémentine-Alessandra -était décidément prisonnière de sa race, de sa fatalité: pour qu'elle -s'en fût allée au Champs-Élysées proposer un journal, pour qu'elle s'en -fût allée cherchant du sexe et du rut où il y en avait, il lui fallait -un instinct de Paris qu'elle ne possédait pas; pour avoir joué de la -faim et de la misère comme elle avait fait, il lui fallait un sourd -trésor de mensonge, de dissimulation, le talent de comédien qui, jadis, -aux jours les plus laborieux du Schmerz-Traurig, avait trompé les -papes, les diètes et les empereurs. Et puis, y avait-il jamais eu de -vierges chez les Schmerz-Traurig? Elle tenait de son père, voilà tout. -C'était chez elle un coup d'État, naturel, sa manière de se déclarer -majeure! Sincèrement, profondément, il lui pardonna. - -—Vous ne regrettez rien? demanda-t-il. - -—Si. Lui. Et que ce soit lui. - -—Mais qui est-ce? - -—Il vous le dira, à vous. Je sens qu'il vient. Il est là. - -Elle sonna. - -—Faites monter, dit-elle simplement. - -—Votre Altesse... - -—N'y a-t-il personne? - -—Que Votre Altesse Sérénissime m'excuse: il y a un pauvre qui veut -voir Son Altesse. Il insiste. - -—Qu'il monte. - -Il monta. Il entra. Il ne jeta pas un regard sur la princesse, -dévisagea Gaël et, d'une voix brisée, hagarde, il interrogea: - -—Ah! c'est vous? vous êtes le père? - -Il avait, depuis le matin, vécu plusieurs vies. Il était dès l'extrême -aurore resté attaché au palais de l'Avenue Kléber, s'enfuyant et -y courant à nouveau, craignant d'oublier sa place ou de le voir -s'écrouler, rentrer sous terre comme un cauchemar. Puis lorsque -la masse de pierre l'avait une fois de plus aveuglé de fureur, il -retournait aux autres avenues, celles qui n'avaient pas _le_ palais, -il se brisait les nerfs, le cœur autour de l'Arc-de-Triomphe. Il -tournait en une cage de haine et de désir. Des maisons de riches le -cernaient à gauche et à droite: un essor de valets et de femmes de -chambre l'emprisonnaient en leurs courses et leur babil; des voitures -croisaient. Au centre, l'Arc-de-Triomphe, livide d'un soleil naissant, -se dressait pareil à une guillotine. Un tape-cul de dressage filait et -se rattrapait au vol, à mesure: le jeune homme le retrouvait toujours à -ses côtés, aussi vite, aussi retenu, le cocher abrutissant le cheval, -dans un cercle. - -Pour ne plus le voir, le jeune homme regarda l'Arc-de-Triomphe. -Confusément, il s'attacha à des détails de lumière, à ces caprices -du soleil sur la gloire qui arrachent un œil, un relief de chair, un -mouvement héroïque à l'ensemble terne et serein, en son éclat sûr -comme l'éternité: il lui sembla que le soleil lui présentait, à lui, -des soldats et des victoires, que la nature l'initiait à des gestes -inhumains, que son seul ami, le ciel, lui apprenait l'histoire. -Et Celle qu'il avait tenue, qu'il avait eue, c'était bien une de -ces créatures à escorte et à cliquetis qui font sortir des gestes -et des vivats. On s'était battu pour elle, d'avance, et, ignorant, -jaloux du passé de cette race qui s'était mêlée à son sang, il lut -sur le monument ce que c'étaient, des combats, ce que c'étaient, des -triomphes, ce que c'étaient ces mômeries, ces tueries, ces sacrilèges -et ces miracles dont se construit un empire; il lut le droit divin -et le droit de conquête. Il avait la fièvre, il regardait couler -des rayons de lumière, durer et se jouer, puis disparaître, aller -de cette pierre gigantesquement et pieusement gaufrée à des tas de -pierres, autour, à des terrassements, à des fondations de chalets et -de kiosques, tomber des généraux, à des manœuvres, des filles et des -chiens qui, de ci de là causaient à l'entrée des avenues. «Le soleil -luit pour tout le monde!» La phrase lui venait avec le soleil, dans le -soleil. Et il lui semblait que le soleil doit luire, alternativement -pour celui-ci et pour celui-là, qu'il y avait des tours et des -revanches de soleil, et que le jour des terrassiers venait après celui -des généraux, que le soleil était à eux, exclusivement. Pas à lui. Il -avait dans la bouche un goût de terre, mâchée à vide, de sable, de -tourbe, de boue mordue, une âcreté vibrante et une faim d'autre boue, -d'autre sable, d'autre tourbe. Il se crispait, des entrailles aux -glandes; ses muscles se nouaient, son cerveau se tendait: c'était un -effort. Il frissonna: un effort vers elle, évidemment! Il eut honte. -Mais il ne pouvait retrouver aucune énergie. Il devint toute honte. Le -soleil, lui qui léchait les angles des avenues, qui traînait sur le sol -et qui lentement remontait au ciel en une tache paresseuse et lâche, -les passants, les voitures, cet espace autour du monument, élargi, -tournant sur lui-même, mort sous les tramways et les omnibus, cette -place meuble et nue, dominée, écrasée par l'Arc rêveur, tout était -du Passé, tout était sommeil, tout était attente. Les maisons, les -hôtels, les rues qui s'étaient soudées pour bloquer l'Arc-de-Triomphe -le bloquaient respectueusement et, gagnées à sa tristesse, songeaient -et espéraient avec lui: ce n'était que nostalgie et éternité. «Je suis -chez elle», pensa le jeune homme, évoquant d'un mot les siècles qui -avaient été royaux, où l'on avait obéi. Quelque chose bougea en lui. -C'était son quartier, le Temple, atroce de vie, de bousculades, de -hâtes, d'effrois, de soucis, d'âpreté de détail, le Temple en chasse -vers un sou, tout en vieilleries, en loques, en ordures qui peuvent -servir encore, débordant de cette existence de rebut, plus violente, -plus acharnée, se reprenant, se nourrissant de sa misère et de son -abjection, ruelles noires, crevées de portes et de fenêtres, soupentes -ahannantes, trous populeux, culs-de-sacs grouillant, dépotoir et -réserves où des activités s'épuisent pour les sous-sols de la société -toujours et pour les fonds d'ateliers, pour des besognes, quartier qui -s'habille et qui se nourrit des restes refusés, de la seconde mouture -du mal et où les Archives mêmes, les papiers qui ne servent plus qu'à -l'immortalité s'en viennent se coucher à côté des matelas, des montres -et des bicyclettes qui attendent et sont attendus, qui manquent et qui -consolent cependant, en précisant l'espoir des jours meilleurs. Il ne -voulait pas y retourner. Son existence était cassée et déboîtée, il ne -voulait plus offrir sa marchandise et s'entendre dédaigner avec elle. -Il avait eu des joies à acheter deux sous de pain dans cette petite -baraque qui se pose comme une guérite au travers du pont, devant -Notre-Dame, et à manger, appuyé au parapet de la Seine, se partageant -entre l'eau jolie et la masse grise de l'église énorme et menue, -choisissant des amoureuses parmi les saintes en relief. - -Il avait bien choisi! tout le ramenait à sa maîtresse de la nuit. -Elle aurait pu être, elle aussi, taillée dans la pierre sainte: elle -ressemblait aux patronnes d'antan et c'était elle qui... Il ne mangea -pas, ce jour-là. Ce n'était pas nouveau pour lui, mais il prit presque -garde à la privation: c'était un châtiment qu'il s'infligeait; il -jeûnait pour son péché, à elle. Puis il erra. Il était poussé vers les -Champs-Élysées. Il ne les reconnut pas. La forêt sinistre, tortueuse, -protégée par des constructions brèves, la forêt de vice, de pauvreté -et de méchanceté, la carrière d'ombres et de feuilles, de mystère -broussailleux et de fuite s'était faite jardin d'enfants. Délice tissé -de balbutiements ou ces cris, au pis, sous les arbres qui intercèdent, -rythmiques, en une hymne barbare, vers les anges tout proches, pour -les gens trop âgés qui n'osent plus crier. C'était comme un chemin -de petites âmes que des nourrices, pieusement, causant bas ou riant -sans outrage, portaient ainsi que des saints-sacrements, les berçant -de ci, de là, dans des reposoirs de verdure et les balançant en des -ressouvenirs de limbes et en des songes d'en-deçà. Les omnibus et les -voitures filaient droit, en bordure de cette procession: les petits -se souriaient, s'appelaient dans la camaraderie d'avant la vie, dans -la fraternité de leurs deux ans: d'autres, au sein, échangeaient -les regards de deux séraphins qui se reposent l'un sur l'autre, se -charment et se consolent l'un l'autre, parmi un décor mortel, et -retournent à leur lait, résignés à leur long supplice. Le jeune homme -aurait éprouvé une amère et profonde satisfaction à voir souffrir les -nourrices et les servantes: il les observa et ne découvrit en elles que -ruminerie. La complexité des Champs-Élysées leur offrait leurs champs -et leur paysage: l'atmosphère, fraîche, gonflée de lait, c'étaient -leurs jeunes ans, à elles, en mieux. Des ballons légers flottaient, -voletant à peine dans l'air lourd. Les deux guignols rivaux battaient -le commissaire, à l'envi, et la petite corbeille à chèvre vaguait sur -ses deux roues. Air où l'on ne pouvait respirer ni haine ni colère. -Le jeune homme résistait encore: «Enfants de riches!» protesta-t-il. -Mais aussitôt son émotion grandit. Il pensa à son enfant, à celui -qui pouvait naître de son baiser. Enfant de riche! Il irait aux -Champs-Élysées, dans des rubans et des dentelles, il aurait des bonnes -et des bonnes. Il se détesta, détesta sa nuit et son étreinte, mais -ne put détester ces petits qui passaient, dans l'harmonie de leur -sourire et de leur mutisme caressant. Il louvoya autour de ces petites -mains, le long de ces yeux qui semblent lire des plaies et panser -les chagrins, il attendit le soir dans le soleil, le soleil qui le -suivait, qui dorait devant lui des pylônes, des fontaines, le soleil -conseiller des extases et de la sérénité somptueuse. C'était une de -ces merveilleuses journées qui, avant de s'envelopper de ténèbres -s'agrafent d'une boucle de feu où tous les métaux viennent amonceler et -fondre ensemble leur paroxysme d'intensité et où les pierres précieuses -se varient, s'entassent et s'enflamment l'une l'autre en une coulée -plus que divine, en un éclat où l'enfer se marie tout brûlant au ciel, -pour offrir au monde aveugle l'unité et l'entité de la flamme et -de la lumière. Le soleil couchant saigna de la pourpre, une pourpre -filée d'or et surfilée d'émeraude royalement tachée d'opale, puis la -pourpre glissa et découvrit une infinie tunique d'améthyste qui emplit -le firmament; l'or s'étala sur elle en plaque, pâlissant à mesure, -déchirant le tissu violet et mauve, s'étirant, se rétrécissant jusqu'à -un mur de turquoise, qui soudain tomba, envahit tout et boucha le -ciel. Le jeune homme en avait assez vu. Il n'avait plus son soleil -et sa pourpre: le courage l'avait abandonné depuis longtemps. Il ne -s'irritait plus d'être vide de ses idées, de ses sentiments, de ses -instincts. Il se précipita chez la grande-duchesse. Nous avons vu qu'il -avait été reçu. - -—Vous êtes le père? répéta-t-il à Gaël qui ne répondait pas. Sa douceur -tombait. Il se retrouvait tel qu'il s'était montré la nuit, brutal, -cruel, ivre d'avenir. - -—Non, mon garçon, dit Gaël. Et vous? - -Involontaire facétie! Gaël ne le voyait pas. Ce qu'il voyait, -c'était l'autre nuit, la scène, la robe usée, déchirée. Il regarda -Clémentine-Alessandra. Il ne remarqua pas sa robe. Elle lui apparut -blanche et droite, sans âge, jeune effroyablement, chevauchant, -piétinant les époques et les destins. Il revenait à la robe décousue. - -—Je n'ai pas de nom, déclara le jeune homme. - -Les deux êtres se rejoignaient. C'était d'une union semblable -qu'avait dû se conclure jadis le rapt d'un pays, la fondation du -Schmerz-Traurig, la naissance d'un peuple et d'un peuple esclave. Il -les enviait tous deux, ensemble, non pour leur jeunesse et l'éclat de -leur vigueur, mais parce qu'ils incarnaient, en force, la vie totale -dont il avait parlé deux heures auparavant. Il trouvait ici l'amas, -l'union des siècles, en harmonie, leur essence et leur détail, -l'effort recommençant après le succès, après l'échec, la chaîne enfin -entre les conditions sociales les plus lointaines, les années les plus -éloignées, le cercle même de l'infini. La fatalité était là, en robe -blanche et en jaquette usée; il n'y avait plus à discuter la folie de -Christine-Alessandra et sa chance: la rencontre devait avoir lieu—et -à ce moment. Ils souffraient tous deux, atrocement, ne se regardant -pas pour ne pas voir se lever de leur chair à tous deux les baisers -de la nuit et pour n'avoir pas honte de soi. Il les envia davantage. -Comme ils simplifiaient, comme ils résumaient, comme ils possédaient -l'existence! Le jeune homme parlait: - -—Voilà. Je ne sais pas si vous savez. Ce sont des choses dont on ne se -vante pas. - -—Je sais, déclara Gaël. - -Le jeune homme ne trouvait plus rien. Du désir et de l'horreur lui -venaient aux lèvres. - -—Vous êtes venu, trancha la princesse, me réclamer cinq francs que je -vous dois. Je vous les ferai donner. - -—Tu ne me dois rien! je t'ai payée! - -Le jeune homme avait empli la chambre de cette phrase. Elle -rebondissait du creux des armures au gonflement des étoles et des -drapeaux, faisant trembler les épées et les casques. En même temps, -de son œil de fièvre, soudain plus calme, il inventoria. Il avait -payé tout cela aussi. De quelques sous il avait acheté la femme, sa -richesse, sa race, tout cela, car tout cela n'avait plus cours. Elle -pâlit. Profondément, atrocement elle saignait, humiliée. Payée! Les -millions menus, les miettes de gloire et de splendeur, le ruissellement -contenu des gemmes et des ors, l'âme précieuse des siècles conservée -en beauté, les témoignages des légendes, les gardes ciselées, bourrées -d'émeraudes, les dentelles, les lames, des trésors de guerre et des -châsses, les bannières et les atours, tout était allé à cet homme -mendier un peu de pain et des baisers, lui demander la vie que donne le -pain, la vie que veut la chair; il était son maître à elle et le maître -de sa race. Il s'attachait à elle, elle croyait avoir aux flancs la -piqûre d'invisibles éperons. Et il la méprisait. Elle crut défaillir. -Mais déjà Eusèbe Gaël intervenait. - -—Je sais. Mais je ne sais pas qui vous êtes. Vous n'avez pas de nom, -soit. Mais vous êtes obligé d'avoir un nom, pour la police. - -Voilà qu'on parlait de police, dans ce sanctuaire! Le jeune homme -parlait: - -—On m'appelle Antony. Je ne suis pas tout à fait enfant trouvé. J'ai eu -une mère, pas très longtemps, qui n'était pas bien forte. Elle n'avait -pas dû être toujours pauvre: elle ne pouvait pas s'habituer. Elle -s'étonnait un peu des gros ouvrages de l'ouvrage, quoi! en le faisant. -Elle m'aimait beaucoup. Elle me berçait en rêvant tout haut, elle me -trouvait joli, intelligent et elle pleurait. Elle se racontait des -choses sur moi dans des espèces de chansons qui n'étaient pas gaies. -Elle se mettait dans des états terribles parce qu'elle ne pouvait pas -tout me donner. Il lui fallait que j'aie de l'instruction, de l'air, -que je sache tout, que je puisse commander, acheter, régner,—des -bêtises! Elle me prenait sur ses genoux, me débrouillait les cheveux, -me regardait dans les yeux et puis elle les embrassait et puis elle -pleurait encore. - -Une paix tombait dans la chambre ducale: le trouble, l'émotion -douloureuse, saccadée, contradictoire qui l'avait trouée et déchirée -comme à coups de couteau, les sauts brusques de l'orgueil à la haine, -de la honte à la passion, les sursauts, les cris de colère se fondaient -dans un immense attendrissement. On ne badine pas avec la misère. La -jeune fille y avait touché: elle en était prisonnière. Il semblait que -les murs somptueux, les murs épais de merveilles se fussent reculés: -les trois êtres se penchaient ensemble sur l'âme pure d'une infortunée, -d'une mère. - -—Elle est morte? demanda Gaël. - -—Je ne sais pas. Quand j'ai eu sept ans, elle n'est pas revenue, un -soir. Peut-être qu'elle s'était noyée. On n'a pas jugé utile de me -l'apprendre. Ou bien elle est retournée dans son pays. Elle était Corse. - -—Comment s'appelait-elle? - -—Je sais pas. Je l'appelais maman. - -—Et depuis? - -—Depuis, rien. J'ai été à l'école. Je n'ai pas joué. Je n'ai pas essayé -de métiers, à cause de l'apprentissage qui coûte trop cher et parce -qu'il faut trop longtemps être petit garçon chez les patrons. Et j'aime -voir le soleil, marcher, me raconter des choses, comme ma mère. - -—Vous pensez? - -—Si vous voulez. Ça n'est pas gai, non plus,comme ma mère. Mais c'est -comme si je mangeais, comme si ça me nourrissait. On entend de si -drôles de choses, on voit de si drôles de gens. Quand je me raconte que -je suis moins que cela, ça m'amuse. - -—Vous n'avez pas d'amis? - -—Où ça? Ceux que je pourrais avoir me dégoûtent. Les autres aussi. - -—Et que voulez-vous maintenant? - -Une flamme lui vint aux yeux, nouvelle: - -—Rien, fit-il. Ça. - -Elle ne bondit pas. Elle était heureuse de l'outrage. Elle se -reprochait son émotion. Et elle parla très simplement. - -—C'est bien. Mais si vous vous obstinez, il faut que vous soyez à moi -complètement, que vous ne sortiez pas d'ici et que vous m'apparteniez. -A quel titre? Vous ne savez rien: vous ne pouvez pas servir de -secrétaire. Je vous offre une place d'aide à l'argenterie. - -Elle avait prononcé ces paroles d'une voix blanche. Elle se dégradait -avec lui, devant ce Gaël qui était son maître et son juge. Elle -acceptait l'ignominie des assauts serviles, l'éclaboussure des eaux -grasses, tout de suite. Et elle portait la main à une âme d'homme, la -souillait, la brisait. - -—Larbin? moi? - -Le jeune homme éclatait de rire. - -Gaël s'était penché vers la jeune fille. - -—Prenez garde, disait-il. J'ai regardé cet homme. Il n'est pas de la -race des valets. Les valets ont des figures spéciales: c'est une race, -je vous le répète, comme les jockeys. De dos, déjà, on voit qu'ils -n'ont pas de moustache. On s'aperçoit à leur marche qu'ils ont les -genoux usés. Ne contrariez pas la destinée de cet homme. N'avez-vous -pas peur de blesser votre destin à vous? Vous êtes faite pour régner, -il est fait pour ne pas servir. S'il sert, vous ne régnerez pas. - -—Larbin? moi? répétait l'éclat de rire. - -—Regardez-le, continua Gaël, écoutez-le: il est fier. Vous me faites -mal. Vous voulez un amant chez vous, en bas? Vous me faites penser à -Marie-Louise de Parme. - -—Marie-Louise était autrichienne, répondit Clémentine-Alessandra. Moi, -je suis allemande. L'Autriche, c'était l'Allemagne asservie, elle -avait besoin de deux têtes à son aigle: notre aigle à nous a une tête, -une seule, comme l'aigle de Napoléon. Marie-Louise s'était mésalliée: -moi j'étais vierge hier. En l'humiliant, je m'outrage beaucoup plus -que lui. Mais je n'ai pas d'orgueil. Nous autres, il nous faut de -l'orgueil, pour nos peuples, nous n'en avons que faire pour nous. -J'éprouve ce jeune homme. Il m'a bravée. Ah! que je voudrais ne plus -l'aimer! - -—Vous allez essayer, n'est-ce pas? Vous l'avilissez, pour en rougir. -Vous ne rougirez que de vous. Vous me rappelez une chanson de Béranger: -_La Marquise de Pretintailles_. - -Un instant Gaël crut qu'elle se fâchait. Mais elle éclata de rire, elle -aussi. Le jeune homme ne riait plus. Il la désirait formidablement. -Elle avait dominé sa journée, de haut, dans le soleil et dans les -pierres de l'Arc-de-Triomphe—et elle était là! Il avait eu de mauvaises -paroles parce qu'il avait le cœur mauvais, trop gonflé de tendresse, -tendu à éclater de passion, gros de ne pouvoir pleurer et parce -que ses lèvres étaient mordues, en dedans, des baisers qu'elle ne -donnait pas; il lui fallait des étreintes et des morsures. Et puis il -s'abandonnait. Elle lui avait changé l'âme. Il ne pouvait plus songer -à son galetas, à ses tournées. Il ne demandait qu'un refuge, qu'un -abîme où la voir. Il n'abdiquait point d'ailleurs: il restait pauvre. -Tombant plus bas, l'effort serait plus grand et sa convoitise plus -féroce. Il apprendrait. Il s'évaderait plus tard. Il eut des ambitions -en considérant son abjection, en face. D'un trou, on aperçoit encore -le soleil. Et elle était si belle et si jolie à la fois! Elle ne se -faisait plus violence: elle était impérieuse et cynique, elle se -torturait, elle riait. Il se donnait à elle pour la prendre. - -—J'accepte, dit-il. - -Elle sourit: - -—Vous n'aviez pas le choix. - -Mais elle était émue. Elle se retrouvait telle qu'à l'aurore, pâmée, -et elle voulait revenir à cet instant, échapper à sa journée de -philosophie, de mensonges et de vérité, d'apparat et de confession. -Elle ne congédia pas Eusèbe Gaël: l'horreur l'avait chassé. Ils étaient -seuls: ils se sourirent, ils n'avaient plus à se dire ni bonnes ni -méchantes paroles, ils avaient à jeter sur leurs mots, sur leurs -sentiments et sur leur volonté, sur le passé et sur l'avenir le voile -frémissant, le voile d'azur et d'or, le voile d'écume de la volupté. -Le jeune homme oubliait sa journée, oubliait le décor et le hideux -servage où le pliait la jeune fille: Clémentine-Alessandra se prêtait, -s'offrait. Elle avait triomphé. Elle voulait la suprême tyrannie: jouir -de son esclave dans sa peine et dans tout, l'avoir et peser sur lui -du plaisir même qu'elle lui ferait prendre sur soi. Elle indiqua les -portraits, les souvenirs, la chambre pleine: c'étaient les témoins -de leurs noces, elle exigeait d'être possédée devant eux, de perdre -officiellement, royalement sa virginité, de n'être plus la proie du -hasard: - -—Viens, dit-elle, tu ne m'as pas eue, tu ne m'as pas eue vraie. - -Le jeune homme s'élança. Elle l'arrêta: Elle se donnait pas, ne -s'abandonnait pas. Elle se dépouilla avec lenteur. Ce n'était pas -une déchéance. Elle enlevait ses atours seule, sans cérémonial et -sans chambrière, mais c'était pour les vêtir à nouveau. Elle allait -être nue, comme par décret,—et pour cause. Il lui prit les mains et -les reconnut longuement. Il identifiait ses ivresses. Et ce fut un -cri lorsque l'étreinte renaquit, lorsque leurs jeunesses nerveuses -se reconquirent et se confondirent. A même les coussins historiques -hâtivement rassemblés, sur un chaos mince de drapeaux, de manteaux, de -velours et de soies de blasons, presque sur le sol, ils s'échouèrent -en un essor, en une avalanche de baisers. Toutes les angoisses, -toute fièvre, tout désir de satiété les pressèrent, les tinrent, les -ligotèrent et les enveloppèrent: ils s'aimèrent en détresse, se donnant -tout l'un de l'autre, confessant leurs corps et leurs âmes et leur -passé, pour le mystère de la veille, en rachat de leur communion de -fraude. Parmi leur extase, un bruit les détacha: c'était une panoplie -qui tombait à côté d'eux. Un poignard, un petit poignard du XVIᵉ siècle -restait fiché dans le sol. Clémentine-Alessandra pâlit, mais elle -haussa les épaules. Et, pour se rassurer: - -—Tiens, dit-elle, je te le donne. - -—Il faut que je te donne un sou. Ça coupe l'amitié. - -—Et l'amour? - -—Je ne sais pas. - -—Eh bien! non! ça ne coupe rien. Et si tu me donnais un sou, tu me le -reprocherais. Tu m'as déjà payé ce matin. - -—Pardonne-moi. - -Elle ne lui pardonnait pas. Elle l'embrassa. Ils restaient nus. - -Et, contre la fatalité, ils se reprirent... - -Eusèbe Gaël était rentré chez lui. Il alla droit à sa fille et la serra -fiévreusement sur son cœur. Puis il ouvrit sa fenêtre. De la rue de -Furstemberg il voyait tout le vieux et fantômal quartier de l'Abbaye, -il plongeait sur des cours d'hôtels seigneuriaux désaffectés, sur des -jardins en morceaux, semés de marbre et de pierres sculptées, sur -des couvents sans cloches, des haies, tout un jadis las et n'ayant -plus même la force de mourir. Plus haute, pareille à une basilique -sarrasine, l'église de Saint-Germain-des-Prés hissait son mur roide -vers la voûte du ciel sans lune. Une heure sonna sans écho, une heure -impaire, onze heures. Gaël ne l'aimait pas. Il songea violemment, -douloureusement à son amie. Dans la rue, une famille de mendiants -italiens, qu'il connaissait de par ses aumônes, errait, tuant sous elle -la nuit avant de rentrer dans Plaisance, pour revenir. Il songea plus -amèrement. Une prière vint à ses lèvres, qu'il n'avait pas marmonnée -depuis une crise de sa jeunesse. La prière, des lèvres, lui entra au -cœur, dans un sanglot. Et il pria, de toute sa science, de toute son -angoisse, de toute sa vie. Puis il se rappela la nationalité corse du -jeune homme et son nom «Antony! murmura-t-il. Je sais bien que ça ne -prouve rien, que ce n'est rien, qu'un prénom. Mais ces gens-là ont juré -de me faire croire au romantisme!» La nuit était fraîche. Des souffles -malins venaient. La tour sacrée s'enveloppait de nuages. Eusèbe Gaël -sentit les éclairs et le tonnerre tout proches: nuit de fièvre et -d'étincelles, nuit électrique, c'était avec son insomnie certaine, -du travail et des pensées neuves. Il ferma sa fenêtre et se remit -au travail. D'une main ferme, il traça cette ligne: «_Chapitre_ VI. -_Erreurs de tous les temps. L'Amour._» - - - - -III - -L'ERGASTULE - - -Le garçon coiffeur offrit galamment à la ronde son savon et son rasoir: - -—Au premier de ces Messieurs..., dit-il. - -Sa grâce obséquieuse se frottait d'ironie, essentiellement. Il n'y -avait là que des clients auxquels le mot: «Monsieur» va comme un -chapeau de soie sans cocarde: c'étaient des tabliers bleus et blancs -qui se gaufraient à ne rien faire—pour la minute—et à ne se salir -point. Antony se leva et s'assit sur le fauteuil canné. - -—La barbe, n'est-ce pas? devina le coiffeur. - -—La barbe, oui, répondit Antony. - -La poudre de savon joua, blanchit, brouilla le blanc, devint crème et -mortier, s'épaissit, s'étendit, envahit le visage, noyant les flocons -légers, les tordant, les broyant, les couchant sous son néant glaireux. -Le garçon s'attachait à respecter la lèvre, mauvaisement. Il attendait. -Antony sentit une honte et ajouta: «La moustache aussi.» Le garçon -eut un sourire: «Il fallait le dire tout de suite,» et, raffinant, il -arrêta son labeur de lessiveuse. Il prit des ciseaux, pinça quelques -poils, les serra, les frisa presqu'en pointe et les trancha au pli de -la bouche, à même le savon qui crissa avec les poils. Puis, dans un -autre rythme, il promena son blaireau sous le nez, comme il eût fait -des saintes huiles. Il soupira, pour le patient, et apprêtant son -arme de dégradation sur un cuir usé, il plaisanta: «Comme ça, vous -entrez dans les ordres?»—«Quels ordres?»—«Les ordres des autres.» Il -se sourit. Antony ne sourit point. Il était gêné de la pâte molle qui -accablait son visage et qui semblait tourbillonner encore sur lui, -terre blanche et lâche. «Ça vous ennuie? continuait le garçon. Je vous -comprends. Tenez, moi, mon patron me dirait de couper ma moustache, -je ne pourrais pas: ce n'est pas que j'en aie beaucoup, mais on est -mieux tout de même, avec. Et puis, c'est ce qu'il y a de plus sensible, -dans la figure, bien entendu. Mais vous vous y ferez. C'est un léger -sacrifice. Vous avez tant d'avantages, en maison! D'ailleurs si les -domestiques portaient la moustache, on ne les distinguerait pas des -maîtres, dans la rue: il y en a qui sont si chics!» Antony ne répondait -pas: il comprenait peu à peu ce qu'on appelle, chez les barbiers, -«endormir le client» et il pensait. A larges coups, son visage se -levait dans la glace, pâle sous les poils ratissés et le savon chassé, -ferme et nu, réduit à sa vigueur et à son âme. C'était une vie -nouvelle pour son visage. Il crut qu'il se regardait pour la première -fois et n'eut ni peur ni horreur de sa face glabre. Il jouissait de son -humiliation. Lorsque sa maîtresse l'avait laissé tomber de ses bras -dans l'antichambre et dans l'escalier de service, il avait pu supposer -qu'il acceptait l'esclavage comme l'envers de la caresse, par faiblesse -d'amant, par veulerie de vagabond lassé, par calcul sensuel, aussi, -pour ramasser un baiser dans les ordures. Sous le rasoir ainsi que sous -la hache, il se retrouvait fier, terrible, intact de dessein et de -désirs. Il n'abdiquait pas: il demeurait pauvre, mais voulait connaître -mieux la manière de s'en servir. Il aimait, soit: c'était un extra. -Mais son amour même, n'était-ce pas son œuvre, sa conquête, sa prise? -Il en voulait aux riches d'avoir tout et de s'emparer du reste. Il leur -en voulait de ce qu'ils lui laissaient voir autour de lui de misères -et de désespoirs où il ne pouvait rien. - -Il n'avait jamais été heureux: c'est pourquoi il voulait le bonheur -de tous, le bonheur qui ne chante pas, car c'est la rage qui chante, -qui ne parle pas, car c'est l'ennui qui parle, qui ne marche pas trop -vite, car on ne se hâte que vers la peine. Aux Champs-Élysées, il était -venu passer une revue de la nuit et de ses hontes, des tentations, des -abandons, des besoins qu'elle roule en son manteau noir et troué. Il -passait, fort de sa misère, voyant, jugeant, s'instruisant. D'un fourré -à une clairière, d'un pan d'arbre à l'inflexion d'un tronc d'arbre, -d'un pli de pavillon à la fuite d'une allée, tout lui contait des -sensualités vagabondes, de la chair meurtrie qui appelle de la chair -furieuse, de la faim qui veut se perdre dans le désir, en se cachant -des lourdes étoiles. - -Le rasoir qui passait sur sa face lui enlevait le hâle lentement acquis -de l'amertume et de la science humaines, le lavait de ses veillées au -Bois-de-Boulogne et aux Tuileries, de ses tournées partout où Paris -se détache de son mensonge et vient râler haut ou cracher son saoul -ou se griser d'air, de ses galops dans les sentes et les allées où -erre le rut pauvre, où l'infini des convulsions et des convoitises de -l'infortune s'en vient se briser contre le hasard des enlacements d'une -seconde. Il se retrouva, dans le miroir, une face de prêtre, glabre, -nue, sans plis, sans reflets: les yeux restaient brillants et fixes -sous la masse des cheveux. Le rasoir s'en allait lentement du gouffre -de la gorge offerte et de la dépression des mâchoires énergiques: le -coiffeur invita Antony à se plonger dans l'eau d'une vasque emplie -en hâte, à cette fin de noyer les derniers poils, de dissoudre le -savon, de n'avoir plus aucun vestige de sa barbe, aucune trace même -de sa destruction. Il le tira sur le fauteuil, ensuite, lui infligea -un peignoir de coton et les manches: «Les cheveux, maintenant, pas?» -Oui, c'était vrai, les cheveux! Ses cheveux étaient indépendants. Des -mèches, çà et là, affirmaient un caractère, du caractère. Il fallait -les égaliser, les réduire à rien. Il avait des boucles d'orateur et de -poète, des touffes ondulées par le rêve, d'autres gonflées de colère, -dressées, droites comme un dessein: il fallait les coucher ainsi que -le reste du corps devant le despotisme de l'ordre social. «Comment -les voulez-vous? demandait le garçon. En brosse? Non, vous n'avez pas -besoin de cette brosse-là? la raie au milieu? sur le côté? à droite, -n'est-ce pas? c'est plus convenable. Courts! Ah! il n'y a rien de -mauvais pour le pli des cheveux comme le tablier à mettre. Ça défait -une coiffure, le cordon du haut. Le plus court, c'est le meilleur, -voyez-vous. La poussière... le travail... On ne vous a pas commandé une -coupe spéciale?» Commandé! oui! On lui prenait ses cheveux, sa barbe, -tout. Tant mieux. On lui laissait son âme. Ah! si on lui avait pris son -cœur aussi, son cœur qui s'était fait prendre aux Champs-Élysées, quand -il voulait nourrir son fiel! Non, on ne lui avait rien commandé. «Comme -vous voulez», dit-il au garçon. Le garçon se récria. Il ne proposait -rien que pour le bien du client, pour son plaisir. Il savait bien comme -on était tenu, comme on s'appartenait peu. Mais, dans les limites du -service, à condition de n'avoir ni moustache ni cheveux trop longs, on -avait sa tête à soi, et sa tête, que diable!... Alors, si on aime mieux -la raie à droite qu'au milieu, parce que la raie à gauche, ce n'est pas -permis à un domestique, on peut ou non?... - -Antony acquiesçait silencieusement: «Oui, je vois, continua le garçon. -Vous n'êtes pas habitué. Vous êtes débutant. Ça vous bouscule un peu, -tout à la fois. Mais vous avez raison de vous être placé chez des -bourgeois. On n'est pas son maître, mais on a moins de soucis. On n'a -à s'occuper que des autres!» Sa tondeuse montait, mordait dans les -cheveux, vigoureusement. Il étrillait. Les domestiques, ça connaît les -chevaux. Alors pourquoi se gêner? Et, à mesure que la tondeuse lui -faisait froid, Antony se sentait plus près de ses nouveaux compagnons -qu'il avait à peine entrevus. Clémentine-Alessandra l'avait envoyé -présenter par un infime intendant, infatué et rogue. Il avait été toisé -par une douzaine de gens mornes, ensommeillés en leur grande livrée -du soir. Ils avaient veillé en son honneur. Cinq étaient vieux et -allemands. L'un, même, très vieux, l'avait considéré d'un air étrange. -Les autres étaient français, à cause des courses, des conversations à -tenir et des voitures. Il pouvait leur revenir: il était digne d'eux, -il en était, pleinement. Il paya la peine d'avoir été tondu et prit -congé par un pourboire qui sonna dans le tronc de zinc comme un tronc -dans le panier de la guillotine. «Pas causeur, votre collègue! ricanait -le garçon coiffeur.» - -—C'est de chez la Prussienne, dit un valet. Ça ne sait pas la langue. - -—Voulez-vous parier que c'est un Parigot? Mais c'est fier. - -—C'est, peut-être une mouche! Il en faut chez ces femmes-là. - -—Pourquoi? Ça ne vole pas toujours, les princesses. - -—Oui, mais ça conspire. Et puis, est-ce qu'on sait ce que c'est? - -Antony était rentré à l'hôtel par la petite porte. Il y trouva ses -camarades. - -—Ah! vous voilà en tenue! dit un grand maigre. Vous êtes mieux ainsi. -J'avais peur que vous ayiez l'air déguisé. - -—En voilà des manières! tu lui dis: vous! On ne se tutoie plus, alors? - -—Il est triste, observa un autre. - -—C'est vrai! Il commence tard. C'est dur, à son âge! - -—Moi, j'ai débuté à douze ans. J'arrivai un soir de dîner de gala -chez la duchesse d'Alais. Par des portes qui s'ouvraient en enfilade, -j'apercevais de la lumière comme je n'en avais jamais vu: c'était le -commencement de l'électricité, avec des lustres et des couleurs, des -globes, des abat-jour sur des tentures, des tapis, des tableaux et des -glaces, vous comprenez!... Je faisais attention à ça, à tout; j'aurais -voulu voir des belles dames et leur ouvrir les portières de leurs -calèches à cause qu'à cette époque-là j'y croyais, aux calèches. Et je -ne lavais la vaisselle que des doigts, de toute la main et des bras, -même, les manches retroussées, mais pas de la tête, comme il faut. -Alors j'ai cassé un verre. Et, d'émotion, de honte, de crainte, je me -mis à pleurer. Je me voyais mis à la porte, incapable d'être domestique -à tout jamais et de cirer les bottines des dames. «Monsieur, que je dis -au maître d'hôtel, ce n'est pas de ma faute, Monsieur. Pardonnez-moi.» -Il sourit, cet homme. «Petit imbécile, répondit-il, tu ne vois donc -pas que c'est un verre d'office? Ça ne dépareille rien, tiens!» Et, -pour me rassurer, il en cassa sept. «Mais que ça ne t'encourage pas! -ajouta-t-il, terrible. Je dirais que c'est toi qui les a cassés -tous!» Eh bien! cette nuit-là, j'eus un cauchemar où les belles dames -dansaient avec le maître d'hôtel, celui que j'avais vu, dans des -morceaux de verre où elles se blessaient et où j'étais guillotiné pour. -J'en ai été malade trois jours. Mais c'est une belle entrée dans le -métier. Je m'étais aguerri tout de suite. Et, aujourd'hui, je suis chez -la duchesse. - -—Moi, se souvint un autre, je me suis dégoûté tout de suite du métier. -J'avais de l'amour-propre et de l'ambition. J'appris tout seul, en -cachette, je m'appris à faire de la ronde et des règles de trois et -je trouvai un emploi dans un bureau. J'étais très fier, je faisais le -Monsieur, j'avais des manches en lustrine, sans gilet à raie, sans -tablier. Ça dura quelques mois. Un jour je rencontrai mon ancien -maître. Il me sembla que je lui disais «Monsieur» comme à personne. -Il fut gentil, me ramena chez lui, me prit par les sentiments. Il me -montra qu'il m'avait gardé mon tablier, me le fit «essayer». Essayer! -je ne le quittai plus. «Ça te va mieux, me dit-il.» Il me tenait -solidement. Depuis, il est mort, j'en ai connu d'autres, je mourrai -dans une livrée. - -Ce ne fut pas pénible. Les gens s'attendaient tous à ce linceul-là. Ils -l'usaient sur eux, avec eux. Les économies, même, qu'ils engraissaient -pour un commerce de retraite, ils n'y croyaient pas. En somme, ils -vieillissaient, ils vieilliraient à l'ombre d'une fortune, d'une -maison et, ici, d'un drapeau. En cet immense palais, ils figuraient, -dans l'office étroit, les piliers honteux, les étais cachés sur quoi -reposait tout l'édifice. L'hôtel pavé de chambellans, de filles -d'honneur, de secrétaires des commandements et de simples secrétaires, -l'hôtel où le cerveau de Paris passait et repassait, c'étaient eux qui -le conservaient, qui le gardaient, le protégeaient, qui, de leurs mains -noires, le faisaient blanc et pur, c'étaient eux les prêtres humbles -des marbres, des soies, qui préparaient des joies aux autres, à voir -sourire les tableaux et les bijoux, à voir les siècles resplendir -en émaux, en joyaux, c'était eux l'armature invisible, agissante, -sur quoi se plaquaient les étoffes, les témoignages de victoires et -de voyages, les souvenirs des pèlerinages et des chevauchées, les -dépouilles et les reliques. Ils étaient si loin des causeries, des -méditations, des rêves de la princesse! Antony les envia. Jamais il ne -serait comme eux. - -—Moi, disait un petit blond, j'ai commencé par travailler chez une -comtesse aveugle. On ne s'amusait pas beaucoup. On la sentait, de -l'antichambre. Elle ne voyait pas, naturellement, mais c'était pis. -Elle se plaignait, au hasard, elle vous reprochait tout, à la file, -vous accusait de tout, vous donnait tous les noms. Nous la respections -beaucoup à cause de son infirmité. Et puis ça vous fait le caractère. -Tous les maîtres, en somme, sont comme s'ils étaient aveugles: ils -crient par-dessus leurs lunettes, à l'envers. - -Les valets français eurent un rire unanime. De la cuisine, à côté, -les aides rirent aussi. Le chef, pas: il était allemand. Et les -valets allemands demeurèrent graves. Ils appartenaient à la vieille -famille des domestiques particuliers des Schmerz-Traurig, levriers et -estafiers, exécuteurs et bêtes de somme. Ils avaient successivement -porté la barbe longue et la tête rase, à l'inverse des modes -existantes, étant l'envers des hommes et le dessous des princes. Leur -fidélité n'était pas une vertu: c'était leur sixième sens ou plutôt -le premier: ils naissaient pour leurs maîtres avant de mourir pour -eux s'ils le leur permettaient. La race avait survécu à la fortune de -l'autre race: elle avait servi dans l'exode, dans l'exil. - -Le plus vieux, celui qui avait regardé Antony la veille, ne le -regardait plus: il le possédait. Il l'avait flairé, il avait reconnu -l'odeur de ses seigneurs. Il avait eu un frisson véritable, puis il -avait souri, d'un sourire où se navrait un passé, une adoration, le -servage séculaire—et la foi. Il prit le jeune homme à part et, d'une -voix très faible, où les intonations tudesques sortaient en angles, -il dit: «Je vois. Tu n'es pas de notre monde. Tu as touché à Son -Altesse. Elle te cache au milieu de nous, maintenant. Ce n'est pas -bien.» Antony se révolta d'abord. Cette divination lui semblait basse, -vile, dégradante. Tout le monde allait savoir, alors! Il considéra -le vieillard. Il lut sur sa face non l'histoire seulement des valets -les plus lointains mais l'histoire secrète de la maison ducale: ces -plis, ces rides, c'étaient les chocs en retour des débauches du vieux -prince, les nuits d'escorte, les nuits d'attente, les soucis sur lui, -les remords pour lui, de l'affection saignante, du dévouement continu, -surhumain et saignant dans des dangers pauvres et de la boue. Quelle -hautaine figure, et quel mépris pour le présent, pour la vie, pour -la chair! Il tenait du prêtre et du soldat, varlet d'armes, frère -confesseur. Antony avait vu des portraits d'ancêtres, en des flâneries -au Louvre les jours de pluie et d'autres jours où il lui fallait de la -beauté contre les gens et les rues. Le vieux leur ressemblait à tous. -Il le respecta: «Ce n'est pas ma faute,» murmura-t-il. Un peu plus de -dédain crispa la lèvre rasée du vieux: «Tu n'es pas de notre monde. On -n'y entre pas après ces choses-là. Ça se fait dans le service. Et pas -ici, pas ici!» Décidément, ce vieux n'était pas de sa race à lui. Il -avait des mots de philosophe cynique et une tête de curé. Il affichait -toutes les vertus, en creux. Antony eut un peu peur. Il aurait voulu se -faire un bouclier de ses haines, de ses désirs pour les autres, de sa -vigueur et de son ennui. Mais il ne put que se courber: «Viens, dit le -vieux.» Les autres souriaient. - -—On m'a dit, ricana l'un, que, le premier jour de leur arrivée dans les -maisons centrales, on laisse les condamnés comme ça, à causer, sans -rien faire. Ça les change, après. - -—Tu connais ces maisons-là! - -—Farceur! Attends un peu. - -Antony avait suivi le vieux le long d'escaliers introuvables, ceux où -les valets, pas tous, avaient accès, l'escalier secret de service. -Ils avaient pris un long couloir, sous les combles et le vieux avait -ouvert sa porte. C'était, cette chambre de domestique, une cellule de -moine et je ne sais quel repaire d'alchimiste. Le vieux y vivait avec -des fantômes: il y avait enterré ses morts et les gardait autour de -soi, pour lui donner des conseils, pour lui rappeler les traditions -saintes d'obéissance, d'abnégation, de néant devant les seigneurs. -Il avait, pêle-mêle, avec des tabliers et des sabots, des épées de -bourreau et des cannes enrubannées de courriers, des bavolets, des -bonnets d'antan, des galons de livrée usés et nobles où les armes de -Schmerz-Traurig éclataient d'une richesse lasse et où le lion de gueule -pleurait de la pourpre et de l'or. Il déroula une vieille carte de 1735 -et la lut au jeune homme: «Marquise de Misnie, comtesse de Lusace, -princesse d'Hewerswerda, de Mosqua, de Zobelitz, comtesse de Zerbst, -de Hall, de Tzahan, de Quedelinburg, baronne de Mesburg, de Torgaw, -de Budissen, de Usta, de Friedland, jusqu'à la Saxe, jusqu'à Sagan, -jusqu'au Brandebourg, jusqu'à Brunsvick, jusqu'à Iéna, regarde, regarde -sur l'Elbe, autour de notre capitale Wittemberg, regarde les montagnes, -aussi, et les forêts. C'est tout cela que tu as pris. C'est grand, -va! Tiens, regarde: ça, c'est cent lieues de Suisse et de Hesse, notre -mesure: c'est grand, c'est grand! J'ai vu tout cela, moi. Il y a des -toits dorés, des clochers, des arbres et de jolies filles. Tu as tout -pris et tu les as prises et maintenant tu es esclave parce que tu es -esclave de ton péché.» Les paroles de reproche venaient à Antony comme -d'autres paroles, la veille, dans un décor de passé et d'ailleurs. -Mais, la veille, il avait parlé. Le vieux continuait: «Elle est -Altesse sérénissime. Tu ne comprends pas ce que c'est? Eh bien! voilà. -Il y a des gens, n'est-ce pas? qui sont princes, ducs ou archiducs, -parce qu'il y a des rois et des empereurs, à cause d'eux, qui sont ce -qu'ils sont rapport aux autres, les rois, les empereurs, sous eux. La -grande-duchesse n'a besoin de personne. Elle a son titre, comme cela: -ce n'est pas un titre, c'est un nom. Elle est sérénissime, comme on -est homme ou femme. Serein, c'est tranquille à la manière des dieux. Le -ciel est serein. Elle est mieux que le ciel. Elle n'a à craindre ni la -pluie, ni la neige, ni les orages. Elle est princesse, tranquillement, -par le fait, de tous les droits. Ça n'a jamais de nuages. - -—Pourtant, observa dans sa fièvre Antony, il y en a eu des orages. - -—Ça ne compte pas, dit le vieux. Nous sommes ducs, vois-tu, dans -l'exil, nous le serions dans le panier du bourreau. On ne discute pas -ces choses-là. Le pays est à nous et nous n'en devons compte qu'à -Dieu et au Dieu que nous choisissons, au Dieu que nous voulons bien. -Nous nous sommes donnés à Luther, de haut, contre des papes d'avant. -Sérénissime! tu entends! Maîtresse de tout, suzeraine de tout, dans -la pleine paix de sa conscience, dans l'accord de l'univers autour -d'elle, au-dessous d'elle, suzeraine, souveraine, ne dépendant -ni de l'empereur, ni des princes. Et tu l'as prise, malheureux, -malheureux!» Il se dressa: «Ah! pourquoi mon maître a-t-il survécu à -son pouvoir? Moi qui l'ai suivi en tout, qui l'ai servi en tout, je -n'ai pas pu faire comme lui quand il a pris femme. Elle était digne -de lui, puisqu'elle avait en vertu ce qu'il avait en force de nature, -puisqu'elle était d'une belle race. Mais j'étais un valet—et trop -vieux. Les princes ne sont jamais vieux, et si j'avais une fille, -elle aussi...» Il n'acheva pas. La porte s'était non pas ouverte mais -brisée. La grande-duchesse apparaissait. Elle avait entendu. Elle -ne voulait plus rien entendre. Son péché l'enveloppait, son péché -secret qui s'écrivait dans tous les yeux en lettres de flamme, son -péché qui transpirait, qui éclatait, qui se crachait de tous les -pores des pierres, de toutes les veines des marbres, son péché dont -elle n'avait pas honte et qu'elle voulait porter, poison altier, -dans un fleuron creusé de sa couronne. Le vieux valet ne tomba pas -à genoux, ne rougit pas, ne se troubla point. Il ne la regarda même -point: il la connaissait de toute éternité, il était sa tradition et -son ombre. Mais Clémentine-Alessandra le considéra longuement. Elle -avait laissé ce dévouement autour de soi sans y prendre garde, elle y -était trop habituée. Et voilà que sa patrie, son hérédité, son peuple -lui parlaient par cette bouche, sans savoir, voilà que des paroles -lui venaient de là-bas; elle toisa le vieux, inventoria le logis: ses -galons de livrée qui luisaient çà et là, ses armes à elle, n'était-ce -pas aussi beau pour le valet qu'un blason à lui, n'était-il pas le lion -de Schmerz-Traurig et le cimier ne lui venait-il pas, mieux qu'à elle? -Elle ne trouva qu'une phrase: - -—Wolfgang, dou bist ein braver kerl. - -C'était la première fois qu'elle s'exprimait en allemand devant lui. -Mais quelle inspiration charmante! Sa voix de famille, ce compliment -banal, presque insolent, ce retour à des mots de jadis, au temps de sa -première adolescence, ce _tu_ qui, affectueusement, remplaçait le _ihr_ -odieux, ce _vous_ pour esclaves, c'était une caresse de mère pour un -enfant pas assez gâté, c'était l'absolution, la récompense suprême, la -consécration, quelque chose comme un «certificat» à montrer à Dieu. Le -vieux ne remercia pas, il sourit: il pardonnait. Clémentine-Alessandra -était devant son peuple et son caprice, son caprice vengeur. Ils -n'étaient pas ennemis: ils étaient tous deux écrasés sous la même -livrée, voués au même labeur. Et la princesse regarda ce qu'elle avait -fait de son amant. Elle regarda les mains, d'abord. Elles étaient -longues et blanches. Elle se le représenta nettoyant, grattant, -s'usant à des polissures inutiles, se déchirant, se déformant, -gonflées dans de l'eau chaude, et rouges, prenant toute la honte d'une -personnalité condamnée et détruite peu à peu, énormes, devenant outils, -perdant leur humanité et poussant aux dépens du cœur, absorbant une -vigueur d'esprit proscrite, la délicatesse rayée; elle les imagina -tombantes, lourdes, molles et dures à la fois, éponges et fer—et elle -eut mal de les avoir senties autour d'elle, elle les eut sur la peau -et sur les yeux, la brûlant. Elle regarda les cheveux, ensuite, avec -qui elle avait joué, les cheveux longs et fins qui bouclaient: elle -aperçut une tête aux bandeaux courts et collés, aux poils rasés, une -tête découpée dans des flocons soyeux, roide, rabotée, séchée, où toute -la vie se rejetait dans les yeux tristes et dans le pli de la bouche. -Alors l'émotion l'emporta: elle avait tué son rêve et elle s'avoua le -meurtre prémédité, l'assassinat complet, en détail! le cadavre était -devant elle qui allait mourir peu à peu: très loin, très bas, dans des -soupentes et des sous-sols, il allait traîner une existence d'ustensile -méprisé et inconnu. Elle crut frissonner, c'étaient des oubliettes, -des oubliettes volontaires et infâmes. Mais quoi? puisqu'il acceptait, -puisqu'il s'y enterrait lui-même, que voulait-il? Il s'était confessé -et proclamé dans l'hôtel meublé de la rue des Saussaies, il avait une -âme d'énergie, d'ambition, une âme rouge. Alors? Pourquoi n'avait-il -pas fui après l'avoir prise, chez elle? Il avait promis. Mais on ne -tient pas les sales promesses et le parjure est un devoir quand on a -engagé sa dignité. Alors, alors, il voulait l'oublier, elle, dans ces -oubliettes! Il voulait un linceul, le mur d'un tombeau contre elle, -il voulait se ressaisir, avoir à la haïr, à la tenir en dégoût et en -horreur? Non! non! Elle chercha un moyen de le marquer à son chiffre -pour le reconnaître et le tenir même dans l'abîme, et, en bête affolée -plus qu'en tyran, se précipita. Elle le mordit affreusement, au-dessus -de la lèvre, à la place de la moustache qu'elle avait fait tomber. Ses -dents de louve des forêts allemandes entrèrent avant dans la chair du -jeune homme puis, du sang aux lèvres, à ses lèvres à elle, du sang aux -yeux, Clémentine-Alessandra s'enfuit. Antony n'avait pas crié: il était -éperdu. Il sentait qu'elle lui infligeait son âme, qu'elle faisait de -lui sa chose et que, par ces plaies aiguës, elle prenait sa révolte, -sa haine, sa volonté, lui glissait, lui rivait son autorité cruelle et -sournoise. - -Elle avait disparu: le vieil homme et Antony restaient en présence: -leurs regards ne se croisèrent pas. Ils n'avaient rien à se dire. -Pesamment, simplement, ils descendirent à leur travail; le vieux -continuait, le jeune homme commençait: rien de plus. - -La grande-duchesse était rentrée dans sa chambre: elle se jeta sur -des coussins et sanglota rageusement. Elle étouffait des cris d'appel -et des supplications, des plaintes de bête blessée. Elle avait du -sang qui, à travers ses larmes, demeurait, un sang plus rouge que ses -gencives et que ses lèvres et qui séchait à ses dents, lentement. Elle -pleura, enfin, sans hurlements, en petite fille, en fille. Puis, les -yeux brouillés, parmi le voile de ses larmes, elle passa la revue des -armes, des souvenirs de sa famille. Elle souffrait du mal des siècles. -Par delà les portraits et les tableaux de bataille, dans les yeux des -maîtres, elle voyait le vieux Wolfgang la regardant. Son peuple! ce -quelque chose vivant, guenillant, orphelin malgré soi et tourné vers -elle dont elle était née mère! Ses aïeux, là, en costume d'apparat, en -pourpre et en armures—et ces princes, ce peuple, cette foule, c'était -le même être, l'être en livrée qui avait parlé non pour elle mais -pour un homme d'une autre race, d'une autre nation, l'homme qu'elle -avait pris au hasard, dans une promenade de folie. Qu'était-elle? que -pouvait-elle encore? Qui avait-elle trompé? N'avait-elle pas trompé -tout le monde, ses pères, ses sujets, son amant lui-même? Elle maudit -sa jeunesse vide et violente, elle maudit ses pensées qui certainement -s'agitaient vers elle et qui, par contre-coup, avaient excité ses sens -mauvaisement. Mais aussi, les princesses doivent se marier avant de -savoir qu'elles sont vierges. - -Un flot de sang lui montait à la tête, l'aveuglait. Elle se réveillait -femme et souveraine. Déchue comme femme, déchue comme souveraine, -mais en pleine force et en furie. Jusque-là elle avait accepté son -exil. Elle trouvait très simple d'habiter Paris, de parler français, -de n'avoir à commander qu'à des demoiselles de compagnie promues -filles d'honneur, à des intendants nommés chambellans, à un officier -démissionnaire qui était grand-maréchal du palais et à deux suisses -qui, par hasard, étaient Suisses. Ses droits, ses devoirs envers ses -sujets d'hier, c'était du décor, des accessoires pour le vestibule. -Comment songer à une restauration, à une tentative? Comment arriver à -ses anciennes frontières? Comment soulever un pays qui, de sa famille, -ne se rappelait que son père, cet Otfried-Gutbert, le Duc-la-Débauche! -Et qu'apporterait-elle à ces Allemands, à ce peuple de pâtres, -d'ouvriers, de chasseurs et de bûcherons, à ces horlogers et ces -scieurs de long? Un sang inquiet, trouble, un cerveau trop cultivé, -trop savant, des doutes, des utopies, un immense désespoir en matière -de gouvernement! Elle ne prendrait le pouvoir que pour n'y croire pas, -pour laisser aller les choses ou pour être, sur le trône, un philosophe -comme son parent Joseph II, empereur d'Allemagne, pour vouloir imposer -en vain la raison et la beauté à des ignorants fanatiques, pour être un -philosophe en corset, une étudiante arrivée, pour faire des guérisons -individuelles, des guérisons de maladies physiques à l'exemple de ses -parents de Saxe, et pour ne rien guérir du mal moral, du mal social, -pour être souverainement impuissante et magnifiquement battue? Elle -imaginait avec horreur les remèdes qu'elle chercherait pour soi, -les voluptés endormeuses, les tristes fêtes de chair, les abîmes de -sensualité où la bête se pleure,—et l'âme. Et puis, qu'avait-elle -affaire avec le Schmerz-Traurig? Son père, en abdiquant, en mourant, -lui avait légué le monde. Elle avait à commander à tous et à tout. Son -rêve l'emporta. - -Sérénissime! Sérénissime! son titre lui revint, fulgura sur un rythme. -Sérénissimes, les ducs d'Autriche, avant d'être appelés à l'empire, -sérénissime l'Électeur de Brandebourg, avant d'ériger son margraviat -en royaume et d'étirer son royaume en Empire, sérénissime, le prince -d'Orange, avant de bondir sur l'Angleterre et de happer, île par île, -royaume par royaume, empire par empire, ce qu'il lui fallait pour -constituer son empire. Partout des Empires! Sérénissime, c'était -vraiment le titre qui porte bonheur, le titre qui attire les victoires, -les acquêts, les conquêtes. Sérénissime aussi, M. le Prince, le Condé -de Rocroy, sérénissime comme elle! Mais aussi combien de petits -principicules possessionnés ou non, combien de parents pauvres! Non, -non, elle était de la race de bataille. C'était à elle que le Destin -venait échoir: c'était elle, le couronnement, la revanche. Ses ancêtres -n'avaient rien fait que régner sur des soldats et des paysans, qu'être, -sans le titre, les rois des anciennes cités grecques, tyrans à la fois -et bourgmestres, sanguinaires et patriarches, lansquenets blasonnés, -ivrognes à épée. Son père, lavé par la déposition, élevé par le vice, -lui donnait les villes et les montagnes, les couchers de soleil où il -avait passé; elle avait droit au monde. Elle vit se dessiner devant -elle un empire tel qu'il n'avait jamais pu exister, l'empire allemand -rejoignant l'empire britannique et l'empire démocratique des États-Unis -américains, ressemblant par ses membres énormes et déchiquetés à un -monstre à dents, à griffes, dévorant ce qui restait de l'Univers. Elle -le reconnaissait, cet empire effrayant: c'était l'empire protestant, -la conception géante et inavouée des Elisabeth après Henri VIII, des -Hohenzollern après Frédéric et de Cromwell peut-être, le songe mystique -des huguenots de tous les pays, l'envers du saint empire romain -germanique, son ombre ennemie et plus grande, le royaume qui n'est pas -de ce monde parce que le monde est à lui,—et qu'il a plus. - -Elle ne frissonna pas devant sa pensée: elle l'acheva. Elle errait -dans l'Afrique, suscitait les protestants de là-bas, convertissait, -conquérait encore, puis elle soumettait çà et là, partout. Mais un -découragement la prit: où levait-elle ses soldats? Il avait fallu -des soldats à ses pères pour garder leur pauvre duché. Les soldats -les avaient, enfin, abandonnés. Et ce rêve d'empire même, n'était-ce -pas la condamnation de ses prétentions? Elle admettait les empires, -elle admettait cet empire allemand qui avait rejeté sa famille de sa -patrie, qui avait brutalement enserré toutes les principautés, fondu -en une seule toutes les âmes? Elle n'hésita pas. Oui, elle admettait -l'empire des Hohenzollern, oui, elle admirait le vol de leur aigle, -et elle la sentait, l'âme allemande, immense et nue, si belle, si -vraie, que, à distance, elle l'emplissait toute! Mais elle admettait -la conquête aussi et la force. Elle pouvait non reprendre son bien, -mais revendiquer l'empire. Comment? Elle éclata d'un rire affreux: -elle s'apercevait qu'elle était ridicule, absolument. C'étaient les -romans de sa mère et de sa famille, les imaginations de ces pauvres -prétendants qui, après avoir été chassés de tous les trônes, les -possédaient tous sur le papier, sur parchemins, même, en toute les -langues. Exilée et femme, il ne lui restait que le mariage. Elle -pouvait, certes, épouser un monarque conquérant. Mais les reines ne -sont grandes que dans l'adversité. Les compagnes des illustres pasteurs -d'hommes sont des épouses passives qui ne comprennent rien qu'aux -futilités, dolentes, négligées d'ailleurs et qui disparaissent dans -l'éclat des apothéoses, dépouilles oubliées comme elles ont été les -plus insignifiantes des conquêtes! Comment d'ailleurs pouvait-elle -songer au mariage? Elle s'était donnée. Elle était à jamais la femme -d'Antony. Elle avait beau le jeter dans l'ergastule, elle le tuerait -qu'il resterait son époux et son maître. Elle n'avait jamais cru que -le mal fût aussi fort. Elle s'humilia devant la vierge Elisabeth, elle -s'humilia devant la virile Marie-Thérèse et même devant Catherine II -qui avait l'excuse d'être née aventurière et qui devait puiser de -la naissance et de la vigueur, alternativement, où il y en avait. -Elle repoussa l'évocation de Marie-Stuart: elle ne voulait pas de -l'infortune, elle se jetait non dans l'ambition, mais dans la conquête, -la conquête dont elle se répétait le nom, dont elle s'étourdissait -parmi le resplendissement des armes qui l'entouraient dans sa chambre -et qui brillaient, qui vivaient, qui pensaient du reflet de son désir -et de sa pensée. - -Elle ne déjeuna pas ce jour-là, n'eut pas un regard pour ses dames -d'honneur, ne donna pas d'ordre au secrétaire des commandements et -s'avisa que son aide-de-camp,—le général-lieutenant von Süsserkatz, -avait attendu patiemment l'heure de sa retraite, à la tête d'une -division de Hambourg avant de se souvenir qu'il se devait à la dynastie -de Schmerz-Traurig. Elle convoita plus amèrement, plus passionément des -peuples et des territoires. - -De son état-major scientifique et littéraire, M. Lévy-Wlarmeh -arriva le premier. Elle le fit entrer, à sa grande stupeur, dans sa -chambre, et, à brûle-pourpoint lui demanda son sentiment sur l'empire -protestant. Le vieillard sourit: - -—Madame, dit-il, Votre Altesse a déjà voulu me rappeler hier qu'elle -était protestante. - -Elle s'irrita: - -—C'est tout? Vous ne trouvez qu'un mot? Folie, alors? - -—Non, Madame, ce n'est pas une folie, c'est un acte de foi. Mais un -acte de foi ne suffit pas au dessin d'un empire. Il faut un congrès, -des accords, des alliances, que sais-je? Et j'aimerais autant un empire -catholique. - -—Vous êtes catholique, Monsieur. - -—Non, Madame, et je le regrette. Je suis juif. - -—Et vous n'imaginez pas un empire juif? - -—Madame, les juifs ont cet avantage sur le reste des hommes d'être -morts depuis longtemps. Réfléchissez: n'est-ce pas un cauchemar, une -troupe de fantômes, des âmes en peine—et ce ne seront des âmes que si -vous le voulez bien. L'esprit de Dieu s'est retiré de leur masse: ils -ont le fétichisme de l'or, le somnambulisme du commerce, le vertige -de l'avarice. Ce sont maladies de feux follets. Pour moi, je suis un -fantôme pensant et dont la vue est bonne. Je vous disais tout à l'heure -que je regrettais de ne pas être catholique: pure politesse. Car je -ne puis croire non plus à un empire catholique: il fut, en deux fois, -en trois fois, Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon. Il faut trouver -maintenant une autre religion: l'inquiétude et le fanatisme de notre -époque,—c'est tout un—annoncent de prochains miracles, une foi nouvelle. - -—Il ne manque qu'un Dieu martyr. - -—Et pourquoi, Madame? La religion est fondée sur la souffrance: c'est -une religion de pitié, d'indignation et de remords, une tendresse, -un regret agissant, une adoration tragique: elle est plus pure, plus -profonde, plus subtile que les autres puisqu'elle fond en soi tous -les sentiments, depuis la terreur et l'admiration jusqu'aux larmes. -Mais si la mort sur la terre apporte à l'idée de l'éternité une force -plus grande et comme une consécration mystérieuse, elle n'est pas -nécessaire. On peut croire à tout. - -—Mais, vous, Monsieur, vous ne croyez à rien. - -—Que Votre Altesse me pardonne. Je crois à un Dieu, le Feu. C'est un -peu naïf de la part d'un juif qui a eu des ancêtres perdus dans des -autodafés. Mais voyez combien les incendies sont fréquents depuis qu'on -n'accorde plus au feu son tribut humain et comme il vient prendre des -gens ici et là, lui-même, puisqu'on ne les lui apporte pas. C'est un -grand Dieu. - -—Et l'eau aussi, alors? - -—Oui, Madame. Et tout. Mais je raille. Je crois en Dieu. J'ai été le -chercher en tout, partout, dans les lois qu'on a faites en son nom, -dans les actes qu'on a commis en son nom, dans les paroles de ses -ministres, dans les anathèmes et les miracles. Je ne l'ai pas trouvé: -c'est qu'il est. Mais pourquoi le connaîtrions-nous, nous qui avons -des besoins, des caprices, nous qui ne sommes que faiblesse et erreur, -qui balbutions quand nous ne glissons pas, qui tremblons quand nous ne -sommes pas aveugles? Je vous parlais des juifs, tout à l'heure. Voilà -les gens qui ont survécu à tous les peuples, excepté les Hindous, qui -leur étaient contemporains. Ils n'ont rien gagné en beauté morale, en -beauté d'esprit. Ils se traînent avec le même visage qu'au temps de -Roboam, avec des finasseries condamnées par le Talmud, ils se survivent -pour mériter la mort, pour défier les hommes et les choses. Vous me -parliez, Madame, des empires chrétiens: voyez où ils sont, voyez les -chrétiens demander partout non leur pain quotidien, que le Christ veut -qu'on lui demande chaque jour pour ce jour-là (puisqu'il dispose du -lendemain et qu'il pourvoira au lendemain, à son heure), mais, tout, -la fortune du prochain, le champ du prochain, le morcellement de -leur pays, pour eux, et ignorer la charité, le renoncement, l'effort -vers cette tranquillité de corps et d'âme qui est le souverain bien. -Ah! Madame, il faut une nouvelle croyance, un nouveau viatique pour -les grandes choses qui sont à faire, pour les héroïsmes qui sont en -gestation, pour le sublime qui reste dû à la terre. J'ai foi dans la -foi. J'ai soif de foi. Mais où est-elle? Et où est Dieu? - -C'était le premier soir où la grande-duchesse le voyait ne pas sourire. -Il avait eu une éloquence de prophète et une émotion de prophète. Il -ne lui manquait que le don de prophétie: ces visions que Dieu dispense -à ceux qui les attendent simplement sans raffiner et sans ratiociner. -Elle ne sourit pas en répondant: - -—Je sais, moi, où est Dieu: dans le pouvoir. - -Le vieillard la regardait. Elle reprit: - -—Je veux dire: le vrai pouvoir, celui qui gouverne, qui prévoit, qui -agit. Il y a prédestination et destination, durée et conservation. -C'est un don qui emporte avec lui tous les dons. Et l'exercice du -pouvoir est la diffusion de la divinité, la solution au jour le jour du -problème de la vie, la divulgation de son secret. - -Eusèbe Gaël entra. Il était pâle. Il avait passé la plus affreuse -journée. Dans toutes ses lectures, il n'avait rencontré que des -allusions, des analogies, des présages. Il n'avait pas achevé ses -saluts que, au mépris de l'étiquette, M. Lévy-Wlarmeh lui disait: - -—Mon cher collègue, je vous apprends une grande nouvelle: la -grande-duchesse veut régner. - -—Et gouverner, précisa Clémentine-Alessandra. - -Gaël sentit l'abîme. La princesse était fatiguée. Elle s'interrogeait -pour ne pas se répondre. Pour ne pas entendre même le tumulte de son -être, les sursauts de son honneur souillé et de son âme brouillée, pour -ne pas entendre son cœur sanglant, pour échapper au débat de la femme -et de la jeune fille, pour fuir le cloaque bohème de sa sensualité et -ses révoltes de vanité, elle imaginait un branle-bas de trônes et de -sceptres, un écroulement de l'Europe, une révolution universelle. Il -ne s'étonnait ni de cette crise ni du changement d'attitude de son -élève infortunée. Il l'avait quittée pantelante à la fois et sournoise, -cruelle et passionnée: il la retrouvait guerrière, toute en élans -nobles: c'était dans l'ordre des réactions nerveuses et des misères -féminines. A cet instant, il la méprisa plus que de raison. - -—Que Son Altesse, donc, règne et gouverne!... accepta-t-il d'un grand -geste. - -Elle avait cependant mieux à faire! Le couple, la veille, lui avait -si exactement représenté la vie totale, son rêve à lui! C'est à la -suite qu'ils auraient à régner. Cette petite était décidément une -gâcheuse. Elle était trop pressée. Qu'avait-elle fait de son amant? -Il le cherchait dans l'exaltation, dans l'énergie de la jeune fille. -Ce n'était pas pour lui qu'elle voulait un trône. Alors? Mais M. Lévy -continuait: - -—Son Altesse ne désire pas seulement régner sur sa patrie. Elle exige -l'univers. - -—Ah! dit Gaël. - -Il comprenait. L'étrange chose! Ce qui «exigeait», ce n'était pas -son sang à elle ou son hérédité: c'était le sang du jeune homme, son -âme d'aventurier, son besoin de pauvre. C'était le cri de sa misère, -précisé, étendu, traduit dans la langue des cours et la langue des -camps. Sa violence anarchiste de parisien et de Corse devenait chez la -fille des souverains une soif de souveraineté. Elle voulait imposer le -bonheur comme il voulait l'offrir à tous, de bas. Que faisait-il en -ce moment? Gaël ne songea qu'à lui pendant la conversation où vinrent -donner les Hérat et les Morive. Et, quand tout le monde fut parti, -il demanda à Clémentine-Alessandra la permission de le voir. Elle se -mordit la lèvre, comme à lui, et haussa les épaules. - -—Vous me le préférez? Je vous permets. Vous n'avez qu'à descendre. - -Il descendit. Il erra, exprès. Il se perdit dans des couloirs, des -offices, des cuisines. Il découvrit enfin Antony dans une soupente où -il s'enfonçait, dans l'ombre. Rien n'apparut de lui que l'argenterie -qu'il frottait. - -Gaël le considéra. Il mettait du désespoir dans son labeur. Gaël -plongea en son effort et en son cœur. Cette rage à caresser, à brûler -les plats de son torchon, n'était-ce pas une manière d'interroger le -métal, de lui faire suer ses secrets, ses hontes, de voir sous la -patine renaître le sang des pillages où l'argent avait été volé qui -s'était fondu par la suite? N'était-ce point de la haine pour les -maîtres, pour les maîtres lointains et ceux d'aujourd'hui? Mais non, -Antony n'en voulait pas tant. Il ne pensait pas. Il laissait la masse -noire se faire dans son cerveau et dans son âme: il accumulait, -dans la ténèbre. Cela redeviendrait, quand il faudrait, de la colère -lumineuse, du feu. Il oubliait, longuement, de tout son cœur: il -tâchait à oublier son cœur. - -—Vous rêvez? demanda Gaël. - -Le jeune homme releva sa tête rasée. - -—Ah! c'est vous, fit-il. - -Puis douloureusement: - -—Ou plutôt, c'est Monsieur. Car il faut vous appeler Monsieur, -maintenant. - -—Ce n'est pas la peine. Ne vous fatiguez pas. Vous rêvez? - -—Non, j'ai changé de peau. Je change d'estomac. Voilà. - -—Vous regrettez vos promenades? - -—Non, Paris vient me trouver ici. Ça se ramasse. Ça se met ensemble. -C'est grand, c'est gros. Quand on marche au travers, on ne peut pas, on -ne sait pas. Ça ne se suit pas. C'est des rues, des places, des ponts. -Ici, ça entre, d'un coup. Et les gens aussi, d'un coup. Alors ça fait -une boule, quelque chose comme une idée. - -Il était sorti de son ombre. Gaël le voyait. Il aperçut la morsure: - -—C'est elle, n'est-ce pas? - -—Oui. - -Antony avait répondu aussi simplement que Gaël avait interrogé. - -—Elle y vient, dit Gaël. - -Ces mouvements de chair lui étaient étrangers. Ce geste sauvage, cette -férocité amoureuse, ce retour à la barbarie des caresses incisives, au -cœur des forêts primitives, cette emprise, cette marque l'étonnaient. -L'instinct!... Coquetterie poussée!... L'amour, toujours!... - -—Et vous? vous l'aimez encore? - -—Je suis ici pour la haïr, pour n'y plus penser, pour qu'elle n'ait -jamais été. - -—Bon, sourit Gaël. Elle aussi, elle est là-haut pour vous perdre -d'instant en instant, vous lâcher dans la nuit du néant. Mais ça n'est -pas fait. - -Il réfléchit. Ces gens-là, ce n'était pas un roman, c'était une -épopée, de l'histoire, de la science, une expérience d'humanité et de -surhumanité, mais il aimait Clémentine-Alessandra. Et il plaignait, il -aimait ce garçon triste. - -—Écoutez, dit Antony. Je ne vous connais pas. Mais vous parlez comme -quelqu'un qui sait. Vous devez être un philosophe. Je n'ai jamais -demandé conseil à personne. Mais que dois-je faire pour oublier? Parce -que, n'est-ce pas, n'est-ce pas, ce n'était pas ma destinée de la -rencontrer, elle, et de l'aimer? - -—Votre nature, votre désir, non. Votre destinée, peut-être. - -—Il faut oublier, n'est-ce pas? il faut? - -Une immense angoisse faisait trembler sa voix. Dans sa soupente, ce -valet en sabots et en tablier bleu, les manches retroussées, les doigts -écartés sur son torchon de peau, était très noblement tragique. Il -souffrait toutes les tortures du plus rare amour, celui contre lequel -les âmes se révoltent lorsqu'elles sont uniques. Il n'acceptait que -sa déchéance. N'être plus rien qu'un labeur continu, monotone et bas, -échapper à tous les regards, être l'anonyme collé à un baquet pour que -le baquet puisse servir, c'était une façon de se replier sur lui-même, -de peser sur son cœur, de chasser l'affreux, l'impossible sentiment. -Gaël ne lui répondit pas, il ne voulait pas mentir. - -—Je ne sais pas. Je ne puis que vous donner un conseil et un conseil -facile. Vivez de la vie où vous vous êtes forcé, de la vie de votre -condition, puisque ça s'appelle être en condition. Ayez des camarades, -vos camarades. Parlez-leur, tâchez à vous amuser avec eux. - -—C'est un suicide? interrompit Antony. - -Le mot déplut à Gaël: c'était de la littérature. - -—Ah! oui! ricana-t-il, vous voulez vous noyer tout seul. Vous ne voulez -pas qu'on vous aide? Vous avez une nature de réclusionnaire et encore, -vous savez, les réclusionnaires ne sont seuls que quand on les met au -cachot! Faites-vous moine! - -—Je ne suis pas assez riche. Et puis, et puis! je penserais à elle au -lieu de penser à Dieu. Ici, j'espère que ça m'écrasera tant, de la -sentir là-haut, tout près, que je ne me la rappellerai plus. - -—Buvez, dit Gaël. - -Mais il essuya un tel regard qu'il n'insista pas. - -Il avait sur le bord des lèvres ce dernier cordial: «Lisez.» Mais il -réfléchit. Qu'avait-il à offrir? Ni _l'Imitation de Jésus-Christ_ ni -_la Bible_, puisqu'il n'était pas évangéliste. Il lui restait _le Rouge -et le Noir_, de M. de Stendhal, _les Confessions_, de J.-J. Rousseau -ou,—qui sait?—_Ruy Blas_. Il écarta _Ruy Blas_, d'abord, comme il eût -écarté les comédies de Marivaux, où l'état de valet est une gageure, -une épreuve, un jeu. Il songea au livre de Stendhal. Il ne l'aimait -plus. A sa centième lecture, il s'était senti de l'humeur pour cette -roideur d'analyse, pour ces pirouettes sèches, pour cette tension -de détail, pour cette hypocrisie même qui offre un dénouement moral -et des sous-entendus, une âme éclatante de dessous qui excite plus -encore à ce qu'il appelle un crime. Il pesa le danger du roman. Des -phrases lui revinrent: «Avec qui mangerai-je?» demande Julien Sorel -avant que d'entrer à Verrières. Rapprochement pénible pour un homme -qui mange en bas. Et puis, les succès, les changements de position, le -romanesque carbonaro qui crée des missions, qui fond des croix, qui -engendre des relations et des élégances! Misère encore! Et pourquoi -donner de l'intrigue à un garçon qui a du cœur, qui n'est qu'un cœur? -La sensibilité de Jean-Jacques l'alarma de la même façon. Ces habits -de valet qui sont des habits de ville, ces questions d'aiguillette, -c'était du souci pour celui à qui on n'épargnait nul détail de livrée -et qui ne se voulait épargner aucune humiliation. Non! pas de lecture! -pas d'idée! pas d'émotion en dehors de soi. Il enfermait Antony dans sa -destinée. Il lui tendit la main: - -—Au revoir et courage. - -Il l'aurait embrassé. Le regard de l'infortuné ne le quitta point. - -Chez lui, en face de sa fille, il rêva encore. Il aurait voulu -interroger l'étoile des deux jeunes gens. Puis il alla à sa -bibliothèque. Il ouvrit un tome, au hasard. C'étaient _les -Constitutions et règles du couvent de Port-Royal du Chapitre de Mons_. -Il lut: «Les grandes se lèvent à quatre heures, les moyennes à quatre -heures et demie, les petites à cinq heures, les plus petites suivant -l'heure de leurs forces et de leurs besoins. Car nous en avons de -l'âge de quatre ans jusqu'à celui de dix-sept. On les réveille en -leur disant: _Jésus_. Elles répondent _Marie_ ou _Deo gratias_. Elles -doivent se lever sans prendre le temps du réveil pour ne tomber point -dans le défaut de paresse. Lorsqu'elles se trouvent mal, elles doivent -le déclarer à la surveillante avant de se rendormir...» Il poursuivit -sa lecture: «Voilà la vraie éducation, dit-il, la vraie discipline. -Mais Clémentine-Alessandra est protestante. Et leur libre examen ne -s'accommoderait point de ces règles.» Il ne songea point plus avant -sur le petit in-16. Il découvrait des théories de petites filles toutes -blanches, de petites filles selon l'Éternel à qui il ne faut ni amants -ni trônes. Il eut horreur de la succession des temps. Puis il voulut ne -plus rien savoir. - -La nuit était implacablement belle. Les astres se ramassaient en -traînées d'apparat. Nuit de décor, étroite et magnifique où la lune -plaquait de lourds reflets d'opale et où un sang bourbeux d'or semblait -gicler parfois de sa pâleur immense. Nuit de repos imposé, de néant -tyrannique où les maisons se dressaient à peine et s'échouaient dans -leur ligne, où les voitures s'étiraient, comme graissées de lassitude -et où les appels de tramways, inutiles, symbolisaient un effort court -et de la vitesse pour fantômes. - -Antony était sorti. Il préludait à sa vie de servage par une -désobéissance traditionnelle et professionnelle: il «découchait». Le -mot lui crispait aux lèvres un sourire stigmate. Il ne se dépêtrait -pas de son ironie. Il allait. Il ne croisait que valets et servantes. -C'était l'heure où le quartier se coagule en de rares salons ou s'exile -vers les restaurants et cafés du Bois, l'heure de la promenade et des -arbres, du culte rendu à la nature, de groupe en groupe, cependant -que le ciel, les étoiles, le charme de tiédeur et de fraîcheur -ensemble, le secret même de la chaleur vitale, le plaisir de vivre et -la lente volupté des avenirs certains se perdent, se fondent dans un -accord tzigane, un cri de fille et l'aigreur laborieuse d'un mélange -américain. L'intérieur, les rangées et les bordures des hôtels, ces -coffre-forts, à fenêtres, de millions et d'œuvres d'art, tout était à -la valetaille. Les mains sous la bavette de leurs tabliers, élargissant -en lippe de bien-aise leur peau rasée, ils allaient à deux, traînant -de-ci de-là ce prétexte de promenade, un chien de vitrine, ou vaguant -chargés seulement d'un gilet ou d'un pantalon de livrée, massifs -gardiens de nuit, désertant leur poste pour n'entendre plus d'ordres, -pour n'avoir plus à s'occuper de personne, pour prendre un bain -trompeur de liberté. - -Antony suivit ses camarades, loin, dans un bar de la rue Rhumkorff. -Il tomba dans un escadron de cochers, de palefreniers, de valets, de -marmitons et de garçons de café qui entouraient un maigre état-major -de _lads_ méprisants et plus renseignés que bavards. Les femmes -étaient tenues à distance. Rien n'est d'ailleurs rare comme une bonne -agréable ou une femme de chambre possible. Leur charme de simplesse -et de franchise, leur don de soumission, leur bonne volonté riante, -tout en elles devient bientôt «l'habitude», l'effroyable habitude -des gens de maison, leur effort pour se confondre avec la pierre -d'évier et l'escalier de service, pour être de la même couleur, pour -ne point rompre en visière avec leur bonnet, pour ne pas trancher -sur leur batterie de cuisine, pour être l'outil à peine vivant mais -dur à la peine, n'agissant pas, mais travaillant, propre à tricher -sur les heures de vie, à reculer par son sacrifice l'instant de la -mort, à prendre sur soi la rouille et la fatigue, la maladie même -et l'insalubrité, à s'offrir en holocauste, à accepter l'envers de -l'existence,—avec des gages. D'épingles à piquer en ourlets à bâtir, -de corsets à serrer en corsets à arracher, les femmes de chambre -perdent leur couleur et leurs joies: machines à découdre, machines à -échafauder, elles dissolvent peu à peu leur humanité, tombent dans -l'immédiateté des plaisirs, échouent au fétichisme vain du bas de -laine. - -C'était la cupidité qui les avait cette nuit-là enfermées dans -cette officine. N'était-ce point d'ailleurs un spectacle vengeur -que de voir ces cochers, bourreaux professionnels de chevaux, ces -mécaniciens d'automobiles, faire de chevaux sauteurs les arbitres -de leurs destinées, les divinités protectrices de leurs économies, -les fondateurs tutélaires de leur race et de leur dynastie, de leur -richesse et de leur gloire? On ne parlait que des chances de Newby -dans la première ou du jeune Stern dans la quatrième. Antony avait -connu d'autres bars sportifs sur les boulevards! On y avait plus faim -et une pire habitude de la soif. Il n'y entrait pas. Mais il regardait -jouer à saute-mouton, tout autour. C'étaient des nuits plus claires et -plus légères. On attendait doucement le sommeil. On épuisait ce qui -vous restait d'agitation, on diluait son épuisement à ces farces, à -ces tapes, à ces rires. On se réparait au sommeil comme à une chose -sérieuse, à une volupté régulière, à un repos qui veut être mérité. - -Il n'était pas joueur et n'avait pas d'argent. Il rentra tout seul. -Une tentation le prit: voir la princesse sans en être vu. En somme, -il était valet et c'était son métier de regarder par le trou de la -serrure et d'écouter aux portes. Il glissa le long des escaliers et -des couloirs et eut toutes les habiletés, tout le génie d'astuce que -la passion et la passion pure peut prêter. _Elle_ travaillait. Il la -considéra contre son image, contre l'image qu'il gardait d'elle: il -l'évoqua vivante, pensante contre la mauvaise statue de dédain et de -tyrannie, contre les gestes, les anéantissements, les caresses et les -mots, les soupirs et les mensonges qu'elle avait été pour lui. Elle lui -apparut pour la première fois princesse et jeune fille. Elle penchait -ses cheveux pâles, ses yeux pâles, son profil dominateur et fier, sa -grâce de saphir, sa bouche muette sur une carte plus vieille que celle -du vieux Wolfgang, là-haut. Des livres étaient épars autour d'elle, -encore ouverts. Elle pensait, pour ne pas rêver. Il l'aima. Non, non, -ce n'était pas l'enfer qui lui avait envoyé un charme mauvais: elle -était belle, elle était grande. Et c'était son âme, à lui, son âme, -«arrivée», son âme, comme elle devait être en son idéal, couronnée, -casquée, armée et souriante. Penchée vers les siècles, elle offrait un -peu de sa nuque, en une harmonie d'or nacré, d'or délicieux, attendri -d'argent et presque d'opale. Sa simple robe bleue lui collait au corps -ainsi qu'un voile de ciel. Il crut qu'il allait enfoncer la porte et se -pleurer à ses pieds, qu'il allait, de ses larmes, chasser, détruire le -méchant passé, qu'il allait mourir pour la délivrer de lui, et, puisque -lui-même il était malheureux... Mais il eut honte: il la respecta -jusqu'à ne vouloir pas la salir de sa vue. Il oublia tous ses désirs. -«Pourvu qu'elle ne sache pas!» Et ce n'était point par fierté qu'il se -retira aussitôt. Il ne songeait plus à oublier: sa suprême ambition -devenait de ne pas faire de peine à la princesse triste. - -Dans sa chambre de valet, il ne souffrit pas. Violemment, affreusement, -il veilla entre ses deux devoirs. Ah! tuer la réflexion, l'espérance, -l'action latente! Être n'importe quoi, ce qui joue aux courses, comme -les gens de la rue Rhumkorff, comme tout Paris, mettre sur un cheval, -dans un peloton de chevaux, tout son esprit de conquête, d'aventure, -l'idée des jours meilleurs, faire courir, faire combattre un cheval -pour soi, lui abandonner sa chance, son triomphe, sa fortune, comme -on a un député, comme on aurait un banquier ou un représentant à la -Bourse, si l'on était riche et s'il ne fallait que se faire plus -riche! Il envia ses camarades. Il envia tout le monde. Il n'entendit -pas le pas de limbe qui voleta jusqu'à sa porte. Au risque du scandale -et du grotesque, la grande-duchesse venait l'espionner comme il l'avait -espionnée. Elle le trouva qui regardait étrangement son tablier. Elle -se devina en cet affreux miroir. Elle se vit dessinée et se variant -dans la trame de la toile, salamandre de feu et de honte, démone -mangeuse d'énergie et d'honneur. Elle venait d'appeler tout son peuple -à la rescousse: elle n'en avait qu'un peu plus de mélancolie. Oui, oui, -elle avait charge d'âmes, mais n'avait-elle pas, plus lourde de soucis, -plus avide de remèdes et d'abîmes, la charge de son cœur? Antony -demeurait fixe en face de sa dépouille de valet. Elle s'enivra de sa -fierté et de son dégoût en bataille, elle frémit devant son doute et -son mal, puis elle s'en fut. - -Ç'avait été très simple et très secret, de ce tragique sans fin que -personne ne sait. Ç'avait été ce secret sur quoi on vit, avant d'en -mourir. La haute maison retomba dans l'absolu de son silence. Et -Clémentine-Alessandra, grande-duchesse de Schmerz-Traurig, palatine des -Deux-Saxes, princesse de Torgau, électrice de Zeusberg, laissa venir -à sa veillée pensive les sommeils de toute sa demeure. Des soldats, -des diplomates, des serviteurs de toutes sortes, des officieux, des -espions, des femmes et des jeunes filles, une horde désorganisée de -noblesse et de misère, l'état-major de la déroute, étaient venus -demander asile à l'exil de sa famille, comme aux beaux jours de -Versailles on quémandait un logement au Roi-Soleil. Elle pesa la -faiblesse, l'abandon dévoué, le néant attentionné qui l'entouraient: -elle eût peur. Pas d'énergie, pas de révolte contre les événements, -des plaintes, des sourires à la vie de Paris, un au-jour le-jour de -décor, de résignation et de parade, un provisoire doré et galonné, -la marche—à l'heure—vers un futur sans avenir, sans issue, l'oubli, -le n'importe quoi avec de la tenue, des cravates d'ordres sur des -squelettes sans caractère et mous!... Elle avait, l'avant-veille, -écouté dormir l'hôtel meublé; elle avait discerné en sa torpeur de -la rage, de la faim, du désespoir. Ici, rien: un assoupissement plat -comme une carte héraldique; il ne manquait aux pieds des dormeurs -que les levriers couchés de leurs tombeaux. Paris allait s'éveiller -et jeter autour d'eux un énervement anarchique, son filet d'efforts -menus et son besoin et sa fièvre. Des hommes allaient se gouverner et -s'entraver l'un l'autre, sans direction, sans but, leurs désirs en -avant. Et là-bas, là-bas, des gens rêvaient en une autre langue, des -gens décapités de sa tête à elle, des gens à qui elle se devait, pour -qui et par qui elle pouvait presque des miracles. Elle trembla de ne -pas les aimer, de se jeter parmi eux, ainsi qu'en un couvent. Elle -imagina leur masse pour ne pas croire qu'elle les imaginait en l'air: -elle les appela par leurs noms, des noms qu'ils avaient reçus, qu'ils -gardaient de ses ancêtres à elle: Jean, Auguste, Christian, Georges... -Un autre nom l'emplissait, un nom qu'elle ne prononçait pas, qu'elle -ne prononcerait jamais, car les amants ne s'appellent point par leur -nom. Antony ne l'appelait pas non plus. Elle demeurait plantée devant -lui à la fois et fichée en son cœur, immense et si frêle aux doigts! -Leurs deux énergies, leur tendresse contrariée, leurs âmes hérissées et -sanglantes se dressaient seules dans la maison, dans le quartier, dans -cette nuit de Paris qui s'évadait sur des selles de chevaux de course, -dans ce repos républicain, dépouillé de toute ambition et ne demandant -à Dieu qu'un jour à la fois. Et la veille s'éternisait, plus âpre, plus -farouche, de ces deux êtres qui ne dormaient point à cause qu'ils se -refusaient à dormir ensemble, d'un seul cœur. - - - - -IV - -ICI L'ON DANSE - - -M. Morive se pencha vers son voisin, le général de la Manille. - -—Très gentil, ce dîner, mais pourquoi ne parle-t-on pas? ça me fatigue. - -—Toujours philosophe, mon cher président! répondit le général au hasard. - -Il ne cherchait à comprendre les choses que depuis qu'il briguait, -décemment, non sans des reflets de sa gloire passée, un fauteuil à -l'Académie. Ses _Mémoires et souvenirs_, dédiés d'abord «à l'honneur -des armes spéciales», étaient devenus publics et presque populaires: -cinq éditions! Depuis qu'on voulait trouver dans le cadre de -l'état-major général un second Marbot, aucun officier n'avait eu -pareille chance. Et le général acceptait d'être académicien ainsi qu'il -avait espéré être promu sénateur de l'Empire. Or cette candidature -patiente ajoutait à son parisianisme héroïque. Morive souffrait un -peu de ne s'être point dérobé à une réunion qu'il avait naïvement -estimée agréable et sans danger. Il retombait dans la politique et -quelle politique! générale, internationale, théorique, théocratique! -Il sentait le discours, la coalition, la conspiration. Et c'était une -femme, une petite fille qui... Il observa les convives. Les camarillas -avaient évolué depuis sa bande. La grande-duchesse de Schmerz-Traurig -avait invité des proscrits et des éminences grises, les sous-attachés -de cabinet qui dirigent un ministère, les députés des sous-commissions, -des comédiennes qui possèdent une ambassade ainsi qu'une écurie, des -ducs, des archiducs et des souverains pour rien, pour le plaisir, -ses inséparables gens d'Institut, quelques prêtres et quelques -financiers, des anarchistes et des soldats. Morive ne connaissait -presque plus personne. C'était un dîner qui emplissait la grande -salle du _Continental_, repas de corps, aussi compact qu'une fête de -bienfaisance: à peine si l'on avait épargné aux invités le velum banal -des solennités et si le drapeau ne flottait pas au dessus—et pour -cause. Morive n'aimait ni cette manière d'accoupler des nations, et -des individus, ni le caprice de la princesse, ni son idée de derrière -la tête. Ces gens-là n'auraient jamais à eux tous les pouvoirs qu'il -avait détenu, mais c'était du pouvoir et Morive se rappelait deux vers -satiriques qui avaient illustré sa dernière chute, déjà vieille: - - Morive - A la dérive. - -Les hommes en place, les hommes en mal de place le dégoûtaient. Il -n'admettait pas qu'on fût ou qu'on pût être: pour son intransigeance, -il fallait, sans plus, avoir été. Il se pencha encore vers M. de la -Manille. - -—Mon pauvre général, je flaire la politique. - -—Je la renifle, accentua le guerrier. - -Morive eut le sourire de Talleyrand sur Augereau. - -Et la politique se leva. - -—Messieurs, dit la grande-duchesse... - -Les dames furent heureuses de n'être point mises à part. -Clémentine-Alessandra les respectait jusqu'à viriliser leur influence. - -—Messieurs, dit la grande-duchesse, je vous demande mon trône, -le mien et un peu plus. Il s'agit bien d'une aventure, d'un coup -d'État. Je sais qu'un coup d'État, ce n'est pas de l'histoire, c'est -de l'anecdote. Et l'anecdote est moins que rien, c'est-à-dire de -l'histoire supérieure, de la quintessence d'histoire et, dans l'espèce, -de la fatalité voulue. C'est du détail aussi. Et les détails sont des -pierres précieuses qui, liées, se commandent l'une l'autre en une -chaîne ininterrompue, s'éclairant de lueurs diverses, se complétant, -finissent en leur marche et en leur ordre, par acquérir cette sorte de -terne sérénité que l'histoire inflige à tout. Cette suite, c'est le -secret de l'éloquence. Mais, depuis Bossuet, l'histoire est devenue -plus qu'un discours, plus qu'une science: c'est de la chimie, et alors -même que les pays ou les événements se sont dissociés, de la chimie -organique puisque les États sont des organismes. Je vous demande une -synthèse ou un miracle, de la vie, pour moi, une équation féconde. -Étant donné toutes les faiblesses, folies et bassesses des peuples -et des individus, étant donné des trahisons et de la sottise, des -paniques et de la brutalité, trouver l'inconnue à laquelle obéissent -les siècles et l'humanité. C'est d'ailleurs très simple. Toute -l'action qui va suivre, si vous le voulez, n'est qu'une résultante, -une explosion de l'électricité épandue, ménagée, chargée, de tout le -siècle. L'état d'esprit public est moins une gêne et une angoisse -qu'un cauchemar: petitesse étouffante, peur précaire, d'une part, -folie—forcée—des grandeurs, d'autre part. La faim des pauvres, la -crainte vague et généralisée des classes dites dirigeantes et l'odeur, -la manie de la poudre qu'on n'entend plus assez. Ce siècle commença à -être sublime, sans savoir... - -—Nous savons, interrompit Morive. - -Il se leva. On le regardait avec stupeur. Très calme, très brave, -rajeuni de cinquante ans, il parla: - -—Madame, il ne s'agit pas ici de galanterie. Vous ne savez pas. Vous -êtes jeune et Allemande. Vous faites une lecture aux cinq classes de -l'Institut: de la science, de la philosophie. Ce n'est point pour nous -gagner, pour nous charmer, pour nous corrompre: c'est tout un. Pas de -science, pas de faits, pas d'histoire. Vous avez fait une faute: ce -n'est pas ici que vous deviez nous réunir, c'est dans votre palais de -Wittemberg, après. - -Clémentine-Alessandra sourit: - -—Je vous remercie, Monsieur, de m'avoir coupé la parole. Nous sommes -ici en Congrès, en un de vos clubs de 1848. - -—Un club de femmes, interrompit Morive. - -—... Nous sommes enfin entre nous. J'ai parlé pour ne pas avoir l'air... - -—D'être prétendant pour raisons de famille. Vous voulez être le -prétendant scientifique avec d'autres motifs que vos parchemins. -Eh! Madame! ne raffinez pas sur le coup de gueule, le coup de force -et le coup de fusil: une révolution, ça ne ne se détermine pas, ça -s'avale, on en profite, mais on a tout le temps de son règne et de -sa déchéance pour la justifier, pour l'expliquer, pour la caser dans -l'histoire—après la lui avoir imposée. Du sentiment? des idées? Ici, je -suis votre maître, Madame: je connais les révolutions, j'y ai si bien -réussi que j'ai trop réussi et que j'ai dépassé le triomphe puisque je -suis ici, conseiller déplaisant et momifié en des honneurs posthumes. - -Le politicien était beau de force et d'impudeur, riche d'actes et -d'«agissements», lourd d'intrigues et de menées, pousseur d'hommes, -nerf, sinon âme, de la masse, voix populaire, cerveau oblique, mâchant -le pouvoir pour qu'il fût moins pesant à son estomac, hypocrite en sa -tyrannie, despote masqué de la Déclaration des Droits de l'homme. -Clémentine-Alessandra se sentit frémir: elle oubliait qu'elle était -à Paris, captive de cette ville maîtresse qui ne comprend pas la -domination, la prééminence, de cette ville coquette qui s'offre des -jouets et qui les conserve pour les briser, qui s'amuse du sang, des -larmes sans y croire, et qui déforme les hommes et les âmes à son -image. C'était vraiment le rêve du monde et le sourire du monde, le -sourire tantôt bon, tantôt méchant,—mais pas de sérieux, pas de loi, -pas d'effort. Autour d'elle, les gens étaient ou étaient devenus -parisiens. Le petit prince de Lusace, à sa droite, qui affectait encore -de porter sa canne comme un sceptre, le roi d'Aragon à sa gauche -qui était roi comme son père et qui avait trouvé une couronne vaine -dans un lit d'auberge, tous les déchus, tous les mécontents, tous -les prétendants n'étaient ni prétendants, ni mécontents, ni déchus. -Ils avaient vers elle de petits coups d'œil complices et gentils: -c'était bien à elle de faire la conspiration de l'année, le manifeste -nécessaire, le complot de saison! Revendication de table d'hôte, -chanson! Il ne manquait que l'hymne national! - -Morive continuait: - -—Je respecte le malheur et l'héroïsme. Mais la tentative de la duchesse -de Berry n'était-elle pas, tout uniment, une envie de femme grosse? Et -elle ne travaillait pas pour elle-même. Elle avait raison d'ailleurs, -car la France ne voulait savoir, en fait de code de droit divin que -la loi salique. C'est même pour cela que les mâles sont, aujourd'hui, -appelés «petits salés». - -La grande-duchesse n'avait pas entendu la suite de l'argumentation, -les derniers mots seuls la frappèrent et lui restèrent au cœur. Elle -répondait: - -—Je ne veux pas de rapprochement historique. Je veux mon peuple, voilà -tout. - -—Votre Altesse est trop intelligente, dit Morive, pour se croire -indispensable au bonheur de ses sujets ou pour imaginer qu'elle les -pourra mener à la perfection. Tous les prétendants se sont considérés -comme les champions du droit divin, comme les émissaires et les -représentants de Dieu. Il ne leur a manqué que le miracle, le miracle -qui dure. Et les femmes providentielles, Madame, ne se recrutent pas -dans les familles princières. Vous ne vous représentez pas Jeanne d'Arc -née sur les marches d'un trône. Il leur faut le peuple à la place -d'âme, le peuple grouillant, fiévreux, en gros et en microcosme, et, -sur la tête, en guise de diadème, les deux ailes de la liberté. - -—J'ai tout cela, dit la princesse. Je suis peuple, moi aussi, -violemment... - -—Oui, interrompit Morive, mais vous n'êtes pas que cela. Il faut -être tout l'un et tout l'autre. Et la liberté, n'est-ce pas? que -vous sentez, que vous voulez imposer, c'est une liberté à vous? La -liberté, Madame, est impersonnelle, anonyme: elle est presque comme -l'eau, incolore, inodore et sans saveur, mais également nécessaire à -l'existence. Puis il y a eu des époques où elle sentait la poudre, où -elle avait un goût de sang. On n'en fait pas ce que l'on veut: elle est -une et indivisible, elle vous emplit, elle vous emporte et, quand elle -commence à dormir, c'est pour avoir des réveils terribles. Laissez les -peuples et vos peuples où ils sont, regrettez-les, résumez-les, ayez -leur âme en beauté, mais, quand vous avez des rêves, ne les rêvez pas -tout haut, en public. - -Il venait de parler devant un parterre de rois. De rois détrônés—et -moins. Ces gens de titres et de chartes se courbaient devant -l'évocation de la liberté. Le général de la Manille commençait à la -comprendre: c'était pour lui le feu à volonté! Mais Eusèbe Gaël se leva: - -—Je n'ai aucune compétence, dit-il, mais je crois que, dans le dessein -de la princesse, il y a comme un désir de sacrifice et comme une -expérience à offrir au monde. Son Altesse veut régner pour montrer -comment on doit, comment l'on peut régner. Elle a un programme: le -pouvoir souverain, bienfaisant, philosophique, rationnel, d'après la -loi divine, d'après la morale: le pouvoir social, régulateur. Elle -voudrait se faire pardonner sa naissance, l'expliquer par des actes, -montrer, enfin, qu'être souveraine, c'est être une sainte, fécondement. - -—Non, dit Clémentine-Alessandra, j'ai besoin de pouvoir. Mes peuples me -manquent comme il pourrait me manquer un bras ou une jambe. - -—Ça ne repousse pas, observa l'impitoyable Morive. - -Ce n'était plus un conciliabule. Les gens ne s'observaient plus en -dessous, ne se méfiaient plus: désintéressés, pas trop ennuyés, ils -attendaient. C'était une faute, un contresens. Une erreur, voilà tout. -Dans l'être de la grande-duchesse, un vide infini; un mot surnageait, -ironique et grossier: «Petit salé». Elle s'abandonnait. Après des -jours de méditation, de promenades, de démarches, après s'être -interrogée et avoir interrogé les autres, après avoir demandé conseil -au destin, à tout, elle avait réuni des hommes de cœur, des hommes de -tête. Condescendant à des compromissions, voulant des concours, des -appuis, pointant des secours, traçant une route à son désir à travers -l'Europe, dessinant des plans, elle armait un projet gigantesque. -Et elle ne voyait que défection d'avance, désœuvrement, ambition de -néant! Ah! ce Paris, ce Paris de séduction, de trahison, de destruction -qui coule les gens dans sa torpeur et qui leur demande de déserter, -de désespérer en sourdine, de se laisser lier les mains avec des -serpentins, de rouler une petite réflexion comme une cigarette et de ne -point aller plus avant, de devenir Parisien comme on devient forçat, -de ne pas bouger de ce bagne léger, doré, mousseux, pétillant! Gloire -militaire, énergie, esprit d'aventure, attaque, génie d'intrigue, -héroïsmes, habiletés, des noms qui sont le ressort d'un univers et qui -galvanisent les morts endormis, qui suscitent une race et son secret, -des jeunesses sombres et résolues, tout était là, en habit noir, tout -était muet, tout désapprouvait!... - -Elle ne chercha pas à rallier ces mauvaises volontés: elle se leva -et, sans offrir sa main à baiser, en un grand salut de cour à cette -cour infidèle, refusant les honneurs, les tardives protestations, les -clameurs d'extrême onction, elle s'en fut. - -Elle se sentait très petite fille. Elle avait été rabrouée par un -homme de rien, par un parvenu de la honte, par un éclat de peuple—et -de quel peuple! Pourquoi avoir été chercher ces confesseurs, cette -foule de confesseurs, au lieu de s'en remettre à son Dieu, au Dieu des -batailles? Elle lui demanda pardon de son indiscrétion. Le miracle, eh! -oui! Morive avait raison! le miracle! Elle désespéra, en une extase. -Tout, autour d'elle, lui parlait de malheur. Drapeaux abolis, armes -inutiles, gloire en lambeaux. Elle prit un livre: c'était _Don Carlos -et ses défenseurs_, d'Isidoro Moguez. - -Elle considéra les portraits de ces hommes, le vieil Eguia et son bras -d'argent, Zumalacarrégui, l'évêque de Léon; vaincus aussi, mais qui -avaient osé. Où étaient-ils, ses défenseurs à elle? Des savants!... -Ah! comme elle souhaitait des soldats! Ces philosophes qui lui avaient -offert des consolations, des théories, des utopies, ces politiciens -pour d'autres, ces théologiens qui commentaient les prières anciennes -sans prier pour elle! Elle n'isola du troupeau que Lévy-Wlarmeh qui, -avec sa science et sa naissance, correspondant des fakirs de l'Inde -et du Thibet, des sectes anabaptistes ignorées, des derniers Vaudois -et des Arriens, centralisateur d'hérésies et d'orthodoxies démentes, -lié d'ailleurs avec des banques et des jésuites, pouvait beaucoup, -mais ne voulait rien, concevant une théocratie pure, Dieu régnant -vraiment, en essence, et permettant des religions neuves et de nouveaux -gestes. Quant à Eusèbe Gaël, elle voyait qu'il la jugeait femme, qu'il -l'avait, en son cœur, dépouillée de sa couronne, de sa pourpre et -qu'elle était nue pour lui, éternellement, irrémédiablement. - -Dans son déchirement, elle songea à Antony. Elle ne rougit pas de -sa pensée. Elle sortait d'une réunion de valets. Asservis à Paris, -asservis aux mœurs de Paris, à sa sensualité sans cerveau, gagne-petits -des plaisirs mesquins, ils avaient trahi sa confiance, menti à son -désir. Elle les avaient cherchés contre celui qu'elle avait oublié, -esclave, dans les bas-fonds de sa maison, elle avait réclamé contre -lui des peuples, l'espace, toute l'activité, toutes les grandeurs du -monde: il restait vainqueur. On la lui rendait, plus misérable que -jamais. On la lui jetait. Elle n'avait plus qu'à lever la pierre dont -elle étouffait son cœur. Une douceur l'envahit: puisqu'elle n'avait pas -su le repousser, puisqu'elle n'avait pu être la créature despotique -et conquérante, elle s'abandonnait délicieusement. Elle ne se rappela -point sa cruauté, son horreur: elle ne se représenta point les besognes -où elle avait noyé cet enfant, elle n'imagina que son énergie et sa -tendresse, sa force câline et sa caresse, sa volonté et son frisson; -elle l'imagina tout entier—et tout entier à elle. Elle avait soif -de s'endormir tout de suite, dans ses bras. Elle n'osa pas encore. -Elle n'était pas digne de lui. Il lui restait des souvenirs du dîner, -des relents de discours: sa déception, son abdication imposée, son -isolement, sa misère de chef sans troupes, tant d'amertume pesait, -en outre, sur son désir. Le mot de Morive: «petit salé» revenait, à -vide, l'obséder. «Petit salé!» Oui, elle aurait dû avouer sa faute -à ces gens, leur crier: «Ce n'est pas une petite fille qui demande -des jouets animés, c'est une femme, une femme perdue qui veut des -aventures après une aventure, qui se jette dans un peuple à gouverner -comme dans un couvent de repentir et d'écrasement. Je veux des tâches -et des œuvres, je veux un purgatoire où me racheter, un amas d'actions -et même de miracles, puisque vous parlez miracle.» On l'aurait prise -plus au sérieux, parce que l'on croit au vice et qu'on vénère le crime, -mais son humiliation lui donnait-elle des moyens, des concours? Il -faut choisir ceux devant qui l'on s'humilie. Et c'était vraiment trop -protestant. - -«Petit salé!» Le refrain scandait la nuit. Clémentine-Alessandra ne se -sentait pas le courage de voir lever le jour, le jour sans rêve. Elle -monta, comme trois semaines auparavant elle avait été, à la chambre du -jeune homme. Elle ne regarda pas. Elle hésita. Son cœur, en battements -de folie, l'aveuglait. Elle frappa à la porte en croyant tomber. Elle -n'osait pas voir. Antony avait ouvert. - -—Son Altesse aurait pu me sonner, dit-il, d'une voix sourde. - -—Antony! supplia-t-elle. Elle le regarda. - -Il avait une face de meurtre. Toute son énergie s'était figée, gercée, -creusée: c'était un feu morne, une lave qui avait cessé de brûler après -avoir épuisé toute flamme; et les traces du rasoir autour du sillon -de ses lèvres semblaient un cerne affreux, comme autour de ses yeux -éclatants et tendus. Il n'avait pas l'air d'être méchant: ce n'était -que fatalité. Il ne consentait pas à dormir. Il prenait les nuits comme -si on avait voulu les lui voler, avec les jours. Il avait cru penser: -il rêva. Rêve contre lequel il se révoltait et qui s'obstinait, rêve -odieux et chéri, rêve enfin... Mais ce rêve était là: il parlait. - -—Pauvre petit! Comme tu es pâle! j'aurais dû venir te bercer. - -C'était, décidément, décidément, le rêve. Antony avait eu aux lèvres, -pêle-mêle, des injures et des anathèmes, les mots qui chassent et qui -tuent. Un énorme, un définitif: «Va-t-en!» avait grondé dans sa gorge, -des reproches, des récriminations, l'irréparable... Et cette simple -phrase, moins qu'une phrase, un regret chantant, un soupir, un rien de -maternité le tenait muet, d'une tacite étreinte. Il chancela: elle lui -arrachait sa colère, elle supprimait sa détresse, d'un mot, elle le -reprenait, sans dignité, sans rancune. Il fondit en larmes. - -—Ne pleure pas, ne pleure pas! dit la grande-duchesse, je suis -malheureuse... - -Égoïsme sublime! Elle ne voulait pas qu'il souffrît pour qu'il pût -la consoler. Elle voulait qu'il conservât toute sa force contre ses -ennuis à elle. Et elle se refusait aux remords, sur lui. Elle répétait: - -—Ne pleure pas. Ne pleure pas. Je n'ai plus que toi. - -—Ah! dit Antony, pourquoi faut-il que ce ne soit pas vrai! - -Il n'approchait pas. Il ne lui ouvrait pas les bras. Il avait séché -ses larmes mais se contenait affreusement. Il avait fait un trop -grand effort pour renoncer à elle, sans lutte. Elle l'avait humilié -d'ailleurs, de sa pitié, le traitant en petit garçon qu'on peut -endormir. Il était fier de n'avoir pas dormi, d'avoir veillé contre -l'ensorcellement. Mais il ne lutta pas longtemps. Il la retrouvait. -Il se jeta. C'était un taudis trop neuf, trop sec, trop propre: du -bois blanc, deux chaises, un lit étroit. Pas de tapis où s'abandonner, -pas de coussins: des angles à tout, même à la tendresse. Et tout leur -jetait à la face le crime social et sa faute à elle, contre lui. - -—Viens! dit-elle. - -Il ne comprit pas. - -—Où? Dans ta chambre? - -—Oh! non! non! si tu savais! Allons-nous-en d'ici. - -Il la regarda. Elle était nu-tête, un peu dépeignée. Ses cheveux -bouffaient, bouclaient, tombaient, sans coquetterie, en un hasard -touchant: rien n'était apprêté, pas même sa misère. Sa nuit d'insomnie -et de méditation, ses nuits de travail n'altéraient pas sa jeunesse -fine et fière: la fatigue avait seulement posé sa patine d'humanité -sur ce divin visage. Les yeux étaient plus lents, plus profonds; la -bouche était parfaite, de ne plus sourire. La silhouette se levait dans -cette aurore, argentine et nacrée: c'était une harmonie blanche en robe -blanche et comme une apparition de limbes en cette chambre de valet. - -—Viens! répéta la princesse. - -—Tu as mal? _Ils_ t'ont fait du mal? - -—Oui. - -Elle comprenait. Ceux qu'il ne nommait pas, _ils_, c'était «la -société». Elle l'observa encore. Elle avait voulu l'asservir à cette -société, faire de lui un support mobile et anonyme, un morceau de -machine: elle l'avait jeté dans un égout pour qu'il y travaillât,—à -quoi? Et il était toute sa vie, sa consolation, son espoir. Elle -l'avait trouvé comme elle eût trouvé un Dieu de bonté, de grâce, un -refuge, toute tendresse, toute caresse, toute force et toute beauté. - -—Allons-nous-en. - -—Oui, dit Antony. - -Il aurait voulu la recoiffer, la coiffer, toucher la masse des cheveux -de lin et de soie, s'y perdre et s'y enivrer. Il n'osa pas. C'était -encore son état de garçon de chambre,—ou presque. - -—Allons, dit-il. - -Ils fuyaient. Ils descendirent l'escalier de service avec les mêmes -précautions que l'escalier de l'hôtel meublé, naguère, où leurs destins -s'étaient mêlés. La princesse _sentait_ les gens dormir. Un peu de -dédain la crispait. Ils descendirent longtemps. Ils arrivèrent enfin -à la petite porte par où Antony avait vu disparaître son amante. Elle -l'ouvrit de la même clef. Et les deux adolescents furent dans l'avenue. - -Ils s'en allaient comme ils étaient venus, à l'aurore. Ils s'étaient -détestés, ils avaient tout tenté: la haine et l'ambition, la -science, l'histoire, la honte et l'épopée les laissaient au bras -l'un de l'autre, et leurs lèvres en quête, leurs cœurs en appel. Ils -retrouvaient la minute chère de leur abandon. C'était l'amour souverain. - -L'aurore était large et claire. Elle souriait. Sa magnificence -avait du charme et de la légèreté. Elle dispensait la lumière avec -caprice et la lumière sautelait avant de se fixer. C'était une aurore -républicaine. Le jour ne venait pas pour obéir à un ordre immuable, à -un Dieu tout-puissant, il se levait librement, en prenant son temps, en -s'amusant: c'était bien une aurore de Paris. Clémentine-Alessandra en -souffrit; elle souffrit de la joie de vivre qui lui tombait, parmi son -amertume, avec la lumière neuve: elle n'abdiquait pas. D'ailleurs son -compagnon n'était pas parisien. Elle se rappelait sa curiosité pour la -ville à l'aube de leurs noces et l'horreur du jeune homme pour la ville -comme pour une monstrueuse idole trop connue mais bien connue. C'était -lui, encore, qui avait raison; c'était lui qui l'avait convertie et qui -était son maître. - -—Tiens! c'est dimanche! dit-il. - -—A quoi t'en aperçois-tu? - -—Les laitiers viennent plus tôt. - -Elle entrait en rapports avec la vie. Elle voyait se préparer le repos -de la cité: du travail, encore, des levers en hâte, une précipitation -dans la tâche quotidienne pour avoir l'illusion de quelques heures -à soi, le leurre de la liberté. Liberté empoisonnée par les soucis -revenant en troupe, par Demain vous frappant à la bourse vide, à la -tête et au cœur, promenade à travers des coudes, vagabondage entravé, -gêné, piétiné! n'importe! le repos! les bras ballants, les mains en -sommeil,—comme dans la fosse commune. - -Ils lisaient en leur silence les mêmes pensées, la même pitié. Et -c'était la même impuissance. Mais la misère, ils la devinaient. A part -les voitures qui portaient ici et là le lait maigre et le lait joyeux, -l'avenue était,—et les rues d'alentour,—le désert le plus docile. Paris -était à eux. Clémentine-Alessandra ne se laissait plus aller à son -dolent enchantement, à sa grâce simple, à son «prends-moi» tacite qui -cache l'abîme. Paris, pour elle, c'était la prison et la prison qui -non seulement vous brise, mais qui déconseille l'évasion aux complices -choisis. Les rayons précurseurs du soleil, la gentillesse du paysage, -la joie contenue, rien ne la touchait. Elle s'appuyait sur le bras de -son compagnon. «Ah! dit-elle! les gens! les gens! je les entends! Comme -ils souffrent! Il faudrait cependant qu'on soit heureux. - -—Qui? - -—Tout le monde. - -—Ce ne serait plus vivre, alors.» - -Il y avait tant d'humanité dans son amertume qu'elle le regarda. Elle -vit en ses yeux le rêve fou, le rêve fraternel de ce mois obscur. Il -s'était, comme elle, offert en holocauste à la destinée. Il avait été -toute émotion. Le souvenir de sa volupté, sa tristesse, son désir -d'oubli, tout s'était tendu, tout s'était fondu et ç'avait été le mol -et immense océan de tendresse, la caresse en largeur, en épaisseur et -en infini qui enserre tout et qui laisse tout fuir pour lui permettre -un retour et un retour plus passionné. Il avait voulu, avec son baiser, -le bonheur universel. Et il avait renoncé au baiser pour que le bonheur -public fût plus grand. Il avait certainement demandé—à qui?—d'être né -pour des actions sublimes. - -Et Paris coulait autour d'eux. - -—Tu as trop pensé, dit-elle. - -—Pour ne pas penser à toi. - -—Chéri! - -Elle était sincère: ils se retrouvaient,—plus beaux. Comme ils étaient -loin des deux vagabonds des Champs-Élysées, dévorant le soir et la nuit -à même, avides de néant, se prenant, se lâchant, victimes et jouets du -moment, mourant à mesure! Mais non! Ils revenaient à cet instant, au -geste le plus élémentaire, mentaire, au spasme le moins innocent,—par -le plus long. Ils retombaient prisonniers du décor des Champs-Élysées, -prisonniers de la chambrette de volupté, abandonnés par leur ambition -et leur colère. Il ne leur restait comme désir que leur ancien -désir,—apaisé,—et les autres désirs, issus de lui, désavoués, reniés, -oubliés. - -La journée naissait magnifique, en dehors d'eux. Débauche de lumière, -de gaîté, de splendeur courtoise. Tout était à point, régulier, -parfait. La jeune fille ne se prêta point au ravissement universel: -l'émotion d'ailleurs la secourait, qui la liait au bras d'Antony, la -fièvre qui lui tenait chaud et qui la brûlait dans la tiédeur de la -matinée. Paris s'habillait de gens, se levait sur des rythmes d'orgues -de Barbarie, s'habillait, en loques, de ces mendiants du dimanche qui -travaillent peut-être la semaine durant et qui veulent tirer un profit -de leur lente promenade à travers le libre soleil. - -Misère qui tire son chapeau, à la bourgeoisie ou à la quasi-bourgeoisie -qui passe, sans déclamation, sans supplication, dénûment ingénu. Pas de -recours d'ailleurs. Antony regarda la princesse, elle détourna les yeux. - -Cependant Paris peu à peu laissait éclater en soi ces bijoux soudains: -des sourires de petites filles, des yeux de petits garçons. Et le -mot de M. Morive revint à l'âme de la jeune fille: «Petit salé». -Combien il y avait d'enfants! Vaguant, jouant ou tenus en main, ils -tissaient parmi la ville un voile argentin de cris, de rires, de -balbutiements harmonieux, de curiosités chantantes: ils s'appelaient -ou se repoussaient de la même voix de limbes, aussi tendrement; ils -sortaient des portes ou s'y cachaient avec une grâce preste et légère, -un peu souris, un peu oiseaux, divins et si jolis de leur pauvreté ou -de leur coquetterie, les jambes nues! C'était une forêt, une clairière, -un labyrinthe d'enfants se croisant, se remplaçant, se métamorphosant à -mesure, charmants et parfaits. - -—Qu'ils grandissent, ceux-là! demanda Antony. - -Clémentine-Alessandra eut le cœur gros de cette menace. Ils étaient si -gentils comme ça! Mais leur pèlerinage continuait. Paris s'étirait et -gambadait, traînant par les rues sa somnolence et son rêve appesanti. -Et la princesse ne voulait rien voir: sa déchéance et son réconfort, -c'était cet homme et pas un autre homme. Les mouvements autour d'elle, -le va-et-vient populaire ne lui devaient paraître que geste d'éventail -grouillant, de la fraîcheur, un couloir de tumulte à son trouble, un -écho sourd de son horreur. S'ensevelir dans de la tendresse et de la -passion... Puis le mot lui revenait: «Petit salé... petit salé». Une -émotion les serrait tous les deux: ils pensaient l'un pour l'autre, -confusément; ils entraient la main dans la main au fond du mystère, au -fond de la somme d'amour qui est le secret du monde et son éternité. -Jamais ils ne s'étaient sentis aussi pauvres: il ne leur restait -d'eux-mêmes que leurs sens, leur âme et leur foi: ils se donnaient -tout, ils échappaient à leurs idées, ils se seraient voulus aveugles, -n'entendant plus, blocs de passion et de câlinerie, comme des pierres -d'amour écrasées l'une sur l'autre, au hasard des chemins. Ils -allaient et ils trouvèrent du plaisir, au seuil du plaisir de la rue. -Ils connurent le délice de mal déjeuner, de compagnie, en plein air. -L'après-midi les roula en sa molle fournaise. Ils étaient retombés à -leurs Champs-Élysées. Ce n'était plus leur domaine fatidique; il y -coulait des hommes et des femmes en partance vers un champ de courses. -Des jaquettes et des chapeaux s'y pénétraient en agglomérat: les deux -jeunes gens furent coudoyés âcrement, poussés et bousculés. - -—Ah! j'oubliais! dit Antony: c'est le Grand-Prix. - -Ce ressouvenir amusa franchement Alessandra. Le Grand-Prix! La fête -solennelle, la dernière fête de ce peuple, de ce Paris pour qui les -fêtes religieuses ou les fêtes nationales sont des chômages et des -parades, de ce peuple timide en sa décadence qui n'ose pas s'offrir -des cirques civiques, qui boude encore les combats de taureaux et ces -luttes de gladiateurs, les guerres civiles, qui sort encore de chez -lui pour voir courir ses chevaux au lieu de creuser au centre de ses -maisons (quitte à jeter bas les Tuileries, le Louvre et à combler -la Seine), un hippodrome géant et consacré où il pourrait mieux -précipiter son argent, son génie et son honneur! Le Grand-Prix, date -qui coupe l'année, nettement, ainsi que Pâques jadis, dans le recul -mondain des saisons, le Grand-Prix, équinoxe et solstice à la fois, -triomphe des jours, gloire du temps. On s'y ruait. Toutes les classes -et les déclassés, fraternellement, y menaient, en troupe, leurs besoins -et leurs «certitudes»; des voitures heurtaient leurs roues et leurs -caisses en se disputant, par imitation, la plus flatteuse rapidité. -Des bicyclettes et des motocycles erraient où il y avait place pour -eux et se broyaient un périlleux passage à grand bruit, à grands cris -déchirants, semant de la peur et de l'admiration. La jeune fille -regarda ailleurs. Elle aperçut des palissades et de la machinerie: -l'Exposition naissait, sans fin, immense et menue, malheureuse en son -effort de cailloux, de fer et de plâtre. Des ouvriers s'y perdaient. -La princesse eut un instant le désir d'y chercher des gens de son pays -et de pleurer avec eux. Mais elle avait renoncé à ses frères comme -aux autres fils qu'elle avait espérés: elle considéra cet univers -tassé, entravé, interdit au public, elle adressa tacitement un adieu -à l'empire du monde. Mais un brouhaha l'arracha à sa tristesse: le -pouvoir qu'elle évoquait amèrement s'offrait à elle, au galop. - -Le Président de la République se rendait à Longchamp. On acclamait -peu. Le peuple saluait l'ex-liste civile. Clémentine-Alessandra eut un -écœurement. Il lui sembla que l'escorte la souffletait. Ces soldats -en grande tenue, ces postillons, ces ors, cette voiture d'apparat, ce -vieux magistrat, enfin, en cordon rouge pour une douzaine de jockeys, -ce déplacement vers un tour de piste, c'était la sortie du sultan de -Stamboul vers sa mosquée, c'était un pèlerinage constitutionnel, un -gage au peuple, à sa veulerie et à son vice. C'était cela, le pouvoir? -Une fièvre la tint droite au-dessus de la foule. L'équipage était -déjà loin: il éventrait, en sa fuite, l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. -Et Paris n'avait plus de gouvernement: le gouvernement s'était évadé. -Un instant, Clémentine-Alessandra eut la vision de la ville couchée -à ses pieds, attendant tout, prête à tout subir, de la ville à -ligoter, à embrasser d'un baiser mâle, à qui apporter de la gloire, -de l'avenir, de l'aventure et du destin, de la ville à étreindre en -fièvre et en sérénité, à qui imposer une fraternité de génie et une -sublime communion dans le travail et dans le progressif bonheur. Puis -elle retomba à l'amère poésie de l'exode présidentiel au travers de -la pierre impériale, entre le Chant du Départ et la Marseillaise -grattés à même le roc et éveillés dans la masse comme ils avaient, -d'eux-mêmes jailli de l'Instinct, et de l'Inconscient héroïques, elle -retomba à cette torpeur insoucieuse des grands mouvements nationaux, ne -les saluant pas, n'y pensant pas—et le poison de l'ironie l'emplit à -l'étouffer. Que faire? Elle n'était pas française, elle ne pouvait rien -nulle part. Pourquoi sentir? Pourquoi être reine et peuple, pourquoi -être l'Ame de l'Epoque, puisqu'on la bousculait, puisqu'elle était, «ce -qui ne va pas où les autres vont» et qui est dans le chemin banal? - -Paris n'était que grâce. Elle eut peur de soi et de rien. Elle se -serra contre Antony si fort qu'ils se regardèrent. Il avait vu, -lui aussi. Mais c'était un spectacle sans importance. Les chefs ou -leurs simulacres ne comptaient pas pour ce microcosme de foule. Elle -retrouvait le feu pur de ses yeux, intact de tout émoi, l'énergie -native de sa face et la grande tendresse infuse de sa volonté. Antony -ferma un peu les yeux: Clémentine ne lut plus dans son visage qu'une -ligne de ciel; elle tressaillit: elle découvrait le cher opium de -passion, le moyen de ne plus rien être qu'une lente et absolue pâmoison. - -—Prends-moi! dit-elle. - -—Viens, répondit le jeune homme. - -C'était la première fois qu'ils y pensaient, de la journée: il fallait -qu'ils fussent bien malheureux, et humblement! Jusque-là leur malheur -les avait soutenus et guidés et ne leur avait donné l'un à l'autre que -le meilleur de soi, ce qu'on ne se donne que par fluide, le plus rare -de leur âme: ils descendaient au corps, maintenant. Ils ne boudèrent -pas contre leur désir. Ils allèrent, d'inspiration, à l'hôtel, à -la chambre qui les avaient enfouis dans une seule destinée. Ils se -possédèrent furieusement, se mordirent ainsi qu'ils se seraient mordu -les lèvres pour ne pas pleurer. Il y avait des larmes au fond et au -bord de leurs baisers. Leurs gestes étaient gauches: ils ne savaient -plus! Ils revenaient de si loin,—et où? Ils ne voulaient pas songer, -ils refusaient de se souvenir. Si, en un douloureux pèlerinage, ils -avaient grimpé ces escaliers vibrants, s'ils avaient redemandé cette -chambre, c'était pour lui demander leur secret et leur pratique -machinale, c'était pour fuir leur âme, comme naguère, pour n'être, en -une étreinte sourde, que le rôdeur et la rôdeuse de l'autre fois. Ils -étaient lourds de leur chair, s'avouaient indignes l'un de l'autre. Il -leur semblait qu'ils niaient leurs caresses et qu'ils s'en lavaient, à -mesure, et que leur âme finirait par se retrouver sous l'amas de leurs -rancunes, de leur misère, de leur trouble et qu'elle éclaterait propre -et roide comme un os. Leur fougue les enveloppa et les allégea. - -Et la princesse crut qu'il existait des manteaux de déchéance ainsi -que des manteaux de sacre. Ils s'étaient tout raconté, sans un mot, -ils avaient crié et pleuré l'un dans l'autre. Elle devenait esclave, -il se relevait prince; mais n'avait-il pas toujours été véhémence -et domination? L'impression dura. Le soir s'était caché dans la -magnificence et s'épandait sournoisement, en une pincée grandissante de -cendre dorée d'abord, puis mordorée, puis rouillée dans la pourpre se -fonçant du crépuscule. L'obscurité jetait son ombre avant-courrière et -brodait son uniforme de résignation, son sarreau à mailles serrées de -tous les jours sur cette armure brillante du dimanche. Les gens, déjà, -avaient l'air de revenir à leur labeur: c'étaient des mines graves—et -tout le monde n'avait pas perdu. La vie les reprenait au rêve de gain -et de vitesse, les rejetait dans le peloton, la tête basse. - -—Comme il y a des domestiques! remarqua Clémentine-Alessandra. - -Elle rougit. Un regard qu'elle n'osait pas rencontrer la piquait au -cœur, la marquait de son feu rouge: elle ne songeait pas à l'enfer où -elle avait plongé Antony. Son baiser lui revint, tous les baisers la -crispèrent dont elle avait meurtri la lèvre rasée de son amant, elle -sentit sur sa chair à la fois les poils courts et fauchés, le grain -du tablier, les galons rudes de la livrée et les chaînes symboliques -du servage: ses yeux sautaient de l'habit bourgeois d'un cocher au -travesti d'une femme de chambre, béatitude de sortie écrasée contre des -portes de service, air libre sans maculature d'appel empoisonné par -l'approche de la sonnette. La princesse devinait peu à peu, et bientôt -ensemble, tous les détails d'atrocité de _la condition_; les gens lui -semblaient s'avancer en rangs pressés et, autour d'elle, avec eux, -c'était un hourvari cacophonique et pointu, un branle électrique, des -besoins traduits en musique, une tyrannie claironnante et frêle, une -fanfare monotone—et à une seule note—d'oppression et de géhenne. Elle -vivait les tourments qu'elle avait infligés à Antony. Ils n'existaient -plus, il les avait chassés de sa mémoire; elle n'était plus pour lui -qu'amour—et son amour. Elle se repentait, malgré lui, à son bras, car -la faute dépasse toujours la victime. Elle frissonnait d'avoir fait du -mal: le devoir souverain est d'élever et non d'abattre. L'obsession -dura. Elle interrogeait le jeune homme sur ses ennuis, sur ses -camarades, ne prenait pas garde à son malaise et allait, allait dans le -torve précipice. - -Elle trébucha de même au seuil de la nuit, en entrant au bal Wagram. -Elle avait désiré ce couronnement du calice: elle l'avait demandé -doucement, car elle avait appris, à petits coups, que les valets -dansaient. L'œil brillant, la gorge sèche, âcre de la poussière d'une -journée de Paris, elle tourna des coudes de couloirs et s'arrêta -soudain à un boyau: une petite porte vomissait de la lumière et de la -musique. Du bruit, un relent de vin et des crachats de gaz venaient -tituber et mourir au-dessus d'un grouillement de rictus, de mains -lourdes et de pieds enchevêtrés. Ce n'étaient que bêtes curieuses et -que bêtes. Une galerie s'ouvrait, ou presque, encombrée de tables -boiteuses, de bancs et de chaises en désordre, de litres, de verres, -de toasts étouffés, de jurons patoisants et de ces gros rires où -s'évoquent les cupidités et les nostalgies à la fois du même village: -on entendait sonner le bas de laine et la sonnette de service dans des -chocs de bouteilles. Des ricanements, des accoudements, des tensions -de jambe soulignaient des génuflexions ordinaires et des factions sur -des sièges pluvieux ou dans les antichambres rigides; des filles de -maisons et des souteneurs erraient parmi ces êtres de maison comme -en pays de conquête. A angle droit, surélevé, un orchestre faisait -du bruit, avec des moustaches. Plus haut, des balcons s'étendaient -gorgés de spectateurs: on regardait, on plongeait dans la fournaise. -Et, dans un espace concédé à regret, pris sur les buveurs, pris -sur l'orchestre, dans du gaz, dans de la sueur, dans de l'horreur, -les couples dansaient. C'était atroce. Geste de faucheux, pliés, -mécaniques, automatisme terrorisé, bras qui se lèvent timidement, sous -des reproches, mains qui se hâtent et qui précipitent de l'ordre comme -elles bouleverseraient, doigts qui font des grâces et de la fantaisie -de leurs spatules rouges, de leurs ongles rongés, phalanges courtes et -utilitaires, mains juste assez bonnes pour le travail, mains d'usage, -doigts d'accessoire, se saisissaient et se lâchaient en cadence, -pataudement ou nerveusement suivant les aptitudes ou le caprice social; -les robes se tendaient, veuves du tablier, et les pieds, gonflés, -malades, énormes, erraient comme s'ils avaient à frotter, à promener la -cire, comme s'ils avaient à faire retentir, en une commission, toute -la rue du poids bégayant de leur sabot, ânonnant, butant, poussant, -ruant, cherchant vaguement, très haut dans le souvenir de leur race, -de la franchise, de la légèreté, de la liberté. Ces corps en mouvement -évoquaient d'autres mouvements, les trois plis du tablier qui essuie -ou du tablier de la femme de chambre qui délace ou qui épingle, qui -éponge et qui boutonne, c'était le ramassement du travail d'office, -le sursaut des plafonds à «faire», la courbe des lavages de voiture, -la tête penchée vers l'étrille ou l'examen des fers. La princesse eut, -en un éclair, la vision des catacombes. C'était un culte inconnu. -Danses sans joie, bourrées de regret, valses pesantes, prétextes à -pensées, à ambitions étroites, appel aux divinités serviles. Faces de -prêtres, d'ailleurs, ces faces rasées et mauvaises où la moustache -semblait avoir été écrasée sur la peau, comme un insecte malpropre, -faces de prêtres, ces faces glabres et ascétiques, ces faces violettes -et jaunes, ces plis, ces boursouflures, ces yeux effacés ou perçants, -en biais, ces narines de nausée, ces bouches fortes. Faces d'empereurs -aussi et de forçats, tout un monde se recrutant d'un seul coup. Et -ses convulsions chorégraphiques étaient des convulsions de gestation -et d'enfantement, c'était un ventre monstrueux, coloré, historié de -mille regards, brodé, chamarré, qui avançait, reculait, présentait sa -misère et son horreur parmi la tentacule de son immense main, de sa -main infinie, lourde de l'obscur, de l'inavoué labeur de tout Paris, -c'était le dessous de Paris, le sous-sol de la ville, l'envers de la -cité et de la société qui tournait sur soi inlassablement, qui défiait -l'ordre des choses, l'habitude, qui, de son rythme et de son tumulte, -raillait le rythme des fortunes et la cadence régulière des gestes -sociaux. La princesse, perdue dans cette tourbe, tâcha à échapper à -cette grimace bouillante et saccadée. Elle étouffa un cri: elle venait -d'apercevoir Morive, Morive en mal d'amour, revenu à sa canaille, valet -public, valet de bourreau qui trouvait, qui cherchait une servante de -sa sorte. Il ne la voyait pas, n'ayant d'yeux que pour son torchon. -Mais c'était un cauchemar: ils étaient de nouveau en présence, voisins -de déchéance, se raccrochant à du vice et à une atroce humilité! - -La princesse pâlit plus avant: le mot fatidique de cet homme, son -argot l'obsédait, à sa place en cette assemblée: «Petit salé! petit -salé...» Elle se répéta d'abord ce mot, sans pensée, puis un cri lui -échappa, en un tourbillon. Elle sentait, non! elle ne pouvait encore -sentir, elle _devinait_ horriblement qu'elle était enceinte d'Antony. -Elle crut qu'elle éprouvait, d'un coup, tous les symptômes de la -grossesse, qu'elle les vomissait, que les nausées, les troubles, les -froissements, les pinçons, les crampes et les spasmes de la lente -création lui montaient au cerveau, qu'elle étouffait, qu'elle enflait -jusqu'au néant. Elle était sûre! sûre! sûre! Et son ventre, pour -elle, se confondit avec le ventre monstrueux qui avançait vers son -navrement, avec ce ventre de trahison, d'accablement, avec ce ventre -prostré, sournois de bassesses et de bacchanale, de vengeance longue, -de cupidité; elle pensa qu'elle était engrossée, comme une bonne à -tout faire, de toute cette valetaille ensemble, pêle-mêle, des hommes, -des femmes, de ces grooms eux-mêmes et des enfants de cuisine qui -venaient torcher une contre-danse, dans les coins: son crime envers -la liberté et la dignité de son amant, son orgueil échoué et déchiré, -son désespoir, tout la crevait. Elle avait un cri de bête agonisante -en cette joie de bêtes; elle imaginait que toutes les malpropretés de -la crapule et les souffrances du peuple, les cruautés de ses frères -et l'envers de leurs ambitions, son ambition, sa science, tout était -là, à croître obscurément dans son ventre, à s'amasser, à germer comme -un polype, comme un mal et comme un monstre. Et la mort souhaitable -la fuyait dans ces rondes pis que macabres puisqu'elles étaient -parodiques, apocalyptiques et prophétiques. Antony vacilla une seconde, -puis sa tendresse et son dévouement l'emportèrent sur la surprise, il -saisit son amie à bras-le-corps, la brandit comme un trophée et comme -une supplication, l'enleva au travers des groupes et des danses. On -ne s'étonna point: une autre fille était plus malade, échouée dans -de l'épilepsie à l'entrée du bal. Antony l'enjamba pour arracher son -fardeau à ce décor mauvais. Clémentine-Alessandra avait cessé de se -plaindre: privée de sentiment, tuée de honte, c'était un cadavre qui -pleurait... - - - - -V - -DIALOGUE AU BORD DE LA MER - - -—Elle nous regarde, dit Antony. - -Il parlait de la mer. - -—Vois, continua-t-il. Ça n'est que des yeux, c'est un seul œil qui ne -finit pas, qui sourit et qui pleure ensemble. C'est tous tes regards -qui me reviennent, et tu vois: ils vont à moi, maintenant. Tu es à -moi, là-dedans, là-dessus, depuis que tu étais toute petite: il y a -du vagissement dans ces retroussis de lumière et ces fendillements -d'argent; ce sont des grelots et des hochets et c'est de la mousse de -lait et de la mousse de larmes; ici, c'est du sable d'enfant et là, ce -sont tes cheveux encore, tes cheveux, toujours, qui s'en vont, qui se -dénouent, qui sursautent. Je t'aime plus, de te voir dans la mer. - -—Sans me voir, répondit Clémentine-Alessandra. Car tu ne me regardes -pas, moi. - -—Tu n'es plus toi. Tu es trop triste. - -Clémentine-Alessandra était triste, en effet. Lorsqu'elle s'était -réveillée dans la petite chambre fatidique de cet hôtel meublé où sa -destinée avait élu domicile, elle avait vu deux faces rasées se pencher -sur sa fièvre: Wolfgang et Antony. Toute son horreur lui était revenue -avec la vie. A la pâleur des deux hommes, elle avait compris qu'elle -avait craché son secret. Elle le répéta: «Enceinte... Enceinte...» -Et le vieux valet avait éclaté en sanglots. Très bas, très bas, pour -ne pas arrêter sur leur détresse nationale et exilée l'attention des -galetas d'alentour, il avait versé toutes ses larmes, comme à l'église, -et son immense navrement avait tâché à s'épancher. Antony n'avait pu -s'associer à cette douleur; naïvement, férocement, il était heureux. -Il n'en espérait pas tant. Il éclatait d'orgueil et de tendresse. -Orgueil de gosse qui joue à l'homme et qui se fait une poupée, sans -trop savoir comment: orgueil de gosse qui a deux êtres à aimer au lieu -d'un, qui grandit sans vieillir, qui sent s'approcher des délices et -de délicieux devoirs, des soirs de mouvement, d'étude, de câlineries, -de choses à apprendre qu'on ignore et la tendresse infuse, la lourde -et amère tendresse de ceux à qui le sort a enlevé leurs parents, qui -ont des caresses et des baisers à placer, des caresses sacrées, des -baisers saints d'enfant à père et de père à enfant, baisers qui, comme -des hosties, ne peuvent se gâcher, sous peine de sacrilège et de -damnation de cœur. On lui avait volé son enfance: on la lui rendait, -complète et plus belle. Son petit aurait les langes de dentelle, les -broderies, les riens inouïs du berceau qui lui avaient été refusés, -tout son saoul de lait, d'air, de jouets, de paroles gentilles, de -bercements et de berceuses qui lui avaient, d'avance, été arrachés, une -cour d'enfants, des chœurs de nourrices, des arbres et ces spectacles -hésitants, bariolés qui disent la vie, en gros, dans un murmure et qui -accoutument à la joie vague et indistincte, au bruit, aux pas, aux -courses, aux chocs des voitures qui se croisent et qui disparaissent, -aux curiosités, au sourire continu fait de tous les sourires, au souci -d'amis et d'indifférents, à tout ce qui est l'existence enfin, dans -l'âge d'or de l'existence, après qu'on a tourné le carrefour des limbes. - -Le vieux Wolfgang avait senti se briser en sa gorge la tradition, -l'honneur même et l'âme de sa patrie. Il avait vu nettement l'enfant -non comme un bâtard à oublier, mais casqué, armé, monstre énorme -égorgeant et étranglant la beauté de sa race. Et la princesse -songeait. Elle ne se résignait pas. Elle n'acceptait pas le danger. -Elle repoussait le présage puisqu'elle n'éprouvait encore ni malaise, -ni avertissement: elle savait sans plus et elle voulait commander à -l'irrémédiable. Sa nature dominatrice remplissait: elle pesait sur -la volupté passée et sur la volupté d'hier, elle chassait de soi le -souvenir. Mais le regard du jeune homme tombait sur elle si pur, si -grand, qu'il ordonnait en un rayonnement et qu'il était éternel. Elle -s'aperçut, atrocement, qu'il l'aimait, qu'il l'aimait à jamais, de -cette chose, de cette consécration et que, confusément, incroyant comme -il l'était, haïssant Dieu au hasard de sa haine des forces et des -puissances, il remerciait la Providence de cette bénédiction. Cette -fécondité lui-était un acte de foi, il tremblait d'espérance et il la -révérait, elle, malheureuse, ainsi que le tabernacle de son avenir, -elle était son cœur et ses flancs, elle était sa pousse et sa fleur, -son charme, sa douceur à jamais; il l'aimait étroitement, de l'aveu de -la terre et du ciel, par prédestination, elle avait en elle leur chaîne -physique et métaphysique, leur chaîne à travers le temps et l'espace -et, malgré tout, leurs cheveux blanchiraient ensemble. Elle protesta de -tout son être, de tout ce qui n'était pas encore à cet homme, mais tout -l'abandonnait, tout la jetait à son étreinte. Un sursaut de haine et de -mépris lui apporta ses convives de l'avant-veille: - -—Allons-nous en! allons-nous en! supplia-t-elle. - -Sa fièvre lui dessinait les travaux d'en face, les armatures -métalliques et leurs masques de plâtre ou de carton, les arabesques -et les ogives, l'effort hâtif, pour un été, de l'univers en façade -qui s'élevait aux deux rives du fleuve. Il lui passa, sur le ventre -et le cœur, des madriers et des pierres, des trains de plaisir, -des poutres, des tonneaux géants, des danses et des revues, tout -un appareil populaire, une foule sans sexe, une soif de voir, une -soif de richesse d'un instant, de mirage et la crainte plébéienne de -mourir sans avoir connu par ces images d'un sou que sont les palais de -pacotille, l'architecture et l'épiderme des nations lointaines, des -contrées bien défendues par les tarifs des chemins de fer. Aujourd'hui, -c'était, contre sa noblesse et son énergie, la bassesse et la facilité -de Paris, c'était la ville courtisane couchée en travers de son rêve; -demain, c'était une invasion de touristes médiocres qui veulent noyer -leur inquiétude et la magnificence de leur nostalgie ou de leur songe: -il fallait fuir. Au moment de quitter Paris, par une amère courtoisie -envers l'esprit du boulevard, elle avait murmuré: - -—D'ailleurs, il est nécessaire d'aller à la mer au lendemain du -Grand-Prix. - -Et ils étaient allés à la mer.... - -Le ciel était, ce jour-là, beau d'une beauté métaphysique. La mer, -c'est l'enfer des ciels puisqu'elle est la concurrence. Il faut -qu'ils soient vraiment le charme et la splendeur, le refuge idéal de -l'horreur et des peines, que toute ambition s'y tisse des domaines, que -les astres, la nuit, s'y mirent sans ardeur, pour que leur désert de -magnificence continue à lutter avec le désert irisé et lent, montueux -et bouillonnant qui s'étend, qui se brise, qui renaît, qui se varie, -qui se tait pour écouter son âme après avoir écouté son gazouillis et -sa colère, avec le désert souple et roide, frémissant et plat, qui -peut tout et qui sait n'être rien, dans des vagues, des lames et des -flots. Donc, le ciel n'était pas la grise toile d'emballage tirée sur -des fantômes mouvants de pierres précieuses, sur l'essence de diamants -et la quintessence de nuages, sur l'élixir d'ailes de papillons, sur -le secret des reflets, sur les mystères pailletés, sur les dessous de -flamme qui jouent ensemble au cœur de l'eau. Il n'avait pas la crudité -des apothéoses et la mollesse des élégies: il était lent d'une lenteur -divine, intact, immobile sans stupeur, attendant les étoiles sans hâte -et sans besoin, pur, noble et bleu. Antony interrogeait: - -—Pourquoi es-tu triste? Je t'aime. - -Il n'avait pas de fatuité! Il lui enlevait toute mélancolie comme il -s'en était purgé. Il s'était décidé à aimer, à aimer avant tout, à -convertir tous ses sentiments, toute sa force—en amour. Il s'était -réalisé: il aimait, sans plus. Il était heureux. Pourquoi sa maîtresse -souffrait-elle? Pour la première fois, il se laissait aller à la -béatitude. La mer lui était ensemble chantante et muette, confidente -et décor: elle se faisait personnelle et délicate, miroir magique et -fraîcheur. - -—Je ne veux pas que tu aies mal, dit-il à sa maîtresse. Respire. Tu -n'as pas le droit d'étouffer ici. Vois comme la mer est à nous et comme -elle est grande, folle et tranquille de vie. C'est la vie même, une -réserve de vie énorme, trop puissante pour ce que ce monde,—et les -autres,—ont encore à durer. Elle est riche, riche, tiens, comme la -misère. - -Clémentine-Alessandra ne répondit pas tout de suite. Elle pensait. Puis: - -—Ne parle pas de la misère, prononça-t-elle lentement. La misère est -une chose hypocrite qui se fait à toutes les modes puisqu'elle n'est -jamais nue, puisqu'elle est la loque, le haillon, le trou. La mer est -belle et grande parce qu'on n'en a jamais rien pu faire, puisqu'elle -a gardé sa couleur, puisqu'elle ne s'est même pas plié à la forme, -qu'elle est changeante, immense, molle et roide comme au temps du -chaos, comme le chaos lui-même. Elle n'est humaine en rien. C'est la -Divinité pure, lourde de tous les germes et les roulant, ne grandissant -pas, n'ayant besoin ni de semence ni de nourriture et emportant les -tempêtes dans sa soif de sacrifices, dans sa tradition de victimes à -engloutir et à consoler,—ainsi qu'Hylas. Tous les mythes ont été petits -devant elle: ils sont faits pour les petits ruisseaux, pour le petit -ruisseau de Platon. La mer se moque des pierres, de l'art et de la -littérature, elle ne sourit aux hommes que mystérieusement. Je sais -bien pourtant qu'elle nous aime: elle nous aime parce que nous nous -aimons et qu'on ne nous aime pas. Tu ne peux pas savoir, toi: tu ne -crois pas en Dieu. Mais, vois-tu, il y a une chose menue et énorme qui -parle pour nous devant Dieu: c'est la source de tous les sarcasmes, de -toute l'incompréhension, de la haine des gens, c'est l'amas de leurs -rancunes et de leurs mauvais sentiments; c'est de cela qu'est faite -la sainteté d'un chacun, parce que c'est sa différence avec la bête, -avec le commun, parce que c'est la synthèse de son âme, de reflets en -relents, de négatifs en contraires, et parce que c'est notre beauté et -notre portrait, notre annonciation, notre présentation au royaume qui -n'est pas de ce monde. - -Antony écoutait avec patience. La mer avait l'air d'approuver et son -murmure était un continu répons à ces litanies. Elle avait des tons qui -dépassent les mots, ces tons qu'on appelle mourants, à cause que c'est -la résurrection même. Emaux d'aube et de crépuscule ensemble, l'infini -de la nuance, la pourpre et la flore de lune, des ors se dégradant, -s'idéalisant, se virilisant, jusqu'au safran et à l'acier, des jets -d'améthyste et des coulées d'émeraude, une incessante agonie de -turquoises mortes en des sursauts de vagues, un tourbillon de saphirs -et d'opales, des taches papillonnantes de rubis dans des meurtrissures -de diamants, une envolée, au loin, de perles et d'ambre, un assaut -d'écume marbrée et d'écume laiteuse, c'était une féerie superbe et -mélancolique, c'était le trésor intact des anciens âges et c'était le -pensif avenir, la contrée promise, l'époque promise, les âges promis -aux âmes qui conservent encore l'espérance. - -La jeune fille poursuivait: - -—Tu n'as jamais été dans des assemblées ou au théâtre, tu n'as -jamais étudié la foule, tu n'as jamais vu ces rangées de têtes -plates, de corps tassés, ces apparences de mouvement, ces imitations -d'intelligence, d'attention et les petits drames en simili qu'on sert -à ce public. L'existence, les âmes, les passions, c'est comme le -reste, en toc. Il y a des époques qui ne comptent pas dans l'histoire -des temps, qui ne sont pas de l'histoire: nous sommes dans une de ces -époques. Et Dieu s'est retiré du monde, laissant les choses aller comme -elles peuvent, car Dieu a, lui aussi, le droit de rêver au-dessus de -nous. C'est un interrègne, c'est une parodie du chaos et du néant, une -tour de Babel morale où les dévouements, les héroïsmes et le génie sont -vains. Nous sommes dans une année aussi sombre, aussi vide de tout -sauf de terreur que l'An mil, nous sommes à la poterne d'une ère où -nous n'entrerons pas et c'est tant pis pour nous quand il nous reste -les ambitions et les désirs qui ont survécu à leurs siècles, à leur -décor. On parle encore de pouvoir et de liberté! On parle de travail et -d'effort. Hélas! - -—Il y a encore l'amour, dit Antony. - -Elle pleura. Il lui rappelait son abdication, sa déchéance consentie. -Et l'enfant qu'elle entendait presque à son flanc, l'enfant qui lui -criait son désespoir, cet enfant d'opprobre, c'était le présent renié -et battu, c'était le hideux avenir, c'était une époque moins sourde -qui triompherait peut-être, c'était sa force à elle, son principe -de victoire, sa beauté, son âme, ce que Dieu avait mis en elle de -destin et d'éternité qui s'en allait d'elle, de jour en jour, qui lui -prenait sa chair, son sang, qui lui prendrait son lait, ensuite, ses -heures et ses nuits, qui lui prendrait goutte à goutte sa tendresse et -son émotion pour s'évader d'elle, pour s'éloigner, pour la laisser -vieillie et pantelante, exsangue de courage, d'ardeur et de méditation, -dépouillée, ruinée sans profit pour les peuples, pour la gloire et le -bonheur des hommes. - -—Je t'aime, dit Antony. - -Sous ses larmes, elle l'enveloppa d'un regard fou. Celui-là -s'abandonnait. Traître à son énergie, traître à sa mission, il -acceptait le charme d'une heure et d'une aventure, il se résignait à -vivre en son enfant, à lui passer sa vie comme une affaire mauvaise, -à l'ajourner, cette vie, à ne pas la vivre lui-même! Il lui avait -suffi de la rencontre d'une femme pour replier ses ailes rouges. Et ce -couple d'orgueil, de combat et de domination, cette union où le vieux -souffle du Graal tombait dans le sang âpre du peuple, dans le plus -jeune sang de fureur et d'ardeur, ce couple se figeait dans l'attente -d'un balbutiement frêle, de vagissements à calmer et de caresses à -enseigner avant de les rendre. Tous les enseignements de ses maîtres, -une science unique, un tempérament sans exemple lui seraient inutiles: -toutes les leçons de la faim, les humiliations qu'elle lui avait -infligées ne lui serviraient pas à lui. Elle frissonna. - -—Tu as froid, chérie? remarqua Antony. - -Elle se dressa, furieuse: il l'avait blessée dans sa pensée: - -—Tu m'as fait peur, jadis, et tu me fais pitié. Tu voulais tout. Tu me -semblais un archange de proie, un brigand de grand chemin, du grand -chemin de l'épopée. La révolution brûlait en toi, tu étais le meurtre, -tu sentais de tout ton être l'avenir, l'avenir de sang et de joie, tu -puais la liberté, la fraternité, tu puais l'idéal réalisé, tu puais -le ciel fait terre, le fer, le feu et le pain universel, le pain -réhabilité. Tu m'aimes, aujourd'hui, et c'est tout? Il y a deux mois -que nous sommes dans ce trou de lumière, deux mois que nous pouvons -lire en nous, sans compagnons, sans indifférents. Et tu... - -—Tais-toi, commanda doucement Antony. Il n'y a pas de jour où je n'aie -eu l'envie de te tuer, pour me ressaisir, pour pouvoir m'en aller chez -moi. - -Sa barbe avait repoussé. Courte et frisée, elle avait piqué d'abord -la grande-duchesse, profondément, délicieusement: ce lui avait été le -cilice du baiser, sa punition immédiate, dans la jouissance. Il avait -l'air maintenant d'un jeune missionnaire de désordre et de foi sans -Dieu. Il ricana. - -—Femme, femme, croirais-tu que l'action, c'est le tumulte? Les cris -épuisent. Je m'instruis. La mer m'apprend à détruire. Elle est -patiente. Elle n'obéit qu'à soi. Elle monte, elle s'élance quand elle -veut. Moi, je saurai l'heure au tocsin de mon âme. Je t'ai détestée, de -t'adorer. J'ai supposé, comme toi, que tu me gênais. Puis j'ai vu que -tu étais dans mon apprentissage... - -Clémentine-Alessandra avait subi sa voix tranchante, mais elle s'écria: - -—Ton apprentissage... Non! non! ma vie; comme je suis ta vie! Nous -agirons ensemble. Je t'aime, je t'aime. - -Antony hocha la tête: - -—Vous autres, les rois, vous ne savez voler qu'en bande. - -—Voler! tu voudrais voler! - -—Laisse donc, dit Antony. Je plaisantais. Je donne le temps de germer à -mon destin en même temps que notre enfant. Nous serons deux, après. - -—Trois, Antony, trois! Je t'aime. Je t'assure que nous sommes ensemble, -liés à jamais et complices. Ce serait abominable de ne me jeter que -l'aumône de tes baisers; il me faut ta vie, ta confiance d'esprit et de -volonté. Je suis forte, je voulais agir, moi aussi. Mais maintenant, -c'est moi qui te prie de rester tranquille. L'époque n'est pas à nous. -Attendons. Le spectacle de cette mer, les variations de sa splendeur, -ces jeux de soleil, mon amour, où trouver tout cela? C'est un miroir -pour le feu de nos cœurs et c'est de la paix pour notre cœur, car elle -nous sature de santé et de vie. - -—Celui, murmura le jeune homme, qui jette deux sous à un pauvre joue à -être Dieu puisqu'il lui permet, au pauvre, d'exister un peu encore. La -mer nous donnerait la santé des bourgeois, l'élixir des plages. Or ce -n'est pas une plage, ici. - -C'était le paysage le plus intime et le plus large qui fût: pas de -sable, pas de galet, pas de falaise: la mer mordait les champs à même -et avait l'air de leur accorder une grâce en empêchant l'herbe de -pousser. C'était d'une merveilleuse stérilité. Une ville s'étendait, -assez près, invisible, retenant dans ses chalets et ses casinos, en -contre-bas, les inévitables touristes de l'été: au-dessous, au hasard -de vallonnements et de descentes, des villages s'étaient dressés en -demi-cercle, face à la mer, des villages ou des hameaux s'étaient -dressés plus haut, découronnant les points de vue de leurs arbres -centenaires et les remplaçant par des tables, des chaises, du cidre -doux et de l'air panoramique en supplément. Les deux jeunes gens -habitaient une vieille maison carrée, cachée dans une cour d'honneur -taillée au cœur d'une forêt. Les arbres poussaient autour: à peine si -deux allées menaient à l'étroite demeure: quinconce de style et route -sévère. Ailleurs la forêt poussait et les arbres avaient l'air de -grimper l'un vers l'autre parmi les accidents d'une colline tortueuse. -Le domaine déjà grand était agrandi d'une paix absolue: pour la -première fois, la princesse s'était crue souveraine et avait eu l'idée -d'un territoire. De sa plate-forme, après les arbres, dans le zéphir, -elle apercevait la mer légère, la mer qui commençait et s'arrêtait à la -ligne d'horizon, comme s'arrête ce qui ne finit pas. Elle descendait -vers elle avec Antony: le chemin irrégulier, les arbres capricieux la -lui dissimulaient parfois et c'était un plaisir pieux pour elle de la -reconquérir et de la contempler plus proche comme si les deux altesses -jouaient à cache-cache. C'était, décidément, une conquête. - -La mer ne venait pas jusqu'au grand-duché de Schmerz-Traurig et c'eût -été cette mer du Nord, sèche et sans grâce. La mer, ici, souple, -d'un gris si discret et se ridant de clarté, se fendant, éclatant -de richesse à facettes, se variant de joyaux, courant, glissant, se -parant de voiles rousses et de voiles blanches: c'était du nouveau -et un nouveau royaume. Antony et Clémentine se baignaient en une -complète solitude: les voisins les plus immédiats étaient distants de -3 kilomètres: c'étaient d'autres êtres qui tâchaient à se résigner et -qui, derrière un rideau d'arbres, à cent pas de la mer, avaient disposé -un paysage de Trianon: des saules penchés, un lac, une mélancolie -élégante et le _je ne sais quoi_ du dix-huitième. Ils avaient désiré -des honneurs qui n'étaient pas venus: ils se consolaient avec un -univers à soi. C'est ainsi que, entre un vieux port et une station de -plaisir, deux couples de tristesse, un jeune et un vieux, vivaient leur -exil sans aucune gêne. - -Ce jour-là, Clémentine et Antony demeuraient dans une sorte de crique. - -—Nous ne sommes pas ici pour guérir, répéta le jeune homme. Nous devons -souffrir l'un de l'autre. - -—Non! non! s'écria la jeune femme, nous sommes ici à l'abri des -hommes. Rêvons-ensemble. Ne rêvons même pas. Offrons-nous à la nature; -nous ne sommes que nature, et soyons joyeux de la joie rare qui vient -à nous et qui nous enveloppe. Je n'ai jamais été si heureuse: il fait -si beau! Et toi, résistes-tu encore? Je t'aime comme un enfant. J'ai -toujours peur que tu perdes quelque chose, un peu de ton caractère et -de ton âme: je n'ai pas de crainte pour ton cœur, je le garde sur moi, -en moi. Mon petit, mon petit, ne me trompe jamais: reste ce que tu es, -ce que tu as été, formidable et tendre. Je suis plus âgée que toi, pas -beaucoup, mais ça me suffit pour des émois incessants. Et ma condition, -mon argent, c'est encore une manière, vois-tu, d'être plus vieille que -toi. Pardonne-moi mes transes comme tu devrais me pardonner mon amour -si tu ne m'aimais pas. Mais tu m'aimes, n'est-ce pas? tu m'aimes? - -Le crépuscule commençait de tomber par blocs de magnificence. La mer -semblait héraldique, toute d'azur. Un reflet rouge du soleil couchant -emplit les yeux d'Antony quand il répondit: - -—Je t'aime, oui. Je t'aime. - -La princesse n'interrogeait plus. Elle jouissait tant du silence -qu'elle ne le troublait pas même d'un baiser. Elle écoutait leur seul -cœur battre dans l'heure sainte. - -La mer se repliait sans fin comme un tapis de prière et se déroulait -comme un étendard. Son rythme était liturgique et son geste immense et -simple, son bourdonnement de travail incompris signifiaient, criaient, -imposaient la vie. Clémentine-Alessandra prit la main de son amant: - -—Ah! dit-elle, il faut attendre. Faisons l'avenir. Si l'époque est si -laide, c'est qu'elle a le masque, qu'elle est grosse de temps plus -admirables que jamais. - -—Oui, dit une voix grave, derrière eux. - -Ils se retournèrent. La grande-duchesse poussa un cri et crut qu'elle -allait choir à genoux. - -Un homme était là, qu'elle n'avait jamais vu et qu'elle connaissait -bien. Il apparaissait en pleine lumière, dans des reliefs de pourpre et -de la poudre d'or. La terre qui s'ensommeillait, le sol plus dur et la -nature plus molle, la mer qui se gerçait et qui murmurait, le soleil -fondant en une apothéose subtile, tout se couchait autour de lui et -lui adressait, comme un hommage de théâtre, des rayons, des valeurs, -lui dessinant un cadre infini. Il était vêtu d'un complet gris de -passant et il semblait se mirer dans ce qui restait du soleil. Il parla -doucement: - -—Ma cousine, vous m'avez donné bien du mal. Lorsque j'ai appris vos -discours de l'Hôtel Continental, vos discours et vos idées, j'ai voulu -vous connaître. Je vous ai demandée à vos gens et à vos maîtres, je -vous ai cherchée partout. Je vous trouve enfin. Bonjour. Vous n'avez -pas mauvaise mine. - -Il s'arrêta un instant et la considéra: - -—... Vous avez même grande mine. Vous avez une belle âme. J'aurais dû -vous connaître depuis toujours. J'ai entendu de vous tout à l'heure des -mots inouïs, des mots de ce deuil auguste et éternel qui est la livrée -royale. Je suis venu causer avec vous. Nous sommes malheureux l'un et -l'autre. - -Le soir tombait, absolument, et moulait l'étranger dans sa silhouette, -le réduisant à lui-même et à son ombre, lui refusant l'aumône des feux -naturels et des fantômes de vagues polychromes. Il se dressait net, -pas trop grand, épaissi d'une paix résignée, mélancolique comme à la -parade. Antony écoutait, sans un geste. - -—J'avais confiance à votre âge, ma cousine. - -—Sire, vous alliez régner. - -—Et vous, savez-vous si vous ne régnerez pas? - -Elle eut un regard éperdu. Le jour fuyant, la mer d'émail -vert-de-grisé, l'heure lente, tout lui paraissait enlever avec soi -la chère figure, le corps familier qui reposait à son côté. La -ténèbre emportait Antony, Antony sombre qui ne comprenait pas et qui -réfléchissait. Régner! régner! Sa fougue et sa bonté, son génie lui -revenaient. Mais l'empereur poursuivait: - -—Voici une étrange entrevue. Je ne suis pas chez moi. A peine si Votre -Altesse est chez elle, puisqu'elle n'a plus ni domaine ni patrie. -Je ne sais comment me présenter: il n'y a pas de protocole entre un -usurpateur et une exilée. Je vous admire et je vous aime. C'est tout. -Il y a longtemps que je n'ai pas entendu parler royal. Car il y a -une langue royale et une race royale qui se partage entre les peuples -et dont les descendants peuvent changer de trônes car tous les trônes -sont à eux. Henri III a pu, sans déplaire à Dieu, aller en Pologne, -avant d'hériter de la France. Léopold de Lorraine avait le droit de -transporter son Altesse en Toscane avant de se réveiller Majesté -d'Allemagne. Napoléon était dans la tradition lorsqu'il dotait ses -frères et ses sœurs de royaumes changeants: il était entré, lui et sa -famille dans notre famille à nous, dans la famille des rois, par la -brèche. La grâce de Dieu n'a ni frontière ni limites de sang, elle n'a -ni quartiers ni règles: lorsqu'elle vous a sacré, lorsqu'on s'en est -sacré, on est roi, de droit et de fait, parce qu'on est né roi. Et la -terre entière appartient, doit appartenir à cette famille. Famille -infortunée à notre époque et c'est à moi de la reconstituer, de la -faire. Les rois ne croient plus: ils règnent comme ils gouverneraient. -Ils ne comprennent plus, ont peur, s'ennuient: ils acceptent leur -mission comme une charge, comme une magistrature. Je voudrais -réchauffer ce sang, galvaniser ces âmes, ressusciter l'âme totale, -l'âme divine et humaine de la royauté, l'âme de l'univers distribuée -à une douzaine de princes en qui repose et bat l'existence absolue du -monde, qui sont leur peuple, couronne en tête, qui peuvent le bien -et le mal et qui font le bien, par prédestination. Mes voyages, mon -inquiétude en visites, mes conversations vagabondes, ce ne sont pas -de bavards excursionnismes, c'est un pèlerinage vers le secret du -pouvoir souverain, vers le Graal royal. Je me suis précipité sur le -trône comme on se jette à cheval. J'étais un jeune sous-lieutenant de -hussards auquel sa naissance avait cousu, de tresses en croix, les -insignes de général-major. Tout chantait, tout grondait en moi, des -musiques de ciel et d'eau, des hymnes, des marches guerrières, de la -philosophie, de la poésie, la question sociale, le bonheur des peuples -dont je me sentais étouffer comme en une grossesse, des conquêtes et le -plus beau spectacle à offrir au monde et aux siècles à venir. C'était -un trouble, une angoisse, une ivresse; c'étaient des monstres et des -appels d'au-delà à noyer dans une charge de cavalerie. Et ma solitude -radieuse et tourmentée, mon inspiration incessante et douloureuse, -ma foi et mon désir, je voulais les varier, les amuser, les contenir -du galop d'un état-major, de chevaux et d'armes collés à mon flanc, -à ma poitrine, de sueurs loyalistes, de sang vassal, de coups de feu -ennemis; je voulais tomber dans la mêlée: je n'ai pas pu. J'ai continué -à penser et à rêver, à affubler mon âme d'empereur de tuniques et -de plaques, ainsi que j'eusse fait d'un mannequin de roi; j'ai parlé -pour des conscrits et des ouvriers; j'ai brisé un formidable serviteur -qui restait le prisonnier de ses services et de ses victoires, qui -restreignait le triomphe et les conquêtes à des bornes et des acquêts -terrestres, qui ne voulait pas laisser la grâce et l'esprit de Dieu -souffler sur nos provinces. J'ai dessiné et composé, j'ai voulu être le -trésor de mon peuple, son trésor de guerre et son esprit, j'ai lutté -contre la fatigue, la faiblesse et la fièvre, j'ai voulu être sa santé -et sa force et j'ai lutté contre mes colères, car je voulais être la -paix. - -Il parlait dans la nuit. Sa voix s'élevait dans la marée montante, -surnaturelle et passionnée. On lui devinait des yeux de femme, cette -sentimentalité germanique qui est un sixième sens, de la grandeur, -de la vérité et un peu d'amertume. Il se confessait à une sœur et il -prononçait en même temps son apologie pour cette France où il errait -clandestinement, pour cette France qui était son péché—à cause qu'elle -n'était pas sa sujette. Il allait: - -—J'ai réfléchi. C'était, non le temps de s'enrichir, mais d'enrichir un -peu les autres, de leur désapprendre la misère et la haine. - -—Et vous n'avez pas pu non plus, gouailla Antony. - -Ces trois créatures ne s'apercevaient plus: elles étaient, -uniformément, du noir. L'empereur ne s'étonna pas. - -—Non, répondit-il tranquillement, je n'ai pas pu. Des obstacles, à tout -instant, ont jailli tout hérissés, des mauvaises volontés... - -—Non, affirma Antony, des volontés: c'est la concurrence, c'est le -peuple qui veut faire lui-même le lit où se coucher, qui prend ce -lit où il le trouve, où on le lui cache, c'est le peuple qui veut -lui-même cuire son pain et se chauffer à son feu de cuisson, c'est le -peuple qui veut se défendre lui-même quand on l'attaquera et contre qui -l'attaquera, c'est le peuple qui veut penser lui-même, chanter lui-même -et savoir écrire lui-même ce qu'il veut chanter et ce à quoi il veut -penser. - -—Le peuple? Qui ça? - -—C'est moi! clama Antony. - -Il avait été furieux, énorme, déchirant. Il avait ébranlé le paysage. -Le feu roulant d'un phare le frappa au visage d'un coup rouge. Ses yeux -étaient désespérés et sa bouche tordue d'un enthousiasme actif, d'une -bonté agressive et tortionnaire. Il s'affirmait le champion, le fléau -social, le fléau de l'humanité. - -—Non, répartit l'empereur. Vous n'êtes pas le peuple. Vous êtes un -homme. - -—Vous aussi! gronda Antony. Pas plus! Pas plus!... - -—Vous êtes anarchiste, mon ami, murmura doucement le prince. Tuez-moi. - -—Non, non, pas ici. Vous auriez l'air d'être venu au couteau. Ce n'est -ni votre place d'empereur ni votre place de mort. Vous n'êtes pas -chez vous. Vous êtes encore en pèlerinage, en déplacement de famille. -Qu'êtes-vous venu chercher ici? - -Il s'était exprimé durement, en chef qui possède la dernière raison, le -fer. - -—Mon ami, vous ne m'effrayez pas. Je vous connais. M. Eusèbe Gaël m'a -donné sur vous les renseignements les plus complets. Je vous ferais mes -compliments sur votre bonne fortune si vous ne la méritiez pas. Vous -avez du cœur. Quand on accepte l'esclavage que vous avez subi, quand -on a de vos mots et de vos silences, on réhabilite la liberté—et une -bonne fortune n'est plus une bonne fortune, c'est la fatalité. Quand -j'ai commencé à chercher la grande-duchesse, je ne cherchais que son -discours de l'Hôtel-Continental, son mal d'empire dont je souffre, -moi aussi, de l'autre côté. Quand j'ai su votre histoire, je ne vous -ai plus séparé d'elle: j'ai eu besoin de vous aussi. Nous avons toute -la nuit à nous! elle est belle. Nous pourrons causer. Excusez-moi de -ne vous avoir point jusqu'ici adressé la parole: nous n'avions pas -été présentés. Vous vous êtes présenté vous-même, la pointe en avant. -Vous êtes peuple ou vous le prétendez, je suis prince: vous n'êtes pas -mon frère, vous êtes presque mon enfant. Je vous envie, mon ami. Vous -n'auriez eu ni mes doutes ni mes hésitations. - -—Sûr! dit Antony. Mais vous autres, les rois, vous n'avez jamais des -mesures révolutionnaires. Vous avez peur de votre pouvoir, vous êtes -contents quand on vous le rogne, quand on vous le châtre, quand on vous -le coupe en petits morceaux bariolés. Il faudrait tout prendre pour -tout donner. - -—Et Dieu? demanda l'empereur, Dieu dont j'attends un signe depuis -plus de dix ans, avant d'engager une action toute prête, Dieu dont -j'attends le bon plaisir avant de le faire triompher dans sa gloire, -dans la perfection humaine? Nous ne pouvons rien bouleverser. Le ciel -veut qu'on le mérite: il faut des vertus et des peines et la justice -éternelle ne peut exister qu'en raison de l'injustice qu'elle laisse -çà et là, pour faire sentir la différence, comme le vice et le malheur -pour être le repoussoir de la lumière divine, l'ombre sainte, le -couloir obscur du paradis. Si je me résigne, si je demeure dans un -néant casqué et paré, si la force dont j'étouffe, si les idées que je -détourne, si mes plans, mes coups de génie, mes audaces de réalisation -deviennent de la fièvre et rien que de la fièvre, si les chevauchées -inouïes qui m'emplissent échouent en vaines croisières sur des yachts -de plaisance, c'est que je me sens la rançon de l'avenir. Personne n'a -été plus ambitieux que moi et je vais racoler des géants comme le père -du grand Frédéric, je vais être un empereur-sergent, mais je donnerai -de beaux hommes aux temps futurs. - -—Sire!... protesta Clémentine-Alessandra. - -—Ah! ma cousine, je vieillis et je suis triste. Je suis venu pleurer -avec vous. Nous savons tous deux pourquoi nous souffrons; mais vous, -vous avez encore une illusion que je n'ai plus, vous êtes la femme de -ma douleur. - -Dans son caprice, le feu du phare éclairait à plein sa face. Ses -moustaches à angle droit qui, roides en leur flamme, rejoignaient -presque son chapeau de touriste, ses chairs un peu molles, ses cheveux -drus, tout traçait, en traits appuyés, un cadre à ses yeux. C'étaient -des yeux d'ascète et d'astrologue, perçant, enveloppant et caressant, -yeux d'emprise et d'étreinte, d'extase aussi, de soif et de besoin dans -le songe et dans l'infini. Ils observaient, cherchaient, comptaient et, -après une revue immense d'hommes, de richesses et de terres, allaient -se perdre plus loin dans ce qui déborde le monde et les mondes, qui -trouaient le ciel pour voir plus haut. Ils roulaient des vaisseaux sur -ces vagues et des naufrages au-dessous d'elles,—et les utopies comme -des sirènes leur souriaient au ras des flots. Leur couleur pâle, se -variant de la turquoise à l'améthyste, de toute la gamme des saphirs à -l'opale, se fondait, se fonçait, disparaissait dans la pourpre du feu -rouge, du feu de phare. Antony ne voulut apercevoir que du désir en ces -yeux, un douloureux narcissisme, la contemplation—en dehors de soi—de -son être, de son fantôme doré, de son idole idéale. - -—C'est vous qui êtes une fille! cria-t-il. - -Il était jaloux de ce mot: «La femme de ma douleur.» Elle ne pouvait -être la femme de personne, de rien; il n'admettait ni rêve rival, ni -misère rivale: elle était à lui, voilà. - -—Oui, répéta-t-il, vous êtes une fille, la fille de l'Europe, la fille -publique des peuples, qui s'offre à la gloire, à la victoire, puis à -des parades, à tout. - -Une voix siffla dans la nuit: - -—Tais-toi! Tais-toi! - -Et elle ajouta en allemand le bref: _Still!_ qui impose non pas -seulement le silence aux hommes et aux chiens, mais le repos et la -tranquillité. Puis Clémentine-Alessandra se tourna vers l'empereur: - -—C'est à moi à demander pardon à Votre Majesté. C'est quelqu'un de mes -gens. Il ne sait pas. Il n'a pas eu à s'oublier puisqu'il n'est pas... - -L'empereur ne pouvait l'apercevoir. Elle lui apparut transfigurée. - -—Je vous remercie, dit-il. Je ne vous vois pas. Mais vous êtes belle, -de votre mot. Vous êtes, ensemble, l'Allemagne et le principe divin. -Vous êtes Allemande et vous êtes reine. J'avais à craindre que vous -me haïssiez, que vous en soyiez restée à votre dépossession, que je -fusse pour vous l'envahisseur et l'usurpateur. Mais vous savez où bat -l'âme de l'Allemagne: vous la respectez, vous l'aimez en moi, malgré -mes faiblesses à moi. Ma cousine, ma cousine, vous m'avez fait du bien. -J'aurais pu croire cet homme: vous avez crié malgré votre cœur; vous -avez été l'Allemagne entière et la juste postérité, d'avance, en mieux. -Vous êtes une princesse du Nord. Il y en a eu avant vous: il y a eu -votre vieille marraine, la reine de Suède, Christine-Alessandra. Il y -a eu aussi la Palatine dont on édite sans fin des grossièretés, des -jugements appuyés sur la Cour de Louis XIV et qui avait du cœur, malgré -tout et tous, la Palatine qui a écrit la plus belle page que je sache -sur «Petite Madame», une enfant royale qui avait un cancer, qui était -difforme et qui mourut toute petite, sans parler... - -Jamais la grande-duchesse n'avait autant souffert. Son cri spontané, -son cri de famille, son cri de caste, son cri d'éternité lui rentrait -dans la gorge, en des sanglots de sang. C'était elle qui s'était -oubliée, qui avait oublié ce qu'elle était devenue, à qui elle était, -c'était elle qui avait commis une trahison. Antony qui était là, tout -proche, ne lui fut plus qu'un déchirant souvenir: elle trembla de lui, -et les larmes qu'elle lui coûtait, l'humiliation dont elle le marquait -la brûlèrent honteusement, au principe même de la vie. Toute sensation, -toute volupté, le remords, la servitude sentimentale et sensuelle, -l'angoisse, ce fut pour elle un étau meurtrier que l'empereur resserra -plus étroitement de ses derniers mots: il la rejeta à sa grossesse, il -agita devant elle un spectre de futur. Elle n'avait jamais songé que -son enfant pût être laid: il défigurait son enfant, il lui imprimait -des plaies et des scrofules et ses mots se multiplièrent. Pour la -première fois elle se sentit mère puisqu'elle frissonnait de son flanc. - -—Sire, dit-elle, sire, par pitié! Je suis enceinte! - -C'était un aveu et une supplication. Elle demandait sa grâce non au -roi, mais à l'enfant écrasé, à Antony muet de colère et de honte. Elle -proclamait son amour, elle le tirait de l'abîme où elle l'avait plongé -pour se faire, elle, sa chose, pour s'en envelopper comme d'une chemise -d'autodafé, pour s'y enfermer à jamais. C'était la dernière abdication. - -—Enceinte! murmura l'empereur, enceinte! De lui! - -Il ne comprenait pas. Dans l'échelle des peines qu'il acceptait pour -les siens, dans le roman de sa cousine, il n'avait pas prévu cette -consécration, ce raffinement de damnation. Sa voix changea. Ce furent -des paroles de maître mécontent et ce furent des paroles navrées, la -ruine absolue d'un enthousiasme, un désenchantement cadencé du reflux -de la mer. - -—Ma cousine, j'étais venu vous apporter mon empire à moi puisqu'il vous -fallait un empire. J'étais venu vous transmettre mon songe et mon -destin: je venais vous demander votre main pour mon fils. Vous auriez -été ma fille et mon compagnon, vous auriez grandi, vous auriez agi à ma -place et nous aurions été heureux tous deux, d'un bonheur qui aurait -été bien à nous puisque c'était le bonheur de tous par nous réalisé. Je -ne puis plus. L'enfant, cet enfant, vous n'avez pas le droit..... il -n'a pas le droit!... - -Il n'achevait pas. L'horreur l'étouffait. Tragique, tyrannique, il se -décida: - -—Cet enfant ne peut pas naître. - -Presque morte, la princesse balbutia: - -—Votre Majesté, Votre Majesté me conseille, m'ordonne d'avorter! - -Sèchement, l'empereur prononça: - -—Les princesses n'avortent pas: ce sont les siècles qui avortent. Et -nous avons droit de vie et de mort. - -—Sire, sire!... répéta la jeune fille, défaillante. - -—Vous devez régner, commanda l'autre. Vos enfants doivent naître -princes. Cet enfant ne naîtra pas. - -Antony s'était précipité. Il prenait l'empereur à la gorge. Il disait: - -—Cet enfant naîtra. Je suis plus fort que vous. Je suis le père. - -Un cri glaça sa main régicide: Clémentine-Alessandra s'était évanouie. -Cette nuit sans lune, cette nuit sans étoile, cette nuit de surprise, -de sublime et d'assassinat, cette fatalité, la plus grande qu'on eût -imaginée, ce conflit, le duel de son ambition et de sa tendresse, de -son amour du peuple et de son amour, tout la jeta à terre: elle eût -voulu couler à pic, se dissoudre, lambeau par lambeau, à des rochers de -rédemption, pourrir debout sans réfléchir, sans penser. Dieu eut pitié -d'elle et de ses bourreaux: les deux hommes restaient stupides. Ils -écoutèrent un moment leur cœur battre sur cette forme sans mouvement, -puis, doucement: - -—Nous ne pouvons la laisser ici. Emportons-la, dit Antony. Je vous -montrerai le chemin. - -Sans un mot, l'empereur se baissa avec le jeune homme. Ils prirent -le corps inerte et s'éloignèrent lentement de la mer. C'était, dans -la pleine nuit, un convoi d'une détresse infinie: les deux hommes -songeaient à leur mission commune et à leurs âmes ennemies. Le fardeau -leur pesait, de son orgueil et de son ventre: l'empereur se troublait -de l'avenir des peuples; Antony, violemment, forçait l'avenir: il -voulait de lui son enfant, contre le droit divin, contre tout. -Leur condition et leur devoir disparaissaient peu à peu, au long -de leur route, dans de la fatigue. Ils butaient sur des arbres et -s'efforçaient tout de suite, humblement, à ne plus secouer ces pauvres -paupières closes, cette triste chose affligée. Ils ne voulaient pas la -réveiller: ils auraient pleuré avec elle. - -Lorsqu'ils l'eurent déposée sur son lit, dans la petite maison, -là-haut, ce ne fut plus que deux hommes et ils se saluèrent à travers -les siècles, la mort et l'impossible, du sourire de deux frères. - - - - -VI - -«PETITE MADAME» - - -«Un cautère qu'on lui fit mal à propos à la nuque lui avait tiré la -bouche tout de travers, au point qu'elle était presque toute sur la -joue gauche. Voilà pourquoi elle avait grande peine de parler et -qu'elle parlait peu. Il fallait être habitué à sa prononciation pour la -comprendre. Lorsqu'au moment de sa mort, sa bouche se redressa, elle -n'était pas du tout laide. Je fus présente à sa mort: elle ne dit pas -un mot au roi, quoiqu'une convulsion lui eût remis la bouche. Le roi -qui avait un bon cœur et qui aimait tendrement ses enfants pleurait de -tout son cœur, et me faisait pleurer aussi. La reine n'y assistait pas: -on ne lui avait pas permis de venir parce qu'elle était enceinte. Il -est faux que la reine soit accouchée d'une négresse. Feu Monsieur qui -avait été présent assurait que la petite princesse était laide, mais -pas noire. On ne peut dissuader le peuple que l'enfant ne vive encore, -qu'il ne soit dans un couvent à Moret, près de Fontainebleau. Cependant -il est certain que l'enfant laide est morte: toute la cour l'a vue -mourir.» - -Il n'y a, dans aucune langue, de page aussi éloquente, aussi pleine, -qui sente tant la femme, la mère et la princesse: c'est de l'humanité, -de la fatalité, c'est l'oraison funèbre et la miniature, la fresque -et la draperie de deuil: c'est précis, large, frissonnant et noble, -d'une vigueur dans le trait, d'une tristesse résignée et d'une hauteur -lâchée qui sont incomparables. C'est non la plume du courtisan, ni -celle du courtisan aigri, mais le langage d'une parente et d'une -observatrice. Ces quelques lignes de Madame Élisabeth-Charlotte, -duchesse d'Orléans sur cette Marie-Thérèse de France, qui dura du 2 -janvier 1667 au 1er de mars 1672 s'étaient gravées à vif dans tout -l'être de la grande-duchesse de Schmerz-Traurig Clémentine-Alessandra. -Il n'y a pires princesses que celles qui ne régnèrent point, à qui la -nature refusa tous ses dons et qui, pour tout bien, n'eurent que leur -naissance. Celles-là sont sacrées: c'est la rançon des trônes et des -conquêtes, c'est la dîme que Dieu prélève sur les créatures auxquelles -il consentit des sceptres et prêta des couronnes. Naître princesse, -être laide, ne pas parler et mourir, quelle leçon pour l'ambition et -quelle plus grande raison d'obéir pour ceux qui acceptent un roi comme -ils acceptent la vie et la mort! Lorsque les jeunes princes viennent -à décéder, on les appelle uniformément Marcellus, on leur attribue -les regrets scandés d'espérances, l'humide épopée voilée d'élégie, le -panorama de stériles triomphes, la gloire, enfin, molle et gracieuse -que rêva, que tressa, que broda, que gémit pour un Marcellus présomptif -un Virgile, d'ailleurs payé. Les princesses, elles, sont tout entières -et à jamais ensevelies dans leurs robes; un tableau, parfois, de Van -Dyck ou de Vélasquez demeure pour roidir à jamais un pli de leur -vêtement, pour durcir le feu de leur pâle regard et pour immortaliser -ce qui courut vers la mort—autant que faire se peut en suivant -l'étiquette. On ne leur demande que de vivre juste assez pour concevoir -et mettre au monde: donner au monde un mâle. Celui-là, l'histoire s'en -charge. Aux femelles, il ne reste que le couvent ou le scandale,—ou les -deux. - -Clémentine-Alessandra ne cessait de penser aux petites mortes: elle -se les nommait au hasard des portraits enterrés parmi les musées -d'Europe, au hasard des estampes et des épitaphes, et il en montait -toujours au fond de sa science, il en venait des limbes—et de plus -loin. Elle ne les chassait pas: ce lui était mieux que des sœurs, -c'étaient les sœurs de son enfant. Et parfois elles amenaient leurs -sœurs aînées ou leurs cadettes, celles qui avaient réussi, réussi -à vivre. Celles-là étaient ses sœurs à elle. Elles n'avaient pas -voulu régner: c'est parce qu'elles n'étaient pas assez malheureuses. -Lorsqu'elles se réfugiaient dans un chapitre, la règle se faisait, -pour elles, de brocart et de velours de soie: les dévotions étaient -une collation délicate et qu'on offrait soi-même; les causeries, les -méchancetés, les complots même empruntaient au lieu un je sais quoi -d'innocent et de saint. Elles se tenaient dans leur rang comme un -chacun se tenait au sien: elles ne désiraient rien plus que leur -destinée écrite à son complet dans leurs armes et dans les fleurons de -leur couronne, encloses en leurs couronnes fermées, aussi à l'aise à la -tête de leur peuple et sur leur trône, lorsqu'elles y étaient appelées, -que sur leurs prie-Dieu, à deux genoux. Elles souffraient plus que -les filles du bas peuple: leurs pères n'étaient tyrans que pour elles -ou bien ils s'essayaient et épuisaient leur fureur sur ce qu'elles -symbolisaient: la faiblesse de la nation. Clémentine-Alessandra gardait -pour la sœur du grand Frédéric, la margrave de Bayreuth, le respect -qu'on ressent pour une martyre et la tendresse pour une parente pauvre. -Mourant de faim, dédaignée, menacée, cette enfant d'esprit et de cœur -à qui son sacrifice même valait des avanies et la haine de sa mère, -demeurait attachée à elle comme une margrave de compagnie. Mais la -grande-duchesse s'en revenait aux petites, aux princesses sans époux -et sans fiancés qui n'eurent de la vie que leur naissance, à qui leur -sang royal n'infusa pas de sang. - -Elle les aimait, d'avoir passé. Elles formaient sa cour et sa garde, sa -garde contre les séductions de la terre et contre le leurre des temps -qui ne sont point encore. Petits corps attendus, annoncés, délivrances -sonnées et carillonnées, huiles du baptême en avance et les longues -théories de guerriers et de légistes, la maison choisie et sur pied, -les cordons d'ordre impatients, tout s'apaise, tout tombe dans le -silence: ce n'est qu'une fille,—et une fille qui ne vivra pas. «... -Elle ne dit pas un mot au roi, quoiqu'une convulsion lui ait remis -la bouche.» Oh! la phrase atroce et belle! grosse de mystère et pure -du feu vengeur! Toute revendication, toute colère, toute damnation -s'inscrivent, profondément, en ce silence. Le père se soumet, pleure, -oublie qu'il est roi. La petite a le pas sur lui puisqu'elle meurt; -elle est plus que lui, puisqu'elle est laide,—de par lui. - -Et la grande-duchesse se demanda si sa petite fille, à elle, viendrait -au monde, et si elle lui en voudrait d'être laide. Car ce ne pouvait -être un garçon: la nature ne voulait pas faire cette injure à sa race -et à la race des rois. Une petite fille, c'est le péché: le mâle, c'est -le crime. Le bâtard, c'est le fléau du droit divin, c'est la chair de -hasard armée contre le sacrement, c'est la guerre, c'est le parricide. -Le bâtard, c'est l'invasion et la révolte. Elle n'avait pas de royaume: -elle ne pouvait pas être punie d'un fils. - -Un fils d'un tel père! - -Père! Elle avait la tentation de sourire parmi ses tortures, à l'idée -que ce nom de père allait à Antony. Il lui semblait de plus en plus -jeune: c'était un camarade pour le petit être attendu, un compagnon -de jeux, de jeux tristes, un frère de misère. Et il était le père, -la source de vie, le principe de vie: il devait aide et protection à -son enfant et à la mère de son enfant! Abîme d'ironie! Elle l'imagina -courbé sur des ouvrages serviles, sans espoir et sans désir, ou -possédé de sa fureur sociale et de son délire d'amour. Bientôt elle -ne put plus songer. Elle avait mal. Horriblement ses entrailles lui -pesaient et la tiraient. Elle était singulièrement malheureuse. Tout -lui manquait, tout l'abandonnait: elle n'était plus que son mal. Elle -avait fait ouvrir la fenêtre: il lui fallait un peu de mer, l'idée -de la mer pour qu'elle se sentît moins seule et moins bas. Antony la -fuyait: elle savait qu'il sortait pour pleurer et qu'il pleurait sans -fin. Elle regardait devant soi, n'ayant besoin de rien que d'espace, -d'immensité, du halo et du cauchemar lucide qui s'agriffe à la nature -lorsqu'on l'a assez vue pour entrer dans son secret. Elle respirait la -mer avant que de l'apercevoir. La mer montait vers elle et lui venait -aux lèvres comme un lait d'au-delà: c'était du sang d'opale et des -larmes d'améthyste, de la consolation et un surcroît de mélancolie, -de la perle infinie et tragique—et l'âme lumineuse de la mort. Elle -lui ramenait le souvenir de celui qui avait été l'hôte de sa détresse -seulement, de cet empereur qui avait parlé et qui s'en était allé après -l'avoir soignée quelques instants. Elle n'ignorait pas qu'il ne l'avait -pas oubliée. Et elle avait songé à lui, désespérément. - -A lui, pas à son fils. Elle était trop vieille. Il fallait une -enfant à cet adolescent rêveur, à ce pupille de la garde à pied qui -s'endormait sur des voyages de Gœthe et qui s'éveillait dans la vallée -de Valpurgis, à ce petit garçon qu'on gardait dans les songes et les -utopies pour lui voler les réalités, né pour être l'éternel héritier -et pour n'hériter jamais. L'empereur la voulait pour soi, vestale de -son ambition, lui parlant de ses conquêtes idéales et partageant avec -elle son empire en esprit. Il la voulait, cousine et sœur, attentive -à ses désespérances et à ses convoitises, pensant pour lui, dessinant -pour lui des plans de gouvernement et de bataille, démêlant l'avenir, -sans cesse en train de dégrossir, de ciseler son domaine immense dans -le globe du monde en ne perdant que les vaines scories, les océans -sans profit et les terres maudites. Là aussi, on l'abandonnait. Ce -qu'on recherchait en elle, c'était sa force secrète, c'était sa parole -d'apôtre: ce n'était ni sa naissance, ni sa destinée. Malgré tout, -dans du respect, dans de l'affection même, elle resterait parente -pauvre, victime résignée à qui le spoliateur après fortune faite, -offre l'ombre de son festin. Ce qui lui était dû, elle ne l'atteindrait -jamais. C'était l'acclamation de son peuple, son autorité reconnue, -sa fatalité proclamée. Son droit, c'était le droit divin, toute son -éducation, toute sa sollicitude, son étude des gens, de leurs besoins -et de leurs plaisirs, ses longues conquêtes sur le mal et sur la -misère, ses desseins accomplis, ses réformes réalisées, un cortège -de respect et d'adoration et l'attente, enfin, du bien, du pain, de -la vie, la fonction naturelle, la mission continue de protection et -de providence, de grandeur, de douceur, une paternité sans sexe de -ses sujets nés et des sujets qui lui viendraient à naître de par les -conquêtes. - -Son cousin avait été attiré vers elle par des trahisons, par des -rapports d'espions: elle l'avait intéressé et touché. Touché! elle qui -voulait commander, qui voulait imposer la joie! touché! - -Elle en demeurait honteuse dans son mal. Ce n'était pas des trônes -qu'elle devait recevoir son trône. Il lui fallait la poussée populaire, -l'appel d'en bas, l'appel universel. Il lui fallait le plébiscite -muet des cœurs, l'élection de la misère et de la faim, la réparation, -le miracle. Son cousin lui demandait des paroles, des confidences -à échanger, une monotonie d'ambition jumelle et d'orgueil. Il lui -demandait des veillées pourpre et une sorte d'inceste dans la majesté. -Et il avait fini en voulant la faire avorter—comme une bonne. Dernier -terme de l'existence des races maîtresses, dernier mot d'un chef à une -souveraine, quelle horreur logique, quelle fatalité absolue, quelle -rançon des pillages, des préséances, quel châtiment démocratique -puisque le crime était consenti, ordonné, puisque le despote-type de -l'Europe contemporaine s'armait complice et instigateur! La pauvre -fille était glacée. Lourde de sa faute, terrassée, aigrie, piquée -de feu, tirée, tenaillée, arrachée, elle n'avait la force ni de se -plaindre ni de crier au secours. Elle se meurtrissait de son silence et -de son abominable résignation. Et, seule, ne cessant point d'agoniser, -mangeant cependant, car elle restait terriblement chrétienne et -n'avait peur que du suicide, elle se tendait à l'idée d'assassiner peu -à peu son enfant dans ses flancs, de lui refuser les soins infinis -de la gestation, de le réduire à rien, de l'anéantir hypocritement, -héroïquement, sur la route obscure de sa vie. Une seule fois, elle -s'était révoltée, déchaînée. Elle avait pris son ventre à deux mains, -en criant: «Voleuse! voleuse!» C'est que, à sa fièvre, à la contraction -de ses traits, à un papillotement de son regard, elle avait deviné -sa laideur, car elle ne s'était pas, depuis longtemps, confiée à un -miroir. Elle n'avait jamais eu la vanité de sa beauté: elle avait -d'autres vanités. Mais sa laideur l'avait mordue, hoquetante, folle, -l'esprit voilé, la conscience abolie, devenue toute un ventre et un -ventre informe; elle s'était indignée, elle avait appelé à soi sa -science et ses spectacles: tout lui avait échappé. «Voleuse! voleuse!» -Le morceau d'enfant lui tirait non sa chair et ses entrailles, son -sang et sa moelle, mais ses pensées, ses desseins, ses projets et ses -rêves: c'est de tout cela que l'enfant se faisait. Tout le secret de -la princesse, ses joyaux de méditation et d'invention, ses trouvailles -précieuses, ce qu'elle avait ravi aux siècles, aux cieux et aux dieux -fondait en chair banale et brutale, tout retombait à un mouvant lingot -de vie, à une masse pauvre de muscles, d'os, de gémissements et de -souffrance. Rien ne subsisterait du rare, de l'unique, du divin, tout -se perdait dans cette fosse commune qu'est l'existence, tout redevenait -du mouvement et la béate satisfaction à puiser du lait et de l'air. -«Voleuse! voleuse!» Et les temps promis et l'idéal dont l'humanité ne -peut faire son deuil et le second Eden, ce serait elle qui... Et les -réclamerait-elle? Les dons de sa mère, son génie familier et son génie -se réveilleraient-ils jamais en elle? Le dégrossirait-elle de son -opaque enveloppe, se révélerait-elle ange et âme, après son stage en -nourrice, son stage de limbes terrestres? «Voleuse! voleuse!» Elle ne -volait pas, elle tuait. Elle tuait de la beauté, du repos, du bonheur, -de la gloire. Elle reculait les bornes de l'épreuve pour le monde, -elle se formait du délice total, de ce que sa mère représentait de -rédemption: tout cela, des larmes séchées, du pain assuré, des doutes -calmés, tout cela, des grâces, du travail, de la paix, du savoir, tout -cela, de la fraternité et de la foi, de la justice et de la bonté, ça -devenait de la chair, ça se faisait matière, ça crevait, ça crevait -dans un effort, ça crevait dans un essai de vie, ça crevait dans de -la vie!... Infâme fécondité qui tuait l'âme de la terre!... «Voleuse! -voleuse!» Elle lui volait tout, les pays prêts à la recevoir, à -l'acclamer, tant de couronnes, tant de richesses à distribuer!... Elle -l'empêchait d'être sublime. - -Et la princesse ne se décidait pas au crime. Ce jour-là, ce jour -de crise, il lui sembla que la mer se montait de ton, qu'elle la -gourmandait un peu, en se lamentant avec elle. Clémentine-Alessandra -avait songé à sa mère. Faible femme! Elle n'avait pour soi que sa -naissance et les malheurs des siens. Elle gardait cependant le prestige -de la puissance—et son insignifiance était forte et prédestinée. Son -union avec Otfried-Gutbert n'était pas une mésalliance: c'était un -inceste. Deux lassitudes: la lassitude de la déchéance et celle de -la prétention, deux exclusions, une vieillesse usée et pourrie, une -adolescence creusée de pénitence et de prières, des vices et tous les -vices ici, la vertu trop parfaite et pâle d'austérités là, voilà ses -père et mère, voilà l'occasion de son existence! Elle avait été faite -sans amour, de par la loi des races, péniblement: on l'avait non mise -au monde, mais livrée à la terre et elle avait été contrainte de sauter -des générations et des générations, de ne ressembler ni à son auteur -mâle ni à son facteur femelle pour subsister, pour penser, pour ne pas -être ou scélératesse ou néant. Elle aimait les auteurs de ses jours et -elle tenait de leurs deux misères; elle avait besoin des infortunes, -des méfaits, des confuses réflexions de son père pour penser et pour -rêver, mais n'avait-elle pas eu plus besoin de son inaction, de sa -lâcheté devant les choses et les gens pour entreprendre, pour oser, -pour regarder en face et déterminer l'avenir? - -Elle n'avait rien à reprocher à son père: il lui avait servi de -l'envers de son être, de son âme absente, de ce qu'il aurait dû -incarner et représenter. C'est sa mère qui lui manquait, sa mère si -bonne, si mère, charité et justice, sa mère, absolument sainte et -absolument belle: elle avait disparu toute, en emportant, en endormant -avec soi ses actions de grâces, ses supplications et ses macérations. -Ame qui avait vécu,—si peu!—et qui s'envola, âme douce et pure, âme à -peine soufflée dans un corps translucide et qui rougit d'être corps, -chair insoupçonnée et dolente, ce n'était ni une épouse ni une mère, -puisque c'était une sainte. Elle ne s'était pas pliée à la loi de -nature, elle avait accepté la règle de sa caste et de sa race, elle -avait subi l'étreinte en ne songeant qu'à l'accolade de son arbre -généalogique, aux alliances de maison à maison, aux blasons renforcés -et aux accouplements des écus jumeaux. Clémentine-Alessandra n'évoquait -point sa mère sans colère: sa cendre ne lui tenait pas dans le creux -de la main, c'était tout encens, elle était abandonnée pour Dieu, un -Dieu qui ne la protégeait pas. Elle enviait les enfants de ces femmes -qu'elle avait rencontrées sur les routes, qu'elle avait vu embarquer -ou débarquer, pêcheuses ou vendeuses de pêche, hâlées, hommasses. -Mais quel rêve! un petit qui a deux hommes pour le nourrir et pour le -dresser! - -La mer, depuis, s'était, épaissie et gercée; une croûte avait poussé -sur elle, entrelacée de goémons et de mousse figée, où les vagues se -dressaient à pans droits et retombaient obliques, et les courants -verdis s'éloignaient plus lents. La magnificence de la nature -s'était restreinte: les arbres, jaunis d'un or avare, les frondaisons -dépouillées, l'automne peu à peu chauve, le froid pénétrant, tout -prêchait la petitesse et l'abdication. Le spectacle se raccourcissait -et la nuit était pauvre qui survenait: la mer sifflait seulement à -distance et la lueur des phares, rare et capricieuse, ne projetait -plus que des clartés sinistres. C'est dans ce vide, c'est dans cette -solitude à reflets d'enfer, c'est dans ce décor à fond immense que -Clémentine-Alessandra, préparée à sa honte, approchait du terme de ce -que les mortels appelleraient sa délivrance. Jamais une fille de sang -souverain ne fut plus misérable. Son amant ne comptait pas pour elle, -puisqu'elle n'en rougissait même pas. Il allait pleurer dans le vent -comme il avait pleuré dans le soleil. Il lui parlait du bord de la mer, -en priant la mer d'être son truchement et de traduire ses paroles en -langage de cour, en murmures éternels. Une fois il s'approcha du lit de -sa maîtresse et tomba à genoux: - -—Tu as mal, tu as bien mal?... dit-il. - -—C'est vrai, répondit la princesse. - -—C'est ma faute. Je ne me le reproche pas assez. Je t'admire trop. - -—Pourquoi, pourquoi? mon pauvre ami? - -—Tu ne les as pas écoutés, tous, tant qu'ils sont. Je les ai bien -entendus qui te parlaient par la bouche de cet empereur, tu sais, ton -cousin. Et tu as mal, chérie! - -—J'aurais eu mal aussi si je les avais écoutés. - -—Autrement, autrement. Tu aurais eu mal comme tu avais le droit. - -—Et le devoir aussi. - -—Non! Et si, si tu veux. Mais tu as mal pour moi tout seul, pour moi -tout seul. Je t'aime, vois-tu. C'est comme si tu étais plus à moi, -c'est comme si tu naissais à moi, avec l'enfant, c'est comme si, après -sa naissance, je pouvais t'emporter, toute neuve, comme lui, dans mes -bras, bien à moi, comme si tu étais ma chose et ma fille et que tu -consentes à tout de moi. Tu ne sauras jamais combien je t'aime. Tes -souffrances, celles que tu m'as imposées, tes dédains et tes tortures, -tout me revient en beau, en bon, dans des flots. Tu n'imagines pas -comme la mer te ressemble. Elle est notre témoin mais elle est ta -sœur aussi, parce qu'elle est reine. Elle a tes regards à toi et tes -sourires ensemble, et elle pleure comme toi. Lorsque je suis triste -d'être debout quand tu es couchée, d'avoir faim quand tu ne manges pas -et d'être loin de ma fécondité dont tu es victime, elle me console et -m'encourage, a le bruit de tes cheveux dénoués et secoués, leur couleur -et l'éclat de tes yeux. Et j'espère. - -—Tu espères? Quoi? Moi, je n'espère pas. Je ne suis pas ta femme. Je -suis une fille séduite. - -Antony avait reculé. Il la regarda d'un air terrible. - -—Jure-moi que jamais tu ne me répéteras cela. J'ai réfléchi devant la -mer. Tu es ma femme. Je n'ai jamais appris, je ne demande rien aux -livres. J'ai écouté mon cœur et j'ai écouté son écho, là dedans, tu -sais, le flux, le reflux, le tonnerre aussi. Tu es ma femme. Tu n'es -qu'à moi. Je vais te sembler lâche. Mais que ta famille te réclame si -tu as une famille!... Et si tu as affaire avec Dieu, vas-y, meurs, pour -me montrer que tu n'es pas à moi. Autrement, je te garde, toi et le -gosse. Je te veux. Je t'ai. Je te garde. - -Un sursaut l'avait tordue. Humiliée, révoltée, elle avait crié: - -—Mourir, ah! oui, mourir! - -Et Antony, triomphant, cruel, avait constaté: - -—Tu vois, tu ne peux pas! - -Puis, terrassé d'une émotion de gosse, il avait éclaté en sanglots, à -genoux: - -—Non! ma chérie! Ne meurs pas, ne meurs pas! jamais! jamais! - -Elle le regarda avec un peu de dédain: il avait peur, hideusement. -Il reculait devant un cauchemar. Il suait l'inévitable, la fatalité. -Alors la princesse eut un sourire d'au-delà et effaça son mépris; une -tendresse immense l'enveloppa: elle venait de comprendre qu'Antony la -tuerait, qu'il la tuerait, oui! Qu'il la tuerait pour de bon, vraiment, -sans métaphore. Il y avait des jours qu'elle mourait de lui, qu'elle -se vidait en son fardeau, qu'elle se perdait en gésine, qu'elle avait -abandonné par lui son rang, ses droits, ses espérances, son ordre de -vie. Ce n'était pas tout: elle sentit absolument qu'il lui arracherait -la vie, qu'elle était marquée et condamnée. - -—Pauvre garçon! soupira-t-elle. - -Elle était remuée d'un élan de gratitude et d'une extase. Aucun regret. -Elle avait épuisé toutes les déceptions, tous les renoncements. Elle -avait mal dans son amour et s'apercevait qu'il ne pouvait durer, -d'abord, qu'il ne pouvait finir, ensuite: elle était antinomie et -contradiction. L'existence lui apparaissait fausse, impossible. Elle -entrevoyait maintenant une porte de sortie et quelle chère porte! -Mais elle laisserait derrière elle tant de douleur chez son idolâtre -bourreau! Elle lui permit doucement de conter son rêve et sa chimère, -de l'emporter, dans des phrases scandées de larmes, au fond des pays -d'utopie, de l'embarquer pour de la misère et de la faim, de lui -préparer des années de labeur, de privation, de songe à deux et des -accouplements vagabonds devant un rouge avenir. Elle éprouvait une -petite fierté à savoir: Antony, lui, ne savait pas qu'il la tuerait. -Et il allait, il allait, échafaudant une existence, leur existence -cependant que la mort venait, par lui. Il la supplia encore longtemps: -elle souriait et ne répondait pas. - -Puis quand les mots lui manquèrent: - -—Embrasse-moi, mon pauvre enfant! dit-elle. - -Il se jeta en pleine étreinte, la serra, la souleva, la prenant à -poignées, l'écrasant: - -—Prends garde! gémit-elle. - -Il avait froissé son triste ventre. Il le respecta, frémissant pour son -bien, avare de sa race. - -—Je ne t'ai pas fait mal, n'est-ce pas? - -Le sourire de la princesse était devenu plus douloureux: il oubliait -la poussée d'amour, la flamme de désir, il ne se ruait plus: il se -penchait sur sa machine de vie, sur son mal: elle était non l'amante -mais la mère, l'apprentie qui s'essayait mal à son labeur avant que de -se préparer au métier de nourricière: il n'avait pas eu un regard pour -sa pauvre face gercée, soufflée, laide de par lui et pour lui, pas un -regard pour son regard, pas de câlinerie pour sa lassitude: elle était -sa femme, il l'attendait à l'œuvre. Elle imagina qu'il la haïssait de -souffrir plus que de raison, de ne plus pouvoir porter son fardeau -sur les routes, aux besognes des ménagères, au lavoir, à la pêche, -comme les paysannes de ce pays, qu'elle restait étrangère pour lui -et qu'il avait besoin de l'enfant pour la reconnaître, elle, et pour -lui pardonner. Son navrement fut absolu: au plus bas de sa déchéance, -elle n'abdiquait pas. Plus violemment, plus hautement que jamais, sa -famille, ses peuples, ses trésors, s'en étaient venus l'obséder dans -ce village perdu, dans cette terre ennemie. Le vieux Wolfgang l'avait -bordée et bercée de vieilles légendes, de vieilles histoires et la -tradition s'était renouée et, dans ses tortures, la nostalgie avait -glissé son lent et sûr poison, sa douceur torve de narcotique mortel. - -—Tu es bon! murmura-t-elle. - -Antony n'avait pas répondu. Il s'était enfui vers la mer... - -Depuis, la grande-duchesse ne parla plus. Les choses se précipitèrent. -Il faisait froid... - -La mer bourdonnait et mugissait: les arbres se courbaient et se -secouaient dans une dévastation de ciel: il n'y avait plus ni couchers -de soleil, ni nuit large, il n'y avait plus que l'horrible malaise, que -la continue angoisse de la princesse... - -... Le jour pénible se leva enfin de l'événement et -Clémentine-Alessandra ne sentit ni déchirement, ni agonie; elle ne vit -ni les fers, ni le sang: elle rugit son âme de honte, de colère, elle -se tordit en un reproche épouvanté, elle connaissait pis que l'enfer: -c'était un garçon! Elle le dévisagea, en un éclair: - -—Comme il lui ressemble! - -Crispé, atroce, sans vie encore, c'était Antony, ses yeux, sa bouche, -et elle devina sa beauté. Le malheur était complet. Ah! flancs maudits! -nature implacable! Le monstre! Elle n'avait que ce mot: Monstre! -monstre! Elle voulait s'échapper de lui, prévenir les rois, ses -parents: ce tout petit être nu, sanglant, elle le voyait couvert d'un -autre sang, celui des souverains, le sang même du pouvoir! Elle n'eut -pas un sentiment pour cet enfant. Elle se rejetait vers son passé, vers -ses frères, vers ses cousins, vers une illusoire Sainte-Alliance. Puis -elle crut que tout lui manquait; elle tomba, de sursaut en sursaut, en -une fièvre cavalcadante, ailée, sinueuse, en une fièvre qui l'ensevelit -vivante, qui la tendit et la garotta, fièvre de cauchemar et de rondes -infernales, fièvre sans fin qui dura des jours et des jours... - -Lorsqu'elle en sortit, brisée, elle aperçut à son chevet une ombre -nouvelle. C'était Eusèbe Gaël. Clémentine-Alessandra comprit que sa -fièvre lui avait arraché, par lambeaux affreux, son désarroi, son -secret, son deuil. Elle se représenta Antony affolé, cherchant une -protection, lui aussi, et s'adressant au confesseur, au maître. Elle -regardait l'intrus avec méchanceté. Traître, il obéissait au valet, il -assistait à la ruine de son élève, il n'avait même pas la charité de la -renier. Pourtant il l'avait bien aimée, et il avait bien espéré pour -elle. Aujourd'hui il acceptait tout. Il apportait de la pitié, sans -plus. Elle brusqua, malgré sa faiblesse, les explications. - -—Laissez-nous avec M. Gaël, dit-elle. - -Elle avait renvoyé jusqu'au médecin. - -Elle restait seule avec le philosophe. - -—Vous avez été gentil de venir, Gaël. Je voulais vous écrire. J'ai un -service à vous demander. Cet enfant doit disparaître. J'ai compté sur -vous. - -—Sur moi! - -La princesse ne s'attarda pas à l'accablement de Gaël. Elle parlait -avec une extrême difficulté, mais énergique, héroïque en sa cruauté, -elle voulait en finir. - -—Oui, sur vous. Je sais, je sais, Gaël, que c'est un monstre, un fléau. -Emportez-le. - -—Il est si beau! dit Gaël, si délicat, si intelligent, oui, -intelligent. Il a des mines, Madame, et il sourit, je vous le jure. -Voyez-le. Voyez-le. Vous ne pouvez pas ne pas l'aimer. - -Il ne se refusait pas à une émotion d'enfant et de grand-père. C'était -le petit qu'il avait toujours rêvé, le fils qu'il n'avait pas eu. Il -l'avait d'abord chéri comme un magnifique arbuste d'expérience. C'était -le premier être de la nouvelle race, le premier homme de l'ère neuve, -c'était Demain—et la vie totale qu'il avait tant cherchée. Puis il -l'avait charmé, touché naïvement: c'était son petit-fils, d'avance, et -en mieux. - -—Votre Altesse ne se rend pas compte, poursuivait-il. Vous êtes malade. -Calmez-vous. Elle n'a plus le pouvoir de condamner à mort cet ange -innocent... - -—C'est vous qui ne vous rendez pas compte! interrompit-elle durement. -Il ne s'agit pas d'exécuter un amant trop fidèle. Il faut sauver le -vieux monde. Cet enfant est le fléau des rois, je le répète. C'est pis -que la révolution. C'est le bâtard, enfin, le bâtard, vous entendez, -pis que l'Antéchrist; il ne faut pas... - -—Je ne suis pas un assassin, gémit Gaël. - -—Je ne vous en demande pas tant. Vous l'emporterez ce soir. - -Elle avait ordonné. Elle n'exigeait ni serment, ni promesse. Elle avait -ordonné. Cela suffisait. Gaël l'admirait, dans son horreur. C'était un -chef... - -Les jours se tendent tout entiers sur leur instant de fatalité. Jamais -il n'y eut de journée plus atroce et plus étranglée. Il semblait que la -mer fût noyée dans la bruine, que toute la terre fût obscure, honteuse -et repliée sur un crime prochain. Et, dans la petite maison tout le -monde s'évita, tout fut silence. On ne pensait pas: on était angoisse -et remords. Clémentine-Alessandra, seule, gardait sa sérénité. Pâle, -ferme, fière, elle se sentait en état de grâce. Elle revenait à la -religion primitive, avant la Réforme, elle remontait plus haut encore, -au temps du martyre et au ciel. Elle avait une claire et lumineuse -agonie, ne se reprochant rien et souffrant pour ses fautes. Elle -faisait son devoir. Elle entrait, droite, dans une autre vie. - -... Le soir vint enfin, un soir rapide d'hiver. Toute la maison était -embuscade et guet-apens, d'un tragique immense et sournois. Gaël, à -contre-cœur, préparait sa fuite. Des heures tombèrent. Et l'heure, -l'heure suprême sonna. D'un pas de somnambule, Gaël se glissa hors de -la maison. L'enfant, sur ses bras, lui paraissait plus lourd que les -siècles. Il n'alla pas loin. Antony le prenait à la gorge, balbutiait: - -—Tu le voles... Tu l'emportes... Misérable! Et c'est elle! - -Une lueur de joie passa dans l'œil du vieillard. Il ne s'attarda pas -à résister. Tout se précipitait. La destinée était là. Il tendit son -fardeau au jeune homme: - -—Tiens! dit-il, crois-tu que j'aurais eu le courage de l'enlever? - -Les deux hommes se regardaient, misérables et sublimes, se souriant -d'un sourire de complices sur l'échafaud. Mais leur émoi ne dura pas. - -Quelque chose fonçait sur eux, en un bond de fauve, quelque chose -arrachait l'enfant et, de sauts effroyables en sursauts de chevauchées, -descendait à la mer. Forme fantômale, bête impudique, âme forcenée, -c'était la princesse, en chemise, les jambes nues, debout par un -hideux miracle, la princesse qui avait non pas entendu, mais deviné, -qui avait vu, et que l'indignation, la douleur, le désespoir jetaient, -vivante encore, sur le chemin du crime nécessaire et de la bonne mort. -Trahie! trahie toujours! Son maître, celui qui l'avait élevée pour -commander à l'univers l'abandonnait: il ne voulait plus d'elle! Il -choisissait ce malheureux... qu'elle aimait, qu'elle n'avait jamais -tant aimé. Sa race, sa naissance l'emportaient. La fatalité... Non! -elle ne voulait pas de la fatalité. Fouettée par le vent, les pieds -nus blessés aux cailloux, les jambes nues, la chemise levée sur son -pauvre corps, elle se sentait enveloppée dans son linceul souverain, -dans son manteau d'apothéose. Elle allait... Folle... Folle... comme -cette autre Allemande, Marguerite, la Marguerite de Faust... Mais -c'était à la mer qu'elle allait se jeter, elle et son enfant, à la mer -qui est souveraine, elle aussi... Le ciel s'était déchiré sur toute sa -longueur. Des éclairs tourbillonnaient, en plein hiver; un tonnerre -massif grondait sans fin. Il ne pleuvait pas. La nature était terrible -et la mer démontée, grondante, trouée de lumière, vomissant de la -lumière, recrachant le tonnerre et les éclairs, lançant de l'écume à -la foudre, se ruait en assauts furieux... «Elle vient à moi, murmura -Clémentine-Alessandra. Elle est bonne. Elle m'aura plus tôt.» Mais -elle était soudain arrêtée. Un bras dément lui prenait le bras. Une -voix bien connue lui ordonnait, suppliait, pleurait. «Non! Non! Non! -n'est-ce pas?» Antony avait pu la rejoindre. Un éclair leur révéla, -l'un et l'autre, la farouche désolation de leur être. Il l'étreignit. -Une dernière fois leur cœur battit ensemble. Mais la jeune fille ne -voulut pas. Elle mordit son amant d'un baiser furtif, d'un baiser -d'adieu et s'élança... Elle brandissait l'enfant pour le précipiter -tout de suite, pour n'avoir pas à entrer avec lui dans l'éternité. -Alors, Antony n'hésita plus. Le poignard, le poignard qu'elle lui avait -donné,... ce fut si prompt qu'il ne sut jamais, le poignard,... dans le -cœur de sa maîtresse... - -Et l'enfant criait dans sa main, à lui. La princesse chancelait. Antony -la vit encore le regarder... Il entendit encore «Merci! Merci. Je -t'aime. Tu ne m'as pas fait trop mal!..» Délivrée des liens terrestres, -Clémentine-Alessandra ne songeait plus à l'enfant. Elle mourait en -amour, doucement. Antony voulut la prendre, la guérir peut-être, mais -l'enfant le paralysa. Et un cri lui échappa: une rage plus forte de la -mer, un assaut plus puissant venait d'enlever le corps. Un appel, un -appel surhumain lui tira le cœur: «Antony... Antony!»... puis, plus -rien... La tempête, la foudre... Et la mer avait lavé le sang. Le cri -s'étranglait dans sa gorge: «Chérie! chérie!»... - -Des sanglots le surprirent. Gaël s'appuyait sur son épaule. - -—Je l'ai tuée, je l'ai tuée!... bégaya Antony. - -—Non. Je vous jure que non. Elle est morte. Il fallait qu'elle meure. - -La mer ne rendrait pas sa proie. Clémentine-Alessandra avait disparu -tout entière. - -C'en était fait de tant d'espoirs, de tant de beauté: cette grâce, ce -cœur, ce sublime, tout s'en était allé, dans une nuit de tempête, si -brusquement.... - -Les deux hommes restaient muets devant le tombeau frénétique. Enfin -Gaël caressa? l'enfant. - -—Il vit! dit-il. - -Et, simplement: - -—Rentrons. - -—Non! Non! cria Antony. Je veux qu'elle me la rende. - -Il montrait la mer. Gaël toucha l'enfant de nouveau. - -—Rentrons! il peut prendre froid. - -Alors Antony trembla. Cette course, ce drame... Est-ce qu'il allait -mourir, lui aussi, cet enfant, son enfant?... - -—Il vivra? il vivra, n'est-ce pas? - -—Il vit! affirma Gaël. - -Il entraîna Antony qui, inconsciemment, berçait l'enfant. La tempête se -calmerait. L'enfant retrouverait du lait. Rien n'était changé sur la -terre: il n'y avait qu'une pauvre femme de moins. - -Gaël jeta un regard sur la mer. - -Là reposait haute et puissante dame Clémentine-Alessandra, -grande-duchesse de Schmerz-Traurig, princesse... - -... Gaël n'eut pas le courage de se rappeler plus avant. Une phrase de -Bossuet lui restait seulement aux lèvres, comme un glas pour ce corps -sans prière: «Madame est morte!... Madame est morte ...» - - - THE END - - - 21 janvier 1899-20 juin 1900. - - TOURS, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES, 6, RUE GAMBETTA, 6. - - - - - TABLE DES MATIÈRES - Page - I UN LIT 1 - - II UNE COUR 37 - - III L'ERGASTULE 114 - - IV ICI L'ON DANSE 183 - - V DIALOGUE AU BORD DE LA MER 235 - - VI «PETITE MADAME» 283 - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME *** - -***** This file should be named 50580-0.txt or 50580-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/5/8/50580/ - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive -specific permission. If you do not charge anything for copies of this -eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook -for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, -performances and research. They may be modified and printed and given -away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks -not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm -electronic works. See paragraph 1.E below. - -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the -Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when -you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are -in a constant state of change. If you are outside the United States, -check the laws of your country in addition to the terms of this -agreement before downloading, copying, displaying, performing, -distributing or creating derivative works based on this work or any -other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no -representations concerning the copyright status of any work in any -country outside the United States. - -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: - -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work -on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the -phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: - - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and - most other parts of the world at no cost and with almost no - restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it - under the terms of the Project Gutenberg License included with this - eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the - United States, you'll have to check the laws of the country where you - are located before using this ebook. - -1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is -derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not -contain a notice indicating that it is posted with permission of the -copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in -the United States without paying any fees or charges. If you are -redistributing or providing access to a work with the phrase "Project -Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply -either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or -obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm -trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any -additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms -will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works -posted with the permission of the copyright holder found at the -beginning of this work. - -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. - -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg-tm License. - -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format -other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg-tm web site -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain -Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the -full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. - -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works -provided that - -* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed - to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has - agreed to donate royalties under this paragraph to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid - within 60 days following each date on which you prepare (or are - legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty - payments should be clearly marked as such and sent to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in - Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg - Literary Archive Foundation." - -* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm - License. You must require such a user to return or destroy all - copies of the works possessed in a physical medium and discontinue - all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm - works. - -* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of - any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days of - receipt of the work. - -* You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg-tm works. - -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project -Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than -are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing -from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The -Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm -trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. - -1.F. - -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -works not protected by U.S. copyright law in creating the Project -Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm -electronic works, and the medium on which they may be stored, may -contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate -or corrupt data, transcription errors, a copyright or other -intellectual property infringement, a defective or damaged disk or -other medium, a computer virus, or computer codes that damage or -cannot be read by your equipment. - -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right -of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. - -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium -with your written explanation. The person or entity that provided you -with the defective work may elect to provide a replacement copy in -lieu of a refund. If you received the work electronically, the person -or entity providing it to you may choose to give you a second -opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If -the second copy is also defective, you may demand a refund in writing -without further opportunities to fix the problem. - -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO -OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT -LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of -damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - diff --git a/old/50580-0.zip b/old/50580-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 13755c8..0000000 --- a/old/50580-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/50580-h.zip b/old/50580-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 7935dbc..0000000 --- a/old/50580-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/50580-h/50580-h.htm b/old/50580-h/50580-h.htm deleted file mode 100644 index 55a059d..0000000 --- a/old/50580-h/50580-h.htm +++ /dev/null @@ -1,8504 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> - <head> - <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> - <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> - <title> - The Project Gutenberg eBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse. - </title> - <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> - <style type="text/css"> - - /* PAGE DIMENSIONS */ - body { margin-left:10%; margin-right:10%; text-align:justify; - height:auto; } - /* HEADINGS */ - h1, h2, h3 { text-align:center; clear:both; } - - /*PARAGRAPHS */ - p { margin-top:.75em; text-align:justify; margin-bottom:.75em;} - div.chapter {page-break-before:always; } - .no-break { page-break-before: avoid; } - - /* TEXT ALIGNMENT AND MARGINS */ - .ac { text-align:center; } - .i1 { margin-top: 0.75em; text-indent: 1em; margin-bottom: 0.0em; } - .p2 { margin-top:2em; } - .p3 { margin-top:3em; } - .p4 { margin-top:4em; } - .p6 { margin-top:6em; } - - /* FONTS */ - .sc { font-variant:small-caps; } - .xx-smaller { font-size:58%; } - .larger { font-size:125% } - .x-larger { font-size:175% } - - /* HORIZONTAL LINES */ - hr.chap { margin-top:5em; margin-bottom:5em; margin-left:20%; - margin-right:20%; width:60%; } - hr.small { margin-left:45%; margin-right:45%; width:10%; } - - /* TABLES */ - table { margin-left:10%; margin-right:10%; width:80%; border:0; - border-spacing:0px; padding:10px; } - td.c1 { text-align:left; vertical-align:top; padding-right:0em; - padding-left:1.5em; text-indent:-1.5em; padding-top:1em; - font-size:83%; } - td.c2 { text-align:right; vertical-align:bottom; padding-right:1em; - padding-left:1em; font-size:83%; } - - /* TOC summaries */ - .hangindent { text-align:left; vertical-align:bottom; padding-left:1em; - text-indent:-1em; } - - /* VERSES */ - .poetry { margin-left:10%; margin-right:10%; margin-top:0.75em; - text-align:left; max-width:30em; display:inline-block; } - .poetry .verse { padding-left:3em; text-indent:-3em; font-size:smaller; } - .poetry-container { text-align:center; } - - /* PAGINATION */ - /* Delete visibility:hidden if pagination is to be shown */ - .pagenum { visibility:visible; position:absolute; right:4px; - text-indent:0em; - text-align:right; font-size:70%; font-weight:normal; - font-variant:normal; font-style:normal; - letter-spacing:normal; line-height:normal; color:#acacac; - border:1px solid #acacac; background:#ffffff; - padding:1px 2px; } - - /* FOOTNOTES */ - /* Footnotes container*/ - .footnotes { padding-left: .5em; padding-right: .5em; } - .footnote { margin-left: 4%; margin-right: 10%; font-size: 0.9em; } - .footnote .label { position: absolute; right: 87.5%; text-align: right; } - .fnanchor { vertical-align: super; font-size: .8em; text-decoration: none; } - - - /* TRANSCRIBER'S NOTES */ - .transnote { background-color:#E6E6FA; color:black; padding-bottom:1em; - padding-top:.3em; margin-top:3em; margin-left:5%; - margin-right:5%; padding-left:2em; padding-right:1em; - font-family:sans-serif, serif; page-break-inside:avoid; } - - /* MEDIA-SPECIFIC FORMATTING */ - @media print, handheld { - body { margin:0; } - .transnote { page-break-before:always; margin-left:2%; margin-right:2%; - margin-top:1em; margin-bottom:1em; padding:.5em; } - } - </style> - </head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: Sérénissime - roman contemporain - -Author: Ernest La Jeunesse - -Release Date: November 30, 2015 [EBook #50580] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME *** - - - - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - - -<div class="transnote p2"> -<div class="chapter"> - <h3>Note de transcription: </h3> -</div> - <ul> - <li>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. - L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été conservée et n'ont pas - été harmonisées.</li> - <li>La Table des Matières se trouve <a href="#TABLE_DES_MATIERES">ici</a>.</li> - </ul> -</div> - -<hr class=" p4 small" /> - -<p class="ac p3"><i>Il a été tiré de cet ouvrage</i>:</p> - -<p class="ac"><i>Dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande.</i></p> -<p class="ac"><i>Cinq — - — - — papier du Japon.</i></p> - -<hr class=" p3 small" /> - - -<p class="ac p6"><span class="x-larger">SÉRÉNISSIME</span></p> - - -<p class="ac p6">DU MÊME AUTEUR</p> - - -<p class="hangindent"> -<b>Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus -notoires contemporains.</b> Paris, Librairie académique, -1896.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>L'Imitation de Notre Maître Napoléon.</b> Fasquelle, -1897.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>L'Holocauste,</b> roman contemporain. Fasquelle, 1898.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>L'Inimitable,</b> roman contemporain. Fasquelle, 1899.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>Demi-Volupté,</b> roman. Offenstadt, 1900.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>Les Ruines,</b> comédie en quatre actes.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>L'Huis clos malgré lui,</b> un acte.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>Madame est morte,</b> un acte.</p> - - -<p class="ac p2">POUR PARAITRE CES TEMPS-CI:</p> - -<p class="hangindent"> -<b>Vivant,</b> roman contemporain.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>Les Mémoires de M. le Comte X (1761-1835.)</b></p> - -<p class="hangindent"> -<b>Sur, autour et parmi.</b></p> - -<p class="hangindent"> -<b>Le Fossé de Bethléem.</b></p> - -<p class="hangindent"> -<b>Servedieu,</b> roman.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>Les infiniment petits,</b> roman.</p> - -<p class="hangindent"> -<b>Les Petites Icônes.</b> -</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="ac"> -ERNEST LA JEUNESSE</p> - -<hr class="small" /> - -<div class="chapter p4"> - <h1 class="no-break"> - <span class="larger">SÉRÉNISSIME</span></h1> -</div> - -<p class="ac p2"> -— ROMAN CONTEMPORAIN —</p> - -<hr class="chap" /> - -<p class="ac">PARIS<br /> -BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br /> -EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR<br /> -11, RUE DE GRENELLE, 11<br /> -1900<br /> -<span class="xx-smaller">Tous droits réservés</span> -</p> - - -<hr class="chap" /> - -<p class="ac p6"> -<i>POUR VOUS DEUX...</i> -</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p> - - -<p class="ac x-larger">SÉRÉNISSIME</p> - - - -<hr class="chap" /> - -<div class="chapter"> -<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2> -</div> - -<p class="ac">UN LIT</p> - - -<p class="i1">—Ainsi, c'est aujourd'hui que tu tournes?</p> - -<p class="i1">—Que je tourne? répéta la jeune fille. -Elle ne comprenait pas.</p> - -<p class="i1">D'un geste cruel, le jeune homme indiqua -le lit où elle se faisait petite et chatte.</p> - -<p class="i1">—Oui, précisa-t-il mauvaisement, que -tu tournes mal!</p> - -<p class="i1">—Mon ami!</p> - -<p class="i1">Le jeune homme s'emporta:</p> - -<p class="i1">—Je ne suis pas ton ami. Je ne te -connais pas. Tout à l'heure, je croyais que -tu vendais deux heures à toi, une nuit à -<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span> -toi, que j'achetais de la chair, de la peau, -du plaisir. Idiot! Tu te donnais! A moi! -Ah! c'est du propre!</p> - -<p class="i1">—Mais tu me disais tout à l'heure que -tu m'aimais...</p> - -<p class="i1">—C'est le malheur! Je disais ça parce -qu'on dit ça, dans ces moments-là. Bonjour, -bonsoir, un homme, une fille... On se -tutoie, puis on ne se rencontre plus... Et -voilà que c'est moi le premier!... On prévient! -Tu m'aurais avoué que tu étais -trop malheureuse, que tu ne pouvais pas -durer comme ça, que, puisque <i>la Presse</i> -ne se vendait plus, tu te décidais à vendre -autre chose, je t'aurais répondu: «Ma -petite, je sais ce que c'est d'être malheureux, -je le suis moi-même, mais attends -encore! ou du moins cherche ailleurs! -je n'aime pas les saletés», et je t'aurais -donné mes cent sous, pour rien, entends-tu? -pour rien!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span></p> - -<p class="i1">Il se rhabillait avec fureur. Il aurait -voulu déchirer ses vêtements sur soi, et il -lui fallait l'inconscient souvenir de leur -usure pour qu'il les tirât seulement comme -on tire l'oreille à une vieille pauvresse. Il -se rappelait le décor de tout à l'heure, pour -le rayer, les Champs-Élysées vagues et -troubles comme une forêt de légende, une -forêt méchante où vont se perdre les omnibus, -ses massifs, ses motifs d'ombre où se -tassent les vagabonds qui, entre la nature -arrêtée aux confins du Bois de Boulogne, à -la Porte-Maillot,—en raison des droits -d'octroi,—et la pierre nue des cachots, -trouvent cette transition où ils traînent, les -arbres consolateurs, les soirs libres, les nuits -effeuillées, chantantes et sanglotantes et -les feux rouges de joie, les feux verts d'espoir, -jetés par les tramways au travers de -la verdure, des étoiles et des palissades.</p> - -<p class="i1">—Je te jure... commença la jeune fille.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span></p> - -<p class="i1">—Tu me jures? Ne mens pas! Tu es... -tu étais vierge! Et c'est moi que tu as pris, -bon Dieu! C'est moi qui t'ai pris... Ah! -malheureuse! malheureuse!</p> - -<p class="i1">Elle ne pleurait point.</p> - -<p class="i1">—Souviens-toi! reprit-il moins durement. -Tu m'as offert <i>la Presse</i>. Je t'ai -montré que je n'avais pas de monnaie, -que je n'avais qu'une pièce de cinq francs. -Pourquoi m'as-tu dit que je pouvais te -laisser toute la pièce? Je croyais que tu -savais... Il n'y a qu'une qui sait pour dire -des choses pareilles.</p> - -<p class="i1">—Je t'ai expliqué que j'avais faim...</p> - -<p class="i1">—Ça n'est pas une raison. Au contraire. -Quand je t'ai offert un verre de vin -et un petit pain, tu bus, tu mangeas de si -bon cœur que je me dis: «Ça y est! Elle -n'ose se présenter nulle part. Je suis sûr -qu'elle sort de Saint-Lazare!»</p> - -<p class="i1">—Oh!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span></p> - -<p class="i1">—Même que j'ajoutai, pour moi: «Ça -n'empêche pas qu'elle est belle fille!» Et -quand nous avons cherché un hôtel, dans -toutes ces petites rues d'enfer, quand je -demandais une chambre à vingt sous, sans -bougie, et que tu voyais qu'on rigolait, les -probloques et les garçons, ça ne te faisait -rien? tu ne rougissais pas? tu trouvais que -c'était honorable?</p> - -<p class="i1">—J'ai pourtant eu de la chance en -tombant sur toi. Tu es beau. Et tu as du -cœur.</p> - -<p class="i1">Il était un peu étonné.</p> - -<p class="i1">—Et tu sais aussi ce que c'est, du -cœur? Et tu as pu?... Tu n'as donc pas -d'amoureux?</p> - -<p class="i1">Elle prit un air hautain. Des draps -minces, son buste se dressa: elle troussa, -tordit, attacha en une seconde ses cheveux -sur son front, comme un diadème d'or à -reflet d'opale et d'acier, croisa sa chemise -<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span> -sur ses seins, et, les yeux sans flamme, mais -lumineux de leur lumière propre, le nez -droit, elle cracha, d'une moue sans recours:</p> - -<p class="i1">—Non, jamais.</p> - -<p class="i1">Le jeune homme, soudainement sourd, -en restait à l'attitude stupéfiée; il murmura:</p> - -<p class="i1">—Tu n'es pas d'ici?</p> - -<p class="i1">Dédaigneuse maintenant, assurée, volontaire, -elle interrogea:</p> - -<p class="i1">—Qu'appelles-tu <i>ici</i>? Cet hôtel, le quartier, -les Champs-Élysées ou les rues du -Temple où tu m'as raconté que tu vendais -des savons, au détail? Tu veux connaître -mon village natal? Aurais-tu l'intention de -faire venir mes papiers? et de m'épouser, -par exemple?</p> - -<p class="i1">Il s'assit sur la chaise boiteuse, regarda -sa maîtresse, en silence, un moment, et -fondit en larmes.</p> - -<p class="i1">—Vous êtes toutes les mêmes, sanglota-t-il. -Te voici déjà fière, comme les autres. -<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span> -Et tu insultes le mariage, les femmes honnêtes, -tout, tout. Je suis un misérable, -moi! Je t'ai déshonorée et tu ne comprends -pas! Ah! on ne devrait jamais coucher que -dans les b..., mais c'est trop cher. Eh bien! -voilà! j'aurais préférer attraper la maladie! -Si, au moins, je t'avais rencontrée quelquefois, -avant...</p> - -<p class="i1">—Pourquoi?</p> - -<p class="i1">Il sanglota mieux:</p> - -<p class="i1">—Tu ne comprends donc pas? Je t'aime!</p> - -<p class="i1">—Et puis?</p> - -<p class="i1">—Et tu t'es jetée à ma tête, à la tête du -premier venu, tu t'es laissé faire, on ne -s'est pas promené ensemble, on n'a pas -eu faim ensemble, on ne s'est pas dit des -bêtises. C'est comme si nous étions mari et -femme sans fiançailles!</p> - -<p class="i1">—Mari et femme!...</p> - -<p class="i1">—Eh oui! puisque tu es vierge! Je te -dois ma vie en échange.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span></p> - -<p class="i1">—Si je veux!</p> - -<p class="i1">Il arrêta net ses lamentations.</p> - -<p class="i1">—Ah oui! il te faut de l'argent! te voilà -femme: il ne te faut plus rien pour être -fille. Tu peux te vendre maintenant que tu -t'es donnée. Eh bien! écoute: tu vas me -jurer que tu ne coucheras jamais avec un -riche.</p> - -<p class="i1">Une cicatrice de sourire glissait sur des -lèvres pétrifiées, dans une face pâle.</p> - -<p class="i1">Le jeune homme se précipita sur le lit.</p> - -<p class="i1">—Pardonne-moi, dit-il, je t'aime, vois-tu, -je t'aime! Il arrive toujours que les -riches profitent, qu'ils violent, qu'ils -abusent, qu'ils attirent à eux les vierges et -qu'ils nous jettent après, pêle-mêle, de la -chair, de la boue, des larmes. Moi, je ne -veux rien avoir fait pour eux, pas même de -la honte, puisqu'il y resterait de la volupté. -Je ne veux pas t'avoir goûtée pour eux: -je voudrais recracher ta virginité. Je te -<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span> -garderai. Oui, je sais, je suis pauvre. Mais -toi aussi, tu es pauvre. As-tu tellement -besoin d'avoir des sous? Je t'en gagnerai. -Je t'aime.</p> - -<p class="i1">—Moi aussi, je t'aime, mon petit. Tu -es sauvage et tu es propre. Tu as une odeur -de pauvre et une odeur d'enfant. Pourquoi -es-tu amer? Les gens qui sont riches, ce -n'est pas leur faute, va!...</p> - -<p class="i1">—Qu'en sais-tu?</p> - -<p class="i1">Il se défiait.</p> - -<p class="i1">—Quand je te disais que tu n'étais pas -d'ici!</p> - -<p class="i1">Il lui prit les mains, la tourna vers -lui, dans le jour qui se levait, la regarda -dans les yeux.</p> - -<p class="i1">—Oh! tes yeux! on croirait de la mer!...</p> - -<p class="i1">—Tu as vu la mer?</p> - -<p class="i1">—Non. Mais ça doit être de l'eau comme -des pierres précieuses qui se fondraient -ensemble et qu'on voit se fondre, un grouillis -<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span> -d'étoiles de toutes les couleurs, un tourbillon -de soleil, de lune, d'acier, d'or, -d'argent avec de l'écume: ça saute, ça se -met en colère, ça retombe, ça crie...</p> - -<p class="i1">—Et mes yeux, c'est tout ça?</p> - -<p class="i1">—C'est plus: je ne sais pas, je ne -peux pas dire.</p> - -<p class="i1">Elle l'interrompit, véhémente, attendrie:</p> - -<p class="i1">—Eh bien! mon pauvre petit, je l'aime, -moi aussi. Je me suis offerte et c'est comme -si tu m'avais prise et que <i>j'aurais</i> bien -voulu, en même temps. Tu as été mon -maître et mon frère. Tu m'as brisée et j'ai -souffert et je crois n'avoir rien senti qu'un -long baiser chaud, humide, une larme -infinie qui m'aurait baignée, enveloppée, -emportée vers un océan d'émotion, d'affection -et d'infortune. Tu as été malheureux -sur moi, tu m'as donné ta peine et nous -nous sommes possédés en sachant que -nous n'avions pas autre chose à avoir. Tu -<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span> -as été si sincère, si enfant, si câlin, tu as -presque gémi et tu as grondé comme on -se révolte dans l'agonie. Et tout cela, mon -petit, ta franchise dans la caresse, ta force, -ta douceur, tu les regrettes? Tu aurais été -le même avec n'importe qui, avec une -femme qui aurait eu l'habitude? Je n'ai -rien été pour toi qu'un corps, pas même -un corps? Ah! mon petit! mon petit!</p> - -<p class="i1">La belle crise, jeune et fière! Elle l'avait -pris à l'épaule, tirait toute sa face vers ses -lèvres, le réprimandait goulûment de ses -yeux à demi-fermés et d'un pli qui glissait -sur son front, sans oser le toucher et s'y -arrêter. Maternelle, en petite sœur qui sait -mal, mais qui y met de la bonne volonté, -elle était à la fois ingénue et coquette, -quasi-divine. C'était l'instant délicieux et -unique où la femme, sacrée femme, hésite -encore et ne retrouve plus son chemin, la -mauvaise route où elle minaude encore -<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span> -avec le vice et la vertu, où il y a un dernier -espoir de miracle, du miracle qui -effacerait le péché, qui recréerait l'enfant -et qui, au besoin, ressusciterait à jamais -l'ange dans la bête. Si touchante que le -jeune homme se remit à pleurer.</p> - -<p class="i1">—Voilà, dit-il. Tu parles bien, tu fais -trembler et tu arraches je ne sais quoi en -moi, une chose qui serait mon cœur, mais -plus grand et qui m'emplirait tout, avec -mes nerfs et mes veines. Tu es belle, tu n'as -pas l'air méchant et c'est tout ça que tu as -donné à n'importe qui. Ç'a été moi: nous -sommes bien à plaindre tous les deux! Nous -serons malheureux toute notre vie parce -que nous y penserons toujours.</p> - -<p class="i1">Il s'attendait à la voir sourire; elle ne -sourit pas. Elle le regardait. Ses yeux bruns, -brouillés de larmes, ses traits arqués et -dessinés, gravés dans du désespoir et de la -colère, sa lèvre un peu lasse en sa volonté, -<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span> -son menton vainement autoritaire, sa barbe -frisée et légère, ses cheveux abandonnés, -sa haute taille maigre,... mon Dieu! comme -c'était d'ensemble, comme ça se tenait, -comme c'était peu oubliable! C'était d'une -telle humanité, mieux qu'un modèle d'atelier, -pis qu'une statue: il lui sembla qu'elle -avait encore contre sa chair ses articulations -souples et nettes, ses artères en fièvre -et tout ce sang chaud et frais à la fois qu'elle -entendait, à coups pressés, couler régulièrement, -généreusement, sa vie enfin, sa -vie chère de tout à l'heure, qu'il mêlait à -sa vie dolente, à elle. Il crut qu'elle allait -crier vers lui. Un grand silence était tombé. -A travers les cloisons illusoires, l'hôtel -jetait seulement le sommeil de ses six -étages à l'insomnie des deux enfants: -l'hôtel devenait une massive prison de soupirs, -d'anéantissement geignant, de misère -ronflante; les anonymes qui, accouplés ou -<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span> -solitaires, s'étaient allongés, à la suite, -séparés à peine par des paravents de plâtre, -avaient l'air de dormir ironiquement -contre les jeunes gens, leur rêve et leur -noble navrement. Le sommeil, tueur -d'énergies, tombeau de projets, le sommeil -qui courbe, qui prostre, qui résigne, se -faisait plus rythmique, plus tyrannique, -plus railleur; il ramassait en sa sourde -chanson l'horreur quotidienne des métiers, -de la précaire oisiveté, des besoins, des -courses, des efforts et des tristesses des -hôtes d'en bas et d'en haut, leur obscurité, -leurs ambitions cassées, leur néant et leur -secret—pour en faire une masse crissante, -glapissante, un râle et un plain-chant religieux, -un hoquet et un <i>de profundis</i>: ces -souffles rauques d'inquiétude, ces souffles -qui se retiennent devant des cauchemars -et des souvenirs, ces voix qui, indistinctement, -se plaignent, pendant la trêve nocturne, -<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span> -de la journée qui est partie et de -celle qui la suivra, ces souffles sans âge, -sans sexe, s'en venaient faire la leçon aux -tristes amoureux, leur enjoindre d'aller l'un -à droite, l'autre à gauche, par les sentiers où -l'on se rencontre sans se reconnaître, tant -on a à souffrir pour soi et à y songer! Ce -fut une gêne si vraie que la jeune fille n'y -tint pas: elle ne voulut pas rester dans ce -lit, de songer qu'il y avait d'autres lits -autour d'elle et sous elle. Alors, pour ne pas -revoir ce corps ou pour sacrifier à quelque -pudeur, le jeune homme se mit à la fenêtre.</p> - -<p class="i1">L'aurore tombait plus qu'elle ne se -levait, engluée d'un jour lourd et d'une -lumière sans éclat. Il n'était que trouble -et tumulte. Il rêvait d'une nuit qu'il -ne connaissait pas, où l'on se recueille -dans la campagne, à même la nature, et -où, dans la ténèbre effrangée et découpée -des feuillages, sous la voûte obscure et -<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span> -pailletée du ciel, les reflets de verdure se -gravent en relief, où l'on a des routes à -suivre qui vous confessent et qui se confessent, -doucement, où l'immensité se fait -intime, où la terre se fait caressante et divinatrice, -où le mystère s'explique un instant -dans le chant des oiseaux, où les -étoiles—et l'étoile du destin—traînent le -long des forêts, au travers des cimes. Il -entendait des oiseaux, des oiseaux n'ayant -qu'une note et qui, parmi son agitation, -lui apparaissaient les yeux crevés, captifs, -et vrillant leur cri en plainte. Les rares -arbres qui s'alignaient là-bas étaient muets -et graves, exilés. Il avait mal, n'avait pas -ce qu'il lui fallait, un gémissoir, le confessionnal -à ciel ouvert des panthéistes et ces -lueurs, qui éclatent au passage dans votre -méditation, d'une rose à demi entrevue ou -d'un ruisseau suavement infléchi; il n'avait -pas ces joyaux de sensibilité qui brillent -<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span> -dans un bosquet courbé comme pour poser -sur votre front une couronne qui pense. La -nuit qui montait à lui était la nuit de cet -hôtel sale, d'une sale rue où le quartier des -Champs-Élysées venait suer et se vider. -C'était la nuit courte du sommeil sans -haleine qui vous abandonne lâchement et -qui vous laisse démailloté de votre repos, -mauvaisement nu, au seuil du jour. Et il -avait à se décider, à décider. Mais déjà une -étoffe déchirée jouait avec l'étoffe usée de -son épaule et une petite main frôlait le -duvet tiède de son menton. Il eut un frisson -de déplaisir en s'entendant appeler:</p> - -<p class="i1">—Chéri.</p> - -<p class="i1">—Quoi?</p> - -<p class="i1">—Fais-moi un peu de place. Je veux -voir, moi aussi.</p> - -<p class="i1">La fenêtre n'était pas une lucarne: c'était -une vraie fenêtre, écrasée, couchée elle-même -en longueur, sous l'arête du toit. -<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span> -Il y avait place pour deux, à condition de -se pencher en dehors. Il se poussa.</p> - -<p class="i1">—Ah! dit-elle.</p> - -<p class="i1">Ils étaient un peu haut. Elle se demanda -comment elle avait pu grimper tant de -marches qu'elle ne se rappelait plus: ça -devait être roide, glissant, branlant. Elle -commençait à mesurer sa fièvre. Et puis? -Elle allait mieux et aurait à redescendre; -voilà tout. Elle contempla, domina.</p> - -<p class="i1">—C'est Paris, ça?</p> - -<p class="i1">—Ah! maintenant, tu ne nieras plus; -tu n'es pas d'ici!</p> - -<p class="i1">Il la ramena dans la pièce, la toisa dans -ses vêtements ou soi-disant tels. Ils étaient -plutôt frais mais largement souillés et -déchirés: taches de même âge, accrocs -amassés, une dévastation universelle, quasi -régulière et frénétique.</p> - -<p class="i1">—Comme tu es arrangée! fit-il. On -dirait que c'est exprès!...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span></p> - -<p class="i1">—Et ça? répondit-elle. Est-ce que c'est -exprès, aussi?</p> - -<p class="i1">Elle indiquait Paris, la croûte de Paris, -la coiffe du ciel sur des détritus de cheminées -ou des carcasses de colonnes et de -bâtiments, une aube mal habillée et hagarde, -un effort, sans âme encore, de montée, de -construction, des édifices pas éveillés, une -folie de travail, au repos, pour l'Exposition -incertaine. Ça se levait de partout, se -dressait, s'arrêtait, attendant l'ouvrier; ça -se tordait en fantaisie ou ça se tenait droit, -chancelant sans en avoir l'air, avant la -confirmation de la scie, du rabot et l'investiture -des mains plébéiennes.</p> - -<p class="i1">Palais en corset et même avant le corset, -maisons riches avant la richesse: c'était -sinistre, le désert en hauteur, les piliers -mal équarris, le fer rouillé, l'acier terne, la -terre meuble. Des cailloux se devinaient -dans la poussière: architecture d'abattoir -<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span> -et d'usine misérable, chaotique, dans les -palissades trop courtes. L'admirable et -pure avenue ne jetait pas jusque-là l'ombre -et la ligne de ses arbres, la courbe de ses -jardins et jusqu'à sa blessure, au milieu. Il -n'y avait que les échafaudages, les outils, -les treuils, un arsenal muet d'entrepreneurs -et de tâcherons, de la machinerie, de -la métallurgie et de la pierre, du ciment, -échoués en bas, comme en tas. Et la -Seine, ensuite, se précipitait entre les -trous. Ruban industriel et de fatigue, il en -restait juste assez pour nouer une cravate -bleue autour de lourds bateaux immobilisés: -on ne l'entendait pas de si loin et -c'était un agrément au pied d'autres palais -en gestation, au-dessous d'un dôme ruisselant -d'or, en bordure de ferrailles et de -ferronneries, de gares projetées, de barrages -dessinés, de panoramas et d'établissements -de plaisir qui ne montraient, pour -<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span> -le moment, qu'un squelette incomplet et -laborieux, que des dessous assez secs et -que la misère générale, la misère-type, la -misère, base et ressort qui est au centre de -tout, dans l'essence de tout,—telle la mort. -Paris? Paris était ailleurs. Là, ce n'était -que Demain. Demain sans plus, sans le -jour qui suivrait, le demain immédiat -d'une époque impatiente qui veut la joie -tout de suite et qui, pour le surplus, pour -l'éternité, s'en remet à la nuit et à ses -rêves ou à son bon plaisir. Paris, en avant, -en arrière, étendait ses larges ailes d'oiseau -écartelé, Paris saignait, se recroquevillait -ou s'ouvrait ailleurs, immense, énorme et -menu, en des détails de maladie, en des -prurits, en des sanies; Paris laissait là, -isolés, ces pièges à provinciaux, à étrangers, -ce miroir à alouettes de Panurge qui -viendraient considérer de loin la magnificence -de l'effort, de la réussite, de la merveille -<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span> -et qui iraient ensuite mourir dans -leur trou obscur si cette petite Seine qui -coulait là ne les attirait point en son leurre -de néant fluide.</p> - -<p class="i1">La jeune fille se tourna vers Paris, de -l'autre côté. Mais il n'y avait rien à voir. -La rue était un couloir étroit, engorgé, qui -arrivait à un faubourg sans oser le regarder, -qui y entrait par la porte de service et qui -s'arrêtait, morte subitement de lumière, -d'air, de facilité! Les toits qui s'étageaient, -toits d'hôtels particuliers ou de palais -nationaux supposaient des piliers, des -pilastres, des pylônes, un luxe d'Empire ou -une renaissance vaine de Grèce à chapiteaux. -Du vide, avec des cheminées. Elle -rêva par-dessus, vers le ciel bas.</p> - -<p class="i1">—Non, disait gravement une voix, ce -n'est pas exprès, tout ça, c'est de la peine.</p> - -<p class="i1">—Tu vois bien! triompha-t-elle, sans y -penser.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span></p> - -<p class="i1">Mais le jeune homme s'emportait.</p> - -<p class="i1">—Oui, mais tout ça, tout ça, ce n'est -pas toi. Tu n'es pas d'ici.</p> - -<p class="i1">Elle eut un rire clair. Il insistait:</p> - -<p class="i1">—Si tu étais d'ici, tu ne remarquerais -rien. Tu ne regarderais rien. On ne regarde -pas, à Paris. Si je me suis mis à la fenêtre, -c'était pour avoir un peu d'air. J'ai mal au -cœur, à tout. Et aussi pour ne pas te voir -parce que, mon Dieu! je serais retombé sur -toi, simplement. Mais tu te trahis! tu t'intéresses -à ça? Tu n'es pas d'ici, vois-tu, je te -le jure. Est-ce que c'est pour toi, ça? Est-ce -que tu as besoin de savoir, de connaître? -Tu es femme et tu n'es pas d'ici, non, non.</p> - -<p class="i1">Elle le toisa, et toisa en lui son essence, -son pays, tout le mystère de la race, la -sève du sol, la semence de l'air natal.</p> - -<p class="i1">—Est-ce que tu serais patriote?</p> - -<p class="i1">—Je ne suis pas assez riche, ricana-t-il. -Je n'ai pas de terres et je n'ai pas assez -<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span> -d'argent pour acheter un drapeau. La patrie, -c'est la vie,—et je veux vivre. Mais, tout de -même, il y a quelque chose qui me gêne: -je ne sais pas si tu aurais tourné—si tu étais -d'ici. L'audace, l'aventure! Enfin, on n'ose -pas ici, et voilà, tu oses, toi,—et je t'aime...</p> - -<p class="i1">Hautaine, elle interrompit:</p> - -<p class="i1">—Oui, tu te devais à une fiancée de ton -village, une promise, n'est-ce pas? La connais-tu -ou l'attends-tu? Mais je ne veux pas -te voler, moi.</p> - -<p class="i1">Il éclata:</p> - -<p class="i1">—Mon village, le voilà, mon village, -c'est ce tas sur quoi tu uses tes yeux, c'est -ce que tu appelles Paris, cette prison de -maisons, de quais, de pavés qui crachent -de la boue, d'hôpitaux qui nourrissent des -malades, de prisons qui se déversent sur -des bagnes et de cimetières qu'on force à -manger des cadavres, vite, vite, pour trouver -un trou (pour pas longtemps) à d'autres -<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span> -morts. Et ça t'amuse à voir! moi pas. Moi, -j'en suis: ça n'est pas à moi, je passe. -Est-ce que nous avons le temps, le droit de -nous attacher à rien? Il faut marcher, vois-tu, -vendre à des gens dont la figure te sera -toujours inconnue et ne voir que les sous, -dans leurs mains, les sous qui se ressemblent -tous et dont tu pourras faire du -pain pour le jour suivant et pour l'autre -nuit. Je ne suis pas badaud, je ne suis pas -curieux, je vais, je viens et si je ne me tue -pas, c'est parce qu'on ne m'a pas appris.</p> - -<p class="i1">Elle interrompit:</p> - -<p class="i1">—On t'a beaucoup appris?</p> - -<p class="i1">—Rien, cria-t-il, rien, tu entends?</p> - -<p class="i1">—Et tu penses?</p> - -<p class="i1">—Je ne pense pas, je sens. Mes idées, -ce n'est pas à moi, non plus. Elles montent -des pavés, des trottoirs, de la boue, des -flaques, du sang, de moins. Ça me vient -des gens qui souffrent sans qu'on les voie, -<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span> -de la misère qui est partout, des ventres -vides, des yeux qui se sont rabattus sur des -cauchemars...</p> - -<p class="i1">—Et ça t'amuse?</p> - -<p class="i1">Il prit un air terrible: il lui promit, d'un -sourire, des revanches, des chevauchées, -une reprise, une dévastation:</p> - -<p class="i1">—Laisse faire: ça m'amusera.</p> - -<p class="i1">Il fouillait maintenant de ses yeux aigus -les toits méfiants, comme de mains fiévreuses. -Il agitait des espoirs actifs et violents -comme des drapeaux de pillage, il -remuait les convoitises comme de l'or volé -sur du sang.</p> - -<p class="i1">Elle posa la main sur son épaule et -écouta bouillonner son sang à lui, son sang -noir. Elle s'étonnait d'avoir subi son choc: -ses baisers lui revenaient en morsures de -furie: il avait pourtant été si tendre, il -avait caressé et pleuré! le voilà maintenant -qui griffait à même la société! Il lui -<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span> -sembla qu'il retirait son étreinte, qu'il -lui arrachait ses bras, qu'il voulait se -reprendre tout entier pour être plus fort, -plus brutal contre les gens, la troupe, les -préjugés et les scrupules. Elle avait l'impression -d'être dépouillée vive. Elle ne -sourit qu'en l'entendant dire:</p> - -<p class="i1">—Je te donnerai tout ça, tout.</p> - -<p class="i1">—Nous nous associons alors?</p> - -<p class="i1">Il grimaça:</p> - -<p class="i1">—Écoute-moi bien. Je ne suis rien, non -pas ce qu'on appelle rien, mais encore -moins, ce qui n'a pas de nom, ce qu'on -n'appelle pas. Je n'ai pas de nom.</p> - -<p class="i1">—Moi non plus.</p> - -<p class="i1">—Bon! Je ne suis pas anarchiste. Je -suis pauvre; je ne veux rien, mais il me -faut tout, parce que je n'ai rien. Je ne -regarde pas, je ne veux pas savoir. Ça -m'est égal qu'on taille les pierres et les -diamants, parce que je les aurai bruts, plus -<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span> -gros. Je marche devant moi. Un jour je -tomberai dans un trou ou dans le ciel, et -comme il faudra que je me démène, je me -démènerai: j'attends. Toi, c'est autre chose, -c'est la même chose. Je ne t'attendais pas. -Tu m'es venue. C'est donc toi que j'attendais, -car il faut une femme à un homme.</p> - -<p class="i1">—Tu es fou! articula-t-elle. Tu dis des -bêtises.</p> - -<p class="i1">—Tu mens! tu mens. Je ne suis pas -fou! je ne dis pas de bêtises. Tu veux être -une fille. Tu vas prétendre que c'est moi -qui suis cause, parce que j'ai bien voulu de -toi. On appelle ça lancer une femme, oui? -Eh bien! je ne veux pas. J'ai bien voulu -de toi. Je te veux maintenant, toujours.</p> - -<p class="i1">Il allait:</p> - -<p class="i1">—Oui, je sais. Tu as vu des restaurants -où l'on mange la nuit, comme si on avait -besoin quand on a mangé le jour, et où l'on -boit, comme si c'était permis! Tu as vu des -<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span> -épaules qui se montrent quand elles pourraient -être au chaud et qui se figent sous -des colliers, des perles et du vert ou du -rouge coupé en petits morceaux!...</p> - -<p class="i1">—Une fille, oui, dit-elle, oui, oui!</p> - -<p class="i1">Elle se révoltait contre son éloquence. -Elle se dressait, subitement volontaire, -tyrannique en sa résignation, imposant son -abaissement. Elle se précipita, le toucha -aux épaules, le courba, impudique, magnifique -et simple. Ce fut autour des yeux du -jeune homme, fermés d'autorité, comme une -source chaude de baisers, comme des caresses -en cataracte, jaillissantes, enveloppantes, -sautelantes, gouttes d'azur et de feu tout -ensemble, comme une souple armature de -piques, de chatouilles, de caresses aiguës -et de ces fouilles aimantes qui prennent -l'âme et qui la goûtent avidement; ce fut une -chaîne infinie et voluptueusement brisée -d'emprises, de marques de possession, des -<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span> -drapeaux de joie fichés à vif dans la chair, la -passion conquérante, aguichante, puissante, -menue, ne laissant rien: tout l'océan de la -tendresse humaine se rua. Et le jeune homme -n'était que proie. Il tâcha à se débattre.</p> - -<p class="i1">—Ah! tu sais bien, dit-il, tu sais trop.</p> - -<p class="i1">—Quoi?</p> - -<p class="i1">Elle continuait. Elle le ployait maintenant, -l'attirait à soi, entre ses seins. Elle ne -dit qu'un mot:</p> - -<p class="i1">—Pleure!</p> - -<p class="i1">Il ne pleura pas. Elle répéta:</p> - -<p class="i1">—Pleure encore, un tout petit peu, pour -moi.</p> - -<p class="i1">—Non: tu sais trop.</p> - -<p class="i1">—C'est pour toi, déclara-t-elle, pour -toi seul.</p> - -<p class="i1">Il éclata de rire:</p> - -<p class="i1">—Pour moi, ces soins, pour moi, cette -perfection, pour moi ces câlineries? Non! -non! On appelle ça une vocation, je crois? -<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span> -Tu étais née pour. Mais je te jure! Ça -ne sera pas. Tu seras à moi, à moi seul.</p> - -<p class="i1">Il s'était détaché et dressé. La volonté -se levait contre la destinée, le jeune homme -dominait la femme, son avenir, l'obscure -trame de son sort: ses dents serrées, ses -yeux, ses poings menaçaient, ordonnaient, -défendaient.</p> - -<p class="i1">Elle sourit.</p> - -<p class="i1">—Quand je te le disais!</p> - -<p class="i1">Mais il la prenait à son tour. Il lui saisit -les cheveux et, d'une voix d'enfant, étonné -en sa colère, et calmé:</p> - -<p class="i1">—Oh! on croirait qu'ils ont la fièvre, tes -cheveux!</p> - -<p class="i1">Elle n'avait pas la fièvre. Ses cheveux -brûlaient, par habitude.</p> - -<p class="i1">Solennelle, elle mit sa main dans la -main du jeune homme:</p> - -<p class="i1">—Je te jure que je ne serai jamais à -un autre que toi.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span></p> - -<p class="i1">—Mais alors...</p> - -<p class="i1">—Alors ce n'est pas dire que je serai à toi -toujours ou que je serai encore à toi. Tu ne -comprends pas. Ne comprends pas. Viens.</p> - -<p class="i1">Il ne bougeait pas. Elle indiqua:</p> - -<p class="i1">—Nous nous en allons.</p> - -<p class="i1">Ils descendirent, en silence. Les escaliers -criaient, se fendaient et se refermaient à -mesure, car le bois, aussi, apprend à être -pauvre et à mourir sans fin: ça s'appelle -jouer. Le jeune homme sentait qu'il n'avait -plus ni tête, ni corps, ni cœur, qu'il n'était -que combat et que trouble: la sensualité, -l'indignation, le sentiment du futur, le -désir et la responsabilité morale, la joie -toute proche de la rancœur, de la misère, -c'était tout choc, tout chaos, tout malaise, -une horreur excitée et lasse, une angoisse -d'après et une étreinte obstinée, la griffe -latente de la caresse, l'envers du baiser, la -morsure—et la morsure qui dure. L'autre -<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span> -allait devant lui, inexperte et légère, se risquant -et redoutant la chute de cette cage -fragile et fantaisiste de bois et de fer, trébuchant -de marches en couloirs et retenant -son pas, jusqu'à son souffle, par respect -pour les bottes étagées et le vague garçon -de l'hôtel qui errait on ne savait où. Elle -gardait de la grâce et une grâce unique. A son -aise en sa gaucherie, chez soi en cette fuite -de hasard, elle tournait comme à la parade.</p> - -<p class="i1">Évadée du bouge, elle se redressa encore. -Puis elle eut l'air de se voir et de se voir -pour la première fois: elle frémit,—ou -presque. Elle regarda le jeune homme avec -impatience et héla un fiacre qui passait. -Le jeune homme s'affolait:</p> - -<p class="i1">—Que fais-tu? Nous n'avons plus d'argent.</p> - -<p class="i1">Sans répondre, elle fouillait sa loque de -robe et mettait une large pièce d'argent -dans la main du cocher, lui jetait une -<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span> -adresse qui échappait à la stupeur de son -compagnon et ajoutait:</p> - -<p class="i1">—Vite, surtout! vite!</p> - -<p class="i1">Le sapin se ramassait en un essai de -galop sur place. Le jeune homme considéra -cette caisse noire mal lavée: c'était son -cœur et son rêve; tout allait filer, tout filait. -Il ne s'écouta pas défaillir, il ne réfléchit -pas, se rassembla, se lança. Il lui fallait -cette femme, et son refuge et son nom: -elle le trompait, déjà! Elle lui avait volé -son pain, sa nuit, son amour: il la retrouverait, -il ne la lâcherait pas. Il n'abandonnerait -rien de son rêve, de ses projets, de -sa douceur même de cœur, en sa furie. Il -se suspendit, s'aggriffa à la balustrade du -vieux fiacre, se refit une insouciance -dans son tumulte et un jeu d'enfant parmi -sa haine d'amant. Il se recroquevilla, se -tassa, fit balle de sa passion, de son angoisse, -de sa curiosité et se sentit entraîner vers -<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span> -des destins inconnus. Le cheval piaffait, -ruait, tombait à mesure, sans force, sans -courage, en cette aurore aiguisée. Des rues -le secouèrent au passage, tendu, concentré, -atroce. Enfin, après l'Arc-de-Triomphe, -très loin dans l'avenue Kléber, devant une -grande bâtisse grise et nostalgique qui avait -l'air de receler des mystères et de cacher des -splendeurs après des enceintes et des enceintes, -la jeune fille se glissa, creusa d'une -clef préparée la serrure d'une porte de service. -Mais elle entendit à son oreille un cri -de reproche, une injure serrée, crachée:</p> - -<p class="i1">—Messaline! Messaline!</p> - -<p class="i1">C'était un mot au hasard: le jeune homme -ne savait pas d'histoire. Elle pâlit, ne -regarda pas, défia, à vide, d'un port de tête, -et s'engouffra.</p> - -<p class="i1">Le jeune homme restait seul. Il considéra -longuement la maison triste—et ricana. -Le fiacre relayait. Le jeune homme erra, -<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span> -avisa un balayeur et lui demanda ce que -c'était, cette baraque-là sans fenêtres. Le -balayeur était renseigné.</p> - -<p class="i1">—Tu ne sais pas? c'est le palais de la -grande-duchesse de Schmerz-Traurig.</p> - -<p class="i1">—Elle n'est pas d'ici, n'est-ce pas?</p> - -<p class="i1">Le balayeur rit de bon cœur.</p> - -<p class="i1">—Bien sûr! c'est allemand comme père -et mère. Tu sais bien!</p> - -<p class="i1">Le jeune homme ne savait pas. Ce qu'il -savait, c'est qu'il avait possédé la grande-duchesse. -Pas plus, car il n'hésita pas. La -femme s'était ouvert une porte de service; -mais il était sûr que ce n'était pas une fille -de cuisine, ni une femme de chambre, ni -une suivante: c'était elle, elle seule, la -grande-duchesse. Il éclata d'un rire douloureux, -et confus, haletant, hoquetant, crispé, -il dit: «Messaline! Non! pas encore! -puisqu'elle était vierge!»</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span></p> - - - -<div class="chapter"> -<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2> -</div> - -<p class="ac">UNE COUR</p> - - -<p class="i1">On en était resté chez la grande-duchesse -au beau langage, au parler des temps où -l'on causait encore. Un souper se fût appelé -médianoche s'il avait eu quelque raison -d'être ou quelque occasion. Le <i>five o'clock</i> -se nommait goûter, comme de juste, et les -gens qui y étaient priés semblaient sortir -des castes, compagnies et corporations que -les talents ont su faire respecter parmi -les hommes. On n'y paraissait point sans -apporter sur son visage la consécration du -génie ou de la naissance, ce qu'une affectation -d'art décora du terme de patine: on -arrivait élu ou prédestiné, on s'en allait -charmé, on revenait fidèle. Les diverses -<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span> -académies, les plus éminents de l'ancien -corps diplomatique, quelques officiers -généraux en position de disponibilité ou -passés dans la deuxième section de l'état-major, -des ducs et pairs lassés de songer -à une chambre héréditaire, des agents -secrets qui avaient bien servi coudoyaient -sans hauteur des poètes, des philosophes, -des conspirateurs d'âme et d'esprit, des politiques -de mansardes et des réformateurs -d'utopies. La grande-duchesse souffrait -tout le monde et n'encourageait personne. -Dans l'exil, dans l'abandon, héroïque en -son archaïsme qui ne voulait pas condescendre -à des subventions, confiante mélancoliquement -en son droit divin qui laissait -leurs consciences aux traîtres et qui n'achetait -rien, elle patientait, dissertait, souriait -comme elle eût signé des décrets et refusé -des grâces: elle n'attendait pas et ne songeait -point qu'on l'attendît. Le malheur -<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span> -public a ce privilège d'unir autour de son -objet les dévouements les plus disparates -et ces fleurs ennemies que le mécontentement -fait germer et courbe vers une même -infortune. Le grand-duc de Schmerz-Traurig, -détrôné après plus d'excentricités que -de revers, n'avait regretté ni son peuple, -ni la couronne. Il appartenait à cette époque -constitutionnelle qui permettait à peine la -débauche aux princes exaltés et les vertus -privées aux monarques magnanimes. Cette -folie bâtarde qui souffla sur les meilleures -maisons après la Révolution gigogne de la -France, ne s'était point arrêtée aux vieux -burgs du pays. Les diètes et Parlements -avaient sévi: le souverain acceptait tout, -avec sa liste civile, et paradait dans le désert -non sans défier le puritanisme de ses -sujets: ses maîtresses faisaient scandale et -lui, dans le tas. Artiste, par catastrophe, -criminellement passionné pour la musique -<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span> -et les arts plastiques, il échoua dans la -danse. C'était le temps où les danseuses -avaient cet avantage d'être ou honnêtes ou -célèbres: les premières devenaient princesses -morganatiques et les autres les imitaient -dans la mesure de leurs moyens, en -mieux. Otfried Gutbert fit la cour aux unes -et emplit sa cour des autres: les impôts, -sarcasmes, scandales, condamnations qui -suivirent mirent le souverain au ban de -sa patrie et de l'Europe: les événements -de 1866 eurent, en ce qui le concerne personnellement, -plus l'air d'une épuration -et d'une exécution que d'une conquête -méthodique et raisonnée: il quitta ses -états avec aussi peu de chagrin qu'il en -laissait. Le pouvoir était devenu pour lui -un exercice de volupté dont il ne percevait -plus que la fatigue. Il restait de -bonne maison, riche, auréolé de fatalité, -inspirant juste assez de pitié pour piquer les -<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span> -curiosités et pour ne toucher personne. Il -avait la félicité de n'être pas un roi d'opérette, -et, à la fin du second empire, les -grands-ducs se pouvaient honnêtement divertir -à la <i>Grande-Duchesse</i>: ce n'était pas -pour eux, il y en avait trop ou trop peu. -Il choqua par habitude, révolta, pour ne -pas être tout à fait déchu. Il épuisa toutes -les nuances de la noce et les marqua de -son chiffre. Ce n'était ni barbare, ni ignoble, -et sa cruauté passionnelle ne manquait pas -de race. Je n'ai pas à retracer, même au -trait, ses débauches: elles sont d'histoire. -La guerre franco-allemande le trouva ou ne -le retrouva pas en Italie, loin de la prise -de Rome. Il s'y rencontra avec Thiers, en -déplacement diplomatique. Le petit homme -d'État français lui promit ses possessions -perdues au cas d'un triomphe qu'il n'entrevoyait -point: c'était en considération des -relations, si j'ose dire, que l'exilé avait su -<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span> -garder dans tous les mondes, même augustes. -Ces relations firent respecter le -palais de l'avenue Kléber dans les plus -désespérées éruptions de la Commune. -Mais Otfried-Gutbert ne revint pas tout de -suite à Paris. Il entreprit un long voyage. -Il se vengeait de sa ruine politique. Il parcourut -les pays les plus divers pour en noter -les fondrières, les ulcères, les défauts -de situation, les fissures, les brèches, les -vices de gouvernement. Jouissant de l'envers -de son imprévoyance, doué soudainement -(ou plutôt par le lent effort d'un atavisme -contenu, d'une hérédité qui avait -amassé par l'absurde) d'une sagacité, d'un -génie stratégique, voire d'une science de -création, il refit la carte d'Europe, idéale, -donna le coup de pouce du démiurge qui -peut changer le cours d'un fleuve et du -Destin, poussa jusqu'en Perse et publia -enfin cet <i>Itinéraire de Paris par Jérusalem</i> -<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a> -<a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a> -<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span> -qui, tiré à très petit nombre, devint -aussitôt plus rare que le «vrai» <i>Traité des -trois imposteurs</i>, c'est-à-dire qu'il disparut -ou à peu près. Otfried sourit: il n'aimait -pas les gens qui lisent: ils lui avaient -coûté trop cher. Il était arrivé au résultat -qu'il souhaitait sans l'espérer; on l'estimait. -Il eut l'exigence et la coquetterie de -se faire élire membre libre de l'Académie -des sciences morales et politiques; -c'est, pour le diable, la dernière façon de -devenir ermite. L'âge venait. Otfried Gutbert -ne pouvait plus tomber aux pires -excès et aux paroxymes séniles: il avait -pris ses précautions dès son adolescence et -avait goûté à ces effroyables voluptés qui -pourrissent honteusement de leur essai sans -plus nous tenter d'ores en avant. Il devait -<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span> -d'ailleurs cette politesse à sa race de faire -souche d'honnêtes gens. Une famille de -perpétuels prétendants, qui lâche de temps -en temps une fille sur un trône étranger ou -qui englue pour un mâle la triste descendance -d'un roi trop prolifique, lui offrit son -ultime héritière qu'il épousa non sans -pompe et qu'il rendit mère d'un enfant du -sexe féminin à laquelle il imposa les prénoms -de Marie-Sophie-Augusta-Sévère-Clémentine-Alessandra. -La naissance de cette -enfant remonte aux derniers jours de l'année -1878. Otfried Gutbert vécut encore -quelque peu. Devenu impotent, il se souvint -qu'il était prince, qu'il appartenait à une -Académie et convia chez soi des confrères et -des frères. Les souverains dépossédés firent -cour à part, arguèrent de protocole: les -plus gueux se décidèrent à grand'peine et -quelques-uns parce qu'ils avaient des enfants -en bas âge dont les jeux requéraient -<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span> -un ou une partenaire de rang égal. Les -corps savants se haussèrent à ces réceptions -et les causeurs vinrent y prendre une -autorité séculaire, du ton et du style, -comme le vin des hanaps. On n'y médit -pas plus qu'on n'y conspira: crispé, le -visage pâli et congestionné à la fois des -suprêmes titillations de la vie et des affres -de l'au-delà, l'œil clair d'une ironie obstinée -et d'on ne sait quelle dédaigneuse sérénité -de l'âme devant les supplices proches -de l'enfer, souriant et pénible, oppressé, -retenu en son agonie, majestueux parmi -sa décomposition, il discutait, semait sans -l'étaler une érudition volée on ne sait où, -innée ou adventice, corrigeait des opinions, -redressait des hypothèses, taillait dans -des utopies ou amplifiait des plans, des -systèmes, ne gardant son sérieux que sur -les sujets badins ou joyeux et plaidant -gravement, grandement, l'incompétence.</p> - -<div class="footnotes"><p class="p2">NOTE:</p> - -<div class="footnote"> - -<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a> -<a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> -L'auteur ne croit pas trop s'avancer ici en promettant -une édition nouvelle de cet ouvrage introuvable. A part -quelques coupures exigées par la bienséance internationale, -ce sera, avec ses incorrections de langage, ses -archaïsmes et néologismes, le pamphlet même d'O.-G. IV.</p> -</div> -</div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span></p> - -<p class="i1">Il disparut ainsi à mesure, se donnant -par lambeaux au démon, où plutôt se dégageant, -se perdant, se fondant dans le néant -et devenant lui-même néant, comme les -empereurs romains devenaient dieux, en -une apothéose moderne, et d'un orgueil si -effrayant qu'il se peut survivre à jamais. Il -n'avait plus de terres à léguer à sa fille: il -lui légua la terre, sans plus. Du haut de son -exil et de son doute, il la sacra impératrice -et lui assura des destinées, la munissant -par avance d'un conseil de régence -unique: c'étaient les académiciens, artistes, -anarchistes et mécaniciens qu'il avait -assemblés.</p> - -<p class="i1">La veuve du grand-duc, Marie-Albertine -de Gothie était parfaite comme le sont -toutes les princesses de sa famille lorsqu'elles -échappent à leur ancestrale fatalité. -Elle s'était mariée parce que son père -s'acharnait à demeurer prétendant et que -<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span> -les plus fortes alliances, celles qui pèsent -dans les congrès, se contractent avec -des souverains déchus et que les familles -comptent toujours plus, sur le papier, que -les territoires. Elle avait perdu son père -presqu'en même temps que son mari, et -deux mois après que sa sœur cadette, enlevant -un sculpteur napolitain, le trompait -d'abord avec son modèle, puis se réfugiait -au harem du sultan de Tripoli pour échouer, -de cafés-concerts en bazars, à un couvent -peu dégoûté où elle mourut de la poitrine. -Ses frères portaient l'épée un peu partout, -placés dans toutes les cours comme des -gages d'amitié d'une dynastie malheureuse -et pour appeler sur elle, en cas de vacance, -l'attention des frères et cousins plus avantagés. -Marie était à Paris aussi seule qu'on -peut l'être et s'en trouvait bien. Elle ne -vécut plus que pour son enfant. Elle l'aima -en princesse. Avant tout, elle pria pour -<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span> -elle. Puis elle l'éleva suivant son rang, et -pour ses destins. Elle ne connaissait de son -duché que ce qu'elle en avait lu dans les -almanachs de Gotha et ce qu'elle en avait -entendu soit à l'époque de ses courtes fiançailles, -soit dans la suite et par hasard. -Elle voulut que sa fille possédât sa patrie -et sa propriété dans son histoire et dans -son âme. Les savants de son époux s'y -employèrent. Marie était de cette école de -souveraines qu'on fait grandir pour régner -et auxquelles on n'apprend rien, la grâce et -la naissance suppléant à tout et la seule -occupation d'une princesse, étant, comme -chacun sait, la charité qui ne s'apprend pas, -qui ne se mesure pas et que les ministres, -chambellans et budgets peuvent réglementer, -en outre. Elle en était restée à la -théorie des bals de la Restauration, à la -frénésie de représentation et de droit divin -qui se déchaîna à cette époque, aux promenades -<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span> -encensées, aux voyages de fleurs -et de cantiques, aux saluts et génuflexions -qui sont de tradition, d'usage, de bienséance -et d'ordre. Elle n'avait pu épuiser sa -réserve de révérences et n'avait jamais -dansé—ou presque. Elle ne croyait pas à la -science, croyant en Dieu, et méprisait l'histoire, -cette fille qui avait si souvent et -depuis si longtemps trompé les siens. Mais -elle considérait son enfant comme une -Schmerz-Traurig: elle était si peu à elle! -Et à voir ses yeux pâles, ses cheveux blonds, -ce sang allemand qui rêvait, chantait et -grondait en elle, qui se gerçait parfois sous -la peau et apparaissait âprement, la veuve -ressentait le respect et la terreur qui -l'avaient enchaînée à son mari. Son affection -resta digne, et sa sollicitude froide -et stricte veilla passionnément. L'esprit et -le cœur de Clémentine-Alessandra s'ouvrirent -peu à peu aux paysages du pays -<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span> -perdu: ses légendes lui tinrent lieu de -contes de fées et ses fées furent des fées -vassales, des fées bien à elle; les héros et -les ogres, tout ensemble, les archanges casqués -et les bourreaux mitrés étaient ses -grands-pères; les forêts lui appartenaient—et -les gnomes et les Elfes: elle prit ainsi -quelque habitude du merveilleux, acquit -d'écouter des prouesses sans défaillir et de -ne pas trop s'indigner des forfaits les plus -noirs. On lui dénombra les fleurs et les -étoiles de Schmerz-Traurig et ses poupées -furent ses aïeules reconstituées, si j'ose -dire, et souriant, sur nature, couronnées -ainsi que les couronnèrent les légats d'antan -et les antipapes. Ses éducateurs étaient -excellents: ce n'étaient pas des professionnels. -Ils se piquèrent, apprirent eux-mêmes -ou réapprirent, firent ainsi des découvertes -et se poussèrent plus avant dans les diverses -classes de l'institut. Ils avaient deux joies -<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span> -à instruire l'enfant: celle de retrouver du -passé et de le rendre à sa propriétaire légitime, -d'entrer dans le passé, de voir ce -passé revivre, se mouvoir à peine, hésiter, -lutter contre le présent,—et la joie aussi -de préparer l'avenir, d'armer chevalière de -la chevalerie moderne et de la seule chevalerie -possible, une élève auguste et infortunée. -On a rarement les disciples qu'on -mérite. Tomber du bout des lèvres sur une -petite fille qui est l'héritière et l'héritière -idéale de pays d'hérédités, d'héroïsmes -et de crimes sans exemples, avoir à lui -apprendre qui elle est, ce qu'elle aurait pu -être, la former, préciser, diriger sa nature, -la faire femme et la faire déesse, c'est une -fortune inouïe. Ces vieux hommes se sentirent, -à son usage, pères et nourrices. Ils -la choyèrent artistement et eurent, enfin, -le génie de la science. Ils coupaient, tordaient, -sculptaient leur érudition en gâteaux, -<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span> -en jouets, l'amusaient de batailles -brandies comme des hochets et l'accoutumaient -aux victoires ainsi qu'à des répons. -Elle s'amusait et se rappelait à mesure. -Les savants avaient l'air de traduire, par -fragments, des rêves ou ces remembrances -qui se lèvent la nuit, parées et armées, des -retours de passé, car le passé ne se résigne -point et a des vivants qu'il aime et auxquels -il revient, fidèle et empressé. La petite -avait déjà entendu ceci et cela: ces géants, -ces cuirasses, ces glaives, ces burgs, elle -les avait dans le sang. Dans les petits -salons, l'hiver, chauds et jolis, beaux pourtant, -elle s'instruisait en vaguant, en taquinant -ses maîtres, sautant d'un renseignement -à une idée, car, au cours d'un récit, -subitement, elle avisait un tableau, une -image, un meuble, un incident et interrogeait, -allait plus loin, montait aux sources, -à une cause, à un précédent. L'été, elle -<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span> -assemblait ses éducateurs dans le jardin et -c'était un groupe d'enfants qui mordaient -aux arbres, aux fleurs, qui s'égratignaient -en parlant, riant, pleurant, jacassant, courant, -dans un charme. C'est ainsi que grandirent -ses robes à trois plis d'infante, c'est -ainsi qu'elle se prépara à savoir et à savoir -tout. Rien ne la dérangea, pas même des -bruits de restauration.</p> - -<p class="i1">La douairière sembla entrer toute vive -dans sa niche de sainte et joindre ses mains -pour le marbre de son tombeau—jusqu'à -l'holocauste du bazar de la Charité où elle -périt, en esprit et de cœur. Elle ne mourut -que huit jours après, de n'y être point -morte. Elle fut martyre de son désir et cela -suffit au Seigneur.</p> - -<p class="i1">Clémentine-Alessandra fut donc parfaitement -orpheline en mai 1897. Elle avait atteint -l'âge de sa majorité légale: dix-huit -ans. Elle régnait. Elle renonça aux tabourets -<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span> -qui l'avaient dressée jusque-là, s'accorda -le droit de lire, de vivre, de voir. Et -elle se sentit vraiment en deuil. Les fragments -d'histoire, de philosophie, d'esthétique, -de morale, de politique et de littérature -qu'on lui avait raboutés et cousus, les -fantaisies, subtilités, théorèmes et autres à -peu près ne pouvaient rien contre l'existence, -n'étaient rien qu'un reflet menteur -et déchiré, sans aucune relation avec la -réalité: elle se promena, regarda, et, de la -rue, la vérité entra en elle, la blessa, la -troua et la prit. Elle eut honte des délicatesses -qu'on avait eues envers elle: on lui -avait mâché de l'âpreté, de la cruauté, de -la bassesse; on lui avait coupé l'infini en -petits morceaux, on avait enlevé à l'épopée -ses os et sa moelle: sadismes à l'usage de -la dauphine, flatteries, réticences, pudeurs! -Elle se plaignit à ses maîtres, on recommença: -elle plongea dans la science -<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span> -comme une pauvresse d'étudiante polonaise -et sut enfin, contre tous. Donc ce furent -dans son salon non plus des causettes de -crèche, mais des conversations profondes, -pleines, mûres, audacieuses, dignes de la -princesse, dignes des gens qui lui parlaient.</p> - -<p class="i1">Ce jour-là, la réunion était très brillante. -Un chacun s'était signalé par des chefs-d'œuvre -ou des attitudes: toutes les cohortes -de la gloire étaient représentées,—et -le scandale. Le célèbre Achille Hérat -coudoyait l'illustre Morive; le premier entré -obscurément à l'Académie française par -l'effort d'une coalition hostile au romancier -Hubly, avait, le jour de sa réception, gravi -tous les échelons qui, de l'honorable médiocrité, -conduisent à la popularité universelle: -sa femme y était venue avec son petit dernier -sur le bras et, comme l'enfant criait un -peu plus que de raison, elle s'était bravement -dégrafée et lui avait donné le sein qui -<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span> -était beau. Le geste devint prémédité, classique: -on l'aima. L'<i>Émile</i> de J.-J. Rousseau -fut cité, à ce propos, et M. Hérat fut -promu réformateur, patriarcal, révolutionnaire, -chef du parti de la simplicité violente. -Il se piqua, se révéla dans l'éducation et -siégea au Conseil supérieur de l'instruction -publique. Il faisait autorité, depuis, pour les -choses de la nature et c'est à ce titre qu'il -fréquentait chez la jeune Clémentine-Alessandra -qui avait eu besoin du sein, comme -une autre.</p> - -<p class="i1">Morive était ou avait été homme d'État. -Après des exils, et d'autres exils dans des -préfectures de province, après des élections -difficiles et de brillantes invalidations, il -avait en un an conquis le fauteuil de président -du Sénat et le fauteuil que l'Académie, -cette année-là, offrait à la politique. Depuis, -la vie publique s'était retirée de lui et, pour -ne paraître point cultiver, dans sa retraite, -<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span> -les jardins sablés de jetons de présence qui -se creusent de mines congolaises et se fleurissent -d'arbres-caoutchoucs et de cimetières -d'ivoire, il écrivait des mémoires, -études, parallèles, dans le format in-8⁰.</p> - -<p class="i1">Des auteurs dramatiques se fuyaient et -se réfugiaient au centre d'économistes. Et -Clémentine-Alessandra écoutait Eusèbe -Gaël. C'était son confesseur laïque. Il ne -faisait pas profession de psychologie. Il était -venu à la connaissance des hommes en -disséquant des époques et des légendes, -en interrogeant les étoiles, sans souci d'astronomie -et en musant à travers les siècles, -au bord de la Seine, au hasard des livres -trouvés et des anecdotes surprises. Il s'était -doucement adonné à un pyrrhonisme -câlin. Il aimait Dieu cependant et lui pardonnait -ses miracles pour les récits contradictoires -et charmants qui les avaient -commentés. Il ne séparait pas plus la foi -<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span> -des aventures et des coutumes d'antan que -leurs armes ou leurs bijoux: ça entrait -dans le tas, ça faisait partie du trésor. -Archéologue qui ne veut pas approfondir, -qui en sait assez quand il a vu et senti, -qui prend partout le fin, le joli et le délice, -il était merveilleux de sensualité, -goûtait, buvait les siècles, le passé, le présent, -à même, en laissant l'amertume et -la lie. Les saintes et les héros lui avaient -appris les secrets et le secret d'aujourd'hui. -Il ne se trompait pas, scrutait, en se jouant, -et devinait comme si Apollon, touché du -délicat hommage de son amour, lui avait -accordé ses dons et lui départageait ce qui -n'avait pas servi à Delphes. Il caressait -sa barbe grise, se penchait, se cassait -un peu et la princesse suivait ses paroles, -non sans un soupçon de fièvre et de -malaise:</p> - -<p class="i1">—Je suis malheureux, disait-il. Je reste -<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span> -béant devant les catalogues de bouquins: -tant et tant que je n'ai pas faits! Et quand -il me faut une bonne leçon d'humilité, je -lis non les vies des grands hommes, ces -recueils d'anas et ces scénarios de mélodrames, -mais les journaux, vieux et jeunes, -débordant de faits et de faits divers, de -comptes rendus de théâtre, de toutes ces -actions, de toutes ces pensées qui vous sont -volées par d'autres, qui font partie intégrante -d'autres destinées, qui existent, -contre nous. Ah! ne pouvoir pas avoir une -vie immense, la résultante et le résultat de -toutes les autres vies, ne jouir des efforts -qui nous ont précédés qu'en ce qui nous -entoure, avoir une vie résumée, concentrée, -plus facile et non plus grande, avoir moins -à travailler et n'en avoir pas plus de vie à -soi, plus d'intensité dans l'air qu'on respire, -voir que la vie, c'est l'homme dont -parle Pascal, et qui vieillit à mesure, non -<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span> -une série ininterrompue, un bloc sans -cesse enrichi, un <i>magma</i> infini de molécules, -d'atomes, de monades vivantes et -pensantes qui s'amoncellent et qui amoncellent -leur vigueur et leur vertu de toute -éternité pour vous, ne pouvoir pas être tout, -tout avoir, tout sentir frémir en soi, être -immense, enfin,—et calme! Être un être -et non l'homme, le dieu homme, définitif, -comme on dit, le triomphe, quoi! Passer -en des manifestations déjà connues, ne pas -aller plus avant dans la victoire, ne pouvoir -pas exprimer autrement et mieux la -vie, ne pas la posséder, l'étreindre, la jeter -en pâture, totale, aux yeux et aux âmes -des gens, être un chaînon, une ficelle à -racontars, se résigner à la manière, se -résigner à tout, quel sort!</p> - -<p class="i1">Il s'animait:</p> - -<p class="i1">—Voyez! on simplifie tout, on a des synthèses -plus exactes, plus complètes, plus -<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span> -brèves; en chimie, en physique, dans la -science, partout, dans des applications, on -réduit à sa dernière expression; dans une -sorte d'algèbre qui envahit l'industrie et la -mathématique, on réduit au plus petit -volume, on arrive au strict de moyens et -nous, la pensée, la phrase, la vie lyrique, -la vie vraie, pas de progrès, pas de conquête, -rien! Le verbe se refuse. Ah! j'envie -les Titans, j'envie la pierre même qui est un -tout, bien à soi, à qui pas un éclat n'échappe -avant d'être brisée et qui est, à peu près, -éternelle.</p> - -<p class="i1">—C'est sa revanche, dit la grande-duchesse. -Mais vous avez un homme parfait: -c'est mon frère et cousin, l'empereur -allemand.</p> - -<p class="i1">—Ne raillez pas, continua Gaël. L'empereur -Guillaume est intéressant, mais il en -abuse. Il ne se parfait pas, il se disperse, -car on peut se disperser en une étude trop -<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span> -forte de l'unité et de l'autorité. Il ne rappelle -pas à lui les grands exemples et les -siècles ou les légendes comme des vassaux, -des dames d'honneur ou des parents -pauvres, il va vers eux, se courbe devant -eux, court, s'éloigne de soi vers eux, comme -Louis de Bavière: il est poète plus qu'empereur. -Il ne faudrait pas qu'il fût un jour -Lohengrin, pour être un autre jour l'amiral -Dewey et un jour encore Edison ou Tennyson, -il faut qu'il soit tout cela continûment, -en mieux, et mieux, et autre chose, -et tout, tout,—et soi.</p> - -<p class="i1">Il allait.</p> - -<p class="i1">«Considérez Napoléon. Je n'admire rien -tant en lui que son effort pour ramasser -tout l'effort des siècles, et tous les siècles -en son temps de vie à lui; il ressuscite des -titres, des charges, des cérémonies de -toutes les époques, s'offre des batailles -anciennes (et plus lointaines encore) presqu'ensemble, -<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span> -comme un carrousel épique, -fait mourir autour de lui autant qu'en des -rêves, et, de son génie, souffle une essence -d'empire, une âme en fusion de puissance, -de création, de domination, de conquête, -et d'emprise qui rayonne à l'infini, qui -jette des reflets étranges sur la réalité, qui -devient la réalité et l'univers,—en -passant.»</p> - -<p class="i1">—Si je vous comprends, dit quelqu'un, -vous prétendez que Napoléon a su posséder -le passé et le présent, les morts et les -vivants, qu'il a posé sa griffe sur Charlemagne, -sur Annibal, sur les civilisations et -les empires de toujours, qu'il a tout tiré à -soi, qu'il a réveillé les cadavres pour les -avoir à son service ou plutôt à ses ordres, -qu'il a voulu, qu'il a pu être non l'homme -de son jour mais l'homme de toujours.</p> - -<p class="i1">—Oui, répondit Gaël, simplement.</p> - -<p class="i1">—Et l'avenir, il ne l'a pas eu, pas voulu?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p> - -<p class="i1">—Il l'a voulu et il l'a. Victor Hugo a -écrit, à son adresse:</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="verse">Non, l'avenir n'est à personne,</div> - <div class="verse">Sire, l'avenir est à Dieu,</div> - </div> -</div> - -<p>et il a dit une sottise. Il n'était pas sincère -d'ailleurs, car, il se l'accordait à soi, l'avenir. -Mais il ne voulait pas faire semblant.</p> - -<p class="i1">On s'aperçut que ç'allait être une conférence. -Mais on ne pouvait l'éviter. Déjà -la voix de Gaël s'était élevée et avait -assemblé les groupes et les esprits. Les -poètes ne discutaient plus, les mathématiciens -s'étaient arrêtés de rêver à deux -et les philosophes ne parlaient pas cuisine.</p> - -<p class="i1">Et puis, dans ce salon un peu mangé -d'ombre, dans ce salon d'exil et de nostalgie, -dans cette société de vieillards, -devant l'enfant qui attendait un trône, il -était décent d'évoquer une divinité propice, -<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span> -d'appeler un vainqueur, un dompteur -de couronnes.</p> - -<p class="i1">—L'avenir, souriait Gaël, est commandé -par le passé, il est fonction de ce qui est -devant lui, comme tout. Quand on s'est -bien assuré le temps, on a le reste à soi. -L'Empire a été un exode continu et un -héroïsme passif. On lit dans la Constitution: -«Le gouvernement de la République est -confié à un Empereur.» Lettre morte des -papiers officiels! C'est la vie de la nation -et d'un chacun qui est confiée non à <i>un</i> -Empereur mais à l'Empereur. Je m'épargnerai -la vaine tâche de rappeler ses campagnes. -Mais à part quelques ciseleurs, -peintres, statuaires et faiseurs de cantates, -on laissa les armées impériales se battre -en rase campagne, assiéger et investir en -ne les gênant que d'une admiration lisse -et constante, on lut d'une âme vibrante <i>le -Bulletin</i> et on ne le commenta pas. C'est -<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span> -seulement lorsque le drapeau blanc flotta -sur la France apaisée, contenue, abrutie -que la France rêva à ce qu'elle avait fait -sans comprendre, en mettant un pied -devant l'autre, en croisant la baïonnette et -en mâchant la cartouche, à mesure. Et la -France <i>imagina</i> l'Empereur qu'elle avait -perdu. Elle ne l'avait pas vu. Dans un -nimbe, dans un halo, il avait paru, apparition, -blanc ici, jaune là, vert de son habit -d'uniforme, et bleu, parfois, lorsqu'il s'habillait -en grenadier. Ses traits véritables -n'étaient pas demeurés dans la mémoire -des hommes, plus attachés à ses médailles -et à ses monnaies. Lorsqu'il eut vidé les -Tuileries, lorsque son ombre même, après -la Terreur blanche, s'en fut le retrouver -par-delà les mers, la France, délivrée et -inquiète de sa délivrance, le chercha en -ses souvenirs et en ses hallucinations. Elle -ne retrouva que soi—et ce qu'elle eût dû -<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span> -ressentir sous lui: c'était beaucoup, c'était -trop pour ce qu'elle était devenue, à genoux -devant la Chambre introuvable. Elle s'obstina: -son frisson ne lui suffisait pas. Elle -voulait le froncement des maigres sourcils -de son maître exilé, le sursaut de son -ambition, le droit et vite éclair de sa volonté. -Elle en fut pour son tardif regret. Ni les -ministres, ni Béranger, ni Ségur ne lui rendirent -l'aventurier, le souverain qu'elle -comprenait, qu'elle désirait après l'avoir -subi et adoré, par ordre. Et ce fut le passe-temps, -la passion du siècle: retrouver Napoléon. -C'est l'histoire entière du règne de -Louis-Philippe, c'est Balzac, c'est Hugo, -c'est le coup d'État de 1851. On voulait -ravoir, avoir Napoléon. On fit crédit en -son honneur, à son neveu, on attendait -sans cesse qu'il ressuscitât et on l'attend -encore, chez d'autres neveux, sous un -képi, n'importe où. Ah! l'avenir n'est -<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span> -pas à lui? qu'en pensez-vous, Madame?</p> - -<p class="i1">Eusèbe Gaël était le seul homme dont la -princesse souffrît une question.</p> - -<p class="i1">—Je pense, dit-elle, que cet avenir est -peut-être le royaume qui n'est pas de ce -monde ou des provinces de ce royaume. -Les âmes inquiètes reviennent inquiéter -d'autres âmes et se révéler à elles, car on -ne les comprend pas et ce leur est douloureux. -On n'aime les rois que longtemps -après leur mort et c'est alors seulement -qu'ils trouvent des sujets passionnés et des -ministres de génie. Mais ce n'est pas -l'heure.</p> - -<p class="i1">—L'heure, n'est-ce pas? ajouta Gaël, -c'est celle du Jugement?</p> - -<p class="i1">—Oui, répondit Clémentine-Alessandra. -Et les âmes se grouperont autour des maîtres -et des amis qu'elles auront choisi, en dehors -des temps. Ce sera un parterre admirable -de sympathies, de tendresse, de charme et -<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span> -d'amour lumineux. Et Dieu aura le courage -de ne damner personne.</p> - -<p class="i1">Il y eut un murmure d'extase. C'était -joli, vraiment, et d'un optimisme si haut, -d'une indulgence si sereine, d'une grâce si -sûre qu'on crut la jeune fille, que, pour -la première fois, on la sentit puissante, -régnante, de la famille des rois,—et de Dieu, -leur père à tous. Et quel corollaire heureux -de la vie totale proposée par Gaël, le délice -conquis aussi pour l'au-delà! Il ne restait -qu'à travailler ici-bas et à mériter de continuer -ailleurs.</p> - -<p class="i1">Mais un vieillard protestait:</p> - -<p class="i1">—Votre Altesse est quiétiste.</p> - -<p class="i1">Il affirmait. C'était M. Lévy-Wlarmeh de -l'Académie des Inscriptions.</p> - -<p class="i1">On lui connaissait une figure d'évêque, -une nature de bénédictin et un cœur -d'inquisiteur. Il se mourait de cette maladie -incurable et longanime de n'être pas -<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span> -prêtre. «Il me manque, soupirait-il, non la -vocation, mais le baptême», et il souriait -des sourires que cette phrase éveillait toujours. -Intraitable sur toutes les questions -de dogme et de liturgie, savant, infaillible, -tyrannique, il anathématisait <i>in partibus -infidelium</i>, et, de son siège d'Institut, agissait -en antipape, plus saint, plus certain -que le pape, choisi dans le troupeau complet -des hommes, sans ordination, sans sacrement—et -la science lui avait apporté avec -le secret de la foi, son autorité et sa majesté.</p> - -<p class="i1">—Je ne suis pas quiétiste, affirma la jeune -fille, je suis protestante.</p> - -<p class="i1">M. Lévy-Wlarmeh ricana respectueusement -sans répondre.</p> - -<p class="i1">—Je vous comprends, lui dit Eusèbe -Gaël. Vous pensez que le protestantisme -allemand est une religion d'État, une religion -de militaires disciplinés, de camp -sans désordre, un ciment sobre de places -<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span> -fortes et de murailles guerrières, un Code -strict et pratique plus que des litanies...</p> - -<p class="i1">—«Ne parlons pas religion, interrompit -Clémentine-Alessandra. Ma mère était -catholique, j'ai eu des aïeux qui étaient -chefs de la milice sacrée. Si l'orgueil poussa -Othon II de Schmerz-Traurig à faire creuser -pour sa dépouille mortelle un pilier de la -cathédrale de Zeusnacht, à y faire déposer -son cercueil debout, pour ne pas être foulé -aux pieds par ses sujets, s'il ordonna de faire -tailler son image casquée sur le pilier et de -tailler plus bas, à genoux, deux figures de -varlets, dont l'une devait être le pape et -l'autre le pape précédent, c'est qu'il avait été -ployé par ces deux évêques de Rome et qu'il -avait droit à une revanche. Et c'était un bon -homme de guerre. Mon ancêtre Rupert V -désira que les cheveux de son cadavre fussent -brûlés, ses dents broyées et le corps jeté -dans la chaux: mais cette humilité lui venait -<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span> -de son suzerain l'empereur Maximilien I<sup>er</sup>. -Quoi qu'il en soit, je suis d'assez bonne -famille. Je n'ai pas de nom.»</p> - -<p class="i1">Elle rougit à ce mot, d'un souvenir, mais -se remit:</p> - -<p class="i1">—Nous nous appelons Schmerz-Traurig. -Et c'est tout.</p> - -<p class="i1">Son émotion n'avait pas échappé à Gaël. -Il la regarda longuement. Ce fut sur son -fauteuil comme un effondrement. Il découvrait -des rides, des cernures, tout un acte -d'accusations et les accusations de l'acte, -un réquisitoire moral et charnel qui se levait -de son sourire, qui, des fossettes, des mouvements -de paupière, des jeux de sourcils, se -dressait, criait et jetait aux peuples des -reflets fripés de joie criminelle, des relents -de jouissance, un je ne sais quoi d'humide -et molle volupté. Il pensa gémir. La voix lui -manqua. La conversation qu'il ne dirigeait -plus vira, oscilla. Et la jeune fille qui -<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span> -sentait le regard du vieux philosophe sans -oser le voir, la jeune fille plus troublée, plus -allante, parla, prolongea le dialogue, tira -sur des répliques pour fuir le tête à tête qui -la guettait, qui s'approchait avec les -ténèbres, qui devait tomber quand les hôtes -prendraient congé, puisqu'on ne dînait pas. -Et les gens prirent congé.</p> - -<p class="i1">Gaël avait incliné sa tête songeuse: -«J'aurais à parler à Votre Altesse.» Elle -le précéda dans sa chambre... Déjà, avant -qu'elle eût pu offrir un siège à l'académicien, -avant qu'elle se fût assise, Gaël lui avait -saisi les mains et, sans souci du protocole, -bousculant de son indignation, de sa -stupeur, de sa pitié toutes règles et toutes -distances, d'un souffle, d'un râle, il lui -lançait un seul mot: «Malheureuse!» Elle -comprit, ne lutta pas, ne nia pas, se retira -un peu et s'assit, calme. Et elle commença:</p> - -<p class="i1">«M. Gaël, vous n'aviez pas à prendre la -<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span> -peine de deviner. Je vous aurais tout appris, -comme c'est mon droit. Vous m'insultez. -Pourquoi? Je me suis donnée, oui. Mais -j'étais à moi.</p> - -<p class="i1">—Malheureuse! malheureuse!</p> - -<p class="i1">—Vous êtes républicain, Monsieur. Vous -ne pouvez pas juger. Vous vous êtes mis, à -plusieurs, à me faire princesse, à me donner -une âme royale. Ce que vous ne pouviez -m'offrir, je me le suis accordé. Je suis complète, -parfaite (je n'ai pas besoin d'humilité -en ce moment, n'est-ce pas?) il ne me manquait -que mon empire. Ce n'est rien, car -ça se trouve. Et, en apportant chacun votre -pierre de vie à l'édifice, en construisant un -être, une entité, en soufflant de la pensée, -vous n'avez pas pris garde à la petite chose -de chair qui tremblait au-dessous de cette -beauté idéale, de ces réflexions armées, de -cette force, de cette puissance qui devait -venir puisqu'elle se créait à mesure. Vous -<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span> -ne m'aviez épargné aucune des infirmités, -des gênes de la femme, je restais femme, je -restais vierge, petitement. De la vierge, je -souffrais les désirs étroits, les besoins, la -menue somme de tracas et de chatouilles -qui montent au cerveau, qui paralysent la -volonté, qui, cruellement, tyranniquement, -jettent l'esprit, l'ambition, les immenses -convoitises de terre et de ciel à bas, qui les -descendent à la place même où l'on cache, -dans un cercueil d'opprobre, la tête d'une -guillotinée. Je devais être petite fille ou -reine: j'ai choisi.»</p> - -<p class="i1">Gaël leva la tête, et l'œil en larmes, il -dit seulement:</p> - -<p class="i1">—Pardonnez-moi. J'ai une fille.</p> - -<p class="i1">Il avait une fille, en effet qui lui était -restée, à la suite d'un divorce mystérieux. -Il l'avait laissée en un couvent, sans en -savoir rien que la laideur de l'âge ingrat -jusqu'au jour où elle s'était imposée à lui, -<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span> -des mille gentillesses que souffle à une -enfant le désir de n'être plus enfermée entre -cent, et du secret des cœurs qui s'engendrèrent. -Elle l'amusait depuis, le charmait, -l'intéressait, tenait le milieu entre un animal -délicieux et un livre: il surprenait la vie à -ses gestes, s'enfonçait en son innocence -ainsi qu'en une forêt primitive, cueillait des -répliques, des étonnements, des questions, -des remarques, à même la fraîcheur, la -candeur, le feu plein et pur de ses dix-sept -ans. Il n'avait jamais imaginé qu'elle pût -changer. Et voilà qu'il trouvait de l'inquiétude -au creux des meurtrissures de la princesse, -qu'il craignait, qu'il sentait sourdre -des appétits, du sang trouble, un essaim de -besoins, des soifs de besogne, toutes les -souillures possibles que jusque-là il avait -étudiées de très loin, pour les autres, chez -les autres. Il percevait en soi le ravissement -du père qui naît tardivement à ses soucis et -<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span> -les soucis l'assaillaient, depuis leur naissance, -en troupe, en horde. Il redoutait -rétrospectivement et sa terreur prenait -corps: c'était cette grande fille devant qui -il s'émouvait, cette fille qui se défendait, -qui se glorifiait et où la déchéance, le vice, -l'orgueil, le défi avaient élu domicile.</p> - -<p class="i1">—Monsieur Gaël, dit Clémentine-Alessandra, -vous avez une fille, mais moi, je n'ai -pas de père. Ce n'est pas la même chose. Et -ne me reprochez point de manquer de -pudeur. La pudeur! ce n'est pas un manteau, -ce n'est pas un masque, c'est un maillot -menteur! Et la virginité, mon ami! Un fiancé -bourgeois a droit à la virginité de sa fiancée: -c'est tout ce qu'il épouse en elle, c'est -le contrepoids d'une existence aveuglée, -murée, médiocre, âcre: mais moi, moi, -ai-je un fiancé? Je suis fiancée au destin et -le destin n'est pas chaste: il faut qu'un -Empereur se prostitue à une armée entière -<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span> -de prétoriens avant qu'elle lui jette son -sceptre et son trône; il faut choisir, vous -dis-je, j'avais la tête trop lourde: elle a -emporté le reste.</p> - -<p class="i1">Gaël eut un mot désolé:</p> - -<p class="i1">—Ce n'est pas moi qui!...</p> - -<p class="i1">Elle se fit plus impérieuse.</p> - -<p class="i1">—Non, ce n'est pas vous. Je ne vous -dois pas mon sang, à vous. C'est un sacrifice -humain, un sacrifice horrible, que je -devais à ma race, à mon père, un sacrifice -expiatoire pour des crimes, au hasard, sur -les routes et dans les burgs du Schmerz-Traurig. -Vous avez été mes officiers de -tête, comme nous eûmes des officiers de -bouche. J'ai agi en princesse. Voilà.</p> - -<p class="i1">Gaël interrogea:</p> - -<p class="i1">—Mais qui? Qui?</p> - -<p class="i1">—Personne. Je ne me suis pas donnée, -Monsieur. Je n'ai permis à personne la -vanité de m'avoir possédée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span></p> - -<p class="i1">Eusèbe Gaël ne l'écoutait plus. Il considérait -les murs de la chambre, sondait leur -profondeur, et, des yeux des portraits qui -s'y succédaient, descendait à leurs âmes. Il -évoquait les mauvais esprits. Ces hommes -avaient tué et volé, ils avaient ployé des -peuples et leur peuple. Et les pauvres femmes -qui avaient été leurs femmes, que de larmes, -elles avaient pleuré sur les perles, les -pierres et les diamants de leur cassette! -C'était entre ces témoins et ces conseillers -que Clémentine-Alessandra s'était décidée,—et -les siècles ne l'avaient point arrêtée. Il -se reprochait tout, à lui et à ses confrères. -Ils avaient enseigné les sciences et les lettres -à l'enfant: ils avaient sous-entendu la vertu, -incluse dans l'ensemble des connaissances -humaines, ils lui avaient appris le bien et -le mal, le néant des plaisirs: c'était son -chef-d'œuvre à lui, il en attendait des chefs-d'œuvre, -c'était la merveille féconde, la -<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span> -gloire du siècle nouveau; il ne se demandait -même pas si elle serait reine, l'imaginant -impératrice et déesse, lui prêtant des -réformes, des révolutions et des miracles,—et -elle avait trahi sa confiance, ses espoirs, -elle avait des paroles de fille! Pour un peu, -elle se fût mise nue! Et elle était belle. -Derrière les meurtrissures de son visage, il -la retrouvait fine, haute, idéale. Elle -n'avait pas de sensualité. Elle avait certainement -cédé à un vertige. Le démon l'avait -poussée. Elle était trop pure, trop grande. -Elle avait donné sa virginité comme une -petite donne la fortune de sa mère, gentiment... -C'était plus affreux, c'était l'horreur -même. Un instant la douleur de Gaël -fut telle qu'il eût offert sa fille pour réparer -l'irréparable, pour rendre à la créature parfaite -qu'il avait formée ce qui la ruinait à -jamais, mais il se détacha de son affolement -et de sa préoccupation des empires. Clémentine-Alessandra -<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span> -lui contait son aventure, -les Champs-Élysées, l'hôtel, les discours du -jeune homme, sa poursuite et l'injure -finale: «Messaline.»</p> - -<p class="i1">—Je n'ai vraiment pas de chance, conclut-elle.</p> - -<p class="i1">Gaël se consulta un instant, rassembla -ses idées, son courage et, simplement:</p> - -<p class="i1">—Vous l'aimez, affirma-t-il.</p> - -<p class="i1">Il sursauta. La grande-duchesse ne protestait -pas: doucement, naturellement, elle -s'abîmait en sanglots. Jamais Gaël n'avait -eu autant envie de pleurer. Son accablement -d'éducateur et d'ami, la vieille observance -des principes moraux et sociaux qui -résistait à ses paradoxes, son retour sur -lui-même, son involontaire religion, son -loyalisme, l'irritation même des discours -de Clémentine-Alessandra le tenaient à la -gorge: une oppression certaine s'éternisait -en lui: il fut pourtant assez respectueux -<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span> -de la tristesse princière pour ne s'y associer -point. Il pesa les larmes à distance, sans -avoir l'air de les entendre. Et la paix -entrait en son cœur, de remarquer que la -jeune fille revenait à l'humanité, qu'elle se -repentait, qu'elle s'énervait,—c'est tout -un,—qu'elle n'était plus ce monstre -d'autorité qui dispose de sa virginité comme -d'une province, qui regrette seulement la -possibilité de ne se pouvoir livrer encore -pour la première fois et la totalité de la -honte.</p> - -<p class="i1">Elle s'excusait:</p> - -<p class="i1">—Je ne l'aime pas. C'est votre faute. -Vous auriez dû m'amener des pauvres ici, -qui m'auraient parlé, longuement. Il m'a -touchée. Vous ne m'aviez amené, d'ailleurs, -pas un jeune homme, pas un amoureux. -Les petits princes qui ont joué avec moi font -la noce, oui, la noce. Je devrais être mariée -depuis cinq ans, au moins. J'ai vingt ans. -<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span> -Ah! mon Dieu! mon Dieu! si j'avais pu ne -pas savoir. Et comment penser que je -tomberais sur lui? Il est beau et féroce. Il -m'a humiliée.</p> - -<p class="i1">Elle était bête. Gaël ne poussa pas à -bout sa confusion:</p> - -<p class="i1">—Que Votre Altesse me pardonne, -répéta-t-il. J'ai eu tort. C'est pour elle que -j'ai parlé, que je me suis ému. J'ignore vos -fiancés, s'ils existent. Les reines ne doivent -être vierges que politiquement. Ne pleurez -plus.</p> - -<p class="i1">—Je vous remercie de m'avoir fait -pleurer, dit-elle. Je vais mieux.</p> - -<p class="i1">Gaël la laissait doucement se remettre. Il -considérait les murs encore, et les armes -qui s'y tassaient, des épées de toutes sortes -et des sabres, des épées de cour et des épées -de bourreau, quelques oripeaux, quelques -trophées, pêle-mêle emportés avec des objets -précieux, des bijoux, des pierres, par Otfried-Gutbert -<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span> -lors de sa fuite, pour envelopper. -Reliquaire nostalgique! Dangereuses épaves! -Il était resté de la cruauté, de la convoitise -et quelle sensualité dans ces plis, dans cette -rouille et jusque dans les froncements -massifs des étoffes et des métaux d'église! -Et ces drapeaux inertes qui pendaient en -berne, en une berne perpétuelle, ils étaient -en deuil aujourd'hui. Quel aboutissement -d'une race complexe, grosse de gloire et -d'horreur, d'une race inquiète, trouble, -engluée de meurtres, de rapines, dévorée -de désirs—et forte parmi son cancer et sa -manie. Clémentine-Alessandra était décidément -prisonnière de sa race, de sa fatalité: -pour qu'elle s'en fût allée au Champs-Élysées -proposer un journal, pour qu'elle s'en -fût allée cherchant du sexe et du rut où -il y en avait, il lui fallait un instinct de -Paris qu'elle ne possédait pas; pour avoir -joué de la faim et de la misère comme elle -<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span> -avait fait, il lui fallait un sourd trésor de -mensonge, de dissimulation, le talent de -comédien qui, jadis, aux jours les plus -laborieux du Schmerz-Traurig, avait trompé -les papes, les diètes et les empereurs. Et -puis, y avait-il jamais eu de vierges chez les -Schmerz-Traurig? Elle tenait de son père, -voilà tout. C'était chez elle un coup d'État, -naturel, sa manière de se déclarer majeure! -Sincèrement, profondément, il lui pardonna.</p> - -<p class="i1">—Vous ne regrettez rien? demanda-t-il.</p> - -<p class="i1">—Si. Lui. Et que ce soit lui.</p> - -<p class="i1">—Mais qui est-ce?</p> - -<p class="i1">—Il vous le dira, à vous. Je sens qu'il -vient. Il est là.</p> - -<p class="i1">Elle sonna.</p> - -<p class="i1">—Faites monter, dit-elle simplement.</p> - -<p class="i1">—Votre Altesse...</p> - -<p class="i1">—N'y a-t-il personne?</p> - -<p class="i1">—Que Votre Altesse Sérénissime -<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span> -m'excuse: il y a un pauvre qui veut voir -Son Altesse. Il insiste.</p> - -<p class="i1">—Qu'il monte.</p> - -<p class="i1">Il monta. Il entra. Il ne jeta pas un regard -sur la princesse, dévisagea Gaël et, d'une -voix brisée, hagarde, il interrogea:</p> - -<p class="i1">—Ah! c'est vous? vous êtes le père?</p> - -<p class="i1">Il avait, depuis le matin, vécu plusieurs -vies. Il était dès l'extrême aurore resté -attaché au palais de l'Avenue Kléber, s'enfuyant -et y courant à nouveau, craignant -d'oublier sa place ou de le voir s'écrouler, -rentrer sous terre comme un cauchemar. -Puis lorsque la masse de pierre l'avait une -fois de plus aveuglé de fureur, il retournait -aux autres avenues, celles qui n'avaient -pas <i>le</i> palais, il se brisait les nerfs, le cœur -autour de l'Arc-de-Triomphe. Il tournait -en une cage de haine et de désir. Des maisons -de riches le cernaient à gauche et à -droite: un essor de valets et de femmes de -<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span> -chambre l'emprisonnaient en leurs courses -et leur babil; des voitures croisaient. Au -centre, l'Arc-de-Triomphe, livide d'un -soleil naissant, se dressait pareil à une -guillotine. Un tape-cul de dressage filait et -se rattrapait au vol, à mesure: le jeune -homme le retrouvait toujours à ses côtés, -aussi vite, aussi retenu, le cocher abrutissant -le cheval, dans un cercle.</p> - -<p class="i1">Pour ne plus le voir, le jeune homme -regarda l'Arc-de-Triomphe. Confusément, -il s'attacha à des détails de lumière, à ces -caprices du soleil sur la gloire qui arrachent -un œil, un relief de chair, un mouvement -héroïque à l'ensemble terne et serein, -en son éclat sûr comme l'éternité: il lui -sembla que le soleil lui présentait, à lui, -des soldats et des victoires, que la nature -l'initiait à des gestes inhumains, que son -seul ami, le ciel, lui apprenait l'histoire. -Et Celle qu'il avait tenue, qu'il avait eue, -<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span> -c'était bien une de ces créatures à escorte -et à cliquetis qui font sortir des gestes et -des vivats. On s'était battu pour elle, -d'avance, et, ignorant, jaloux du passé de -cette race qui s'était mêlée à son sang, il -lut sur le monument ce que c'étaient, des -combats, ce que c'étaient, des triomphes, -ce que c'étaient ces mômeries, ces tueries, -ces sacrilèges et ces miracles dont se construit -un empire; il lut le droit divin et le -droit de conquête. Il avait la fièvre, il -regardait couler des rayons de lumière, -durer et se jouer, puis disparaître, aller -de cette pierre gigantesquement et pieusement -gaufrée à des tas de pierres, autour, -à des terrassements, à des fondations de -chalets et de kiosques, tomber des généraux, -à des manœuvres, des filles et des -chiens qui, de ci de là causaient à l'entrée -des avenues. «Le soleil luit pour tout le -monde!» La phrase lui venait avec le -<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span> -soleil, dans le soleil. Et il lui semblait que -le soleil doit luire, alternativement pour -celui-ci et pour celui-là, qu'il y avait des -tours et des revanches de soleil, et que -le jour des terrassiers venait après celui -des généraux, que le soleil était à eux, -exclusivement. Pas à lui. Il avait dans la -bouche un goût de terre, mâchée à vide, -de sable, de tourbe, de boue mordue, -une âcreté vibrante et une faim d'autre -boue, d'autre sable, d'autre tourbe. Il se -crispait, des entrailles aux glandes; ses -muscles se nouaient, son cerveau se tendait: -c'était un effort. Il frissonna: un effort -vers elle, évidemment! Il eut honte. Mais -il ne pouvait retrouver aucune énergie. -Il devint toute honte. Le soleil, lui qui -léchait les angles des avenues, qui traînait -sur le sol et qui lentement remontait au -ciel en une tache paresseuse et lâche, les -passants, les voitures, cet espace autour -<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span> -du monument, élargi, tournant sur lui-même, -mort sous les tramways et les -omnibus, cette place meuble et nue, dominée, -écrasée par l'Arc rêveur, tout était -du Passé, tout était sommeil, tout était -attente. Les maisons, les hôtels, les rues -qui s'étaient soudées pour bloquer l'Arc-de-Triomphe -le bloquaient respectueusement -et, gagnées à sa tristesse, songeaient et -espéraient avec lui: ce n'était que nostalgie -et éternité. «Je suis chez elle», pensa le -jeune homme, évoquant d'un mot les -siècles qui avaient été royaux, où l'on avait -obéi. Quelque chose bougea en lui. C'était -son quartier, le Temple, atroce de vie, de -bousculades, de hâtes, d'effrois, de soucis, -d'âpreté de détail, le Temple en chasse vers -un sou, tout en vieilleries, en loques, en -ordures qui peuvent servir encore, débordant -de cette existence de rebut, plus violente, -plus acharnée, se reprenant, se -<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span> -nourrissant de sa misère et de son abjection, -ruelles noires, crevées de portes et -de fenêtres, soupentes ahannantes, trous -populeux, culs-de-sacs grouillant, dépotoir -et réserves où des activités s'épuisent pour -les sous-sols de la société toujours et pour -les fonds d'ateliers, pour des besognes, -quartier qui s'habille et qui se nourrit des -restes refusés, de la seconde mouture du -mal et où les Archives mêmes, les papiers -qui ne servent plus qu'à l'immortalité s'en -viennent se coucher à côté des matelas, -des montres et des bicyclettes qui attendent -et sont attendus, qui manquent et qui consolent -cependant, en précisant l'espoir des -jours meilleurs. Il ne voulait pas y retourner. -Son existence était cassée et déboîtée, il ne -voulait plus offrir sa marchandise et s'entendre -dédaigner avec elle. Il avait eu des -joies à acheter deux sous de pain dans cette -petite baraque qui se pose comme une guérite -<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span> -au travers du pont, devant Notre-Dame, -et à manger, appuyé au parapet de la -Seine, se partageant entre l'eau jolie et la -masse grise de l'église énorme et menue, -choisissant des amoureuses parmi les -saintes en relief.</p> - -<p class="i1">Il avait bien choisi! tout le ramenait à -sa maîtresse de la nuit. Elle aurait pu -être, elle aussi, taillée dans la pierre sainte: -elle ressemblait aux patronnes d'antan et -c'était elle qui... Il ne mangea pas, ce jour-là. -Ce n'était pas nouveau pour lui, mais il -prit presque garde à la privation: c'était -un châtiment qu'il s'infligeait; il jeûnait -pour son péché, à elle. Puis il erra. Il était -poussé vers les Champs-Élysées. Il ne les -reconnut pas. La forêt sinistre, tortueuse, -protégée par des constructions brèves, la -forêt de vice, de pauvreté et de méchanceté, -la carrière d'ombres et de feuilles, de -mystère broussailleux et de fuite s'était -<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span> -faite jardin d'enfants. Délice tissé de balbutiements -ou ces cris, au pis, sous les -arbres qui intercèdent, rythmiques, en une -hymne barbare, vers les anges tout proches, -pour les gens trop âgés qui n'osent plus -crier. C'était comme un chemin de petites -âmes que des nourrices, pieusement, causant -bas ou riant sans outrage, portaient -ainsi que des saints-sacrements, les berçant -de ci, de là, dans des reposoirs de verdure -et les balançant en des ressouvenirs de -limbes et en des songes d'en-deçà. Les -omnibus et les voitures filaient droit, en -bordure de cette procession: les petits se -souriaient, s'appelaient dans la camaraderie -d'avant la vie, dans la fraternité de -leurs deux ans: d'autres, au sein, échangeaient -les regards de deux séraphins qui -se reposent l'un sur l'autre, se charment -et se consolent l'un l'autre, parmi un décor -mortel, et retournent à leur lait, résignés -<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span> -à leur long supplice. Le jeune homme -aurait éprouvé une amère et profonde -satisfaction à voir souffrir les nourrices et -les servantes: il les observa et ne découvrit -en elles que ruminerie. La complexité -des Champs-Élysées leur offrait leurs -champs et leur paysage: l'atmosphère, -fraîche, gonflée de lait, c'étaient leurs -jeunes ans, à elles, en mieux. Des ballons -légers flottaient, voletant à peine -dans l'air lourd. Les deux guignols rivaux -battaient le commissaire, à l'envi, et la -petite corbeille à chèvre vaguait sur ses -deux roues. Air où l'on ne pouvait respirer -ni haine ni colère. Le jeune homme résistait -encore: «Enfants de riches!» protesta-t-il. -Mais aussitôt son émotion grandit. Il -pensa à son enfant, à celui qui pouvait -naître de son baiser. Enfant de riche! Il -irait aux Champs-Élysées, dans des rubans -et des dentelles, il aurait des bonnes et -<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span> -des bonnes. Il se détesta, détesta sa nuit et -son étreinte, mais ne put détester ces petits -qui passaient, dans l'harmonie de leur -sourire et de leur mutisme caressant. Il -louvoya autour de ces petites mains, le -long de ces yeux qui semblent lire des -plaies et panser les chagrins, il attendit le -soir dans le soleil, le soleil qui le suivait, -qui dorait devant lui des pylônes, -des fontaines, le soleil conseiller des extases -et de la sérénité somptueuse. C'était -une de ces merveilleuses journées qui, -avant de s'envelopper de ténèbres s'agrafent -d'une boucle de feu où tous les métaux -viennent amonceler et fondre ensemble -leur paroxysme d'intensité et où les pierres -précieuses se varient, s'entassent et s'enflamment -l'une l'autre en une coulée plus -que divine, en un éclat où l'enfer se marie -tout brûlant au ciel, pour offrir au monde -aveugle l'unité et l'entité de la flamme et -<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span> -de la lumière. Le soleil couchant saigna -de la pourpre, une pourpre filée d'or et -surfilée d'émeraude royalement tachée -d'opale, puis la pourpre glissa et découvrit -une infinie tunique d'améthyste qui -emplit le firmament; l'or s'étala sur elle -en plaque, pâlissant à mesure, déchirant -le tissu violet et mauve, s'étirant, se -rétrécissant jusqu'à un mur de turquoise, -qui soudain tomba, envahit tout et boucha -le ciel. Le jeune homme en avait assez vu. -Il n'avait plus son soleil et sa pourpre: le -courage l'avait abandonné depuis longtemps. -Il ne s'irritait plus d'être vide de -ses idées, de ses sentiments, de ses instincts. -Il se précipita chez la grande-duchesse. -Nous avons vu qu'il avait été reçu.</p> - -<p class="i1">—Vous êtes le père? répéta-t-il à Gaël -qui ne répondait pas. Sa douceur tombait. -Il se retrouvait tel qu'il s'était montré la -nuit, brutal, cruel, ivre d'avenir.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span></p> - -<p class="i1">—Non, mon garçon, dit Gaël. Et vous?</p> - -<p class="i1">Involontaire facétie! Gaël ne le voyait -pas. Ce qu'il voyait, c'était l'autre nuit, la -scène, la robe usée, déchirée. Il regarda -Clémentine-Alessandra. Il ne remarqua pas -sa robe. Elle lui apparut blanche et droite, -sans âge, jeune effroyablement, chevauchant, -piétinant les époques et les destins. -Il revenait à la robe décousue.</p> - -<p class="i1">—Je n'ai pas de nom, déclara le jeune -homme.</p> - -<p class="i1">Les deux êtres se rejoignaient. C'était -d'une union semblable qu'avait dû se conclure -jadis le rapt d'un pays, la fondation -du Schmerz-Traurig, la naissance d'un -peuple et d'un peuple esclave. Il les enviait -tous deux, ensemble, non pour leur jeunesse -et l'éclat de leur vigueur, mais parce -qu'ils incarnaient, en force, la vie totale -dont il avait parlé deux heures auparavant. -Il trouvait ici l'amas, l'union des siècles, -<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span> -en harmonie, leur essence et leur détail, -l'effort recommençant après le succès, -après l'échec, la chaîne enfin entre les -conditions sociales les plus lointaines, les -années les plus éloignées, le cercle même -de l'infini. La fatalité était là, en robe -blanche et en jaquette usée; il n'y avait -plus à discuter la folie de Christine-Alessandra -et sa chance: la rencontre devait avoir -lieu—et à ce moment. Ils souffraient tous -deux, atrocement, ne se regardant pas -pour ne pas voir se lever de leur chair à -tous deux les baisers de la nuit et pour -n'avoir pas honte de soi. Il les envia davantage. -Comme ils simplifiaient, comme ils -résumaient, comme ils possédaient l'existence! -Le jeune homme parlait:</p> - -<p class="i1">—Voilà. Je ne sais pas si vous savez. -Ce sont des choses dont on ne se vante pas.</p> - -<p class="i1">—Je sais, déclara Gaël.</p> - -<p class="i1">Le jeune homme ne trouvait plus rien. -<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span> -Du désir et de l'horreur lui venaient aux -lèvres.</p> - -<p class="i1">—Vous êtes venu, trancha la princesse, -me réclamer cinq francs que je vous dois. -Je vous les ferai donner.</p> - -<p class="i1">—Tu ne me dois rien! je t'ai payée!</p> - -<p class="i1">Le jeune homme avait empli la chambre -de cette phrase. Elle rebondissait du creux -des armures au gonflement des étoles et -des drapeaux, faisant trembler les épées et -les casques. En même temps, de son œil -de fièvre, soudain plus calme, il inventoria. -Il avait payé tout cela aussi. De -quelques sous il avait acheté la femme, -sa richesse, sa race, tout cela, car tout -cela n'avait plus cours. Elle pâlit. Profondément, -atrocement elle saignait, humiliée. -Payée! Les millions menus, les miettes -de gloire et de splendeur, le ruissellement -contenu des gemmes et des ors, -l'âme précieuse des siècles conservée en -<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span> -beauté, les témoignages des légendes, les -gardes ciselées, bourrées d'émeraudes, les -dentelles, les lames, des trésors de guerre -et des châsses, les bannières et les atours, -tout était allé à cet homme mendier un -peu de pain et des baisers, lui demander -la vie que donne le pain, la vie que veut -la chair; il était son maître à elle et le -maître de sa race. Il s'attachait à elle, -elle croyait avoir aux flancs la piqûre -d'invisibles éperons. Et il la méprisait. -Elle crut défaillir. Mais déjà Eusèbe Gaël -intervenait.</p> - -<p class="i1">—Je sais. Mais je ne sais pas qui vous -êtes. Vous n'avez pas de nom, soit. Mais vous -êtes obligé d'avoir un nom, pour la police.</p> - -<p class="i1">Voilà qu'on parlait de police, dans ce -sanctuaire! Le jeune homme parlait:</p> - -<p class="i1">—On m'appelle Antony. Je ne suis pas -tout à fait enfant trouvé. J'ai eu une mère, -pas très longtemps, qui n'était pas bien -<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span> -forte. Elle n'avait pas dû être toujours -pauvre: elle ne pouvait pas s'habituer. -Elle s'étonnait un peu des gros ouvrages -de l'ouvrage, quoi! en le faisant. Elle -m'aimait beaucoup. Elle me berçait en -rêvant tout haut, elle me trouvait joli, intelligent -et elle pleurait. Elle se racontait -des choses sur moi dans des espèces de -chansons qui n'étaient pas gaies. Elle se -mettait dans des états terribles parce qu'elle -ne pouvait pas tout me donner. Il lui fallait -que j'aie de l'instruction, de l'air, que je -sache tout, que je puisse commander, acheter, -régner,—des bêtises! Elle me prenait -sur ses genoux, me débrouillait les cheveux, -me regardait dans les yeux et puis elle -les embrassait et puis elle pleurait encore.</p> - -<p class="i1">Une paix tombait dans la chambre -ducale: le trouble, l'émotion douloureuse, -saccadée, contradictoire qui l'avait -trouée et déchirée comme à coups de couteau, -<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span> -les sauts brusques de l'orgueil à la -haine, de la honte à la passion, les sursauts, -les cris de colère se fondaient dans -un immense attendrissement. On ne badine -pas avec la misère. La jeune fille y avait -touché: elle en était prisonnière. Il semblait -que les murs somptueux, les murs épais -de merveilles se fussent reculés: les trois -êtres se penchaient ensemble sur l'âme pure -d'une infortunée, d'une mère.</p> - -<p class="i1">—Elle est morte? demanda Gaël.</p> - -<p class="i1">—Je ne sais pas. Quand j'ai eu sept ans, -elle n'est pas revenue, un soir. Peut-être -qu'elle s'était noyée. On n'a pas jugé utile -de me l'apprendre. Ou bien elle est retournée -dans son pays. Elle était Corse.</p> - -<p class="i1">—Comment s'appelait-elle?</p> - -<p class="i1">—Je sais pas. Je l'appelais maman.</p> - -<p class="i1">—Et depuis?</p> - -<p class="i1">—Depuis, rien. J'ai été à l'école. Je n'ai -pas joué. Je n'ai pas essayé de métiers, à -<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span> -cause de l'apprentissage qui coûte trop cher -et parce qu'il faut trop longtemps être petit -garçon chez les patrons. Et j'aime voir -le soleil, marcher, me raconter des choses, -comme ma mère.</p> - -<p class="i1">—Vous pensez?</p> - -<p class="i1">—Si vous voulez. Ça n'est pas gai, non -plus,comme ma mère. Mais c'est comme si -je mangeais, comme si ça me nourrissait. -On entend de si drôles de choses, on voit -de si drôles de gens. Quand je me raconte -que je suis moins que cela, ça m'amuse.</p> - -<p class="i1">—Vous n'avez pas d'amis?</p> - -<p class="i1">—Où ça? Ceux que je pourrais avoir me -dégoûtent. Les autres aussi.</p> - -<p class="i1">—Et que voulez-vous maintenant?</p> - -<p class="i1">Une flamme lui vint aux yeux, nouvelle:</p> - -<p class="i1">—Rien, fit-il. Ça.</p> - -<p class="i1">Elle ne bondit pas. Elle était heureuse de -l'outrage. Elle se reprochait son émotion. -Et elle parla très simplement.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span></p> - -<p class="i1">—C'est bien. Mais si vous vous obstinez, -il faut que vous soyez à moi complètement, -que vous ne sortiez pas d'ici et que vous m'apparteniez. -A quel titre? Vous ne savez rien: -vous ne pouvez pas servir de secrétaire. Je -vous offre une place d'aide à l'argenterie.</p> - -<p class="i1">Elle avait prononcé ces paroles d'une -voix blanche. Elle se dégradait avec lui, -devant ce Gaël qui était son maître et son -juge. Elle acceptait l'ignominie des assauts -serviles, l'éclaboussure des eaux grasses, -tout de suite. Et elle portait la main à une -âme d'homme, la souillait, la brisait.</p> - -<p class="i1">—Larbin? moi?</p> - -<p class="i1">Le jeune homme éclatait de rire.</p> - -<p class="i1">Gaël s'était penché vers la jeune fille.</p> - -<p class="i1">—Prenez garde, disait-il. J'ai regardé -cet homme. Il n'est pas de la race des -valets. Les valets ont des figures spéciales: -c'est une race, je vous le répète, comme -les jockeys. De dos, déjà, on voit qu'ils -<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span> -n'ont pas de moustache. On s'aperçoit -à leur marche qu'ils ont les genoux usés. -Ne contrariez pas la destinée de cet homme. -N'avez-vous pas peur de blesser votre -destin à vous? Vous êtes faite pour régner, -il est fait pour ne pas servir. S'il sert, vous -ne régnerez pas.</p> - -<p class="i1">—Larbin? moi? répétait l'éclat de rire.</p> - -<p class="i1">—Regardez-le, continua Gaël, écoutez-le: -il est fier. Vous me faites mal. Vous -voulez un amant chez vous, en bas? Vous -me faites penser à Marie-Louise de Parme.</p> - -<p class="i1">—Marie-Louise était autrichienne, répondit -Clémentine-Alessandra. Moi, je suis -allemande. L'Autriche, c'était l'Allemagne -asservie, elle avait besoin de deux têtes à -son aigle: notre aigle à nous a une tête, -une seule, comme l'aigle de Napoléon. -Marie-Louise s'était mésalliée: moi j'étais -vierge hier. En l'humiliant, je m'outrage -beaucoup plus que lui. Mais je n'ai pas -<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span> -d'orgueil. Nous autres, il nous faut de l'orgueil, -pour nos peuples, nous n'en avons -que faire pour nous. J'éprouve ce jeune -homme. Il m'a bravée. Ah! que je voudrais -ne plus l'aimer!</p> - -<p class="i1">—Vous allez essayer, n'est-ce pas? -Vous l'avilissez, pour en rougir. Vous ne -rougirez que de vous. Vous me rappelez une -chanson de Béranger: <i>La Marquise de -Pretintailles</i>.</p> - -<p class="i1">Un instant Gaël crut qu'elle se fâchait. -Mais elle éclata de rire, elle aussi. Le jeune -homme ne riait plus. Il la désirait formidablement. -Elle avait dominé sa journée, -de haut, dans le soleil et dans les pierres -de l'Arc-de-Triomphe—et elle était là! Il -avait eu de mauvaises paroles parce qu'il -avait le cœur mauvais, trop gonflé de tendresse, -tendu à éclater de passion, gros de -ne pouvoir pleurer et parce que ses lèvres -étaient mordues, en dedans, des baisers -<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span> -qu'elle ne donnait pas; il lui fallait des -étreintes et des morsures. Et puis il s'abandonnait. -Elle lui avait changé l'âme. Il ne -pouvait plus songer à son galetas, à ses -tournées. Il ne demandait qu'un refuge, -qu'un abîme où la voir. Il n'abdiquait point -d'ailleurs: il restait pauvre. Tombant plus -bas, l'effort serait plus grand et sa convoitise -plus féroce. Il apprendrait. Il s'évaderait -plus tard. Il eut des ambitions en considérant -son abjection, en face. D'un trou, -on aperçoit encore le soleil. Et elle était -si belle et si jolie à la fois! Elle ne se -faisait plus violence: elle était impérieuse -et cynique, elle se torturait, elle riait. Il se -donnait à elle pour la prendre.</p> - -<p class="i1">—J'accepte, dit-il.</p> - -<p class="i1">Elle sourit:</p> - -<p class="i1">—Vous n'aviez pas le choix.</p> - -<p class="i1">Mais elle était émue. Elle se retrouvait -telle qu'à l'aurore, pâmée, et elle voulait -<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span> -revenir à cet instant, échapper à sa journée -de philosophie, de mensonges et de vérité, -d'apparat et de confession. Elle ne congédia -pas Eusèbe Gaël: l'horreur l'avait chassé. Ils -étaient seuls: ils se sourirent, ils n'avaient -plus à se dire ni bonnes ni méchantes paroles, -ils avaient à jeter sur leurs mots, sur -leurs sentiments et sur leur volonté, sur le -passé et sur l'avenir le voile frémissant, le -voile d'azur et d'or, le voile d'écume de la -volupté. Le jeune homme oubliait sa journée, -oubliait le décor et le hideux servage -où le pliait la jeune fille: Clémentine-Alessandra -se prêtait, s'offrait. Elle avait -triomphé. Elle voulait la suprême tyrannie: -jouir de son esclave dans sa peine et dans -tout, l'avoir et peser sur lui du plaisir même -qu'elle lui ferait prendre sur soi. Elle indiqua -les portraits, les souvenirs, la chambre -pleine: c'étaient les témoins de leurs -noces, elle exigeait d'être possédée devant -<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span> -eux, de perdre officiellement, royalement -sa virginité, de n'être plus la proie du -hasard:</p> - -<p class="i1">—Viens, dit-elle, tu ne m'as pas eue, -tu ne m'as pas eue vraie.</p> - -<p class="i1">Le jeune homme s'élança. Elle l'arrêta: -Elle se donnait pas, ne s'abandonnait pas. -Elle se dépouilla avec lenteur. Ce n'était -pas une déchéance. Elle enlevait ses atours -seule, sans cérémonial et sans chambrière, -mais c'était pour les vêtir à nouveau. Elle -allait être nue, comme par décret,—et -pour cause. Il lui prit les mains et les -reconnut longuement. Il identifiait ses -ivresses. Et ce fut un cri lorsque l'étreinte -renaquit, lorsque leurs jeunesses nerveuses -se reconquirent et se confondirent. A -même les coussins historiques hâtivement -rassemblés, sur un chaos mince de -drapeaux, de manteaux, de velours et -de soies de blasons, presque sur le sol, -<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span> -ils s'échouèrent en un essor, en une -avalanche de baisers. Toutes les angoisses, -toute fièvre, tout désir de satiété les -pressèrent, les tinrent, les ligotèrent et -les enveloppèrent: ils s'aimèrent en -détresse, se donnant tout l'un de l'autre, -confessant leurs corps et leurs âmes et -leur passé, pour le mystère de la veille, -en rachat de leur communion de fraude. -Parmi leur extase, un bruit les détacha: -c'était une panoplie qui tombait à côté -d'eux. Un poignard, un petit poignard du -<span class="sc">XVI</span><sup>e</sup> siècle restait fiché dans le sol. -Clémentine-Alessandra pâlit, mais elle haussa les -épaules. Et, pour se rassurer:</p> - -<p class="i1">—Tiens, dit-elle, je te le donne.</p> - -<p class="i1">—Il faut que je te donne un sou. Ça -coupe l'amitié.</p> - -<p class="i1">—Et l'amour?</p> - -<p class="i1">—Je ne sais pas.</p> - -<p class="i1">—Eh bien! non! ça ne coupe rien. Et -<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span> -si tu me donnais un sou, tu me le reprocherais. -Tu m'as déjà payé ce matin.</p> - -<p class="i1">—Pardonne-moi.</p> - -<p class="i1">Elle ne lui pardonnait pas. Elle l'embrassa. -Ils restaient nus.</p> - -<p class="i1">Et, contre la fatalité, ils se reprirent...</p> - -<p class="i1">Eusèbe Gaël était rentré chez lui. Il alla -droit à sa fille et la serra fiévreusement sur -son cœur. Puis il ouvrit sa fenêtre. De la -rue de Furstemberg il voyait tout le vieux -et fantômal quartier de l'Abbaye, il plongeait -sur des cours d'hôtels seigneuriaux -désaffectés, sur des jardins en morceaux, -semés de marbre et de pierres sculptées, -sur des couvents sans cloches, des haies, -tout un jadis las et n'ayant plus même la -force de mourir. Plus haute, pareille à une -basilique sarrasine, l'église de Saint-Germain-des-Prés -hissait son mur roide vers -la voûte du ciel sans lune. Une heure sonna -sans écho, une heure impaire, onze heures. -<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span> -Gaël ne l'aimait pas. Il songea violemment, -douloureusement à son amie. Dans la rue, -une famille de mendiants italiens, qu'il -connaissait de par ses aumônes, errait, tuant -sous elle la nuit avant de rentrer dans -Plaisance, pour revenir. Il songea plus -amèrement. Une prière vint à ses lèvres, -qu'il n'avait pas marmonnée depuis une -crise de sa jeunesse. La prière, des lèvres, -lui entra au cœur, dans un sanglot. Et il -pria, de toute sa science, de toute son -angoisse, de toute sa vie. Puis il se rappela -la nationalité corse du jeune homme et son -nom «Antony! murmura-t-il. Je sais bien -que ça ne prouve rien, que ce n'est rien, -qu'un prénom. Mais ces gens-là ont juré -de me faire croire au romantisme!» La -nuit était fraîche. Des souffles malins -venaient. La tour sacrée s'enveloppait de -nuages. Eusèbe Gaël sentit les éclairs et le -tonnerre tout proches: nuit de fièvre et -<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span> -d'étincelles, nuit électrique, c'était avec son -insomnie certaine, du travail et des pensées -neuves. Il ferma sa fenêtre et se remit au -travail. D'une main ferme, il traça cette -ligne: «<i>Chapitre</i> <span class="sc">VI</span>. <i>Erreurs de tous les -temps. L'Amour.</i>»</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span></p> - - - -<div class="chapter"> -<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2> -</div> - -<p class="ac">L'ERGASTULE</p> - - -<p class="i1">Le garçon coiffeur offrit galamment à la -ronde son savon et son rasoir:</p> - -<p class="i1">—Au premier de ces Messieurs..., dit-il.</p> - -<p class="i1">Sa grâce obséquieuse se frottait d'ironie, -essentiellement. Il n'y avait là que des -clients auxquels le mot: «Monsieur» va -comme un chapeau de soie sans cocarde: -c'étaient des tabliers bleus et blancs qui -se gaufraient à ne rien faire—pour la -minute—et à ne se salir point. Antony se -leva et s'assit sur le fauteuil canné.</p> - -<p class="i1">—La barbe, n'est-ce pas? devina le -coiffeur.</p> - -<p class="i1">—La barbe, oui, répondit Antony.</p> - -<p class="i1">La poudre de savon joua, blanchit, brouilla -<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span> -le blanc, devint crème et mortier, s'épaissit, -s'étendit, envahit le visage, noyant les -flocons légers, les tordant, les broyant, les -couchant sous son néant glaireux. Le garçon -s'attachait à respecter la lèvre, mauvaisement. -Il attendait. Antony sentit une honte et -ajouta: «La moustache aussi.» Le garçon -eut un sourire: «Il fallait le dire tout de -suite,» et, raffinant, il arrêta son labeur -de lessiveuse. Il prit des ciseaux, pinça -quelques poils, les serra, les frisa presqu'en -pointe et les trancha au pli de la bouche, -à même le savon qui crissa avec les poils. -Puis, dans un autre rythme, il promena -son blaireau sous le nez, comme il eût fait -des saintes huiles. Il soupira, pour le patient, -et apprêtant son arme de dégradation sur -un cuir usé, il plaisanta: «Comme ça, -vous entrez dans les ordres?»—«Quels -ordres?»—«Les ordres des autres.» Il se -sourit. Antony ne sourit point. Il était gêné -<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span> -de la pâte molle qui accablait son visage et -qui semblait tourbillonner encore sur lui, -terre blanche et lâche. «Ça vous ennuie? -continuait le garçon. Je vous comprends. -Tenez, moi, mon patron me dirait de couper -ma moustache, je ne pourrais pas: ce n'est -pas que j'en aie beaucoup, mais on est mieux -tout de même, avec. Et puis, c'est ce qu'il -y a de plus sensible, dans la figure, bien -entendu. Mais vous vous y ferez. C'est un -léger sacrifice. Vous avez tant d'avantages, -en maison! D'ailleurs si les domestiques -portaient la moustache, on ne les distinguerait -pas des maîtres, dans la rue: il y -en a qui sont si chics!» Antony ne répondait -pas: il comprenait peu à peu ce qu'on -appelle, chez les barbiers, «endormir le -client» et il pensait. A larges coups, son -visage se levait dans la glace, pâle sous les -poils ratissés et le savon chassé, ferme et -nu, réduit à sa vigueur et à son âme. -<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span> -C'était une vie nouvelle pour son visage. Il -crut qu'il se regardait pour la première -fois et n'eut ni peur ni horreur de sa face -glabre. Il jouissait de son humiliation. -Lorsque sa maîtresse l'avait laissé tomber -de ses bras dans l'antichambre et dans -l'escalier de service, il avait pu supposer -qu'il acceptait l'esclavage comme l'envers -de la caresse, par faiblesse d'amant, par -veulerie de vagabond lassé, par calcul sensuel, -aussi, pour ramasser un baiser dans -les ordures. Sous le rasoir ainsi que sous -la hache, il se retrouvait fier, terrible, -intact de dessein et de désirs. Il n'abdiquait -pas: il demeurait pauvre, mais voulait -connaître mieux la manière de s'en servir. -Il aimait, soit: c'était un extra. Mais son -amour même, n'était-ce pas son œuvre, sa -conquête, sa prise? Il en voulait aux riches -d'avoir tout et de s'emparer du reste. Il -leur en voulait de ce qu'ils lui laissaient voir -<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span> -autour de lui de misères et de désespoirs -où il ne pouvait rien.</p> - -<p class="i1">Il n'avait jamais été heureux: c'est pourquoi -il voulait le bonheur de tous, le -bonheur qui ne chante pas, car c'est la rage -qui chante, qui ne parle pas, car c'est -l'ennui qui parle, qui ne marche pas trop -vite, car on ne se hâte que vers la peine. -Aux Champs-Élysées, il était venu passer -une revue de la nuit et de ses hontes, des -tentations, des abandons, des besoins qu'elle -roule en son manteau noir et troué. Il passait, -fort de sa misère, voyant, jugeant, -s'instruisant. D'un fourré à une clairière, -d'un pan d'arbre à l'inflexion d'un tronc -d'arbre, d'un pli de pavillon à la fuite d'une -allée, tout lui contait des sensualités vagabondes, -de la chair meurtrie qui appelle -de la chair furieuse, de la faim qui veut se -perdre dans le désir, en se cachant des -lourdes étoiles.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span></p> - -<p class="i1">Le rasoir qui passait sur sa face lui enlevait -le hâle lentement acquis de l'amertume -et de la science humaines, le lavait de ses -veillées au Bois-de-Boulogne et aux Tuileries, -de ses tournées partout où Paris se -détache de son mensonge et vient râler -haut ou cracher son saoul ou se griser -d'air, de ses galops dans les sentes et les -allées où erre le rut pauvre, où l'infini des -convulsions et des convoitises de l'infortune -s'en vient se briser contre le hasard des -enlacements d'une seconde. Il se retrouva, -dans le miroir, une face de prêtre, glabre, -nue, sans plis, sans reflets: les yeux restaient -brillants et fixes sous la masse des -cheveux. Le rasoir s'en allait lentement du -gouffre de la gorge offerte et de la dépression -des mâchoires énergiques: le coiffeur -invita Antony à se plonger dans l'eau d'une -vasque emplie en hâte, à cette fin de noyer -les derniers poils, de dissoudre le savon, de -<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span> -n'avoir plus aucun vestige de sa barbe, -aucune trace même de sa destruction. Il le -tira sur le fauteuil, ensuite, lui infligea un -peignoir de coton et les manches: «Les -cheveux, maintenant, pas?» Oui, c'était -vrai, les cheveux! Ses cheveux étaient -indépendants. Des mèches, çà et là, affirmaient -un caractère, du caractère. Il fallait -les égaliser, les réduire à rien. Il avait des -boucles d'orateur et de poète, des touffes -ondulées par le rêve, d'autres gonflées de -colère, dressées, droites comme un dessein: -il fallait les coucher ainsi que le reste du -corps devant le despotisme de l'ordre -social. «Comment les voulez-vous? demandait -le garçon. En brosse? Non, vous n'avez -pas besoin de cette brosse-là? la raie au -milieu? sur le côté? à droite, n'est-ce pas? -c'est plus convenable. Courts! Ah! il n'y -a rien de mauvais pour le pli des cheveux -comme le tablier à mettre. Ça défait une -<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span> -coiffure, le cordon du haut. Le plus court, -c'est le meilleur, voyez-vous. La poussière... -le travail... On ne vous a pas commandé -une coupe spéciale?» Commandé! oui! -On lui prenait ses cheveux, sa barbe, tout. -Tant mieux. On lui laissait son âme. Ah! si -on lui avait pris son cœur aussi, son cœur -qui s'était fait prendre aux Champs-Élysées, -quand il voulait nourrir son fiel! Non, on -ne lui avait rien commandé. «Comme vous -voulez», dit-il au garçon. Le garçon se -récria. Il ne proposait rien que pour le bien -du client, pour son plaisir. Il savait bien -comme on était tenu, comme on s'appartenait -peu. Mais, dans les limites du service, -à condition de n'avoir ni moustache ni cheveux -trop longs, on avait sa tête à soi, et sa -tête, que diable!... Alors, si on aime mieux -la raie à droite qu'au milieu, parce que la -raie à gauche, ce n'est pas permis à un -domestique, on peut ou non?...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span></p> - -<p class="i1">Antony acquiesçait silencieusement: -«Oui, je vois, continua le garçon. Vous -n'êtes pas habitué. Vous êtes débutant. Ça -vous bouscule un peu, tout à la fois. Mais -vous avez raison de vous être placé chez des -bourgeois. On n'est pas son maître, mais -on a moins de soucis. On n'a à s'occuper -que des autres!» Sa tondeuse montait, -mordait dans les cheveux, vigoureusement. -Il étrillait. Les domestiques, ça connaît les -chevaux. Alors pourquoi se gêner? Et, à -mesure que la tondeuse lui faisait froid, -Antony se sentait plus près de ses nouveaux -compagnons qu'il avait à peine entrevus. -Clémentine-Alessandra l'avait envoyé présenter -par un infime intendant, infatué et -rogue. Il avait été toisé par une douzaine -de gens mornes, ensommeillés en leur -grande livrée du soir. Ils avaient veillé en -son honneur. Cinq étaient vieux et allemands. -L'un, même, très vieux, l'avait -<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span> -considéré d'un air étrange. Les autres -étaient français, à cause des courses, des -conversations à tenir et des voitures. Il pouvait -leur revenir: il était digne d'eux, il en -était, pleinement. Il paya la peine d'avoir -été tondu et prit congé par un pourboire qui -sonna dans le tronc de zinc comme un tronc -dans le panier de la guillotine. «Pas causeur, -votre collègue! ricanait le garçon coiffeur.»</p> - -<p class="i1">—C'est de chez la Prussienne, dit un -valet. Ça ne sait pas la langue.</p> - -<p class="i1">—Voulez-vous parier que c'est un Parigot? -Mais c'est fier.</p> - -<p class="i1">—C'est, peut-être une mouche! Il en -faut chez ces femmes-là.</p> - -<p class="i1">—Pourquoi? Ça ne vole pas toujours, -les princesses.</p> - -<p class="i1">—Oui, mais ça conspire. Et puis, est-ce -qu'on sait ce que c'est?</p> - -<p class="i1">Antony était rentré à l'hôtel par la petite -porte. Il y trouva ses camarades.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span></p> - -<p class="i1">—Ah! vous voilà en tenue! dit un grand -maigre. Vous êtes mieux ainsi. J'avais peur -que vous ayiez l'air déguisé.</p> - -<p class="i1">—En voilà des manières! tu lui dis: -vous! On ne se tutoie plus, alors?</p> - -<p class="i1">—Il est triste, observa un autre.</p> - -<p class="i1">—C'est vrai! Il commence tard. C'est -dur, à son âge!</p> - -<p class="i1">—Moi, j'ai débuté à douze ans. J'arrivai -un soir de dîner de gala chez la duchesse -d'Alais. Par des portes qui s'ouvraient en -enfilade, j'apercevais de la lumière comme -je n'en avais jamais vu: c'était le commencement -de l'électricité, avec des lustres et -des couleurs, des globes, des abat-jour -sur des tentures, des tapis, des tableaux et -des glaces, vous comprenez!... Je faisais -attention à ça, à tout; j'aurais voulu voir -des belles dames et leur ouvrir les portières -de leurs calèches à cause qu'à cette époque-là -j'y croyais, aux calèches. Et je ne lavais -<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span> -la vaisselle que des doigts, de toute la main -et des bras, même, les manches retroussées, -mais pas de la tête, comme il faut. -Alors j'ai cassé un verre. Et, d'émotion, de -honte, de crainte, je me mis à pleurer. Je -me voyais mis à la porte, incapable d'être -domestique à tout jamais et de cirer les -bottines des dames. «Monsieur, que je dis -au maître d'hôtel, ce n'est pas de ma faute, -Monsieur. Pardonnez-moi.» Il sourit, cet -homme. «Petit imbécile, répondit-il, tu ne -vois donc pas que c'est un verre d'office? -Ça ne dépareille rien, tiens!» Et, pour me -rassurer, il en cassa sept. «Mais que ça -ne t'encourage pas! ajouta-t-il, terrible. Je -dirais que c'est toi qui les a cassés tous!» -Eh bien! cette nuit-là, j'eus un cauchemar -où les belles dames dansaient avec le maître -d'hôtel, celui que j'avais vu, dans des morceaux -de verre où elles se blessaient et où -j'étais guillotiné pour. J'en ai été malade -<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span> -trois jours. Mais c'est une belle entrée dans -le métier. Je m'étais aguerri tout de suite. -Et, aujourd'hui, je suis chez la duchesse.</p> - -<p class="i1">—Moi, se souvint un autre, je me suis -dégoûté tout de suite du métier. J'avais de -l'amour-propre et de l'ambition. J'appris -tout seul, en cachette, je m'appris à faire -de la ronde et des règles de trois et je -trouvai un emploi dans un bureau. J'étais -très fier, je faisais le Monsieur, j'avais des -manches en lustrine, sans gilet à raie, sans -tablier. Ça dura quelques mois. Un jour je -rencontrai mon ancien maître. Il me sembla -que je lui disais «Monsieur» comme -à personne. Il fut gentil, me ramena chez -lui, me prit par les sentiments. Il me montra -qu'il m'avait gardé mon tablier, me le -fit «essayer». Essayer! je ne le quittai -plus. «Ça te va mieux, me dit-il.» Il me -tenait solidement. Depuis, il est mort, j'en ai -connu d'autres, je mourrai dans une livrée.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span></p> - -<p class="i1">Ce ne fut pas pénible. Les gens s'attendaient -tous à ce linceul-là. Ils l'usaient sur -eux, avec eux. Les économies, même, qu'ils -engraissaient pour un commerce de retraite, -ils n'y croyaient pas. En somme, ils vieillissaient, -ils vieilliraient à l'ombre d'une fortune, -d'une maison et, ici, d'un drapeau. -En cet immense palais, ils figuraient, dans -l'office étroit, les piliers honteux, les étais -cachés sur quoi reposait tout l'édifice. L'hôtel -pavé de chambellans, de filles d'honneur, -de secrétaires des commandements -et de simples secrétaires, l'hôtel où le cerveau -de Paris passait et repassait, c'étaient -eux qui le conservaient, qui le gardaient, -le protégeaient, qui, de leurs mains noires, -le faisaient blanc et pur, c'étaient eux les -prêtres humbles des marbres, des soies, qui -préparaient des joies aux autres, à voir -sourire les tableaux et les bijoux, à voir les -siècles resplendir en émaux, en joyaux, -<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span> -c'était eux l'armature invisible, agissante, -sur quoi se plaquaient les étoffes, les -témoignages de victoires et de voyages, les -souvenirs des pèlerinages et des -chevauchées, les dépouilles et les reliques. Ils -étaient si loin des causeries, des méditations, -des rêves de la princesse! Antony les -envia. Jamais il ne serait comme eux.</p> - -<p class="i1">—Moi, disait un petit blond, j'ai commencé -par travailler chez une comtesse -aveugle. On ne s'amusait pas beaucoup. -On la sentait, de l'antichambre. Elle ne -voyait pas, naturellement, mais c'était pis. -Elle se plaignait, au hasard, elle vous reprochait -tout, à la file, vous accusait de tout, -vous donnait tous les noms. Nous la respections -beaucoup à cause de son infirmité. -Et puis ça vous fait le caractère. Tous les -maîtres, en somme, sont comme s'ils étaient -aveugles: ils crient par-dessus leurs lunettes, -à l'envers.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span></p> - -<p class="i1">Les valets français eurent un rire unanime. -De la cuisine, à côté, les aides rirent -aussi. Le chef, pas: il était allemand. Et -les valets allemands demeurèrent graves. -Ils appartenaient à la vieille famille des -domestiques particuliers des Schmerz-Traurig, -levriers et estafiers, exécuteurs et -bêtes de somme. Ils avaient successivement -porté la barbe longue et la tête rase, à -l'inverse des modes existantes, étant l'envers -des hommes et le dessous des princes. -Leur fidélité n'était pas une vertu: c'était -leur sixième sens ou plutôt le premier: ils -naissaient pour leurs maîtres avant de -mourir pour eux s'ils le leur permettaient. -La race avait survécu à la fortune de -l'autre race: elle avait servi dans l'exode, -dans l'exil.</p> - -<p class="i1">Le plus vieux, celui qui avait regardé -Antony la veille, ne le regardait plus: il le -possédait. Il l'avait flairé, il avait reconnu -<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span> -l'odeur de ses seigneurs. Il avait eu un -frisson véritable, puis il avait souri, d'un -sourire où se navrait un passé, une adoration, -le servage séculaire—et la foi. Il prit -le jeune homme à part et, d'une voix très -faible, où les intonations tudesques sortaient -en angles, il dit: «Je vois. Tu n'es pas -de notre monde. Tu as touché à Son Altesse. -Elle te cache au milieu de nous, maintenant. -Ce n'est pas bien.» Antony se révolta -d'abord. Cette divination lui semblait basse, -vile, dégradante. Tout le monde allait -savoir, alors! Il considéra le vieillard. Il -lut sur sa face non l'histoire seulement des -valets les plus lointains mais l'histoire -secrète de la maison ducale: ces plis, ces -rides, c'étaient les chocs en retour des -débauches du vieux prince, les nuits d'escorte, -les nuits d'attente, les soucis sur -lui, les remords pour lui, de l'affection -saignante, du dévouement continu, surhumain -<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span> -et saignant dans des dangers -pauvres et de la boue. Quelle hautaine -figure, et quel mépris pour le présent, -pour la vie, pour la chair! Il tenait du -prêtre et du soldat, varlet d'armes, frère -confesseur. Antony avait vu des portraits -d'ancêtres, en des flâneries au Louvre les -jours de pluie et d'autres jours où il lui -fallait de la beauté contre les gens et les -rues. Le vieux leur ressemblait à tous. Il -le respecta: «Ce n'est pas ma faute,» murmura-t-il. -Un peu plus de dédain crispa la -lèvre rasée du vieux: «Tu n'es pas de notre -monde. On n'y entre pas après ces choses-là. -Ça se fait dans le service. Et pas ici, pas -ici!» Décidément, ce vieux n'était pas de -sa race à lui. Il avait des mots de philosophe -cynique et une tête de curé. Il affichait -toutes les vertus, en creux. Antony eut un -peu peur. Il aurait voulu se faire un bouclier -de ses haines, de ses désirs pour les -<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span> -autres, de sa vigueur et de son ennui. Mais -il ne put que se courber: «Viens, dit le -vieux.» Les autres souriaient.</p> - -<p class="i1">—On m'a dit, ricana l'un, que, le premier -jour de leur arrivée dans les maisons -centrales, on laisse les condamnés comme -ça, à causer, sans rien faire. Ça les change, -après.</p> - -<p class="i1">—Tu connais ces maisons-là!</p> - -<p class="i1">—Farceur! Attends un peu.</p> - -<p class="i1">Antony avait suivi le vieux le long d'escaliers -introuvables, ceux où les valets, pas -tous, avaient accès, l'escalier secret de service. -Ils avaient pris un long couloir, sous -les combles et le vieux avait ouvert sa porte. -C'était, cette chambre de domestique, une -cellule de moine et je ne sais quel repaire -d'alchimiste. Le vieux y vivait avec des fantômes: -il y avait enterré ses morts et les -gardait autour de soi, pour lui donner des -conseils, pour lui rappeler les traditions -<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span> -saintes d'obéissance, d'abnégation, de néant -devant les seigneurs. Il avait, pêle-mêle, -avec des tabliers et des sabots, des épées -de bourreau et des cannes enrubannées de -courriers, des bavolets, des bonnets d'antan, -des galons de livrée usés et nobles où -les armes de Schmerz-Traurig éclataient -d'une richesse lasse et où le lion de gueule -pleurait de la pourpre et de l'or. Il déroula -une vieille carte de 1735 et la lut au jeune -homme: «Marquise de Misnie, comtesse de -Lusace, princesse d'Hewerswerda, de Mosqua, -de Zobelitz, comtesse de Zerbst, de -Hall, de Tzahan, de Quedelinburg, baronne -de Mesburg, de Torgaw, de Budissen, de -Usta, de Friedland, jusqu'à la Saxe, jusqu'à -Sagan, jusqu'au Brandebourg, jusqu'à -Brunsvick, jusqu'à Iéna, regarde, regarde -sur l'Elbe, autour de notre capitale Wittemberg, -regarde les montagnes, aussi, et les -forêts. C'est tout cela que tu as pris. C'est -<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span> -grand, va! Tiens, regarde: ça, c'est cent -lieues de Suisse et de Hesse, notre mesure: -c'est grand, c'est grand! J'ai vu tout cela, -moi. Il y a des toits dorés, des clochers, des -arbres et de jolies filles. Tu as tout pris -et tu les as prises et maintenant tu es -esclave parce que tu es esclave de ton -péché.» Les paroles de reproche venaient -à Antony comme d'autres paroles, la veille, -dans un décor de passé et d'ailleurs. Mais, -la veille, il avait parlé. Le vieux continuait: -«Elle est Altesse sérénissime. Tu ne comprends -pas ce que c'est? Eh bien! voilà. Il -y a des gens, n'est-ce pas? qui sont princes, -ducs ou archiducs, parce qu'il y a des rois -et des empereurs, à cause d'eux, qui sont -ce qu'ils sont rapport aux autres, les -rois, les empereurs, sous eux. La grande-duchesse -n'a besoin de personne. Elle a son -titre, comme cela: ce n'est pas un titre, -c'est un nom. Elle est sérénissime, comme -<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span> -on est homme ou femme. Serein, c'est -tranquille à la manière des dieux. Le ciel -est serein. Elle est mieux que le ciel. Elle -n'a à craindre ni la pluie, ni la neige, ni -les orages. Elle est princesse, tranquillement, -par le fait, de tous les droits. Ça -n'a jamais de nuages.</p> - -<p class="i1">—Pourtant, observa dans sa fièvre -Antony, il y en a eu des orages.</p> - -<p class="i1">—Ça ne compte pas, dit le vieux. Nous -sommes ducs, vois-tu, dans l'exil, nous le -serions dans le panier du bourreau. On ne -discute pas ces choses-là. Le pays est à -nous et nous n'en devons compte qu'à Dieu -et au Dieu que nous choisissons, au Dieu -que nous voulons bien. Nous nous sommes -donnés à Luther, de haut, contre des papes -d'avant. Sérénissime! tu entends! Maîtresse -de tout, suzeraine de tout, dans la -pleine paix de sa conscience, dans l'accord -de l'univers autour d'elle, au-dessous d'elle, -<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span> -suzeraine, souveraine, ne dépendant ni de -l'empereur, ni des princes. Et tu l'as prise, -malheureux, malheureux!» Il se dressa: -«Ah! pourquoi mon maître a-t-il survécu -à son pouvoir? Moi qui l'ai suivi en tout, -qui l'ai servi en tout, je n'ai pas pu faire -comme lui quand il a pris femme. Elle -était digne de lui, puisqu'elle avait en vertu -ce qu'il avait en force de nature, puisqu'elle -était d'une belle race. Mais j'étais un valet—et -trop vieux. Les princes ne sont jamais -vieux, et si j'avais une fille, elle aussi...» -Il n'acheva pas. La porte s'était non pas -ouverte mais brisée. La grande-duchesse -apparaissait. Elle avait entendu. Elle ne -voulait plus rien entendre. Son péché l'enveloppait, -son péché secret qui s'écrivait -dans tous les yeux en lettres de flamme, -son péché qui transpirait, qui éclatait, qui -se crachait de tous les pores des pierres, de -toutes les veines des marbres, son péché -<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span> -dont elle n'avait pas honte et qu'elle voulait -porter, poison altier, dans un fleuron -creusé de sa couronne. Le vieux valet ne -tomba pas à genoux, ne rougit pas, ne se -troubla point. Il ne la regarda même point: -il la connaissait de toute éternité, il était -sa tradition et son ombre. Mais Clémentine-Alessandra -le considéra longuement. Elle -avait laissé ce dévouement autour de soi -sans y prendre garde, elle y était trop habituée. -Et voilà que sa patrie, son hérédité, -son peuple lui parlaient par cette bouche, -sans savoir, voilà que des paroles lui -venaient de là-bas; elle toisa le vieux, inventoria -le logis: ses galons de livrée qui luisaient -çà et là, ses armes à elle, n'était-ce -pas aussi beau pour le valet qu'un blason -à lui, n'était-il pas le lion de Schmerz-Traurig -et le cimier ne lui venait-il pas, -mieux qu'à elle? Elle ne trouva qu'une -phrase:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span></p> - -<p class="i1">—Wolfgang, dou bist ein braver kerl.</p> - -<p class="i1">C'était la première fois qu'elle s'exprimait -en allemand devant lui. Mais quelle -inspiration charmante! Sa voix de famille, -ce compliment banal, presque insolent, ce -retour à des mots de jadis, au temps de sa -première adolescence, ce <i>tu</i> qui, affectueusement, -remplaçait le <i>ihr</i> odieux, ce <i>vous</i> -pour esclaves, c'était une caresse de mère -pour un enfant pas assez gâté, c'était l'absolution, -la récompense suprême, la consécration, -quelque chose comme un «certificat» -à montrer à Dieu. Le vieux ne -remercia pas, il sourit: il pardonnait. -Clémentine-Alessandra était devant son -peuple et son caprice, son caprice vengeur. -Ils n'étaient pas ennemis: ils étaient tous -deux écrasés sous la même livrée, voués -au même labeur. Et la princesse regarda ce -qu'elle avait fait de son amant. Elle regarda -les mains, d'abord. Elles étaient longues et -<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span> -blanches. Elle se le représenta nettoyant, -grattant, s'usant à des polissures inutiles, -se déchirant, se déformant, gonflées dans -de l'eau chaude, et rouges, prenant toute -la honte d'une personnalité condamnée et -détruite peu à peu, énormes, devenant -outils, perdant leur humanité et poussant -aux dépens du cœur, absorbant une vigueur -d'esprit proscrite, la délicatesse rayée; elle -les imagina tombantes, lourdes, molles et -dures à la fois, éponges et fer—et elle eut -mal de les avoir senties autour d'elle, elle -les eut sur la peau et sur les yeux, la brûlant. -Elle regarda les cheveux, ensuite, -avec qui elle avait joué, les cheveux longs -et fins qui bouclaient: elle aperçut une tête -aux bandeaux courts et collés, aux poils -rasés, une tête découpée dans des flocons -soyeux, roide, rabotée, séchée, où toute la -vie se rejetait dans les yeux tristes et dans -le pli de la bouche. Alors l'émotion l'emporta: -<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span> -elle avait tué son rêve et elle -s'avoua le meurtre prémédité, l'assassinat -complet, en détail! le cadavre était devant -elle qui allait mourir peu à peu: très loin, -très bas, dans des soupentes et des sous-sols, -il allait traîner une existence d'ustensile -méprisé et inconnu. Elle crut -frissonner, c'étaient des oubliettes, des -oubliettes volontaires et infâmes. Mais -quoi? puisqu'il acceptait, puisqu'il s'y enterrait -lui-même, que voulait-il? Il s'était -confessé et proclamé dans l'hôtel meublé -de la rue des Saussaies, il avait une âme -d'énergie, d'ambition, une âme rouge. -Alors? Pourquoi n'avait-il pas fui après -l'avoir prise, chez elle? Il avait promis. -Mais on ne tient pas les sales promesses et -le parjure est un devoir quand on a engagé -sa dignité. Alors, alors, il voulait l'oublier, -elle, dans ces oubliettes! Il voulait un linceul, -le mur d'un tombeau contre elle, il -<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span> -voulait se ressaisir, avoir à la haïr, à la -tenir en dégoût et en horreur? Non! non! -Elle chercha un moyen de le marquer à -son chiffre pour le reconnaître et le tenir -même dans l'abîme, et, en bête affolée -plus qu'en tyran, se précipita. Elle le mordit -affreusement, au-dessus de la lèvre, à la -place de la moustache qu'elle avait fait -tomber. Ses dents de louve des forêts allemandes -entrèrent avant dans la chair du -jeune homme puis, du sang aux lèvres, à -ses lèvres à elle, du sang aux yeux, Clémentine-Alessandra -s'enfuit. Antony n'avait -pas crié: il était éperdu. Il sentait qu'elle -lui infligeait son âme, qu'elle faisait de lui -sa chose et que, par ces plaies aiguës, elle -prenait sa révolte, sa haine, sa volonté, lui -glissait, lui rivait son autorité cruelle et -sournoise.</p> - -<p class="i1">Elle avait disparu: le vieil homme et -Antony restaient en présence: leurs regards -<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span> -ne se croisèrent pas. Ils n'avaient rien à se -dire. Pesamment, simplement, ils descendirent -à leur travail; le vieux continuait, le -jeune homme commençait: rien de plus.</p> - -<p class="i1">La grande-duchesse était rentrée dans -sa chambre: elle se jeta sur des coussins -et sanglota rageusement. Elle étouffait des -cris d'appel et des supplications, des -plaintes de bête blessée. Elle avait du sang -qui, à travers ses larmes, demeurait, un -sang plus rouge que ses gencives et que ses -lèvres et qui séchait à ses dents, lentement. -Elle pleura, enfin, sans hurlements, en -petite fille, en fille. Puis, les yeux brouillés, -parmi le voile de ses larmes, elle passa -la revue des armes, des souvenirs de sa -famille. Elle souffrait du mal des siècles. -Par delà les portraits et les tableaux de -bataille, dans les yeux des maîtres, elle -voyait le vieux Wolfgang la regardant. Son -peuple! ce quelque chose vivant, guenillant, -<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span> -orphelin malgré soi et tourné vers -elle dont elle était née mère! Ses aïeux, -là, en costume d'apparat, en pourpre et en -armures—et ces princes, ce peuple, cette -foule, c'était le même être, l'être en livrée -qui avait parlé non pour elle mais pour un -homme d'une autre race, d'une autre nation, -l'homme qu'elle avait pris au hasard, dans -une promenade de folie. Qu'était-elle? que -pouvait-elle encore? Qui avait-elle trompé? -N'avait-elle pas trompé tout le monde, ses -pères, ses sujets, son amant lui-même? -Elle maudit sa jeunesse vide et violente, -elle maudit ses pensées qui certainement -s'agitaient vers elle et qui, par contre-coup, -avaient excité ses sens mauvaisement. Mais -aussi, les princesses doivent se marier -avant de savoir qu'elles sont vierges.</p> - -<p class="i1">Un flot de sang lui montait à la tête, -l'aveuglait. Elle se réveillait femme et souveraine. -Déchue comme femme, déchue -<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span> -comme souveraine, mais en pleine force et -en furie. Jusque-là elle avait accepté son -exil. Elle trouvait très simple d'habiter -Paris, de parler français, de n'avoir à -commander qu'à des demoiselles de compagnie -promues filles d'honneur, à des -intendants nommés chambellans, à un officier -démissionnaire qui était grand-maréchal -du palais et à deux suisses qui, par -hasard, étaient Suisses. Ses droits, ses -devoirs envers ses sujets d'hier, c'était du -décor, des accessoires pour le vestibule. -Comment songer à une restauration, à une -tentative? Comment arriver à ses anciennes -frontières? Comment soulever un pays qui, -de sa famille, ne se rappelait que son père, -cet Otfried-Gutbert, le Duc-la-Débauche! -Et qu'apporterait-elle à ces Allemands, à -ce peuple de pâtres, d'ouvriers, de chasseurs -et de bûcherons, à ces horlogers et -ces scieurs de long? Un sang inquiet, trouble, -<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span> -un cerveau trop cultivé, trop savant, des -doutes, des utopies, un immense désespoir -en matière de gouvernement! Elle ne prendrait -le pouvoir que pour n'y croire pas, -pour laisser aller les choses ou pour être, -sur le trône, un philosophe comme son -parent Joseph II, empereur d'Allemagne, -pour vouloir imposer en vain la raison et -la beauté à des ignorants fanatiques, pour -être un philosophe en corset, une étudiante -arrivée, pour faire des guérisons individuelles, -des guérisons de maladies physiques -à l'exemple de ses parents de Saxe, -et pour ne rien guérir du mal moral, du -mal social, pour être souverainement impuissante -et magnifiquement battue? Elle -imaginait avec horreur les remèdes qu'elle -chercherait pour soi, les voluptés endormeuses, -les tristes fêtes de chair, les abîmes -de sensualité où la bête se pleure,—et -l'âme. Et puis, qu'avait-elle affaire avec le -<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span> -Schmerz-Traurig? Son père, en abdiquant, -en mourant, lui avait légué le monde. Elle -avait à commander à tous et à tout. Son -rêve l'emporta.</p> - -<p class="i1">Sérénissime! Sérénissime! son titre lui -revint, fulgura sur un rythme. Sérénissimes, -les ducs d'Autriche, avant d'être -appelés à l'empire, sérénissime l'Électeur -de Brandebourg, avant d'ériger son -margraviat en royaume et d'étirer son -royaume en Empire, sérénissime, le prince -d'Orange, avant de bondir sur l'Angleterre -et de happer, île par île, royaume par -royaume, empire par empire, ce qu'il lui -fallait pour constituer son empire. Partout -des Empires! Sérénissime, c'était vraiment -le titre qui porte bonheur, le titre qui -attire les victoires, les acquêts, les conquêtes. -Sérénissime aussi, M. le Prince, le -Condé de Rocroy, sérénissime comme elle! -Mais aussi combien de petits principicules -<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span> -possessionnés ou non, combien de parents -pauvres! Non, non, elle était de la race de -bataille. C'était à elle que le Destin venait -échoir: c'était elle, le couronnement, la -revanche. Ses ancêtres n'avaient rien fait -que régner sur des soldats et des paysans, -qu'être, sans le titre, les rois des anciennes -cités grecques, tyrans à la fois et bourgmestres, -sanguinaires et patriarches, lansquenets -blasonnés, ivrognes à épée. Son -père, lavé par la déposition, élevé par le -vice, lui donnait les villes et les montagnes, -les couchers de soleil où il avait passé; elle -avait droit au monde. Elle vit se dessiner -devant elle un empire tel qu'il n'avait jamais -pu exister, l'empire allemand rejoignant -l'empire britannique et l'empire démocratique -des États-Unis américains, ressemblant -par ses membres énormes et déchiquetés -à un monstre à dents, à griffes, -dévorant ce qui restait de l'Univers. Elle -<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span> -le reconnaissait, cet empire effrayant: -c'était l'empire protestant, la conception -géante et inavouée des Elisabeth après -Henri VIII, des Hohenzollern après Frédéric -et de Cromwell peut-être, le songe mystique -des huguenots de tous les pays, l'envers -du saint empire romain germanique, son -ombre ennemie et plus grande, le royaume -qui n'est pas de ce monde parce que le -monde est à lui,—et qu'il a plus.</p> - -<p class="i1">Elle ne frissonna pas devant sa pensée: -elle l'acheva. Elle errait dans l'Afrique, -suscitait les protestants de là-bas, convertissait, -conquérait encore, puis elle soumettait -çà et là, partout. Mais un découragement -la prit: où levait-elle ses soldats? Il avait -fallu des soldats à ses pères pour garder -leur pauvre duché. Les soldats les avaient, -enfin, abandonnés. Et ce rêve d'empire -même, n'était-ce pas la condamnation de -ses prétentions? Elle admettait les empires, -<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span> -elle admettait cet empire allemand qui avait -rejeté sa famille de sa patrie, qui avait -brutalement enserré toutes les principautés, -fondu en une seule toutes les âmes? -Elle n'hésita pas. Oui, elle admettait l'empire -des Hohenzollern, oui, elle admirait le -vol de leur aigle, et elle la sentait, l'âme -allemande, immense et nue, si belle, si -vraie, que, à distance, elle l'emplissait -toute! Mais elle admettait la conquête aussi -et la force. Elle pouvait non reprendre son -bien, mais revendiquer l'empire. Comment? -Elle éclata d'un rire affreux: elle s'apercevait -qu'elle était ridicule, absolument. -C'étaient les romans de sa mère et de sa -famille, les imaginations de ces pauvres -prétendants qui, après avoir été chassés de -tous les trônes, les possédaient tous sur -le papier, sur parchemins, même, en toute -les langues. Exilée et femme, il ne lui restait -que le mariage. Elle pouvait, certes, -<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span> -épouser un monarque conquérant. Mais -les reines ne sont grandes que dans l'adversité. -Les compagnes des illustres pasteurs -d'hommes sont des épouses passives -qui ne comprennent rien qu'aux futilités, -dolentes, négligées d'ailleurs et qui disparaissent -dans l'éclat des apothéoses, -dépouilles oubliées comme elles ont été les -plus insignifiantes des conquêtes! Comment -d'ailleurs pouvait-elle songer au mariage? -Elle s'était donnée. Elle était à jamais -la femme d'Antony. Elle avait beau le jeter -dans l'ergastule, elle le tuerait qu'il resterait -son époux et son maître. Elle n'avait -jamais cru que le mal fût aussi fort. Elle -s'humilia devant la vierge Elisabeth, elle -s'humilia devant la virile Marie-Thérèse -et même devant Catherine II qui avait -l'excuse d'être née aventurière et qui devait -puiser de la naissance et de la vigueur, -alternativement, où il y en avait. Elle repoussa -<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span> -l'évocation de Marie-Stuart: elle -ne voulait pas de l'infortune, elle se jetait -non dans l'ambition, mais dans la conquête, -la conquête dont elle se répétait le nom, -dont elle s'étourdissait parmi le resplendissement -des armes qui l'entouraient dans -sa chambre et qui brillaient, qui vivaient, -qui pensaient du reflet de son désir et de -sa pensée.</p> - -<p class="i1">Elle ne déjeuna pas ce jour-là, n'eut pas -un regard pour ses dames d'honneur, ne -donna pas d'ordre au secrétaire des commandements -et s'avisa que son aide-de-camp,—le -général-lieutenant von Süsserkatz, -avait attendu patiemment l'heure de -sa retraite, à la tête d'une division de -Hambourg avant de se souvenir qu'il se -devait à la dynastie de Schmerz-Traurig. -Elle convoita plus amèrement, plus passionément -des peuples et des territoires.</p> - -<p class="i1">De son état-major scientifique et littéraire, -<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span> -M. Lévy-Wlarmeh arriva le premier. -Elle le fit entrer, à sa grande stupeur, -dans sa chambre, et, à brûle-pourpoint lui -demanda son sentiment sur l'empire protestant. -Le vieillard sourit:</p> - -<p class="i1">—Madame, dit-il, Votre Altesse a déjà -voulu me rappeler hier qu'elle était protestante.</p> - -<p class="i1">Elle s'irrita:</p> - -<p class="i1">—C'est tout? Vous ne trouvez qu'un mot? -Folie, alors?</p> - -<p class="i1">—Non, Madame, ce n'est pas une folie, -c'est un acte de foi. Mais un acte de foi ne -suffit pas au dessin d'un empire. Il faut un -congrès, des accords, des alliances, que -sais-je? Et j'aimerais autant un empire catholique.</p> - -<p class="i1">—Vous êtes catholique, Monsieur.</p> - -<p class="i1">—Non, Madame, et je le regrette. Je -suis juif.</p> - -<p class="i1">—Et vous n'imaginez pas un empire juif?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span></p> - -<p class="i1">—Madame, les juifs ont cet avantage sur -le reste des hommes d'être morts depuis -longtemps. Réfléchissez: n'est-ce pas un -cauchemar, une troupe de fantômes, des -âmes en peine—et ce ne seront des âmes que -si vous le voulez bien. L'esprit de Dieu s'est -retiré de leur masse: ils ont le fétichisme -de l'or, le somnambulisme du commerce, -le vertige de l'avarice. Ce sont maladies de -feux follets. Pour moi, je suis un fantôme -pensant et dont la vue est bonne. Je vous -disais tout à l'heure que je regrettais de ne -pas être catholique: pure politesse. Car je -ne puis croire non plus à un empire catholique: -il fut, en deux fois, en trois fois, -Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon. Il -faut trouver maintenant une autre religion: -l'inquiétude et le fanatisme de notre époque,—c'est -tout un—annoncent de prochains -miracles, une foi nouvelle.</p> - -<p class="i1">—Il ne manque qu'un Dieu martyr.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span></p> - -<p class="i1">—Et pourquoi, Madame? La religion -est fondée sur la souffrance: c'est une -religion de pitié, d'indignation et de -remords, une tendresse, un regret agissant, -une adoration tragique: elle est plus pure, -plus profonde, plus subtile que les autres -puisqu'elle fond en soi tous les sentiments, -depuis la terreur et l'admiration jusqu'aux -larmes. Mais si la mort sur la terre apporte -à l'idée de l'éternité une force plus grande -et comme une consécration mystérieuse, elle -n'est pas nécessaire. On peut croire à -tout.</p> - -<p class="i1">—Mais, vous, Monsieur, vous ne croyez -à rien.</p> - -<p class="i1">—Que Votre Altesse me pardonne. Je -crois à un Dieu, le Feu. C'est un peu naïf -de la part d'un juif qui a eu des ancêtres -perdus dans des autodafés. Mais voyez -combien les incendies sont fréquents depuis -qu'on n'accorde plus au feu son tribut -<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span> -humain et comme il vient prendre des gens -ici et là, lui-même, puisqu'on ne les lui -apporte pas. C'est un grand Dieu.</p> - -<p class="i1">—Et l'eau aussi, alors?</p> - -<p class="i1">—Oui, Madame. Et tout. Mais je raille. -Je crois en Dieu. J'ai été le chercher en -tout, partout, dans les lois qu'on a faites -en son nom, dans les actes qu'on a commis -en son nom, dans les paroles de ses -ministres, dans les anathèmes et les miracles. -Je ne l'ai pas trouvé: c'est qu'il -est. Mais pourquoi le connaîtrions-nous, -nous qui avons des besoins, des caprices, -nous qui ne sommes que faiblesse et erreur, -qui balbutions quand nous ne glissons -pas, qui tremblons quand nous ne sommes -pas aveugles? Je vous parlais des juifs, -tout à l'heure. Voilà les gens qui ont survécu -à tous les peuples, excepté les Hindous, -qui leur étaient contemporains. Ils -n'ont rien gagné en beauté morale, en -<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span> -beauté d'esprit. Ils se traînent avec le même -visage qu'au temps de Roboam, avec des -finasseries condamnées par le Talmud, ils -se survivent pour mériter la mort, pour -défier les hommes et les choses. Vous me -parliez, Madame, des empires chrétiens: -voyez où ils sont, voyez les chrétiens -demander partout non leur pain quotidien, -que le Christ veut qu'on lui demande chaque -jour pour ce jour-là (puisqu'il dispose du -lendemain et qu'il pourvoira au lendemain, -à son heure), mais, tout, la fortune du prochain, -le champ du prochain, le morcellement -de leur pays, pour eux, et ignorer la -charité, le renoncement, l'effort vers cette -tranquillité de corps et d'âme qui est le -souverain bien. Ah! Madame, il faut une -nouvelle croyance, un nouveau viatique -pour les grandes choses qui sont à faire, -pour les héroïsmes qui sont en gestation, -pour le sublime qui reste dû à la terre. -<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span> -J'ai foi dans la foi. J'ai soif de foi. Mais où -est-elle? Et où est Dieu?</p> - -<p class="i1">C'était le premier soir où la grande-duchesse -le voyait ne pas sourire. Il avait -eu une éloquence de prophète et une émotion -de prophète. Il ne lui manquait que le -don de prophétie: ces visions que Dieu dispense -à ceux qui les attendent simplement -sans raffiner et sans ratiociner. Elle ne -sourit pas en répondant:</p> - -<p class="i1">—Je sais, moi, où est Dieu: dans le -pouvoir.</p> - -<p class="i1">Le vieillard la regardait. Elle reprit:</p> - -<p class="i1">—Je veux dire: le vrai pouvoir, celui -qui gouverne, qui prévoit, qui agit. Il y a -prédestination et destination, durée et conservation. -C'est un don qui emporte avec -lui tous les dons. Et l'exercice du pouvoir -est la diffusion de la divinité, la solution -au jour le jour du problème de la vie, la -divulgation de son secret.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span></p> - -<p class="i1">Eusèbe Gaël entra. Il était pâle. Il avait -passé la plus affreuse journée. Dans toutes -ses lectures, il n'avait rencontré que des -allusions, des analogies, des présages. Il -n'avait pas achevé ses saluts que, au mépris -de l'étiquette, M. Lévy-Wlarmeh lui disait:</p> - -<p class="i1">—Mon cher collègue, je vous apprends -une grande nouvelle: la grande-duchesse -veut régner.</p> - -<p class="i1">—Et gouverner, précisa Clémentine-Alessandra.</p> - -<p class="i1">Gaël sentit l'abîme. La princesse était -fatiguée. Elle s'interrogeait pour ne pas se -répondre. Pour ne pas entendre même le -tumulte de son être, les sursauts de son -honneur souillé et de son âme brouillée, -pour ne pas entendre son cœur sanglant, -pour échapper au débat de la femme et de la -jeune fille, pour fuir le cloaque bohème de -sa sensualité et ses révoltes de vanité, elle -imaginait un branle-bas de trônes et de -<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span> -sceptres, un écroulement de l'Europe, une -révolution universelle. Il ne s'étonnait ni de -cette crise ni du changement d'attitude de -son élève infortunée. Il l'avait quittée pantelante -à la fois et sournoise, cruelle et passionnée: -il la retrouvait guerrière, toute en -élans nobles: c'était dans l'ordre des réactions -nerveuses et des misères féminines. -A cet instant, il la méprisa plus que de raison.</p> - -<p class="i1">—Que Son Altesse, donc, règne et gouverne!... -accepta-t-il d'un grand geste.</p> - -<p class="i1">Elle avait cependant mieux à faire! Le -couple, la veille, lui avait si exactement -représenté la vie totale, son rêve à lui! -C'est à la suite qu'ils auraient à régner. -Cette petite était décidément une gâcheuse. -Elle était trop pressée. Qu'avait-elle fait de -son amant? Il le cherchait dans l'exaltation, -dans l'énergie de la jeune fille. Ce n'était -pas pour lui qu'elle voulait un trône. Alors? -Mais M. Lévy continuait:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span></p> - -<p class="i1">—Son Altesse ne désire pas seulement -régner sur sa patrie. Elle exige l'univers.</p> - -<p class="i1">—Ah! dit Gaël.</p> - -<p class="i1">Il comprenait. L'étrange chose! Ce qui -«exigeait», ce n'était pas son sang à elle -ou son hérédité: c'était le sang du jeune -homme, son âme d'aventurier, son besoin -de pauvre. C'était le cri de sa misère, précisé, -étendu, traduit dans la langue des cours et -la langue des camps. Sa violence anarchiste -de parisien et de Corse devenait chez la -fille des souverains une soif de souveraineté. -Elle voulait imposer le bonheur -comme il voulait l'offrir à tous, de bas. Que -faisait-il en ce moment? Gaël ne songea -qu'à lui pendant la conversation où vinrent -donner les Hérat et les Morive. Et, quand -tout le monde fut parti, il demanda à Clémentine-Alessandra -la permission de le -voir. Elle se mordit la lèvre, comme à lui, -et haussa les épaules.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span></p> - -<p class="i1">—Vous me le préférez? Je vous permets. -Vous n'avez qu'à descendre.</p> - -<p class="i1">Il descendit. Il erra, exprès. Il se perdit -dans des couloirs, des offices, des cuisines. -Il découvrit enfin Antony dans une soupente -où il s'enfonçait, dans l'ombre. Rien n'apparut -de lui que l'argenterie qu'il frottait.</p> - -<p class="i1">Gaël le considéra. Il mettait du désespoir -dans son labeur. Gaël plongea en -son effort et en son cœur. Cette rage à -caresser, à brûler les plats de son torchon, -n'était-ce pas une manière d'interroger le -métal, de lui faire suer ses secrets, ses -hontes, de voir sous la patine renaître le -sang des pillages où l'argent avait été volé -qui s'était fondu par la suite? N'était-ce -point de la haine pour les maîtres, pour les -maîtres lointains et ceux d'aujourd'hui? -Mais non, Antony n'en voulait pas tant. Il -ne pensait pas. Il laissait la masse noire -se faire dans son cerveau et dans son âme: -<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span> -il accumulait, dans la ténèbre. Cela redeviendrait, -quand il faudrait, de la colère -lumineuse, du feu. Il oubliait, longuement, -de tout son cœur: il tâchait à oublier son -cœur.</p> - -<p class="i1">—Vous rêvez? demanda Gaël.</p> - -<p class="i1">Le jeune homme releva sa tête rasée.</p> - -<p class="i1">—Ah! c'est vous, fit-il.</p> - -<p class="i1">Puis douloureusement:</p> - -<p class="i1">—Ou plutôt, c'est Monsieur. Car il faut -vous appeler Monsieur, maintenant.</p> - -<p class="i1">—Ce n'est pas la peine. Ne vous fatiguez -pas. Vous rêvez?</p> - -<p class="i1">—Non, j'ai changé de peau. Je change -d'estomac. Voilà.</p> - -<p class="i1">—Vous regrettez vos promenades?</p> - -<p class="i1">—Non, Paris vient me trouver ici. Ça -se ramasse. Ça se met ensemble. C'est -grand, c'est gros. Quand on marche au -travers, on ne peut pas, on ne sait pas. -Ça ne se suit pas. C'est des rues, des places, -<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span> -des ponts. Ici, ça entre, d'un coup. Et les -gens aussi, d'un coup. Alors ça fait une -boule, quelque chose comme une idée.</p> - -<p class="i1">Il était sorti de son ombre. Gaël le -voyait. Il aperçut la morsure:</p> - -<p class="i1">—C'est elle, n'est-ce pas?</p> - -<p class="i1">—Oui.</p> - -<p class="i1">Antony avait répondu aussi simplement -que Gaël avait interrogé.</p> - -<p class="i1">—Elle y vient, dit Gaël.</p> - -<p class="i1">Ces mouvements de chair lui étaient -étrangers. Ce geste sauvage, cette férocité -amoureuse, ce retour à la barbarie des -caresses incisives, au cœur des forêts primitives, -cette emprise, cette marque l'étonnaient. -L'instinct!... Coquetterie poussée!... -L'amour, toujours!...</p> - -<p class="i1">—Et vous? vous l'aimez encore?</p> - -<p class="i1">—Je suis ici pour la haïr, pour n'y -plus penser, pour qu'elle n'ait jamais été.</p> - -<p class="i1">—Bon, sourit Gaël. Elle aussi, elle est -<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span> -là-haut pour vous perdre d'instant en instant, -vous lâcher dans la nuit du néant. -Mais ça n'est pas fait.</p> - -<p class="i1">Il réfléchit. Ces gens-là, ce n'était pas -un roman, c'était une épopée, de l'histoire, -de la science, une expérience d'humanité -et de surhumanité, mais il aimait Clémentine-Alessandra. -Et il plaignait, il aimait -ce garçon triste.</p> - -<p class="i1">—Écoutez, dit Antony. Je ne vous connais -pas. Mais vous parlez comme quelqu'un -qui sait. Vous devez être un philosophe. -Je n'ai jamais demandé conseil à -personne. Mais que dois-je faire pour -oublier? Parce que, n'est-ce pas, n'est-ce -pas, ce n'était pas ma destinée de la rencontrer, -elle, et de l'aimer?</p> - -<p class="i1">—Votre nature, votre désir, non. Votre -destinée, peut-être.</p> - -<p class="i1">—Il faut oublier, n'est-ce pas? il faut?</p> - -<p class="i1">Une immense angoisse faisait trembler -<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span> -sa voix. Dans sa soupente, ce valet en -sabots et en tablier bleu, les manches -retroussées, les doigts écartés sur son torchon -de peau, était très noblement tragique. -Il souffrait toutes les tortures du plus rare -amour, celui contre lequel les âmes se -révoltent lorsqu'elles sont uniques. Il -n'acceptait que sa déchéance. N'être plus -rien qu'un labeur continu, monotone et -bas, échapper à tous les regards, être l'anonyme -collé à un baquet pour que le baquet -puisse servir, c'était une façon de se replier -sur lui-même, de peser sur son cœur, de -chasser l'affreux, l'impossible sentiment. -Gaël ne lui répondit pas, il ne voulait pas -mentir.</p> - -<p class="i1">—Je ne sais pas. Je ne puis que vous -donner un conseil et un conseil facile. -Vivez de la vie où vous vous êtes forcé, -de la vie de votre condition, puisque ça -s'appelle être en condition. Ayez des camarades, -<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span> -vos camarades. Parlez-leur, tâchez -à vous amuser avec eux.</p> - -<p class="i1">—C'est un suicide? interrompit Antony.</p> - -<p class="i1">Le mot déplut à Gaël: c'était de la littérature.</p> - -<p class="i1">—Ah! oui! ricana-t-il, vous voulez vous -noyer tout seul. Vous ne voulez pas qu'on -vous aide? Vous avez une nature de réclusionnaire -et encore, vous savez, les réclusionnaires -ne sont seuls que quand on les -met au cachot! Faites-vous moine!</p> - -<p class="i1">—Je ne suis pas assez riche. Et puis, et -puis! je penserais à elle au lieu de penser -à Dieu. Ici, j'espère que ça m'écrasera tant, -de la sentir là-haut, tout près, que je ne -me la rappellerai plus.</p> - -<p class="i1">—Buvez, dit Gaël.</p> - -<p class="i1">Mais il essuya un tel regard qu'il n'insista -pas.</p> - -<p class="i1">Il avait sur le bord des lèvres ce dernier -<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span> -cordial: «Lisez.» Mais il réfléchit. Qu'avait-il -à offrir? Ni <i>l'Imitation de Jésus-Christ</i> -ni <i>la Bible</i>, puisqu'il n'était pas évangéliste. -Il lui restait <i>le Rouge et le Noir</i>, de M. de -Stendhal, <i>les Confessions</i>, de J.-J. Rousseau -ou,—qui sait?—<i>Ruy Blas</i>. Il écarta -<i>Ruy Blas</i>, d'abord, comme il eût écarté les -comédies de Marivaux, où l'état de valet est -une gageure, une épreuve, un jeu. Il songea -au livre de Stendhal. Il ne l'aimait plus. A -sa centième lecture, il s'était senti de l'humeur -pour cette roideur d'analyse, pour -ces pirouettes sèches, pour cette tension de -détail, pour cette hypocrisie même qui -offre un dénouement moral et des sous-entendus, -une âme éclatante de dessous -qui excite plus encore à ce qu'il appelle un -crime. Il pesa le danger du roman. Des -phrases lui revinrent: «Avec qui mangerai-je?» -demande Julien Sorel avant que -d'entrer à Verrières. Rapprochement pénible -<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span> -pour un homme qui mange en bas. Et puis, -les succès, les changements de position, -le romanesque carbonaro qui crée des missions, -qui fond des croix, qui engendre des -relations et des élégances! Misère encore! -Et pourquoi donner de l'intrigue à un garçon -qui a du cœur, qui n'est qu'un cœur? -La sensibilité de Jean-Jacques l'alarma de -la même façon. Ces habits de valet qui sont -des habits de ville, ces questions d'aiguillette, -c'était du souci pour celui à qui on -n'épargnait nul détail de livrée et qui ne -se voulait épargner aucune humiliation. -Non! pas de lecture! pas d'idée! pas d'émotion -en dehors de soi. Il enfermait Antony -dans sa destinée. Il lui tendit la main:</p> - -<p class="i1">—Au revoir et courage.</p> - -<p class="i1">Il l'aurait embrassé. Le regard de l'infortuné -ne le quitta point.</p> - -<p class="i1">Chez lui, en face de sa fille, il rêva encore. -Il aurait voulu interroger l'étoile des -<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span> -deux jeunes gens. Puis il alla à sa bibliothèque. -Il ouvrit un tome, au hasard. -C'étaient <i>les Constitutions et règles du couvent -de Port-Royal du Chapitre de Mons</i>. Il -lut: «Les grandes se lèvent à quatre heures, -les moyennes à quatre heures et demie, les -petites à cinq heures, les plus petites suivant -l'heure de leurs forces et de leurs -besoins. Car nous en avons de l'âge de -quatre ans jusqu'à celui de dix-sept. On -les réveille en leur disant: <i>Jésus</i>. Elles -répondent <i>Marie</i> ou <i>Deo gratias</i>. Elles -doivent se lever sans prendre le temps du -réveil pour ne tomber point dans le défaut -de paresse. Lorsqu'elles se trouvent mal, -elles doivent le déclarer à la surveillante -avant de se rendormir...» Il poursuivit sa -lecture: «Voilà la vraie éducation, dit-il, -la vraie discipline. Mais Clémentine-Alessandra -est protestante. Et leur libre examen -ne s'accommoderait point de ces règles.» -<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span> -Il ne songea point plus avant sur le petit -in-16. Il découvrait des théories de petites -filles toutes blanches, de petites filles selon -l'Éternel à qui il ne faut ni amants ni -trônes. Il eut horreur de la succession des -temps. Puis il voulut ne plus rien savoir.</p> - -<p class="i1">La nuit était implacablement belle. Les -astres se ramassaient en traînées d'apparat. -Nuit de décor, étroite et magnifique où -la lune plaquait de lourds reflets d'opale -et où un sang bourbeux d'or semblait gicler -parfois de sa pâleur immense. Nuit de repos -imposé, de néant tyrannique où les maisons -se dressaient à peine et s'échouaient -dans leur ligne, où les voitures s'étiraient, -comme graissées de lassitude et où les -appels de tramways, inutiles, symbolisaient -un effort court et de la vitesse pour fantômes.</p> - -<p class="i1">Antony était sorti. Il préludait à sa vie -de servage par une désobéissance traditionnelle -et professionnelle: il «découchait». -<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span> -Le mot lui crispait aux lèvres un -sourire stigmate. Il ne se dépêtrait pas de -son ironie. Il allait. Il ne croisait que valets -et servantes. C'était l'heure où le quartier -se coagule en de rares salons ou s'exile vers -les restaurants et cafés du Bois, l'heure -de la promenade et des arbres, du -culte rendu à la nature, de groupe en -groupe, cependant que le ciel, les étoiles, le -charme de tiédeur et de fraîcheur ensemble, -le secret même de la chaleur vitale, le -plaisir de vivre et la lente volupté des -avenirs certains se perdent, se fondent -dans un accord tzigane, un cri de fille -et l'aigreur laborieuse d'un mélange américain. -L'intérieur, les rangées et les -bordures des hôtels, ces coffre-forts, à -fenêtres, de millions et d'œuvres d'art, tout -était à la valetaille. Les mains sous la -bavette de leurs tabliers, élargissant en -lippe de bien-aise leur peau rasée, ils -<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span> -allaient à deux, traînant de-ci de-là ce prétexte -de promenade, un chien de vitrine, -ou vaguant chargés seulement d'un gilet -ou d'un pantalon de livrée, massifs gardiens -de nuit, désertant leur poste pour -n'entendre plus d'ordres, pour n'avoir plus -à s'occuper de personne, pour prendre un -bain trompeur de liberté.</p> - -<p class="i1">Antony suivit ses camarades, loin, dans -un bar de la rue Rhumkorff. Il tomba dans -un escadron de cochers, de palefreniers, de -valets, de marmitons et de garçons de café -qui entouraient un maigre état-major de -<i>lads</i> méprisants et plus renseignés que -bavards. Les femmes étaient tenues à distance. -Rien n'est d'ailleurs rare comme une -bonne agréable ou une femme de chambre -possible. Leur charme de simplesse et de -franchise, leur don de soumission, leur -bonne volonté riante, tout en elles devient -bientôt «l'habitude», l'effroyable habitude -<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span> -des gens de maison, leur effort pour se -confondre avec la pierre d'évier et l'escalier -de service, pour être de la même couleur, -pour ne point rompre en visière avec leur -bonnet, pour ne pas trancher sur leur batterie -de cuisine, pour être l'outil à peine -vivant mais dur à la peine, n'agissant pas, -mais travaillant, propre à tricher sur les -heures de vie, à reculer par son sacrifice -l'instant de la mort, à prendre sur soi la -rouille et la fatigue, la maladie même et -l'insalubrité, à s'offrir en holocauste, à -accepter l'envers de l'existence,—avec des -gages. D'épingles à piquer en ourlets à -bâtir, de corsets à serrer en corsets à arracher, -les femmes de chambre perdent leur -couleur et leurs joies: machines à découdre, -machines à échafauder, elles dissolvent peu -à peu leur humanité, tombent dans l'immédiateté -des plaisirs, échouent au fétichisme -vain du bas de laine.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span></p> - -<p class="i1">C'était la cupidité qui les avait cette nuit-là -enfermées dans cette officine. N'était-ce -point d'ailleurs un spectacle vengeur que -de voir ces cochers, bourreaux professionnels -de chevaux, ces mécaniciens d'automobiles, -faire de chevaux sauteurs les arbitres -de leurs destinées, les divinités protectrices -de leurs économies, les fondateurs tutélaires -de leur race et de leur dynastie, de -leur richesse et de leur gloire? On ne parlait -que des chances de Newby dans la première -ou du jeune Stern dans la quatrième. -Antony avait connu d'autres bars sportifs -sur les boulevards! On y avait plus faim et -une pire habitude de la soif. Il n'y entrait -pas. Mais il regardait jouer à saute-mouton, -tout autour. C'étaient des nuits plus claires -et plus légères. On attendait doucement le -sommeil. On épuisait ce qui vous restait -d'agitation, on diluait son épuisement à -ces farces, à ces tapes, à ces rires. On se -<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span> -réparait au sommeil comme à une chose -sérieuse, à une volupté régulière, à un -repos qui veut être mérité.</p> - -<p class="i1">Il n'était pas joueur et n'avait pas d'argent. -Il rentra tout seul. Une tentation le -prit: voir la princesse sans en être vu. En -somme, il était valet et c'était son métier -de regarder par le trou de la serrure et -d'écouter aux portes. Il glissa le long des -escaliers et des couloirs et eut toutes les -habiletés, tout le génie d'astuce que la passion -et la passion pure peut prêter. <i>Elle</i> -travaillait. Il la considéra contre son image, -contre l'image qu'il gardait d'elle: il l'évoqua -vivante, pensante contre la mauvaise -statue de dédain et de tyrannie, contre les -gestes, les anéantissements, les caresses et -les mots, les soupirs et les mensonges -qu'elle avait été pour lui. Elle lui apparut -pour la première fois princesse et jeune -fille. Elle penchait ses cheveux pâles, ses -<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span> -yeux pâles, son profil dominateur et fier, -sa grâce de saphir, sa bouche muette sur -une carte plus vieille que celle du vieux -Wolfgang, là-haut. Des livres étaient épars -autour d'elle, encore ouverts. Elle pensait, -pour ne pas rêver. Il l'aima. Non, non, ce -n'était pas l'enfer qui lui avait envoyé un -charme mauvais: elle était belle, elle était -grande. Et c'était son âme, à lui, son âme, -«arrivée», son âme, comme elle devait être -en son idéal, couronnée, casquée, armée -et souriante. Penchée vers les siècles, elle -offrait un peu de sa nuque, en une harmonie -d'or nacré, d'or délicieux, attendri -d'argent et presque d'opale. Sa simple robe -bleue lui collait au corps ainsi qu'un voile -de ciel. Il crut qu'il allait enfoncer la porte -et se pleurer à ses pieds, qu'il allait, de ses -larmes, chasser, détruire le méchant passé, -qu'il allait mourir pour la délivrer de lui, -et, puisque lui-même il était malheureux... -<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span> -Mais il eut honte: il la respecta jusqu'à ne -vouloir pas la salir de sa vue. Il oublia tous -ses désirs. «Pourvu qu'elle ne sache pas!» -Et ce n'était point par fierté qu'il se retira -aussitôt. Il ne songeait plus à oublier: sa -suprême ambition devenait de ne pas faire -de peine à la princesse triste.</p> - -<p class="i1">Dans sa chambre de valet, il ne souffrit -pas. Violemment, affreusement, il veilla -entre ses deux devoirs. Ah! tuer la réflexion, -l'espérance, l'action latente! Être n'importe -quoi, ce qui joue aux courses, comme -les gens de la rue Rhumkorff, comme tout -Paris, mettre sur un cheval, dans un peloton -de chevaux, tout son esprit de conquête, -d'aventure, l'idée des jours meilleurs, faire -courir, faire combattre un cheval pour soi, -lui abandonner sa chance, son triomphe, sa -fortune, comme on a un député, comme on -aurait un banquier ou un représentant à la -Bourse, si l'on était riche et s'il ne fallait -<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span> -que se faire plus riche! Il envia ses camarades. -Il envia tout le monde. Il n'entendit -pas le pas de limbe qui voleta jusqu'à sa -porte. Au risque du scandale et du grotesque, -la grande-duchesse venait l'espionner -comme il l'avait espionnée. Elle le -trouva qui regardait étrangement son tablier. -Elle se devina en cet affreux miroir. -Elle se vit dessinée et se variant dans la -trame de la toile, salamandre de feu et -de honte, démone mangeuse d'énergie et -d'honneur. Elle venait d'appeler tout son -peuple à la rescousse: elle n'en avait qu'un -peu plus de mélancolie. Oui, oui, elle avait -charge d'âmes, mais n'avait-elle pas, plus -lourde de soucis, plus avide de remèdes et -d'abîmes, la charge de son cœur? Antony -demeurait fixe en face de sa dépouille de -valet. Elle s'enivra de sa fierté et de son -dégoût en bataille, elle frémit devant son -doute et son mal, puis elle s'en fut.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span></p> - -<p class="i1">Ç'avait été très simple et très secret, de -ce tragique sans fin que personne ne -sait. Ç'avait été ce secret sur quoi on -vit, avant d'en mourir. La haute maison -retomba dans l'absolu de son silence. -Et Clémentine-Alessandra, grande-duchesse -de Schmerz-Traurig, palatine des -Deux-Saxes, princesse de Torgau, électrice -de Zeusberg, laissa venir à sa veillée -pensive les sommeils de toute sa demeure. -Des soldats, des diplomates, des -serviteurs de toutes sortes, des officieux, des -espions, des femmes et des jeunes filles, -une horde désorganisée de noblesse et de -misère, l'état-major de la déroute, étaient -venus demander asile à l'exil de sa famille, -comme aux beaux jours de Versailles on -quémandait un logement au Roi-Soleil. Elle -pesa la faiblesse, l'abandon dévoué, le néant -attentionné qui l'entouraient: elle eût peur. -Pas d'énergie, pas de révolte contre les événements, -<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span> -des plaintes, des sourires à la vie -de Paris, un au-jour le-jour de décor, de résignation -et de parade, un provisoire doré -et galonné, la marche—à l'heure—vers -un futur sans avenir, sans issue, l'oubli, le -n'importe quoi avec de la tenue, des cravates -d'ordres sur des squelettes sans caractère -et mous!... Elle avait, l'avant-veille, -écouté dormir l'hôtel meublé; elle avait discerné -en sa torpeur de la rage, de la faim, -du désespoir. Ici, rien: un assoupissement -plat comme une carte héraldique; il ne -manquait aux pieds des dormeurs que les -levriers couchés de leurs tombeaux. Paris -allait s'éveiller et jeter autour d'eux un -énervement anarchique, son filet d'efforts -menus et son besoin et sa fièvre. Des -hommes allaient se gouverner et s'entraver -l'un l'autre, sans direction, sans but, leurs -désirs en avant. Et là-bas, là-bas, des gens -rêvaient en une autre langue, des gens -<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span> -décapités de sa tête à elle, des gens à qui -elle se devait, pour qui et par qui elle pouvait -presque des miracles. Elle trembla de -ne pas les aimer, de se jeter parmi eux, -ainsi qu'en un couvent. Elle imagina leur -masse pour ne pas croire qu'elle les imaginait -en l'air: elle les appela par leurs -noms, des noms qu'ils avaient reçus, qu'ils -gardaient de ses ancêtres à elle: Jean, -Auguste, Christian, Georges... Un autre -nom l'emplissait, un nom qu'elle ne prononçait -pas, qu'elle ne prononcerait jamais, -car les amants ne s'appellent point par -leur nom. Antony ne l'appelait pas non plus. -Elle demeurait plantée devant lui à la fois -et fichée en son cœur, immense et si frêle aux -doigts! Leurs deux énergies, leur tendresse -contrariée, leurs âmes hérissées et sanglantes -se dressaient seules dans la maison, -dans le quartier, dans cette nuit de Paris -qui s'évadait sur des selles de chevaux de -<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span> -course, dans ce repos républicain, dépouillé -de toute ambition et ne demandant à Dieu -qu'un jour à la fois. Et la veille s'éternisait, -plus âpre, plus farouche, de ces deux êtres -qui ne dormaient point à cause qu'ils se refusaient -à dormir ensemble, d'un seul cœur.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p> - - - -<div class="chapter"> -<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2> -</div> - -<p class="ac">ICI L'ON DANSE</p> - - -<p class="i1">M. Morive se pencha vers son voisin, le -général de la Manille.</p> - -<p class="i1">—Très gentil, ce dîner, mais pourquoi -ne parle-t-on pas? ça me fatigue.</p> - -<p class="i1">—Toujours philosophe, mon cher président! -répondit le général au hasard.</p> - -<p class="i1">Il ne cherchait à comprendre les choses -que depuis qu'il briguait, décemment, non -sans des reflets de sa gloire passée, un -fauteuil à l'Académie. Ses <i>Mémoires et -souvenirs</i>, dédiés d'abord «à l'honneur des -armes spéciales», étaient devenus publics -et presque populaires: cinq éditions! -Depuis qu'on voulait trouver dans le cadre -de l'état-major général un second Marbot, -<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span> -aucun officier n'avait eu pareille chance. -Et le général acceptait d'être académicien -ainsi qu'il avait espéré être promu sénateur -de l'Empire. Or cette candidature patiente -ajoutait à son parisianisme héroïque. -Morive souffrait un peu de ne s'être point -dérobé à une réunion qu'il avait naïvement -estimée agréable et sans danger. Il retombait -dans la politique et quelle politique! -générale, internationale, théorique, théocratique! -Il sentait le discours, la coalition, -la conspiration. Et c'était une femme, une -petite fille qui... Il observa les convives. Les -camarillas avaient évolué depuis sa bande. -La grande-duchesse de Schmerz-Traurig -avait invité des proscrits et des éminences -grises, les sous-attachés de cabinet qui -dirigent un ministère, les députés des sous-commissions, -des comédiennes qui possèdent -une ambassade ainsi qu'une écurie, -des ducs, des archiducs et des souverains -<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span> -pour rien, pour le plaisir, ses inséparables -gens d'Institut, quelques prêtres et quelques -financiers, des anarchistes et des soldats. -Morive ne connaissait presque plus personne. -C'était un dîner qui emplissait la -grande salle du <i>Continental</i>, repas de corps, -aussi compact qu'une fête de bienfaisance: -à peine si l'on avait épargné aux invités le -velum banal des solennités et si le drapeau -ne flottait pas au dessus—et pour cause. -Morive n'aimait ni cette manière d'accoupler -des nations, et des individus, ni le caprice -de la princesse, ni son idée de derrière la -tête. Ces gens-là n'auraient jamais à eux -tous les pouvoirs qu'il avait détenu, mais -c'était du pouvoir et Morive se rappelait -deux vers satiriques qui avaient illustré -sa dernière chute, déjà vieille:</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="verse">Morive</div> - <div class="verse">A la dérive.</div> - </div> -</div> - -<p class="i1">Les hommes en place, les hommes en -<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span> -mal de place le dégoûtaient. Il n'admettait -pas qu'on fût ou qu'on pût être: pour son -intransigeance, il fallait, sans plus, avoir -été. Il se pencha encore vers M. de la -Manille.</p> - -<p class="i1">—Mon pauvre général, je flaire la politique.</p> - -<p class="i1">—Je la renifle, accentua le guerrier.</p> - -<p class="i1">Morive eut le sourire de Talleyrand sur -Augereau.</p> - -<p class="i1">Et la politique se leva.</p> - -<p class="i1">—Messieurs, dit la grande-duchesse...</p> - -<p class="i1">Les dames furent heureuses de n'être -point mises à part. Clémentine-Alessandra -les respectait jusqu'à viriliser leur influence.</p> - -<p class="i1">—Messieurs, dit la grande-duchesse, je -vous demande mon trône, le mien et un -peu plus. Il s'agit bien d'une aventure, -d'un coup d'État. Je sais qu'un coup d'État, -ce n'est pas de l'histoire, c'est de l'anecdote. -<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span> -Et l'anecdote est moins que rien, c'est-à-dire -de l'histoire supérieure, de la quintessence -d'histoire et, dans l'espèce, de la -fatalité voulue. C'est du détail aussi. Et les -détails sont des pierres précieuses qui, liées, -se commandent l'une l'autre en une chaîne -ininterrompue, s'éclairant de lueurs diverses, -se complétant, finissent en leur -marche et en leur ordre, par acquérir cette -sorte de terne sérénité que l'histoire inflige -à tout. Cette suite, c'est le secret de l'éloquence. -Mais, depuis Bossuet, l'histoire est -devenue plus qu'un discours, plus qu'une -science: c'est de la chimie, et alors même -que les pays ou les événements se sont dissociés, -de la chimie organique puisque les -États sont des organismes. Je vous demande -une synthèse ou un miracle, de la vie, -pour moi, une équation féconde. Étant -donné toutes les faiblesses, folies et bassesses -des peuples et des individus, étant -<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span> -donné des trahisons et de la sottise, des -paniques et de la brutalité, trouver l'inconnue -à laquelle obéissent les siècles et -l'humanité. C'est d'ailleurs très simple. -Toute l'action qui va suivre, si vous le -voulez, n'est qu'une résultante, une explosion -de l'électricité épandue, ménagée, -chargée, de tout le siècle. L'état d'esprit -public est moins une gêne et une angoisse -qu'un cauchemar: petitesse étouffante, peur -précaire, d'une part, folie—forcée—des -grandeurs, d'autre part. La faim des pauvres, -la crainte vague et généralisée des classes -dites dirigeantes et l'odeur, la manie de la -poudre qu'on n'entend plus assez. Ce siècle -commença à être sublime, sans savoir...</p> - -<p class="i1">—Nous savons, interrompit Morive.</p> - -<p class="i1">Il se leva. On le regardait avec stupeur. -Très calme, très brave, rajeuni de cinquante -ans, il parla:</p> - -<p class="i1">—Madame, il ne s'agit pas ici de galanterie. -<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span> -Vous ne savez pas. Vous êtes jeune -et Allemande. Vous faites une lecture aux -cinq classes de l'Institut: de la science, de -la philosophie. Ce n'est point pour nous -gagner, pour nous charmer, pour nous corrompre: -c'est tout un. Pas de science, pas -de faits, pas d'histoire. Vous avez fait une -faute: ce n'est pas ici que vous deviez nous -réunir, c'est dans votre palais de Wittemberg, -après.</p> - -<p class="i1">Clémentine-Alessandra sourit:</p> - -<p class="i1">—Je vous remercie, Monsieur, de -m'avoir coupé la parole. Nous sommes ici -en Congrès, en un de vos clubs de 1848.</p> - -<p class="i1">—Un club de femmes, interrompit -Morive.</p> - -<p class="i1">—... Nous sommes enfin entre nous. J'ai -parlé pour ne pas avoir l'air...</p> - -<p class="i1">—D'être prétendant pour raisons de -famille. Vous voulez être le prétendant -scientifique avec d'autres motifs que vos -<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span> -parchemins. Eh! Madame! ne raffinez pas -sur le coup de gueule, le coup de force et -le coup de fusil: une révolution, ça ne -ne se détermine pas, ça s'avale, on en -profite, mais on a tout le temps de son -règne et de sa déchéance pour la justifier, -pour l'expliquer, pour la caser dans -l'histoire—après la lui avoir imposée. Du -sentiment? des idées? Ici, je suis votre -maître, Madame: je connais les révolutions, -j'y ai si bien réussi que j'ai trop -réussi et que j'ai dépassé le triomphe -puisque je suis ici, conseiller déplaisant et -momifié en des honneurs posthumes.</p> - -<p class="i1">Le politicien était beau de force et d'impudeur, -riche d'actes et d'«agissements», -lourd d'intrigues et de menées, pousseur -d'hommes, nerf, sinon âme, de la masse, -voix populaire, cerveau oblique, mâchant -le pouvoir pour qu'il fût moins pesant à -son estomac, hypocrite en sa tyrannie, despote -<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span> -masqué de la Déclaration des Droits de -l'homme. Clémentine-Alessandra se sentit -frémir: elle oubliait qu'elle était à Paris, -captive de cette ville maîtresse qui ne comprend -pas la domination, la prééminence, -de cette ville coquette qui s'offre des jouets -et qui les conserve pour les briser, qui -s'amuse du sang, des larmes sans y croire, -et qui déforme les hommes et les âmes à -son image. C'était vraiment le rêve du -monde et le sourire du monde, le sourire -tantôt bon, tantôt méchant,—mais pas de -sérieux, pas de loi, pas d'effort. Autour -d'elle, les gens étaient ou étaient devenus -parisiens. Le petit prince de Lusace, à sa -droite, qui affectait encore de porter sa -canne comme un sceptre, le roi d'Aragon à -sa gauche qui était roi comme son père et -qui avait trouvé une couronne vaine dans -un lit d'auberge, tous les déchus, tous les -mécontents, tous les prétendants n'étaient -<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span> -ni prétendants, ni mécontents, ni déchus. -Ils avaient vers elle de petits coups d'œil -complices et gentils: c'était bien à elle de -faire la conspiration de l'année, le manifeste -nécessaire, le complot de saison! Revendication -de table d'hôte, chanson! Il ne manquait -que l'hymne national!</p> - -<p class="i1">Morive continuait:</p> - -<p class="i1">—Je respecte le malheur et l'héroïsme. -Mais la tentative de la duchesse de Berry -n'était-elle pas, tout uniment, une envie de -femme grosse? Et elle ne travaillait pas -pour elle-même. Elle avait raison d'ailleurs, -car la France ne voulait savoir, en fait de -code de droit divin que la loi salique. C'est -même pour cela que les mâles sont, aujourd'hui, -appelés «petits salés».</p> - -<p class="i1">La grande-duchesse n'avait pas entendu -la suite de l'argumentation, les derniers -mots seuls la frappèrent et lui restèrent au -cœur. Elle répondait:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span></p> - -<p class="i1">—Je ne veux pas de rapprochement -historique. Je veux mon peuple, voilà tout.</p> - -<p class="i1">—Votre Altesse est trop intelligente, dit -Morive, pour se croire indispensable au -bonheur de ses sujets ou pour imaginer -qu'elle les pourra mener à la perfection. -Tous les prétendants se sont considérés -comme les champions du droit divin, comme -les émissaires et les représentants de Dieu. -Il ne leur a manqué que le miracle, le -miracle qui dure. Et les femmes providentielles, -Madame, ne se recrutent pas dans -les familles princières. Vous ne vous -représentez pas Jeanne d'Arc née sur les -marches d'un trône. Il leur faut le peuple -à la place d'âme, le peuple grouillant, -fiévreux, en gros et en microcosme, et, sur -la tête, en guise de diadème, les deux ailes -de la liberté.</p> - -<p class="i1">—J'ai tout cela, dit la princesse. Je suis -peuple, moi aussi, violemment...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span></p> - -<p class="i1">—Oui, interrompit Morive, mais vous -n'êtes pas que cela. Il faut être tout l'un et -tout l'autre. Et la liberté, n'est-ce pas? que -vous sentez, que vous voulez imposer, c'est -une liberté à vous? La liberté, Madame, est -impersonnelle, anonyme: elle est presque -comme l'eau, incolore, inodore et sans -saveur, mais également nécessaire à l'existence. -Puis il y a eu des époques où elle -sentait la poudre, où elle avait un goût de -sang. On n'en fait pas ce que l'on veut: -elle est une et indivisible, elle vous emplit, -elle vous emporte et, quand elle commence -à dormir, c'est pour avoir des réveils -terribles. Laissez les peuples et vos peuples -où ils sont, regrettez-les, résumez-les, ayez -leur âme en beauté, mais, quand vous avez -des rêves, ne les rêvez pas tout haut, en -public.</p> - -<p class="i1">Il venait de parler devant un parterre de -rois. De rois détrônés—et moins. Ces gens -<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span> -de titres et de chartes se courbaient devant -l'évocation de la liberté. Le général de la -Manille commençait à la comprendre: -c'était pour lui le feu à volonté! Mais -Eusèbe Gaël se leva:</p> - -<p class="i1">—Je n'ai aucune compétence, dit-il, -mais je crois que, dans le dessein de la -princesse, il y a comme un désir de sacrifice -et comme une expérience à offrir au monde. -Son Altesse veut régner pour montrer -comment on doit, comment l'on peut régner. -Elle a un programme: le pouvoir souverain, -bienfaisant, philosophique, rationnel, -d'après la loi divine, d'après la morale: le -pouvoir social, régulateur. Elle voudrait se -faire pardonner sa naissance, l'expliquer -par des actes, montrer, enfin, qu'être -souveraine, c'est être une sainte, fécondement.</p> - -<p class="i1">—Non, dit Clémentine-Alessandra, j'ai -besoin de pouvoir. Mes peuples me manquent -<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span> -comme il pourrait me manquer un bras ou -une jambe.</p> - -<p class="i1">—Ça ne repousse pas, observa l'impitoyable -Morive.</p> - -<p class="i1">Ce n'était plus un conciliabule. Les gens -ne s'observaient plus en dessous, ne se -méfiaient plus: désintéressés, pas trop -ennuyés, ils attendaient. C'était une faute, -un contresens. Une erreur, voilà tout. -Dans l'être de la grande-duchesse, un vide -infini; un mot surnageait, ironique et -grossier: «Petit salé». Elle s'abandonnait. -Après des jours de méditation, de promenades, -de démarches, après s'être interrogée -et avoir interrogé les autres, après -avoir demandé conseil au destin, à tout, -elle avait réuni des hommes de cœur, des -hommes de tête. Condescendant à des -compromissions, voulant des concours, des -appuis, pointant des secours, traçant une -route à son désir à travers l'Europe, -<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span> -dessinant des plans, elle armait un projet -gigantesque. Et elle ne voyait que défection -d'avance, désœuvrement, ambition de -néant! Ah! ce Paris, ce Paris de séduction, -de trahison, de destruction qui coule les -gens dans sa torpeur et qui leur demande -de déserter, de désespérer en sourdine, de -se laisser lier les mains avec des serpentins, -de rouler une petite réflexion comme une -cigarette et de ne point aller plus avant, de -devenir Parisien comme on devient forçat, -de ne pas bouger de ce bagne léger, doré, -mousseux, pétillant! Gloire militaire, -énergie, esprit d'aventure, attaque, génie -d'intrigue, héroïsmes, habiletés, des noms -qui sont le ressort d'un univers et qui -galvanisent les morts endormis, qui suscitent -une race et son secret, des jeunesses sombres -et résolues, tout était là, en habit noir, tout -était muet, tout désapprouvait!...</p> - -<p class="i1">Elle ne chercha pas à rallier ces mauvaises -<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span> -volontés: elle se leva et, sans offrir -sa main à baiser, en un grand salut de cour -à cette cour infidèle, refusant les honneurs, -les tardives protestations, les clameurs -d'extrême onction, elle s'en fut.</p> - -<p class="i1">Elle se sentait très petite fille. Elle avait -été rabrouée par un homme de rien, par -un parvenu de la honte, par un éclat de -peuple—et de quel peuple! Pourquoi avoir -été chercher ces confesseurs, cette foule -de confesseurs, au lieu de s'en remettre à -son Dieu, au Dieu des batailles? Elle lui -demanda pardon de son indiscrétion. Le -miracle, eh! oui! Morive avait raison! le -miracle! Elle désespéra, en une extase. -Tout, autour d'elle, lui parlait de malheur. -Drapeaux abolis, armes inutiles, gloire en -lambeaux. Elle prit un livre: c'était <i>Don -Carlos et ses défenseurs</i>, d'Isidoro Moguez.</p> - -<p class="i1">Elle considéra les portraits de ces hommes, -le vieil Eguia et son bras d'argent, Zumalacarrégui, -<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span> -l'évêque de Léon; vaincus aussi, -mais qui avaient osé. Où étaient-ils, ses -défenseurs à elle? Des savants!... Ah! -comme elle souhaitait des soldats! Ces -philosophes qui lui avaient offert des consolations, -des théories, des utopies, ces -politiciens pour d'autres, ces théologiens -qui commentaient les prières anciennes -sans prier pour elle! Elle n'isola du troupeau -que Lévy-Wlarmeh qui, avec sa science -et sa naissance, correspondant des fakirs -de l'Inde et du Thibet, des sectes anabaptistes -ignorées, des derniers Vaudois et des -Arriens, centralisateur d'hérésies et d'orthodoxies -démentes, lié d'ailleurs avec des -banques et des jésuites, pouvait beaucoup, -mais ne voulait rien, concevant une -théocratie pure, Dieu régnant vraiment, en -essence, et permettant des religions neuves -et de nouveaux gestes. Quant à Eusèbe -Gaël, elle voyait qu'il la jugeait femme, -<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span> -qu'il l'avait, en son cœur, dépouillée de sa -couronne, de sa pourpre et qu'elle était -nue pour lui, éternellement, irrémédiablement.</p> - -<p class="i1">Dans son déchirement, elle songea à -Antony. Elle ne rougit pas de sa pensée. -Elle sortait d'une réunion de valets. -Asservis à Paris, asservis aux mœurs de -Paris, à sa sensualité sans cerveau, gagne-petits -des plaisirs mesquins, ils avaient -trahi sa confiance, menti à son désir. Elle -les avaient cherchés contre celui qu'elle -avait oublié, esclave, dans les bas-fonds -de sa maison, elle avait réclamé contre lui -des peuples, l'espace, toute l'activité, toutes -les grandeurs du monde: il restait vainqueur. -On la lui rendait, plus misérable que -jamais. On la lui jetait. Elle n'avait plus qu'à -lever la pierre dont elle étouffait son cœur. -Une douceur l'envahit: puisqu'elle n'avait -pas su le repousser, puisqu'elle n'avait pu -<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span> -être la créature despotique et conquérante, -elle s'abandonnait délicieusement. Elle ne -se rappela point sa cruauté, son horreur: -elle ne se représenta point les besognes où -elle avait noyé cet enfant, elle n'imagina -que son énergie et sa tendresse, sa force -câline et sa caresse, sa volonté et son frisson; -elle l'imagina tout entier—et tout entier -à elle. Elle avait soif de s'endormir tout -de suite, dans ses bras. Elle n'osa pas encore. -Elle n'était pas digne de lui. Il lui -restait des souvenirs du dîner, des relents -de discours: sa déception, son abdication -imposée, son isolement, sa misère de chef -sans troupes, tant d'amertume pesait, en -outre, sur son désir. Le mot de Morive: -«petit salé» revenait, à vide, l'obséder. -«Petit salé!» Oui, elle aurait dû avouer -sa faute à ces gens, leur crier: «Ce n'est -pas une petite fille qui demande des jouets -animés, c'est une femme, une femme perdue -<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span> -qui veut des aventures après une aventure, -qui se jette dans un peuple à gouverner -comme dans un couvent de repentir et -d'écrasement. Je veux des tâches et des -œuvres, je veux un purgatoire où me racheter, -un amas d'actions et même de miracles, -puisque vous parlez miracle.» On -l'aurait prise plus au sérieux, parce que -l'on croit au vice et qu'on vénère le crime, -mais son humiliation lui donnait-elle des -moyens, des concours? Il faut choisir ceux -devant qui l'on s'humilie. Et c'était vraiment -trop protestant.</p> - -<p class="i1">«Petit salé!» Le refrain scandait la -nuit. Clémentine-Alessandra ne se sentait -pas le courage de voir lever le jour, le jour -sans rêve. Elle monta, comme trois semaines -auparavant elle avait été, à la chambre du -jeune homme. Elle ne regarda pas. Elle -hésita. Son cœur, en battements de folie, -l'aveuglait. Elle frappa à la porte en croyant -<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span> -tomber. Elle n'osait pas voir. Antony avait -ouvert.</p> - -<p class="i1">—Son Altesse aurait pu me sonner, -dit-il, d'une voix sourde.</p> - -<p class="i1">—Antony! supplia-t-elle. Elle le -regarda.</p> - -<p class="i1">Il avait une face de meurtre. Toute son -énergie s'était figée, gercée, creusée: c'était -un feu morne, une lave qui avait cessé de -brûler après avoir épuisé toute flamme; et -les traces du rasoir autour du sillon de ses -lèvres semblaient un cerne affreux, comme -autour de ses yeux éclatants et tendus. Il -n'avait pas l'air d'être méchant: ce n'était -que fatalité. Il ne consentait pas à dormir. -Il prenait les nuits comme si on avait voulu -les lui voler, avec les jours. Il avait cru -penser: il rêva. Rêve contre lequel il se -révoltait et qui s'obstinait, rêve odieux et -chéri, rêve enfin... Mais ce rêve était là: -il parlait.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span></p> - -<p class="i1">—Pauvre petit! Comme tu es pâle! -j'aurais dû venir te bercer.</p> - -<p class="i1">C'était, décidément, décidément, le rêve. -Antony avait eu aux lèvres, pêle-mêle, des -injures et des anathèmes, les mots qui -chassent et qui tuent. Un énorme, un définitif: -«Va-t-en!» avait grondé dans sa -gorge, des reproches, des récriminations, -l'irréparable... Et cette simple phrase, -moins qu'une phrase, un regret chantant, -un soupir, un rien de maternité le tenait -muet, d'une tacite étreinte. Il chancela: -elle lui arrachait sa colère, elle supprimait -sa détresse, d'un mot, elle le reprenait, -sans dignité, sans rancune. Il fondit en -larmes.</p> - -<p class="i1">—Ne pleure pas, ne pleure pas! dit la -grande-duchesse, je suis malheureuse...</p> - -<p class="i1">Égoïsme sublime! Elle ne voulait pas -qu'il souffrît pour qu'il pût la consoler. -Elle voulait qu'il conservât toute sa force -<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span> -contre ses ennuis à elle. Et elle se -refusait aux remords, sur lui. Elle répétait:</p> - -<p class="i1">—Ne pleure pas. Ne pleure pas. Je n'ai -plus que toi.</p> - -<p class="i1">—Ah! dit Antony, pourquoi faut-il que -ce ne soit pas vrai!</p> - -<p class="i1">Il n'approchait pas. Il ne lui ouvrait pas -les bras. Il avait séché ses larmes mais se -contenait affreusement. Il avait fait un trop -grand effort pour renoncer à elle, sans lutte. -Elle l'avait humilié d'ailleurs, de sa pitié, -le traitant en petit garçon qu'on peut -endormir. Il était fier de n'avoir pas dormi, -d'avoir veillé contre l'ensorcellement. Mais -il ne lutta pas longtemps. Il la retrouvait. Il -se jeta. C'était un taudis trop neuf, trop sec, -trop propre: du bois blanc, deux chaises, -un lit étroit. Pas de tapis où s'abandonner, -pas de coussins: des angles à tout, même -à la tendresse. Et tout leur jetait à la face -le crime social et sa faute à elle, contre lui.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span></p> - -<p class="i1">—Viens! dit-elle.</p> - -<p class="i1">Il ne comprit pas.</p> - -<p class="i1">—Où? Dans ta chambre?</p> - -<p class="i1">—Oh! non! non! si tu savais! Allons-nous-en -d'ici.</p> - -<p class="i1">Il la regarda. Elle était nu-tête, un peu -dépeignée. Ses cheveux bouffaient, bouclaient, -tombaient, sans coquetterie, en un -hasard touchant: rien n'était apprêté, pas -même sa misère. Sa nuit d'insomnie et de -méditation, ses nuits de travail n'altéraient -pas sa jeunesse fine et fière: la fatigue avait -seulement posé sa patine d'humanité sur -ce divin visage. Les yeux étaient plus lents, -plus profonds; la bouche était parfaite, de -ne plus sourire. La silhouette se levait dans -cette aurore, argentine et nacrée: c'était -une harmonie blanche en robe blanche et -comme une apparition de limbes en cette -chambre de valet.</p> - -<p class="i1">—Viens! répéta la princesse.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span></p> - -<p class="i1">—Tu as mal? <i>Ils</i> t'ont fait du mal?</p> - -<p class="i1">—Oui.</p> - -<p class="i1">Elle comprenait. Ceux qu'il ne nommait -pas, <i>ils</i>, c'était «la société». Elle l'observa -encore. Elle avait voulu l'asservir à cette -société, faire de lui un support mobile et -anonyme, un morceau de machine: elle -l'avait jeté dans un égout pour qu'il y travaillât,—à -quoi? Et il était toute sa vie, sa -consolation, son espoir. Elle l'avait trouvé -comme elle eût trouvé un Dieu de bonté, -de grâce, un refuge, toute tendresse, toute -caresse, toute force et toute beauté.</p> - -<p class="i1">—Allons-nous-en.</p> - -<p class="i1">—Oui, dit Antony.</p> - -<p class="i1">Il aurait voulu la recoiffer, la coiffer, -toucher la masse des cheveux de lin et de -soie, s'y perdre et s'y enivrer. Il n'osa -pas. C'était encore son état de garçon de -chambre,—ou presque.</p> - -<p class="i1">—Allons, dit-il.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span></p> - -<p class="i1">Ils fuyaient. Ils descendirent l'escalier de -service avec les mêmes précautions que -l'escalier de l'hôtel meublé, naguère, où -leurs destins s'étaient mêlés. La princesse -<i>sentait</i> les gens dormir. Un peu de dédain -la crispait. Ils descendirent longtemps. Ils -arrivèrent enfin à la petite porte par où -Antony avait vu disparaître son amante. -Elle l'ouvrit de la même clef. Et les deux -adolescents furent dans l'avenue.</p> - -<p class="i1">Ils s'en allaient comme ils étaient venus, -à l'aurore. Ils s'étaient détestés, ils avaient -tout tenté: la haine et l'ambition, la science, -l'histoire, la honte et l'épopée les laissaient -au bras l'un de l'autre, et leurs lèvres en -quête, leurs cœurs en appel. Ils retrouvaient -la minute chère de leur abandon. -C'était l'amour souverain.</p> - -<p class="i1">L'aurore était large et claire. Elle souriait. -Sa magnificence avait du charme et de la -légèreté. Elle dispensait la lumière avec -<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span> -caprice et la lumière sautelait avant de se -fixer. C'était une aurore républicaine. Le -jour ne venait pas pour obéir à un ordre -immuable, à un Dieu tout-puissant, il se -levait librement, en prenant son temps, en -s'amusant: c'était bien une aurore de Paris. -Clémentine-Alessandra en souffrit; elle -souffrit de la joie de vivre qui lui tombait, -parmi son amertume, avec la lumière -neuve: elle n'abdiquait pas. D'ailleurs son -compagnon n'était pas parisien. Elle se -rappelait sa curiosité pour la ville à l'aube -de leurs noces et l'horreur du jeune homme -pour la ville comme pour une monstrueuse -idole trop connue mais bien connue. C'était -lui, encore, qui avait raison; c'était lui qui -l'avait convertie et qui était son maître.</p> - -<p class="i1">—Tiens! c'est dimanche! dit-il.</p> - -<p class="i1">—A quoi t'en aperçois-tu?</p> - -<p class="i1">—Les laitiers viennent plus tôt.</p> - -<p class="i1">Elle entrait en rapports avec la vie. Elle -<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span> -voyait se préparer le repos de la cité: du -travail, encore, des levers en hâte, une précipitation -dans la tâche quotidienne pour -avoir l'illusion de quelques heures à soi, le -leurre de la liberté. Liberté empoisonnée -par les soucis revenant en troupe, par -Demain vous frappant à la bourse vide, à la -tête et au cœur, promenade à travers des -coudes, vagabondage entravé, gêné, piétiné! -n'importe! le repos! les bras ballants, les -mains en sommeil,—comme dans la fosse -commune.</p> - -<p class="i1">Ils lisaient en leur silence les mêmes -pensées, la même pitié. Et c'était la même -impuissance. Mais la misère, ils la devinaient. -A part les voitures qui portaient ici -et là le lait maigre et le lait joyeux, l'avenue -était,—et les rues d'alentour,—le -désert le plus docile. Paris était à eux. -Clémentine-Alessandra ne se laissait plus -aller à son dolent enchantement, à sa grâce -<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span> -simple, à son «prends-moi» tacite qui cache -l'abîme. Paris, pour elle, c'était la prison et -la prison qui non seulement vous brise, mais -qui déconseille l'évasion aux complices -choisis. Les rayons précurseurs du soleil, -la gentillesse du paysage, la joie contenue, -rien ne la touchait. Elle s'appuyait sur le -bras de son compagnon. «Ah! dit-elle! les -gens! les gens! je les entends! Comme ils -souffrent! Il faudrait cependant qu'on soit -heureux.</p> - -<p class="i1">—Qui?</p> - -<p class="i1">—Tout le monde.</p> - -<p class="i1">—Ce ne serait plus vivre, alors.»</p> - -<p class="i1">Il y avait tant d'humanité dans son amertume -qu'elle le regarda. Elle vit en ses yeux -le rêve fou, le rêve fraternel de ce mois -obscur. Il s'était, comme elle, offert en -holocauste à la destinée. Il avait été toute -émotion. Le souvenir de sa volupté, sa tristesse, -son désir d'oubli, tout s'était tendu, -<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span> -tout s'était fondu et ç'avait été le mol et -immense océan de tendresse, la caresse en -largeur, en épaisseur et en infini qui enserre -tout et qui laisse tout fuir pour lui permettre -un retour et un retour plus passionné. Il -avait voulu, avec son baiser, le bonheur -universel. Et il avait renoncé au baiser pour -que le bonheur public fût plus grand. Il -avait certainement demandé—à qui?—d'être -né pour des actions sublimes.</p> - -<p class="i1">Et Paris coulait autour d'eux.</p> - -<p class="i1">—Tu as trop pensé, dit-elle.</p> - -<p class="i1">—Pour ne pas penser à toi.</p> - -<p class="i1">—Chéri!</p> - -<p class="i1">Elle était sincère: ils se retrouvaient,—plus -beaux. Comme ils étaient loin des deux -vagabonds des Champs-Élysées, dévorant le -soir et la nuit à même, avides de néant, se -prenant, se lâchant, victimes et jouets du -moment, mourant à mesure! Mais non! Ils -revenaient à cet instant, au geste le plus élémentaire, -<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span> -mentaire, au spasme le moins innocent,—par -le plus long. Ils retombaient prisonniers -du décor des Champs-Élysées, prisonniers -de la chambrette de volupté, abandonnés -par leur ambition et leur colère. Il ne -leur restait comme désir que leur ancien -désir,—apaisé,—et les autres désirs, -issus de lui, désavoués, reniés, oubliés.</p> - -<p class="i1">La journée naissait magnifique, en dehors -d'eux. Débauche de lumière, de gaîté, -de splendeur courtoise. Tout était à point, -régulier, parfait. La jeune fille ne se -prêta point au ravissement universel: -l'émotion d'ailleurs la secourait, qui la liait -au bras d'Antony, la fièvre qui lui tenait -chaud et qui la brûlait dans la tiédeur de -la matinée. Paris s'habillait de gens, -se levait sur des rythmes d'orgues de Barbarie, -s'habillait, en loques, de ces mendiants -du dimanche qui travaillent peut-être -la semaine durant et qui veulent tirer un -<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span> -profit de leur lente promenade à travers le -libre soleil.</p> - -<p class="i1">Misère qui tire son chapeau, à la bourgeoisie -ou à la quasi-bourgeoisie qui passe, -sans déclamation, sans supplication, dénûment -ingénu. Pas de recours d'ailleurs. -Antony regarda la princesse, elle détourna -les yeux.</p> - -<p class="i1">Cependant Paris peu à peu laissait éclater -en soi ces bijoux soudains: des sourires de -petites filles, des yeux de petits garçons. Et -le mot de M. Morive revint à l'âme de la -jeune fille: «Petit salé». Combien il y avait -d'enfants! Vaguant, jouant ou tenus en -main, ils tissaient parmi la ville un voile -argentin de cris, de rires, de balbutiements -harmonieux, de curiosités chantantes: ils -s'appelaient ou se repoussaient de la même -voix de limbes, aussi tendrement; ils sortaient -des portes ou s'y cachaient avec -une grâce preste et légère, un peu souris, -<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span> -un peu oiseaux, divins et si jolis de leur -pauvreté ou de leur coquetterie, les jambes -nues! C'était une forêt, une clairière, un -labyrinthe d'enfants se croisant, se remplaçant, -se métamorphosant à mesure, -charmants et parfaits.</p> - -<p class="i1">—Qu'ils grandissent, ceux-là! demanda -Antony.</p> - -<p class="i1">Clémentine-Alessandra eut le cœur gros -de cette menace. Ils étaient si gentils -comme ça! Mais leur pèlerinage continuait. -Paris s'étirait et gambadait, traînant par -les rues sa somnolence et son rêve appesanti. -Et la princesse ne voulait rien -voir: sa déchéance et son réconfort, c'était -cet homme et pas un autre homme. Les -mouvements autour d'elle, le va-et-vient -populaire ne lui devaient paraître que -geste d'éventail grouillant, de la fraîcheur, -un couloir de tumulte à son trouble, un -écho sourd de son horreur. S'ensevelir dans -<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span> -de la tendresse et de la passion... Puis le -mot lui revenait: «Petit salé... petit salé». -Une émotion les serrait tous les deux: ils -pensaient l'un pour l'autre, confusément; -ils entraient la main dans la main au fond -du mystère, au fond de la somme d'amour -qui est le secret du monde et son éternité. -Jamais ils ne s'étaient sentis aussi pauvres: -il ne leur restait d'eux-mêmes que leurs -sens, leur âme et leur foi: ils se donnaient -tout, ils échappaient à leurs idées, ils se -seraient voulus aveugles, n'entendant plus, -blocs de passion et de câlinerie, comme des -pierres d'amour écrasées l'une sur l'autre, -au hasard des chemins. Ils allaient et ils -trouvèrent du plaisir, au seuil du plaisir -de la rue. Ils connurent le délice de mal -déjeuner, de compagnie, en plein air. -L'après-midi les roula en sa molle fournaise. -Ils étaient retombés à leurs Champs-Élysées. -Ce n'était plus leur domaine fatidique; -<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span> -il y coulait des hommes et des -femmes en partance vers un champ de -courses. Des jaquettes et des chapeaux s'y -pénétraient en agglomérat: les deux jeunes -gens furent coudoyés âcrement, poussés et -bousculés.</p> - -<p class="i1">—Ah! j'oubliais! dit Antony: c'est le -Grand-Prix.</p> - -<p class="i1">Ce ressouvenir amusa franchement Alessandra. -Le Grand-Prix! La fête solennelle, -la dernière fête de ce peuple, de ce Paris -pour qui les fêtes religieuses ou les fêtes -nationales sont des chômages et des parades, -de ce peuple timide en sa décadence qui n'ose -pas s'offrir des cirques civiques, qui boude -encore les combats de taureaux et ces luttes -de gladiateurs, les guerres civiles, qui sort -encore de chez lui pour voir courir ses -chevaux au lieu de creuser au centre de -ses maisons (quitte à jeter bas les Tuileries, -le Louvre et à combler la Seine), un hippodrome -<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[Pg 218]</a></span> -géant et consacré où il pourrait -mieux précipiter son argent, son génie et -son honneur! Le Grand-Prix, date qui -coupe l'année, nettement, ainsi que Pâques -jadis, dans le recul mondain des saisons, -le Grand-Prix, équinoxe et solstice à la -fois, triomphe des jours, gloire du temps. -On s'y ruait. Toutes les classes et les -déclassés, fraternellement, y menaient, en -troupe, leurs besoins et leurs «certitudes»; -des voitures heurtaient leurs roues et leurs -caisses en se disputant, par imitation, la -plus flatteuse rapidité. Des bicyclettes et -des motocycles erraient où il y avait place -pour eux et se broyaient un périlleux passage -à grand bruit, à grands cris déchirants, -semant de la peur et de l'admiration. La -jeune fille regarda ailleurs. Elle aperçut des -palissades et de la machinerie: l'Exposition -naissait, sans fin, immense et menue, malheureuse -en son effort de cailloux, de fer -<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span> -et de plâtre. Des ouvriers s'y perdaient. -La princesse eut un instant le désir d'y -chercher des gens de son pays et de pleurer -avec eux. Mais elle avait renoncé à ses -frères comme aux autres fils qu'elle avait -espérés: elle considéra cet univers tassé, -entravé, interdit au public, elle adressa -tacitement un adieu à l'empire du monde. -Mais un brouhaha l'arracha à sa tristesse: -le pouvoir qu'elle évoquait amèrement -s'offrait à elle, au galop.</p> - -<p class="i1">Le Président de la République se rendait -à Longchamp. On acclamait peu. Le peuple -saluait l'ex-liste civile. Clémentine-Alessandra -eut un écœurement. Il lui sembla que -l'escorte la souffletait. Ces soldats en grande -tenue, ces postillons, ces ors, cette voiture -d'apparat, ce vieux magistrat, enfin, en -cordon rouge pour une douzaine de jockeys, -ce déplacement vers un tour de piste, -c'était la sortie du sultan de Stamboul vers -<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span> -sa mosquée, c'était un pèlerinage constitutionnel, -un gage au peuple, à sa veulerie et -à son vice. C'était cela, le pouvoir? Une -fièvre la tint droite au-dessus de la foule. -L'équipage était déjà loin: il éventrait, en -sa fuite, l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Et -Paris n'avait plus de gouvernement: le -gouvernement s'était évadé. Un instant, -Clémentine-Alessandra eut la vision de la -ville couchée à ses pieds, attendant tout, -prête à tout subir, de la ville à ligoter, à -embrasser d'un baiser mâle, à qui apporter -de la gloire, de l'avenir, de l'aventure et du -destin, de la ville à étreindre en fièvre et -en sérénité, à qui imposer une fraternité -de génie et une sublime communion dans -le travail et dans le progressif bonheur. -Puis elle retomba à l'amère poésie de -l'exode présidentiel au travers de la pierre -impériale, entre le Chant du Départ et la -Marseillaise grattés à même le roc et éveillés -<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span> -dans la masse comme ils avaient, d'eux-mêmes -jailli de l'Instinct, et de l'Inconscient -héroïques, elle retomba à cette torpeur -insoucieuse des grands mouvements nationaux, -ne les saluant pas, n'y pensant pas—et -le poison de l'ironie l'emplit à l'étouffer. -Que faire? Elle n'était pas française, elle ne -pouvait rien nulle part. Pourquoi sentir? -Pourquoi être reine et peuple, pourquoi -être l'Ame de l'Epoque, puisqu'on la bousculait, -puisqu'elle était, «ce qui ne va pas -où les autres vont» et qui est dans le -chemin banal?</p> - -<p class="i1">Paris n'était que grâce. Elle eut peur -de soi et de rien. Elle se serra contre -Antony si fort qu'ils se regardèrent. Il -avait vu, lui aussi. Mais c'était un spectacle -sans importance. Les chefs ou leurs simulacres -ne comptaient pas pour ce microcosme -de foule. Elle retrouvait le feu pur -de ses yeux, intact de tout émoi, l'énergie -<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span> -native de sa face et la grande tendresse -infuse de sa volonté. Antony ferma un peu -les yeux: Clémentine ne lut plus dans son -visage qu'une ligne de ciel; elle tressaillit: -elle découvrait le cher opium de passion, -le moyen de ne plus rien être qu'une lente -et absolue pâmoison.</p> - -<p class="i1">—Prends-moi! dit-elle.</p> - -<p class="i1">—Viens, répondit le jeune homme.</p> - -<p class="i1">C'était la première fois qu'ils y pensaient, -de la journée: il fallait qu'ils fussent bien -malheureux, et humblement! Jusque-là leur -malheur les avait soutenus et guidés et ne -leur avait donné l'un à l'autre que le meilleur -de soi, ce qu'on ne se donne que par -fluide, le plus rare de leur âme: ils descendaient -au corps, maintenant. Ils ne boudèrent -pas contre leur désir. Ils allèrent, -d'inspiration, à l'hôtel, à la chambre qui les -avaient enfouis dans une seule destinée. Ils -se possédèrent furieusement, se mordirent -<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span> -ainsi qu'ils se seraient mordu les lèvres -pour ne pas pleurer. Il y avait des larmes -au fond et au bord de leurs baisers. Leurs -gestes étaient gauches: ils ne savaient -plus! Ils revenaient de si loin,—et où? Ils -ne voulaient pas songer, ils refusaient de -se souvenir. Si, en un douloureux pèlerinage, -ils avaient grimpé ces escaliers -vibrants, s'ils avaient redemandé cette -chambre, c'était pour lui demander leur -secret et leur pratique machinale, c'était -pour fuir leur âme, comme naguère, pour -n'être, en une étreinte sourde, que le rôdeur -et la rôdeuse de l'autre fois. Ils étaient -lourds de leur chair, s'avouaient indignes -l'un de l'autre. Il leur semblait qu'ils -niaient leurs caresses et qu'ils s'en lavaient, -à mesure, et que leur âme finirait par -se retrouver sous l'amas de leurs rancunes, -de leur misère, de leur trouble et -qu'elle éclaterait propre et roide comme -<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span> -un os. Leur fougue les enveloppa et les -allégea.</p> - -<p class="i1">Et la princesse crut qu'il existait des manteaux -de déchéance ainsi que des manteaux -de sacre. Ils s'étaient tout raconté, sans un -mot, ils avaient crié et pleuré l'un dans -l'autre. Elle devenait esclave, il se relevait -prince; mais n'avait-il pas toujours été véhémence -et domination? L'impression dura. -Le soir s'était caché dans la magnificence -et s'épandait sournoisement, en une pincée -grandissante de cendre dorée d'abord, puis -mordorée, puis rouillée dans la pourpre se -fonçant du crépuscule. L'obscurité jetait son -ombre avant-courrière et brodait son uniforme -de résignation, son sarreau à mailles -serrées de tous les jours sur cette armure -brillante du dimanche. Les gens, déjà, -avaient l'air de revenir à leur labeur: -c'étaient des mines graves—et tout le -monde n'avait pas perdu. La vie les reprenait -<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span> -au rêve de gain et de vitesse, les -rejetait dans le peloton, la tête basse.</p> - -<p class="i1">—Comme il y a des domestiques! -remarqua Clémentine-Alessandra.</p> - -<p class="i1">Elle rougit. Un regard qu'elle n'osait pas -rencontrer la piquait au cœur, la marquait -de son feu rouge: elle ne songeait pas à -l'enfer où elle avait plongé Antony. Son -baiser lui revint, tous les baisers la crispèrent -dont elle avait meurtri la lèvre -rasée de son amant, elle sentit sur sa chair -à la fois les poils courts et fauchés, le grain -du tablier, les galons rudes de la livrée et -les chaînes symboliques du servage: ses yeux -sautaient de l'habit bourgeois d'un cocher -au travesti d'une femme de chambre, béatitude -de sortie écrasée contre des portes -de service, air libre sans maculature d'appel -empoisonné par l'approche de la sonnette. -La princesse devinait peu à peu, et -bientôt ensemble, tous les détails d'atrocité -<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span> -de <i>la condition</i>; les gens lui semblaient -s'avancer en rangs pressés et, autour d'elle, -avec eux, c'était un hourvari cacophonique -et pointu, un branle électrique, des besoins -traduits en musique, une tyrannie claironnante -et frêle, une fanfare monotone—et -à une seule note—d'oppression et de -géhenne. Elle vivait les tourments qu'elle -avait infligés à Antony. Ils n'existaient plus, -il les avait chassés de sa mémoire; elle n'était -plus pour lui qu'amour—et son amour. Elle -se repentait, malgré lui, à son bras, car la -faute dépasse toujours la victime. Elle frissonnait -d'avoir fait du mal: le devoir souverain -est d'élever et non d'abattre. L'obsession -dura. Elle interrogeait le jeune homme -sur ses ennuis, sur ses camarades, ne prenait -pas garde à son malaise et allait, allait -dans le torve précipice.</p> - -<p class="i1">Elle trébucha de même au seuil de -la nuit, en entrant au bal Wagram. Elle -<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span> -avait désiré ce couronnement du calice: -elle l'avait demandé doucement, car elle -avait appris, à petits coups, que les valets -dansaient. L'œil brillant, la gorge sèche, -âcre de la poussière d'une journée de -Paris, elle tourna des coudes de couloirs -et s'arrêta soudain à un boyau: une petite -porte vomissait de la lumière et de la musique. -Du bruit, un relent de vin et des crachats -de gaz venaient tituber et mourir au-dessus -d'un grouillement de rictus, de -mains lourdes et de pieds enchevêtrés. Ce -n'étaient que bêtes curieuses et que bêtes. -Une galerie s'ouvrait, ou presque, encombrée -de tables boiteuses, de bancs et de -chaises en désordre, de litres, de verres, -de toasts étouffés, de jurons patoisants et -de ces gros rires où s'évoquent les cupidités -et les nostalgies à la fois du même village: -on entendait sonner le bas de laine et la -sonnette de service dans des chocs de bouteilles. -<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span> -Des ricanements, des accoudements, -des tensions de jambe soulignaient -des génuflexions ordinaires et des factions -sur des sièges pluvieux ou dans les antichambres -rigides; des filles de maisons et -des souteneurs erraient parmi ces êtres de -maison comme en pays de conquête. -A angle droit, surélevé, un orchestre faisait -du bruit, avec des moustaches. Plus -haut, des balcons s'étendaient gorgés de -spectateurs: on regardait, on plongeait -dans la fournaise. Et, dans un espace concédé -à regret, pris sur les buveurs, pris -sur l'orchestre, dans du gaz, dans de la -sueur, dans de l'horreur, les couples dansaient. -C'était atroce. Geste de faucheux, -pliés, mécaniques, automatisme terrorisé, -bras qui se lèvent timidement, sous des -reproches, mains qui se hâtent et qui précipitent -de l'ordre comme elles bouleverseraient, -doigts qui font des grâces et de la -<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span> -fantaisie de leurs spatules rouges, de leurs -ongles rongés, phalanges courtes et utilitaires, -mains juste assez bonnes pour le -travail, mains d'usage, doigts d'accessoire, -se saisissaient et se lâchaient en cadence, -pataudement ou nerveusement suivant les -aptitudes ou le caprice social; les robes -se tendaient, veuves du tablier, et les pieds, -gonflés, malades, énormes, erraient comme -s'ils avaient à frotter, à promener -la cire, comme s'ils avaient à faire retentir, -en une commission, toute la rue du poids -bégayant de leur sabot, ânonnant, butant, -poussant, ruant, cherchant vaguement, très -haut dans le souvenir de leur race, de la -franchise, de la légèreté, de la liberté. Ces -corps en mouvement évoquaient d'autres -mouvements, les trois plis du tablier qui -essuie ou du tablier de la femme de chambre -qui délace ou qui épingle, qui éponge et qui -boutonne, c'était le ramassement du travail -<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span> -d'office, le sursaut des plafonds à -«faire», la courbe des lavages de voiture, -la tête penchée vers l'étrille ou l'examen -des fers. La princesse eut, en un éclair, -la vision des catacombes. C'était un culte -inconnu. Danses sans joie, bourrées de -regret, valses pesantes, prétextes à pensées, -à ambitions étroites, appel aux divinités -serviles. Faces de prêtres, d'ailleurs, -ces faces rasées et mauvaises où la moustache -semblait avoir été écrasée sur la -peau, comme un insecte malpropre, faces -de prêtres, ces faces glabres et ascétiques, -ces faces violettes et jaunes, ces plis, ces -boursouflures, ces yeux effacés ou perçants, -en biais, ces narines de nausée, ces -bouches fortes. Faces d'empereurs aussi et -de forçats, tout un monde se recrutant d'un -seul coup. Et ses convulsions chorégraphiques -étaient des convulsions de gestation -et d'enfantement, c'était un ventre -<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span> -monstrueux, coloré, historié de mille -regards, brodé, chamarré, qui avançait, -reculait, présentait sa misère et son horreur -parmi la tentacule de son immense -main, de sa main infinie, lourde de l'obscur, -de l'inavoué labeur de tout Paris, -c'était le dessous de Paris, le sous-sol de la -ville, l'envers de la cité et de la société qui -tournait sur soi inlassablement, qui défiait -l'ordre des choses, l'habitude, qui, de son -rythme et de son tumulte, raillait le rythme -des fortunes et la cadence régulière des -gestes sociaux. La princesse, perdue dans -cette tourbe, tâcha à échapper à cette grimace -bouillante et saccadée. Elle étouffa -un cri: elle venait d'apercevoir Morive, -Morive en mal d'amour, revenu à sa -canaille, valet public, valet de bourreau -qui trouvait, qui cherchait une servante de -sa sorte. Il ne la voyait pas, n'ayant d'yeux -que pour son torchon. Mais c'était un cauchemar: -<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span> -ils étaient de nouveau en présence, -voisins de déchéance, se raccrochant -à du vice et à une atroce humilité!</p> - -<p class="i1">La princesse pâlit plus avant: le mot fatidique -de cet homme, son argot l'obsédait, à -sa place en cette assemblée: «Petit salé! -petit salé...» Elle se répéta d'abord ce -mot, sans pensée, puis un cri lui échappa, -en un tourbillon. Elle sentait, non! elle ne -pouvait encore sentir, elle <i>devinait</i> horriblement -qu'elle était enceinte d'Antony. -Elle crut qu'elle éprouvait, d'un coup, tous -les symptômes de la grossesse, qu'elle les -vomissait, que les nausées, les troubles, -les froissements, les pinçons, les crampes -et les spasmes de la lente création lui montaient -au cerveau, qu'elle étouffait, qu'elle -enflait jusqu'au néant. Elle était sûre! sûre! -sûre! Et son ventre, pour elle, se confondit -avec le ventre monstrueux qui avançait -vers son navrement, avec ce ventre de trahison, -<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span> -d'accablement, avec ce ventre prostré, -sournois de bassesses et de bacchanale, -de vengeance longue, de cupidité; elle -pensa qu'elle était engrossée, comme une -bonne à tout faire, de toute cette valetaille -ensemble, pêle-mêle, des hommes, des -femmes, de ces grooms eux-mêmes et des -enfants de cuisine qui venaient torcher une -contre-danse, dans les coins: son crime -envers la liberté et la dignité de son amant, -son orgueil échoué et déchiré, son désespoir, -tout la crevait. Elle avait un cri de -bête agonisante en cette joie de bêtes; elle -imaginait que toutes les malpropretés de -la crapule et les souffrances du peuple, les -cruautés de ses frères et l'envers de leurs -ambitions, son ambition, sa science, tout -était là, à croître obscurément dans son -ventre, à s'amasser, à germer comme un -polype, comme un mal et comme un -monstre. Et la mort souhaitable la fuyait -<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span> -dans ces rondes pis que macabres puisqu'elles -étaient parodiques, apocalyptiques -et prophétiques. Antony vacilla une seconde, -puis sa tendresse et son dévouement l'emportèrent -sur la surprise, il saisit son amie -à bras-le-corps, la brandit comme un trophée -et comme une supplication, l'enleva -au travers des groupes et des danses. On ne -s'étonna point: une autre fille était plus -malade, échouée dans de l'épilepsie à l'entrée -du bal. Antony l'enjamba pour arracher -son fardeau à ce décor mauvais. Clémentine-Alessandra -avait cessé de se -plaindre: privée de sentiment, tuée de -honte, c'était un cadavre qui pleurait...</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span></p> - - - -<div class="chapter"> -<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2> -</div> - -<p class="ac">DIALOGUE AU BORD DE LA MER</p> - - -<p class="i1">—Elle nous regarde, dit Antony.</p> - -<p class="i1">Il parlait de la mer.</p> - -<p class="i1">—Vois, continua-t-il. Ça n'est que des -yeux, c'est un seul œil qui ne finit pas, qui -sourit et qui pleure ensemble. C'est tous -tes regards qui me reviennent, et tu vois: -ils vont à moi, maintenant. Tu es à moi, -là-dedans, là-dessus, depuis que tu étais -toute petite: il y a du vagissement dans -ces retroussis de lumière et ces fendillements -d'argent; ce sont des grelots et des -hochets et c'est de la mousse de lait et de -la mousse de larmes; ici, c'est du sable -d'enfant et là, ce sont tes cheveux encore, -tes cheveux, toujours, qui s'en vont, qui se -<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span> -dénouent, qui sursautent. Je t'aime plus, -de te voir dans la mer.</p> - -<p class="i1">—Sans me voir, répondit Clémentine-Alessandra. -Car tu ne me regardes pas, -moi.</p> - -<p class="i1">—Tu n'es plus toi. Tu es trop triste.</p> - -<p class="i1">Clémentine-Alessandra était triste, en -effet. Lorsqu'elle s'était réveillée dans la -petite chambre fatidique de cet hôtel meublé -où sa destinée avait élu domicile, elle -avait vu deux faces rasées se pencher sur -sa fièvre: Wolfgang et Antony. Toute son -horreur lui était revenue avec la vie. A la -pâleur des deux hommes, elle avait compris -qu'elle avait craché son secret. Elle le -répéta: «Enceinte... Enceinte...» Et le -vieux valet avait éclaté en sanglots. Très -bas, très bas, pour ne pas arrêter sur leur -détresse nationale et exilée l'attention des -galetas d'alentour, il avait versé toutes ses -larmes, comme à l'église, et son immense -<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span> -navrement avait tâché à s'épancher. Antony -n'avait pu s'associer à cette douleur; -naïvement, férocement, il était heureux. -Il n'en espérait pas tant. Il éclatait d'orgueil -et de tendresse. Orgueil de gosse qui joue -à l'homme et qui se fait une poupée, sans -trop savoir comment: orgueil de gosse qui -a deux êtres à aimer au lieu d'un, qui -grandit sans vieillir, qui sent s'approcher -des délices et de délicieux devoirs, des -soirs de mouvement, d'étude, de câlineries, -de choses à apprendre qu'on ignore et -la tendresse infuse, la lourde et amère -tendresse de ceux à qui le sort a enlevé -leurs parents, qui ont des caresses et des -baisers à placer, des caresses sacrées, des -baisers saints d'enfant à père et de père à -enfant, baisers qui, comme des hosties, ne -peuvent se gâcher, sous peine de sacrilège -et de damnation de cœur. On lui avait volé -son enfance: on la lui rendait, complète et -<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span> -plus belle. Son petit aurait les langes de -dentelle, les broderies, les riens inouïs du -berceau qui lui avaient été refusés, tout -son saoul de lait, d'air, de jouets, de -paroles gentilles, de bercements et de berceuses -qui lui avaient, d'avance, été arrachés, -une cour d'enfants, des chœurs de -nourrices, des arbres et ces spectacles hésitants, -bariolés qui disent la vie, en gros, -dans un murmure et qui accoutument à la -joie vague et indistincte, au bruit, aux pas, -aux courses, aux chocs des voitures qui se -croisent et qui disparaissent, aux curiosités, -au sourire continu fait de tous les -sourires, au souci d'amis et d'indifférents, -à tout ce qui est l'existence enfin, dans -l'âge d'or de l'existence, après qu'on a -tourné le carrefour des limbes.</p> - -<p class="i1">Le vieux Wolfgang avait senti se briser -en sa gorge la tradition, l'honneur même -et l'âme de sa patrie. Il avait vu nettement -<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span> -l'enfant non comme un bâtard à oublier, -mais casqué, armé, monstre énorme égorgeant -et étranglant la beauté de sa race. Et -la princesse songeait. Elle ne se résignait pas. -Elle n'acceptait pas le danger. Elle repoussait -le présage puisqu'elle n'éprouvait encore -ni malaise, ni avertissement: elle -savait sans plus et elle voulait commander -à l'irrémédiable. Sa nature dominatrice -remplissait: elle pesait sur la volupté passée -et sur la volupté d'hier, elle chassait de -soi le souvenir. Mais le regard du jeune -homme tombait sur elle si pur, si grand, -qu'il ordonnait en un rayonnement et qu'il -était éternel. Elle s'aperçut, atrocement, -qu'il l'aimait, qu'il l'aimait à jamais, de -cette chose, de cette consécration et que, -confusément, incroyant comme il l'était, -haïssant Dieu au hasard de sa haine des -forces et des puissances, il remerciait la -Providence de cette bénédiction. Cette -<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span> -fécondité lui-était un acte de foi, il tremblait -d'espérance et il la révérait, elle, -malheureuse, ainsi que le tabernacle de -son avenir, elle était son cœur et ses -flancs, elle était sa pousse et sa fleur, -son charme, sa douceur à jamais; il -l'aimait étroitement, de l'aveu de la terre -et du ciel, par prédestination, elle avait -en elle leur chaîne physique et métaphysique, -leur chaîne à travers le temps et -l'espace et, malgré tout, leurs cheveux -blanchiraient ensemble. Elle protesta de -tout son être, de tout ce qui n'était pas -encore à cet homme, mais tout l'abandonnait, -tout la jetait à son étreinte. Un sursaut -de haine et de mépris lui apporta ses -convives de l'avant-veille:</p> - -<p class="i1">—Allons-nous en! allons-nous en! supplia-t-elle.</p> - -<p class="i1">Sa fièvre lui dessinait les travaux d'en -face, les armatures métalliques et leurs -<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span> -masques de plâtre ou de carton, les arabesques -et les ogives, l'effort hâtif, pour -un été, de l'univers en façade qui s'élevait -aux deux rives du fleuve. Il lui passa, sur le -ventre et le cœur, des madriers et des -pierres, des trains de plaisir, des poutres, -des tonneaux géants, des danses et des -revues, tout un appareil populaire, une foule -sans sexe, une soif de voir, une soif de -richesse d'un instant, de mirage et la crainte -plébéienne de mourir sans avoir connu par -ces images d'un sou que sont les palais -de pacotille, l'architecture et l'épiderme -des nations lointaines, des contrées bien -défendues par les tarifs des chemins de fer. -Aujourd'hui, c'était, contre sa noblesse et -son énergie, la bassesse et la facilité de -Paris, c'était la ville courtisane couchée -en travers de son rêve; demain, c'était une -invasion de touristes médiocres qui veulent -noyer leur inquiétude et la magnificence -<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span> -de leur nostalgie ou de leur songe: il fallait -fuir. Au moment de quitter Paris, par une -amère courtoisie envers l'esprit du boulevard, -elle avait murmuré:</p> - -<p class="i1">—D'ailleurs, il est nécessaire d'aller à -la mer au lendemain du Grand-Prix.</p> - -<p class="i1">Et ils étaient allés à la mer....</p> - -<p class="i1">Le ciel était, ce jour-là, beau d'une -beauté métaphysique. La mer, c'est l'enfer -des ciels puisqu'elle est la concurrence. Il -faut qu'ils soient vraiment le charme et la -splendeur, le refuge idéal de l'horreur et -des peines, que toute ambition s'y tisse des -domaines, que les astres, la nuit, s'y mirent -sans ardeur, pour que leur désert de magnificence -continue à lutter avec le désert -irisé et lent, montueux et bouillonnant -qui s'étend, qui se brise, qui renaît, qui se -varie, qui se tait pour écouter son âme -après avoir écouté son gazouillis et sa colère, -avec le désert souple et roide, frémissant et -<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span> -plat, qui peut tout et qui sait n'être rien, -dans des vagues, des lames et des flots. -Donc, le ciel n'était pas la grise toile d'emballage -tirée sur des fantômes mouvants -de pierres précieuses, sur l'essence de diamants -et la quintessence de nuages, sur -l'élixir d'ailes de papillons, sur le secret des -reflets, sur les mystères pailletés, sur les -dessous de flamme qui jouent ensemble au -cœur de l'eau. Il n'avait pas la crudité des -apothéoses et la mollesse des élégies: il -était lent d'une lenteur divine, intact, -immobile sans stupeur, attendant les étoiles -sans hâte et sans besoin, pur, noble et bleu. -Antony interrogeait:</p> - -<p class="i1">—Pourquoi es-tu triste? Je t'aime.</p> - -<p class="i1">Il n'avait pas de fatuité! Il lui enlevait -toute mélancolie comme il s'en était purgé. -Il s'était décidé à aimer, à aimer avant tout, à -convertir tous ses sentiments, toute sa force—en -amour. Il s'était réalisé: il aimait, -<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span> -sans plus. Il était heureux. Pourquoi sa -maîtresse souffrait-elle? Pour la première -fois, il se laissait aller à la béatitude. La -mer lui était ensemble chantante et muette, -confidente et décor: elle se faisait personnelle -et délicate, miroir magique et fraîcheur.</p> - -<p class="i1">—Je ne veux pas que tu aies mal, dit-il -à sa maîtresse. Respire. Tu n'as pas le -droit d'étouffer ici. Vois comme la mer est -à nous et comme elle est grande, folle et -tranquille de vie. C'est la vie même, une -réserve de vie énorme, trop puissante pour -ce que ce monde,—et les autres,—ont -encore à durer. Elle est riche, riche, tiens, -comme la misère.</p> - -<p class="i1">Clémentine-Alessandra ne répondit pas -tout de suite. Elle pensait. Puis:</p> - -<p class="i1">—Ne parle pas de la misère, prononça-t-elle -lentement. La misère est une chose -hypocrite qui se fait à toutes les modes -<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span> -puisqu'elle n'est jamais nue, puisqu'elle est -la loque, le haillon, le trou. La mer est -belle et grande parce qu'on n'en a jamais -rien pu faire, puisqu'elle a gardé sa couleur, -puisqu'elle ne s'est même pas plié à -la forme, qu'elle est changeante, immense, -molle et roide comme au temps du chaos, -comme le chaos lui-même. Elle n'est humaine -en rien. C'est la Divinité pure, lourde -de tous les germes et les roulant, ne grandissant -pas, n'ayant besoin ni de semence -ni de nourriture et emportant les tempêtes -dans sa soif de sacrifices, dans sa tradition -de victimes à engloutir et à consoler,—ainsi -qu'Hylas. Tous les mythes ont été petits -devant elle: ils sont faits pour les petits -ruisseaux, pour le petit ruisseau de Platon. -La mer se moque des pierres, de l'art et -de la littérature, elle ne sourit aux hommes -que mystérieusement. Je sais bien pourtant -qu'elle nous aime: elle nous aime parce que -<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span> -nous nous aimons et qu'on ne nous aime -pas. Tu ne peux pas savoir, toi: tu ne crois -pas en Dieu. Mais, vois-tu, il y a une chose -menue et énorme qui parle pour nous -devant Dieu: c'est la source de tous les -sarcasmes, de toute l'incompréhension, de -la haine des gens, c'est l'amas de leurs -rancunes et de leurs mauvais sentiments; -c'est de cela qu'est faite la sainteté d'un -chacun, parce que c'est sa différence avec -la bête, avec le commun, parce que c'est -la synthèse de son âme, de reflets en relents, -de négatifs en contraires, et parce que c'est -notre beauté et notre portrait, notre annonciation, -notre présentation au royaume qui -n'est pas de ce monde.</p> - -<p class="i1">Antony écoutait avec patience. La mer -avait l'air d'approuver et son murmure -était un continu répons à ces litanies. Elle -avait des tons qui dépassent les mots, ces -tons qu'on appelle mourants, à cause que -<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span> -c'est la résurrection même. Emaux d'aube -et de crépuscule ensemble, l'infini de la -nuance, la pourpre et la flore de lune, des -ors se dégradant, s'idéalisant, se virilisant, -jusqu'au safran et à l'acier, des jets d'améthyste -et des coulées d'émeraude, une -incessante agonie de turquoises mortes en -des sursauts de vagues, un tourbillon de -saphirs et d'opales, des taches papillonnantes -de rubis dans des meurtrissures de -diamants, une envolée, au loin, de perles -et d'ambre, un assaut d'écume marbrée et -d'écume laiteuse, c'était une féerie superbe -et mélancolique, c'était le trésor intact des -anciens âges et c'était le pensif avenir, la -contrée promise, l'époque promise, les âges -promis aux âmes qui conservent encore l'espérance.</p> - -<p class="i1">La jeune fille poursuivait:</p> - -<p class="i1">—Tu n'as jamais été dans des assemblées -ou au théâtre, tu n'as jamais étudié -<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span> -la foule, tu n'as jamais vu ces rangées de -têtes plates, de corps tassés, ces apparences -de mouvement, ces imitations d'intelligence, -d'attention et les petits drames en simili -qu'on sert à ce public. L'existence, les -âmes, les passions, c'est comme le reste, -en toc. Il y a des époques qui ne comptent -pas dans l'histoire des temps, qui ne sont -pas de l'histoire: nous sommes dans une -de ces époques. Et Dieu s'est retiré du -monde, laissant les choses aller comme -elles peuvent, car Dieu a, lui aussi, le droit -de rêver au-dessus de nous. C'est un interrègne, -c'est une parodie du chaos et du -néant, une tour de Babel morale où les -dévouements, les héroïsmes et le génie sont -vains. Nous sommes dans une année aussi -sombre, aussi vide de tout sauf de terreur -que l'An mil, nous sommes à la poterne -d'une ère où nous n'entrerons pas et c'est -tant pis pour nous quand il nous reste les -<span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span> -ambitions et les désirs qui ont survécu à -leurs siècles, à leur décor. On parle encore -de pouvoir et de liberté! On parle de travail -et d'effort. Hélas!</p> - -<p class="i1">—Il y a encore l'amour, dit Antony.</p> - -<p class="i1">Elle pleura. Il lui rappelait son abdication, -sa déchéance consentie. Et l'enfant -qu'elle entendait presque à son flanc, l'enfant -qui lui criait son désespoir, cet enfant -d'opprobre, c'était le présent renié et battu, -c'était le hideux avenir, c'était une époque -moins sourde qui triompherait peut-être, -c'était sa force à elle, son principe de victoire, -sa beauté, son âme, ce que Dieu -avait mis en elle de destin et d'éternité qui -s'en allait d'elle, de jour en jour, qui lui -prenait sa chair, son sang, qui lui prendrait -son lait, ensuite, ses heures et ses -nuits, qui lui prendrait goutte à goutte sa -tendresse et son émotion pour s'évader -d'elle, pour s'éloigner, pour la laisser -<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span> -vieillie et pantelante, exsangue de courage, -d'ardeur et de méditation, dépouillée, -ruinée sans profit pour les peuples, pour la -gloire et le bonheur des hommes.</p> - -<p class="i1">—Je t'aime, dit Antony.</p> - -<p class="i1">Sous ses larmes, elle l'enveloppa d'un -regard fou. Celui-là s'abandonnait. Traître -à son énergie, traître à sa mission, il acceptait -le charme d'une heure et d'une aventure, -il se résignait à vivre en son enfant, -à lui passer sa vie comme une affaire mauvaise, -à l'ajourner, cette vie, à ne pas la -vivre lui-même! Il lui avait suffi de la rencontre -d'une femme pour replier ses ailes -rouges. Et ce couple d'orgueil, de combat -et de domination, cette union où le vieux -souffle du Graal tombait dans le sang âpre -du peuple, dans le plus jeune sang de fureur -et d'ardeur, ce couple se figeait dans l'attente -d'un balbutiement frêle, de vagissements à -calmer et de caresses à enseigner avant de -<span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span> -les rendre. Tous les enseignements de ses -maîtres, une science unique, un tempérament -sans exemple lui seraient inutiles: -toutes les leçons de la faim, les humiliations -qu'elle lui avait infligées ne lui serviraient -pas à lui. Elle frissonna.</p> - -<p class="i1">—Tu as froid, chérie? remarqua Antony.</p> - -<p class="i1">Elle se dressa, furieuse: il l'avait blessée -dans sa pensée:</p> - -<p class="i1">—Tu m'as fait peur, jadis, et tu me fais -pitié. Tu voulais tout. Tu me semblais un -archange de proie, un brigand de grand -chemin, du grand chemin de l'épopée. La -révolution brûlait en toi, tu étais le meurtre, -tu sentais de tout ton être l'avenir, l'avenir -de sang et de joie, tu puais la liberté, la -fraternité, tu puais l'idéal réalisé, tu puais -le ciel fait terre, le fer, le feu et le pain -universel, le pain réhabilité. Tu m'aimes, -aujourd'hui, et c'est tout? Il y a deux mois -que nous sommes dans ce trou de lumière, -<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span> -deux mois que nous pouvons lire en nous, -sans compagnons, sans indifférents. Et -tu...</p> - -<p class="i1">—Tais-toi, commanda doucement Antony. -Il n'y a pas de jour où je n'aie eu -l'envie de te tuer, pour me ressaisir, pour -pouvoir m'en aller chez moi.</p> - -<p class="i1">Sa barbe avait repoussé. Courte et frisée, -elle avait piqué d'abord la grande-duchesse, -profondément, délicieusement: ce lui avait -été le cilice du baiser, sa punition immédiate, -dans la jouissance. Il avait l'air maintenant -d'un jeune missionnaire de désordre -et de foi sans Dieu. Il ricana.</p> - -<p class="i1">—Femme, femme, croirais-tu que l'action, -c'est le tumulte? Les cris épuisent. Je -m'instruis. La mer m'apprend à détruire. -Elle est patiente. Elle n'obéit qu'à soi. Elle -monte, elle s'élance quand elle veut. Moi, -je saurai l'heure au tocsin de mon âme. Je -t'ai détestée, de t'adorer. J'ai supposé, -<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span> -comme toi, que tu me gênais. Puis j'ai vu -que tu étais dans mon apprentissage...</p> - -<p class="i1">Clémentine-Alessandra avait subi sa voix -tranchante, mais elle s'écria:</p> - -<p class="i1">—Ton apprentissage... Non! non! ma -vie; comme je suis ta vie! Nous agirons -ensemble. Je t'aime, je t'aime.</p> - -<p class="i1">Antony hocha la tête:</p> - -<p class="i1">—Vous autres, les rois, vous ne savez -voler qu'en bande.</p> - -<p class="i1">—Voler! tu voudrais voler!</p> - -<p class="i1">—Laisse donc, dit Antony. Je plaisantais. -Je donne le temps de germer à mon -destin en même temps que notre enfant. -Nous serons deux, après.</p> - -<p class="i1">—Trois, Antony, trois! Je t'aime. Je -t'assure que nous sommes ensemble, liés à -jamais et complices. Ce serait abominable -de ne me jeter que l'aumône de tes baisers; -il me faut ta vie, ta confiance d'esprit et de -volonté. Je suis forte, je voulais agir, moi -<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span> -aussi. Mais maintenant, c'est moi qui te -prie de rester tranquille. L'époque n'est pas -à nous. Attendons. Le spectacle de cette -mer, les variations de sa splendeur, ces -jeux de soleil, mon amour, où trouver tout -cela? C'est un miroir pour le feu de nos -cœurs et c'est de la paix pour notre cœur, -car elle nous sature de santé et de vie.</p> - -<p class="i1">—Celui, murmura le jeune homme, qui -jette deux sous à un pauvre joue à être -Dieu puisqu'il lui permet, au pauvre, -d'exister un peu encore. La mer nous -donnerait la santé des bourgeois, l'élixir -des plages. Or ce n'est pas une plage, ici.</p> - -<p class="i1">C'était le paysage le plus intime et le -plus large qui fût: pas de sable, pas de -galet, pas de falaise: la mer mordait -les champs à même et avait l'air de leur -accorder une grâce en empêchant l'herbe -de pousser. C'était d'une merveilleuse -stérilité. Une ville s'étendait, assez près, -<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span> -invisible, retenant dans ses chalets et ses -casinos, en contre-bas, les inévitables -touristes de l'été: au-dessous, au hasard -de vallonnements et de descentes, des -villages s'étaient dressés en demi-cercle, -face à la mer, des villages ou des hameaux -s'étaient dressés plus haut, découronnant -les points de vue de leurs arbres centenaires -et les remplaçant par des tables, des -chaises, du cidre doux et de l'air panoramique -en supplément. Les deux jeunes gens -habitaient une vieille maison carrée, cachée -dans une cour d'honneur taillée au cœur -d'une forêt. Les arbres poussaient autour: -à peine si deux allées menaient à l'étroite -demeure: quinconce de style et route -sévère. Ailleurs la forêt poussait et les -arbres avaient l'air de grimper l'un vers -l'autre parmi les accidents d'une colline -tortueuse. Le domaine déjà grand était -agrandi d'une paix absolue: pour la première -<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span> -fois, la princesse s'était crue souveraine -et avait eu l'idée d'un territoire. De sa -plate-forme, après les arbres, dans le -zéphir, elle apercevait la mer légère, la -mer qui commençait et s'arrêtait à la ligne -d'horizon, comme s'arrête ce qui ne finit -pas. Elle descendait vers elle avec Antony: -le chemin irrégulier, les arbres capricieux -la lui dissimulaient parfois et c'était un -plaisir pieux pour elle de la reconquérir et -de la contempler plus proche comme si -les deux altesses jouaient à cache-cache. -C'était, décidément, une conquête.</p> - -<p class="i1">La mer ne venait pas jusqu'au grand-duché -de Schmerz-Traurig et c'eût été cette -mer du Nord, sèche et sans grâce. La mer, -ici, souple, d'un gris si discret et se ridant -de clarté, se fendant, éclatant de richesse à -facettes, se variant de joyaux, courant, -glissant, se parant de voiles rousses et de -voiles blanches: c'était du nouveau et un -<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span> -nouveau royaume. Antony et Clémentine -se baignaient en une complète solitude: les -voisins les plus immédiats étaient distants -de 3 kilomètres: c'étaient d'autres êtres qui -tâchaient à se résigner et qui, derrière un -rideau d'arbres, à cent pas de la mer, -avaient disposé un paysage de Trianon: des -saules penchés, un lac, une mélancolie -élégante et le <i>je ne sais quoi</i> du dix-huitième. -Ils avaient désiré des honneurs qui n'étaient -pas venus: ils se consolaient avec un -univers à soi. C'est ainsi que, entre un -vieux port et une station de plaisir, deux -couples de tristesse, un jeune et un vieux, -vivaient leur exil sans aucune gêne.</p> - -<p class="i1">Ce jour-là, Clémentine et Antony demeuraient -dans une sorte de crique.</p> - -<p class="i1">—Nous ne sommes pas ici pour guérir, -répéta le jeune homme. Nous devons -souffrir l'un de l'autre.</p> - -<p class="i1">—Non! non! s'écria la jeune femme, -<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span> -nous sommes ici à l'abri des hommes. -Rêvons-ensemble. Ne rêvons même pas. -Offrons-nous à la nature; nous ne sommes -que nature, et soyons joyeux de la joie rare -qui vient à nous et qui nous enveloppe. Je -n'ai jamais été si heureuse: il fait si beau! -Et toi, résistes-tu encore? Je t'aime comme -un enfant. J'ai toujours peur que tu perdes -quelque chose, un peu de ton caractère et -de ton âme: je n'ai pas de crainte pour ton -cœur, je le garde sur moi, en moi. Mon -petit, mon petit, ne me trompe jamais: -reste ce que tu es, ce que tu as été, formidable -et tendre. Je suis plus âgée que toi, -pas beaucoup, mais ça me suffit pour des -émois incessants. Et ma condition, mon -argent, c'est encore une manière, vois-tu, -d'être plus vieille que toi. Pardonne-moi -mes transes comme tu devrais me pardonner -mon amour si tu ne m'aimais pas. -Mais tu m'aimes, n'est-ce pas? tu m'aimes?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span></p> - -<p class="i1">Le crépuscule commençait de tomber par -blocs de magnificence. La mer semblait -héraldique, toute d'azur. Un reflet rouge -du soleil couchant emplit les yeux d'Antony -quand il répondit:</p> - -<p class="i1">—Je t'aime, oui. Je t'aime.</p> - -<p class="i1">La princesse n'interrogeait plus. Elle -jouissait tant du silence qu'elle ne le troublait -pas même d'un baiser. Elle écoutait -leur seul cœur battre dans l'heure sainte.</p> - -<p class="i1">La mer se repliait sans fin comme un -tapis de prière et se déroulait comme un -étendard. Son rythme était liturgique et -son geste immense et simple, son bourdonnement -de travail incompris signifiaient, -criaient, imposaient la vie. Clémentine-Alessandra -prit la main de son amant:</p> - -<p class="i1">—Ah! dit-elle, il faut attendre. Faisons -l'avenir. Si l'époque est si laide, c'est -qu'elle a le masque, qu'elle est grosse de -temps plus admirables que jamais.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span></p> - -<p class="i1">—Oui, dit une voix grave, derrière eux.</p> - -<p class="i1">Ils se retournèrent. La grande-duchesse -poussa un cri et crut qu'elle allait choir -à genoux.</p> - -<p class="i1">Un homme était là, qu'elle n'avait jamais -vu et qu'elle connaissait bien. Il apparaissait -en pleine lumière, dans des reliefs de -pourpre et de la poudre d'or. La terre qui -s'ensommeillait, le sol plus dur et la nature -plus molle, la mer qui se gerçait et qui -murmurait, le soleil fondant en une apothéose -subtile, tout se couchait autour -de lui et lui adressait, comme un hommage -de théâtre, des rayons, des valeurs, lui -dessinant un cadre infini. Il était vêtu d'un -complet gris de passant et il semblait se -mirer dans ce qui restait du soleil. Il parla -doucement:</p> - -<p class="i1">—Ma cousine, vous m'avez donné bien -du mal. Lorsque j'ai appris vos discours -de l'Hôtel Continental, vos discours et vos -<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span> -idées, j'ai voulu vous connaître. Je vous ai -demandée à vos gens et à vos maîtres, je -vous ai cherchée partout. Je vous trouve -enfin. Bonjour. Vous n'avez pas mauvaise -mine.</p> - -<p class="i1">Il s'arrêta un instant et la considéra:</p> - -<p class="i1">—... Vous avez même grande mine. Vous -avez une belle âme. J'aurais dû vous connaître -depuis toujours. J'ai entendu de vous -tout à l'heure des mots inouïs, des mots de -ce deuil auguste et éternel qui est la livrée -royale. Je suis venu causer avec vous. Nous -sommes malheureux l'un et l'autre.</p> - -<p class="i1">Le soir tombait, absolument, et moulait -l'étranger dans sa silhouette, le réduisant -à lui-même et à son ombre, lui refusant -l'aumône des feux naturels et des fantômes -de vagues polychromes. Il se dressait net, -pas trop grand, épaissi d'une paix résignée, -mélancolique comme à la parade. Antony -écoutait, sans un geste.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span></p> - -<p class="i1">—J'avais confiance à votre âge, ma -cousine.</p> - -<p class="i1">—Sire, vous alliez régner.</p> - -<p class="i1">—Et vous, savez-vous si vous ne régnerez -pas?</p> - -<p class="i1">Elle eut un regard éperdu. Le jour fuyant, -la mer d'émail vert-de-grisé, l'heure lente, -tout lui paraissait enlever avec soi la chère -figure, le corps familier qui reposait à son -côté. La ténèbre emportait Antony, Antony -sombre qui ne comprenait pas et qui réfléchissait. -Régner! régner! Sa fougue et sa -bonté, son génie lui revenaient. Mais l'empereur -poursuivait:</p> - -<p class="i1">—Voici une étrange entrevue. Je ne -suis pas chez moi. A peine si Votre Altesse -est chez elle, puisqu'elle n'a plus ni domaine -ni patrie. Je ne sais comment me présenter: -il n'y a pas de protocole entre un usurpateur -et une exilée. Je vous admire et je -vous aime. C'est tout. Il y a longtemps que -<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span> -je n'ai pas entendu parler royal. Car il y a -une langue royale et une race royale qui -se partage entre les peuples et dont les -descendants peuvent changer de trônes car -tous les trônes sont à eux. Henri III a pu, -sans déplaire à Dieu, aller en Pologne, -avant d'hériter de la France. Léopold de -Lorraine avait le droit de transporter son -Altesse en Toscane avant de se réveiller -Majesté d'Allemagne. Napoléon était dans -la tradition lorsqu'il dotait ses frères et ses -sœurs de royaumes changeants: il était -entré, lui et sa famille dans notre famille -à nous, dans la famille des rois, par la -brèche. La grâce de Dieu n'a ni frontière -ni limites de sang, elle n'a ni quartiers ni -règles: lorsqu'elle vous a sacré, lorsqu'on -s'en est sacré, on est roi, de droit et de fait, -parce qu'on est né roi. Et la terre entière -appartient, doit appartenir à cette famille. -Famille infortunée à notre époque et c'est à -<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span> -moi de la reconstituer, de la faire. Les rois -ne croient plus: ils règnent comme ils -gouverneraient. Ils ne comprennent plus, -ont peur, s'ennuient: ils acceptent leur -mission comme une charge, comme une -magistrature. Je voudrais réchauffer ce sang, -galvaniser ces âmes, ressusciter l'âme -totale, l'âme divine et humaine de la royauté, -l'âme de l'univers distribuée à une douzaine -de princes en qui repose et bat l'existence -absolue du monde, qui sont leur -peuple, couronne en tête, qui peuvent le bien -et le mal et qui font le bien, par prédestination. -Mes voyages, mon inquiétude en -visites, mes conversations vagabondes, ce -ne sont pas de bavards excursionnismes, -c'est un pèlerinage vers le secret du pouvoir -souverain, vers le Graal royal. Je me suis -précipité sur le trône comme on se jette -à cheval. J'étais un jeune sous-lieutenant -de hussards auquel sa naissance -<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span> -avait cousu, de tresses en croix, les insignes -de général-major. Tout chantait, tout grondait -en moi, des musiques de ciel et d'eau, -des hymnes, des marches guerrières, de la -philosophie, de la poésie, la question -sociale, le bonheur des peuples dont je me -sentais étouffer comme en une grossesse, -des conquêtes et le plus beau spectacle à -offrir au monde et aux siècles à venir. -C'était un trouble, une angoisse, une -ivresse; c'étaient des monstres et des appels -d'au-delà à noyer dans une charge de cavalerie. -Et ma solitude radieuse et tourmentée, -mon inspiration incessante et douloureuse, -ma foi et mon désir, je voulais les -varier, les amuser, les contenir du galop -d'un état-major, de chevaux et d'armes -collés à mon flanc, à ma poitrine, de -sueurs loyalistes, de sang vassal, de coups -de feu ennemis; je voulais tomber dans la -mêlée: je n'ai pas pu. J'ai continué à penser -<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span> -et à rêver, à affubler mon âme d'empereur -de tuniques et de plaques, ainsi que -j'eusse fait d'un mannequin de roi; j'ai -parlé pour des conscrits et des ouvriers; -j'ai brisé un formidable serviteur qui restait -le prisonnier de ses services et de ses victoires, -qui restreignait le triomphe et les -conquêtes à des bornes et des acquêts terrestres, -qui ne voulait pas laisser la grâce -et l'esprit de Dieu souffler sur nos provinces. -J'ai dessiné et composé, j'ai voulu -être le trésor de mon peuple, son trésor de -guerre et son esprit, j'ai lutté contre la -fatigue, la faiblesse et la fièvre, j'ai voulu -être sa santé et sa force et j'ai lutté contre -mes colères, car je voulais être la paix.</p> - -<p class="i1">Il parlait dans la nuit. Sa voix s'élevait -dans la marée montante, surnaturelle et -passionnée. On lui devinait des yeux de -femme, cette sentimentalité germanique -qui est un sixième sens, de la grandeur, de -<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span> -la vérité et un peu d'amertume. Il se confessait -à une sœur et il prononçait en même -temps son apologie pour cette France où il -errait clandestinement, pour cette France -qui était son péché—à cause qu'elle n'était -pas sa sujette. Il allait:</p> - -<p class="i1">—J'ai réfléchi. C'était, non le temps de -s'enrichir, mais d'enrichir un peu les autres, -de leur désapprendre la misère et la haine.</p> - -<p class="i1">—Et vous n'avez pas pu non plus, -gouailla Antony.</p> - -<p class="i1">Ces trois créatures ne s'apercevaient -plus: elles étaient, uniformément, du noir. -L'empereur ne s'étonna pas.</p> - -<p class="i1">—Non, répondit-il tranquillement, je -n'ai pas pu. Des obstacles, à tout instant, -ont jailli tout hérissés, des mauvaises -volontés...</p> - -<p class="i1">—Non, affirma Antony, des volontés: -c'est la concurrence, c'est le peuple qui veut -faire lui-même le lit où se coucher, qui -<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span> -prend ce lit où il le trouve, où on le lui -cache, c'est le peuple qui veut lui-même -cuire son pain et se chauffer à son feu de -cuisson, c'est le peuple qui veut se défendre -lui-même quand on l'attaquera et contre -qui l'attaquera, c'est le peuple qui veut -penser lui-même, chanter lui-même et -savoir écrire lui-même ce qu'il veut chanter -et ce à quoi il veut penser.</p> - -<p class="i1">—Le peuple? Qui ça?</p> - -<p class="i1">—C'est moi! clama Antony.</p> - -<p class="i1">Il avait été furieux, énorme, déchirant. -Il avait ébranlé le paysage. Le feu roulant -d'un phare le frappa au visage d'un coup -rouge. Ses yeux étaient désespérés et sa -bouche tordue d'un enthousiasme actif, -d'une bonté agressive et tortionnaire. Il -s'affirmait le champion, le fléau social, le -fléau de l'humanité.</p> - -<p class="i1">—Non, répartit l'empereur. Vous n'êtes -pas le peuple. Vous êtes un homme.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span></p> - -<p class="i1">—Vous aussi! gronda Antony. Pas plus! -Pas plus!...</p> - -<p class="i1">—Vous êtes anarchiste, mon ami, murmura -doucement le prince. Tuez-moi.</p> - -<p class="i1">—Non, non, pas ici. Vous auriez l'air -d'être venu au couteau. Ce n'est ni votre -place d'empereur ni votre place de mort. -Vous n'êtes pas chez vous. Vous êtes encore -en pèlerinage, en déplacement de famille. -Qu'êtes-vous venu chercher ici?</p> - -<p class="i1">Il s'était exprimé durement, en chef qui -possède la dernière raison, le fer.</p> - -<p class="i1">—Mon ami, vous ne m'effrayez pas. Je -vous connais. M. Eusèbe Gaël m'a donné -sur vous les renseignements les plus complets. -Je vous ferais mes compliments sur -votre bonne fortune si vous ne la méritiez -pas. Vous avez du cœur. Quand on accepte -l'esclavage que vous avez subi, quand on a -de vos mots et de vos silences, on réhabilite -la liberté—et une bonne fortune n'est -<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span> -plus une bonne fortune, c'est la fatalité. -Quand j'ai commencé à chercher la grande-duchesse, -je ne cherchais que son discours -de l'Hôtel-Continental, son mal d'empire -dont je souffre, moi aussi, de l'autre côté. -Quand j'ai su votre histoire, je ne vous ai -plus séparé d'elle: j'ai eu besoin de vous -aussi. Nous avons toute la nuit à nous! elle -est belle. Nous pourrons causer. Excusez-moi -de ne vous avoir point jusqu'ici adressé -la parole: nous n'avions pas été présentés. -Vous vous êtes présenté vous-même, la -pointe en avant. Vous êtes peuple ou vous -le prétendez, je suis prince: vous n'êtes -pas mon frère, vous êtes presque mon -enfant. Je vous envie, mon ami. Vous -n'auriez eu ni mes doutes ni mes hésitations.</p> - -<p class="i1">—Sûr! dit Antony. Mais vous autres, -les rois, vous n'avez jamais des mesures -révolutionnaires. Vous avez peur de votre -<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span> -pouvoir, vous êtes contents quand on vous -le rogne, quand on vous le châtre, quand on -vous le coupe en petits morceaux bariolés. -Il faudrait tout prendre pour tout donner.</p> - -<p class="i1">—Et Dieu? demanda l'empereur, Dieu -dont j'attends un signe depuis plus de dix -ans, avant d'engager une action toute -prête, Dieu dont j'attends le bon plaisir -avant de le faire triompher dans sa gloire, -dans la perfection humaine? Nous ne pouvons -rien bouleverser. Le ciel veut qu'on -le mérite: il faut des vertus et des peines -et la justice éternelle ne peut exister qu'en -raison de l'injustice qu'elle laisse çà et là, -pour faire sentir la différence, comme le -vice et le malheur pour être le repoussoir -de la lumière divine, l'ombre sainte, le -couloir obscur du paradis. Si je me résigne, -si je demeure dans un néant casqué et -paré, si la force dont j'étouffe, si les idées -que je détourne, si mes plans, mes coups -<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span> -de génie, mes audaces de réalisation deviennent -de la fièvre et rien que de la -fièvre, si les chevauchées inouïes qui m'emplissent -échouent en vaines croisières sur -des yachts de plaisance, c'est que je me -sens la rançon de l'avenir. Personne n'a -été plus ambitieux que moi et je vais racoler -des géants comme le père du grand -Frédéric, je vais être un empereur-sergent, -mais je donnerai de beaux hommes aux -temps futurs.</p> - -<p class="i1">—Sire!... protesta Clémentine-Alessandra.</p> - -<p class="i1">—Ah! ma cousine, je vieillis et je suis -triste. Je suis venu pleurer avec vous. -Nous savons tous deux pourquoi nous -souffrons; mais vous, vous avez encore une -illusion que je n'ai plus, vous êtes la femme -de ma douleur.</p> - -<p class="i1">Dans son caprice, le feu du phare éclairait -à plein sa face. Ses moustaches à -<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span> -angle droit qui, roides en leur flamme, -rejoignaient presque son chapeau de touriste, -ses chairs un peu molles, ses cheveux -drus, tout traçait, en traits appuyés, un -cadre à ses yeux. C'étaient des yeux -d'ascète et d'astrologue, perçant, enveloppant -et caressant, yeux d'emprise et -d'étreinte, d'extase aussi, de soif et de -besoin dans le songe et dans l'infini. Ils -observaient, cherchaient, comptaient et, -après une revue immense d'hommes, de -richesses et de terres, allaient se perdre plus -loin dans ce qui déborde le monde et les -mondes, qui trouaient le ciel pour voir plus -haut. Ils roulaient des vaisseaux sur ces -vagues et des naufrages au-dessous d'elles,—et -les utopies comme des sirènes leur souriaient -au ras des flots. Leur couleur pâle, -se variant de la turquoise à l'améthyste, de -toute la gamme des saphirs à l'opale, se -fondait, se fonçait, disparaissait dans la -<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span> -pourpre du feu rouge, du feu de phare. -Antony ne voulut apercevoir que du désir -en ces yeux, un douloureux narcissisme, la -contemplation—en dehors de soi—de son -être, de son fantôme doré, de son idole -idéale.</p> - -<p class="i1">—C'est vous qui êtes une fille! cria-t-il.</p> - -<p class="i1">Il était jaloux de ce mot: «La femme de -ma douleur.» Elle ne pouvait être la femme -de personne, de rien; il n'admettait ni rêve -rival, ni misère rivale: elle était à lui, -voilà.</p> - -<p class="i1">—Oui, répéta-t-il, vous êtes une fille, -la fille de l'Europe, la fille publique des -peuples, qui s'offre à la gloire, à la victoire, -puis à des parades, à tout.</p> - -<p class="i1">Une voix siffla dans la nuit:</p> - -<p class="i1">—Tais-toi! Tais-toi!</p> - -<p class="i1">Et elle ajouta en allemand le bref: -<i>Still!</i> qui impose non pas seulement le -silence aux hommes et aux chiens, mais le -<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span> -repos et la tranquillité. Puis Clémentine-Alessandra -se tourna vers l'empereur:</p> - -<p class="i1">—C'est à moi à demander pardon à -Votre Majesté. C'est quelqu'un de mes gens. -Il ne sait pas. Il n'a pas eu à s'oublier puisqu'il -n'est pas...</p> - -<p class="i1">L'empereur ne pouvait l'apercevoir. Elle -lui apparut transfigurée.</p> - -<p class="i1">—Je vous remercie, dit-il. Je ne vous -vois pas. Mais vous êtes belle, de votre -mot. Vous êtes, ensemble, l'Allemagne et -le principe divin. Vous êtes Allemande et -vous êtes reine. J'avais à craindre que vous -me haïssiez, que vous en soyiez restée à -votre dépossession, que je fusse pour vous -l'envahisseur et l'usurpateur. Mais vous -savez où bat l'âme de l'Allemagne: vous la -respectez, vous l'aimez en moi, malgré mes -faiblesses à moi. Ma cousine, ma cousine, -vous m'avez fait du bien. J'aurais pu croire -cet homme: vous avez crié malgré votre -<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span> -cœur; vous avez été l'Allemagne entière et -la juste postérité, d'avance, en mieux. -Vous êtes une princesse du Nord. Il y en -a eu avant vous: il y a eu votre vieille -marraine, la reine de Suède, Christine-Alessandra. -Il y a eu aussi la Palatine dont -on édite sans fin des grossièretés, des jugements -appuyés sur la Cour de Louis XIV et -qui avait du cœur, malgré tout et tous, la -Palatine qui a écrit la plus belle page que -je sache sur «Petite Madame», une enfant -royale qui avait un cancer, qui était difforme -et qui mourut toute petite, sans parler...</p> - -<p class="i1">Jamais la grande-duchesse n'avait autant -souffert. Son cri spontané, son cri de -famille, son cri de caste, son cri d'éternité -lui rentrait dans la gorge, en des sanglots -de sang. C'était elle qui s'était oubliée, qui -avait oublié ce qu'elle était devenue, à qui -elle était, c'était elle qui avait commis une -<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span> -trahison. Antony qui était là, tout proche, -ne lui fut plus qu'un déchirant souvenir: -elle trembla de lui, et les larmes qu'elle lui -coûtait, l'humiliation dont elle le marquait -la brûlèrent honteusement, au principe -même de la vie. Toute sensation, toute -volupté, le remords, la servitude sentimentale -et sensuelle, l'angoisse, ce fut pour -elle un étau meurtrier que l'empereur resserra -plus étroitement de ses derniers -mots: il la rejeta à sa grossesse, il agita -devant elle un spectre de futur. Elle n'avait -jamais songé que son enfant pût être laid: -il défigurait son enfant, il lui imprimait des -plaies et des scrofules et ses mots se multiplièrent. -Pour la première fois elle se -sentit mère puisqu'elle frissonnait de son -flanc.</p> - -<p class="i1">—Sire, dit-elle, sire, par pitié! Je suis -enceinte!</p> - -<p class="i1">C'était un aveu et une supplication. Elle -<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span> -demandait sa grâce non au roi, mais à -l'enfant écrasé, à Antony muet de colère -et de honte. Elle proclamait son amour, -elle le tirait de l'abîme où elle l'avait -plongé pour se faire, elle, sa chose, pour -s'en envelopper comme d'une chemise -d'autodafé, pour s'y enfermer à jamais. -C'était la dernière abdication.</p> - -<p class="i1">—Enceinte! murmura l'empereur, enceinte! -De lui!</p> - -<p class="i1">Il ne comprenait pas. Dans l'échelle des -peines qu'il acceptait pour les siens, dans -le roman de sa cousine, il n'avait pas -prévu cette consécration, ce raffinement -de damnation. Sa voix changea. Ce furent -des paroles de maître mécontent et ce -furent des paroles navrées, la ruine absolue -d'un enthousiasme, un désenchantement -cadencé du reflux de la mer.</p> - -<p class="i1">—Ma cousine, j'étais venu vous apporter -mon empire à moi puisqu'il vous fallait -<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span> -un empire. J'étais venu vous transmettre -mon songe et mon destin: je venais vous -demander votre main pour mon fils. Vous -auriez été ma fille et mon compagnon, vous -auriez grandi, vous auriez agi à ma place -et nous aurions été heureux tous deux, d'un -bonheur qui aurait été bien à nous puisque -c'était le bonheur de tous par nous réalisé. -Je ne puis plus. L'enfant, cet enfant, vous -n'avez pas le droit..... il n'a pas le droit!...</p> - -<p class="i1">Il n'achevait pas. L'horreur l'étouffait. -Tragique, tyrannique, il se décida:</p> - -<p class="i1">—Cet enfant ne peut pas naître.</p> - -<p class="i1">Presque morte, la princesse balbutia:</p> - -<p class="i1">—Votre Majesté, Votre Majesté me conseille, -m'ordonne d'avorter!</p> - -<p class="i1">Sèchement, l'empereur prononça:</p> - -<p class="i1">—Les princesses n'avortent pas: ce sont -les siècles qui avortent. Et nous avons droit -de vie et de mort.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span></p> - -<p class="i1">—Sire, sire!... répéta la jeune fille, -défaillante.</p> - -<p class="i1">—Vous devez régner, commanda l'autre. -Vos enfants doivent naître princes. Cet -enfant ne naîtra pas.</p> - -<p class="i1">Antony s'était précipité. Il prenait -l'empereur à la gorge. Il disait:</p> - -<p class="i1">—Cet enfant naîtra. Je suis plus fort -que vous. Je suis le père.</p> - -<p class="i1">Un cri glaça sa main régicide: Clémentine-Alessandra -s'était évanouie. Cette nuit -sans lune, cette nuit sans étoile, cette nuit -de surprise, de sublime et d'assassinat, -cette fatalité, la plus grande qu'on eût -imaginée, ce conflit, le duel de son ambition -et de sa tendresse, de son amour du -peuple et de son amour, tout la jeta à -terre: elle eût voulu couler à pic, se dissoudre, -lambeau par lambeau, à des rochers -de rédemption, pourrir debout sans réfléchir, -sans penser. Dieu eut pitié d'elle et -<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span> -de ses bourreaux: les deux hommes restaient -stupides. Ils écoutèrent un moment -leur cœur battre sur cette forme sans mouvement, -puis, doucement:</p> - -<p class="i1">—Nous ne pouvons la laisser ici. -Emportons-la, dit Antony. Je vous montrerai -le chemin.</p> - -<p class="i1">Sans un mot, l'empereur se baissa avec -le jeune homme. Ils prirent le corps inerte -et s'éloignèrent lentement de la mer. -C'était, dans la pleine nuit, un convoi d'une -détresse infinie: les deux hommes songeaient -à leur mission commune et à leurs -âmes ennemies. Le fardeau leur pesait, de -son orgueil et de son ventre: l'empereur -se troublait de l'avenir des peuples; Antony, -violemment, forçait l'avenir: il voulait -de lui son enfant, contre le droit divin, -contre tout. Leur condition et leur devoir -disparaissaient peu à peu, au long de leur -route, dans de la fatigue. Ils butaient sur -<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span> -des arbres et s'efforçaient tout de suite, -humblement, à ne plus secouer ces pauvres -paupières closes, cette triste chose affligée. -Ils ne voulaient pas la réveiller: ils -auraient pleuré avec elle.</p> - -<p class="i1">Lorsqu'ils l'eurent déposée sur son lit, -dans la petite maison, là-haut, ce ne fut -plus que deux hommes et ils se saluèrent -à travers les siècles, la mort et l'impossible, -du sourire de deux frères.</p> - -<hr class="chap" /> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span></p> - - - -<div class="chapter"> -<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2> -</div> - -<p class="ac">«PETITE MADAME»</p> - - -<p class="i1">«Un cautère qu'on lui fit mal à propos -à la nuque lui avait tiré la bouche tout de -travers, au point qu'elle était presque toute -sur la joue gauche. Voilà pourquoi elle -avait grande peine de parler et qu'elle -parlait peu. Il fallait être habitué à sa prononciation -pour la comprendre. Lorsqu'au -moment de sa mort, sa bouche se redressa, -elle n'était pas du tout laide. Je fus présente -à sa mort: elle ne dit pas un mot au roi, -quoiqu'une convulsion lui eût remis la -bouche. Le roi qui avait un bon cœur et -qui aimait tendrement ses enfants pleurait -de tout son cœur, et me faisait pleurer aussi. -La reine n'y assistait pas: on ne lui avait -<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[Pg 284]</a></span> -pas permis de venir parce qu'elle était -enceinte. Il est faux que la reine soit accouchée -d'une négresse. Feu Monsieur qui -avait été présent assurait que la petite -princesse était laide, mais pas noire. On ne -peut dissuader le peuple que l'enfant ne -vive encore, qu'il ne soit dans un couvent à -Moret, près de Fontainebleau. Cependant il -est certain que l'enfant laide est morte: toute -la cour l'a vue mourir.»</p> - -<p class="i1">Il n'y a, dans aucune langue, de page -aussi éloquente, aussi pleine, qui sente tant -la femme, la mère et la princesse: c'est de -l'humanité, de la fatalité, c'est l'oraison -funèbre et la miniature, la fresque et la -draperie de deuil: c'est précis, large, frissonnant -et noble, d'une vigueur dans le -trait, d'une tristesse résignée et d'une -hauteur lâchée qui sont incomparables. -C'est non la plume du courtisan, ni celle -du courtisan aigri, mais le langage d'une -<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[Pg 285]</a></span> -parente et d'une observatrice. Ces quelques -lignes de Madame Élisabeth-Charlotte, -duchesse d'Orléans sur cette Marie-Thérèse -de France, qui dura du 2 janvier 1667 -au 1<sup>er</sup> de mars 1672 s'étaient gravées à vif -dans tout l'être de la grande-duchesse de -Schmerz-Traurig Clémentine-Alessandra. -Il n'y a pires princesses que celles qui ne régnèrent -point, à qui la nature refusa tous ses -dons et qui, pour tout bien, n'eurent que -leur naissance. Celles-là sont sacrées: c'est -la rançon des trônes et des conquêtes, c'est -la dîme que Dieu prélève sur les créatures -auxquelles il consentit des sceptres et prêta -des couronnes. Naître princesse, être laide, -ne pas parler et mourir, quelle leçon pour -l'ambition et quelle plus grande raison -d'obéir pour ceux qui acceptent un roi -comme ils acceptent la vie et la mort! -Lorsque les jeunes princes viennent à -décéder, on les appelle uniformément -<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[Pg 286]</a></span> -Marcellus, on leur attribue les regrets scandés -d'espérances, l'humide épopée voilée -d'élégie, le panorama de stériles triomphes, -la gloire, enfin, molle et gracieuse que rêva, -que tressa, que broda, que gémit pour un -Marcellus présomptif un Virgile, d'ailleurs -payé. Les princesses, elles, sont tout -entières et à jamais ensevelies dans leurs -robes; un tableau, parfois, de Van Dyck ou -de Vélasquez demeure pour roidir à jamais -un pli de leur vêtement, pour durcir le feu -de leur pâle regard et pour immortaliser ce -qui courut vers la mort—autant que faire -se peut en suivant l'étiquette. On ne leur -demande que de vivre juste assez pour concevoir -et mettre au monde: donner au -monde un mâle. Celui-là, l'histoire s'en -charge. Aux femelles, il ne reste que le -couvent ou le scandale,—ou les deux.</p> - -<p class="i1">Clémentine-Alessandra ne cessait de -penser aux petites mortes: elle se les -<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[Pg 287]</a></span> -nommait au hasard des portraits enterrés -parmi les musées d'Europe, au hasard des -estampes et des épitaphes, et il en montait -toujours au fond de sa science, il en venait -des limbes—et de plus loin. Elle ne les -chassait pas: ce lui était mieux que des -sœurs, c'étaient les sœurs de son enfant. Et -parfois elles amenaient leurs sœurs aînées ou -leurs cadettes, celles qui avaient réussi, réussi -à vivre. Celles-là étaient ses sœurs à elle. -Elles n'avaient pas voulu régner: c'est parce -qu'elles n'étaient pas assez malheureuses. -Lorsqu'elles se réfugiaient dans un chapitre, -la règle se faisait, pour elles, de brocart et -de velours de soie: les dévotions étaient une -collation délicate et qu'on offrait soi-même; -les causeries, les méchancetés, les complots -même empruntaient au lieu un je sais quoi -d'innocent et de saint. Elles se tenaient -dans leur rang comme un chacun se tenait -au sien: elles ne désiraient rien plus que -<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[Pg 288]</a></span> -leur destinée écrite à son complet dans -leurs armes et dans les fleurons de leur -couronne, encloses en leurs couronnes fermées, -aussi à l'aise à la tête de leur peuple -et sur leur trône, lorsqu'elles y étaient -appelées, que sur leurs prie-Dieu, à deux -genoux. Elles souffraient plus que les filles -du bas peuple: leurs pères n'étaient tyrans -que pour elles ou bien ils s'essayaient et -épuisaient leur fureur sur ce qu'elles symbolisaient: -la faiblesse de la nation. Clémentine-Alessandra -gardait pour la sœur du -grand Frédéric, la margrave de Bayreuth, -le respect qu'on ressent pour une martyre -et la tendresse pour une parente pauvre. -Mourant de faim, dédaignée, menacée, -cette enfant d'esprit et de cœur à qui son -sacrifice même valait des avanies et la haine -de sa mère, demeurait attachée à elle -comme une margrave de compagnie. -Mais la grande-duchesse s'en revenait aux -<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[Pg 289]</a></span> -petites, aux princesses sans époux et sans -fiancés qui n'eurent de la vie que leur naissance, -à qui leur sang royal n'infusa pas -de sang.</p> - -<p class="i1">Elle les aimait, d'avoir passé. Elles formaient -sa cour et sa garde, sa garde contre -les séductions de la terre et contre le leurre -des temps qui ne sont point encore. Petits -corps attendus, annoncés, délivrances -sonnées et carillonnées, huiles du baptême -en avance et les longues théories de guerriers -et de légistes, la maison choisie et sur -pied, les cordons d'ordre impatients, tout -s'apaise, tout tombe dans le silence: ce -n'est qu'une fille,—et une fille qui ne vivra -pas. «... Elle ne dit pas un mot au roi, -quoiqu'une convulsion lui ait remis la -bouche.» Oh! la phrase atroce et belle! -grosse de mystère et pure du feu vengeur! -Toute revendication, toute colère, toute -damnation s'inscrivent, profondément, en -<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[Pg 290]</a></span> -ce silence. Le père se soumet, pleure, -oublie qu'il est roi. La petite a le pas sur -lui puisqu'elle meurt; elle est plus que lui, -puisqu'elle est laide,—de par lui.</p> - -<p class="i1">Et la grande-duchesse se demanda si sa -petite fille, à elle, viendrait au monde, et -si elle lui en voudrait d'être laide. Car ce -ne pouvait être un garçon: la nature ne -voulait pas faire cette injure à sa race et -à la race des rois. Une petite fille, c'est le -péché: le mâle, c'est le crime. Le bâtard, -c'est le fléau du droit divin, c'est la chair -de hasard armée contre le sacrement, c'est -la guerre, c'est le parricide. Le bâtard, -c'est l'invasion et la révolte. Elle n'avait pas -de royaume: elle ne pouvait pas être punie -d'un fils.</p> - -<p class="i1">Un fils d'un tel père!</p> - -<p class="i1">Père! Elle avait la tentation de sourire -parmi ses tortures, à l'idée que ce nom de -père allait à Antony. Il lui semblait de plus -<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[Pg 291]</a></span> -en plus jeune: c'était un camarade pour -le petit être attendu, un compagnon de jeux, -de jeux tristes, un frère de misère. Et il -était le père, la source de vie, le principe -de vie: il devait aide et protection à son -enfant et à la mère de son enfant! Abîme -d'ironie! Elle l'imagina courbé sur des -ouvrages serviles, sans espoir et sans désir, -ou possédé de sa fureur sociale et de son -délire d'amour. Bientôt elle ne put plus -songer. Elle avait mal. Horriblement ses -entrailles lui pesaient et la tiraient. Elle -était singulièrement malheureuse. Tout lui -manquait, tout l'abandonnait: elle n'était -plus que son mal. Elle avait fait ouvrir la -fenêtre: il lui fallait un peu de mer, l'idée -de la mer pour qu'elle se sentît moins seule -et moins bas. Antony la fuyait: elle savait -qu'il sortait pour pleurer et qu'il pleurait -sans fin. Elle regardait devant soi, n'ayant -besoin de rien que d'espace, d'immensité, -<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[Pg 292]</a></span> -du halo et du cauchemar lucide qui s'agriffe -à la nature lorsqu'on l'a assez vue pour -entrer dans son secret. Elle respirait la -mer avant que de l'apercevoir. La mer -montait vers elle et lui venait aux lèvres -comme un lait d'au-delà: c'était du sang -d'opale et des larmes d'améthyste, de la -consolation et un surcroît de mélancolie, -de la perle infinie et tragique—et l'âme -lumineuse de la mort. Elle lui ramenait le -souvenir de celui qui avait été l'hôte de sa -détresse seulement, de cet empereur qui -avait parlé et qui s'en était allé après l'avoir -soignée quelques instants. Elle n'ignorait -pas qu'il ne l'avait pas oubliée. Et elle -avait songé à lui, désespérément.</p> - -<p class="i1">A lui, pas à son fils. Elle était trop vieille. -Il fallait une enfant à cet adolescent rêveur, -à ce pupille de la garde à pied qui s'endormait -sur des voyages de Gœthe et qui -s'éveillait dans la vallée de Valpurgis, à ce -<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[Pg 293]</a></span> -petit garçon qu'on gardait dans les songes -et les utopies pour lui voler les réalités, né -pour être l'éternel héritier et pour n'hériter -jamais. L'empereur la voulait pour soi, -vestale de son ambition, lui parlant de ses -conquêtes idéales et partageant avec elle -son empire en esprit. Il la voulait, cousine -et sœur, attentive à ses désespérances et à -ses convoitises, pensant pour lui, dessinant -pour lui des plans de gouvernement et de -bataille, démêlant l'avenir, sans cesse en -train de dégrossir, de ciseler son domaine -immense dans le globe du monde en ne -perdant que les vaines scories, les océans -sans profit et les terres maudites. Là aussi, -on l'abandonnait. Ce qu'on recherchait en -elle, c'était sa force secrète, c'était sa -parole d'apôtre: ce n'était ni sa naissance, -ni sa destinée. Malgré tout, dans du respect, -dans de l'affection même, elle resterait -parente pauvre, victime résignée à qui le -<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[Pg 294]</a></span> -spoliateur après fortune faite, offre l'ombre -de son festin. Ce qui lui était dû, elle ne -l'atteindrait jamais. C'était l'acclamation -de son peuple, son autorité reconnue, sa -fatalité proclamée. Son droit, c'était le -droit divin, toute son éducation, toute sa -sollicitude, son étude des gens, de leurs -besoins et de leurs plaisirs, ses longues -conquêtes sur le mal et sur la misère, ses -desseins accomplis, ses réformes réalisées, -un cortège de respect et d'adoration et -l'attente, enfin, du bien, du pain, de la -vie, la fonction naturelle, la mission continue -de protection et de providence, de -grandeur, de douceur, une paternité sans -sexe de ses sujets nés et des sujets qui lui -viendraient à naître de par les conquêtes.</p> - -<p class="i1">Son cousin avait été attiré vers elle par -des trahisons, par des rapports d'espions: -elle l'avait intéressé et touché. Touché! -<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[Pg 295]</a></span> -elle qui voulait commander, qui voulait -imposer la joie! touché!</p> - -<p class="i1">Elle en demeurait honteuse dans son mal. -Ce n'était pas des trônes qu'elle devait -recevoir son trône. Il lui fallait la poussée -populaire, l'appel d'en bas, l'appel universel. -Il lui fallait le plébiscite muet des -cœurs, l'élection de la misère et de la faim, -la réparation, le miracle. Son cousin lui -demandait des paroles, des confidences à -échanger, une monotonie d'ambition jumelle -et d'orgueil. Il lui demandait des -veillées pourpre et une sorte d'inceste dans -la majesté. Et il avait fini en voulant la -faire avorter—comme une bonne. Dernier -terme de l'existence des races maîtresses, -dernier mot d'un chef à une souveraine, -quelle horreur logique, quelle fatalité -absolue, quelle rançon des pillages, des -préséances, quel châtiment démocratique -puisque le crime était consenti, ordonné, -<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[Pg 296]</a></span> -puisque le despote-type de l'Europe contemporaine -s'armait complice et instigateur! -La pauvre fille était glacée. Lourde de sa -faute, terrassée, aigrie, piquée de feu, tirée, -tenaillée, arrachée, elle n'avait la force ni -de se plaindre ni de crier au secours. Elle -se meurtrissait de son silence et de son -abominable résignation. Et, seule, ne cessant -point d'agoniser, mangeant cependant, -car elle restait terriblement chrétienne et -n'avait peur que du suicide, elle se tendait -à l'idée d'assassiner peu à peu son enfant -dans ses flancs, de lui refuser les soins -infinis de la gestation, de le réduire à rien, -de l'anéantir hypocritement, héroïquement, -sur la route obscure de sa vie. Une seule -fois, elle s'était révoltée, déchaînée. Elle -avait pris son ventre à deux mains, en -criant: «Voleuse! voleuse!» C'est que, à sa -fièvre, à la contraction de ses traits, à un -papillotement de son regard, elle avait -<span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[Pg 297]</a></span> -deviné sa laideur, car elle ne s'était pas, -depuis longtemps, confiée à un miroir. Elle -n'avait jamais eu la vanité de sa beauté: -elle avait d'autres vanités. Mais sa laideur -l'avait mordue, hoquetante, folle, l'esprit -voilé, la conscience abolie, devenue toute -un ventre et un ventre informe; elle -s'était indignée, elle avait appelé à soi sa -science et ses spectacles: tout lui avait -échappé. «Voleuse! voleuse!» Le morceau -d'enfant lui tirait non sa chair et ses -entrailles, son sang et sa moelle, mais ses -pensées, ses desseins, ses projets et ses -rêves: c'est de tout cela que l'enfant se -faisait. Tout le secret de la princesse, ses -joyaux de méditation et d'invention, ses -trouvailles précieuses, ce qu'elle avait ravi -aux siècles, aux cieux et aux dieux fondait -en chair banale et brutale, tout retombait -à un mouvant lingot de vie, à une masse -pauvre de muscles, d'os, de gémissements -<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[Pg 298]</a></span> -et de souffrance. Rien ne subsisterait du -rare, de l'unique, du divin, tout se perdait -dans cette fosse commune qu'est l'existence, -tout redevenait du mouvement et la béate -satisfaction à puiser du lait et de l'air. -«Voleuse! voleuse!» Et les temps promis -et l'idéal dont l'humanité ne peut faire son -deuil et le second Eden, ce serait elle qui... -Et les réclamerait-elle? Les dons de sa mère, -son génie familier et son génie se réveilleraient-ils -jamais en elle? Le dégrossirait-elle -de son opaque enveloppe, se révélerait-elle -ange et âme, après son stage en nourrice, -son stage de limbes terrestres? «Voleuse! -voleuse!» Elle ne volait pas, elle tuait. Elle -tuait de la beauté, du repos, du bonheur, de -la gloire. Elle reculait les bornes de l'épreuve -pour le monde, elle se formait du délice -total, de ce que sa mère représentait de -rédemption: tout cela, des larmes séchées, -du pain assuré, des doutes calmés, tout -<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[Pg 299]</a></span> -cela, des grâces, du travail, de la paix, du -savoir, tout cela, de la fraternité et de la foi, -de la justice et de la bonté, ça devenait de -la chair, ça se faisait matière, ça crevait, -ça crevait dans un effort, ça crevait dans un -essai de vie, ça crevait dans de la vie!... -Infâme fécondité qui tuait l'âme de la -terre!... «Voleuse! voleuse!» Elle lui volait -tout, les pays prêts à la recevoir, à l'acclamer, -tant de couronnes, tant de richesses à distribuer!... -Elle l'empêchait d'être sublime.</p> - -<p class="i1">Et la princesse ne se décidait pas au crime. -Ce jour-là, ce jour de crise, il lui sembla que -la mer se montait de ton, qu'elle la gourmandait -un peu, en se lamentant avec elle. -Clémentine-Alessandra avait songé à sa -mère. Faible femme! Elle n'avait pour soi -que sa naissance et les malheurs des siens. -Elle gardait cependant le prestige de la puissance—et -son insignifiance était forte et -prédestinée. Son union avec Otfried-Gutbert -<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[Pg 300]</a></span> -n'était pas une mésalliance: c'était un -inceste. Deux lassitudes: la lassitude de la -déchéance et celle de la prétention, deux -exclusions, une vieillesse usée et pourrie, -une adolescence creusée de pénitence et de -prières, des vices et tous les vices ici, la -vertu trop parfaite et pâle d'austérités là, -voilà ses père et mère, voilà l'occasion de -son existence! Elle avait été faite sans -amour, de par la loi des races, péniblement: -on l'avait non mise au monde, mais livrée -à la terre et elle avait été contrainte de -sauter des générations et des générations, -de ne ressembler ni à son auteur mâle ni -à son facteur femelle pour subsister, pour -penser, pour ne pas être ou scélératesse ou -néant. Elle aimait les auteurs de ses jours -et elle tenait de leurs deux misères; elle -avait besoin des infortunes, des méfaits, des -confuses réflexions de son père pour penser -et pour rêver, mais n'avait-elle pas eu plus -<span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[Pg 301]</a></span> -besoin de son inaction, de sa lâcheté devant -les choses et les gens pour entreprendre, -pour oser, pour regarder en face et déterminer -l'avenir?</p> - -<p class="i1">Elle n'avait rien à reprocher à son père: -il lui avait servi de l'envers de son être, de -son âme absente, de ce qu'il aurait dû -incarner et représenter. C'est sa mère qui -lui manquait, sa mère si bonne, si mère, -charité et justice, sa mère, absolument -sainte et absolument belle: elle avait disparu -toute, en emportant, en endormant -avec soi ses actions de grâces, ses supplications -et ses macérations. Ame qui avait -vécu,—si peu!—et qui s'envola, âme -douce et pure, âme à peine soufflée dans -un corps translucide et qui rougit d'être -corps, chair insoupçonnée et dolente, ce -n'était ni une épouse ni une mère, puisque -c'était une sainte. Elle ne s'était pas pliée -à la loi de nature, elle avait accepté la -<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[Pg 302]</a></span> -règle de sa caste et de sa race, elle avait subi -l'étreinte en ne songeant qu'à l'accolade -de son arbre généalogique, aux alliances -de maison à maison, aux blasons renforcés -et aux accouplements des écus jumeaux. -Clémentine-Alessandra n'évoquait point sa -mère sans colère: sa cendre ne lui tenait -pas dans le creux de la main, c'était tout -encens, elle était abandonnée pour Dieu, -un Dieu qui ne la protégeait pas. Elle -enviait les enfants de ces femmes qu'elle -avait rencontrées sur les routes, qu'elle -avait vu embarquer ou débarquer, pêcheuses -ou vendeuses de pêche, hâlées, hommasses. -Mais quel rêve! un petit qui a deux -hommes pour le nourrir et pour le dresser!</p> - -<p class="i1">La mer, depuis, s'était, épaissie et gercée; -une croûte avait poussé sur elle, entrelacée -de goémons et de mousse figée, où les -vagues se dressaient à pans droits et -retombaient obliques, et les courants verdis -<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[Pg 303]</a></span> -s'éloignaient plus lents. La magnificence -de la nature s'était restreinte: les arbres, -jaunis d'un or avare, les frondaisons dépouillées, -l'automne peu à peu chauve, le -froid pénétrant, tout prêchait la petitesse -et l'abdication. Le spectacle se raccourcissait -et la nuit était pauvre qui survenait: -la mer sifflait seulement à distance et la -lueur des phares, rare et capricieuse, ne -projetait plus que des clartés sinistres. -C'est dans ce vide, c'est dans cette solitude -à reflets d'enfer, c'est dans ce décor à fond -immense que Clémentine-Alessandra, préparée -à sa honte, approchait du terme de ce -que les mortels appelleraient sa délivrance. -Jamais une fille de sang souverain ne fut -plus misérable. Son amant ne comptait pas -pour elle, puisqu'elle n'en rougissait même -pas. Il allait pleurer dans le vent comme -il avait pleuré dans le soleil. Il lui parlait -du bord de la mer, en priant la mer d'être -<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[Pg 304]</a></span> -son truchement et de traduire ses paroles -en langage de cour, en murmures éternels. -Une fois il s'approcha du lit de sa maîtresse -et tomba à genoux:</p> - -<p class="i1">—Tu as mal, tu as bien mal?... dit-il.</p> - -<p class="i1">—C'est vrai, répondit la princesse.</p> - -<p class="i1">—C'est ma faute. Je ne me le reproche -pas assez. Je t'admire trop.</p> - -<p class="i1">—Pourquoi, pourquoi? mon pauvre ami?</p> - -<p class="i1">—Tu ne les as pas écoutés, tous, tant -qu'ils sont. Je les ai bien entendus qui te -parlaient par la bouche de cet empereur, -tu sais, ton cousin. Et tu as mal, chérie!</p> - -<p class="i1">—J'aurais eu mal aussi si je les avais -écoutés.</p> - -<p class="i1">—Autrement, autrement. Tu aurais eu -mal comme tu avais le droit.</p> - -<p class="i1">—Et le devoir aussi.</p> - -<p class="i1">—Non! Et si, si tu veux. Mais tu as mal -pour moi tout seul, pour moi tout seul. Je -t'aime, vois-tu. C'est comme si tu étais -<span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">[Pg 305]</a></span> -plus à moi, c'est comme si tu naissais -à moi, avec l'enfant, c'est comme si, après -sa naissance, je pouvais t'emporter, toute -neuve, comme lui, dans mes bras, bien à -moi, comme si tu étais ma chose et ma -fille et que tu consentes à tout de moi. Tu -ne sauras jamais combien je t'aime. Tes -souffrances, celles que tu m'as imposées, -tes dédains et tes tortures, tout me revient -en beau, en bon, dans des flots. Tu -n'imagines pas comme la mer te ressemble. -Elle est notre témoin mais elle est ta sœur -aussi, parce qu'elle est reine. Elle a tes -regards à toi et tes sourires ensemble, et -elle pleure comme toi. Lorsque je suis triste -d'être debout quand tu es couchée, d'avoir -faim quand tu ne manges pas et d'être loin -de ma fécondité dont tu es victime, elle me -console et m'encourage, a le bruit de tes -cheveux dénoués et secoués, leur couleur et -l'éclat de tes yeux. Et j'espère.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">[Pg 306]</a></span></p> - -<p class="i1">—Tu espères? Quoi? Moi, je n'espère -pas. Je ne suis pas ta femme. Je suis une -fille séduite.</p> - -<p class="i1">Antony avait reculé. Il la regarda d'un -air terrible.</p> - -<p class="i1">—Jure-moi que jamais tu ne me répéteras -cela. J'ai réfléchi devant la mer. Tu -es ma femme. Je n'ai jamais appris, je ne -demande rien aux livres. J'ai écouté mon -cœur et j'ai écouté son écho, là dedans, tu -sais, le flux, le reflux, le tonnerre aussi. -Tu es ma femme. Tu n'es qu'à moi. Je vais -te sembler lâche. Mais que ta famille te -réclame si tu as une famille!... Et si tu as -affaire avec Dieu, vas-y, meurs, pour me -montrer que tu n'es pas à moi. Autrement, -je te garde, toi et le gosse. Je te veux. Je -t'ai. Je te garde.</p> - -<p class="i1">Un sursaut l'avait tordue. Humiliée, -révoltée, elle avait crié:</p> - -<p class="i1">—Mourir, ah! oui, mourir!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">[Pg 307]</a></span></p> - -<p class="i1">Et Antony, triomphant, cruel, avait constaté:</p> - -<p class="i1">—Tu vois, tu ne peux pas!</p> - -<p class="i1">Puis, terrassé d'une émotion de gosse, il -avait éclaté en sanglots, à genoux:</p> - -<p class="i1">—Non! ma chérie! Ne meurs pas, ne -meurs pas! jamais! jamais!</p> - -<p class="i1">Elle le regarda avec un peu de dédain: -il avait peur, hideusement. Il reculait -devant un cauchemar. Il suait l'inévitable, -la fatalité. Alors la princesse eut un sourire -d'au-delà et effaça son mépris; une tendresse -immense l'enveloppa: elle venait -de comprendre qu'Antony la tuerait, qu'il -la tuerait, oui! Qu'il la tuerait pour de bon, -vraiment, sans métaphore. Il y avait des -jours qu'elle mourait de lui, qu'elle se vidait -en son fardeau, qu'elle se perdait en gésine, -qu'elle avait abandonné par lui son rang, -ses droits, ses espérances, son ordre de vie. -Ce n'était pas tout: elle sentit absolument -<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">[Pg 308]</a></span> -qu'il lui arracherait la vie, qu'elle était -marquée et condamnée.</p> - -<p class="i1">—Pauvre garçon! soupira-t-elle.</p> - -<p class="i1">Elle était remuée d'un élan de gratitude -et d'une extase. Aucun regret. Elle avait -épuisé toutes les déceptions, tous les renoncements. -Elle avait mal dans son amour et -s'apercevait qu'il ne pouvait durer, d'abord, -qu'il ne pouvait finir, ensuite: elle était -antinomie et contradiction. L'existence lui -apparaissait fausse, impossible. Elle entrevoyait -maintenant une porte de sortie et -quelle chère porte! Mais elle laisserait derrière -elle tant de douleur chez son idolâtre -bourreau! Elle lui permit doucement de -conter son rêve et sa chimère, de l'emporter, -dans des phrases scandées de larmes, au fond -des pays d'utopie, de l'embarquer pour de -la misère et de la faim, de lui préparer des -années de labeur, de privation, de songe à -deux et des accouplements vagabonds -<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">[Pg 309]</a></span> -devant un rouge avenir. Elle éprouvait une -petite fierté à savoir: Antony, lui, ne savait -pas qu'il la tuerait. Et il allait, il allait, -échafaudant une existence, leur existence -cependant que la mort venait, par lui. Il la -supplia encore longtemps: elle souriait et -ne répondait pas.</p> - -<p class="i1">Puis quand les mots lui manquèrent:</p> - -<p class="i1">—Embrasse-moi, mon pauvre enfant! -dit-elle.</p> - -<p class="i1">Il se jeta en pleine étreinte, la serra, la -souleva, la prenant à poignées, l'écrasant:</p> - -<p class="i1">—Prends garde! gémit-elle.</p> - -<p class="i1">Il avait froissé son triste ventre. Il le respecta, -frémissant pour son bien, avare de -sa race.</p> - -<p class="i1">—Je ne t'ai pas fait mal, n'est-ce pas?</p> - -<p class="i1">Le sourire de la princesse était devenu -plus douloureux: il oubliait la poussée -d'amour, la flamme de désir, il ne se ruait -plus: il se penchait sur sa machine de vie, -<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">[Pg 310]</a></span> -sur son mal: elle était non l'amante mais -la mère, l'apprentie qui s'essayait mal à son -labeur avant que de se préparer au métier -de nourricière: il n'avait pas eu un regard -pour sa pauvre face gercée, soufflée, laide -de par lui et pour lui, pas un regard pour -son regard, pas de câlinerie pour sa lassitude: -elle était sa femme, il l'attendait à -l'œuvre. Elle imagina qu'il la haïssait de -souffrir plus que de raison, de ne plus -pouvoir porter son fardeau sur les routes, -aux besognes des ménagères, au lavoir, à -la pêche, comme les paysannes de ce -pays, qu'elle restait étrangère pour lui et -qu'il avait besoin de l'enfant pour la reconnaître, -elle, et pour lui pardonner. Son -navrement fut absolu: au plus bas de sa -déchéance, elle n'abdiquait pas. Plus violemment, -plus hautement que jamais, sa famille, -ses peuples, ses trésors, s'en étaient venus -l'obséder dans ce village perdu, dans cette -<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">[Pg 311]</a></span> -terre ennemie. Le vieux Wolfgang l'avait -bordée et bercée de vieilles légendes, de -vieilles histoires et la tradition s'était -renouée et, dans ses tortures, la nostalgie -avait glissé son lent et sûr poison, sa douceur -torve de narcotique mortel.</p> - -<p class="i1">—Tu es bon! murmura-t-elle.</p> - -<p class="i1">Antony n'avait pas répondu. Il s'était -enfui vers la mer...</p> - -<p class="i1">Depuis, la grande-duchesse ne parla -plus. Les choses se précipitèrent. Il faisait -froid...</p> - -<p class="i1">La mer bourdonnait et mugissait: les -arbres se courbaient et se secouaient dans -une dévastation de ciel: il n'y avait plus -ni couchers de soleil, ni nuit large, il n'y -avait plus que l'horrible malaise, que la -continue angoisse de la princesse...</p> - -<p class="i1">... Le jour pénible se leva enfin de l'événement -et Clémentine-Alessandra ne sentit -ni déchirement, ni agonie; elle ne vit ni -<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">[Pg 312]</a></span> -les fers, ni le sang: elle rugit son âme -de honte, de colère, elle se tordit en un -reproche épouvanté, elle connaissait pis -que l'enfer: c'était un garçon! Elle le -dévisagea, en un éclair:</p> - -<p class="i1">—Comme il lui ressemble!</p> - -<p class="i1">Crispé, atroce, sans vie encore, c'était -Antony, ses yeux, sa bouche, et elle -devina sa beauté. Le malheur était complet. -Ah! flancs maudits! nature implacable! -Le monstre! Elle n'avait que ce mot: -Monstre! monstre! Elle voulait s'échapper -de lui, prévenir les rois, ses parents: ce -tout petit être nu, sanglant, elle le voyait -couvert d'un autre sang, celui des souverains, -le sang même du pouvoir! Elle n'eut -pas un sentiment pour cet enfant. Elle se -rejetait vers son passé, vers ses frères, vers -ses cousins, vers une illusoire Sainte-Alliance. -Puis elle crut que tout lui manquait; -elle tomba, de sursaut en sursaut, -<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">[Pg 313]</a></span> -en une fièvre cavalcadante, ailée, sinueuse, -en une fièvre qui l'ensevelit vivante, qui -la tendit et la garotta, fièvre de cauchemar -et de rondes infernales, fièvre sans fin qui -dura des jours et des jours...</p> - -<p class="i1">Lorsqu'elle en sortit, brisée, elle aperçut -à son chevet une ombre nouvelle. -C'était Eusèbe Gaël. Clémentine-Alessandra -comprit que sa fièvre lui avait arraché, par -lambeaux affreux, son désarroi, son secret, -son deuil. Elle se représenta Antony affolé, -cherchant une protection, lui aussi, et -s'adressant au confesseur, au maître. Elle -regardait l'intrus avec méchanceté. Traître, -il obéissait au valet, il assistait à la ruine -de son élève, il n'avait même pas la charité -de la renier. Pourtant il l'avait bien aimée, -et il avait bien espéré pour elle. Aujourd'hui -il acceptait tout. Il apportait de la -pitié, sans plus. Elle brusqua, malgré sa -faiblesse, les explications.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">[Pg 314]</a></span></p> - -<p class="i1">—Laissez-nous avec M. Gaël, dit-elle.</p> - -<p class="i1">Elle avait renvoyé jusqu'au médecin.</p> - -<p class="i1">Elle restait seule avec le philosophe.</p> - -<p class="i1">—Vous avez été gentil de venir, Gaël. -Je voulais vous écrire. J'ai un service à -vous demander. Cet enfant doit disparaître. -J'ai compté sur vous.</p> - -<p class="i1">—Sur moi!</p> - -<p class="i1">La princesse ne s'attarda pas à l'accablement -de Gaël. Elle parlait avec une extrême -difficulté, mais énergique, héroïque en sa -cruauté, elle voulait en finir.</p> - -<p class="i1">—Oui, sur vous. Je sais, je sais, Gaël, que -c'est un monstre, un fléau. Emportez-le.</p> - -<p class="i1">—Il est si beau! dit Gaël, si délicat, si -intelligent, oui, intelligent. Il a des mines, -Madame, et il sourit, je vous le jure. -Voyez-le. Voyez-le. Vous ne pouvez pas ne -pas l'aimer.</p> - -<p class="i1">Il ne se refusait pas à une émotion d'enfant -et de grand-père. C'était le petit qu'il -<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">[Pg 315]</a></span> -avait toujours rêvé, le fils qu'il n'avait pas -eu. Il l'avait d'abord chéri comme un magnifique -arbuste d'expérience. C'était le -premier être de la nouvelle race, le premier -homme de l'ère neuve, c'était Demain—et -la vie totale qu'il avait tant cherchée. -Puis il l'avait charmé, touché naïvement: -c'était son petit-fils, d'avance, et en mieux.</p> - -<p class="i1">—Votre Altesse ne se rend pas compte, -poursuivait-il. Vous êtes malade. Calmez-vous. -Elle n'a plus le pouvoir de condamner -à mort cet ange innocent...</p> - -<p class="i1">—C'est vous qui ne vous rendez pas -compte! interrompit-elle durement. Il ne -s'agit pas d'exécuter un amant trop fidèle. -Il faut sauver le vieux monde. Cet enfant -est le fléau des rois, je le répète. C'est pis -que la révolution. C'est le bâtard, enfin, -le bâtard, vous entendez, pis que l'Antéchrist; -il ne faut pas...</p> - -<p class="i1">—Je ne suis pas un assassin, gémit Gaël.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">[Pg 316]</a></span></p> - -<p class="i1">—Je ne vous en demande pas tant. -Vous l'emporterez ce soir.</p> - -<p class="i1">Elle avait ordonné. Elle n'exigeait ni -serment, ni promesse. Elle avait ordonné. -Cela suffisait. Gaël l'admirait, dans son -horreur. C'était un chef...</p> - -<p class="i1">Les jours se tendent tout entiers sur leur -instant de fatalité. Jamais il n'y eut de -journée plus atroce et plus étranglée. Il -semblait que la mer fût noyée dans la -bruine, que toute la terre fût obscure, honteuse -et repliée sur un crime prochain. Et, -dans la petite maison tout le monde s'évita, -tout fut silence. On ne pensait pas: on -était angoisse et remords. Clémentine-Alessandra, -seule, gardait sa sérénité. Pâle, -ferme, fière, elle se sentait en état de -grâce. Elle revenait à la religion primitive, -avant la Réforme, elle remontait plus -haut encore, au temps du martyre et au -ciel. Elle avait une claire et lumineuse -<span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">[Pg 317]</a></span> -agonie, ne se reprochant rien et souffrant -pour ses fautes. Elle faisait son devoir. -Elle entrait, droite, dans une autre vie.</p> - -<p class="i1">... Le soir vint enfin, un soir rapide d'hiver. -Toute la maison était embuscade et -guet-apens, d'un tragique immense et sournois. -Gaël, à contre-cœur, préparait sa -fuite. Des heures tombèrent. Et l'heure, -l'heure suprême sonna. D'un pas de somnambule, -Gaël se glissa hors de la maison. -L'enfant, sur ses bras, lui paraissait plus -lourd que les siècles. Il n'alla pas loin. -Antony le prenait à la gorge, balbutiait:</p> - -<p class="i1">—Tu le voles... Tu l'emportes... Misérable! -Et c'est elle!</p> - -<p class="i1">Une lueur de joie passa dans l'œil du -vieillard. Il ne s'attarda pas à résister. -Tout se précipitait. La destinée était là. Il -tendit son fardeau au jeune homme:</p> - -<p class="i1">—Tiens! dit-il, crois-tu que j'aurais eu -le courage de l'enlever?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">[Pg 318]</a></span></p> - -<p class="i1">Les deux hommes se regardaient, misérables -et sublimes, se souriant d'un sourire -de complices sur l'échafaud. Mais leur émoi -ne dura pas.</p> - -<p class="i1">Quelque chose fonçait sur eux, en -un bond de fauve, quelque chose arrachait -l'enfant et, de sauts effroyables en -sursauts de chevauchées, descendait à la -mer. Forme fantômale, bête impudique, -âme forcenée, c'était la princesse, en chemise, -les jambes nues, debout par un -hideux miracle, la princesse qui avait non -pas entendu, mais deviné, qui avait vu, et -que l'indignation, la douleur, le désespoir -jetaient, vivante encore, sur le chemin du -crime nécessaire et de la bonne mort. Trahie! -trahie toujours! Son maître, celui qui -l'avait élevée pour commander à l'univers -l'abandonnait: il ne voulait plus d'elle! Il -choisissait ce malheureux... qu'elle aimait, -qu'elle n'avait jamais tant aimé. Sa race, -<span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">[Pg 319]</a></span> -sa naissance l'emportaient. La fatalité... -Non! elle ne voulait pas de la fatalité. -Fouettée par le vent, les pieds nus blessés -aux cailloux, les jambes nues, la chemise -levée sur son pauvre corps, elle se sentait -enveloppée dans son linceul souverain, dans -son manteau d'apothéose. Elle allait... -Folle... Folle... comme cette autre Allemande, -Marguerite, la Marguerite de -Faust... Mais c'était à la mer qu'elle allait -se jeter, elle et son enfant, à la mer -qui est souveraine, elle aussi... Le ciel -s'était déchiré sur toute sa longueur. Des -éclairs tourbillonnaient, en plein hiver; un -tonnerre massif grondait sans fin. Il ne -pleuvait pas. La nature était terrible et -la mer démontée, grondante, trouée de -lumière, vomissant de la lumière, recrachant -le tonnerre et les éclairs, lançant -de l'écume à la foudre, se ruait en assauts -furieux... «Elle vient à moi, murmura -<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">[Pg 320]</a></span> -Clémentine-Alessandra. Elle est bonne. -Elle m'aura plus tôt.» Mais elle était -soudain arrêtée. Un bras dément lui -prenait le bras. Une voix bien connue -lui ordonnait, suppliait, pleurait. «Non! -Non! Non! n'est-ce pas?» Antony avait pu -la rejoindre. Un éclair leur révéla, l'un et -l'autre, la farouche désolation de leur être. -Il l'étreignit. Une dernière fois leur cœur -battit ensemble. Mais la jeune fille ne voulut -pas. Elle mordit son amant d'un baiser -furtif, d'un baiser d'adieu et s'élança... Elle -brandissait l'enfant pour le précipiter tout -de suite, pour n'avoir pas à entrer avec -lui dans l'éternité. Alors, Antony n'hésita -plus. Le poignard, le poignard qu'elle lui -avait donné,... ce fut si prompt qu'il ne sut -jamais, le poignard,... dans le cœur de sa -maîtresse...</p> - -<p class="i1">Et l'enfant criait dans sa main, à lui. -La princesse chancelait. Antony la vit encore -<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">[Pg 321]</a></span> -le regarder... Il entendit encore «Merci! -Merci. Je t'aime. Tu ne m'as pas fait -trop mal!..» Délivrée des liens terrestres, -Clémentine-Alessandra ne songeait plus à -l'enfant. Elle mourait en amour, doucement. -Antony voulut la prendre, la guérir -peut-être, mais l'enfant le paralysa. Et un -cri lui échappa: une rage plus forte de la -mer, un assaut plus puissant venait d'enlever -le corps. Un appel, un appel surhumain -lui tira le cœur: «Antony... Antony!»... -puis, plus rien... La tempête, la foudre... Et -la mer avait lavé le sang. Le cri s'étranglait -dans sa gorge: «Chérie! chérie!»...</p> - -<p class="i1">Des sanglots le surprirent. Gaël s'appuyait -sur son épaule.</p> - -<p class="i1">—Je l'ai tuée, je l'ai tuée!... bégaya -Antony.</p> - -<p class="i1">—Non. Je vous jure que non. Elle est -morte. Il fallait qu'elle meure.</p> - -<p class="i1">La mer ne rendrait pas sa proie. Clémentine-Alessandra -<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">[Pg 322]</a></span> -avait disparu tout entière.</p> - -<p class="i1">C'en était fait de tant d'espoirs, de tant -de beauté: cette grâce, ce cœur, ce sublime, -tout s'en était allé, dans une nuit de tempête, -si brusquement....</p> - -<p class="i1">Les deux hommes restaient muets devant -le tombeau frénétique. Enfin Gaël caressa? -l'enfant.</p> - -<p class="i1">—Il vit! dit-il.</p> - -<p class="i1">Et, simplement:</p> - -<p class="i1">—Rentrons.</p> - -<p class="i1">—Non! Non! cria Antony. Je veux -qu'elle me la rende.</p> - -<p class="i1">Il montrait la mer. Gaël toucha l'enfant -de nouveau.</p> - -<p class="i1">—Rentrons! il peut prendre froid.</p> - -<p class="i1">Alors Antony trembla. Cette course, ce -drame... Est-ce qu'il allait mourir, lui -aussi, cet enfant, son enfant?...</p> - -<p class="i1">—Il vivra? il vivra, n'est-ce pas?</p> - -<p class="i1">—Il vit! affirma Gaël.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">[Pg 323]</a></span></p> - -<p class="i1">Il entraîna Antony qui, inconsciemment, -berçait l'enfant. La tempête se calmerait. -L'enfant retrouverait du lait. Rien n'était -changé sur la terre: il n'y avait qu'une -pauvre femme de moins.</p> - -<p class="i1">Gaël jeta un regard sur la mer.</p> - -<p class="i1">Là reposait haute et puissante dame Clémentine-Alessandra, -grande-duchesse de -Schmerz-Traurig, princesse...</p> - -<p class="i1">... Gaël n'eut pas le courage de se rappeler -plus avant. Une phrase de Bossuet -lui restait seulement aux lèvres, comme un -glas pour ce corps sans prière: «Madame -est morte!... Madame est morte ...»</p> - - -<p class="ac p4"><span class="x-larger"> -THE END</span></p> - -<p class="i1 p4"> -21 janvier 1899-20 juin 1900.</p> - -<p class="ac p4"><span class="xx-smaller"> -TOURS, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES, 6, RUE GAMBETTA, 6.</span> -</p> - -<hr class="chap" /> - -<div class="chapter"> - <h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES</h2> -</div> - -<table id="TOC" summary="TABLE DES MATIÈRES"> - <tr> - <td></td> - <td></td> - <td class="c2 xx-smaller">Page</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><a href="#I">I</a></td> - <td class="c1">UN LIT</td> - <td class="c2">1</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><a href="#II">II</a></td> - <td class="c1">UNE COUR</td> - <td class="c2">37</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><a href="#III">III</a></td> - <td class="c1">L'ERGASTULE</td> - <td class="c2">114</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><a href="#IV">IV</a></td> - <td class="c1">ICI L'ON DANSE</td> - <td class="c2">183</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><a href="#V">V</a></td> - <td class="c1">DIALOGUE AU BORD DE LA MER</td> - <td class="c2">235</td> - </tr> - <tr> - <td class="c1"><a href="#VI">VI</a></td> - <td class="c1">«PETITE MADAME»</td> - <td class="c2">283</td> - </tr> -</table> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME *** - -***** This file should be named 50580-h.htm or 50580-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/5/8/50580/ - -Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive -specific permission. If you do not charge anything for copies of this -eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook -for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, -performances and research. They may be modified and printed and given -away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks -not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few -things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works -even without complying with the full terms of this agreement. See -paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project -Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this -agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm -electronic works. See paragraph 1.E below. - -1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the -Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection -of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual -works in the collection are in the public domain in the United -States. If an individual work is unprotected by copyright law in the -United States and you are located in the United States, we do not -claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, -displaying or creating derivative works based on the work as long as -all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope -that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting -free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm -works in compliance with the terms of this agreement for keeping the -Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily -comply with the terms of this agreement by keeping this work in the -same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when -you share it without charge with others. - -1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern -what you can do with this work. Copyright laws in most countries are -in a constant state of change. If you are outside the United States, -check the laws of your country in addition to the terms of this -agreement before downloading, copying, displaying, performing, -distributing or creating derivative works based on this work or any -other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no -representations concerning the copyright status of any work in any -country outside the United States. - -1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: - -1.E.1. The following sentence, with active links to, or other -immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear -prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work -on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the -phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, -performed, viewed, copied or distributed: - - This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and - most other parts of the world at no cost and with almost no - restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it - under the terms of the Project Gutenberg License included with this - eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the - United States, you'll have to check the laws of the country where you - are located before using this ebook. - -1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is -derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not -contain a notice indicating that it is posted with permission of the -copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in -the United States without paying any fees or charges. If you are -redistributing or providing access to a work with the phrase "Project -Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply -either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or -obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm -trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted -with the permission of the copyright holder, your use and distribution -must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any -additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms -will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works -posted with the permission of the copyright holder found at the -beginning of this work. - -1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm -License terms from this work, or any files containing a part of this -work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. - -1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this -electronic work, or any part of this electronic work, without -prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with -active links or immediate access to the full terms of the Project -Gutenberg-tm License. - -1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, -compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including -any word processing or hypertext form. However, if you provide access -to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format -other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official -version posted on the official Project Gutenberg-tm web site -(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense -to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means -of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain -Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the -full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. - -1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, -performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works -unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. - -1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing -access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works -provided that - -* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from - the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method - you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed - to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has - agreed to donate royalties under this paragraph to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid - within 60 days following each date on which you prepare (or are - legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty - payments should be clearly marked as such and sent to the Project - Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in - Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg - Literary Archive Foundation." - -* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies - you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he - does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm - License. You must require such a user to return or destroy all - copies of the works possessed in a physical medium and discontinue - all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm - works. - -* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of - any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the - electronic work is discovered and reported to you within 90 days of - receipt of the work. - -* You comply with all other terms of this agreement for free - distribution of Project Gutenberg-tm works. - -1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project -Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than -are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing -from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The -Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm -trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. - -1.F. - -1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable -effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread -works not protected by U.S. copyright law in creating the Project -Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm -electronic works, and the medium on which they may be stored, may -contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate -or corrupt data, transcription errors, a copyright or other -intellectual property infringement, a defective or damaged disk or -other medium, a computer virus, or computer codes that damage or -cannot be read by your equipment. - -1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right -of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project -Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project -Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all -liability to you for damages, costs and expenses, including legal -fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT -LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE -PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE -TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE -LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR -INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH -DAMAGE. - -1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a -defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can -receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a -written explanation to the person you received the work from. If you -received the work on a physical medium, you must return the medium -with your written explanation. The person or entity that provided you -with the defective work may elect to provide a replacement copy in -lieu of a refund. If you received the work electronically, the person -or entity providing it to you may choose to give you a second -opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If -the second copy is also defective, you may demand a refund in writing -without further opportunities to fix the problem. - -1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth -in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO -OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT -LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. - -1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied -warranties or the exclusion or limitation of certain types of -damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement -violates the law of the state applicable to this agreement, the -agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or -limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or -unenforceability of any provision of this agreement shall not void the -remaining provisions. - -1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/50580-h/images/cover.jpg b/old/50580-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index c39e584..0000000 --- a/old/50580-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
