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-The Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: Sérénissime
- roman contemporain
-
-Author: Ernest La Jeunesse
-
-Release Date: November 30, 2015 [EBook #50580]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
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- ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐
- │ Note de transcription: │
- │ │
- │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été │
- │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été │
- │ conservée et n'ont pas été harmonisées. │
- │ │
- │ Les mots en italiques sont _soulignés_. │
- └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘
-
-
-
-
- _Il a été tiré de cet ouvrage_:
-
- _Dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande.
- Cinq — — — papier du Japon._
-
-
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-
-SÉRÉNISSIME
-
-
-
-
-DU MÊME AUTEUR
-
-
- Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus
- notoires contemporains. Paris, Librairie académique,
- 1896.
-
- L'Imitation de Notre Maître Napoléon. Fasquelle,
- 1897.
-
- L'Holocauste, roman contemporain. Fasquelle, 1898.
-
- L'Inimitable, roman contemporain. Fasquelle, 1899.
-
- Demi-Volupté, roman. Offenstadt, 1900.
-
- Les Ruines, comédie en quatre actes.
-
- L'Huis clos malgré lui, un acte.
-
- Madame est morte, un acte.
-
-
-POUR PARAITRE CES TEMPS-CI:
-
- Vivant, roman contemporain.
-
- Les Mémoires de M. le Comte X (1761-1835.)
-
- Sur, autour et parmi.
-
- Le Fossé de Bethléem.
-
- Servedieu, roman.
-
- Les infiniment petits, roman.
-
- Les Petites Icônes.
-
-
-
-
- ERNEST LA JEUNESSE
-
- SÉRÉNISSIME
-
- — ROMAN CONTEMPORAIN —
-
-
- PARIS
-
- BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
-
- EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
-
- 11, RUE DE GRENELLE, 11
-
- 1900
-
- Tous droits réservés
-
-
-
-
- _POUR VOUS DEUX..._
-
-
-
-
-SÉRÉNISSIME
-
-
-
-
-I
-
-UN LIT
-
-
-—Ainsi, c'est aujourd'hui que tu tournes?
-
-—Que je tourne? répéta la jeune fille. Elle ne comprenait pas.
-
-D'un geste cruel, le jeune homme indiqua le lit où elle se faisait
-petite et chatte.
-
-—Oui, précisa-t-il mauvaisement, que tu tournes mal!
-
-—Mon ami!
-
-Le jeune homme s'emporta:
-
-—Je ne suis pas ton ami. Je ne te connais pas. Tout à l'heure, je
-croyais que tu vendais deux heures à toi, une nuit à toi, que
-j'achetais de la chair, de la peau, du plaisir. Idiot! Tu te donnais! A
-moi! Ah! c'est du propre!
-
-—Mais tu me disais tout à l'heure que tu m'aimais...
-
-—C'est le malheur! Je disais ça parce qu'on dit ça, dans ces
-moments-là. Bonjour, bonsoir, un homme, une fille... On se tutoie,
-puis on ne se rencontre plus... Et voilà que c'est moi le premier!...
-On prévient! Tu m'aurais avoué que tu étais trop malheureuse, que tu
-ne pouvais pas durer comme ça, que, puisque _la Presse_ ne se vendait
-plus, tu te décidais à vendre autre chose, je t'aurais répondu: «Ma
-petite, je sais ce que c'est d'être malheureux, je le suis moi-même,
-mais attends encore! ou du moins cherche ailleurs! je n'aime pas les
-saletés», et je t'aurais donné mes cent sous, pour rien, entends-tu?
-pour rien!
-
-Il se rhabillait avec fureur. Il aurait voulu déchirer ses vêtements
-sur soi, et il lui fallait l'inconscient souvenir de leur usure pour
-qu'il les tirât seulement comme on tire l'oreille à une vieille
-pauvresse. Il se rappelait le décor de tout à l'heure, pour le rayer,
-les Champs-Élysées vagues et troubles comme une forêt de légende, une
-forêt méchante où vont se perdre les omnibus, ses massifs, ses motifs
-d'ombre où se tassent les vagabonds qui, entre la nature arrêtée aux
-confins du Bois de Boulogne, à la Porte-Maillot,—en raison des droits
-d'octroi,—et la pierre nue des cachots, trouvent cette transition où
-ils traînent, les arbres consolateurs, les soirs libres, les nuits
-effeuillées, chantantes et sanglotantes et les feux rouges de joie, les
-feux verts d'espoir, jetés par les tramways au travers de la verdure,
-des étoiles et des palissades.
-
-—Je te jure... commença la jeune fille.
-
-—Tu me jures? Ne mens pas! Tu es... tu étais vierge! Et c'est moi que
-tu as pris, bon Dieu! C'est moi qui t'ai pris... Ah! malheureuse!
-malheureuse!
-
-Elle ne pleurait point.
-
-—Souviens-toi! reprit-il moins durement. Tu m'as offert _la Presse_. Je
-t'ai montré que je n'avais pas de monnaie, que je n'avais qu'une pièce
-de cinq francs. Pourquoi m'as-tu dit que je pouvais te laisser toute la
-pièce? Je croyais que tu savais... Il n'y a qu'une qui sait pour dire
-des choses pareilles.
-
-—Je t'ai expliqué que j'avais faim...
-
-—Ça n'est pas une raison. Au contraire. Quand je t'ai offert un verre
-de vin et un petit pain, tu bus, tu mangeas de si bon cœur que je me
-dis: «Ça y est! Elle n'ose se présenter nulle part. Je suis sûr qu'elle
-sort de Saint-Lazare!»
-
-—Oh!
-
-—Même que j'ajoutai, pour moi: «Ça n'empêche pas qu'elle est belle
-fille!» Et quand nous avons cherché un hôtel, dans toutes ces petites
-rues d'enfer, quand je demandais une chambre à vingt sous, sans bougie,
-et que tu voyais qu'on rigolait, les probloques et les garçons, ça
-ne te faisait rien? tu ne rougissais pas? tu trouvais que c'était
-honorable?
-
-—J'ai pourtant eu de la chance en tombant sur toi. Tu es beau. Et tu as
-du cœur.
-
-Il était un peu étonné.
-
-—Et tu sais aussi ce que c'est, du cœur? Et tu as pu?... Tu n'as donc
-pas d'amoureux?
-
-Elle prit un air hautain. Des draps minces, son buste se dressa: elle
-troussa, tordit, attacha en une seconde ses cheveux sur son front,
-comme un diadème d'or à reflet d'opale et d'acier, croisa sa chemise
-sur ses seins, et, les yeux sans flamme, mais lumineux de leur lumière
-propre, le nez droit, elle cracha, d'une moue sans recours:
-
-—Non, jamais.
-
-Le jeune homme, soudainement sourd, en restait à l'attitude stupéfiée;
-il murmura:
-
-—Tu n'es pas d'ici?
-
-Dédaigneuse maintenant, assurée, volontaire, elle interrogea:
-
-—Qu'appelles-tu _ici_? Cet hôtel, le quartier, les Champs-Élysées ou
-les rues du Temple où tu m'as raconté que tu vendais des savons, au
-détail? Tu veux connaître mon village natal? Aurais-tu l'intention de
-faire venir mes papiers? et de m'épouser, par exemple?
-
-Il s'assit sur la chaise boiteuse, regarda sa maîtresse, en silence, un
-moment, et fondit en larmes.
-
-—Vous êtes toutes les mêmes, sanglota-t-il. Te voici déjà fière, comme
-les autres. Et tu insultes le mariage, les femmes honnêtes, tout,
-tout. Je suis un misérable, moi! Je t'ai déshonorée et tu ne comprends
-pas! Ah! on ne devrait jamais coucher que dans les b..., mais c'est
-trop cher. Eh bien! voilà! j'aurais préférer attraper la maladie! Si,
-au moins, je t'avais rencontrée quelquefois, avant...
-
-—Pourquoi?
-
-Il sanglota mieux:
-
-—Tu ne comprends donc pas? Je t'aime!
-
-—Et puis?
-
-—Et tu t'es jetée à ma tête, à la tête du premier venu, tu t'es laissé
-faire, on ne s'est pas promené ensemble, on n'a pas eu faim ensemble,
-on ne s'est pas dit des bêtises. C'est comme si nous étions mari et
-femme sans fiançailles!
-
-—Mari et femme!...
-
-—Eh oui! puisque tu es vierge! Je te dois ma vie en échange.
-
-—Si je veux!
-
-Il arrêta net ses lamentations.
-
-—Ah oui! il te faut de l'argent! te voilà femme: il ne te faut plus
-rien pour être fille. Tu peux te vendre maintenant que tu t'es donnée.
-Eh bien! écoute: tu vas me jurer que tu ne coucheras jamais avec un
-riche.
-
-Une cicatrice de sourire glissait sur des lèvres pétrifiées, dans une
-face pâle.
-
-Le jeune homme se précipita sur le lit.
-
-—Pardonne-moi, dit-il, je t'aime, vois-tu, je t'aime! Il arrive
-toujours que les riches profitent, qu'ils violent, qu'ils abusent,
-qu'ils attirent à eux les vierges et qu'ils nous jettent après,
-pêle-mêle, de la chair, de la boue, des larmes. Moi, je ne veux rien
-avoir fait pour eux, pas même de la honte, puisqu'il y resterait de la
-volupté. Je ne veux pas t'avoir goûtée pour eux: je voudrais recracher
-ta virginité. Je te garderai. Oui, je sais, je suis pauvre. Mais toi
-aussi, tu es pauvre. As-tu tellement besoin d'avoir des sous? Je t'en
-gagnerai. Je t'aime.
-
-—Moi aussi, je t'aime, mon petit. Tu es sauvage et tu es propre. Tu as
-une odeur de pauvre et une odeur d'enfant. Pourquoi es-tu amer? Les
-gens qui sont riches, ce n'est pas leur faute, va!...
-
-—Qu'en sais-tu?
-
-Il se défiait.
-
-—Quand je te disais que tu n'étais pas d'ici!
-
-Il lui prit les mains, la tourna vers lui, dans le jour qui se levait,
-la regarda dans les yeux.
-
-—Oh! tes yeux! on croirait de la mer!...
-
-—Tu as vu la mer?
-
-—Non. Mais ça doit être de l'eau comme des pierres précieuses qui se
-fondraient ensemble et qu'on voit se fondre, un grouillis d'étoiles de
-toutes les couleurs, un tourbillon de soleil, de lune, d'acier, d'or,
-d'argent avec de l'écume: ça saute, ça se met en colère, ça retombe, ça
-crie...
-
-—Et mes yeux, c'est tout ça?
-
-—C'est plus: je ne sais pas, je ne peux pas dire.
-
-Elle l'interrompit, véhémente, attendrie:
-
-—Eh bien! mon pauvre petit, je l'aime, moi aussi. Je me suis offerte
-et c'est comme si tu m'avais prise et que _j'aurais_ bien voulu, en
-même temps. Tu as été mon maître et mon frère. Tu m'as brisée et j'ai
-souffert et je crois n'avoir rien senti qu'un long baiser chaud,
-humide, une larme infinie qui m'aurait baignée, enveloppée, emportée
-vers un océan d'émotion, d'affection et d'infortune. Tu as été
-malheureux sur moi, tu m'as donné ta peine et nous nous sommes possédés
-en sachant que nous n'avions pas autre chose à avoir. Tu as été si
-sincère, si enfant, si câlin, tu as presque gémi et tu as grondé comme
-on se révolte dans l'agonie. Et tout cela, mon petit, ta franchise dans
-la caresse, ta force, ta douceur, tu les regrettes? Tu aurais été le
-même avec n'importe qui, avec une femme qui aurait eu l'habitude? Je
-n'ai rien été pour toi qu'un corps, pas même un corps? Ah! mon petit!
-mon petit!
-
-La belle crise, jeune et fière! Elle l'avait pris à l'épaule, tirait
-toute sa face vers ses lèvres, le réprimandait goulûment de ses yeux
-à demi-fermés et d'un pli qui glissait sur son front, sans oser le
-toucher et s'y arrêter. Maternelle, en petite sœur qui sait mal,
-mais qui y met de la bonne volonté, elle était à la fois ingénue et
-coquette, quasi-divine. C'était l'instant délicieux et unique où la
-femme, sacrée femme, hésite encore et ne retrouve plus son chemin, la
-mauvaise route où elle minaude encore avec le vice et la vertu, où il
-y a un dernier espoir de miracle, du miracle qui effacerait le péché,
-qui recréerait l'enfant et qui, au besoin, ressusciterait à jamais
-l'ange dans la bête. Si touchante que le jeune homme se remit à pleurer.
-
-—Voilà, dit-il. Tu parles bien, tu fais trembler et tu arraches je ne
-sais quoi en moi, une chose qui serait mon cœur, mais plus grand et qui
-m'emplirait tout, avec mes nerfs et mes veines. Tu es belle, tu n'as
-pas l'air méchant et c'est tout ça que tu as donné à n'importe qui.
-Ç'a été moi: nous sommes bien à plaindre tous les deux! Nous serons
-malheureux toute notre vie parce que nous y penserons toujours.
-
-Il s'attendait à la voir sourire; elle ne sourit pas. Elle le
-regardait. Ses yeux bruns, brouillés de larmes, ses traits arqués et
-dessinés, gravés dans du désespoir et de la colère, sa lèvre un peu
-lasse en sa volonté, son menton vainement autoritaire, sa barbe frisée
-et légère, ses cheveux abandonnés, sa haute taille maigre,... mon
-Dieu! comme c'était d'ensemble, comme ça se tenait, comme c'était peu
-oubliable! C'était d'une telle humanité, mieux qu'un modèle d'atelier,
-pis qu'une statue: il lui sembla qu'elle avait encore contre sa chair
-ses articulations souples et nettes, ses artères en fièvre et tout
-ce sang chaud et frais à la fois qu'elle entendait, à coups pressés,
-couler régulièrement, généreusement, sa vie enfin, sa vie chère de
-tout à l'heure, qu'il mêlait à sa vie dolente, à elle. Il crut qu'elle
-allait crier vers lui. Un grand silence était tombé. A travers les
-cloisons illusoires, l'hôtel jetait seulement le sommeil de ses six
-étages à l'insomnie des deux enfants: l'hôtel devenait une massive
-prison de soupirs, d'anéantissement geignant, de misère ronflante;
-les anonymes qui, accouplés ou solitaires, s'étaient allongés, à la
-suite, séparés à peine par des paravents de plâtre, avaient l'air de
-dormir ironiquement contre les jeunes gens, leur rêve et leur noble
-navrement. Le sommeil, tueur d'énergies, tombeau de projets, le sommeil
-qui courbe, qui prostre, qui résigne, se faisait plus rythmique, plus
-tyrannique, plus railleur; il ramassait en sa sourde chanson l'horreur
-quotidienne des métiers, de la précaire oisiveté, des besoins, des
-courses, des efforts et des tristesses des hôtes d'en bas et d'en haut,
-leur obscurité, leurs ambitions cassées, leur néant et leur secret—pour
-en faire une masse crissante, glapissante, un râle et un plain-chant
-religieux, un hoquet et un _de profundis_: ces souffles rauques
-d'inquiétude, ces souffles qui se retiennent devant des cauchemars et
-des souvenirs, ces voix qui, indistinctement, se plaignent, pendant
-la trêve nocturne, de la journée qui est partie et de celle qui la
-suivra, ces souffles sans âge, sans sexe, s'en venaient faire la leçon
-aux tristes amoureux, leur enjoindre d'aller l'un à droite, l'autre à
-gauche, par les sentiers où l'on se rencontre sans se reconnaître, tant
-on a à souffrir pour soi et à y songer! Ce fut une gêne si vraie que
-la jeune fille n'y tint pas: elle ne voulut pas rester dans ce lit, de
-songer qu'il y avait d'autres lits autour d'elle et sous elle. Alors,
-pour ne pas revoir ce corps ou pour sacrifier à quelque pudeur, le
-jeune homme se mit à la fenêtre.
-
-L'aurore tombait plus qu'elle ne se levait, engluée d'un jour lourd
-et d'une lumière sans éclat. Il n'était que trouble et tumulte. Il
-rêvait d'une nuit qu'il ne connaissait pas, où l'on se recueille
-dans la campagne, à même la nature, et où, dans la ténèbre effrangée
-et découpée des feuillages, sous la voûte obscure et pailletée du
-ciel, les reflets de verdure se gravent en relief, où l'on a des
-routes à suivre qui vous confessent et qui se confessent, doucement,
-où l'immensité se fait intime, où la terre se fait caressante et
-divinatrice, où le mystère s'explique un instant dans le chant des
-oiseaux, où les étoiles—et l'étoile du destin—traînent le long des
-forêts, au travers des cimes. Il entendait des oiseaux, des oiseaux
-n'ayant qu'une note et qui, parmi son agitation, lui apparaissaient les
-yeux crevés, captifs, et vrillant leur cri en plainte. Les rares arbres
-qui s'alignaient là-bas étaient muets et graves, exilés. Il avait mal,
-n'avait pas ce qu'il lui fallait, un gémissoir, le confessionnal à ciel
-ouvert des panthéistes et ces lueurs, qui éclatent au passage dans
-votre méditation, d'une rose à demi entrevue ou d'un ruisseau suavement
-infléchi; il n'avait pas ces joyaux de sensibilité qui brillent dans
-un bosquet courbé comme pour poser sur votre front une couronne qui
-pense. La nuit qui montait à lui était la nuit de cet hôtel sale, d'une
-sale rue où le quartier des Champs-Élysées venait suer et se vider.
-C'était la nuit courte du sommeil sans haleine qui vous abandonne
-lâchement et qui vous laisse démailloté de votre repos, mauvaisement
-nu, au seuil du jour. Et il avait à se décider, à décider. Mais déjà
-une étoffe déchirée jouait avec l'étoffe usée de son épaule et une
-petite main frôlait le duvet tiède de son menton. Il eut un frisson de
-déplaisir en s'entendant appeler:
-
-—Chéri.
-
-—Quoi?
-
-—Fais-moi un peu de place. Je veux voir, moi aussi.
-
-La fenêtre n'était pas une lucarne: c'était une vraie fenêtre, écrasée,
-couchée elle-même en longueur, sous l'arête du toit. Il y avait place
-pour deux, à condition de se pencher en dehors. Il se poussa.
-
-—Ah! dit-elle.
-
-Ils étaient un peu haut. Elle se demanda comment elle avait pu grimper
-tant de marches qu'elle ne se rappelait plus: ça devait être roide,
-glissant, branlant. Elle commençait à mesurer sa fièvre. Et puis? Elle
-allait mieux et aurait à redescendre; voilà tout. Elle contempla,
-domina.
-
-—C'est Paris, ça?
-
-—Ah! maintenant, tu ne nieras plus; tu n'es pas d'ici!
-
-Il la ramena dans la pièce, la toisa dans ses vêtements ou soi-disant
-tels. Ils étaient plutôt frais mais largement souillés et déchirés:
-taches de même âge, accrocs amassés, une dévastation universelle, quasi
-régulière et frénétique.
-
-—Comme tu es arrangée! fit-il. On dirait que c'est exprès!...
-
-—Et ça? répondit-elle. Est-ce que c'est exprès, aussi?
-
-Elle indiquait Paris, la croûte de Paris, la coiffe du ciel sur des
-détritus de cheminées ou des carcasses de colonnes et de bâtiments,
-une aube mal habillée et hagarde, un effort, sans âme encore, de
-montée, de construction, des édifices pas éveillés, une folie de
-travail, au repos, pour l'Exposition incertaine. Ça se levait de
-partout, se dressait, s'arrêtait, attendant l'ouvrier; ça se tordait
-en fantaisie ou ça se tenait droit, chancelant sans en avoir l'air,
-avant la confirmation de la scie, du rabot et l'investiture des mains
-plébéiennes.
-
-Palais en corset et même avant le corset, maisons riches avant la
-richesse: c'était sinistre, le désert en hauteur, les piliers mal
-équarris, le fer rouillé, l'acier terne, la terre meuble. Des cailloux
-se devinaient dans la poussière: architecture d'abattoir et d'usine
-misérable, chaotique, dans les palissades trop courtes. L'admirable et
-pure avenue ne jetait pas jusque-là l'ombre et la ligne de ses arbres,
-la courbe de ses jardins et jusqu'à sa blessure, au milieu. Il n'y
-avait que les échafaudages, les outils, les treuils, un arsenal muet
-d'entrepreneurs et de tâcherons, de la machinerie, de la métallurgie
-et de la pierre, du ciment, échoués en bas, comme en tas. Et la
-Seine, ensuite, se précipitait entre les trous. Ruban industriel et
-de fatigue, il en restait juste assez pour nouer une cravate bleue
-autour de lourds bateaux immobilisés: on ne l'entendait pas de si
-loin et c'était un agrément au pied d'autres palais en gestation,
-au-dessous d'un dôme ruisselant d'or, en bordure de ferrailles et de
-ferronneries, de gares projetées, de barrages dessinés, de panoramas
-et d'établissements de plaisir qui ne montraient, pour le moment,
-qu'un squelette incomplet et laborieux, que des dessous assez secs et
-que la misère générale, la misère-type, la misère, base et ressort qui
-est au centre de tout, dans l'essence de tout,—telle la mort. Paris?
-Paris était ailleurs. Là, ce n'était que Demain. Demain sans plus, sans
-le jour qui suivrait, le demain immédiat d'une époque impatiente qui
-veut la joie tout de suite et qui, pour le surplus, pour l'éternité,
-s'en remet à la nuit et à ses rêves ou à son bon plaisir. Paris, en
-avant, en arrière, étendait ses larges ailes d'oiseau écartelé, Paris
-saignait, se recroquevillait ou s'ouvrait ailleurs, immense, énorme et
-menu, en des détails de maladie, en des prurits, en des sanies; Paris
-laissait là, isolés, ces pièges à provinciaux, à étrangers, ce miroir à
-alouettes de Panurge qui viendraient considérer de loin la magnificence
-de l'effort, de la réussite, de la merveille et qui iraient ensuite
-mourir dans leur trou obscur si cette petite Seine qui coulait là ne
-les attirait point en son leurre de néant fluide.
-
-La jeune fille se tourna vers Paris, de l'autre côté. Mais il n'y avait
-rien à voir. La rue était un couloir étroit, engorgé, qui arrivait à un
-faubourg sans oser le regarder, qui y entrait par la porte de service
-et qui s'arrêtait, morte subitement de lumière, d'air, de facilité!
-Les toits qui s'étageaient, toits d'hôtels particuliers ou de palais
-nationaux supposaient des piliers, des pilastres, des pylônes, un luxe
-d'Empire ou une renaissance vaine de Grèce à chapiteaux. Du vide, avec
-des cheminées. Elle rêva par-dessus, vers le ciel bas.
-
-—Non, disait gravement une voix, ce n'est pas exprès, tout ça, c'est de
-la peine.
-
-—Tu vois bien! triompha-t-elle, sans y penser.
-
-Mais le jeune homme s'emportait.
-
-—Oui, mais tout ça, tout ça, ce n'est pas toi. Tu n'es pas d'ici.
-
-Elle eut un rire clair. Il insistait:
-
-—Si tu étais d'ici, tu ne remarquerais rien. Tu ne regarderais rien. On
-ne regarde pas, à Paris. Si je me suis mis à la fenêtre, c'était pour
-avoir un peu d'air. J'ai mal au cœur, à tout. Et aussi pour ne pas te
-voir parce que, mon Dieu! je serais retombé sur toi, simplement. Mais
-tu te trahis! tu t'intéresses à ça? Tu n'es pas d'ici, vois-tu, je te
-le jure. Est-ce que c'est pour toi, ça? Est-ce que tu as besoin de
-savoir, de connaître? Tu es femme et tu n'es pas d'ici, non, non.
-
-Elle le toisa, et toisa en lui son essence, son pays, tout le mystère
-de la race, la sève du sol, la semence de l'air natal.
-
-—Est-ce que tu serais patriote?
-
-—Je ne suis pas assez riche, ricana-t-il. Je n'ai pas de terres et je
-n'ai pas assez d'argent pour acheter un drapeau. La patrie, c'est la
-vie,—et je veux vivre. Mais, tout de même, il y a quelque chose qui me
-gêne: je ne sais pas si tu aurais tourné—si tu étais d'ici. L'audace,
-l'aventure! Enfin, on n'ose pas ici, et voilà, tu oses, toi,—et je
-t'aime...
-
-Hautaine, elle interrompit:
-
-—Oui, tu te devais à une fiancée de ton village, une promise, n'est-ce
-pas? La connais-tu ou l'attends-tu? Mais je ne veux pas te voler, moi.
-
-Il éclata:
-
-—Mon village, le voilà, mon village, c'est ce tas sur quoi tu uses
-tes yeux, c'est ce que tu appelles Paris, cette prison de maisons, de
-quais, de pavés qui crachent de la boue, d'hôpitaux qui nourrissent des
-malades, de prisons qui se déversent sur des bagnes et de cimetières
-qu'on force à manger des cadavres, vite, vite, pour trouver un trou
-(pour pas longtemps) à d'autres morts. Et ça t'amuse à voir! moi pas.
-Moi, j'en suis: ça n'est pas à moi, je passe. Est-ce que nous avons
-le temps, le droit de nous attacher à rien? Il faut marcher, vois-tu,
-vendre à des gens dont la figure te sera toujours inconnue et ne voir
-que les sous, dans leurs mains, les sous qui se ressemblent tous et
-dont tu pourras faire du pain pour le jour suivant et pour l'autre
-nuit. Je ne suis pas badaud, je ne suis pas curieux, je vais, je viens
-et si je ne me tue pas, c'est parce qu'on ne m'a pas appris.
-
-Elle interrompit:
-
-—On t'a beaucoup appris?
-
-—Rien, cria-t-il, rien, tu entends?
-
-—Et tu penses?
-
-—Je ne pense pas, je sens. Mes idées, ce n'est pas à moi, non plus.
-Elles montent des pavés, des trottoirs, de la boue, des flaques, du
-sang, de moins. Ça me vient des gens qui souffrent sans qu'on les
-voie, de la misère qui est partout, des ventres vides, des yeux qui se
-sont rabattus sur des cauchemars...
-
-—Et ça t'amuse?
-
-Il prit un air terrible: il lui promit, d'un sourire, des revanches,
-des chevauchées, une reprise, une dévastation:
-
-—Laisse faire: ça m'amusera.
-
-Il fouillait maintenant de ses yeux aigus les toits méfiants, comme de
-mains fiévreuses. Il agitait des espoirs actifs et violents comme des
-drapeaux de pillage, il remuait les convoitises comme de l'or volé sur
-du sang.
-
-Elle posa la main sur son épaule et écouta bouillonner son sang à lui,
-son sang noir. Elle s'étonnait d'avoir subi son choc: ses baisers lui
-revenaient en morsures de furie: il avait pourtant été si tendre,
-il avait caressé et pleuré! le voilà maintenant qui griffait à même
-la société! Il lui sembla qu'il retirait son étreinte, qu'il lui
-arrachait ses bras, qu'il voulait se reprendre tout entier pour être
-plus fort, plus brutal contre les gens, la troupe, les préjugés et les
-scrupules. Elle avait l'impression d'être dépouillée vive. Elle ne
-sourit qu'en l'entendant dire:
-
-—Je te donnerai tout ça, tout.
-
-—Nous nous associons alors?
-
-Il grimaça:
-
-—Écoute-moi bien. Je ne suis rien, non pas ce qu'on appelle rien, mais
-encore moins, ce qui n'a pas de nom, ce qu'on n'appelle pas. Je n'ai
-pas de nom.
-
-—Moi non plus.
-
-—Bon! Je ne suis pas anarchiste. Je suis pauvre; je ne veux rien, mais
-il me faut tout, parce que je n'ai rien. Je ne regarde pas, je ne veux
-pas savoir. Ça m'est égal qu'on taille les pierres et les diamants,
-parce que je les aurai bruts, plus gros. Je marche devant moi. Un jour
-je tomberai dans un trou ou dans le ciel, et comme il faudra que je me
-démène, je me démènerai: j'attends. Toi, c'est autre chose, c'est la
-même chose. Je ne t'attendais pas. Tu m'es venue. C'est donc toi que
-j'attendais, car il faut une femme à un homme.
-
-—Tu es fou! articula-t-elle. Tu dis des bêtises.
-
-—Tu mens! tu mens. Je ne suis pas fou! je ne dis pas de bêtises. Tu
-veux être une fille. Tu vas prétendre que c'est moi qui suis cause,
-parce que j'ai bien voulu de toi. On appelle ça lancer une femme, oui?
-Eh bien! je ne veux pas. J'ai bien voulu de toi. Je te veux maintenant,
-toujours.
-
-Il allait:
-
-—Oui, je sais. Tu as vu des restaurants où l'on mange la nuit, comme
-si on avait besoin quand on a mangé le jour, et où l'on boit, comme
-si c'était permis! Tu as vu des épaules qui se montrent quand elles
-pourraient être au chaud et qui se figent sous des colliers, des perles
-et du vert ou du rouge coupé en petits morceaux!...
-
-—Une fille, oui, dit-elle, oui, oui!
-
-Elle se révoltait contre son éloquence. Elle se dressait, subitement
-volontaire, tyrannique en sa résignation, imposant son abaissement.
-Elle se précipita, le toucha aux épaules, le courba, impudique,
-magnifique et simple. Ce fut autour des yeux du jeune homme, fermés
-d'autorité, comme une source chaude de baisers, comme des caresses
-en cataracte, jaillissantes, enveloppantes, sautelantes, gouttes
-d'azur et de feu tout ensemble, comme une souple armature de piques,
-de chatouilles, de caresses aiguës et de ces fouilles aimantes qui
-prennent l'âme et qui la goûtent avidement; ce fut une chaîne infinie
-et voluptueusement brisée d'emprises, de marques de possession, des
-drapeaux de joie fichés à vif dans la chair, la passion conquérante,
-aguichante, puissante, menue, ne laissant rien: tout l'océan de la
-tendresse humaine se rua. Et le jeune homme n'était que proie. Il tâcha
-à se débattre.
-
-—Ah! tu sais bien, dit-il, tu sais trop.
-
-—Quoi?
-
-Elle continuait. Elle le ployait maintenant, l'attirait à soi, entre
-ses seins. Elle ne dit qu'un mot:
-
-—Pleure!
-
-Il ne pleura pas. Elle répéta:
-
-—Pleure encore, un tout petit peu, pour moi.
-
-—Non: tu sais trop.
-
-—C'est pour toi, déclara-t-elle, pour toi seul.
-
-Il éclata de rire:
-
-—Pour moi, ces soins, pour moi, cette perfection, pour moi ces
-câlineries? Non! non! On appelle ça une vocation, je crois? Tu étais
-née pour. Mais je te jure! Ça ne sera pas. Tu seras à moi, à moi seul.
-
-Il s'était détaché et dressé. La volonté se levait contre la destinée,
-le jeune homme dominait la femme, son avenir, l'obscure trame de son
-sort: ses dents serrées, ses yeux, ses poings menaçaient, ordonnaient,
-défendaient.
-
-Elle sourit.
-
-—Quand je te le disais!
-
-Mais il la prenait à son tour. Il lui saisit les cheveux et, d'une voix
-d'enfant, étonné en sa colère, et calmé:
-
-—Oh! on croirait qu'ils ont la fièvre, tes cheveux!
-
-Elle n'avait pas la fièvre. Ses cheveux brûlaient, par habitude.
-
-Solennelle, elle mit sa main dans la main du jeune homme:
-
-—Je te jure que je ne serai jamais à un autre que toi.
-
-—Mais alors...
-
-—Alors ce n'est pas dire que je serai à toi toujours ou que je serai
-encore à toi. Tu ne comprends pas. Ne comprends pas. Viens.
-
-Il ne bougeait pas. Elle indiqua:
-
-—Nous nous en allons.
-
-Ils descendirent, en silence. Les escaliers criaient, se fendaient et
-se refermaient à mesure, car le bois, aussi, apprend à être pauvre et
-à mourir sans fin: ça s'appelle jouer. Le jeune homme sentait qu'il
-n'avait plus ni tête, ni corps, ni cœur, qu'il n'était que combat et
-que trouble: la sensualité, l'indignation, le sentiment du futur, le
-désir et la responsabilité morale, la joie toute proche de la rancœur,
-de la misère, c'était tout choc, tout chaos, tout malaise, une horreur
-excitée et lasse, une angoisse d'après et une étreinte obstinée, la
-griffe latente de la caresse, l'envers du baiser, la morsure—et la
-morsure qui dure. L'autre allait devant lui, inexperte et légère, se
-risquant et redoutant la chute de cette cage fragile et fantaisiste de
-bois et de fer, trébuchant de marches en couloirs et retenant son pas,
-jusqu'à son souffle, par respect pour les bottes étagées et le vague
-garçon de l'hôtel qui errait on ne savait où. Elle gardait de la grâce
-et une grâce unique. A son aise en sa gaucherie, chez soi en cette
-fuite de hasard, elle tournait comme à la parade.
-
-Évadée du bouge, elle se redressa encore. Puis elle eut l'air de se
-voir et de se voir pour la première fois: elle frémit,—ou presque. Elle
-regarda le jeune homme avec impatience et héla un fiacre qui passait.
-Le jeune homme s'affolait:
-
-—Que fais-tu? Nous n'avons plus d'argent.
-
-Sans répondre, elle fouillait sa loque de robe et mettait une large
-pièce d'argent dans la main du cocher, lui jetait une adresse qui
-échappait à la stupeur de son compagnon et ajoutait:
-
-—Vite, surtout! vite!
-
-Le sapin se ramassait en un essai de galop sur place. Le jeune homme
-considéra cette caisse noire mal lavée: c'était son cœur et son rêve;
-tout allait filer, tout filait. Il ne s'écouta pas défaillir, il ne
-réfléchit pas, se rassembla, se lança. Il lui fallait cette femme, et
-son refuge et son nom: elle le trompait, déjà! Elle lui avait volé
-son pain, sa nuit, son amour: il la retrouverait, il ne la lâcherait
-pas. Il n'abandonnerait rien de son rêve, de ses projets, de sa
-douceur même de cœur, en sa furie. Il se suspendit, s'aggriffa à la
-balustrade du vieux fiacre, se refit une insouciance dans son tumulte
-et un jeu d'enfant parmi sa haine d'amant. Il se recroquevilla, se
-tassa, fit balle de sa passion, de son angoisse, de sa curiosité et
-se sentit entraîner vers des destins inconnus. Le cheval piaffait,
-ruait, tombait à mesure, sans force, sans courage, en cette aurore
-aiguisée. Des rues le secouèrent au passage, tendu, concentré, atroce.
-Enfin, après l'Arc-de-Triomphe, très loin dans l'avenue Kléber, devant
-une grande bâtisse grise et nostalgique qui avait l'air de receler
-des mystères et de cacher des splendeurs après des enceintes et des
-enceintes, la jeune fille se glissa, creusa d'une clef préparée la
-serrure d'une porte de service. Mais elle entendit à son oreille un cri
-de reproche, une injure serrée, crachée:
-
-—Messaline! Messaline!
-
-C'était un mot au hasard: le jeune homme ne savait pas d'histoire. Elle
-pâlit, ne regarda pas, défia, à vide, d'un port de tête, et s'engouffra.
-
-Le jeune homme restait seul. Il considéra longuement la maison
-triste—et ricana. Le fiacre relayait. Le jeune homme erra, avisa un
-balayeur et lui demanda ce que c'était, cette baraque-là sans fenêtres.
-Le balayeur était renseigné.
-
-—Tu ne sais pas? c'est le palais de la grande-duchesse de
-Schmerz-Traurig.
-
-—Elle n'est pas d'ici, n'est-ce pas?
-
-Le balayeur rit de bon cœur.
-
-—Bien sûr! c'est allemand comme père et mère. Tu sais bien!
-
-Le jeune homme ne savait pas. Ce qu'il savait, c'est qu'il avait
-possédé la grande-duchesse. Pas plus, car il n'hésita pas. La femme
-s'était ouvert une porte de service; mais il était sûr que ce n'était
-pas une fille de cuisine, ni une femme de chambre, ni une suivante:
-c'était elle, elle seule, la grande-duchesse. Il éclata d'un rire
-douloureux, et confus, haletant, hoquetant, crispé, il dit: «Messaline!
-Non! pas encore! puisqu'elle était vierge!»
-
-
-
-
-II
-
-UNE COUR
-
-
-On en était resté chez la grande-duchesse au beau langage, au parler
-des temps où l'on causait encore. Un souper se fût appelé médianoche
-s'il avait eu quelque raison d'être ou quelque occasion. Le _five
-o'clock_ se nommait goûter, comme de juste, et les gens qui y étaient
-priés semblaient sortir des castes, compagnies et corporations que les
-talents ont su faire respecter parmi les hommes. On n'y paraissait
-point sans apporter sur son visage la consécration du génie ou de la
-naissance, ce qu'une affectation d'art décora du terme de patine:
-on arrivait élu ou prédestiné, on s'en allait charmé, on revenait
-fidèle. Les diverses académies, les plus éminents de l'ancien corps
-diplomatique, quelques officiers généraux en position de disponibilité
-ou passés dans la deuxième section de l'état-major, des ducs et
-pairs lassés de songer à une chambre héréditaire, des agents secrets
-qui avaient bien servi coudoyaient sans hauteur des poètes, des
-philosophes, des conspirateurs d'âme et d'esprit, des politiques
-de mansardes et des réformateurs d'utopies. La grande-duchesse
-souffrait tout le monde et n'encourageait personne. Dans l'exil, dans
-l'abandon, héroïque en son archaïsme qui ne voulait pas condescendre
-à des subventions, confiante mélancoliquement en son droit divin qui
-laissait leurs consciences aux traîtres et qui n'achetait rien, elle
-patientait, dissertait, souriait comme elle eût signé des décrets et
-refusé des grâces: elle n'attendait pas et ne songeait point qu'on
-l'attendît. Le malheur public a ce privilège d'unir autour de son
-objet les dévouements les plus disparates et ces fleurs ennemies que
-le mécontentement fait germer et courbe vers une même infortune. Le
-grand-duc de Schmerz-Traurig, détrôné après plus d'excentricités que de
-revers, n'avait regretté ni son peuple, ni la couronne. Il appartenait
-à cette époque constitutionnelle qui permettait à peine la débauche
-aux princes exaltés et les vertus privées aux monarques magnanimes.
-Cette folie bâtarde qui souffla sur les meilleures maisons après la
-Révolution gigogne de la France, ne s'était point arrêtée aux vieux
-burgs du pays. Les diètes et Parlements avaient sévi: le souverain
-acceptait tout, avec sa liste civile, et paradait dans le désert non
-sans défier le puritanisme de ses sujets: ses maîtresses faisaient
-scandale et lui, dans le tas. Artiste, par catastrophe, criminellement
-passionné pour la musique et les arts plastiques, il échoua dans
-la danse. C'était le temps où les danseuses avaient cet avantage
-d'être ou honnêtes ou célèbres: les premières devenaient princesses
-morganatiques et les autres les imitaient dans la mesure de leurs
-moyens, en mieux. Otfried Gutbert fit la cour aux unes et emplit sa
-cour des autres: les impôts, sarcasmes, scandales, condamnations qui
-suivirent mirent le souverain au ban de sa patrie et de l'Europe: les
-événements de 1866 eurent, en ce qui le concerne personnellement, plus
-l'air d'une épuration et d'une exécution que d'une conquête méthodique
-et raisonnée: il quitta ses états avec aussi peu de chagrin qu'il en
-laissait. Le pouvoir était devenu pour lui un exercice de volupté
-dont il ne percevait plus que la fatigue. Il restait de bonne maison,
-riche, auréolé de fatalité, inspirant juste assez de pitié pour piquer
-les curiosités et pour ne toucher personne. Il avait la félicité
-de n'être pas un roi d'opérette, et, à la fin du second empire, les
-grands-ducs se pouvaient honnêtement divertir à la _Grande-Duchesse_:
-ce n'était pas pour eux, il y en avait trop ou trop peu. Il choqua
-par habitude, révolta, pour ne pas être tout à fait déchu. Il épuisa
-toutes les nuances de la noce et les marqua de son chiffre. Ce n'était
-ni barbare, ni ignoble, et sa cruauté passionnelle ne manquait pas de
-race. Je n'ai pas à retracer, même au trait, ses débauches: elles sont
-d'histoire. La guerre franco-allemande le trouva ou ne le retrouva pas
-en Italie, loin de la prise de Rome. Il s'y rencontra avec Thiers, en
-déplacement diplomatique. Le petit homme d'État français lui promit ses
-possessions perdues au cas d'un triomphe qu'il n'entrevoyait point:
-c'était en considération des relations, si j'ose dire, que l'exilé
-avait su garder dans tous les mondes, même augustes. Ces relations
-firent respecter le palais de l'avenue Kléber dans les plus désespérées
-éruptions de la Commune. Mais Otfried-Gutbert ne revint pas tout de
-suite à Paris. Il entreprit un long voyage. Il se vengeait de sa
-ruine politique. Il parcourut les pays les plus divers pour en noter
-les fondrières, les ulcères, les défauts de situation, les fissures,
-les brèches, les vices de gouvernement. Jouissant de l'envers de son
-imprévoyance, doué soudainement (ou plutôt par le lent effort d'un
-atavisme contenu, d'une hérédité qui avait amassé par l'absurde) d'une
-sagacité, d'un génie stratégique, voire d'une science de création, il
-refit la carte d'Europe, idéale, donna le coup de pouce du démiurge
-qui peut changer le cours d'un fleuve et du Destin, poussa jusqu'en
-Perse et publia enfin cet _Itinéraire de Paris par Jérusalem_[1] qui,
-tiré à très petit nombre, devint aussitôt plus rare que le «vrai»
-_Traité des trois imposteurs_, c'est-à-dire qu'il disparut ou à peu
-près. Otfried sourit: il n'aimait pas les gens qui lisent: ils lui
-avaient coûté trop cher. Il était arrivé au résultat qu'il souhaitait
-sans l'espérer; on l'estimait. Il eut l'exigence et la coquetterie
-de se faire élire membre libre de l'Académie des sciences morales
-et politiques; c'est, pour le diable, la dernière façon de devenir
-ermite. L'âge venait. Otfried Gutbert ne pouvait plus tomber aux
-pires excès et aux paroxymes séniles: il avait pris ses précautions
-dès son adolescence et avait goûté à ces effroyables voluptés qui
-pourrissent honteusement de leur essai sans plus nous tenter d'ores
-en avant. Il devait d'ailleurs cette politesse à sa race de faire
-souche d'honnêtes gens. Une famille de perpétuels prétendants, qui
-lâche de temps en temps une fille sur un trône étranger ou qui englue
-pour un mâle la triste descendance d'un roi trop prolifique, lui offrit
-son ultime héritière qu'il épousa non sans pompe et qu'il rendit
-mère d'un enfant du sexe féminin à laquelle il imposa les prénoms
-de Marie-Sophie-Augusta-Sévère-Clémentine-Alessandra. La naissance
-de cette enfant remonte aux derniers jours de l'année 1878. Otfried
-Gutbert vécut encore quelque peu. Devenu impotent, il se souvint
-qu'il était prince, qu'il appartenait à une Académie et convia chez
-soi des confrères et des frères. Les souverains dépossédés firent
-cour à part, arguèrent de protocole: les plus gueux se décidèrent à
-grand'peine et quelques-uns parce qu'ils avaient des enfants en bas
-âge dont les jeux requéraient un ou une partenaire de rang égal. Les
-corps savants se haussèrent à ces réceptions et les causeurs vinrent y
-prendre une autorité séculaire, du ton et du style, comme le vin des
-hanaps. On n'y médit pas plus qu'on n'y conspira: crispé, le visage
-pâli et congestionné à la fois des suprêmes titillations de la vie et
-des affres de l'au-delà, l'œil clair d'une ironie obstinée et d'on ne
-sait quelle dédaigneuse sérénité de l'âme devant les supplices proches
-de l'enfer, souriant et pénible, oppressé, retenu en son agonie,
-majestueux parmi sa décomposition, il discutait, semait sans l'étaler
-une érudition volée on ne sait où, innée ou adventice, corrigeait
-des opinions, redressait des hypothèses, taillait dans des utopies
-ou amplifiait des plans, des systèmes, ne gardant son sérieux que
-sur les sujets badins ou joyeux et plaidant gravement, grandement,
-l'incompétence.
-
-
-NOTE:
-
-[1] L'auteur ne croit pas trop s'avancer ici en promettant une édition
-nouvelle de cet ouvrage introuvable. A part quelques coupures exigées
-par la bienséance internationale, ce sera, avec ses incorrections de
-langage, ses archaïsmes et néologismes, le pamphlet même d'O.-G. IV.
-
-
-Il disparut ainsi à mesure, se donnant par lambeaux au démon, où plutôt
-se dégageant, se perdant, se fondant dans le néant et devenant lui-même
-néant, comme les empereurs romains devenaient dieux, en une apothéose
-moderne, et d'un orgueil si effrayant qu'il se peut survivre à jamais.
-Il n'avait plus de terres à léguer à sa fille: il lui légua la terre,
-sans plus. Du haut de son exil et de son doute, il la sacra impératrice
-et lui assura des destinées, la munissant par avance d'un conseil de
-régence unique: c'étaient les académiciens, artistes, anarchistes et
-mécaniciens qu'il avait assemblés.
-
-La veuve du grand-duc, Marie-Albertine de Gothie était parfaite comme
-le sont toutes les princesses de sa famille lorsqu'elles échappent
-à leur ancestrale fatalité. Elle s'était mariée parce que son père
-s'acharnait à demeurer prétendant et que les plus fortes alliances,
-celles qui pèsent dans les congrès, se contractent avec des souverains
-déchus et que les familles comptent toujours plus, sur le papier, que
-les territoires. Elle avait perdu son père presqu'en même temps que son
-mari, et deux mois après que sa sœur cadette, enlevant un sculpteur
-napolitain, le trompait d'abord avec son modèle, puis se réfugiait au
-harem du sultan de Tripoli pour échouer, de cafés-concerts en bazars,
-à un couvent peu dégoûté où elle mourut de la poitrine. Ses frères
-portaient l'épée un peu partout, placés dans toutes les cours comme des
-gages d'amitié d'une dynastie malheureuse et pour appeler sur elle, en
-cas de vacance, l'attention des frères et cousins plus avantagés. Marie
-était à Paris aussi seule qu'on peut l'être et s'en trouvait bien. Elle
-ne vécut plus que pour son enfant. Elle l'aima en princesse. Avant
-tout, elle pria pour elle. Puis elle l'éleva suivant son rang, et pour
-ses destins. Elle ne connaissait de son duché que ce qu'elle en avait
-lu dans les almanachs de Gotha et ce qu'elle en avait entendu soit à
-l'époque de ses courtes fiançailles, soit dans la suite et par hasard.
-Elle voulut que sa fille possédât sa patrie et sa propriété dans son
-histoire et dans son âme. Les savants de son époux s'y employèrent.
-Marie était de cette école de souveraines qu'on fait grandir pour
-régner et auxquelles on n'apprend rien, la grâce et la naissance
-suppléant à tout et la seule occupation d'une princesse, étant, comme
-chacun sait, la charité qui ne s'apprend pas, qui ne se mesure pas
-et que les ministres, chambellans et budgets peuvent réglementer, en
-outre. Elle en était restée à la théorie des bals de la Restauration,
-à la frénésie de représentation et de droit divin qui se déchaîna à
-cette époque, aux promenades encensées, aux voyages de fleurs et de
-cantiques, aux saluts et génuflexions qui sont de tradition, d'usage,
-de bienséance et d'ordre. Elle n'avait pu épuiser sa réserve de
-révérences et n'avait jamais dansé—ou presque. Elle ne croyait pas à
-la science, croyant en Dieu, et méprisait l'histoire, cette fille qui
-avait si souvent et depuis si longtemps trompé les siens. Mais elle
-considérait son enfant comme une Schmerz-Traurig: elle était si peu à
-elle! Et à voir ses yeux pâles, ses cheveux blonds, ce sang allemand
-qui rêvait, chantait et grondait en elle, qui se gerçait parfois sous
-la peau et apparaissait âprement, la veuve ressentait le respect et la
-terreur qui l'avaient enchaînée à son mari. Son affection resta digne,
-et sa sollicitude froide et stricte veilla passionnément. L'esprit et
-le cœur de Clémentine-Alessandra s'ouvrirent peu à peu aux paysages
-du pays perdu: ses légendes lui tinrent lieu de contes de fées et
-ses fées furent des fées vassales, des fées bien à elle; les héros
-et les ogres, tout ensemble, les archanges casqués et les bourreaux
-mitrés étaient ses grands-pères; les forêts lui appartenaient—et les
-gnomes et les Elfes: elle prit ainsi quelque habitude du merveilleux,
-acquit d'écouter des prouesses sans défaillir et de ne pas trop
-s'indigner des forfaits les plus noirs. On lui dénombra les fleurs
-et les étoiles de Schmerz-Traurig et ses poupées furent ses aïeules
-reconstituées, si j'ose dire, et souriant, sur nature, couronnées
-ainsi que les couronnèrent les légats d'antan et les antipapes. Ses
-éducateurs étaient excellents: ce n'étaient pas des professionnels.
-Ils se piquèrent, apprirent eux-mêmes ou réapprirent, firent ainsi
-des découvertes et se poussèrent plus avant dans les diverses classes
-de l'institut. Ils avaient deux joies à instruire l'enfant: celle
-de retrouver du passé et de le rendre à sa propriétaire légitime,
-d'entrer dans le passé, de voir ce passé revivre, se mouvoir à peine,
-hésiter, lutter contre le présent,—et la joie aussi de préparer
-l'avenir, d'armer chevalière de la chevalerie moderne et de la seule
-chevalerie possible, une élève auguste et infortunée. On a rarement
-les disciples qu'on mérite. Tomber du bout des lèvres sur une petite
-fille qui est l'héritière et l'héritière idéale de pays d'hérédités,
-d'héroïsmes et de crimes sans exemples, avoir à lui apprendre qui
-elle est, ce qu'elle aurait pu être, la former, préciser, diriger sa
-nature, la faire femme et la faire déesse, c'est une fortune inouïe.
-Ces vieux hommes se sentirent, à son usage, pères et nourrices. Ils
-la choyèrent artistement et eurent, enfin, le génie de la science.
-Ils coupaient, tordaient, sculptaient leur érudition en gâteaux,
-en jouets, l'amusaient de batailles brandies comme des hochets et
-l'accoutumaient aux victoires ainsi qu'à des répons. Elle s'amusait
-et se rappelait à mesure. Les savants avaient l'air de traduire, par
-fragments, des rêves ou ces remembrances qui se lèvent la nuit, parées
-et armées, des retours de passé, car le passé ne se résigne point et
-a des vivants qu'il aime et auxquels il revient, fidèle et empressé.
-La petite avait déjà entendu ceci et cela: ces géants, ces cuirasses,
-ces glaives, ces burgs, elle les avait dans le sang. Dans les petits
-salons, l'hiver, chauds et jolis, beaux pourtant, elle s'instruisait
-en vaguant, en taquinant ses maîtres, sautant d'un renseignement
-à une idée, car, au cours d'un récit, subitement, elle avisait un
-tableau, une image, un meuble, un incident et interrogeait, allait plus
-loin, montait aux sources, à une cause, à un précédent. L'été, elle
-assemblait ses éducateurs dans le jardin et c'était un groupe d'enfants
-qui mordaient aux arbres, aux fleurs, qui s'égratignaient en parlant,
-riant, pleurant, jacassant, courant, dans un charme. C'est ainsi que
-grandirent ses robes à trois plis d'infante, c'est ainsi qu'elle se
-prépara à savoir et à savoir tout. Rien ne la dérangea, pas même des
-bruits de restauration.
-
-La douairière sembla entrer toute vive dans sa niche de sainte et
-joindre ses mains pour le marbre de son tombeau—jusqu'à l'holocauste du
-bazar de la Charité où elle périt, en esprit et de cœur. Elle ne mourut
-que huit jours après, de n'y être point morte. Elle fut martyre de son
-désir et cela suffit au Seigneur.
-
-Clémentine-Alessandra fut donc parfaitement orpheline en mai 1897. Elle
-avait atteint l'âge de sa majorité légale: dix-huit ans. Elle régnait.
-Elle renonça aux tabourets qui l'avaient dressée jusque-là, s'accorda
-le droit de lire, de vivre, de voir. Et elle se sentit vraiment en
-deuil. Les fragments d'histoire, de philosophie, d'esthétique, de
-morale, de politique et de littérature qu'on lui avait raboutés et
-cousus, les fantaisies, subtilités, théorèmes et autres à peu près ne
-pouvaient rien contre l'existence, n'étaient rien qu'un reflet menteur
-et déchiré, sans aucune relation avec la réalité: elle se promena,
-regarda, et, de la rue, la vérité entra en elle, la blessa, la troua et
-la prit. Elle eut honte des délicatesses qu'on avait eues envers elle:
-on lui avait mâché de l'âpreté, de la cruauté, de la bassesse; on lui
-avait coupé l'infini en petits morceaux, on avait enlevé à l'épopée
-ses os et sa moelle: sadismes à l'usage de la dauphine, flatteries,
-réticences, pudeurs! Elle se plaignit à ses maîtres, on recommença:
-elle plongea dans la science comme une pauvresse d'étudiante polonaise
-et sut enfin, contre tous. Donc ce furent dans son salon non plus des
-causettes de crèche, mais des conversations profondes, pleines, mûres,
-audacieuses, dignes de la princesse, dignes des gens qui lui parlaient.
-
-Ce jour-là, la réunion était très brillante. Un chacun s'était signalé
-par des chefs-d'œuvre ou des attitudes: toutes les cohortes de la
-gloire étaient représentées,—et le scandale. Le célèbre Achille
-Hérat coudoyait l'illustre Morive; le premier entré obscurément à
-l'Académie française par l'effort d'une coalition hostile au romancier
-Hubly, avait, le jour de sa réception, gravi tous les échelons qui,
-de l'honorable médiocrité, conduisent à la popularité universelle:
-sa femme y était venue avec son petit dernier sur le bras et, comme
-l'enfant criait un peu plus que de raison, elle s'était bravement
-dégrafée et lui avait donné le sein qui était beau. Le geste devint
-prémédité, classique: on l'aima. L'_Émile_ de J.-J. Rousseau fut
-cité, à ce propos, et M. Hérat fut promu réformateur, patriarcal,
-révolutionnaire, chef du parti de la simplicité violente. Il se
-piqua, se révéla dans l'éducation et siégea au Conseil supérieur de
-l'instruction publique. Il faisait autorité, depuis, pour les choses
-de la nature et c'est à ce titre qu'il fréquentait chez la jeune
-Clémentine-Alessandra qui avait eu besoin du sein, comme une autre.
-
-Morive était ou avait été homme d'État. Après des exils, et d'autres
-exils dans des préfectures de province, après des élections difficiles
-et de brillantes invalidations, il avait en un an conquis le fauteuil
-de président du Sénat et le fauteuil que l'Académie, cette année-là,
-offrait à la politique. Depuis, la vie publique s'était retirée de lui
-et, pour ne paraître point cultiver, dans sa retraite, les jardins
-sablés de jetons de présence qui se creusent de mines congolaises et se
-fleurissent d'arbres-caoutchoucs et de cimetières d'ivoire, il écrivait
-des mémoires, études, parallèles, dans le format in-8⁰.
-
-Des auteurs dramatiques se fuyaient et se réfugiaient au centre
-d'économistes. Et Clémentine-Alessandra écoutait Eusèbe Gaël. C'était
-son confesseur laïque. Il ne faisait pas profession de psychologie.
-Il était venu à la connaissance des hommes en disséquant des époques
-et des légendes, en interrogeant les étoiles, sans souci d'astronomie
-et en musant à travers les siècles, au bord de la Seine, au hasard
-des livres trouvés et des anecdotes surprises. Il s'était doucement
-adonné à un pyrrhonisme câlin. Il aimait Dieu cependant et lui
-pardonnait ses miracles pour les récits contradictoires et charmants
-qui les avaient commentés. Il ne séparait pas plus la foi des
-aventures et des coutumes d'antan que leurs armes ou leurs bijoux: ça
-entrait dans le tas, ça faisait partie du trésor. Archéologue qui ne
-veut pas approfondir, qui en sait assez quand il a vu et senti, qui
-prend partout le fin, le joli et le délice, il était merveilleux de
-sensualité, goûtait, buvait les siècles, le passé, le présent, à même,
-en laissant l'amertume et la lie. Les saintes et les héros lui avaient
-appris les secrets et le secret d'aujourd'hui. Il ne se trompait pas,
-scrutait, en se jouant, et devinait comme si Apollon, touché du délicat
-hommage de son amour, lui avait accordé ses dons et lui départageait
-ce qui n'avait pas servi à Delphes. Il caressait sa barbe grise, se
-penchait, se cassait un peu et la princesse suivait ses paroles, non
-sans un soupçon de fièvre et de malaise:
-
-—Je suis malheureux, disait-il. Je reste béant devant les catalogues
-de bouquins: tant et tant que je n'ai pas faits! Et quand il me
-faut une bonne leçon d'humilité, je lis non les vies des grands
-hommes, ces recueils d'anas et ces scénarios de mélodrames, mais les
-journaux, vieux et jeunes, débordant de faits et de faits divers,
-de comptes rendus de théâtre, de toutes ces actions, de toutes ces
-pensées qui vous sont volées par d'autres, qui font partie intégrante
-d'autres destinées, qui existent, contre nous. Ah! ne pouvoir pas
-avoir une vie immense, la résultante et le résultat de toutes les
-autres vies, ne jouir des efforts qui nous ont précédés qu'en ce qui
-nous entoure, avoir une vie résumée, concentrée, plus facile et non
-plus grande, avoir moins à travailler et n'en avoir pas plus de vie
-à soi, plus d'intensité dans l'air qu'on respire, voir que la vie,
-c'est l'homme dont parle Pascal, et qui vieillit à mesure, non une
-série ininterrompue, un bloc sans cesse enrichi, un _magma_ infini de
-molécules, d'atomes, de monades vivantes et pensantes qui s'amoncellent
-et qui amoncellent leur vigueur et leur vertu de toute éternité pour
-vous, ne pouvoir pas être tout, tout avoir, tout sentir frémir en
-soi, être immense, enfin,—et calme! Être un être et non l'homme, le
-dieu homme, définitif, comme on dit, le triomphe, quoi! Passer en des
-manifestations déjà connues, ne pas aller plus avant dans la victoire,
-ne pouvoir pas exprimer autrement et mieux la vie, ne pas la posséder,
-l'étreindre, la jeter en pâture, totale, aux yeux et aux âmes des gens,
-être un chaînon, une ficelle à racontars, se résigner à la manière, se
-résigner à tout, quel sort!
-
-Il s'animait:
-
-—Voyez! on simplifie tout, on a des synthèses plus exactes, plus
-complètes, plus brèves; en chimie, en physique, dans la science,
-partout, dans des applications, on réduit à sa dernière expression;
-dans une sorte d'algèbre qui envahit l'industrie et la mathématique, on
-réduit au plus petit volume, on arrive au strict de moyens et nous, la
-pensée, la phrase, la vie lyrique, la vie vraie, pas de progrès, pas de
-conquête, rien! Le verbe se refuse. Ah! j'envie les Titans, j'envie la
-pierre même qui est un tout, bien à soi, à qui pas un éclat n'échappe
-avant d'être brisée et qui est, à peu près, éternelle.
-
-—C'est sa revanche, dit la grande-duchesse. Mais vous avez un homme
-parfait: c'est mon frère et cousin, l'empereur allemand.
-
-—Ne raillez pas, continua Gaël. L'empereur Guillaume est intéressant,
-mais il en abuse. Il ne se parfait pas, il se disperse, car on peut se
-disperser en une étude trop forte de l'unité et de l'autorité. Il ne
-rappelle pas à lui les grands exemples et les siècles ou les légendes
-comme des vassaux, des dames d'honneur ou des parents pauvres, il va
-vers eux, se courbe devant eux, court, s'éloigne de soi vers eux, comme
-Louis de Bavière: il est poète plus qu'empereur. Il ne faudrait pas
-qu'il fût un jour Lohengrin, pour être un autre jour l'amiral Dewey
-et un jour encore Edison ou Tennyson, il faut qu'il soit tout cela
-continûment, en mieux, et mieux, et autre chose, et tout, tout,—et soi.
-
-Il allait.
-
-«Considérez Napoléon. Je n'admire rien tant en lui que son effort pour
-ramasser tout l'effort des siècles, et tous les siècles en son temps
-de vie à lui; il ressuscite des titres, des charges, des cérémonies de
-toutes les époques, s'offre des batailles anciennes (et plus lointaines
-encore) presqu'ensemble, comme un carrousel épique, fait mourir autour
-de lui autant qu'en des rêves, et, de son génie, souffle une essence
-d'empire, une âme en fusion de puissance, de création, de domination,
-de conquête, et d'emprise qui rayonne à l'infini, qui jette des reflets
-étranges sur la réalité, qui devient la réalité et l'univers,—en
-passant.»
-
-—Si je vous comprends, dit quelqu'un, vous prétendez que Napoléon a
-su posséder le passé et le présent, les morts et les vivants, qu'il a
-posé sa griffe sur Charlemagne, sur Annibal, sur les civilisations et
-les empires de toujours, qu'il a tout tiré à soi, qu'il a réveillé les
-cadavres pour les avoir à son service ou plutôt à ses ordres, qu'il a
-voulu, qu'il a pu être non l'homme de son jour mais l'homme de toujours.
-
-—Oui, répondit Gaël, simplement.
-
-—Et l'avenir, il ne l'a pas eu, pas voulu?
-
-—Il l'a voulu et il l'a. Victor Hugo a écrit, à son adresse:
-
- Non, l'avenir n'est à personne,
- Sire, l'avenir est à Dieu,
-
-et il a dit une sottise. Il n'était pas sincère d'ailleurs, car, il se
-l'accordait à soi, l'avenir. Mais il ne voulait pas faire semblant.
-
-On s'aperçut que ç'allait être une conférence. Mais on ne pouvait
-l'éviter. Déjà la voix de Gaël s'était élevée et avait assemblé
-les groupes et les esprits. Les poètes ne discutaient plus, les
-mathématiciens s'étaient arrêtés de rêver à deux et les philosophes ne
-parlaient pas cuisine.
-
-Et puis, dans ce salon un peu mangé d'ombre, dans ce salon d'exil et
-de nostalgie, dans cette société de vieillards, devant l'enfant qui
-attendait un trône, il était décent d'évoquer une divinité propice,
-d'appeler un vainqueur, un dompteur de couronnes.
-
-—L'avenir, souriait Gaël, est commandé par le passé, il est fonction de
-ce qui est devant lui, comme tout. Quand on s'est bien assuré le temps,
-on a le reste à soi. L'Empire a été un exode continu et un héroïsme
-passif. On lit dans la Constitution: «Le gouvernement de la République
-est confié à un Empereur.» Lettre morte des papiers officiels! C'est
-la vie de la nation et d'un chacun qui est confiée non à _un_ Empereur
-mais à l'Empereur. Je m'épargnerai la vaine tâche de rappeler ses
-campagnes. Mais à part quelques ciseleurs, peintres, statuaires et
-faiseurs de cantates, on laissa les armées impériales se battre en rase
-campagne, assiéger et investir en ne les gênant que d'une admiration
-lisse et constante, on lut d'une âme vibrante _le Bulletin_ et on ne
-le commenta pas. C'est seulement lorsque le drapeau blanc flotta sur
-la France apaisée, contenue, abrutie que la France rêva à ce qu'elle
-avait fait sans comprendre, en mettant un pied devant l'autre, en
-croisant la baïonnette et en mâchant la cartouche, à mesure. Et la
-France _imagina_ l'Empereur qu'elle avait perdu. Elle ne l'avait pas
-vu. Dans un nimbe, dans un halo, il avait paru, apparition, blanc ici,
-jaune là, vert de son habit d'uniforme, et bleu, parfois, lorsqu'il
-s'habillait en grenadier. Ses traits véritables n'étaient pas demeurés
-dans la mémoire des hommes, plus attachés à ses médailles et à ses
-monnaies. Lorsqu'il eut vidé les Tuileries, lorsque son ombre même,
-après la Terreur blanche, s'en fut le retrouver par-delà les mers,
-la France, délivrée et inquiète de sa délivrance, le chercha en ses
-souvenirs et en ses hallucinations. Elle ne retrouva que soi—et ce
-qu'elle eût dû ressentir sous lui: c'était beaucoup, c'était trop
-pour ce qu'elle était devenue, à genoux devant la Chambre introuvable.
-Elle s'obstina: son frisson ne lui suffisait pas. Elle voulait le
-froncement des maigres sourcils de son maître exilé, le sursaut de son
-ambition, le droit et vite éclair de sa volonté. Elle en fut pour son
-tardif regret. Ni les ministres, ni Béranger, ni Ségur ne lui rendirent
-l'aventurier, le souverain qu'elle comprenait, qu'elle désirait après
-l'avoir subi et adoré, par ordre. Et ce fut le passe-temps, la passion
-du siècle: retrouver Napoléon. C'est l'histoire entière du règne de
-Louis-Philippe, c'est Balzac, c'est Hugo, c'est le coup d'État de 1851.
-On voulait ravoir, avoir Napoléon. On fit crédit en son honneur, à son
-neveu, on attendait sans cesse qu'il ressuscitât et on l'attend encore,
-chez d'autres neveux, sous un képi, n'importe où. Ah! l'avenir n'est
-pas à lui? qu'en pensez-vous, Madame?
-
-Eusèbe Gaël était le seul homme dont la princesse souffrît une question.
-
-—Je pense, dit-elle, que cet avenir est peut-être le royaume qui n'est
-pas de ce monde ou des provinces de ce royaume. Les âmes inquiètes
-reviennent inquiéter d'autres âmes et se révéler à elles, car on ne
-les comprend pas et ce leur est douloureux. On n'aime les rois que
-longtemps après leur mort et c'est alors seulement qu'ils trouvent des
-sujets passionnés et des ministres de génie. Mais ce n'est pas l'heure.
-
-—L'heure, n'est-ce pas? ajouta Gaël, c'est celle du Jugement?
-
-—Oui, répondit Clémentine-Alessandra. Et les âmes se grouperont autour
-des maîtres et des amis qu'elles auront choisi, en dehors des temps. Ce
-sera un parterre admirable de sympathies, de tendresse, de charme et
-d'amour lumineux. Et Dieu aura le courage de ne damner personne.
-
-Il y eut un murmure d'extase. C'était joli, vraiment, et d'un optimisme
-si haut, d'une indulgence si sereine, d'une grâce si sûre qu'on crut
-la jeune fille, que, pour la première fois, on la sentit puissante,
-régnante, de la famille des rois,—et de Dieu, leur père à tous. Et
-quel corollaire heureux de la vie totale proposée par Gaël, le délice
-conquis aussi pour l'au-delà! Il ne restait qu'à travailler ici-bas et
-à mériter de continuer ailleurs.
-
-Mais un vieillard protestait:
-
-—Votre Altesse est quiétiste.
-
-Il affirmait. C'était M. Lévy-Wlarmeh de l'Académie des Inscriptions.
-
-On lui connaissait une figure d'évêque, une nature de bénédictin
-et un cœur d'inquisiteur. Il se mourait de cette maladie incurable
-et longanime de n'être pas prêtre. «Il me manque, soupirait-il,
-non la vocation, mais le baptême», et il souriait des sourires
-que cette phrase éveillait toujours. Intraitable sur toutes les
-questions de dogme et de liturgie, savant, infaillible, tyrannique, il
-anathématisait _in partibus infidelium_, et, de son siège d'Institut,
-agissait en antipape, plus saint, plus certain que le pape, choisi dans
-le troupeau complet des hommes, sans ordination, sans sacrement—et la
-science lui avait apporté avec le secret de la foi, son autorité et sa
-majesté.
-
-—Je ne suis pas quiétiste, affirma la jeune fille, je suis protestante.
-
-M. Lévy-Wlarmeh ricana respectueusement sans répondre.
-
-—Je vous comprends, lui dit Eusèbe Gaël. Vous pensez que le
-protestantisme allemand est une religion d'État, une religion de
-militaires disciplinés, de camp sans désordre, un ciment sobre de
-places fortes et de murailles guerrières, un Code strict et pratique
-plus que des litanies...
-
-—«Ne parlons pas religion, interrompit Clémentine-Alessandra. Ma mère
-était catholique, j'ai eu des aïeux qui étaient chefs de la milice
-sacrée. Si l'orgueil poussa Othon II de Schmerz-Traurig à faire creuser
-pour sa dépouille mortelle un pilier de la cathédrale de Zeusnacht, à
-y faire déposer son cercueil debout, pour ne pas être foulé aux pieds
-par ses sujets, s'il ordonna de faire tailler son image casquée sur le
-pilier et de tailler plus bas, à genoux, deux figures de varlets, dont
-l'une devait être le pape et l'autre le pape précédent, c'est qu'il
-avait été ployé par ces deux évêques de Rome et qu'il avait droit à
-une revanche. Et c'était un bon homme de guerre. Mon ancêtre Rupert V
-désira que les cheveux de son cadavre fussent brûlés, ses dents broyées
-et le corps jeté dans la chaux: mais cette humilité lui venait de son
-suzerain l'empereur Maximilien Ier. Quoi qu'il en soit, je suis d'assez
-bonne famille. Je n'ai pas de nom.»
-
-Elle rougit à ce mot, d'un souvenir, mais se remit:
-
-—Nous nous appelons Schmerz-Traurig. Et c'est tout.
-
-Son émotion n'avait pas échappé à Gaël. Il la regarda longuement. Ce
-fut sur son fauteuil comme un effondrement. Il découvrait des rides,
-des cernures, tout un acte d'accusations et les accusations de l'acte,
-un réquisitoire moral et charnel qui se levait de son sourire, qui,
-des fossettes, des mouvements de paupière, des jeux de sourcils, se
-dressait, criait et jetait aux peuples des reflets fripés de joie
-criminelle, des relents de jouissance, un je ne sais quoi d'humide et
-molle volupté. Il pensa gémir. La voix lui manqua. La conversation
-qu'il ne dirigeait plus vira, oscilla. Et la jeune fille qui sentait
-le regard du vieux philosophe sans oser le voir, la jeune fille plus
-troublée, plus allante, parla, prolongea le dialogue, tira sur des
-répliques pour fuir le tête à tête qui la guettait, qui s'approchait
-avec les ténèbres, qui devait tomber quand les hôtes prendraient congé,
-puisqu'on ne dînait pas. Et les gens prirent congé.
-
-Gaël avait incliné sa tête songeuse: «J'aurais à parler à Votre
-Altesse.» Elle le précéda dans sa chambre... Déjà, avant qu'elle eût
-pu offrir un siège à l'académicien, avant qu'elle se fût assise, Gaël
-lui avait saisi les mains et, sans souci du protocole, bousculant de
-son indignation, de sa stupeur, de sa pitié toutes règles et toutes
-distances, d'un souffle, d'un râle, il lui lançait un seul mot:
-«Malheureuse!» Elle comprit, ne lutta pas, ne nia pas, se retira un peu
-et s'assit, calme. Et elle commença:
-
-«M. Gaël, vous n'aviez pas à prendre la peine de deviner. Je vous
-aurais tout appris, comme c'est mon droit. Vous m'insultez. Pourquoi?
-Je me suis donnée, oui. Mais j'étais à moi.
-
-—Malheureuse! malheureuse!
-
-—Vous êtes républicain, Monsieur. Vous ne pouvez pas juger. Vous vous
-êtes mis, à plusieurs, à me faire princesse, à me donner une âme
-royale. Ce que vous ne pouviez m'offrir, je me le suis accordé. Je
-suis complète, parfaite (je n'ai pas besoin d'humilité en ce moment,
-n'est-ce pas?) il ne me manquait que mon empire. Ce n'est rien, car ça
-se trouve. Et, en apportant chacun votre pierre de vie à l'édifice,
-en construisant un être, une entité, en soufflant de la pensée,
-vous n'avez pas pris garde à la petite chose de chair qui tremblait
-au-dessous de cette beauté idéale, de ces réflexions armées, de cette
-force, de cette puissance qui devait venir puisqu'elle se créait à
-mesure. Vous ne m'aviez épargné aucune des infirmités, des gênes de la
-femme, je restais femme, je restais vierge, petitement. De la vierge,
-je souffrais les désirs étroits, les besoins, la menue somme de tracas
-et de chatouilles qui montent au cerveau, qui paralysent la volonté,
-qui, cruellement, tyranniquement, jettent l'esprit, l'ambition, les
-immenses convoitises de terre et de ciel à bas, qui les descendent à la
-place même où l'on cache, dans un cercueil d'opprobre, la tête d'une
-guillotinée. Je devais être petite fille ou reine: j'ai choisi.»
-
-Gaël leva la tête, et l'œil en larmes, il dit seulement:
-
-—Pardonnez-moi. J'ai une fille.
-
-Il avait une fille, en effet qui lui était restée, à la suite d'un
-divorce mystérieux. Il l'avait laissée en un couvent, sans en savoir
-rien que la laideur de l'âge ingrat jusqu'au jour où elle s'était
-imposée à lui, des mille gentillesses que souffle à une enfant le
-désir de n'être plus enfermée entre cent, et du secret des cœurs qui
-s'engendrèrent. Elle l'amusait depuis, le charmait, l'intéressait,
-tenait le milieu entre un animal délicieux et un livre: il surprenait
-la vie à ses gestes, s'enfonçait en son innocence ainsi qu'en une forêt
-primitive, cueillait des répliques, des étonnements, des questions,
-des remarques, à même la fraîcheur, la candeur, le feu plein et pur
-de ses dix-sept ans. Il n'avait jamais imaginé qu'elle pût changer.
-Et voilà qu'il trouvait de l'inquiétude au creux des meurtrissures de
-la princesse, qu'il craignait, qu'il sentait sourdre des appétits, du
-sang trouble, un essaim de besoins, des soifs de besogne, toutes les
-souillures possibles que jusque-là il avait étudiées de très loin, pour
-les autres, chez les autres. Il percevait en soi le ravissement du père
-qui naît tardivement à ses soucis et les soucis l'assaillaient, depuis
-leur naissance, en troupe, en horde. Il redoutait rétrospectivement
-et sa terreur prenait corps: c'était cette grande fille devant qui il
-s'émouvait, cette fille qui se défendait, qui se glorifiait et où la
-déchéance, le vice, l'orgueil, le défi avaient élu domicile.
-
-—Monsieur Gaël, dit Clémentine-Alessandra, vous avez une fille,
-mais moi, je n'ai pas de père. Ce n'est pas la même chose. Et ne me
-reprochez point de manquer de pudeur. La pudeur! ce n'est pas un
-manteau, ce n'est pas un masque, c'est un maillot menteur! Et la
-virginité, mon ami! Un fiancé bourgeois a droit à la virginité de sa
-fiancée: c'est tout ce qu'il épouse en elle, c'est le contrepoids d'une
-existence aveuglée, murée, médiocre, âcre: mais moi, moi, ai-je un
-fiancé? Je suis fiancée au destin et le destin n'est pas chaste: il
-faut qu'un Empereur se prostitue à une armée entière de prétoriens
-avant qu'elle lui jette son sceptre et son trône; il faut choisir, vous
-dis-je, j'avais la tête trop lourde: elle a emporté le reste.
-
-Gaël eut un mot désolé:
-
-—Ce n'est pas moi qui!...
-
-Elle se fit plus impérieuse.
-
-—Non, ce n'est pas vous. Je ne vous dois pas mon sang, à vous. C'est
-un sacrifice humain, un sacrifice horrible, que je devais à ma race,
-à mon père, un sacrifice expiatoire pour des crimes, au hasard, sur
-les routes et dans les burgs du Schmerz-Traurig. Vous avez été mes
-officiers de tête, comme nous eûmes des officiers de bouche. J'ai agi
-en princesse. Voilà.
-
-Gaël interrogea:
-
-—Mais qui? Qui?
-
-—Personne. Je ne me suis pas donnée, Monsieur. Je n'ai permis à
-personne la vanité de m'avoir possédée.
-
-Eusèbe Gaël ne l'écoutait plus. Il considérait les murs de la
-chambre, sondait leur profondeur, et, des yeux des portraits qui
-s'y succédaient, descendait à leurs âmes. Il évoquait les mauvais
-esprits. Ces hommes avaient tué et volé, ils avaient ployé des
-peuples et leur peuple. Et les pauvres femmes qui avaient été leurs
-femmes, que de larmes, elles avaient pleuré sur les perles, les
-pierres et les diamants de leur cassette! C'était entre ces témoins
-et ces conseillers que Clémentine-Alessandra s'était décidée,—et les
-siècles ne l'avaient point arrêtée. Il se reprochait tout, à lui et
-à ses confrères. Ils avaient enseigné les sciences et les lettres à
-l'enfant: ils avaient sous-entendu la vertu, incluse dans l'ensemble
-des connaissances humaines, ils lui avaient appris le bien et le mal,
-le néant des plaisirs: c'était son chef-d'œuvre à lui, il en attendait
-des chefs-d'œuvre, c'était la merveille féconde, la gloire du siècle
-nouveau; il ne se demandait même pas si elle serait reine, l'imaginant
-impératrice et déesse, lui prêtant des réformes, des révolutions et des
-miracles,—et elle avait trahi sa confiance, ses espoirs, elle avait
-des paroles de fille! Pour un peu, elle se fût mise nue! Et elle était
-belle. Derrière les meurtrissures de son visage, il la retrouvait fine,
-haute, idéale. Elle n'avait pas de sensualité. Elle avait certainement
-cédé à un vertige. Le démon l'avait poussée. Elle était trop pure, trop
-grande. Elle avait donné sa virginité comme une petite donne la fortune
-de sa mère, gentiment... C'était plus affreux, c'était l'horreur même.
-Un instant la douleur de Gaël fut telle qu'il eût offert sa fille pour
-réparer l'irréparable, pour rendre à la créature parfaite qu'il avait
-formée ce qui la ruinait à jamais, mais il se détacha de son affolement
-et de sa préoccupation des empires. Clémentine-Alessandra lui contait
-son aventure, les Champs-Élysées, l'hôtel, les discours du jeune homme,
-sa poursuite et l'injure finale: «Messaline.»
-
-—Je n'ai vraiment pas de chance, conclut-elle.
-
-Gaël se consulta un instant, rassembla ses idées, son courage et,
-simplement:
-
-—Vous l'aimez, affirma-t-il.
-
-Il sursauta. La grande-duchesse ne protestait pas: doucement,
-naturellement, elle s'abîmait en sanglots. Jamais Gaël n'avait eu
-autant envie de pleurer. Son accablement d'éducateur et d'ami, la
-vieille observance des principes moraux et sociaux qui résistait à ses
-paradoxes, son retour sur lui-même, son involontaire religion, son
-loyalisme, l'irritation même des discours de Clémentine-Alessandra
-le tenaient à la gorge: une oppression certaine s'éternisait en lui:
-il fut pourtant assez respectueux de la tristesse princière pour ne
-s'y associer point. Il pesa les larmes à distance, sans avoir l'air
-de les entendre. Et la paix entrait en son cœur, de remarquer que
-la jeune fille revenait à l'humanité, qu'elle se repentait, qu'elle
-s'énervait,—c'est tout un,—qu'elle n'était plus ce monstre d'autorité
-qui dispose de sa virginité comme d'une province, qui regrette
-seulement la possibilité de ne se pouvoir livrer encore pour la
-première fois et la totalité de la honte.
-
-Elle s'excusait:
-
-—Je ne l'aime pas. C'est votre faute. Vous auriez dû m'amener des
-pauvres ici, qui m'auraient parlé, longuement. Il m'a touchée. Vous ne
-m'aviez amené, d'ailleurs, pas un jeune homme, pas un amoureux. Les
-petits princes qui ont joué avec moi font la noce, oui, la noce. Je
-devrais être mariée depuis cinq ans, au moins. J'ai vingt ans. Ah! mon
-Dieu! mon Dieu! si j'avais pu ne pas savoir. Et comment penser que je
-tomberais sur lui? Il est beau et féroce. Il m'a humiliée.
-
-Elle était bête. Gaël ne poussa pas à bout sa confusion:
-
-—Que Votre Altesse me pardonne, répéta-t-il. J'ai eu tort. C'est pour
-elle que j'ai parlé, que je me suis ému. J'ignore vos fiancés, s'ils
-existent. Les reines ne doivent être vierges que politiquement. Ne
-pleurez plus.
-
-—Je vous remercie de m'avoir fait pleurer, dit-elle. Je vais mieux.
-
-Gaël la laissait doucement se remettre. Il considérait les murs encore,
-et les armes qui s'y tassaient, des épées de toutes sortes et des
-sabres, des épées de cour et des épées de bourreau, quelques oripeaux,
-quelques trophées, pêle-mêle emportés avec des objets précieux, des
-bijoux, des pierres, par Otfried-Gutbert lors de sa fuite, pour
-envelopper. Reliquaire nostalgique! Dangereuses épaves! Il était
-resté de la cruauté, de la convoitise et quelle sensualité dans ces
-plis, dans cette rouille et jusque dans les froncements massifs des
-étoffes et des métaux d'église! Et ces drapeaux inertes qui pendaient
-en berne, en une berne perpétuelle, ils étaient en deuil aujourd'hui.
-Quel aboutissement d'une race complexe, grosse de gloire et d'horreur,
-d'une race inquiète, trouble, engluée de meurtres, de rapines, dévorée
-de désirs—et forte parmi son cancer et sa manie. Clémentine-Alessandra
-était décidément prisonnière de sa race, de sa fatalité: pour qu'elle
-s'en fût allée au Champs-Élysées proposer un journal, pour qu'elle s'en
-fût allée cherchant du sexe et du rut où il y en avait, il lui fallait
-un instinct de Paris qu'elle ne possédait pas; pour avoir joué de la
-faim et de la misère comme elle avait fait, il lui fallait un sourd
-trésor de mensonge, de dissimulation, le talent de comédien qui, jadis,
-aux jours les plus laborieux du Schmerz-Traurig, avait trompé les
-papes, les diètes et les empereurs. Et puis, y avait-il jamais eu de
-vierges chez les Schmerz-Traurig? Elle tenait de son père, voilà tout.
-C'était chez elle un coup d'État, naturel, sa manière de se déclarer
-majeure! Sincèrement, profondément, il lui pardonna.
-
-—Vous ne regrettez rien? demanda-t-il.
-
-—Si. Lui. Et que ce soit lui.
-
-—Mais qui est-ce?
-
-—Il vous le dira, à vous. Je sens qu'il vient. Il est là.
-
-Elle sonna.
-
-—Faites monter, dit-elle simplement.
-
-—Votre Altesse...
-
-—N'y a-t-il personne?
-
-—Que Votre Altesse Sérénissime m'excuse: il y a un pauvre qui veut
-voir Son Altesse. Il insiste.
-
-—Qu'il monte.
-
-Il monta. Il entra. Il ne jeta pas un regard sur la princesse,
-dévisagea Gaël et, d'une voix brisée, hagarde, il interrogea:
-
-—Ah! c'est vous? vous êtes le père?
-
-Il avait, depuis le matin, vécu plusieurs vies. Il était dès l'extrême
-aurore resté attaché au palais de l'Avenue Kléber, s'enfuyant et
-y courant à nouveau, craignant d'oublier sa place ou de le voir
-s'écrouler, rentrer sous terre comme un cauchemar. Puis lorsque
-la masse de pierre l'avait une fois de plus aveuglé de fureur, il
-retournait aux autres avenues, celles qui n'avaient pas _le_ palais,
-il se brisait les nerfs, le cœur autour de l'Arc-de-Triomphe. Il
-tournait en une cage de haine et de désir. Des maisons de riches le
-cernaient à gauche et à droite: un essor de valets et de femmes de
-chambre l'emprisonnaient en leurs courses et leur babil; des voitures
-croisaient. Au centre, l'Arc-de-Triomphe, livide d'un soleil naissant,
-se dressait pareil à une guillotine. Un tape-cul de dressage filait et
-se rattrapait au vol, à mesure: le jeune homme le retrouvait toujours à
-ses côtés, aussi vite, aussi retenu, le cocher abrutissant le cheval,
-dans un cercle.
-
-Pour ne plus le voir, le jeune homme regarda l'Arc-de-Triomphe.
-Confusément, il s'attacha à des détails de lumière, à ces caprices
-du soleil sur la gloire qui arrachent un œil, un relief de chair, un
-mouvement héroïque à l'ensemble terne et serein, en son éclat sûr
-comme l'éternité: il lui sembla que le soleil lui présentait, à lui,
-des soldats et des victoires, que la nature l'initiait à des gestes
-inhumains, que son seul ami, le ciel, lui apprenait l'histoire.
-Et Celle qu'il avait tenue, qu'il avait eue, c'était bien une de
-ces créatures à escorte et à cliquetis qui font sortir des gestes
-et des vivats. On s'était battu pour elle, d'avance, et, ignorant,
-jaloux du passé de cette race qui s'était mêlée à son sang, il lut
-sur le monument ce que c'étaient, des combats, ce que c'étaient, des
-triomphes, ce que c'étaient ces mômeries, ces tueries, ces sacrilèges
-et ces miracles dont se construit un empire; il lut le droit divin
-et le droit de conquête. Il avait la fièvre, il regardait couler
-des rayons de lumière, durer et se jouer, puis disparaître, aller
-de cette pierre gigantesquement et pieusement gaufrée à des tas de
-pierres, autour, à des terrassements, à des fondations de chalets et
-de kiosques, tomber des généraux, à des manœuvres, des filles et des
-chiens qui, de ci de là causaient à l'entrée des avenues. «Le soleil
-luit pour tout le monde!» La phrase lui venait avec le soleil, dans le
-soleil. Et il lui semblait que le soleil doit luire, alternativement
-pour celui-ci et pour celui-là, qu'il y avait des tours et des
-revanches de soleil, et que le jour des terrassiers venait après celui
-des généraux, que le soleil était à eux, exclusivement. Pas à lui. Il
-avait dans la bouche un goût de terre, mâchée à vide, de sable, de
-tourbe, de boue mordue, une âcreté vibrante et une faim d'autre boue,
-d'autre sable, d'autre tourbe. Il se crispait, des entrailles aux
-glandes; ses muscles se nouaient, son cerveau se tendait: c'était un
-effort. Il frissonna: un effort vers elle, évidemment! Il eut honte.
-Mais il ne pouvait retrouver aucune énergie. Il devint toute honte. Le
-soleil, lui qui léchait les angles des avenues, qui traînait sur le sol
-et qui lentement remontait au ciel en une tache paresseuse et lâche,
-les passants, les voitures, cet espace autour du monument, élargi,
-tournant sur lui-même, mort sous les tramways et les omnibus, cette
-place meuble et nue, dominée, écrasée par l'Arc rêveur, tout était
-du Passé, tout était sommeil, tout était attente. Les maisons, les
-hôtels, les rues qui s'étaient soudées pour bloquer l'Arc-de-Triomphe
-le bloquaient respectueusement et, gagnées à sa tristesse, songeaient
-et espéraient avec lui: ce n'était que nostalgie et éternité. «Je suis
-chez elle», pensa le jeune homme, évoquant d'un mot les siècles qui
-avaient été royaux, où l'on avait obéi. Quelque chose bougea en lui.
-C'était son quartier, le Temple, atroce de vie, de bousculades, de
-hâtes, d'effrois, de soucis, d'âpreté de détail, le Temple en chasse
-vers un sou, tout en vieilleries, en loques, en ordures qui peuvent
-servir encore, débordant de cette existence de rebut, plus violente,
-plus acharnée, se reprenant, se nourrissant de sa misère et de son
-abjection, ruelles noires, crevées de portes et de fenêtres, soupentes
-ahannantes, trous populeux, culs-de-sacs grouillant, dépotoir et
-réserves où des activités s'épuisent pour les sous-sols de la société
-toujours et pour les fonds d'ateliers, pour des besognes, quartier qui
-s'habille et qui se nourrit des restes refusés, de la seconde mouture
-du mal et où les Archives mêmes, les papiers qui ne servent plus qu'à
-l'immortalité s'en viennent se coucher à côté des matelas, des montres
-et des bicyclettes qui attendent et sont attendus, qui manquent et qui
-consolent cependant, en précisant l'espoir des jours meilleurs. Il ne
-voulait pas y retourner. Son existence était cassée et déboîtée, il ne
-voulait plus offrir sa marchandise et s'entendre dédaigner avec elle.
-Il avait eu des joies à acheter deux sous de pain dans cette petite
-baraque qui se pose comme une guérite au travers du pont, devant
-Notre-Dame, et à manger, appuyé au parapet de la Seine, se partageant
-entre l'eau jolie et la masse grise de l'église énorme et menue,
-choisissant des amoureuses parmi les saintes en relief.
-
-Il avait bien choisi! tout le ramenait à sa maîtresse de la nuit.
-Elle aurait pu être, elle aussi, taillée dans la pierre sainte: elle
-ressemblait aux patronnes d'antan et c'était elle qui... Il ne mangea
-pas, ce jour-là. Ce n'était pas nouveau pour lui, mais il prit presque
-garde à la privation: c'était un châtiment qu'il s'infligeait; il
-jeûnait pour son péché, à elle. Puis il erra. Il était poussé vers les
-Champs-Élysées. Il ne les reconnut pas. La forêt sinistre, tortueuse,
-protégée par des constructions brèves, la forêt de vice, de pauvreté
-et de méchanceté, la carrière d'ombres et de feuilles, de mystère
-broussailleux et de fuite s'était faite jardin d'enfants. Délice tissé
-de balbutiements ou ces cris, au pis, sous les arbres qui intercèdent,
-rythmiques, en une hymne barbare, vers les anges tout proches, pour
-les gens trop âgés qui n'osent plus crier. C'était comme un chemin
-de petites âmes que des nourrices, pieusement, causant bas ou riant
-sans outrage, portaient ainsi que des saints-sacrements, les berçant
-de ci, de là, dans des reposoirs de verdure et les balançant en des
-ressouvenirs de limbes et en des songes d'en-deçà. Les omnibus et les
-voitures filaient droit, en bordure de cette procession: les petits
-se souriaient, s'appelaient dans la camaraderie d'avant la vie, dans
-la fraternité de leurs deux ans: d'autres, au sein, échangeaient
-les regards de deux séraphins qui se reposent l'un sur l'autre, se
-charment et se consolent l'un l'autre, parmi un décor mortel, et
-retournent à leur lait, résignés à leur long supplice. Le jeune homme
-aurait éprouvé une amère et profonde satisfaction à voir souffrir les
-nourrices et les servantes: il les observa et ne découvrit en elles que
-ruminerie. La complexité des Champs-Élysées leur offrait leurs champs
-et leur paysage: l'atmosphère, fraîche, gonflée de lait, c'étaient
-leurs jeunes ans, à elles, en mieux. Des ballons légers flottaient,
-voletant à peine dans l'air lourd. Les deux guignols rivaux battaient
-le commissaire, à l'envi, et la petite corbeille à chèvre vaguait sur
-ses deux roues. Air où l'on ne pouvait respirer ni haine ni colère.
-Le jeune homme résistait encore: «Enfants de riches!» protesta-t-il.
-Mais aussitôt son émotion grandit. Il pensa à son enfant, à celui
-qui pouvait naître de son baiser. Enfant de riche! Il irait aux
-Champs-Élysées, dans des rubans et des dentelles, il aurait des bonnes
-et des bonnes. Il se détesta, détesta sa nuit et son étreinte, mais
-ne put détester ces petits qui passaient, dans l'harmonie de leur
-sourire et de leur mutisme caressant. Il louvoya autour de ces petites
-mains, le long de ces yeux qui semblent lire des plaies et panser
-les chagrins, il attendit le soir dans le soleil, le soleil qui le
-suivait, qui dorait devant lui des pylônes, des fontaines, le soleil
-conseiller des extases et de la sérénité somptueuse. C'était une de
-ces merveilleuses journées qui, avant de s'envelopper de ténèbres
-s'agrafent d'une boucle de feu où tous les métaux viennent amonceler et
-fondre ensemble leur paroxysme d'intensité et où les pierres précieuses
-se varient, s'entassent et s'enflamment l'une l'autre en une coulée
-plus que divine, en un éclat où l'enfer se marie tout brûlant au ciel,
-pour offrir au monde aveugle l'unité et l'entité de la flamme et
-de la lumière. Le soleil couchant saigna de la pourpre, une pourpre
-filée d'or et surfilée d'émeraude royalement tachée d'opale, puis la
-pourpre glissa et découvrit une infinie tunique d'améthyste qui emplit
-le firmament; l'or s'étala sur elle en plaque, pâlissant à mesure,
-déchirant le tissu violet et mauve, s'étirant, se rétrécissant jusqu'à
-un mur de turquoise, qui soudain tomba, envahit tout et boucha le
-ciel. Le jeune homme en avait assez vu. Il n'avait plus son soleil
-et sa pourpre: le courage l'avait abandonné depuis longtemps. Il ne
-s'irritait plus d'être vide de ses idées, de ses sentiments, de ses
-instincts. Il se précipita chez la grande-duchesse. Nous avons vu qu'il
-avait été reçu.
-
-—Vous êtes le père? répéta-t-il à Gaël qui ne répondait pas. Sa douceur
-tombait. Il se retrouvait tel qu'il s'était montré la nuit, brutal,
-cruel, ivre d'avenir.
-
-—Non, mon garçon, dit Gaël. Et vous?
-
-Involontaire facétie! Gaël ne le voyait pas. Ce qu'il voyait,
-c'était l'autre nuit, la scène, la robe usée, déchirée. Il regarda
-Clémentine-Alessandra. Il ne remarqua pas sa robe. Elle lui apparut
-blanche et droite, sans âge, jeune effroyablement, chevauchant,
-piétinant les époques et les destins. Il revenait à la robe décousue.
-
-—Je n'ai pas de nom, déclara le jeune homme.
-
-Les deux êtres se rejoignaient. C'était d'une union semblable
-qu'avait dû se conclure jadis le rapt d'un pays, la fondation du
-Schmerz-Traurig, la naissance d'un peuple et d'un peuple esclave. Il
-les enviait tous deux, ensemble, non pour leur jeunesse et l'éclat de
-leur vigueur, mais parce qu'ils incarnaient, en force, la vie totale
-dont il avait parlé deux heures auparavant. Il trouvait ici l'amas,
-l'union des siècles, en harmonie, leur essence et leur détail,
-l'effort recommençant après le succès, après l'échec, la chaîne enfin
-entre les conditions sociales les plus lointaines, les années les plus
-éloignées, le cercle même de l'infini. La fatalité était là, en robe
-blanche et en jaquette usée; il n'y avait plus à discuter la folie de
-Christine-Alessandra et sa chance: la rencontre devait avoir lieu—et
-à ce moment. Ils souffraient tous deux, atrocement, ne se regardant
-pas pour ne pas voir se lever de leur chair à tous deux les baisers
-de la nuit et pour n'avoir pas honte de soi. Il les envia davantage.
-Comme ils simplifiaient, comme ils résumaient, comme ils possédaient
-l'existence! Le jeune homme parlait:
-
-—Voilà. Je ne sais pas si vous savez. Ce sont des choses dont on ne se
-vante pas.
-
-—Je sais, déclara Gaël.
-
-Le jeune homme ne trouvait plus rien. Du désir et de l'horreur lui
-venaient aux lèvres.
-
-—Vous êtes venu, trancha la princesse, me réclamer cinq francs que je
-vous dois. Je vous les ferai donner.
-
-—Tu ne me dois rien! je t'ai payée!
-
-Le jeune homme avait empli la chambre de cette phrase. Elle
-rebondissait du creux des armures au gonflement des étoles et des
-drapeaux, faisant trembler les épées et les casques. En même temps,
-de son œil de fièvre, soudain plus calme, il inventoria. Il avait
-payé tout cela aussi. De quelques sous il avait acheté la femme, sa
-richesse, sa race, tout cela, car tout cela n'avait plus cours. Elle
-pâlit. Profondément, atrocement elle saignait, humiliée. Payée! Les
-millions menus, les miettes de gloire et de splendeur, le ruissellement
-contenu des gemmes et des ors, l'âme précieuse des siècles conservée
-en beauté, les témoignages des légendes, les gardes ciselées, bourrées
-d'émeraudes, les dentelles, les lames, des trésors de guerre et des
-châsses, les bannières et les atours, tout était allé à cet homme
-mendier un peu de pain et des baisers, lui demander la vie que donne le
-pain, la vie que veut la chair; il était son maître à elle et le maître
-de sa race. Il s'attachait à elle, elle croyait avoir aux flancs la
-piqûre d'invisibles éperons. Et il la méprisait. Elle crut défaillir.
-Mais déjà Eusèbe Gaël intervenait.
-
-—Je sais. Mais je ne sais pas qui vous êtes. Vous n'avez pas de nom,
-soit. Mais vous êtes obligé d'avoir un nom, pour la police.
-
-Voilà qu'on parlait de police, dans ce sanctuaire! Le jeune homme
-parlait:
-
-—On m'appelle Antony. Je ne suis pas tout à fait enfant trouvé. J'ai eu
-une mère, pas très longtemps, qui n'était pas bien forte. Elle n'avait
-pas dû être toujours pauvre: elle ne pouvait pas s'habituer. Elle
-s'étonnait un peu des gros ouvrages de l'ouvrage, quoi! en le faisant.
-Elle m'aimait beaucoup. Elle me berçait en rêvant tout haut, elle me
-trouvait joli, intelligent et elle pleurait. Elle se racontait des
-choses sur moi dans des espèces de chansons qui n'étaient pas gaies.
-Elle se mettait dans des états terribles parce qu'elle ne pouvait pas
-tout me donner. Il lui fallait que j'aie de l'instruction, de l'air,
-que je sache tout, que je puisse commander, acheter, régner,—des
-bêtises! Elle me prenait sur ses genoux, me débrouillait les cheveux,
-me regardait dans les yeux et puis elle les embrassait et puis elle
-pleurait encore.
-
-Une paix tombait dans la chambre ducale: le trouble, l'émotion
-douloureuse, saccadée, contradictoire qui l'avait trouée et déchirée
-comme à coups de couteau, les sauts brusques de l'orgueil à la haine,
-de la honte à la passion, les sursauts, les cris de colère se fondaient
-dans un immense attendrissement. On ne badine pas avec la misère. La
-jeune fille y avait touché: elle en était prisonnière. Il semblait que
-les murs somptueux, les murs épais de merveilles se fussent reculés:
-les trois êtres se penchaient ensemble sur l'âme pure d'une infortunée,
-d'une mère.
-
-—Elle est morte? demanda Gaël.
-
-—Je ne sais pas. Quand j'ai eu sept ans, elle n'est pas revenue, un
-soir. Peut-être qu'elle s'était noyée. On n'a pas jugé utile de me
-l'apprendre. Ou bien elle est retournée dans son pays. Elle était Corse.
-
-—Comment s'appelait-elle?
-
-—Je sais pas. Je l'appelais maman.
-
-—Et depuis?
-
-—Depuis, rien. J'ai été à l'école. Je n'ai pas joué. Je n'ai pas essayé
-de métiers, à cause de l'apprentissage qui coûte trop cher et parce
-qu'il faut trop longtemps être petit garçon chez les patrons. Et j'aime
-voir le soleil, marcher, me raconter des choses, comme ma mère.
-
-—Vous pensez?
-
-—Si vous voulez. Ça n'est pas gai, non plus,comme ma mère. Mais c'est
-comme si je mangeais, comme si ça me nourrissait. On entend de si
-drôles de choses, on voit de si drôles de gens. Quand je me raconte que
-je suis moins que cela, ça m'amuse.
-
-—Vous n'avez pas d'amis?
-
-—Où ça? Ceux que je pourrais avoir me dégoûtent. Les autres aussi.
-
-—Et que voulez-vous maintenant?
-
-Une flamme lui vint aux yeux, nouvelle:
-
-—Rien, fit-il. Ça.
-
-Elle ne bondit pas. Elle était heureuse de l'outrage. Elle se
-reprochait son émotion. Et elle parla très simplement.
-
-—C'est bien. Mais si vous vous obstinez, il faut que vous soyez à moi
-complètement, que vous ne sortiez pas d'ici et que vous m'apparteniez.
-A quel titre? Vous ne savez rien: vous ne pouvez pas servir de
-secrétaire. Je vous offre une place d'aide à l'argenterie.
-
-Elle avait prononcé ces paroles d'une voix blanche. Elle se dégradait
-avec lui, devant ce Gaël qui était son maître et son juge. Elle
-acceptait l'ignominie des assauts serviles, l'éclaboussure des eaux
-grasses, tout de suite. Et elle portait la main à une âme d'homme, la
-souillait, la brisait.
-
-—Larbin? moi?
-
-Le jeune homme éclatait de rire.
-
-Gaël s'était penché vers la jeune fille.
-
-—Prenez garde, disait-il. J'ai regardé cet homme. Il n'est pas de la
-race des valets. Les valets ont des figures spéciales: c'est une race,
-je vous le répète, comme les jockeys. De dos, déjà, on voit qu'ils
-n'ont pas de moustache. On s'aperçoit à leur marche qu'ils ont les
-genoux usés. Ne contrariez pas la destinée de cet homme. N'avez-vous
-pas peur de blesser votre destin à vous? Vous êtes faite pour régner,
-il est fait pour ne pas servir. S'il sert, vous ne régnerez pas.
-
-—Larbin? moi? répétait l'éclat de rire.
-
-—Regardez-le, continua Gaël, écoutez-le: il est fier. Vous me faites
-mal. Vous voulez un amant chez vous, en bas? Vous me faites penser à
-Marie-Louise de Parme.
-
-—Marie-Louise était autrichienne, répondit Clémentine-Alessandra. Moi,
-je suis allemande. L'Autriche, c'était l'Allemagne asservie, elle
-avait besoin de deux têtes à son aigle: notre aigle à nous a une tête,
-une seule, comme l'aigle de Napoléon. Marie-Louise s'était mésalliée:
-moi j'étais vierge hier. En l'humiliant, je m'outrage beaucoup plus
-que lui. Mais je n'ai pas d'orgueil. Nous autres, il nous faut de
-l'orgueil, pour nos peuples, nous n'en avons que faire pour nous.
-J'éprouve ce jeune homme. Il m'a bravée. Ah! que je voudrais ne plus
-l'aimer!
-
-—Vous allez essayer, n'est-ce pas? Vous l'avilissez, pour en rougir.
-Vous ne rougirez que de vous. Vous me rappelez une chanson de Béranger:
-_La Marquise de Pretintailles_.
-
-Un instant Gaël crut qu'elle se fâchait. Mais elle éclata de rire, elle
-aussi. Le jeune homme ne riait plus. Il la désirait formidablement.
-Elle avait dominé sa journée, de haut, dans le soleil et dans les
-pierres de l'Arc-de-Triomphe—et elle était là! Il avait eu de mauvaises
-paroles parce qu'il avait le cœur mauvais, trop gonflé de tendresse,
-tendu à éclater de passion, gros de ne pouvoir pleurer et parce
-que ses lèvres étaient mordues, en dedans, des baisers qu'elle ne
-donnait pas; il lui fallait des étreintes et des morsures. Et puis il
-s'abandonnait. Elle lui avait changé l'âme. Il ne pouvait plus songer
-à son galetas, à ses tournées. Il ne demandait qu'un refuge, qu'un
-abîme où la voir. Il n'abdiquait point d'ailleurs: il restait pauvre.
-Tombant plus bas, l'effort serait plus grand et sa convoitise plus
-féroce. Il apprendrait. Il s'évaderait plus tard. Il eut des ambitions
-en considérant son abjection, en face. D'un trou, on aperçoit encore
-le soleil. Et elle était si belle et si jolie à la fois! Elle ne se
-faisait plus violence: elle était impérieuse et cynique, elle se
-torturait, elle riait. Il se donnait à elle pour la prendre.
-
-—J'accepte, dit-il.
-
-Elle sourit:
-
-—Vous n'aviez pas le choix.
-
-Mais elle était émue. Elle se retrouvait telle qu'à l'aurore, pâmée,
-et elle voulait revenir à cet instant, échapper à sa journée de
-philosophie, de mensonges et de vérité, d'apparat et de confession.
-Elle ne congédia pas Eusèbe Gaël: l'horreur l'avait chassé. Ils étaient
-seuls: ils se sourirent, ils n'avaient plus à se dire ni bonnes ni
-méchantes paroles, ils avaient à jeter sur leurs mots, sur leurs
-sentiments et sur leur volonté, sur le passé et sur l'avenir le voile
-frémissant, le voile d'azur et d'or, le voile d'écume de la volupté.
-Le jeune homme oubliait sa journée, oubliait le décor et le hideux
-servage où le pliait la jeune fille: Clémentine-Alessandra se prêtait,
-s'offrait. Elle avait triomphé. Elle voulait la suprême tyrannie: jouir
-de son esclave dans sa peine et dans tout, l'avoir et peser sur lui
-du plaisir même qu'elle lui ferait prendre sur soi. Elle indiqua les
-portraits, les souvenirs, la chambre pleine: c'étaient les témoins
-de leurs noces, elle exigeait d'être possédée devant eux, de perdre
-officiellement, royalement sa virginité, de n'être plus la proie du
-hasard:
-
-—Viens, dit-elle, tu ne m'as pas eue, tu ne m'as pas eue vraie.
-
-Le jeune homme s'élança. Elle l'arrêta: Elle se donnait pas, ne
-s'abandonnait pas. Elle se dépouilla avec lenteur. Ce n'était pas
-une déchéance. Elle enlevait ses atours seule, sans cérémonial et
-sans chambrière, mais c'était pour les vêtir à nouveau. Elle allait
-être nue, comme par décret,—et pour cause. Il lui prit les mains et
-les reconnut longuement. Il identifiait ses ivresses. Et ce fut un
-cri lorsque l'étreinte renaquit, lorsque leurs jeunesses nerveuses
-se reconquirent et se confondirent. A même les coussins historiques
-hâtivement rassemblés, sur un chaos mince de drapeaux, de manteaux, de
-velours et de soies de blasons, presque sur le sol, ils s'échouèrent
-en un essor, en une avalanche de baisers. Toutes les angoisses,
-toute fièvre, tout désir de satiété les pressèrent, les tinrent, les
-ligotèrent et les enveloppèrent: ils s'aimèrent en détresse, se donnant
-tout l'un de l'autre, confessant leurs corps et leurs âmes et leur
-passé, pour le mystère de la veille, en rachat de leur communion de
-fraude. Parmi leur extase, un bruit les détacha: c'était une panoplie
-qui tombait à côté d'eux. Un poignard, un petit poignard du XVIᵉ siècle
-restait fiché dans le sol. Clémentine-Alessandra pâlit, mais elle
-haussa les épaules. Et, pour se rassurer:
-
-—Tiens, dit-elle, je te le donne.
-
-—Il faut que je te donne un sou. Ça coupe l'amitié.
-
-—Et l'amour?
-
-—Je ne sais pas.
-
-—Eh bien! non! ça ne coupe rien. Et si tu me donnais un sou, tu me le
-reprocherais. Tu m'as déjà payé ce matin.
-
-—Pardonne-moi.
-
-Elle ne lui pardonnait pas. Elle l'embrassa. Ils restaient nus.
-
-Et, contre la fatalité, ils se reprirent...
-
-Eusèbe Gaël était rentré chez lui. Il alla droit à sa fille et la serra
-fiévreusement sur son cœur. Puis il ouvrit sa fenêtre. De la rue de
-Furstemberg il voyait tout le vieux et fantômal quartier de l'Abbaye,
-il plongeait sur des cours d'hôtels seigneuriaux désaffectés, sur des
-jardins en morceaux, semés de marbre et de pierres sculptées, sur
-des couvents sans cloches, des haies, tout un jadis las et n'ayant
-plus même la force de mourir. Plus haute, pareille à une basilique
-sarrasine, l'église de Saint-Germain-des-Prés hissait son mur roide
-vers la voûte du ciel sans lune. Une heure sonna sans écho, une heure
-impaire, onze heures. Gaël ne l'aimait pas. Il songea violemment,
-douloureusement à son amie. Dans la rue, une famille de mendiants
-italiens, qu'il connaissait de par ses aumônes, errait, tuant sous elle
-la nuit avant de rentrer dans Plaisance, pour revenir. Il songea plus
-amèrement. Une prière vint à ses lèvres, qu'il n'avait pas marmonnée
-depuis une crise de sa jeunesse. La prière, des lèvres, lui entra au
-cœur, dans un sanglot. Et il pria, de toute sa science, de toute son
-angoisse, de toute sa vie. Puis il se rappela la nationalité corse du
-jeune homme et son nom «Antony! murmura-t-il. Je sais bien que ça ne
-prouve rien, que ce n'est rien, qu'un prénom. Mais ces gens-là ont juré
-de me faire croire au romantisme!» La nuit était fraîche. Des souffles
-malins venaient. La tour sacrée s'enveloppait de nuages. Eusèbe Gaël
-sentit les éclairs et le tonnerre tout proches: nuit de fièvre et
-d'étincelles, nuit électrique, c'était avec son insomnie certaine,
-du travail et des pensées neuves. Il ferma sa fenêtre et se remit
-au travail. D'une main ferme, il traça cette ligne: «_Chapitre_ VI.
-_Erreurs de tous les temps. L'Amour._»
-
-
-
-
-III
-
-L'ERGASTULE
-
-
-Le garçon coiffeur offrit galamment à la ronde son savon et son rasoir:
-
-—Au premier de ces Messieurs..., dit-il.
-
-Sa grâce obséquieuse se frottait d'ironie, essentiellement. Il n'y
-avait là que des clients auxquels le mot: «Monsieur» va comme un
-chapeau de soie sans cocarde: c'étaient des tabliers bleus et blancs
-qui se gaufraient à ne rien faire—pour la minute—et à ne se salir
-point. Antony se leva et s'assit sur le fauteuil canné.
-
-—La barbe, n'est-ce pas? devina le coiffeur.
-
-—La barbe, oui, répondit Antony.
-
-La poudre de savon joua, blanchit, brouilla le blanc, devint crème et
-mortier, s'épaissit, s'étendit, envahit le visage, noyant les flocons
-légers, les tordant, les broyant, les couchant sous son néant glaireux.
-Le garçon s'attachait à respecter la lèvre, mauvaisement. Il attendait.
-Antony sentit une honte et ajouta: «La moustache aussi.» Le garçon
-eut un sourire: «Il fallait le dire tout de suite,» et, raffinant, il
-arrêta son labeur de lessiveuse. Il prit des ciseaux, pinça quelques
-poils, les serra, les frisa presqu'en pointe et les trancha au pli de
-la bouche, à même le savon qui crissa avec les poils. Puis, dans un
-autre rythme, il promena son blaireau sous le nez, comme il eût fait
-des saintes huiles. Il soupira, pour le patient, et apprêtant son
-arme de dégradation sur un cuir usé, il plaisanta: «Comme ça, vous
-entrez dans les ordres?»—«Quels ordres?»—«Les ordres des autres.» Il
-se sourit. Antony ne sourit point. Il était gêné de la pâte molle qui
-accablait son visage et qui semblait tourbillonner encore sur lui,
-terre blanche et lâche. «Ça vous ennuie? continuait le garçon. Je vous
-comprends. Tenez, moi, mon patron me dirait de couper ma moustache,
-je ne pourrais pas: ce n'est pas que j'en aie beaucoup, mais on est
-mieux tout de même, avec. Et puis, c'est ce qu'il y a de plus sensible,
-dans la figure, bien entendu. Mais vous vous y ferez. C'est un léger
-sacrifice. Vous avez tant d'avantages, en maison! D'ailleurs si les
-domestiques portaient la moustache, on ne les distinguerait pas des
-maîtres, dans la rue: il y en a qui sont si chics!» Antony ne répondait
-pas: il comprenait peu à peu ce qu'on appelle, chez les barbiers,
-«endormir le client» et il pensait. A larges coups, son visage se
-levait dans la glace, pâle sous les poils ratissés et le savon chassé,
-ferme et nu, réduit à sa vigueur et à son âme. C'était une vie
-nouvelle pour son visage. Il crut qu'il se regardait pour la première
-fois et n'eut ni peur ni horreur de sa face glabre. Il jouissait de son
-humiliation. Lorsque sa maîtresse l'avait laissé tomber de ses bras
-dans l'antichambre et dans l'escalier de service, il avait pu supposer
-qu'il acceptait l'esclavage comme l'envers de la caresse, par faiblesse
-d'amant, par veulerie de vagabond lassé, par calcul sensuel, aussi,
-pour ramasser un baiser dans les ordures. Sous le rasoir ainsi que sous
-la hache, il se retrouvait fier, terrible, intact de dessein et de
-désirs. Il n'abdiquait pas: il demeurait pauvre, mais voulait connaître
-mieux la manière de s'en servir. Il aimait, soit: c'était un extra.
-Mais son amour même, n'était-ce pas son œuvre, sa conquête, sa prise?
-Il en voulait aux riches d'avoir tout et de s'emparer du reste. Il leur
-en voulait de ce qu'ils lui laissaient voir autour de lui de misères
-et de désespoirs où il ne pouvait rien.
-
-Il n'avait jamais été heureux: c'est pourquoi il voulait le bonheur
-de tous, le bonheur qui ne chante pas, car c'est la rage qui chante,
-qui ne parle pas, car c'est l'ennui qui parle, qui ne marche pas trop
-vite, car on ne se hâte que vers la peine. Aux Champs-Élysées, il était
-venu passer une revue de la nuit et de ses hontes, des tentations, des
-abandons, des besoins qu'elle roule en son manteau noir et troué. Il
-passait, fort de sa misère, voyant, jugeant, s'instruisant. D'un fourré
-à une clairière, d'un pan d'arbre à l'inflexion d'un tronc d'arbre,
-d'un pli de pavillon à la fuite d'une allée, tout lui contait des
-sensualités vagabondes, de la chair meurtrie qui appelle de la chair
-furieuse, de la faim qui veut se perdre dans le désir, en se cachant
-des lourdes étoiles.
-
-Le rasoir qui passait sur sa face lui enlevait le hâle lentement acquis
-de l'amertume et de la science humaines, le lavait de ses veillées au
-Bois-de-Boulogne et aux Tuileries, de ses tournées partout où Paris
-se détache de son mensonge et vient râler haut ou cracher son saoul
-ou se griser d'air, de ses galops dans les sentes et les allées où
-erre le rut pauvre, où l'infini des convulsions et des convoitises de
-l'infortune s'en vient se briser contre le hasard des enlacements d'une
-seconde. Il se retrouva, dans le miroir, une face de prêtre, glabre,
-nue, sans plis, sans reflets: les yeux restaient brillants et fixes
-sous la masse des cheveux. Le rasoir s'en allait lentement du gouffre
-de la gorge offerte et de la dépression des mâchoires énergiques: le
-coiffeur invita Antony à se plonger dans l'eau d'une vasque emplie
-en hâte, à cette fin de noyer les derniers poils, de dissoudre le
-savon, de n'avoir plus aucun vestige de sa barbe, aucune trace même
-de sa destruction. Il le tira sur le fauteuil, ensuite, lui infligea
-un peignoir de coton et les manches: «Les cheveux, maintenant, pas?»
-Oui, c'était vrai, les cheveux! Ses cheveux étaient indépendants. Des
-mèches, çà et là, affirmaient un caractère, du caractère. Il fallait
-les égaliser, les réduire à rien. Il avait des boucles d'orateur et de
-poète, des touffes ondulées par le rêve, d'autres gonflées de colère,
-dressées, droites comme un dessein: il fallait les coucher ainsi que
-le reste du corps devant le despotisme de l'ordre social. «Comment
-les voulez-vous? demandait le garçon. En brosse? Non, vous n'avez pas
-besoin de cette brosse-là? la raie au milieu? sur le côté? à droite,
-n'est-ce pas? c'est plus convenable. Courts! Ah! il n'y a rien de
-mauvais pour le pli des cheveux comme le tablier à mettre. Ça défait
-une coiffure, le cordon du haut. Le plus court, c'est le meilleur,
-voyez-vous. La poussière... le travail... On ne vous a pas commandé une
-coupe spéciale?» Commandé! oui! On lui prenait ses cheveux, sa barbe,
-tout. Tant mieux. On lui laissait son âme. Ah! si on lui avait pris son
-cœur aussi, son cœur qui s'était fait prendre aux Champs-Élysées, quand
-il voulait nourrir son fiel! Non, on ne lui avait rien commandé. «Comme
-vous voulez», dit-il au garçon. Le garçon se récria. Il ne proposait
-rien que pour le bien du client, pour son plaisir. Il savait bien comme
-on était tenu, comme on s'appartenait peu. Mais, dans les limites du
-service, à condition de n'avoir ni moustache ni cheveux trop longs, on
-avait sa tête à soi, et sa tête, que diable!... Alors, si on aime mieux
-la raie à droite qu'au milieu, parce que la raie à gauche, ce n'est pas
-permis à un domestique, on peut ou non?...
-
-Antony acquiesçait silencieusement: «Oui, je vois, continua le garçon.
-Vous n'êtes pas habitué. Vous êtes débutant. Ça vous bouscule un peu,
-tout à la fois. Mais vous avez raison de vous être placé chez des
-bourgeois. On n'est pas son maître, mais on a moins de soucis. On n'a
-à s'occuper que des autres!» Sa tondeuse montait, mordait dans les
-cheveux, vigoureusement. Il étrillait. Les domestiques, ça connaît les
-chevaux. Alors pourquoi se gêner? Et, à mesure que la tondeuse lui
-faisait froid, Antony se sentait plus près de ses nouveaux compagnons
-qu'il avait à peine entrevus. Clémentine-Alessandra l'avait envoyé
-présenter par un infime intendant, infatué et rogue. Il avait été toisé
-par une douzaine de gens mornes, ensommeillés en leur grande livrée
-du soir. Ils avaient veillé en son honneur. Cinq étaient vieux et
-allemands. L'un, même, très vieux, l'avait considéré d'un air étrange.
-Les autres étaient français, à cause des courses, des conversations à
-tenir et des voitures. Il pouvait leur revenir: il était digne d'eux,
-il en était, pleinement. Il paya la peine d'avoir été tondu et prit
-congé par un pourboire qui sonna dans le tronc de zinc comme un tronc
-dans le panier de la guillotine. «Pas causeur, votre collègue! ricanait
-le garçon coiffeur.»
-
-—C'est de chez la Prussienne, dit un valet. Ça ne sait pas la langue.
-
-—Voulez-vous parier que c'est un Parigot? Mais c'est fier.
-
-—C'est, peut-être une mouche! Il en faut chez ces femmes-là.
-
-—Pourquoi? Ça ne vole pas toujours, les princesses.
-
-—Oui, mais ça conspire. Et puis, est-ce qu'on sait ce que c'est?
-
-Antony était rentré à l'hôtel par la petite porte. Il y trouva ses
-camarades.
-
-—Ah! vous voilà en tenue! dit un grand maigre. Vous êtes mieux ainsi.
-J'avais peur que vous ayiez l'air déguisé.
-
-—En voilà des manières! tu lui dis: vous! On ne se tutoie plus, alors?
-
-—Il est triste, observa un autre.
-
-—C'est vrai! Il commence tard. C'est dur, à son âge!
-
-—Moi, j'ai débuté à douze ans. J'arrivai un soir de dîner de gala
-chez la duchesse d'Alais. Par des portes qui s'ouvraient en enfilade,
-j'apercevais de la lumière comme je n'en avais jamais vu: c'était le
-commencement de l'électricité, avec des lustres et des couleurs, des
-globes, des abat-jour sur des tentures, des tapis, des tableaux et des
-glaces, vous comprenez!... Je faisais attention à ça, à tout; j'aurais
-voulu voir des belles dames et leur ouvrir les portières de leurs
-calèches à cause qu'à cette époque-là j'y croyais, aux calèches. Et je
-ne lavais la vaisselle que des doigts, de toute la main et des bras,
-même, les manches retroussées, mais pas de la tête, comme il faut.
-Alors j'ai cassé un verre. Et, d'émotion, de honte, de crainte, je me
-mis à pleurer. Je me voyais mis à la porte, incapable d'être domestique
-à tout jamais et de cirer les bottines des dames. «Monsieur, que je dis
-au maître d'hôtel, ce n'est pas de ma faute, Monsieur. Pardonnez-moi.»
-Il sourit, cet homme. «Petit imbécile, répondit-il, tu ne vois donc
-pas que c'est un verre d'office? Ça ne dépareille rien, tiens!» Et,
-pour me rassurer, il en cassa sept. «Mais que ça ne t'encourage pas!
-ajouta-t-il, terrible. Je dirais que c'est toi qui les a cassés
-tous!» Eh bien! cette nuit-là, j'eus un cauchemar où les belles dames
-dansaient avec le maître d'hôtel, celui que j'avais vu, dans des
-morceaux de verre où elles se blessaient et où j'étais guillotiné pour.
-J'en ai été malade trois jours. Mais c'est une belle entrée dans le
-métier. Je m'étais aguerri tout de suite. Et, aujourd'hui, je suis chez
-la duchesse.
-
-—Moi, se souvint un autre, je me suis dégoûté tout de suite du métier.
-J'avais de l'amour-propre et de l'ambition. J'appris tout seul, en
-cachette, je m'appris à faire de la ronde et des règles de trois et
-je trouvai un emploi dans un bureau. J'étais très fier, je faisais le
-Monsieur, j'avais des manches en lustrine, sans gilet à raie, sans
-tablier. Ça dura quelques mois. Un jour je rencontrai mon ancien
-maître. Il me sembla que je lui disais «Monsieur» comme à personne.
-Il fut gentil, me ramena chez lui, me prit par les sentiments. Il me
-montra qu'il m'avait gardé mon tablier, me le fit «essayer». Essayer!
-je ne le quittai plus. «Ça te va mieux, me dit-il.» Il me tenait
-solidement. Depuis, il est mort, j'en ai connu d'autres, je mourrai
-dans une livrée.
-
-Ce ne fut pas pénible. Les gens s'attendaient tous à ce linceul-là. Ils
-l'usaient sur eux, avec eux. Les économies, même, qu'ils engraissaient
-pour un commerce de retraite, ils n'y croyaient pas. En somme, ils
-vieillissaient, ils vieilliraient à l'ombre d'une fortune, d'une
-maison et, ici, d'un drapeau. En cet immense palais, ils figuraient,
-dans l'office étroit, les piliers honteux, les étais cachés sur quoi
-reposait tout l'édifice. L'hôtel pavé de chambellans, de filles
-d'honneur, de secrétaires des commandements et de simples secrétaires,
-l'hôtel où le cerveau de Paris passait et repassait, c'étaient eux qui
-le conservaient, qui le gardaient, le protégeaient, qui, de leurs mains
-noires, le faisaient blanc et pur, c'étaient eux les prêtres humbles
-des marbres, des soies, qui préparaient des joies aux autres, à voir
-sourire les tableaux et les bijoux, à voir les siècles resplendir
-en émaux, en joyaux, c'était eux l'armature invisible, agissante,
-sur quoi se plaquaient les étoffes, les témoignages de victoires et
-de voyages, les souvenirs des pèlerinages et des chevauchées, les
-dépouilles et les reliques. Ils étaient si loin des causeries, des
-méditations, des rêves de la princesse! Antony les envia. Jamais il ne
-serait comme eux.
-
-—Moi, disait un petit blond, j'ai commencé par travailler chez une
-comtesse aveugle. On ne s'amusait pas beaucoup. On la sentait, de
-l'antichambre. Elle ne voyait pas, naturellement, mais c'était pis.
-Elle se plaignait, au hasard, elle vous reprochait tout, à la file,
-vous accusait de tout, vous donnait tous les noms. Nous la respections
-beaucoup à cause de son infirmité. Et puis ça vous fait le caractère.
-Tous les maîtres, en somme, sont comme s'ils étaient aveugles: ils
-crient par-dessus leurs lunettes, à l'envers.
-
-Les valets français eurent un rire unanime. De la cuisine, à côté,
-les aides rirent aussi. Le chef, pas: il était allemand. Et les
-valets allemands demeurèrent graves. Ils appartenaient à la vieille
-famille des domestiques particuliers des Schmerz-Traurig, levriers et
-estafiers, exécuteurs et bêtes de somme. Ils avaient successivement
-porté la barbe longue et la tête rase, à l'inverse des modes
-existantes, étant l'envers des hommes et le dessous des princes. Leur
-fidélité n'était pas une vertu: c'était leur sixième sens ou plutôt
-le premier: ils naissaient pour leurs maîtres avant de mourir pour
-eux s'ils le leur permettaient. La race avait survécu à la fortune de
-l'autre race: elle avait servi dans l'exode, dans l'exil.
-
-Le plus vieux, celui qui avait regardé Antony la veille, ne le
-regardait plus: il le possédait. Il l'avait flairé, il avait reconnu
-l'odeur de ses seigneurs. Il avait eu un frisson véritable, puis il
-avait souri, d'un sourire où se navrait un passé, une adoration, le
-servage séculaire—et la foi. Il prit le jeune homme à part et, d'une
-voix très faible, où les intonations tudesques sortaient en angles,
-il dit: «Je vois. Tu n'es pas de notre monde. Tu as touché à Son
-Altesse. Elle te cache au milieu de nous, maintenant. Ce n'est pas
-bien.» Antony se révolta d'abord. Cette divination lui semblait basse,
-vile, dégradante. Tout le monde allait savoir, alors! Il considéra
-le vieillard. Il lut sur sa face non l'histoire seulement des valets
-les plus lointains mais l'histoire secrète de la maison ducale: ces
-plis, ces rides, c'étaient les chocs en retour des débauches du vieux
-prince, les nuits d'escorte, les nuits d'attente, les soucis sur lui,
-les remords pour lui, de l'affection saignante, du dévouement continu,
-surhumain et saignant dans des dangers pauvres et de la boue. Quelle
-hautaine figure, et quel mépris pour le présent, pour la vie, pour
-la chair! Il tenait du prêtre et du soldat, varlet d'armes, frère
-confesseur. Antony avait vu des portraits d'ancêtres, en des flâneries
-au Louvre les jours de pluie et d'autres jours où il lui fallait de la
-beauté contre les gens et les rues. Le vieux leur ressemblait à tous.
-Il le respecta: «Ce n'est pas ma faute,» murmura-t-il. Un peu plus de
-dédain crispa la lèvre rasée du vieux: «Tu n'es pas de notre monde. On
-n'y entre pas après ces choses-là. Ça se fait dans le service. Et pas
-ici, pas ici!» Décidément, ce vieux n'était pas de sa race à lui. Il
-avait des mots de philosophe cynique et une tête de curé. Il affichait
-toutes les vertus, en creux. Antony eut un peu peur. Il aurait voulu se
-faire un bouclier de ses haines, de ses désirs pour les autres, de sa
-vigueur et de son ennui. Mais il ne put que se courber: «Viens, dit le
-vieux.» Les autres souriaient.
-
-—On m'a dit, ricana l'un, que, le premier jour de leur arrivée dans les
-maisons centrales, on laisse les condamnés comme ça, à causer, sans
-rien faire. Ça les change, après.
-
-—Tu connais ces maisons-là!
-
-—Farceur! Attends un peu.
-
-Antony avait suivi le vieux le long d'escaliers introuvables, ceux où
-les valets, pas tous, avaient accès, l'escalier secret de service.
-Ils avaient pris un long couloir, sous les combles et le vieux avait
-ouvert sa porte. C'était, cette chambre de domestique, une cellule de
-moine et je ne sais quel repaire d'alchimiste. Le vieux y vivait avec
-des fantômes: il y avait enterré ses morts et les gardait autour de
-soi, pour lui donner des conseils, pour lui rappeler les traditions
-saintes d'obéissance, d'abnégation, de néant devant les seigneurs.
-Il avait, pêle-mêle, avec des tabliers et des sabots, des épées de
-bourreau et des cannes enrubannées de courriers, des bavolets, des
-bonnets d'antan, des galons de livrée usés et nobles où les armes de
-Schmerz-Traurig éclataient d'une richesse lasse et où le lion de gueule
-pleurait de la pourpre et de l'or. Il déroula une vieille carte de 1735
-et la lut au jeune homme: «Marquise de Misnie, comtesse de Lusace,
-princesse d'Hewerswerda, de Mosqua, de Zobelitz, comtesse de Zerbst,
-de Hall, de Tzahan, de Quedelinburg, baronne de Mesburg, de Torgaw,
-de Budissen, de Usta, de Friedland, jusqu'à la Saxe, jusqu'à Sagan,
-jusqu'au Brandebourg, jusqu'à Brunsvick, jusqu'à Iéna, regarde, regarde
-sur l'Elbe, autour de notre capitale Wittemberg, regarde les montagnes,
-aussi, et les forêts. C'est tout cela que tu as pris. C'est grand,
-va! Tiens, regarde: ça, c'est cent lieues de Suisse et de Hesse, notre
-mesure: c'est grand, c'est grand! J'ai vu tout cela, moi. Il y a des
-toits dorés, des clochers, des arbres et de jolies filles. Tu as tout
-pris et tu les as prises et maintenant tu es esclave parce que tu es
-esclave de ton péché.» Les paroles de reproche venaient à Antony comme
-d'autres paroles, la veille, dans un décor de passé et d'ailleurs.
-Mais, la veille, il avait parlé. Le vieux continuait: «Elle est
-Altesse sérénissime. Tu ne comprends pas ce que c'est? Eh bien! voilà.
-Il y a des gens, n'est-ce pas? qui sont princes, ducs ou archiducs,
-parce qu'il y a des rois et des empereurs, à cause d'eux, qui sont ce
-qu'ils sont rapport aux autres, les rois, les empereurs, sous eux. La
-grande-duchesse n'a besoin de personne. Elle a son titre, comme cela:
-ce n'est pas un titre, c'est un nom. Elle est sérénissime, comme on
-est homme ou femme. Serein, c'est tranquille à la manière des dieux. Le
-ciel est serein. Elle est mieux que le ciel. Elle n'a à craindre ni la
-pluie, ni la neige, ni les orages. Elle est princesse, tranquillement,
-par le fait, de tous les droits. Ça n'a jamais de nuages.
-
-—Pourtant, observa dans sa fièvre Antony, il y en a eu des orages.
-
-—Ça ne compte pas, dit le vieux. Nous sommes ducs, vois-tu, dans
-l'exil, nous le serions dans le panier du bourreau. On ne discute pas
-ces choses-là. Le pays est à nous et nous n'en devons compte qu'à
-Dieu et au Dieu que nous choisissons, au Dieu que nous voulons bien.
-Nous nous sommes donnés à Luther, de haut, contre des papes d'avant.
-Sérénissime! tu entends! Maîtresse de tout, suzeraine de tout, dans
-la pleine paix de sa conscience, dans l'accord de l'univers autour
-d'elle, au-dessous d'elle, suzeraine, souveraine, ne dépendant
-ni de l'empereur, ni des princes. Et tu l'as prise, malheureux,
-malheureux!» Il se dressa: «Ah! pourquoi mon maître a-t-il survécu à
-son pouvoir? Moi qui l'ai suivi en tout, qui l'ai servi en tout, je
-n'ai pas pu faire comme lui quand il a pris femme. Elle était digne
-de lui, puisqu'elle avait en vertu ce qu'il avait en force de nature,
-puisqu'elle était d'une belle race. Mais j'étais un valet—et trop
-vieux. Les princes ne sont jamais vieux, et si j'avais une fille,
-elle aussi...» Il n'acheva pas. La porte s'était non pas ouverte mais
-brisée. La grande-duchesse apparaissait. Elle avait entendu. Elle
-ne voulait plus rien entendre. Son péché l'enveloppait, son péché
-secret qui s'écrivait dans tous les yeux en lettres de flamme, son
-péché qui transpirait, qui éclatait, qui se crachait de tous les
-pores des pierres, de toutes les veines des marbres, son péché dont
-elle n'avait pas honte et qu'elle voulait porter, poison altier,
-dans un fleuron creusé de sa couronne. Le vieux valet ne tomba pas
-à genoux, ne rougit pas, ne se troubla point. Il ne la regarda même
-point: il la connaissait de toute éternité, il était sa tradition et
-son ombre. Mais Clémentine-Alessandra le considéra longuement. Elle
-avait laissé ce dévouement autour de soi sans y prendre garde, elle y
-était trop habituée. Et voilà que sa patrie, son hérédité, son peuple
-lui parlaient par cette bouche, sans savoir, voilà que des paroles
-lui venaient de là-bas; elle toisa le vieux, inventoria le logis: ses
-galons de livrée qui luisaient çà et là, ses armes à elle, n'était-ce
-pas aussi beau pour le valet qu'un blason à lui, n'était-il pas le lion
-de Schmerz-Traurig et le cimier ne lui venait-il pas, mieux qu'à elle?
-Elle ne trouva qu'une phrase:
-
-—Wolfgang, dou bist ein braver kerl.
-
-C'était la première fois qu'elle s'exprimait en allemand devant lui.
-Mais quelle inspiration charmante! Sa voix de famille, ce compliment
-banal, presque insolent, ce retour à des mots de jadis, au temps de sa
-première adolescence, ce _tu_ qui, affectueusement, remplaçait le _ihr_
-odieux, ce _vous_ pour esclaves, c'était une caresse de mère pour un
-enfant pas assez gâté, c'était l'absolution, la récompense suprême, la
-consécration, quelque chose comme un «certificat» à montrer à Dieu. Le
-vieux ne remercia pas, il sourit: il pardonnait. Clémentine-Alessandra
-était devant son peuple et son caprice, son caprice vengeur. Ils
-n'étaient pas ennemis: ils étaient tous deux écrasés sous la même
-livrée, voués au même labeur. Et la princesse regarda ce qu'elle avait
-fait de son amant. Elle regarda les mains, d'abord. Elles étaient
-longues et blanches. Elle se le représenta nettoyant, grattant,
-s'usant à des polissures inutiles, se déchirant, se déformant,
-gonflées dans de l'eau chaude, et rouges, prenant toute la honte d'une
-personnalité condamnée et détruite peu à peu, énormes, devenant outils,
-perdant leur humanité et poussant aux dépens du cœur, absorbant une
-vigueur d'esprit proscrite, la délicatesse rayée; elle les imagina
-tombantes, lourdes, molles et dures à la fois, éponges et fer—et elle
-eut mal de les avoir senties autour d'elle, elle les eut sur la peau
-et sur les yeux, la brûlant. Elle regarda les cheveux, ensuite, avec
-qui elle avait joué, les cheveux longs et fins qui bouclaient: elle
-aperçut une tête aux bandeaux courts et collés, aux poils rasés, une
-tête découpée dans des flocons soyeux, roide, rabotée, séchée, où toute
-la vie se rejetait dans les yeux tristes et dans le pli de la bouche.
-Alors l'émotion l'emporta: elle avait tué son rêve et elle s'avoua le
-meurtre prémédité, l'assassinat complet, en détail! le cadavre était
-devant elle qui allait mourir peu à peu: très loin, très bas, dans des
-soupentes et des sous-sols, il allait traîner une existence d'ustensile
-méprisé et inconnu. Elle crut frissonner, c'étaient des oubliettes,
-des oubliettes volontaires et infâmes. Mais quoi? puisqu'il acceptait,
-puisqu'il s'y enterrait lui-même, que voulait-il? Il s'était confessé
-et proclamé dans l'hôtel meublé de la rue des Saussaies, il avait une
-âme d'énergie, d'ambition, une âme rouge. Alors? Pourquoi n'avait-il
-pas fui après l'avoir prise, chez elle? Il avait promis. Mais on ne
-tient pas les sales promesses et le parjure est un devoir quand on a
-engagé sa dignité. Alors, alors, il voulait l'oublier, elle, dans ces
-oubliettes! Il voulait un linceul, le mur d'un tombeau contre elle,
-il voulait se ressaisir, avoir à la haïr, à la tenir en dégoût et en
-horreur? Non! non! Elle chercha un moyen de le marquer à son chiffre
-pour le reconnaître et le tenir même dans l'abîme, et, en bête affolée
-plus qu'en tyran, se précipita. Elle le mordit affreusement, au-dessus
-de la lèvre, à la place de la moustache qu'elle avait fait tomber. Ses
-dents de louve des forêts allemandes entrèrent avant dans la chair du
-jeune homme puis, du sang aux lèvres, à ses lèvres à elle, du sang aux
-yeux, Clémentine-Alessandra s'enfuit. Antony n'avait pas crié: il était
-éperdu. Il sentait qu'elle lui infligeait son âme, qu'elle faisait de
-lui sa chose et que, par ces plaies aiguës, elle prenait sa révolte,
-sa haine, sa volonté, lui glissait, lui rivait son autorité cruelle et
-sournoise.
-
-Elle avait disparu: le vieil homme et Antony restaient en présence:
-leurs regards ne se croisèrent pas. Ils n'avaient rien à se dire.
-Pesamment, simplement, ils descendirent à leur travail; le vieux
-continuait, le jeune homme commençait: rien de plus.
-
-La grande-duchesse était rentrée dans sa chambre: elle se jeta sur
-des coussins et sanglota rageusement. Elle étouffait des cris d'appel
-et des supplications, des plaintes de bête blessée. Elle avait du
-sang qui, à travers ses larmes, demeurait, un sang plus rouge que ses
-gencives et que ses lèvres et qui séchait à ses dents, lentement. Elle
-pleura, enfin, sans hurlements, en petite fille, en fille. Puis, les
-yeux brouillés, parmi le voile de ses larmes, elle passa la revue des
-armes, des souvenirs de sa famille. Elle souffrait du mal des siècles.
-Par delà les portraits et les tableaux de bataille, dans les yeux des
-maîtres, elle voyait le vieux Wolfgang la regardant. Son peuple! ce
-quelque chose vivant, guenillant, orphelin malgré soi et tourné vers
-elle dont elle était née mère! Ses aïeux, là, en costume d'apparat, en
-pourpre et en armures—et ces princes, ce peuple, cette foule, c'était
-le même être, l'être en livrée qui avait parlé non pour elle mais
-pour un homme d'une autre race, d'une autre nation, l'homme qu'elle
-avait pris au hasard, dans une promenade de folie. Qu'était-elle? que
-pouvait-elle encore? Qui avait-elle trompé? N'avait-elle pas trompé
-tout le monde, ses pères, ses sujets, son amant lui-même? Elle maudit
-sa jeunesse vide et violente, elle maudit ses pensées qui certainement
-s'agitaient vers elle et qui, par contre-coup, avaient excité ses sens
-mauvaisement. Mais aussi, les princesses doivent se marier avant de
-savoir qu'elles sont vierges.
-
-Un flot de sang lui montait à la tête, l'aveuglait. Elle se réveillait
-femme et souveraine. Déchue comme femme, déchue comme souveraine,
-mais en pleine force et en furie. Jusque-là elle avait accepté son
-exil. Elle trouvait très simple d'habiter Paris, de parler français,
-de n'avoir à commander qu'à des demoiselles de compagnie promues
-filles d'honneur, à des intendants nommés chambellans, à un officier
-démissionnaire qui était grand-maréchal du palais et à deux suisses
-qui, par hasard, étaient Suisses. Ses droits, ses devoirs envers ses
-sujets d'hier, c'était du décor, des accessoires pour le vestibule.
-Comment songer à une restauration, à une tentative? Comment arriver à
-ses anciennes frontières? Comment soulever un pays qui, de sa famille,
-ne se rappelait que son père, cet Otfried-Gutbert, le Duc-la-Débauche!
-Et qu'apporterait-elle à ces Allemands, à ce peuple de pâtres,
-d'ouvriers, de chasseurs et de bûcherons, à ces horlogers et ces
-scieurs de long? Un sang inquiet, trouble, un cerveau trop cultivé,
-trop savant, des doutes, des utopies, un immense désespoir en matière
-de gouvernement! Elle ne prendrait le pouvoir que pour n'y croire pas,
-pour laisser aller les choses ou pour être, sur le trône, un philosophe
-comme son parent Joseph II, empereur d'Allemagne, pour vouloir imposer
-en vain la raison et la beauté à des ignorants fanatiques, pour être un
-philosophe en corset, une étudiante arrivée, pour faire des guérisons
-individuelles, des guérisons de maladies physiques à l'exemple de ses
-parents de Saxe, et pour ne rien guérir du mal moral, du mal social,
-pour être souverainement impuissante et magnifiquement battue? Elle
-imaginait avec horreur les remèdes qu'elle chercherait pour soi,
-les voluptés endormeuses, les tristes fêtes de chair, les abîmes de
-sensualité où la bête se pleure,—et l'âme. Et puis, qu'avait-elle
-affaire avec le Schmerz-Traurig? Son père, en abdiquant, en mourant,
-lui avait légué le monde. Elle avait à commander à tous et à tout. Son
-rêve l'emporta.
-
-Sérénissime! Sérénissime! son titre lui revint, fulgura sur un rythme.
-Sérénissimes, les ducs d'Autriche, avant d'être appelés à l'empire,
-sérénissime l'Électeur de Brandebourg, avant d'ériger son margraviat
-en royaume et d'étirer son royaume en Empire, sérénissime, le prince
-d'Orange, avant de bondir sur l'Angleterre et de happer, île par île,
-royaume par royaume, empire par empire, ce qu'il lui fallait pour
-constituer son empire. Partout des Empires! Sérénissime, c'était
-vraiment le titre qui porte bonheur, le titre qui attire les victoires,
-les acquêts, les conquêtes. Sérénissime aussi, M. le Prince, le Condé
-de Rocroy, sérénissime comme elle! Mais aussi combien de petits
-principicules possessionnés ou non, combien de parents pauvres! Non,
-non, elle était de la race de bataille. C'était à elle que le Destin
-venait échoir: c'était elle, le couronnement, la revanche. Ses ancêtres
-n'avaient rien fait que régner sur des soldats et des paysans, qu'être,
-sans le titre, les rois des anciennes cités grecques, tyrans à la fois
-et bourgmestres, sanguinaires et patriarches, lansquenets blasonnés,
-ivrognes à épée. Son père, lavé par la déposition, élevé par le vice,
-lui donnait les villes et les montagnes, les couchers de soleil où il
-avait passé; elle avait droit au monde. Elle vit se dessiner devant
-elle un empire tel qu'il n'avait jamais pu exister, l'empire allemand
-rejoignant l'empire britannique et l'empire démocratique des États-Unis
-américains, ressemblant par ses membres énormes et déchiquetés à un
-monstre à dents, à griffes, dévorant ce qui restait de l'Univers. Elle
-le reconnaissait, cet empire effrayant: c'était l'empire protestant,
-la conception géante et inavouée des Elisabeth après Henri VIII, des
-Hohenzollern après Frédéric et de Cromwell peut-être, le songe mystique
-des huguenots de tous les pays, l'envers du saint empire romain
-germanique, son ombre ennemie et plus grande, le royaume qui n'est pas
-de ce monde parce que le monde est à lui,—et qu'il a plus.
-
-Elle ne frissonna pas devant sa pensée: elle l'acheva. Elle errait
-dans l'Afrique, suscitait les protestants de là-bas, convertissait,
-conquérait encore, puis elle soumettait çà et là, partout. Mais un
-découragement la prit: où levait-elle ses soldats? Il avait fallu
-des soldats à ses pères pour garder leur pauvre duché. Les soldats
-les avaient, enfin, abandonnés. Et ce rêve d'empire même, n'était-ce
-pas la condamnation de ses prétentions? Elle admettait les empires,
-elle admettait cet empire allemand qui avait rejeté sa famille de sa
-patrie, qui avait brutalement enserré toutes les principautés, fondu
-en une seule toutes les âmes? Elle n'hésita pas. Oui, elle admettait
-l'empire des Hohenzollern, oui, elle admirait le vol de leur aigle,
-et elle la sentait, l'âme allemande, immense et nue, si belle, si
-vraie, que, à distance, elle l'emplissait toute! Mais elle admettait
-la conquête aussi et la force. Elle pouvait non reprendre son bien,
-mais revendiquer l'empire. Comment? Elle éclata d'un rire affreux:
-elle s'apercevait qu'elle était ridicule, absolument. C'étaient les
-romans de sa mère et de sa famille, les imaginations de ces pauvres
-prétendants qui, après avoir été chassés de tous les trônes, les
-possédaient tous sur le papier, sur parchemins, même, en toute les
-langues. Exilée et femme, il ne lui restait que le mariage. Elle
-pouvait, certes, épouser un monarque conquérant. Mais les reines ne
-sont grandes que dans l'adversité. Les compagnes des illustres pasteurs
-d'hommes sont des épouses passives qui ne comprennent rien qu'aux
-futilités, dolentes, négligées d'ailleurs et qui disparaissent dans
-l'éclat des apothéoses, dépouilles oubliées comme elles ont été les
-plus insignifiantes des conquêtes! Comment d'ailleurs pouvait-elle
-songer au mariage? Elle s'était donnée. Elle était à jamais la femme
-d'Antony. Elle avait beau le jeter dans l'ergastule, elle le tuerait
-qu'il resterait son époux et son maître. Elle n'avait jamais cru que
-le mal fût aussi fort. Elle s'humilia devant la vierge Elisabeth, elle
-s'humilia devant la virile Marie-Thérèse et même devant Catherine II
-qui avait l'excuse d'être née aventurière et qui devait puiser de
-la naissance et de la vigueur, alternativement, où il y en avait.
-Elle repoussa l'évocation de Marie-Stuart: elle ne voulait pas de
-l'infortune, elle se jetait non dans l'ambition, mais dans la conquête,
-la conquête dont elle se répétait le nom, dont elle s'étourdissait
-parmi le resplendissement des armes qui l'entouraient dans sa chambre
-et qui brillaient, qui vivaient, qui pensaient du reflet de son désir
-et de sa pensée.
-
-Elle ne déjeuna pas ce jour-là, n'eut pas un regard pour ses dames
-d'honneur, ne donna pas d'ordre au secrétaire des commandements et
-s'avisa que son aide-de-camp,—le général-lieutenant von Süsserkatz,
-avait attendu patiemment l'heure de sa retraite, à la tête d'une
-division de Hambourg avant de se souvenir qu'il se devait à la dynastie
-de Schmerz-Traurig. Elle convoita plus amèrement, plus passionément des
-peuples et des territoires.
-
-De son état-major scientifique et littéraire, M. Lévy-Wlarmeh
-arriva le premier. Elle le fit entrer, à sa grande stupeur, dans sa
-chambre, et, à brûle-pourpoint lui demanda son sentiment sur l'empire
-protestant. Le vieillard sourit:
-
-—Madame, dit-il, Votre Altesse a déjà voulu me rappeler hier qu'elle
-était protestante.
-
-Elle s'irrita:
-
-—C'est tout? Vous ne trouvez qu'un mot? Folie, alors?
-
-—Non, Madame, ce n'est pas une folie, c'est un acte de foi. Mais un
-acte de foi ne suffit pas au dessin d'un empire. Il faut un congrès,
-des accords, des alliances, que sais-je? Et j'aimerais autant un empire
-catholique.
-
-—Vous êtes catholique, Monsieur.
-
-—Non, Madame, et je le regrette. Je suis juif.
-
-—Et vous n'imaginez pas un empire juif?
-
-—Madame, les juifs ont cet avantage sur le reste des hommes d'être
-morts depuis longtemps. Réfléchissez: n'est-ce pas un cauchemar, une
-troupe de fantômes, des âmes en peine—et ce ne seront des âmes que si
-vous le voulez bien. L'esprit de Dieu s'est retiré de leur masse: ils
-ont le fétichisme de l'or, le somnambulisme du commerce, le vertige
-de l'avarice. Ce sont maladies de feux follets. Pour moi, je suis un
-fantôme pensant et dont la vue est bonne. Je vous disais tout à l'heure
-que je regrettais de ne pas être catholique: pure politesse. Car je
-ne puis croire non plus à un empire catholique: il fut, en deux fois,
-en trois fois, Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon. Il faut trouver
-maintenant une autre religion: l'inquiétude et le fanatisme de notre
-époque,—c'est tout un—annoncent de prochains miracles, une foi nouvelle.
-
-—Il ne manque qu'un Dieu martyr.
-
-—Et pourquoi, Madame? La religion est fondée sur la souffrance: c'est
-une religion de pitié, d'indignation et de remords, une tendresse,
-un regret agissant, une adoration tragique: elle est plus pure, plus
-profonde, plus subtile que les autres puisqu'elle fond en soi tous
-les sentiments, depuis la terreur et l'admiration jusqu'aux larmes.
-Mais si la mort sur la terre apporte à l'idée de l'éternité une force
-plus grande et comme une consécration mystérieuse, elle n'est pas
-nécessaire. On peut croire à tout.
-
-—Mais, vous, Monsieur, vous ne croyez à rien.
-
-—Que Votre Altesse me pardonne. Je crois à un Dieu, le Feu. C'est un
-peu naïf de la part d'un juif qui a eu des ancêtres perdus dans des
-autodafés. Mais voyez combien les incendies sont fréquents depuis qu'on
-n'accorde plus au feu son tribut humain et comme il vient prendre des
-gens ici et là, lui-même, puisqu'on ne les lui apporte pas. C'est un
-grand Dieu.
-
-—Et l'eau aussi, alors?
-
-—Oui, Madame. Et tout. Mais je raille. Je crois en Dieu. J'ai été le
-chercher en tout, partout, dans les lois qu'on a faites en son nom,
-dans les actes qu'on a commis en son nom, dans les paroles de ses
-ministres, dans les anathèmes et les miracles. Je ne l'ai pas trouvé:
-c'est qu'il est. Mais pourquoi le connaîtrions-nous, nous qui avons
-des besoins, des caprices, nous qui ne sommes que faiblesse et erreur,
-qui balbutions quand nous ne glissons pas, qui tremblons quand nous ne
-sommes pas aveugles? Je vous parlais des juifs, tout à l'heure. Voilà
-les gens qui ont survécu à tous les peuples, excepté les Hindous, qui
-leur étaient contemporains. Ils n'ont rien gagné en beauté morale, en
-beauté d'esprit. Ils se traînent avec le même visage qu'au temps de
-Roboam, avec des finasseries condamnées par le Talmud, ils se survivent
-pour mériter la mort, pour défier les hommes et les choses. Vous me
-parliez, Madame, des empires chrétiens: voyez où ils sont, voyez les
-chrétiens demander partout non leur pain quotidien, que le Christ veut
-qu'on lui demande chaque jour pour ce jour-là (puisqu'il dispose du
-lendemain et qu'il pourvoira au lendemain, à son heure), mais, tout,
-la fortune du prochain, le champ du prochain, le morcellement de
-leur pays, pour eux, et ignorer la charité, le renoncement, l'effort
-vers cette tranquillité de corps et d'âme qui est le souverain bien.
-Ah! Madame, il faut une nouvelle croyance, un nouveau viatique pour
-les grandes choses qui sont à faire, pour les héroïsmes qui sont en
-gestation, pour le sublime qui reste dû à la terre. J'ai foi dans la
-foi. J'ai soif de foi. Mais où est-elle? Et où est Dieu?
-
-C'était le premier soir où la grande-duchesse le voyait ne pas sourire.
-Il avait eu une éloquence de prophète et une émotion de prophète. Il
-ne lui manquait que le don de prophétie: ces visions que Dieu dispense
-à ceux qui les attendent simplement sans raffiner et sans ratiociner.
-Elle ne sourit pas en répondant:
-
-—Je sais, moi, où est Dieu: dans le pouvoir.
-
-Le vieillard la regardait. Elle reprit:
-
-—Je veux dire: le vrai pouvoir, celui qui gouverne, qui prévoit, qui
-agit. Il y a prédestination et destination, durée et conservation.
-C'est un don qui emporte avec lui tous les dons. Et l'exercice du
-pouvoir est la diffusion de la divinité, la solution au jour le jour du
-problème de la vie, la divulgation de son secret.
-
-Eusèbe Gaël entra. Il était pâle. Il avait passé la plus affreuse
-journée. Dans toutes ses lectures, il n'avait rencontré que des
-allusions, des analogies, des présages. Il n'avait pas achevé ses
-saluts que, au mépris de l'étiquette, M. Lévy-Wlarmeh lui disait:
-
-—Mon cher collègue, je vous apprends une grande nouvelle: la
-grande-duchesse veut régner.
-
-—Et gouverner, précisa Clémentine-Alessandra.
-
-Gaël sentit l'abîme. La princesse était fatiguée. Elle s'interrogeait
-pour ne pas se répondre. Pour ne pas entendre même le tumulte de son
-être, les sursauts de son honneur souillé et de son âme brouillée, pour
-ne pas entendre son cœur sanglant, pour échapper au débat de la femme
-et de la jeune fille, pour fuir le cloaque bohème de sa sensualité et
-ses révoltes de vanité, elle imaginait un branle-bas de trônes et de
-sceptres, un écroulement de l'Europe, une révolution universelle. Il
-ne s'étonnait ni de cette crise ni du changement d'attitude de son
-élève infortunée. Il l'avait quittée pantelante à la fois et sournoise,
-cruelle et passionnée: il la retrouvait guerrière, toute en élans
-nobles: c'était dans l'ordre des réactions nerveuses et des misères
-féminines. A cet instant, il la méprisa plus que de raison.
-
-—Que Son Altesse, donc, règne et gouverne!... accepta-t-il d'un grand
-geste.
-
-Elle avait cependant mieux à faire! Le couple, la veille, lui avait
-si exactement représenté la vie totale, son rêve à lui! C'est à la
-suite qu'ils auraient à régner. Cette petite était décidément une
-gâcheuse. Elle était trop pressée. Qu'avait-elle fait de son amant?
-Il le cherchait dans l'exaltation, dans l'énergie de la jeune fille.
-Ce n'était pas pour lui qu'elle voulait un trône. Alors? Mais M. Lévy
-continuait:
-
-—Son Altesse ne désire pas seulement régner sur sa patrie. Elle exige
-l'univers.
-
-—Ah! dit Gaël.
-
-Il comprenait. L'étrange chose! Ce qui «exigeait», ce n'était pas
-son sang à elle ou son hérédité: c'était le sang du jeune homme, son
-âme d'aventurier, son besoin de pauvre. C'était le cri de sa misère,
-précisé, étendu, traduit dans la langue des cours et la langue des
-camps. Sa violence anarchiste de parisien et de Corse devenait chez la
-fille des souverains une soif de souveraineté. Elle voulait imposer le
-bonheur comme il voulait l'offrir à tous, de bas. Que faisait-il en
-ce moment? Gaël ne songea qu'à lui pendant la conversation où vinrent
-donner les Hérat et les Morive. Et, quand tout le monde fut parti,
-il demanda à Clémentine-Alessandra la permission de le voir. Elle se
-mordit la lèvre, comme à lui, et haussa les épaules.
-
-—Vous me le préférez? Je vous permets. Vous n'avez qu'à descendre.
-
-Il descendit. Il erra, exprès. Il se perdit dans des couloirs, des
-offices, des cuisines. Il découvrit enfin Antony dans une soupente où
-il s'enfonçait, dans l'ombre. Rien n'apparut de lui que l'argenterie
-qu'il frottait.
-
-Gaël le considéra. Il mettait du désespoir dans son labeur. Gaël
-plongea en son effort et en son cœur. Cette rage à caresser, à brûler
-les plats de son torchon, n'était-ce pas une manière d'interroger le
-métal, de lui faire suer ses secrets, ses hontes, de voir sous la
-patine renaître le sang des pillages où l'argent avait été volé qui
-s'était fondu par la suite? N'était-ce point de la haine pour les
-maîtres, pour les maîtres lointains et ceux d'aujourd'hui? Mais non,
-Antony n'en voulait pas tant. Il ne pensait pas. Il laissait la masse
-noire se faire dans son cerveau et dans son âme: il accumulait,
-dans la ténèbre. Cela redeviendrait, quand il faudrait, de la colère
-lumineuse, du feu. Il oubliait, longuement, de tout son cœur: il
-tâchait à oublier son cœur.
-
-—Vous rêvez? demanda Gaël.
-
-Le jeune homme releva sa tête rasée.
-
-—Ah! c'est vous, fit-il.
-
-Puis douloureusement:
-
-—Ou plutôt, c'est Monsieur. Car il faut vous appeler Monsieur,
-maintenant.
-
-—Ce n'est pas la peine. Ne vous fatiguez pas. Vous rêvez?
-
-—Non, j'ai changé de peau. Je change d'estomac. Voilà.
-
-—Vous regrettez vos promenades?
-
-—Non, Paris vient me trouver ici. Ça se ramasse. Ça se met ensemble.
-C'est grand, c'est gros. Quand on marche au travers, on ne peut pas, on
-ne sait pas. Ça ne se suit pas. C'est des rues, des places, des ponts.
-Ici, ça entre, d'un coup. Et les gens aussi, d'un coup. Alors ça fait
-une boule, quelque chose comme une idée.
-
-Il était sorti de son ombre. Gaël le voyait. Il aperçut la morsure:
-
-—C'est elle, n'est-ce pas?
-
-—Oui.
-
-Antony avait répondu aussi simplement que Gaël avait interrogé.
-
-—Elle y vient, dit Gaël.
-
-Ces mouvements de chair lui étaient étrangers. Ce geste sauvage, cette
-férocité amoureuse, ce retour à la barbarie des caresses incisives, au
-cœur des forêts primitives, cette emprise, cette marque l'étonnaient.
-L'instinct!... Coquetterie poussée!... L'amour, toujours!...
-
-—Et vous? vous l'aimez encore?
-
-—Je suis ici pour la haïr, pour n'y plus penser, pour qu'elle n'ait
-jamais été.
-
-—Bon, sourit Gaël. Elle aussi, elle est là-haut pour vous perdre
-d'instant en instant, vous lâcher dans la nuit du néant. Mais ça n'est
-pas fait.
-
-Il réfléchit. Ces gens-là, ce n'était pas un roman, c'était une
-épopée, de l'histoire, de la science, une expérience d'humanité et de
-surhumanité, mais il aimait Clémentine-Alessandra. Et il plaignait, il
-aimait ce garçon triste.
-
-—Écoutez, dit Antony. Je ne vous connais pas. Mais vous parlez comme
-quelqu'un qui sait. Vous devez être un philosophe. Je n'ai jamais
-demandé conseil à personne. Mais que dois-je faire pour oublier? Parce
-que, n'est-ce pas, n'est-ce pas, ce n'était pas ma destinée de la
-rencontrer, elle, et de l'aimer?
-
-—Votre nature, votre désir, non. Votre destinée, peut-être.
-
-—Il faut oublier, n'est-ce pas? il faut?
-
-Une immense angoisse faisait trembler sa voix. Dans sa soupente, ce
-valet en sabots et en tablier bleu, les manches retroussées, les doigts
-écartés sur son torchon de peau, était très noblement tragique. Il
-souffrait toutes les tortures du plus rare amour, celui contre lequel
-les âmes se révoltent lorsqu'elles sont uniques. Il n'acceptait que
-sa déchéance. N'être plus rien qu'un labeur continu, monotone et bas,
-échapper à tous les regards, être l'anonyme collé à un baquet pour que
-le baquet puisse servir, c'était une façon de se replier sur lui-même,
-de peser sur son cœur, de chasser l'affreux, l'impossible sentiment.
-Gaël ne lui répondit pas, il ne voulait pas mentir.
-
-—Je ne sais pas. Je ne puis que vous donner un conseil et un conseil
-facile. Vivez de la vie où vous vous êtes forcé, de la vie de votre
-condition, puisque ça s'appelle être en condition. Ayez des camarades,
-vos camarades. Parlez-leur, tâchez à vous amuser avec eux.
-
-—C'est un suicide? interrompit Antony.
-
-Le mot déplut à Gaël: c'était de la littérature.
-
-—Ah! oui! ricana-t-il, vous voulez vous noyer tout seul. Vous ne voulez
-pas qu'on vous aide? Vous avez une nature de réclusionnaire et encore,
-vous savez, les réclusionnaires ne sont seuls que quand on les met au
-cachot! Faites-vous moine!
-
-—Je ne suis pas assez riche. Et puis, et puis! je penserais à elle au
-lieu de penser à Dieu. Ici, j'espère que ça m'écrasera tant, de la
-sentir là-haut, tout près, que je ne me la rappellerai plus.
-
-—Buvez, dit Gaël.
-
-Mais il essuya un tel regard qu'il n'insista pas.
-
-Il avait sur le bord des lèvres ce dernier cordial: «Lisez.» Mais il
-réfléchit. Qu'avait-il à offrir? Ni _l'Imitation de Jésus-Christ_ ni
-_la Bible_, puisqu'il n'était pas évangéliste. Il lui restait _le Rouge
-et le Noir_, de M. de Stendhal, _les Confessions_, de J.-J. Rousseau
-ou,—qui sait?—_Ruy Blas_. Il écarta _Ruy Blas_, d'abord, comme il eût
-écarté les comédies de Marivaux, où l'état de valet est une gageure,
-une épreuve, un jeu. Il songea au livre de Stendhal. Il ne l'aimait
-plus. A sa centième lecture, il s'était senti de l'humeur pour cette
-roideur d'analyse, pour ces pirouettes sèches, pour cette tension
-de détail, pour cette hypocrisie même qui offre un dénouement moral
-et des sous-entendus, une âme éclatante de dessous qui excite plus
-encore à ce qu'il appelle un crime. Il pesa le danger du roman. Des
-phrases lui revinrent: «Avec qui mangerai-je?» demande Julien Sorel
-avant que d'entrer à Verrières. Rapprochement pénible pour un homme
-qui mange en bas. Et puis, les succès, les changements de position, le
-romanesque carbonaro qui crée des missions, qui fond des croix, qui
-engendre des relations et des élégances! Misère encore! Et pourquoi
-donner de l'intrigue à un garçon qui a du cœur, qui n'est qu'un cœur?
-La sensibilité de Jean-Jacques l'alarma de la même façon. Ces habits
-de valet qui sont des habits de ville, ces questions d'aiguillette,
-c'était du souci pour celui à qui on n'épargnait nul détail de livrée
-et qui ne se voulait épargner aucune humiliation. Non! pas de lecture!
-pas d'idée! pas d'émotion en dehors de soi. Il enfermait Antony dans sa
-destinée. Il lui tendit la main:
-
-—Au revoir et courage.
-
-Il l'aurait embrassé. Le regard de l'infortuné ne le quitta point.
-
-Chez lui, en face de sa fille, il rêva encore. Il aurait voulu
-interroger l'étoile des deux jeunes gens. Puis il alla à sa
-bibliothèque. Il ouvrit un tome, au hasard. C'étaient _les
-Constitutions et règles du couvent de Port-Royal du Chapitre de Mons_.
-Il lut: «Les grandes se lèvent à quatre heures, les moyennes à quatre
-heures et demie, les petites à cinq heures, les plus petites suivant
-l'heure de leurs forces et de leurs besoins. Car nous en avons de
-l'âge de quatre ans jusqu'à celui de dix-sept. On les réveille en
-leur disant: _Jésus_. Elles répondent _Marie_ ou _Deo gratias_. Elles
-doivent se lever sans prendre le temps du réveil pour ne tomber point
-dans le défaut de paresse. Lorsqu'elles se trouvent mal, elles doivent
-le déclarer à la surveillante avant de se rendormir...» Il poursuivit
-sa lecture: «Voilà la vraie éducation, dit-il, la vraie discipline.
-Mais Clémentine-Alessandra est protestante. Et leur libre examen ne
-s'accommoderait point de ces règles.» Il ne songea point plus avant
-sur le petit in-16. Il découvrait des théories de petites filles toutes
-blanches, de petites filles selon l'Éternel à qui il ne faut ni amants
-ni trônes. Il eut horreur de la succession des temps. Puis il voulut ne
-plus rien savoir.
-
-La nuit était implacablement belle. Les astres se ramassaient en
-traînées d'apparat. Nuit de décor, étroite et magnifique où la lune
-plaquait de lourds reflets d'opale et où un sang bourbeux d'or semblait
-gicler parfois de sa pâleur immense. Nuit de repos imposé, de néant
-tyrannique où les maisons se dressaient à peine et s'échouaient dans
-leur ligne, où les voitures s'étiraient, comme graissées de lassitude
-et où les appels de tramways, inutiles, symbolisaient un effort court
-et de la vitesse pour fantômes.
-
-Antony était sorti. Il préludait à sa vie de servage par une
-désobéissance traditionnelle et professionnelle: il «découchait». Le
-mot lui crispait aux lèvres un sourire stigmate. Il ne se dépêtrait
-pas de son ironie. Il allait. Il ne croisait que valets et servantes.
-C'était l'heure où le quartier se coagule en de rares salons ou s'exile
-vers les restaurants et cafés du Bois, l'heure de la promenade et des
-arbres, du culte rendu à la nature, de groupe en groupe, cependant
-que le ciel, les étoiles, le charme de tiédeur et de fraîcheur
-ensemble, le secret même de la chaleur vitale, le plaisir de vivre et
-la lente volupté des avenirs certains se perdent, se fondent dans un
-accord tzigane, un cri de fille et l'aigreur laborieuse d'un mélange
-américain. L'intérieur, les rangées et les bordures des hôtels, ces
-coffre-forts, à fenêtres, de millions et d'œuvres d'art, tout était à
-la valetaille. Les mains sous la bavette de leurs tabliers, élargissant
-en lippe de bien-aise leur peau rasée, ils allaient à deux, traînant
-de-ci de-là ce prétexte de promenade, un chien de vitrine, ou vaguant
-chargés seulement d'un gilet ou d'un pantalon de livrée, massifs
-gardiens de nuit, désertant leur poste pour n'entendre plus d'ordres,
-pour n'avoir plus à s'occuper de personne, pour prendre un bain
-trompeur de liberté.
-
-Antony suivit ses camarades, loin, dans un bar de la rue Rhumkorff.
-Il tomba dans un escadron de cochers, de palefreniers, de valets, de
-marmitons et de garçons de café qui entouraient un maigre état-major
-de _lads_ méprisants et plus renseignés que bavards. Les femmes
-étaient tenues à distance. Rien n'est d'ailleurs rare comme une bonne
-agréable ou une femme de chambre possible. Leur charme de simplesse
-et de franchise, leur don de soumission, leur bonne volonté riante,
-tout en elles devient bientôt «l'habitude», l'effroyable habitude
-des gens de maison, leur effort pour se confondre avec la pierre
-d'évier et l'escalier de service, pour être de la même couleur, pour
-ne point rompre en visière avec leur bonnet, pour ne pas trancher
-sur leur batterie de cuisine, pour être l'outil à peine vivant mais
-dur à la peine, n'agissant pas, mais travaillant, propre à tricher
-sur les heures de vie, à reculer par son sacrifice l'instant de la
-mort, à prendre sur soi la rouille et la fatigue, la maladie même
-et l'insalubrité, à s'offrir en holocauste, à accepter l'envers de
-l'existence,—avec des gages. D'épingles à piquer en ourlets à bâtir,
-de corsets à serrer en corsets à arracher, les femmes de chambre
-perdent leur couleur et leurs joies: machines à découdre, machines à
-échafauder, elles dissolvent peu à peu leur humanité, tombent dans
-l'immédiateté des plaisirs, échouent au fétichisme vain du bas de
-laine.
-
-C'était la cupidité qui les avait cette nuit-là enfermées dans
-cette officine. N'était-ce point d'ailleurs un spectacle vengeur
-que de voir ces cochers, bourreaux professionnels de chevaux, ces
-mécaniciens d'automobiles, faire de chevaux sauteurs les arbitres
-de leurs destinées, les divinités protectrices de leurs économies,
-les fondateurs tutélaires de leur race et de leur dynastie, de leur
-richesse et de leur gloire? On ne parlait que des chances de Newby
-dans la première ou du jeune Stern dans la quatrième. Antony avait
-connu d'autres bars sportifs sur les boulevards! On y avait plus faim
-et une pire habitude de la soif. Il n'y entrait pas. Mais il regardait
-jouer à saute-mouton, tout autour. C'étaient des nuits plus claires et
-plus légères. On attendait doucement le sommeil. On épuisait ce qui
-vous restait d'agitation, on diluait son épuisement à ces farces, à
-ces tapes, à ces rires. On se réparait au sommeil comme à une chose
-sérieuse, à une volupté régulière, à un repos qui veut être mérité.
-
-Il n'était pas joueur et n'avait pas d'argent. Il rentra tout seul.
-Une tentation le prit: voir la princesse sans en être vu. En somme,
-il était valet et c'était son métier de regarder par le trou de la
-serrure et d'écouter aux portes. Il glissa le long des escaliers et
-des couloirs et eut toutes les habiletés, tout le génie d'astuce que
-la passion et la passion pure peut prêter. _Elle_ travaillait. Il la
-considéra contre son image, contre l'image qu'il gardait d'elle: il
-l'évoqua vivante, pensante contre la mauvaise statue de dédain et de
-tyrannie, contre les gestes, les anéantissements, les caresses et les
-mots, les soupirs et les mensonges qu'elle avait été pour lui. Elle lui
-apparut pour la première fois princesse et jeune fille. Elle penchait
-ses cheveux pâles, ses yeux pâles, son profil dominateur et fier, sa
-grâce de saphir, sa bouche muette sur une carte plus vieille que celle
-du vieux Wolfgang, là-haut. Des livres étaient épars autour d'elle,
-encore ouverts. Elle pensait, pour ne pas rêver. Il l'aima. Non, non,
-ce n'était pas l'enfer qui lui avait envoyé un charme mauvais: elle
-était belle, elle était grande. Et c'était son âme, à lui, son âme,
-«arrivée», son âme, comme elle devait être en son idéal, couronnée,
-casquée, armée et souriante. Penchée vers les siècles, elle offrait un
-peu de sa nuque, en une harmonie d'or nacré, d'or délicieux, attendri
-d'argent et presque d'opale. Sa simple robe bleue lui collait au corps
-ainsi qu'un voile de ciel. Il crut qu'il allait enfoncer la porte et se
-pleurer à ses pieds, qu'il allait, de ses larmes, chasser, détruire le
-méchant passé, qu'il allait mourir pour la délivrer de lui, et, puisque
-lui-même il était malheureux... Mais il eut honte: il la respecta
-jusqu'à ne vouloir pas la salir de sa vue. Il oublia tous ses désirs.
-«Pourvu qu'elle ne sache pas!» Et ce n'était point par fierté qu'il se
-retira aussitôt. Il ne songeait plus à oublier: sa suprême ambition
-devenait de ne pas faire de peine à la princesse triste.
-
-Dans sa chambre de valet, il ne souffrit pas. Violemment, affreusement,
-il veilla entre ses deux devoirs. Ah! tuer la réflexion, l'espérance,
-l'action latente! Être n'importe quoi, ce qui joue aux courses, comme
-les gens de la rue Rhumkorff, comme tout Paris, mettre sur un cheval,
-dans un peloton de chevaux, tout son esprit de conquête, d'aventure,
-l'idée des jours meilleurs, faire courir, faire combattre un cheval
-pour soi, lui abandonner sa chance, son triomphe, sa fortune, comme
-on a un député, comme on aurait un banquier ou un représentant à la
-Bourse, si l'on était riche et s'il ne fallait que se faire plus
-riche! Il envia ses camarades. Il envia tout le monde. Il n'entendit
-pas le pas de limbe qui voleta jusqu'à sa porte. Au risque du scandale
-et du grotesque, la grande-duchesse venait l'espionner comme il l'avait
-espionnée. Elle le trouva qui regardait étrangement son tablier. Elle
-se devina en cet affreux miroir. Elle se vit dessinée et se variant
-dans la trame de la toile, salamandre de feu et de honte, démone
-mangeuse d'énergie et d'honneur. Elle venait d'appeler tout son peuple
-à la rescousse: elle n'en avait qu'un peu plus de mélancolie. Oui, oui,
-elle avait charge d'âmes, mais n'avait-elle pas, plus lourde de soucis,
-plus avide de remèdes et d'abîmes, la charge de son cœur? Antony
-demeurait fixe en face de sa dépouille de valet. Elle s'enivra de sa
-fierté et de son dégoût en bataille, elle frémit devant son doute et
-son mal, puis elle s'en fut.
-
-Ç'avait été très simple et très secret, de ce tragique sans fin que
-personne ne sait. Ç'avait été ce secret sur quoi on vit, avant d'en
-mourir. La haute maison retomba dans l'absolu de son silence. Et
-Clémentine-Alessandra, grande-duchesse de Schmerz-Traurig, palatine des
-Deux-Saxes, princesse de Torgau, électrice de Zeusberg, laissa venir
-à sa veillée pensive les sommeils de toute sa demeure. Des soldats,
-des diplomates, des serviteurs de toutes sortes, des officieux, des
-espions, des femmes et des jeunes filles, une horde désorganisée de
-noblesse et de misère, l'état-major de la déroute, étaient venus
-demander asile à l'exil de sa famille, comme aux beaux jours de
-Versailles on quémandait un logement au Roi-Soleil. Elle pesa la
-faiblesse, l'abandon dévoué, le néant attentionné qui l'entouraient:
-elle eût peur. Pas d'énergie, pas de révolte contre les événements,
-des plaintes, des sourires à la vie de Paris, un au-jour le-jour de
-décor, de résignation et de parade, un provisoire doré et galonné,
-la marche—à l'heure—vers un futur sans avenir, sans issue, l'oubli,
-le n'importe quoi avec de la tenue, des cravates d'ordres sur des
-squelettes sans caractère et mous!... Elle avait, l'avant-veille,
-écouté dormir l'hôtel meublé; elle avait discerné en sa torpeur de
-la rage, de la faim, du désespoir. Ici, rien: un assoupissement plat
-comme une carte héraldique; il ne manquait aux pieds des dormeurs
-que les levriers couchés de leurs tombeaux. Paris allait s'éveiller
-et jeter autour d'eux un énervement anarchique, son filet d'efforts
-menus et son besoin et sa fièvre. Des hommes allaient se gouverner et
-s'entraver l'un l'autre, sans direction, sans but, leurs désirs en
-avant. Et là-bas, là-bas, des gens rêvaient en une autre langue, des
-gens décapités de sa tête à elle, des gens à qui elle se devait, pour
-qui et par qui elle pouvait presque des miracles. Elle trembla de ne
-pas les aimer, de se jeter parmi eux, ainsi qu'en un couvent. Elle
-imagina leur masse pour ne pas croire qu'elle les imaginait en l'air:
-elle les appela par leurs noms, des noms qu'ils avaient reçus, qu'ils
-gardaient de ses ancêtres à elle: Jean, Auguste, Christian, Georges...
-Un autre nom l'emplissait, un nom qu'elle ne prononçait pas, qu'elle
-ne prononcerait jamais, car les amants ne s'appellent point par leur
-nom. Antony ne l'appelait pas non plus. Elle demeurait plantée devant
-lui à la fois et fichée en son cœur, immense et si frêle aux doigts!
-Leurs deux énergies, leur tendresse contrariée, leurs âmes hérissées et
-sanglantes se dressaient seules dans la maison, dans le quartier, dans
-cette nuit de Paris qui s'évadait sur des selles de chevaux de course,
-dans ce repos républicain, dépouillé de toute ambition et ne demandant
-à Dieu qu'un jour à la fois. Et la veille s'éternisait, plus âpre, plus
-farouche, de ces deux êtres qui ne dormaient point à cause qu'ils se
-refusaient à dormir ensemble, d'un seul cœur.
-
-
-
-
-IV
-
-ICI L'ON DANSE
-
-
-M. Morive se pencha vers son voisin, le général de la Manille.
-
-—Très gentil, ce dîner, mais pourquoi ne parle-t-on pas? ça me fatigue.
-
-—Toujours philosophe, mon cher président! répondit le général au hasard.
-
-Il ne cherchait à comprendre les choses que depuis qu'il briguait,
-décemment, non sans des reflets de sa gloire passée, un fauteuil à
-l'Académie. Ses _Mémoires et souvenirs_, dédiés d'abord «à l'honneur
-des armes spéciales», étaient devenus publics et presque populaires:
-cinq éditions! Depuis qu'on voulait trouver dans le cadre de
-l'état-major général un second Marbot, aucun officier n'avait eu
-pareille chance. Et le général acceptait d'être académicien ainsi qu'il
-avait espéré être promu sénateur de l'Empire. Or cette candidature
-patiente ajoutait à son parisianisme héroïque. Morive souffrait un
-peu de ne s'être point dérobé à une réunion qu'il avait naïvement
-estimée agréable et sans danger. Il retombait dans la politique et
-quelle politique! générale, internationale, théorique, théocratique!
-Il sentait le discours, la coalition, la conspiration. Et c'était une
-femme, une petite fille qui... Il observa les convives. Les camarillas
-avaient évolué depuis sa bande. La grande-duchesse de Schmerz-Traurig
-avait invité des proscrits et des éminences grises, les sous-attachés
-de cabinet qui dirigent un ministère, les députés des sous-commissions,
-des comédiennes qui possèdent une ambassade ainsi qu'une écurie, des
-ducs, des archiducs et des souverains pour rien, pour le plaisir,
-ses inséparables gens d'Institut, quelques prêtres et quelques
-financiers, des anarchistes et des soldats. Morive ne connaissait
-presque plus personne. C'était un dîner qui emplissait la grande
-salle du _Continental_, repas de corps, aussi compact qu'une fête de
-bienfaisance: à peine si l'on avait épargné aux invités le velum banal
-des solennités et si le drapeau ne flottait pas au dessus—et pour
-cause. Morive n'aimait ni cette manière d'accoupler des nations, et
-des individus, ni le caprice de la princesse, ni son idée de derrière
-la tête. Ces gens-là n'auraient jamais à eux tous les pouvoirs qu'il
-avait détenu, mais c'était du pouvoir et Morive se rappelait deux vers
-satiriques qui avaient illustré sa dernière chute, déjà vieille:
-
- Morive
- A la dérive.
-
-Les hommes en place, les hommes en mal de place le dégoûtaient. Il
-n'admettait pas qu'on fût ou qu'on pût être: pour son intransigeance,
-il fallait, sans plus, avoir été. Il se pencha encore vers M. de la
-Manille.
-
-—Mon pauvre général, je flaire la politique.
-
-—Je la renifle, accentua le guerrier.
-
-Morive eut le sourire de Talleyrand sur Augereau.
-
-Et la politique se leva.
-
-—Messieurs, dit la grande-duchesse...
-
-Les dames furent heureuses de n'être point mises à part.
-Clémentine-Alessandra les respectait jusqu'à viriliser leur influence.
-
-—Messieurs, dit la grande-duchesse, je vous demande mon trône,
-le mien et un peu plus. Il s'agit bien d'une aventure, d'un coup
-d'État. Je sais qu'un coup d'État, ce n'est pas de l'histoire, c'est
-de l'anecdote. Et l'anecdote est moins que rien, c'est-à-dire de
-l'histoire supérieure, de la quintessence d'histoire et, dans l'espèce,
-de la fatalité voulue. C'est du détail aussi. Et les détails sont des
-pierres précieuses qui, liées, se commandent l'une l'autre en une
-chaîne ininterrompue, s'éclairant de lueurs diverses, se complétant,
-finissent en leur marche et en leur ordre, par acquérir cette sorte de
-terne sérénité que l'histoire inflige à tout. Cette suite, c'est le
-secret de l'éloquence. Mais, depuis Bossuet, l'histoire est devenue
-plus qu'un discours, plus qu'une science: c'est de la chimie, et alors
-même que les pays ou les événements se sont dissociés, de la chimie
-organique puisque les États sont des organismes. Je vous demande une
-synthèse ou un miracle, de la vie, pour moi, une équation féconde.
-Étant donné toutes les faiblesses, folies et bassesses des peuples
-et des individus, étant donné des trahisons et de la sottise, des
-paniques et de la brutalité, trouver l'inconnue à laquelle obéissent
-les siècles et l'humanité. C'est d'ailleurs très simple. Toute
-l'action qui va suivre, si vous le voulez, n'est qu'une résultante,
-une explosion de l'électricité épandue, ménagée, chargée, de tout le
-siècle. L'état d'esprit public est moins une gêne et une angoisse
-qu'un cauchemar: petitesse étouffante, peur précaire, d'une part,
-folie—forcée—des grandeurs, d'autre part. La faim des pauvres, la
-crainte vague et généralisée des classes dites dirigeantes et l'odeur,
-la manie de la poudre qu'on n'entend plus assez. Ce siècle commença à
-être sublime, sans savoir...
-
-—Nous savons, interrompit Morive.
-
-Il se leva. On le regardait avec stupeur. Très calme, très brave,
-rajeuni de cinquante ans, il parla:
-
-—Madame, il ne s'agit pas ici de galanterie. Vous ne savez pas. Vous
-êtes jeune et Allemande. Vous faites une lecture aux cinq classes de
-l'Institut: de la science, de la philosophie. Ce n'est point pour nous
-gagner, pour nous charmer, pour nous corrompre: c'est tout un. Pas de
-science, pas de faits, pas d'histoire. Vous avez fait une faute: ce
-n'est pas ici que vous deviez nous réunir, c'est dans votre palais de
-Wittemberg, après.
-
-Clémentine-Alessandra sourit:
-
-—Je vous remercie, Monsieur, de m'avoir coupé la parole. Nous sommes
-ici en Congrès, en un de vos clubs de 1848.
-
-—Un club de femmes, interrompit Morive.
-
-—... Nous sommes enfin entre nous. J'ai parlé pour ne pas avoir l'air...
-
-—D'être prétendant pour raisons de famille. Vous voulez être le
-prétendant scientifique avec d'autres motifs que vos parchemins.
-Eh! Madame! ne raffinez pas sur le coup de gueule, le coup de force
-et le coup de fusil: une révolution, ça ne ne se détermine pas, ça
-s'avale, on en profite, mais on a tout le temps de son règne et de
-sa déchéance pour la justifier, pour l'expliquer, pour la caser dans
-l'histoire—après la lui avoir imposée. Du sentiment? des idées? Ici, je
-suis votre maître, Madame: je connais les révolutions, j'y ai si bien
-réussi que j'ai trop réussi et que j'ai dépassé le triomphe puisque je
-suis ici, conseiller déplaisant et momifié en des honneurs posthumes.
-
-Le politicien était beau de force et d'impudeur, riche d'actes et
-d'«agissements», lourd d'intrigues et de menées, pousseur d'hommes,
-nerf, sinon âme, de la masse, voix populaire, cerveau oblique, mâchant
-le pouvoir pour qu'il fût moins pesant à son estomac, hypocrite en sa
-tyrannie, despote masqué de la Déclaration des Droits de l'homme.
-Clémentine-Alessandra se sentit frémir: elle oubliait qu'elle était
-à Paris, captive de cette ville maîtresse qui ne comprend pas la
-domination, la prééminence, de cette ville coquette qui s'offre des
-jouets et qui les conserve pour les briser, qui s'amuse du sang, des
-larmes sans y croire, et qui déforme les hommes et les âmes à son
-image. C'était vraiment le rêve du monde et le sourire du monde, le
-sourire tantôt bon, tantôt méchant,—mais pas de sérieux, pas de loi,
-pas d'effort. Autour d'elle, les gens étaient ou étaient devenus
-parisiens. Le petit prince de Lusace, à sa droite, qui affectait encore
-de porter sa canne comme un sceptre, le roi d'Aragon à sa gauche
-qui était roi comme son père et qui avait trouvé une couronne vaine
-dans un lit d'auberge, tous les déchus, tous les mécontents, tous
-les prétendants n'étaient ni prétendants, ni mécontents, ni déchus.
-Ils avaient vers elle de petits coups d'œil complices et gentils:
-c'était bien à elle de faire la conspiration de l'année, le manifeste
-nécessaire, le complot de saison! Revendication de table d'hôte,
-chanson! Il ne manquait que l'hymne national!
-
-Morive continuait:
-
-—Je respecte le malheur et l'héroïsme. Mais la tentative de la duchesse
-de Berry n'était-elle pas, tout uniment, une envie de femme grosse? Et
-elle ne travaillait pas pour elle-même. Elle avait raison d'ailleurs,
-car la France ne voulait savoir, en fait de code de droit divin que
-la loi salique. C'est même pour cela que les mâles sont, aujourd'hui,
-appelés «petits salés».
-
-La grande-duchesse n'avait pas entendu la suite de l'argumentation,
-les derniers mots seuls la frappèrent et lui restèrent au cœur. Elle
-répondait:
-
-—Je ne veux pas de rapprochement historique. Je veux mon peuple, voilà
-tout.
-
-—Votre Altesse est trop intelligente, dit Morive, pour se croire
-indispensable au bonheur de ses sujets ou pour imaginer qu'elle les
-pourra mener à la perfection. Tous les prétendants se sont considérés
-comme les champions du droit divin, comme les émissaires et les
-représentants de Dieu. Il ne leur a manqué que le miracle, le miracle
-qui dure. Et les femmes providentielles, Madame, ne se recrutent pas
-dans les familles princières. Vous ne vous représentez pas Jeanne d'Arc
-née sur les marches d'un trône. Il leur faut le peuple à la place
-d'âme, le peuple grouillant, fiévreux, en gros et en microcosme, et,
-sur la tête, en guise de diadème, les deux ailes de la liberté.
-
-—J'ai tout cela, dit la princesse. Je suis peuple, moi aussi,
-violemment...
-
-—Oui, interrompit Morive, mais vous n'êtes pas que cela. Il faut
-être tout l'un et tout l'autre. Et la liberté, n'est-ce pas? que
-vous sentez, que vous voulez imposer, c'est une liberté à vous? La
-liberté, Madame, est impersonnelle, anonyme: elle est presque comme
-l'eau, incolore, inodore et sans saveur, mais également nécessaire à
-l'existence. Puis il y a eu des époques où elle sentait la poudre, où
-elle avait un goût de sang. On n'en fait pas ce que l'on veut: elle est
-une et indivisible, elle vous emplit, elle vous emporte et, quand elle
-commence à dormir, c'est pour avoir des réveils terribles. Laissez les
-peuples et vos peuples où ils sont, regrettez-les, résumez-les, ayez
-leur âme en beauté, mais, quand vous avez des rêves, ne les rêvez pas
-tout haut, en public.
-
-Il venait de parler devant un parterre de rois. De rois détrônés—et
-moins. Ces gens de titres et de chartes se courbaient devant
-l'évocation de la liberté. Le général de la Manille commençait à la
-comprendre: c'était pour lui le feu à volonté! Mais Eusèbe Gaël se leva:
-
-—Je n'ai aucune compétence, dit-il, mais je crois que, dans le dessein
-de la princesse, il y a comme un désir de sacrifice et comme une
-expérience à offrir au monde. Son Altesse veut régner pour montrer
-comment on doit, comment l'on peut régner. Elle a un programme: le
-pouvoir souverain, bienfaisant, philosophique, rationnel, d'après la
-loi divine, d'après la morale: le pouvoir social, régulateur. Elle
-voudrait se faire pardonner sa naissance, l'expliquer par des actes,
-montrer, enfin, qu'être souveraine, c'est être une sainte, fécondement.
-
-—Non, dit Clémentine-Alessandra, j'ai besoin de pouvoir. Mes peuples me
-manquent comme il pourrait me manquer un bras ou une jambe.
-
-—Ça ne repousse pas, observa l'impitoyable Morive.
-
-Ce n'était plus un conciliabule. Les gens ne s'observaient plus en
-dessous, ne se méfiaient plus: désintéressés, pas trop ennuyés, ils
-attendaient. C'était une faute, un contresens. Une erreur, voilà tout.
-Dans l'être de la grande-duchesse, un vide infini; un mot surnageait,
-ironique et grossier: «Petit salé». Elle s'abandonnait. Après des
-jours de méditation, de promenades, de démarches, après s'être
-interrogée et avoir interrogé les autres, après avoir demandé conseil
-au destin, à tout, elle avait réuni des hommes de cœur, des hommes de
-tête. Condescendant à des compromissions, voulant des concours, des
-appuis, pointant des secours, traçant une route à son désir à travers
-l'Europe, dessinant des plans, elle armait un projet gigantesque.
-Et elle ne voyait que défection d'avance, désœuvrement, ambition de
-néant! Ah! ce Paris, ce Paris de séduction, de trahison, de destruction
-qui coule les gens dans sa torpeur et qui leur demande de déserter,
-de désespérer en sourdine, de se laisser lier les mains avec des
-serpentins, de rouler une petite réflexion comme une cigarette et de ne
-point aller plus avant, de devenir Parisien comme on devient forçat,
-de ne pas bouger de ce bagne léger, doré, mousseux, pétillant! Gloire
-militaire, énergie, esprit d'aventure, attaque, génie d'intrigue,
-héroïsmes, habiletés, des noms qui sont le ressort d'un univers et qui
-galvanisent les morts endormis, qui suscitent une race et son secret,
-des jeunesses sombres et résolues, tout était là, en habit noir, tout
-était muet, tout désapprouvait!...
-
-Elle ne chercha pas à rallier ces mauvaises volontés: elle se leva
-et, sans offrir sa main à baiser, en un grand salut de cour à cette
-cour infidèle, refusant les honneurs, les tardives protestations, les
-clameurs d'extrême onction, elle s'en fut.
-
-Elle se sentait très petite fille. Elle avait été rabrouée par un
-homme de rien, par un parvenu de la honte, par un éclat de peuple—et
-de quel peuple! Pourquoi avoir été chercher ces confesseurs, cette
-foule de confesseurs, au lieu de s'en remettre à son Dieu, au Dieu des
-batailles? Elle lui demanda pardon de son indiscrétion. Le miracle, eh!
-oui! Morive avait raison! le miracle! Elle désespéra, en une extase.
-Tout, autour d'elle, lui parlait de malheur. Drapeaux abolis, armes
-inutiles, gloire en lambeaux. Elle prit un livre: c'était _Don Carlos
-et ses défenseurs_, d'Isidoro Moguez.
-
-Elle considéra les portraits de ces hommes, le vieil Eguia et son bras
-d'argent, Zumalacarrégui, l'évêque de Léon; vaincus aussi, mais qui
-avaient osé. Où étaient-ils, ses défenseurs à elle? Des savants!...
-Ah! comme elle souhaitait des soldats! Ces philosophes qui lui avaient
-offert des consolations, des théories, des utopies, ces politiciens
-pour d'autres, ces théologiens qui commentaient les prières anciennes
-sans prier pour elle! Elle n'isola du troupeau que Lévy-Wlarmeh qui,
-avec sa science et sa naissance, correspondant des fakirs de l'Inde
-et du Thibet, des sectes anabaptistes ignorées, des derniers Vaudois
-et des Arriens, centralisateur d'hérésies et d'orthodoxies démentes,
-lié d'ailleurs avec des banques et des jésuites, pouvait beaucoup,
-mais ne voulait rien, concevant une théocratie pure, Dieu régnant
-vraiment, en essence, et permettant des religions neuves et de nouveaux
-gestes. Quant à Eusèbe Gaël, elle voyait qu'il la jugeait femme, qu'il
-l'avait, en son cœur, dépouillée de sa couronne, de sa pourpre et
-qu'elle était nue pour lui, éternellement, irrémédiablement.
-
-Dans son déchirement, elle songea à Antony. Elle ne rougit pas de
-sa pensée. Elle sortait d'une réunion de valets. Asservis à Paris,
-asservis aux mœurs de Paris, à sa sensualité sans cerveau, gagne-petits
-des plaisirs mesquins, ils avaient trahi sa confiance, menti à son
-désir. Elle les avaient cherchés contre celui qu'elle avait oublié,
-esclave, dans les bas-fonds de sa maison, elle avait réclamé contre
-lui des peuples, l'espace, toute l'activité, toutes les grandeurs du
-monde: il restait vainqueur. On la lui rendait, plus misérable que
-jamais. On la lui jetait. Elle n'avait plus qu'à lever la pierre dont
-elle étouffait son cœur. Une douceur l'envahit: puisqu'elle n'avait pas
-su le repousser, puisqu'elle n'avait pu être la créature despotique
-et conquérante, elle s'abandonnait délicieusement. Elle ne se rappela
-point sa cruauté, son horreur: elle ne se représenta point les besognes
-où elle avait noyé cet enfant, elle n'imagina que son énergie et sa
-tendresse, sa force câline et sa caresse, sa volonté et son frisson;
-elle l'imagina tout entier—et tout entier à elle. Elle avait soif
-de s'endormir tout de suite, dans ses bras. Elle n'osa pas encore.
-Elle n'était pas digne de lui. Il lui restait des souvenirs du dîner,
-des relents de discours: sa déception, son abdication imposée, son
-isolement, sa misère de chef sans troupes, tant d'amertume pesait,
-en outre, sur son désir. Le mot de Morive: «petit salé» revenait, à
-vide, l'obséder. «Petit salé!» Oui, elle aurait dû avouer sa faute
-à ces gens, leur crier: «Ce n'est pas une petite fille qui demande
-des jouets animés, c'est une femme, une femme perdue qui veut des
-aventures après une aventure, qui se jette dans un peuple à gouverner
-comme dans un couvent de repentir et d'écrasement. Je veux des tâches
-et des œuvres, je veux un purgatoire où me racheter, un amas d'actions
-et même de miracles, puisque vous parlez miracle.» On l'aurait prise
-plus au sérieux, parce que l'on croit au vice et qu'on vénère le crime,
-mais son humiliation lui donnait-elle des moyens, des concours? Il
-faut choisir ceux devant qui l'on s'humilie. Et c'était vraiment trop
-protestant.
-
-«Petit salé!» Le refrain scandait la nuit. Clémentine-Alessandra ne se
-sentait pas le courage de voir lever le jour, le jour sans rêve. Elle
-monta, comme trois semaines auparavant elle avait été, à la chambre du
-jeune homme. Elle ne regarda pas. Elle hésita. Son cœur, en battements
-de folie, l'aveuglait. Elle frappa à la porte en croyant tomber. Elle
-n'osait pas voir. Antony avait ouvert.
-
-—Son Altesse aurait pu me sonner, dit-il, d'une voix sourde.
-
-—Antony! supplia-t-elle. Elle le regarda.
-
-Il avait une face de meurtre. Toute son énergie s'était figée, gercée,
-creusée: c'était un feu morne, une lave qui avait cessé de brûler après
-avoir épuisé toute flamme; et les traces du rasoir autour du sillon
-de ses lèvres semblaient un cerne affreux, comme autour de ses yeux
-éclatants et tendus. Il n'avait pas l'air d'être méchant: ce n'était
-que fatalité. Il ne consentait pas à dormir. Il prenait les nuits comme
-si on avait voulu les lui voler, avec les jours. Il avait cru penser:
-il rêva. Rêve contre lequel il se révoltait et qui s'obstinait, rêve
-odieux et chéri, rêve enfin... Mais ce rêve était là: il parlait.
-
-—Pauvre petit! Comme tu es pâle! j'aurais dû venir te bercer.
-
-C'était, décidément, décidément, le rêve. Antony avait eu aux lèvres,
-pêle-mêle, des injures et des anathèmes, les mots qui chassent et qui
-tuent. Un énorme, un définitif: «Va-t-en!» avait grondé dans sa gorge,
-des reproches, des récriminations, l'irréparable... Et cette simple
-phrase, moins qu'une phrase, un regret chantant, un soupir, un rien de
-maternité le tenait muet, d'une tacite étreinte. Il chancela: elle lui
-arrachait sa colère, elle supprimait sa détresse, d'un mot, elle le
-reprenait, sans dignité, sans rancune. Il fondit en larmes.
-
-—Ne pleure pas, ne pleure pas! dit la grande-duchesse, je suis
-malheureuse...
-
-Égoïsme sublime! Elle ne voulait pas qu'il souffrît pour qu'il pût
-la consoler. Elle voulait qu'il conservât toute sa force contre ses
-ennuis à elle. Et elle se refusait aux remords, sur lui. Elle répétait:
-
-—Ne pleure pas. Ne pleure pas. Je n'ai plus que toi.
-
-—Ah! dit Antony, pourquoi faut-il que ce ne soit pas vrai!
-
-Il n'approchait pas. Il ne lui ouvrait pas les bras. Il avait séché
-ses larmes mais se contenait affreusement. Il avait fait un trop
-grand effort pour renoncer à elle, sans lutte. Elle l'avait humilié
-d'ailleurs, de sa pitié, le traitant en petit garçon qu'on peut
-endormir. Il était fier de n'avoir pas dormi, d'avoir veillé contre
-l'ensorcellement. Mais il ne lutta pas longtemps. Il la retrouvait.
-Il se jeta. C'était un taudis trop neuf, trop sec, trop propre: du
-bois blanc, deux chaises, un lit étroit. Pas de tapis où s'abandonner,
-pas de coussins: des angles à tout, même à la tendresse. Et tout leur
-jetait à la face le crime social et sa faute à elle, contre lui.
-
-—Viens! dit-elle.
-
-Il ne comprit pas.
-
-—Où? Dans ta chambre?
-
-—Oh! non! non! si tu savais! Allons-nous-en d'ici.
-
-Il la regarda. Elle était nu-tête, un peu dépeignée. Ses cheveux
-bouffaient, bouclaient, tombaient, sans coquetterie, en un hasard
-touchant: rien n'était apprêté, pas même sa misère. Sa nuit d'insomnie
-et de méditation, ses nuits de travail n'altéraient pas sa jeunesse
-fine et fière: la fatigue avait seulement posé sa patine d'humanité
-sur ce divin visage. Les yeux étaient plus lents, plus profonds; la
-bouche était parfaite, de ne plus sourire. La silhouette se levait dans
-cette aurore, argentine et nacrée: c'était une harmonie blanche en robe
-blanche et comme une apparition de limbes en cette chambre de valet.
-
-—Viens! répéta la princesse.
-
-—Tu as mal? _Ils_ t'ont fait du mal?
-
-—Oui.
-
-Elle comprenait. Ceux qu'il ne nommait pas, _ils_, c'était «la
-société». Elle l'observa encore. Elle avait voulu l'asservir à cette
-société, faire de lui un support mobile et anonyme, un morceau de
-machine: elle l'avait jeté dans un égout pour qu'il y travaillât,—à
-quoi? Et il était toute sa vie, sa consolation, son espoir. Elle
-l'avait trouvé comme elle eût trouvé un Dieu de bonté, de grâce, un
-refuge, toute tendresse, toute caresse, toute force et toute beauté.
-
-—Allons-nous-en.
-
-—Oui, dit Antony.
-
-Il aurait voulu la recoiffer, la coiffer, toucher la masse des cheveux
-de lin et de soie, s'y perdre et s'y enivrer. Il n'osa pas. C'était
-encore son état de garçon de chambre,—ou presque.
-
-—Allons, dit-il.
-
-Ils fuyaient. Ils descendirent l'escalier de service avec les mêmes
-précautions que l'escalier de l'hôtel meublé, naguère, où leurs destins
-s'étaient mêlés. La princesse _sentait_ les gens dormir. Un peu de
-dédain la crispait. Ils descendirent longtemps. Ils arrivèrent enfin
-à la petite porte par où Antony avait vu disparaître son amante. Elle
-l'ouvrit de la même clef. Et les deux adolescents furent dans l'avenue.
-
-Ils s'en allaient comme ils étaient venus, à l'aurore. Ils s'étaient
-détestés, ils avaient tout tenté: la haine et l'ambition, la
-science, l'histoire, la honte et l'épopée les laissaient au bras
-l'un de l'autre, et leurs lèvres en quête, leurs cœurs en appel. Ils
-retrouvaient la minute chère de leur abandon. C'était l'amour souverain.
-
-L'aurore était large et claire. Elle souriait. Sa magnificence
-avait du charme et de la légèreté. Elle dispensait la lumière avec
-caprice et la lumière sautelait avant de se fixer. C'était une aurore
-républicaine. Le jour ne venait pas pour obéir à un ordre immuable, à
-un Dieu tout-puissant, il se levait librement, en prenant son temps, en
-s'amusant: c'était bien une aurore de Paris. Clémentine-Alessandra en
-souffrit; elle souffrit de la joie de vivre qui lui tombait, parmi son
-amertume, avec la lumière neuve: elle n'abdiquait pas. D'ailleurs son
-compagnon n'était pas parisien. Elle se rappelait sa curiosité pour la
-ville à l'aube de leurs noces et l'horreur du jeune homme pour la ville
-comme pour une monstrueuse idole trop connue mais bien connue. C'était
-lui, encore, qui avait raison; c'était lui qui l'avait convertie et qui
-était son maître.
-
-—Tiens! c'est dimanche! dit-il.
-
-—A quoi t'en aperçois-tu?
-
-—Les laitiers viennent plus tôt.
-
-Elle entrait en rapports avec la vie. Elle voyait se préparer le repos
-de la cité: du travail, encore, des levers en hâte, une précipitation
-dans la tâche quotidienne pour avoir l'illusion de quelques heures
-à soi, le leurre de la liberté. Liberté empoisonnée par les soucis
-revenant en troupe, par Demain vous frappant à la bourse vide, à la
-tête et au cœur, promenade à travers des coudes, vagabondage entravé,
-gêné, piétiné! n'importe! le repos! les bras ballants, les mains en
-sommeil,—comme dans la fosse commune.
-
-Ils lisaient en leur silence les mêmes pensées, la même pitié. Et
-c'était la même impuissance. Mais la misère, ils la devinaient. A part
-les voitures qui portaient ici et là le lait maigre et le lait joyeux,
-l'avenue était,—et les rues d'alentour,—le désert le plus docile. Paris
-était à eux. Clémentine-Alessandra ne se laissait plus aller à son
-dolent enchantement, à sa grâce simple, à son «prends-moi» tacite qui
-cache l'abîme. Paris, pour elle, c'était la prison et la prison qui
-non seulement vous brise, mais qui déconseille l'évasion aux complices
-choisis. Les rayons précurseurs du soleil, la gentillesse du paysage,
-la joie contenue, rien ne la touchait. Elle s'appuyait sur le bras de
-son compagnon. «Ah! dit-elle! les gens! les gens! je les entends! Comme
-ils souffrent! Il faudrait cependant qu'on soit heureux.
-
-—Qui?
-
-—Tout le monde.
-
-—Ce ne serait plus vivre, alors.»
-
-Il y avait tant d'humanité dans son amertume qu'elle le regarda. Elle
-vit en ses yeux le rêve fou, le rêve fraternel de ce mois obscur. Il
-s'était, comme elle, offert en holocauste à la destinée. Il avait été
-toute émotion. Le souvenir de sa volupté, sa tristesse, son désir
-d'oubli, tout s'était tendu, tout s'était fondu et ç'avait été le mol
-et immense océan de tendresse, la caresse en largeur, en épaisseur et
-en infini qui enserre tout et qui laisse tout fuir pour lui permettre
-un retour et un retour plus passionné. Il avait voulu, avec son baiser,
-le bonheur universel. Et il avait renoncé au baiser pour que le bonheur
-public fût plus grand. Il avait certainement demandé—à qui?—d'être né
-pour des actions sublimes.
-
-Et Paris coulait autour d'eux.
-
-—Tu as trop pensé, dit-elle.
-
-—Pour ne pas penser à toi.
-
-—Chéri!
-
-Elle était sincère: ils se retrouvaient,—plus beaux. Comme ils étaient
-loin des deux vagabonds des Champs-Élysées, dévorant le soir et la nuit
-à même, avides de néant, se prenant, se lâchant, victimes et jouets du
-moment, mourant à mesure! Mais non! Ils revenaient à cet instant, au
-geste le plus élémentaire, mentaire, au spasme le moins innocent,—par
-le plus long. Ils retombaient prisonniers du décor des Champs-Élysées,
-prisonniers de la chambrette de volupté, abandonnés par leur ambition
-et leur colère. Il ne leur restait comme désir que leur ancien
-désir,—apaisé,—et les autres désirs, issus de lui, désavoués, reniés,
-oubliés.
-
-La journée naissait magnifique, en dehors d'eux. Débauche de lumière,
-de gaîté, de splendeur courtoise. Tout était à point, régulier,
-parfait. La jeune fille ne se prêta point au ravissement universel:
-l'émotion d'ailleurs la secourait, qui la liait au bras d'Antony, la
-fièvre qui lui tenait chaud et qui la brûlait dans la tiédeur de la
-matinée. Paris s'habillait de gens, se levait sur des rythmes d'orgues
-de Barbarie, s'habillait, en loques, de ces mendiants du dimanche qui
-travaillent peut-être la semaine durant et qui veulent tirer un profit
-de leur lente promenade à travers le libre soleil.
-
-Misère qui tire son chapeau, à la bourgeoisie ou à la quasi-bourgeoisie
-qui passe, sans déclamation, sans supplication, dénûment ingénu. Pas de
-recours d'ailleurs. Antony regarda la princesse, elle détourna les yeux.
-
-Cependant Paris peu à peu laissait éclater en soi ces bijoux soudains:
-des sourires de petites filles, des yeux de petits garçons. Et le
-mot de M. Morive revint à l'âme de la jeune fille: «Petit salé».
-Combien il y avait d'enfants! Vaguant, jouant ou tenus en main, ils
-tissaient parmi la ville un voile argentin de cris, de rires, de
-balbutiements harmonieux, de curiosités chantantes: ils s'appelaient
-ou se repoussaient de la même voix de limbes, aussi tendrement; ils
-sortaient des portes ou s'y cachaient avec une grâce preste et légère,
-un peu souris, un peu oiseaux, divins et si jolis de leur pauvreté ou
-de leur coquetterie, les jambes nues! C'était une forêt, une clairière,
-un labyrinthe d'enfants se croisant, se remplaçant, se métamorphosant à
-mesure, charmants et parfaits.
-
-—Qu'ils grandissent, ceux-là! demanda Antony.
-
-Clémentine-Alessandra eut le cœur gros de cette menace. Ils étaient si
-gentils comme ça! Mais leur pèlerinage continuait. Paris s'étirait et
-gambadait, traînant par les rues sa somnolence et son rêve appesanti.
-Et la princesse ne voulait rien voir: sa déchéance et son réconfort,
-c'était cet homme et pas un autre homme. Les mouvements autour d'elle,
-le va-et-vient populaire ne lui devaient paraître que geste d'éventail
-grouillant, de la fraîcheur, un couloir de tumulte à son trouble, un
-écho sourd de son horreur. S'ensevelir dans de la tendresse et de la
-passion... Puis le mot lui revenait: «Petit salé... petit salé». Une
-émotion les serrait tous les deux: ils pensaient l'un pour l'autre,
-confusément; ils entraient la main dans la main au fond du mystère, au
-fond de la somme d'amour qui est le secret du monde et son éternité.
-Jamais ils ne s'étaient sentis aussi pauvres: il ne leur restait
-d'eux-mêmes que leurs sens, leur âme et leur foi: ils se donnaient
-tout, ils échappaient à leurs idées, ils se seraient voulus aveugles,
-n'entendant plus, blocs de passion et de câlinerie, comme des pierres
-d'amour écrasées l'une sur l'autre, au hasard des chemins. Ils
-allaient et ils trouvèrent du plaisir, au seuil du plaisir de la rue.
-Ils connurent le délice de mal déjeuner, de compagnie, en plein air.
-L'après-midi les roula en sa molle fournaise. Ils étaient retombés à
-leurs Champs-Élysées. Ce n'était plus leur domaine fatidique; il y
-coulait des hommes et des femmes en partance vers un champ de courses.
-Des jaquettes et des chapeaux s'y pénétraient en agglomérat: les deux
-jeunes gens furent coudoyés âcrement, poussés et bousculés.
-
-—Ah! j'oubliais! dit Antony: c'est le Grand-Prix.
-
-Ce ressouvenir amusa franchement Alessandra. Le Grand-Prix! La fête
-solennelle, la dernière fête de ce peuple, de ce Paris pour qui les
-fêtes religieuses ou les fêtes nationales sont des chômages et des
-parades, de ce peuple timide en sa décadence qui n'ose pas s'offrir
-des cirques civiques, qui boude encore les combats de taureaux et ces
-luttes de gladiateurs, les guerres civiles, qui sort encore de chez
-lui pour voir courir ses chevaux au lieu de creuser au centre de ses
-maisons (quitte à jeter bas les Tuileries, le Louvre et à combler
-la Seine), un hippodrome géant et consacré où il pourrait mieux
-précipiter son argent, son génie et son honneur! Le Grand-Prix, date
-qui coupe l'année, nettement, ainsi que Pâques jadis, dans le recul
-mondain des saisons, le Grand-Prix, équinoxe et solstice à la fois,
-triomphe des jours, gloire du temps. On s'y ruait. Toutes les classes
-et les déclassés, fraternellement, y menaient, en troupe, leurs besoins
-et leurs «certitudes»; des voitures heurtaient leurs roues et leurs
-caisses en se disputant, par imitation, la plus flatteuse rapidité.
-Des bicyclettes et des motocycles erraient où il y avait place pour
-eux et se broyaient un périlleux passage à grand bruit, à grands cris
-déchirants, semant de la peur et de l'admiration. La jeune fille
-regarda ailleurs. Elle aperçut des palissades et de la machinerie:
-l'Exposition naissait, sans fin, immense et menue, malheureuse en son
-effort de cailloux, de fer et de plâtre. Des ouvriers s'y perdaient.
-La princesse eut un instant le désir d'y chercher des gens de son pays
-et de pleurer avec eux. Mais elle avait renoncé à ses frères comme
-aux autres fils qu'elle avait espérés: elle considéra cet univers
-tassé, entravé, interdit au public, elle adressa tacitement un adieu
-à l'empire du monde. Mais un brouhaha l'arracha à sa tristesse: le
-pouvoir qu'elle évoquait amèrement s'offrait à elle, au galop.
-
-Le Président de la République se rendait à Longchamp. On acclamait
-peu. Le peuple saluait l'ex-liste civile. Clémentine-Alessandra eut un
-écœurement. Il lui sembla que l'escorte la souffletait. Ces soldats
-en grande tenue, ces postillons, ces ors, cette voiture d'apparat, ce
-vieux magistrat, enfin, en cordon rouge pour une douzaine de jockeys,
-ce déplacement vers un tour de piste, c'était la sortie du sultan de
-Stamboul vers sa mosquée, c'était un pèlerinage constitutionnel, un
-gage au peuple, à sa veulerie et à son vice. C'était cela, le pouvoir?
-Une fièvre la tint droite au-dessus de la foule. L'équipage était
-déjà loin: il éventrait, en sa fuite, l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile.
-Et Paris n'avait plus de gouvernement: le gouvernement s'était évadé.
-Un instant, Clémentine-Alessandra eut la vision de la ville couchée
-à ses pieds, attendant tout, prête à tout subir, de la ville à
-ligoter, à embrasser d'un baiser mâle, à qui apporter de la gloire,
-de l'avenir, de l'aventure et du destin, de la ville à étreindre en
-fièvre et en sérénité, à qui imposer une fraternité de génie et une
-sublime communion dans le travail et dans le progressif bonheur. Puis
-elle retomba à l'amère poésie de l'exode présidentiel au travers de
-la pierre impériale, entre le Chant du Départ et la Marseillaise
-grattés à même le roc et éveillés dans la masse comme ils avaient,
-d'eux-mêmes jailli de l'Instinct, et de l'Inconscient héroïques, elle
-retomba à cette torpeur insoucieuse des grands mouvements nationaux, ne
-les saluant pas, n'y pensant pas—et le poison de l'ironie l'emplit à
-l'étouffer. Que faire? Elle n'était pas française, elle ne pouvait rien
-nulle part. Pourquoi sentir? Pourquoi être reine et peuple, pourquoi
-être l'Ame de l'Epoque, puisqu'on la bousculait, puisqu'elle était, «ce
-qui ne va pas où les autres vont» et qui est dans le chemin banal?
-
-Paris n'était que grâce. Elle eut peur de soi et de rien. Elle se
-serra contre Antony si fort qu'ils se regardèrent. Il avait vu,
-lui aussi. Mais c'était un spectacle sans importance. Les chefs ou
-leurs simulacres ne comptaient pas pour ce microcosme de foule. Elle
-retrouvait le feu pur de ses yeux, intact de tout émoi, l'énergie
-native de sa face et la grande tendresse infuse de sa volonté. Antony
-ferma un peu les yeux: Clémentine ne lut plus dans son visage qu'une
-ligne de ciel; elle tressaillit: elle découvrait le cher opium de
-passion, le moyen de ne plus rien être qu'une lente et absolue pâmoison.
-
-—Prends-moi! dit-elle.
-
-—Viens, répondit le jeune homme.
-
-C'était la première fois qu'ils y pensaient, de la journée: il fallait
-qu'ils fussent bien malheureux, et humblement! Jusque-là leur malheur
-les avait soutenus et guidés et ne leur avait donné l'un à l'autre que
-le meilleur de soi, ce qu'on ne se donne que par fluide, le plus rare
-de leur âme: ils descendaient au corps, maintenant. Ils ne boudèrent
-pas contre leur désir. Ils allèrent, d'inspiration, à l'hôtel, à
-la chambre qui les avaient enfouis dans une seule destinée. Ils se
-possédèrent furieusement, se mordirent ainsi qu'ils se seraient mordu
-les lèvres pour ne pas pleurer. Il y avait des larmes au fond et au
-bord de leurs baisers. Leurs gestes étaient gauches: ils ne savaient
-plus! Ils revenaient de si loin,—et où? Ils ne voulaient pas songer,
-ils refusaient de se souvenir. Si, en un douloureux pèlerinage, ils
-avaient grimpé ces escaliers vibrants, s'ils avaient redemandé cette
-chambre, c'était pour lui demander leur secret et leur pratique
-machinale, c'était pour fuir leur âme, comme naguère, pour n'être, en
-une étreinte sourde, que le rôdeur et la rôdeuse de l'autre fois. Ils
-étaient lourds de leur chair, s'avouaient indignes l'un de l'autre. Il
-leur semblait qu'ils niaient leurs caresses et qu'ils s'en lavaient, à
-mesure, et que leur âme finirait par se retrouver sous l'amas de leurs
-rancunes, de leur misère, de leur trouble et qu'elle éclaterait propre
-et roide comme un os. Leur fougue les enveloppa et les allégea.
-
-Et la princesse crut qu'il existait des manteaux de déchéance ainsi
-que des manteaux de sacre. Ils s'étaient tout raconté, sans un mot,
-ils avaient crié et pleuré l'un dans l'autre. Elle devenait esclave,
-il se relevait prince; mais n'avait-il pas toujours été véhémence
-et domination? L'impression dura. Le soir s'était caché dans la
-magnificence et s'épandait sournoisement, en une pincée grandissante de
-cendre dorée d'abord, puis mordorée, puis rouillée dans la pourpre se
-fonçant du crépuscule. L'obscurité jetait son ombre avant-courrière et
-brodait son uniforme de résignation, son sarreau à mailles serrées de
-tous les jours sur cette armure brillante du dimanche. Les gens, déjà,
-avaient l'air de revenir à leur labeur: c'étaient des mines graves—et
-tout le monde n'avait pas perdu. La vie les reprenait au rêve de gain
-et de vitesse, les rejetait dans le peloton, la tête basse.
-
-—Comme il y a des domestiques! remarqua Clémentine-Alessandra.
-
-Elle rougit. Un regard qu'elle n'osait pas rencontrer la piquait au
-cœur, la marquait de son feu rouge: elle ne songeait pas à l'enfer où
-elle avait plongé Antony. Son baiser lui revint, tous les baisers la
-crispèrent dont elle avait meurtri la lèvre rasée de son amant, elle
-sentit sur sa chair à la fois les poils courts et fauchés, le grain
-du tablier, les galons rudes de la livrée et les chaînes symboliques
-du servage: ses yeux sautaient de l'habit bourgeois d'un cocher au
-travesti d'une femme de chambre, béatitude de sortie écrasée contre des
-portes de service, air libre sans maculature d'appel empoisonné par
-l'approche de la sonnette. La princesse devinait peu à peu, et bientôt
-ensemble, tous les détails d'atrocité de _la condition_; les gens lui
-semblaient s'avancer en rangs pressés et, autour d'elle, avec eux,
-c'était un hourvari cacophonique et pointu, un branle électrique, des
-besoins traduits en musique, une tyrannie claironnante et frêle, une
-fanfare monotone—et à une seule note—d'oppression et de géhenne. Elle
-vivait les tourments qu'elle avait infligés à Antony. Ils n'existaient
-plus, il les avait chassés de sa mémoire; elle n'était plus pour lui
-qu'amour—et son amour. Elle se repentait, malgré lui, à son bras, car
-la faute dépasse toujours la victime. Elle frissonnait d'avoir fait du
-mal: le devoir souverain est d'élever et non d'abattre. L'obsession
-dura. Elle interrogeait le jeune homme sur ses ennuis, sur ses
-camarades, ne prenait pas garde à son malaise et allait, allait dans le
-torve précipice.
-
-Elle trébucha de même au seuil de la nuit, en entrant au bal Wagram.
-Elle avait désiré ce couronnement du calice: elle l'avait demandé
-doucement, car elle avait appris, à petits coups, que les valets
-dansaient. L'œil brillant, la gorge sèche, âcre de la poussière d'une
-journée de Paris, elle tourna des coudes de couloirs et s'arrêta
-soudain à un boyau: une petite porte vomissait de la lumière et de la
-musique. Du bruit, un relent de vin et des crachats de gaz venaient
-tituber et mourir au-dessus d'un grouillement de rictus, de mains
-lourdes et de pieds enchevêtrés. Ce n'étaient que bêtes curieuses et
-que bêtes. Une galerie s'ouvrait, ou presque, encombrée de tables
-boiteuses, de bancs et de chaises en désordre, de litres, de verres,
-de toasts étouffés, de jurons patoisants et de ces gros rires où
-s'évoquent les cupidités et les nostalgies à la fois du même village:
-on entendait sonner le bas de laine et la sonnette de service dans des
-chocs de bouteilles. Des ricanements, des accoudements, des tensions
-de jambe soulignaient des génuflexions ordinaires et des factions sur
-des sièges pluvieux ou dans les antichambres rigides; des filles de
-maisons et des souteneurs erraient parmi ces êtres de maison comme
-en pays de conquête. A angle droit, surélevé, un orchestre faisait
-du bruit, avec des moustaches. Plus haut, des balcons s'étendaient
-gorgés de spectateurs: on regardait, on plongeait dans la fournaise.
-Et, dans un espace concédé à regret, pris sur les buveurs, pris
-sur l'orchestre, dans du gaz, dans de la sueur, dans de l'horreur,
-les couples dansaient. C'était atroce. Geste de faucheux, pliés,
-mécaniques, automatisme terrorisé, bras qui se lèvent timidement, sous
-des reproches, mains qui se hâtent et qui précipitent de l'ordre comme
-elles bouleverseraient, doigts qui font des grâces et de la fantaisie
-de leurs spatules rouges, de leurs ongles rongés, phalanges courtes et
-utilitaires, mains juste assez bonnes pour le travail, mains d'usage,
-doigts d'accessoire, se saisissaient et se lâchaient en cadence,
-pataudement ou nerveusement suivant les aptitudes ou le caprice social;
-les robes se tendaient, veuves du tablier, et les pieds, gonflés,
-malades, énormes, erraient comme s'ils avaient à frotter, à promener la
-cire, comme s'ils avaient à faire retentir, en une commission, toute
-la rue du poids bégayant de leur sabot, ânonnant, butant, poussant,
-ruant, cherchant vaguement, très haut dans le souvenir de leur race,
-de la franchise, de la légèreté, de la liberté. Ces corps en mouvement
-évoquaient d'autres mouvements, les trois plis du tablier qui essuie
-ou du tablier de la femme de chambre qui délace ou qui épingle, qui
-éponge et qui boutonne, c'était le ramassement du travail d'office,
-le sursaut des plafonds à «faire», la courbe des lavages de voiture,
-la tête penchée vers l'étrille ou l'examen des fers. La princesse eut,
-en un éclair, la vision des catacombes. C'était un culte inconnu.
-Danses sans joie, bourrées de regret, valses pesantes, prétextes à
-pensées, à ambitions étroites, appel aux divinités serviles. Faces de
-prêtres, d'ailleurs, ces faces rasées et mauvaises où la moustache
-semblait avoir été écrasée sur la peau, comme un insecte malpropre,
-faces de prêtres, ces faces glabres et ascétiques, ces faces violettes
-et jaunes, ces plis, ces boursouflures, ces yeux effacés ou perçants,
-en biais, ces narines de nausée, ces bouches fortes. Faces d'empereurs
-aussi et de forçats, tout un monde se recrutant d'un seul coup. Et
-ses convulsions chorégraphiques étaient des convulsions de gestation
-et d'enfantement, c'était un ventre monstrueux, coloré, historié de
-mille regards, brodé, chamarré, qui avançait, reculait, présentait sa
-misère et son horreur parmi la tentacule de son immense main, de sa
-main infinie, lourde de l'obscur, de l'inavoué labeur de tout Paris,
-c'était le dessous de Paris, le sous-sol de la ville, l'envers de la
-cité et de la société qui tournait sur soi inlassablement, qui défiait
-l'ordre des choses, l'habitude, qui, de son rythme et de son tumulte,
-raillait le rythme des fortunes et la cadence régulière des gestes
-sociaux. La princesse, perdue dans cette tourbe, tâcha à échapper à
-cette grimace bouillante et saccadée. Elle étouffa un cri: elle venait
-d'apercevoir Morive, Morive en mal d'amour, revenu à sa canaille, valet
-public, valet de bourreau qui trouvait, qui cherchait une servante de
-sa sorte. Il ne la voyait pas, n'ayant d'yeux que pour son torchon.
-Mais c'était un cauchemar: ils étaient de nouveau en présence, voisins
-de déchéance, se raccrochant à du vice et à une atroce humilité!
-
-La princesse pâlit plus avant: le mot fatidique de cet homme, son
-argot l'obsédait, à sa place en cette assemblée: «Petit salé! petit
-salé...» Elle se répéta d'abord ce mot, sans pensée, puis un cri lui
-échappa, en un tourbillon. Elle sentait, non! elle ne pouvait encore
-sentir, elle _devinait_ horriblement qu'elle était enceinte d'Antony.
-Elle crut qu'elle éprouvait, d'un coup, tous les symptômes de la
-grossesse, qu'elle les vomissait, que les nausées, les troubles, les
-froissements, les pinçons, les crampes et les spasmes de la lente
-création lui montaient au cerveau, qu'elle étouffait, qu'elle enflait
-jusqu'au néant. Elle était sûre! sûre! sûre! Et son ventre, pour
-elle, se confondit avec le ventre monstrueux qui avançait vers son
-navrement, avec ce ventre de trahison, d'accablement, avec ce ventre
-prostré, sournois de bassesses et de bacchanale, de vengeance longue,
-de cupidité; elle pensa qu'elle était engrossée, comme une bonne à
-tout faire, de toute cette valetaille ensemble, pêle-mêle, des hommes,
-des femmes, de ces grooms eux-mêmes et des enfants de cuisine qui
-venaient torcher une contre-danse, dans les coins: son crime envers
-la liberté et la dignité de son amant, son orgueil échoué et déchiré,
-son désespoir, tout la crevait. Elle avait un cri de bête agonisante
-en cette joie de bêtes; elle imaginait que toutes les malpropretés de
-la crapule et les souffrances du peuple, les cruautés de ses frères
-et l'envers de leurs ambitions, son ambition, sa science, tout était
-là, à croître obscurément dans son ventre, à s'amasser, à germer comme
-un polype, comme un mal et comme un monstre. Et la mort souhaitable
-la fuyait dans ces rondes pis que macabres puisqu'elles étaient
-parodiques, apocalyptiques et prophétiques. Antony vacilla une seconde,
-puis sa tendresse et son dévouement l'emportèrent sur la surprise, il
-saisit son amie à bras-le-corps, la brandit comme un trophée et comme
-une supplication, l'enleva au travers des groupes et des danses. On
-ne s'étonna point: une autre fille était plus malade, échouée dans
-de l'épilepsie à l'entrée du bal. Antony l'enjamba pour arracher son
-fardeau à ce décor mauvais. Clémentine-Alessandra avait cessé de se
-plaindre: privée de sentiment, tuée de honte, c'était un cadavre qui
-pleurait...
-
-
-
-
-V
-
-DIALOGUE AU BORD DE LA MER
-
-
-—Elle nous regarde, dit Antony.
-
-Il parlait de la mer.
-
-—Vois, continua-t-il. Ça n'est que des yeux, c'est un seul œil qui ne
-finit pas, qui sourit et qui pleure ensemble. C'est tous tes regards
-qui me reviennent, et tu vois: ils vont à moi, maintenant. Tu es à
-moi, là-dedans, là-dessus, depuis que tu étais toute petite: il y a
-du vagissement dans ces retroussis de lumière et ces fendillements
-d'argent; ce sont des grelots et des hochets et c'est de la mousse de
-lait et de la mousse de larmes; ici, c'est du sable d'enfant et là, ce
-sont tes cheveux encore, tes cheveux, toujours, qui s'en vont, qui se
-dénouent, qui sursautent. Je t'aime plus, de te voir dans la mer.
-
-—Sans me voir, répondit Clémentine-Alessandra. Car tu ne me regardes
-pas, moi.
-
-—Tu n'es plus toi. Tu es trop triste.
-
-Clémentine-Alessandra était triste, en effet. Lorsqu'elle s'était
-réveillée dans la petite chambre fatidique de cet hôtel meublé où sa
-destinée avait élu domicile, elle avait vu deux faces rasées se pencher
-sur sa fièvre: Wolfgang et Antony. Toute son horreur lui était revenue
-avec la vie. A la pâleur des deux hommes, elle avait compris qu'elle
-avait craché son secret. Elle le répéta: «Enceinte... Enceinte...»
-Et le vieux valet avait éclaté en sanglots. Très bas, très bas, pour
-ne pas arrêter sur leur détresse nationale et exilée l'attention des
-galetas d'alentour, il avait versé toutes ses larmes, comme à l'église,
-et son immense navrement avait tâché à s'épancher. Antony n'avait pu
-s'associer à cette douleur; naïvement, férocement, il était heureux.
-Il n'en espérait pas tant. Il éclatait d'orgueil et de tendresse.
-Orgueil de gosse qui joue à l'homme et qui se fait une poupée, sans
-trop savoir comment: orgueil de gosse qui a deux êtres à aimer au lieu
-d'un, qui grandit sans vieillir, qui sent s'approcher des délices et
-de délicieux devoirs, des soirs de mouvement, d'étude, de câlineries,
-de choses à apprendre qu'on ignore et la tendresse infuse, la lourde
-et amère tendresse de ceux à qui le sort a enlevé leurs parents, qui
-ont des caresses et des baisers à placer, des caresses sacrées, des
-baisers saints d'enfant à père et de père à enfant, baisers qui, comme
-des hosties, ne peuvent se gâcher, sous peine de sacrilège et de
-damnation de cœur. On lui avait volé son enfance: on la lui rendait,
-complète et plus belle. Son petit aurait les langes de dentelle, les
-broderies, les riens inouïs du berceau qui lui avaient été refusés,
-tout son saoul de lait, d'air, de jouets, de paroles gentilles, de
-bercements et de berceuses qui lui avaient, d'avance, été arrachés, une
-cour d'enfants, des chœurs de nourrices, des arbres et ces spectacles
-hésitants, bariolés qui disent la vie, en gros, dans un murmure et qui
-accoutument à la joie vague et indistincte, au bruit, aux pas, aux
-courses, aux chocs des voitures qui se croisent et qui disparaissent,
-aux curiosités, au sourire continu fait de tous les sourires, au souci
-d'amis et d'indifférents, à tout ce qui est l'existence enfin, dans
-l'âge d'or de l'existence, après qu'on a tourné le carrefour des limbes.
-
-Le vieux Wolfgang avait senti se briser en sa gorge la tradition,
-l'honneur même et l'âme de sa patrie. Il avait vu nettement l'enfant
-non comme un bâtard à oublier, mais casqué, armé, monstre énorme
-égorgeant et étranglant la beauté de sa race. Et la princesse
-songeait. Elle ne se résignait pas. Elle n'acceptait pas le danger.
-Elle repoussait le présage puisqu'elle n'éprouvait encore ni malaise,
-ni avertissement: elle savait sans plus et elle voulait commander à
-l'irrémédiable. Sa nature dominatrice remplissait: elle pesait sur
-la volupté passée et sur la volupté d'hier, elle chassait de soi le
-souvenir. Mais le regard du jeune homme tombait sur elle si pur, si
-grand, qu'il ordonnait en un rayonnement et qu'il était éternel. Elle
-s'aperçut, atrocement, qu'il l'aimait, qu'il l'aimait à jamais, de
-cette chose, de cette consécration et que, confusément, incroyant comme
-il l'était, haïssant Dieu au hasard de sa haine des forces et des
-puissances, il remerciait la Providence de cette bénédiction. Cette
-fécondité lui-était un acte de foi, il tremblait d'espérance et il la
-révérait, elle, malheureuse, ainsi que le tabernacle de son avenir,
-elle était son cœur et ses flancs, elle était sa pousse et sa fleur,
-son charme, sa douceur à jamais; il l'aimait étroitement, de l'aveu de
-la terre et du ciel, par prédestination, elle avait en elle leur chaîne
-physique et métaphysique, leur chaîne à travers le temps et l'espace
-et, malgré tout, leurs cheveux blanchiraient ensemble. Elle protesta de
-tout son être, de tout ce qui n'était pas encore à cet homme, mais tout
-l'abandonnait, tout la jetait à son étreinte. Un sursaut de haine et de
-mépris lui apporta ses convives de l'avant-veille:
-
-—Allons-nous en! allons-nous en! supplia-t-elle.
-
-Sa fièvre lui dessinait les travaux d'en face, les armatures
-métalliques et leurs masques de plâtre ou de carton, les arabesques
-et les ogives, l'effort hâtif, pour un été, de l'univers en façade
-qui s'élevait aux deux rives du fleuve. Il lui passa, sur le ventre
-et le cœur, des madriers et des pierres, des trains de plaisir,
-des poutres, des tonneaux géants, des danses et des revues, tout
-un appareil populaire, une foule sans sexe, une soif de voir, une
-soif de richesse d'un instant, de mirage et la crainte plébéienne de
-mourir sans avoir connu par ces images d'un sou que sont les palais de
-pacotille, l'architecture et l'épiderme des nations lointaines, des
-contrées bien défendues par les tarifs des chemins de fer. Aujourd'hui,
-c'était, contre sa noblesse et son énergie, la bassesse et la facilité
-de Paris, c'était la ville courtisane couchée en travers de son rêve;
-demain, c'était une invasion de touristes médiocres qui veulent noyer
-leur inquiétude et la magnificence de leur nostalgie ou de leur songe:
-il fallait fuir. Au moment de quitter Paris, par une amère courtoisie
-envers l'esprit du boulevard, elle avait murmuré:
-
-—D'ailleurs, il est nécessaire d'aller à la mer au lendemain du
-Grand-Prix.
-
-Et ils étaient allés à la mer....
-
-Le ciel était, ce jour-là, beau d'une beauté métaphysique. La mer,
-c'est l'enfer des ciels puisqu'elle est la concurrence. Il faut
-qu'ils soient vraiment le charme et la splendeur, le refuge idéal de
-l'horreur et des peines, que toute ambition s'y tisse des domaines, que
-les astres, la nuit, s'y mirent sans ardeur, pour que leur désert de
-magnificence continue à lutter avec le désert irisé et lent, montueux
-et bouillonnant qui s'étend, qui se brise, qui renaît, qui se varie,
-qui se tait pour écouter son âme après avoir écouté son gazouillis et
-sa colère, avec le désert souple et roide, frémissant et plat, qui
-peut tout et qui sait n'être rien, dans des vagues, des lames et des
-flots. Donc, le ciel n'était pas la grise toile d'emballage tirée sur
-des fantômes mouvants de pierres précieuses, sur l'essence de diamants
-et la quintessence de nuages, sur l'élixir d'ailes de papillons, sur
-le secret des reflets, sur les mystères pailletés, sur les dessous de
-flamme qui jouent ensemble au cœur de l'eau. Il n'avait pas la crudité
-des apothéoses et la mollesse des élégies: il était lent d'une lenteur
-divine, intact, immobile sans stupeur, attendant les étoiles sans hâte
-et sans besoin, pur, noble et bleu. Antony interrogeait:
-
-—Pourquoi es-tu triste? Je t'aime.
-
-Il n'avait pas de fatuité! Il lui enlevait toute mélancolie comme il
-s'en était purgé. Il s'était décidé à aimer, à aimer avant tout, à
-convertir tous ses sentiments, toute sa force—en amour. Il s'était
-réalisé: il aimait, sans plus. Il était heureux. Pourquoi sa maîtresse
-souffrait-elle? Pour la première fois, il se laissait aller à la
-béatitude. La mer lui était ensemble chantante et muette, confidente
-et décor: elle se faisait personnelle et délicate, miroir magique et
-fraîcheur.
-
-—Je ne veux pas que tu aies mal, dit-il à sa maîtresse. Respire. Tu
-n'as pas le droit d'étouffer ici. Vois comme la mer est à nous et comme
-elle est grande, folle et tranquille de vie. C'est la vie même, une
-réserve de vie énorme, trop puissante pour ce que ce monde,—et les
-autres,—ont encore à durer. Elle est riche, riche, tiens, comme la
-misère.
-
-Clémentine-Alessandra ne répondit pas tout de suite. Elle pensait. Puis:
-
-—Ne parle pas de la misère, prononça-t-elle lentement. La misère est
-une chose hypocrite qui se fait à toutes les modes puisqu'elle n'est
-jamais nue, puisqu'elle est la loque, le haillon, le trou. La mer est
-belle et grande parce qu'on n'en a jamais rien pu faire, puisqu'elle
-a gardé sa couleur, puisqu'elle ne s'est même pas plié à la forme,
-qu'elle est changeante, immense, molle et roide comme au temps du
-chaos, comme le chaos lui-même. Elle n'est humaine en rien. C'est la
-Divinité pure, lourde de tous les germes et les roulant, ne grandissant
-pas, n'ayant besoin ni de semence ni de nourriture et emportant les
-tempêtes dans sa soif de sacrifices, dans sa tradition de victimes à
-engloutir et à consoler,—ainsi qu'Hylas. Tous les mythes ont été petits
-devant elle: ils sont faits pour les petits ruisseaux, pour le petit
-ruisseau de Platon. La mer se moque des pierres, de l'art et de la
-littérature, elle ne sourit aux hommes que mystérieusement. Je sais
-bien pourtant qu'elle nous aime: elle nous aime parce que nous nous
-aimons et qu'on ne nous aime pas. Tu ne peux pas savoir, toi: tu ne
-crois pas en Dieu. Mais, vois-tu, il y a une chose menue et énorme qui
-parle pour nous devant Dieu: c'est la source de tous les sarcasmes, de
-toute l'incompréhension, de la haine des gens, c'est l'amas de leurs
-rancunes et de leurs mauvais sentiments; c'est de cela qu'est faite
-la sainteté d'un chacun, parce que c'est sa différence avec la bête,
-avec le commun, parce que c'est la synthèse de son âme, de reflets en
-relents, de négatifs en contraires, et parce que c'est notre beauté et
-notre portrait, notre annonciation, notre présentation au royaume qui
-n'est pas de ce monde.
-
-Antony écoutait avec patience. La mer avait l'air d'approuver et son
-murmure était un continu répons à ces litanies. Elle avait des tons qui
-dépassent les mots, ces tons qu'on appelle mourants, à cause que c'est
-la résurrection même. Emaux d'aube et de crépuscule ensemble, l'infini
-de la nuance, la pourpre et la flore de lune, des ors se dégradant,
-s'idéalisant, se virilisant, jusqu'au safran et à l'acier, des jets
-d'améthyste et des coulées d'émeraude, une incessante agonie de
-turquoises mortes en des sursauts de vagues, un tourbillon de saphirs
-et d'opales, des taches papillonnantes de rubis dans des meurtrissures
-de diamants, une envolée, au loin, de perles et d'ambre, un assaut
-d'écume marbrée et d'écume laiteuse, c'était une féerie superbe et
-mélancolique, c'était le trésor intact des anciens âges et c'était le
-pensif avenir, la contrée promise, l'époque promise, les âges promis
-aux âmes qui conservent encore l'espérance.
-
-La jeune fille poursuivait:
-
-—Tu n'as jamais été dans des assemblées ou au théâtre, tu n'as
-jamais étudié la foule, tu n'as jamais vu ces rangées de têtes
-plates, de corps tassés, ces apparences de mouvement, ces imitations
-d'intelligence, d'attention et les petits drames en simili qu'on sert
-à ce public. L'existence, les âmes, les passions, c'est comme le
-reste, en toc. Il y a des époques qui ne comptent pas dans l'histoire
-des temps, qui ne sont pas de l'histoire: nous sommes dans une de ces
-époques. Et Dieu s'est retiré du monde, laissant les choses aller comme
-elles peuvent, car Dieu a, lui aussi, le droit de rêver au-dessus de
-nous. C'est un interrègne, c'est une parodie du chaos et du néant, une
-tour de Babel morale où les dévouements, les héroïsmes et le génie sont
-vains. Nous sommes dans une année aussi sombre, aussi vide de tout
-sauf de terreur que l'An mil, nous sommes à la poterne d'une ère où
-nous n'entrerons pas et c'est tant pis pour nous quand il nous reste
-les ambitions et les désirs qui ont survécu à leurs siècles, à leur
-décor. On parle encore de pouvoir et de liberté! On parle de travail et
-d'effort. Hélas!
-
-—Il y a encore l'amour, dit Antony.
-
-Elle pleura. Il lui rappelait son abdication, sa déchéance consentie.
-Et l'enfant qu'elle entendait presque à son flanc, l'enfant qui lui
-criait son désespoir, cet enfant d'opprobre, c'était le présent renié
-et battu, c'était le hideux avenir, c'était une époque moins sourde
-qui triompherait peut-être, c'était sa force à elle, son principe
-de victoire, sa beauté, son âme, ce que Dieu avait mis en elle de
-destin et d'éternité qui s'en allait d'elle, de jour en jour, qui lui
-prenait sa chair, son sang, qui lui prendrait son lait, ensuite, ses
-heures et ses nuits, qui lui prendrait goutte à goutte sa tendresse et
-son émotion pour s'évader d'elle, pour s'éloigner, pour la laisser
-vieillie et pantelante, exsangue de courage, d'ardeur et de méditation,
-dépouillée, ruinée sans profit pour les peuples, pour la gloire et le
-bonheur des hommes.
-
-—Je t'aime, dit Antony.
-
-Sous ses larmes, elle l'enveloppa d'un regard fou. Celui-là
-s'abandonnait. Traître à son énergie, traître à sa mission, il
-acceptait le charme d'une heure et d'une aventure, il se résignait à
-vivre en son enfant, à lui passer sa vie comme une affaire mauvaise,
-à l'ajourner, cette vie, à ne pas la vivre lui-même! Il lui avait
-suffi de la rencontre d'une femme pour replier ses ailes rouges. Et ce
-couple d'orgueil, de combat et de domination, cette union où le vieux
-souffle du Graal tombait dans le sang âpre du peuple, dans le plus
-jeune sang de fureur et d'ardeur, ce couple se figeait dans l'attente
-d'un balbutiement frêle, de vagissements à calmer et de caresses à
-enseigner avant de les rendre. Tous les enseignements de ses maîtres,
-une science unique, un tempérament sans exemple lui seraient inutiles:
-toutes les leçons de la faim, les humiliations qu'elle lui avait
-infligées ne lui serviraient pas à lui. Elle frissonna.
-
-—Tu as froid, chérie? remarqua Antony.
-
-Elle se dressa, furieuse: il l'avait blessée dans sa pensée:
-
-—Tu m'as fait peur, jadis, et tu me fais pitié. Tu voulais tout. Tu me
-semblais un archange de proie, un brigand de grand chemin, du grand
-chemin de l'épopée. La révolution brûlait en toi, tu étais le meurtre,
-tu sentais de tout ton être l'avenir, l'avenir de sang et de joie, tu
-puais la liberté, la fraternité, tu puais l'idéal réalisé, tu puais
-le ciel fait terre, le fer, le feu et le pain universel, le pain
-réhabilité. Tu m'aimes, aujourd'hui, et c'est tout? Il y a deux mois
-que nous sommes dans ce trou de lumière, deux mois que nous pouvons
-lire en nous, sans compagnons, sans indifférents. Et tu...
-
-—Tais-toi, commanda doucement Antony. Il n'y a pas de jour où je n'aie
-eu l'envie de te tuer, pour me ressaisir, pour pouvoir m'en aller chez
-moi.
-
-Sa barbe avait repoussé. Courte et frisée, elle avait piqué d'abord
-la grande-duchesse, profondément, délicieusement: ce lui avait été le
-cilice du baiser, sa punition immédiate, dans la jouissance. Il avait
-l'air maintenant d'un jeune missionnaire de désordre et de foi sans
-Dieu. Il ricana.
-
-—Femme, femme, croirais-tu que l'action, c'est le tumulte? Les cris
-épuisent. Je m'instruis. La mer m'apprend à détruire. Elle est
-patiente. Elle n'obéit qu'à soi. Elle monte, elle s'élance quand elle
-veut. Moi, je saurai l'heure au tocsin de mon âme. Je t'ai détestée, de
-t'adorer. J'ai supposé, comme toi, que tu me gênais. Puis j'ai vu que
-tu étais dans mon apprentissage...
-
-Clémentine-Alessandra avait subi sa voix tranchante, mais elle s'écria:
-
-—Ton apprentissage... Non! non! ma vie; comme je suis ta vie! Nous
-agirons ensemble. Je t'aime, je t'aime.
-
-Antony hocha la tête:
-
-—Vous autres, les rois, vous ne savez voler qu'en bande.
-
-—Voler! tu voudrais voler!
-
-—Laisse donc, dit Antony. Je plaisantais. Je donne le temps de germer à
-mon destin en même temps que notre enfant. Nous serons deux, après.
-
-—Trois, Antony, trois! Je t'aime. Je t'assure que nous sommes ensemble,
-liés à jamais et complices. Ce serait abominable de ne me jeter que
-l'aumône de tes baisers; il me faut ta vie, ta confiance d'esprit et de
-volonté. Je suis forte, je voulais agir, moi aussi. Mais maintenant,
-c'est moi qui te prie de rester tranquille. L'époque n'est pas à nous.
-Attendons. Le spectacle de cette mer, les variations de sa splendeur,
-ces jeux de soleil, mon amour, où trouver tout cela? C'est un miroir
-pour le feu de nos cœurs et c'est de la paix pour notre cœur, car elle
-nous sature de santé et de vie.
-
-—Celui, murmura le jeune homme, qui jette deux sous à un pauvre joue à
-être Dieu puisqu'il lui permet, au pauvre, d'exister un peu encore. La
-mer nous donnerait la santé des bourgeois, l'élixir des plages. Or ce
-n'est pas une plage, ici.
-
-C'était le paysage le plus intime et le plus large qui fût: pas de
-sable, pas de galet, pas de falaise: la mer mordait les champs à même
-et avait l'air de leur accorder une grâce en empêchant l'herbe de
-pousser. C'était d'une merveilleuse stérilité. Une ville s'étendait,
-assez près, invisible, retenant dans ses chalets et ses casinos, en
-contre-bas, les inévitables touristes de l'été: au-dessous, au hasard
-de vallonnements et de descentes, des villages s'étaient dressés en
-demi-cercle, face à la mer, des villages ou des hameaux s'étaient
-dressés plus haut, découronnant les points de vue de leurs arbres
-centenaires et les remplaçant par des tables, des chaises, du cidre
-doux et de l'air panoramique en supplément. Les deux jeunes gens
-habitaient une vieille maison carrée, cachée dans une cour d'honneur
-taillée au cœur d'une forêt. Les arbres poussaient autour: à peine si
-deux allées menaient à l'étroite demeure: quinconce de style et route
-sévère. Ailleurs la forêt poussait et les arbres avaient l'air de
-grimper l'un vers l'autre parmi les accidents d'une colline tortueuse.
-Le domaine déjà grand était agrandi d'une paix absolue: pour la
-première fois, la princesse s'était crue souveraine et avait eu l'idée
-d'un territoire. De sa plate-forme, après les arbres, dans le zéphir,
-elle apercevait la mer légère, la mer qui commençait et s'arrêtait à la
-ligne d'horizon, comme s'arrête ce qui ne finit pas. Elle descendait
-vers elle avec Antony: le chemin irrégulier, les arbres capricieux la
-lui dissimulaient parfois et c'était un plaisir pieux pour elle de la
-reconquérir et de la contempler plus proche comme si les deux altesses
-jouaient à cache-cache. C'était, décidément, une conquête.
-
-La mer ne venait pas jusqu'au grand-duché de Schmerz-Traurig et c'eût
-été cette mer du Nord, sèche et sans grâce. La mer, ici, souple,
-d'un gris si discret et se ridant de clarté, se fendant, éclatant
-de richesse à facettes, se variant de joyaux, courant, glissant, se
-parant de voiles rousses et de voiles blanches: c'était du nouveau
-et un nouveau royaume. Antony et Clémentine se baignaient en une
-complète solitude: les voisins les plus immédiats étaient distants de
-3 kilomètres: c'étaient d'autres êtres qui tâchaient à se résigner et
-qui, derrière un rideau d'arbres, à cent pas de la mer, avaient disposé
-un paysage de Trianon: des saules penchés, un lac, une mélancolie
-élégante et le _je ne sais quoi_ du dix-huitième. Ils avaient désiré
-des honneurs qui n'étaient pas venus: ils se consolaient avec un
-univers à soi. C'est ainsi que, entre un vieux port et une station de
-plaisir, deux couples de tristesse, un jeune et un vieux, vivaient leur
-exil sans aucune gêne.
-
-Ce jour-là, Clémentine et Antony demeuraient dans une sorte de crique.
-
-—Nous ne sommes pas ici pour guérir, répéta le jeune homme. Nous devons
-souffrir l'un de l'autre.
-
-—Non! non! s'écria la jeune femme, nous sommes ici à l'abri des
-hommes. Rêvons-ensemble. Ne rêvons même pas. Offrons-nous à la nature;
-nous ne sommes que nature, et soyons joyeux de la joie rare qui vient
-à nous et qui nous enveloppe. Je n'ai jamais été si heureuse: il fait
-si beau! Et toi, résistes-tu encore? Je t'aime comme un enfant. J'ai
-toujours peur que tu perdes quelque chose, un peu de ton caractère et
-de ton âme: je n'ai pas de crainte pour ton cœur, je le garde sur moi,
-en moi. Mon petit, mon petit, ne me trompe jamais: reste ce que tu es,
-ce que tu as été, formidable et tendre. Je suis plus âgée que toi, pas
-beaucoup, mais ça me suffit pour des émois incessants. Et ma condition,
-mon argent, c'est encore une manière, vois-tu, d'être plus vieille que
-toi. Pardonne-moi mes transes comme tu devrais me pardonner mon amour
-si tu ne m'aimais pas. Mais tu m'aimes, n'est-ce pas? tu m'aimes?
-
-Le crépuscule commençait de tomber par blocs de magnificence. La mer
-semblait héraldique, toute d'azur. Un reflet rouge du soleil couchant
-emplit les yeux d'Antony quand il répondit:
-
-—Je t'aime, oui. Je t'aime.
-
-La princesse n'interrogeait plus. Elle jouissait tant du silence
-qu'elle ne le troublait pas même d'un baiser. Elle écoutait leur seul
-cœur battre dans l'heure sainte.
-
-La mer se repliait sans fin comme un tapis de prière et se déroulait
-comme un étendard. Son rythme était liturgique et son geste immense et
-simple, son bourdonnement de travail incompris signifiaient, criaient,
-imposaient la vie. Clémentine-Alessandra prit la main de son amant:
-
-—Ah! dit-elle, il faut attendre. Faisons l'avenir. Si l'époque est si
-laide, c'est qu'elle a le masque, qu'elle est grosse de temps plus
-admirables que jamais.
-
-—Oui, dit une voix grave, derrière eux.
-
-Ils se retournèrent. La grande-duchesse poussa un cri et crut qu'elle
-allait choir à genoux.
-
-Un homme était là, qu'elle n'avait jamais vu et qu'elle connaissait
-bien. Il apparaissait en pleine lumière, dans des reliefs de pourpre et
-de la poudre d'or. La terre qui s'ensommeillait, le sol plus dur et la
-nature plus molle, la mer qui se gerçait et qui murmurait, le soleil
-fondant en une apothéose subtile, tout se couchait autour de lui et
-lui adressait, comme un hommage de théâtre, des rayons, des valeurs,
-lui dessinant un cadre infini. Il était vêtu d'un complet gris de
-passant et il semblait se mirer dans ce qui restait du soleil. Il parla
-doucement:
-
-—Ma cousine, vous m'avez donné bien du mal. Lorsque j'ai appris vos
-discours de l'Hôtel Continental, vos discours et vos idées, j'ai voulu
-vous connaître. Je vous ai demandée à vos gens et à vos maîtres, je
-vous ai cherchée partout. Je vous trouve enfin. Bonjour. Vous n'avez
-pas mauvaise mine.
-
-Il s'arrêta un instant et la considéra:
-
-—... Vous avez même grande mine. Vous avez une belle âme. J'aurais dû
-vous connaître depuis toujours. J'ai entendu de vous tout à l'heure des
-mots inouïs, des mots de ce deuil auguste et éternel qui est la livrée
-royale. Je suis venu causer avec vous. Nous sommes malheureux l'un et
-l'autre.
-
-Le soir tombait, absolument, et moulait l'étranger dans sa silhouette,
-le réduisant à lui-même et à son ombre, lui refusant l'aumône des feux
-naturels et des fantômes de vagues polychromes. Il se dressait net,
-pas trop grand, épaissi d'une paix résignée, mélancolique comme à la
-parade. Antony écoutait, sans un geste.
-
-—J'avais confiance à votre âge, ma cousine.
-
-—Sire, vous alliez régner.
-
-—Et vous, savez-vous si vous ne régnerez pas?
-
-Elle eut un regard éperdu. Le jour fuyant, la mer d'émail
-vert-de-grisé, l'heure lente, tout lui paraissait enlever avec soi
-la chère figure, le corps familier qui reposait à son côté. La
-ténèbre emportait Antony, Antony sombre qui ne comprenait pas et qui
-réfléchissait. Régner! régner! Sa fougue et sa bonté, son génie lui
-revenaient. Mais l'empereur poursuivait:
-
-—Voici une étrange entrevue. Je ne suis pas chez moi. A peine si Votre
-Altesse est chez elle, puisqu'elle n'a plus ni domaine ni patrie.
-Je ne sais comment me présenter: il n'y a pas de protocole entre un
-usurpateur et une exilée. Je vous admire et je vous aime. C'est tout.
-Il y a longtemps que je n'ai pas entendu parler royal. Car il y a
-une langue royale et une race royale qui se partage entre les peuples
-et dont les descendants peuvent changer de trônes car tous les trônes
-sont à eux. Henri III a pu, sans déplaire à Dieu, aller en Pologne,
-avant d'hériter de la France. Léopold de Lorraine avait le droit de
-transporter son Altesse en Toscane avant de se réveiller Majesté
-d'Allemagne. Napoléon était dans la tradition lorsqu'il dotait ses
-frères et ses sœurs de royaumes changeants: il était entré, lui et sa
-famille dans notre famille à nous, dans la famille des rois, par la
-brèche. La grâce de Dieu n'a ni frontière ni limites de sang, elle n'a
-ni quartiers ni règles: lorsqu'elle vous a sacré, lorsqu'on s'en est
-sacré, on est roi, de droit et de fait, parce qu'on est né roi. Et la
-terre entière appartient, doit appartenir à cette famille. Famille
-infortunée à notre époque et c'est à moi de la reconstituer, de la
-faire. Les rois ne croient plus: ils règnent comme ils gouverneraient.
-Ils ne comprennent plus, ont peur, s'ennuient: ils acceptent leur
-mission comme une charge, comme une magistrature. Je voudrais
-réchauffer ce sang, galvaniser ces âmes, ressusciter l'âme totale,
-l'âme divine et humaine de la royauté, l'âme de l'univers distribuée
-à une douzaine de princes en qui repose et bat l'existence absolue du
-monde, qui sont leur peuple, couronne en tête, qui peuvent le bien
-et le mal et qui font le bien, par prédestination. Mes voyages, mon
-inquiétude en visites, mes conversations vagabondes, ce ne sont pas
-de bavards excursionnismes, c'est un pèlerinage vers le secret du
-pouvoir souverain, vers le Graal royal. Je me suis précipité sur le
-trône comme on se jette à cheval. J'étais un jeune sous-lieutenant de
-hussards auquel sa naissance avait cousu, de tresses en croix, les
-insignes de général-major. Tout chantait, tout grondait en moi, des
-musiques de ciel et d'eau, des hymnes, des marches guerrières, de la
-philosophie, de la poésie, la question sociale, le bonheur des peuples
-dont je me sentais étouffer comme en une grossesse, des conquêtes et le
-plus beau spectacle à offrir au monde et aux siècles à venir. C'était
-un trouble, une angoisse, une ivresse; c'étaient des monstres et des
-appels d'au-delà à noyer dans une charge de cavalerie. Et ma solitude
-radieuse et tourmentée, mon inspiration incessante et douloureuse,
-ma foi et mon désir, je voulais les varier, les amuser, les contenir
-du galop d'un état-major, de chevaux et d'armes collés à mon flanc,
-à ma poitrine, de sueurs loyalistes, de sang vassal, de coups de feu
-ennemis; je voulais tomber dans la mêlée: je n'ai pas pu. J'ai continué
-à penser et à rêver, à affubler mon âme d'empereur de tuniques et
-de plaques, ainsi que j'eusse fait d'un mannequin de roi; j'ai parlé
-pour des conscrits et des ouvriers; j'ai brisé un formidable serviteur
-qui restait le prisonnier de ses services et de ses victoires, qui
-restreignait le triomphe et les conquêtes à des bornes et des acquêts
-terrestres, qui ne voulait pas laisser la grâce et l'esprit de Dieu
-souffler sur nos provinces. J'ai dessiné et composé, j'ai voulu être le
-trésor de mon peuple, son trésor de guerre et son esprit, j'ai lutté
-contre la fatigue, la faiblesse et la fièvre, j'ai voulu être sa santé
-et sa force et j'ai lutté contre mes colères, car je voulais être la
-paix.
-
-Il parlait dans la nuit. Sa voix s'élevait dans la marée montante,
-surnaturelle et passionnée. On lui devinait des yeux de femme, cette
-sentimentalité germanique qui est un sixième sens, de la grandeur,
-de la vérité et un peu d'amertume. Il se confessait à une sœur et il
-prononçait en même temps son apologie pour cette France où il errait
-clandestinement, pour cette France qui était son péché—à cause qu'elle
-n'était pas sa sujette. Il allait:
-
-—J'ai réfléchi. C'était, non le temps de s'enrichir, mais d'enrichir un
-peu les autres, de leur désapprendre la misère et la haine.
-
-—Et vous n'avez pas pu non plus, gouailla Antony.
-
-Ces trois créatures ne s'apercevaient plus: elles étaient,
-uniformément, du noir. L'empereur ne s'étonna pas.
-
-—Non, répondit-il tranquillement, je n'ai pas pu. Des obstacles, à tout
-instant, ont jailli tout hérissés, des mauvaises volontés...
-
-—Non, affirma Antony, des volontés: c'est la concurrence, c'est le
-peuple qui veut faire lui-même le lit où se coucher, qui prend ce
-lit où il le trouve, où on le lui cache, c'est le peuple qui veut
-lui-même cuire son pain et se chauffer à son feu de cuisson, c'est le
-peuple qui veut se défendre lui-même quand on l'attaquera et contre qui
-l'attaquera, c'est le peuple qui veut penser lui-même, chanter lui-même
-et savoir écrire lui-même ce qu'il veut chanter et ce à quoi il veut
-penser.
-
-—Le peuple? Qui ça?
-
-—C'est moi! clama Antony.
-
-Il avait été furieux, énorme, déchirant. Il avait ébranlé le paysage.
-Le feu roulant d'un phare le frappa au visage d'un coup rouge. Ses yeux
-étaient désespérés et sa bouche tordue d'un enthousiasme actif, d'une
-bonté agressive et tortionnaire. Il s'affirmait le champion, le fléau
-social, le fléau de l'humanité.
-
-—Non, répartit l'empereur. Vous n'êtes pas le peuple. Vous êtes un
-homme.
-
-—Vous aussi! gronda Antony. Pas plus! Pas plus!...
-
-—Vous êtes anarchiste, mon ami, murmura doucement le prince. Tuez-moi.
-
-—Non, non, pas ici. Vous auriez l'air d'être venu au couteau. Ce n'est
-ni votre place d'empereur ni votre place de mort. Vous n'êtes pas
-chez vous. Vous êtes encore en pèlerinage, en déplacement de famille.
-Qu'êtes-vous venu chercher ici?
-
-Il s'était exprimé durement, en chef qui possède la dernière raison, le
-fer.
-
-—Mon ami, vous ne m'effrayez pas. Je vous connais. M. Eusèbe Gaël m'a
-donné sur vous les renseignements les plus complets. Je vous ferais mes
-compliments sur votre bonne fortune si vous ne la méritiez pas. Vous
-avez du cœur. Quand on accepte l'esclavage que vous avez subi, quand
-on a de vos mots et de vos silences, on réhabilite la liberté—et une
-bonne fortune n'est plus une bonne fortune, c'est la fatalité. Quand
-j'ai commencé à chercher la grande-duchesse, je ne cherchais que son
-discours de l'Hôtel-Continental, son mal d'empire dont je souffre,
-moi aussi, de l'autre côté. Quand j'ai su votre histoire, je ne vous
-ai plus séparé d'elle: j'ai eu besoin de vous aussi. Nous avons toute
-la nuit à nous! elle est belle. Nous pourrons causer. Excusez-moi de
-ne vous avoir point jusqu'ici adressé la parole: nous n'avions pas
-été présentés. Vous vous êtes présenté vous-même, la pointe en avant.
-Vous êtes peuple ou vous le prétendez, je suis prince: vous n'êtes pas
-mon frère, vous êtes presque mon enfant. Je vous envie, mon ami. Vous
-n'auriez eu ni mes doutes ni mes hésitations.
-
-—Sûr! dit Antony. Mais vous autres, les rois, vous n'avez jamais des
-mesures révolutionnaires. Vous avez peur de votre pouvoir, vous êtes
-contents quand on vous le rogne, quand on vous le châtre, quand on vous
-le coupe en petits morceaux bariolés. Il faudrait tout prendre pour
-tout donner.
-
-—Et Dieu? demanda l'empereur, Dieu dont j'attends un signe depuis
-plus de dix ans, avant d'engager une action toute prête, Dieu dont
-j'attends le bon plaisir avant de le faire triompher dans sa gloire,
-dans la perfection humaine? Nous ne pouvons rien bouleverser. Le ciel
-veut qu'on le mérite: il faut des vertus et des peines et la justice
-éternelle ne peut exister qu'en raison de l'injustice qu'elle laisse
-çà et là, pour faire sentir la différence, comme le vice et le malheur
-pour être le repoussoir de la lumière divine, l'ombre sainte, le
-couloir obscur du paradis. Si je me résigne, si je demeure dans un
-néant casqué et paré, si la force dont j'étouffe, si les idées que je
-détourne, si mes plans, mes coups de génie, mes audaces de réalisation
-deviennent de la fièvre et rien que de la fièvre, si les chevauchées
-inouïes qui m'emplissent échouent en vaines croisières sur des yachts
-de plaisance, c'est que je me sens la rançon de l'avenir. Personne n'a
-été plus ambitieux que moi et je vais racoler des géants comme le père
-du grand Frédéric, je vais être un empereur-sergent, mais je donnerai
-de beaux hommes aux temps futurs.
-
-—Sire!... protesta Clémentine-Alessandra.
-
-—Ah! ma cousine, je vieillis et je suis triste. Je suis venu pleurer
-avec vous. Nous savons tous deux pourquoi nous souffrons; mais vous,
-vous avez encore une illusion que je n'ai plus, vous êtes la femme de
-ma douleur.
-
-Dans son caprice, le feu du phare éclairait à plein sa face. Ses
-moustaches à angle droit qui, roides en leur flamme, rejoignaient
-presque son chapeau de touriste, ses chairs un peu molles, ses cheveux
-drus, tout traçait, en traits appuyés, un cadre à ses yeux. C'étaient
-des yeux d'ascète et d'astrologue, perçant, enveloppant et caressant,
-yeux d'emprise et d'étreinte, d'extase aussi, de soif et de besoin dans
-le songe et dans l'infini. Ils observaient, cherchaient, comptaient et,
-après une revue immense d'hommes, de richesses et de terres, allaient
-se perdre plus loin dans ce qui déborde le monde et les mondes, qui
-trouaient le ciel pour voir plus haut. Ils roulaient des vaisseaux sur
-ces vagues et des naufrages au-dessous d'elles,—et les utopies comme
-des sirènes leur souriaient au ras des flots. Leur couleur pâle, se
-variant de la turquoise à l'améthyste, de toute la gamme des saphirs à
-l'opale, se fondait, se fonçait, disparaissait dans la pourpre du feu
-rouge, du feu de phare. Antony ne voulut apercevoir que du désir en ces
-yeux, un douloureux narcissisme, la contemplation—en dehors de soi—de
-son être, de son fantôme doré, de son idole idéale.
-
-—C'est vous qui êtes une fille! cria-t-il.
-
-Il était jaloux de ce mot: «La femme de ma douleur.» Elle ne pouvait
-être la femme de personne, de rien; il n'admettait ni rêve rival, ni
-misère rivale: elle était à lui, voilà.
-
-—Oui, répéta-t-il, vous êtes une fille, la fille de l'Europe, la fille
-publique des peuples, qui s'offre à la gloire, à la victoire, puis à
-des parades, à tout.
-
-Une voix siffla dans la nuit:
-
-—Tais-toi! Tais-toi!
-
-Et elle ajouta en allemand le bref: _Still!_ qui impose non pas
-seulement le silence aux hommes et aux chiens, mais le repos et la
-tranquillité. Puis Clémentine-Alessandra se tourna vers l'empereur:
-
-—C'est à moi à demander pardon à Votre Majesté. C'est quelqu'un de mes
-gens. Il ne sait pas. Il n'a pas eu à s'oublier puisqu'il n'est pas...
-
-L'empereur ne pouvait l'apercevoir. Elle lui apparut transfigurée.
-
-—Je vous remercie, dit-il. Je ne vous vois pas. Mais vous êtes belle,
-de votre mot. Vous êtes, ensemble, l'Allemagne et le principe divin.
-Vous êtes Allemande et vous êtes reine. J'avais à craindre que vous
-me haïssiez, que vous en soyiez restée à votre dépossession, que je
-fusse pour vous l'envahisseur et l'usurpateur. Mais vous savez où bat
-l'âme de l'Allemagne: vous la respectez, vous l'aimez en moi, malgré
-mes faiblesses à moi. Ma cousine, ma cousine, vous m'avez fait du bien.
-J'aurais pu croire cet homme: vous avez crié malgré votre cœur; vous
-avez été l'Allemagne entière et la juste postérité, d'avance, en mieux.
-Vous êtes une princesse du Nord. Il y en a eu avant vous: il y a eu
-votre vieille marraine, la reine de Suède, Christine-Alessandra. Il y
-a eu aussi la Palatine dont on édite sans fin des grossièretés, des
-jugements appuyés sur la Cour de Louis XIV et qui avait du cœur, malgré
-tout et tous, la Palatine qui a écrit la plus belle page que je sache
-sur «Petite Madame», une enfant royale qui avait un cancer, qui était
-difforme et qui mourut toute petite, sans parler...
-
-Jamais la grande-duchesse n'avait autant souffert. Son cri spontané,
-son cri de famille, son cri de caste, son cri d'éternité lui rentrait
-dans la gorge, en des sanglots de sang. C'était elle qui s'était
-oubliée, qui avait oublié ce qu'elle était devenue, à qui elle était,
-c'était elle qui avait commis une trahison. Antony qui était là, tout
-proche, ne lui fut plus qu'un déchirant souvenir: elle trembla de lui,
-et les larmes qu'elle lui coûtait, l'humiliation dont elle le marquait
-la brûlèrent honteusement, au principe même de la vie. Toute sensation,
-toute volupté, le remords, la servitude sentimentale et sensuelle,
-l'angoisse, ce fut pour elle un étau meurtrier que l'empereur resserra
-plus étroitement de ses derniers mots: il la rejeta à sa grossesse, il
-agita devant elle un spectre de futur. Elle n'avait jamais songé que
-son enfant pût être laid: il défigurait son enfant, il lui imprimait
-des plaies et des scrofules et ses mots se multiplièrent. Pour la
-première fois elle se sentit mère puisqu'elle frissonnait de son flanc.
-
-—Sire, dit-elle, sire, par pitié! Je suis enceinte!
-
-C'était un aveu et une supplication. Elle demandait sa grâce non au
-roi, mais à l'enfant écrasé, à Antony muet de colère et de honte. Elle
-proclamait son amour, elle le tirait de l'abîme où elle l'avait plongé
-pour se faire, elle, sa chose, pour s'en envelopper comme d'une chemise
-d'autodafé, pour s'y enfermer à jamais. C'était la dernière abdication.
-
-—Enceinte! murmura l'empereur, enceinte! De lui!
-
-Il ne comprenait pas. Dans l'échelle des peines qu'il acceptait pour
-les siens, dans le roman de sa cousine, il n'avait pas prévu cette
-consécration, ce raffinement de damnation. Sa voix changea. Ce furent
-des paroles de maître mécontent et ce furent des paroles navrées, la
-ruine absolue d'un enthousiasme, un désenchantement cadencé du reflux
-de la mer.
-
-—Ma cousine, j'étais venu vous apporter mon empire à moi puisqu'il vous
-fallait un empire. J'étais venu vous transmettre mon songe et mon
-destin: je venais vous demander votre main pour mon fils. Vous auriez
-été ma fille et mon compagnon, vous auriez grandi, vous auriez agi à ma
-place et nous aurions été heureux tous deux, d'un bonheur qui aurait
-été bien à nous puisque c'était le bonheur de tous par nous réalisé. Je
-ne puis plus. L'enfant, cet enfant, vous n'avez pas le droit..... il
-n'a pas le droit!...
-
-Il n'achevait pas. L'horreur l'étouffait. Tragique, tyrannique, il se
-décida:
-
-—Cet enfant ne peut pas naître.
-
-Presque morte, la princesse balbutia:
-
-—Votre Majesté, Votre Majesté me conseille, m'ordonne d'avorter!
-
-Sèchement, l'empereur prononça:
-
-—Les princesses n'avortent pas: ce sont les siècles qui avortent. Et
-nous avons droit de vie et de mort.
-
-—Sire, sire!... répéta la jeune fille, défaillante.
-
-—Vous devez régner, commanda l'autre. Vos enfants doivent naître
-princes. Cet enfant ne naîtra pas.
-
-Antony s'était précipité. Il prenait l'empereur à la gorge. Il disait:
-
-—Cet enfant naîtra. Je suis plus fort que vous. Je suis le père.
-
-Un cri glaça sa main régicide: Clémentine-Alessandra s'était évanouie.
-Cette nuit sans lune, cette nuit sans étoile, cette nuit de surprise,
-de sublime et d'assassinat, cette fatalité, la plus grande qu'on eût
-imaginée, ce conflit, le duel de son ambition et de sa tendresse, de
-son amour du peuple et de son amour, tout la jeta à terre: elle eût
-voulu couler à pic, se dissoudre, lambeau par lambeau, à des rochers de
-rédemption, pourrir debout sans réfléchir, sans penser. Dieu eut pitié
-d'elle et de ses bourreaux: les deux hommes restaient stupides. Ils
-écoutèrent un moment leur cœur battre sur cette forme sans mouvement,
-puis, doucement:
-
-—Nous ne pouvons la laisser ici. Emportons-la, dit Antony. Je vous
-montrerai le chemin.
-
-Sans un mot, l'empereur se baissa avec le jeune homme. Ils prirent
-le corps inerte et s'éloignèrent lentement de la mer. C'était, dans
-la pleine nuit, un convoi d'une détresse infinie: les deux hommes
-songeaient à leur mission commune et à leurs âmes ennemies. Le fardeau
-leur pesait, de son orgueil et de son ventre: l'empereur se troublait
-de l'avenir des peuples; Antony, violemment, forçait l'avenir: il
-voulait de lui son enfant, contre le droit divin, contre tout.
-Leur condition et leur devoir disparaissaient peu à peu, au long
-de leur route, dans de la fatigue. Ils butaient sur des arbres et
-s'efforçaient tout de suite, humblement, à ne plus secouer ces pauvres
-paupières closes, cette triste chose affligée. Ils ne voulaient pas la
-réveiller: ils auraient pleuré avec elle.
-
-Lorsqu'ils l'eurent déposée sur son lit, dans la petite maison,
-là-haut, ce ne fut plus que deux hommes et ils se saluèrent à travers
-les siècles, la mort et l'impossible, du sourire de deux frères.
-
-
-
-
-VI
-
-«PETITE MADAME»
-
-
-«Un cautère qu'on lui fit mal à propos à la nuque lui avait tiré la
-bouche tout de travers, au point qu'elle était presque toute sur la
-joue gauche. Voilà pourquoi elle avait grande peine de parler et
-qu'elle parlait peu. Il fallait être habitué à sa prononciation pour la
-comprendre. Lorsqu'au moment de sa mort, sa bouche se redressa, elle
-n'était pas du tout laide. Je fus présente à sa mort: elle ne dit pas
-un mot au roi, quoiqu'une convulsion lui eût remis la bouche. Le roi
-qui avait un bon cœur et qui aimait tendrement ses enfants pleurait de
-tout son cœur, et me faisait pleurer aussi. La reine n'y assistait pas:
-on ne lui avait pas permis de venir parce qu'elle était enceinte. Il
-est faux que la reine soit accouchée d'une négresse. Feu Monsieur qui
-avait été présent assurait que la petite princesse était laide, mais
-pas noire. On ne peut dissuader le peuple que l'enfant ne vive encore,
-qu'il ne soit dans un couvent à Moret, près de Fontainebleau. Cependant
-il est certain que l'enfant laide est morte: toute la cour l'a vue
-mourir.»
-
-Il n'y a, dans aucune langue, de page aussi éloquente, aussi pleine,
-qui sente tant la femme, la mère et la princesse: c'est de l'humanité,
-de la fatalité, c'est l'oraison funèbre et la miniature, la fresque
-et la draperie de deuil: c'est précis, large, frissonnant et noble,
-d'une vigueur dans le trait, d'une tristesse résignée et d'une hauteur
-lâchée qui sont incomparables. C'est non la plume du courtisan, ni
-celle du courtisan aigri, mais le langage d'une parente et d'une
-observatrice. Ces quelques lignes de Madame Élisabeth-Charlotte,
-duchesse d'Orléans sur cette Marie-Thérèse de France, qui dura du 2
-janvier 1667 au 1er de mars 1672 s'étaient gravées à vif dans tout
-l'être de la grande-duchesse de Schmerz-Traurig Clémentine-Alessandra.
-Il n'y a pires princesses que celles qui ne régnèrent point, à qui la
-nature refusa tous ses dons et qui, pour tout bien, n'eurent que leur
-naissance. Celles-là sont sacrées: c'est la rançon des trônes et des
-conquêtes, c'est la dîme que Dieu prélève sur les créatures auxquelles
-il consentit des sceptres et prêta des couronnes. Naître princesse,
-être laide, ne pas parler et mourir, quelle leçon pour l'ambition et
-quelle plus grande raison d'obéir pour ceux qui acceptent un roi comme
-ils acceptent la vie et la mort! Lorsque les jeunes princes viennent
-à décéder, on les appelle uniformément Marcellus, on leur attribue
-les regrets scandés d'espérances, l'humide épopée voilée d'élégie, le
-panorama de stériles triomphes, la gloire, enfin, molle et gracieuse
-que rêva, que tressa, que broda, que gémit pour un Marcellus présomptif
-un Virgile, d'ailleurs payé. Les princesses, elles, sont tout entières
-et à jamais ensevelies dans leurs robes; un tableau, parfois, de Van
-Dyck ou de Vélasquez demeure pour roidir à jamais un pli de leur
-vêtement, pour durcir le feu de leur pâle regard et pour immortaliser
-ce qui courut vers la mort—autant que faire se peut en suivant
-l'étiquette. On ne leur demande que de vivre juste assez pour concevoir
-et mettre au monde: donner au monde un mâle. Celui-là, l'histoire s'en
-charge. Aux femelles, il ne reste que le couvent ou le scandale,—ou les
-deux.
-
-Clémentine-Alessandra ne cessait de penser aux petites mortes: elle
-se les nommait au hasard des portraits enterrés parmi les musées
-d'Europe, au hasard des estampes et des épitaphes, et il en montait
-toujours au fond de sa science, il en venait des limbes—et de plus
-loin. Elle ne les chassait pas: ce lui était mieux que des sœurs,
-c'étaient les sœurs de son enfant. Et parfois elles amenaient leurs
-sœurs aînées ou leurs cadettes, celles qui avaient réussi, réussi
-à vivre. Celles-là étaient ses sœurs à elle. Elles n'avaient pas
-voulu régner: c'est parce qu'elles n'étaient pas assez malheureuses.
-Lorsqu'elles se réfugiaient dans un chapitre, la règle se faisait,
-pour elles, de brocart et de velours de soie: les dévotions étaient
-une collation délicate et qu'on offrait soi-même; les causeries, les
-méchancetés, les complots même empruntaient au lieu un je sais quoi
-d'innocent et de saint. Elles se tenaient dans leur rang comme un
-chacun se tenait au sien: elles ne désiraient rien plus que leur
-destinée écrite à son complet dans leurs armes et dans les fleurons de
-leur couronne, encloses en leurs couronnes fermées, aussi à l'aise à la
-tête de leur peuple et sur leur trône, lorsqu'elles y étaient appelées,
-que sur leurs prie-Dieu, à deux genoux. Elles souffraient plus que
-les filles du bas peuple: leurs pères n'étaient tyrans que pour elles
-ou bien ils s'essayaient et épuisaient leur fureur sur ce qu'elles
-symbolisaient: la faiblesse de la nation. Clémentine-Alessandra gardait
-pour la sœur du grand Frédéric, la margrave de Bayreuth, le respect
-qu'on ressent pour une martyre et la tendresse pour une parente pauvre.
-Mourant de faim, dédaignée, menacée, cette enfant d'esprit et de cœur
-à qui son sacrifice même valait des avanies et la haine de sa mère,
-demeurait attachée à elle comme une margrave de compagnie. Mais la
-grande-duchesse s'en revenait aux petites, aux princesses sans époux
-et sans fiancés qui n'eurent de la vie que leur naissance, à qui leur
-sang royal n'infusa pas de sang.
-
-Elle les aimait, d'avoir passé. Elles formaient sa cour et sa garde, sa
-garde contre les séductions de la terre et contre le leurre des temps
-qui ne sont point encore. Petits corps attendus, annoncés, délivrances
-sonnées et carillonnées, huiles du baptême en avance et les longues
-théories de guerriers et de légistes, la maison choisie et sur pied,
-les cordons d'ordre impatients, tout s'apaise, tout tombe dans le
-silence: ce n'est qu'une fille,—et une fille qui ne vivra pas. «...
-Elle ne dit pas un mot au roi, quoiqu'une convulsion lui ait remis
-la bouche.» Oh! la phrase atroce et belle! grosse de mystère et pure
-du feu vengeur! Toute revendication, toute colère, toute damnation
-s'inscrivent, profondément, en ce silence. Le père se soumet, pleure,
-oublie qu'il est roi. La petite a le pas sur lui puisqu'elle meurt;
-elle est plus que lui, puisqu'elle est laide,—de par lui.
-
-Et la grande-duchesse se demanda si sa petite fille, à elle, viendrait
-au monde, et si elle lui en voudrait d'être laide. Car ce ne pouvait
-être un garçon: la nature ne voulait pas faire cette injure à sa race
-et à la race des rois. Une petite fille, c'est le péché: le mâle, c'est
-le crime. Le bâtard, c'est le fléau du droit divin, c'est la chair de
-hasard armée contre le sacrement, c'est la guerre, c'est le parricide.
-Le bâtard, c'est l'invasion et la révolte. Elle n'avait pas de royaume:
-elle ne pouvait pas être punie d'un fils.
-
-Un fils d'un tel père!
-
-Père! Elle avait la tentation de sourire parmi ses tortures, à l'idée
-que ce nom de père allait à Antony. Il lui semblait de plus en plus
-jeune: c'était un camarade pour le petit être attendu, un compagnon
-de jeux, de jeux tristes, un frère de misère. Et il était le père,
-la source de vie, le principe de vie: il devait aide et protection à
-son enfant et à la mère de son enfant! Abîme d'ironie! Elle l'imagina
-courbé sur des ouvrages serviles, sans espoir et sans désir, ou
-possédé de sa fureur sociale et de son délire d'amour. Bientôt elle
-ne put plus songer. Elle avait mal. Horriblement ses entrailles lui
-pesaient et la tiraient. Elle était singulièrement malheureuse. Tout
-lui manquait, tout l'abandonnait: elle n'était plus que son mal. Elle
-avait fait ouvrir la fenêtre: il lui fallait un peu de mer, l'idée
-de la mer pour qu'elle se sentît moins seule et moins bas. Antony la
-fuyait: elle savait qu'il sortait pour pleurer et qu'il pleurait sans
-fin. Elle regardait devant soi, n'ayant besoin de rien que d'espace,
-d'immensité, du halo et du cauchemar lucide qui s'agriffe à la nature
-lorsqu'on l'a assez vue pour entrer dans son secret. Elle respirait la
-mer avant que de l'apercevoir. La mer montait vers elle et lui venait
-aux lèvres comme un lait d'au-delà: c'était du sang d'opale et des
-larmes d'améthyste, de la consolation et un surcroît de mélancolie,
-de la perle infinie et tragique—et l'âme lumineuse de la mort. Elle
-lui ramenait le souvenir de celui qui avait été l'hôte de sa détresse
-seulement, de cet empereur qui avait parlé et qui s'en était allé après
-l'avoir soignée quelques instants. Elle n'ignorait pas qu'il ne l'avait
-pas oubliée. Et elle avait songé à lui, désespérément.
-
-A lui, pas à son fils. Elle était trop vieille. Il fallait une
-enfant à cet adolescent rêveur, à ce pupille de la garde à pied qui
-s'endormait sur des voyages de Gœthe et qui s'éveillait dans la vallée
-de Valpurgis, à ce petit garçon qu'on gardait dans les songes et les
-utopies pour lui voler les réalités, né pour être l'éternel héritier
-et pour n'hériter jamais. L'empereur la voulait pour soi, vestale de
-son ambition, lui parlant de ses conquêtes idéales et partageant avec
-elle son empire en esprit. Il la voulait, cousine et sœur, attentive
-à ses désespérances et à ses convoitises, pensant pour lui, dessinant
-pour lui des plans de gouvernement et de bataille, démêlant l'avenir,
-sans cesse en train de dégrossir, de ciseler son domaine immense dans
-le globe du monde en ne perdant que les vaines scories, les océans
-sans profit et les terres maudites. Là aussi, on l'abandonnait. Ce
-qu'on recherchait en elle, c'était sa force secrète, c'était sa parole
-d'apôtre: ce n'était ni sa naissance, ni sa destinée. Malgré tout,
-dans du respect, dans de l'affection même, elle resterait parente
-pauvre, victime résignée à qui le spoliateur après fortune faite,
-offre l'ombre de son festin. Ce qui lui était dû, elle ne l'atteindrait
-jamais. C'était l'acclamation de son peuple, son autorité reconnue,
-sa fatalité proclamée. Son droit, c'était le droit divin, toute son
-éducation, toute sa sollicitude, son étude des gens, de leurs besoins
-et de leurs plaisirs, ses longues conquêtes sur le mal et sur la
-misère, ses desseins accomplis, ses réformes réalisées, un cortège
-de respect et d'adoration et l'attente, enfin, du bien, du pain, de
-la vie, la fonction naturelle, la mission continue de protection et
-de providence, de grandeur, de douceur, une paternité sans sexe de
-ses sujets nés et des sujets qui lui viendraient à naître de par les
-conquêtes.
-
-Son cousin avait été attiré vers elle par des trahisons, par des
-rapports d'espions: elle l'avait intéressé et touché. Touché! elle qui
-voulait commander, qui voulait imposer la joie! touché!
-
-Elle en demeurait honteuse dans son mal. Ce n'était pas des trônes
-qu'elle devait recevoir son trône. Il lui fallait la poussée populaire,
-l'appel d'en bas, l'appel universel. Il lui fallait le plébiscite
-muet des cœurs, l'élection de la misère et de la faim, la réparation,
-le miracle. Son cousin lui demandait des paroles, des confidences
-à échanger, une monotonie d'ambition jumelle et d'orgueil. Il lui
-demandait des veillées pourpre et une sorte d'inceste dans la majesté.
-Et il avait fini en voulant la faire avorter—comme une bonne. Dernier
-terme de l'existence des races maîtresses, dernier mot d'un chef à une
-souveraine, quelle horreur logique, quelle fatalité absolue, quelle
-rançon des pillages, des préséances, quel châtiment démocratique
-puisque le crime était consenti, ordonné, puisque le despote-type de
-l'Europe contemporaine s'armait complice et instigateur! La pauvre
-fille était glacée. Lourde de sa faute, terrassée, aigrie, piquée
-de feu, tirée, tenaillée, arrachée, elle n'avait la force ni de se
-plaindre ni de crier au secours. Elle se meurtrissait de son silence et
-de son abominable résignation. Et, seule, ne cessant point d'agoniser,
-mangeant cependant, car elle restait terriblement chrétienne et
-n'avait peur que du suicide, elle se tendait à l'idée d'assassiner peu
-à peu son enfant dans ses flancs, de lui refuser les soins infinis
-de la gestation, de le réduire à rien, de l'anéantir hypocritement,
-héroïquement, sur la route obscure de sa vie. Une seule fois, elle
-s'était révoltée, déchaînée. Elle avait pris son ventre à deux mains,
-en criant: «Voleuse! voleuse!» C'est que, à sa fièvre, à la contraction
-de ses traits, à un papillotement de son regard, elle avait deviné
-sa laideur, car elle ne s'était pas, depuis longtemps, confiée à un
-miroir. Elle n'avait jamais eu la vanité de sa beauté: elle avait
-d'autres vanités. Mais sa laideur l'avait mordue, hoquetante, folle,
-l'esprit voilé, la conscience abolie, devenue toute un ventre et un
-ventre informe; elle s'était indignée, elle avait appelé à soi sa
-science et ses spectacles: tout lui avait échappé. «Voleuse! voleuse!»
-Le morceau d'enfant lui tirait non sa chair et ses entrailles, son
-sang et sa moelle, mais ses pensées, ses desseins, ses projets et ses
-rêves: c'est de tout cela que l'enfant se faisait. Tout le secret de
-la princesse, ses joyaux de méditation et d'invention, ses trouvailles
-précieuses, ce qu'elle avait ravi aux siècles, aux cieux et aux dieux
-fondait en chair banale et brutale, tout retombait à un mouvant lingot
-de vie, à une masse pauvre de muscles, d'os, de gémissements et de
-souffrance. Rien ne subsisterait du rare, de l'unique, du divin, tout
-se perdait dans cette fosse commune qu'est l'existence, tout redevenait
-du mouvement et la béate satisfaction à puiser du lait et de l'air.
-«Voleuse! voleuse!» Et les temps promis et l'idéal dont l'humanité ne
-peut faire son deuil et le second Eden, ce serait elle qui... Et les
-réclamerait-elle? Les dons de sa mère, son génie familier et son génie
-se réveilleraient-ils jamais en elle? Le dégrossirait-elle de son
-opaque enveloppe, se révélerait-elle ange et âme, après son stage en
-nourrice, son stage de limbes terrestres? «Voleuse! voleuse!» Elle ne
-volait pas, elle tuait. Elle tuait de la beauté, du repos, du bonheur,
-de la gloire. Elle reculait les bornes de l'épreuve pour le monde,
-elle se formait du délice total, de ce que sa mère représentait de
-rédemption: tout cela, des larmes séchées, du pain assuré, des doutes
-calmés, tout cela, des grâces, du travail, de la paix, du savoir, tout
-cela, de la fraternité et de la foi, de la justice et de la bonté, ça
-devenait de la chair, ça se faisait matière, ça crevait, ça crevait
-dans un effort, ça crevait dans un essai de vie, ça crevait dans de
-la vie!... Infâme fécondité qui tuait l'âme de la terre!... «Voleuse!
-voleuse!» Elle lui volait tout, les pays prêts à la recevoir, à
-l'acclamer, tant de couronnes, tant de richesses à distribuer!... Elle
-l'empêchait d'être sublime.
-
-Et la princesse ne se décidait pas au crime. Ce jour-là, ce jour
-de crise, il lui sembla que la mer se montait de ton, qu'elle la
-gourmandait un peu, en se lamentant avec elle. Clémentine-Alessandra
-avait songé à sa mère. Faible femme! Elle n'avait pour soi que sa
-naissance et les malheurs des siens. Elle gardait cependant le prestige
-de la puissance—et son insignifiance était forte et prédestinée. Son
-union avec Otfried-Gutbert n'était pas une mésalliance: c'était un
-inceste. Deux lassitudes: la lassitude de la déchéance et celle de
-la prétention, deux exclusions, une vieillesse usée et pourrie, une
-adolescence creusée de pénitence et de prières, des vices et tous les
-vices ici, la vertu trop parfaite et pâle d'austérités là, voilà ses
-père et mère, voilà l'occasion de son existence! Elle avait été faite
-sans amour, de par la loi des races, péniblement: on l'avait non mise
-au monde, mais livrée à la terre et elle avait été contrainte de sauter
-des générations et des générations, de ne ressembler ni à son auteur
-mâle ni à son facteur femelle pour subsister, pour penser, pour ne pas
-être ou scélératesse ou néant. Elle aimait les auteurs de ses jours et
-elle tenait de leurs deux misères; elle avait besoin des infortunes,
-des méfaits, des confuses réflexions de son père pour penser et pour
-rêver, mais n'avait-elle pas eu plus besoin de son inaction, de sa
-lâcheté devant les choses et les gens pour entreprendre, pour oser,
-pour regarder en face et déterminer l'avenir?
-
-Elle n'avait rien à reprocher à son père: il lui avait servi de
-l'envers de son être, de son âme absente, de ce qu'il aurait dû
-incarner et représenter. C'est sa mère qui lui manquait, sa mère si
-bonne, si mère, charité et justice, sa mère, absolument sainte et
-absolument belle: elle avait disparu toute, en emportant, en endormant
-avec soi ses actions de grâces, ses supplications et ses macérations.
-Ame qui avait vécu,—si peu!—et qui s'envola, âme douce et pure, âme à
-peine soufflée dans un corps translucide et qui rougit d'être corps,
-chair insoupçonnée et dolente, ce n'était ni une épouse ni une mère,
-puisque c'était une sainte. Elle ne s'était pas pliée à la loi de
-nature, elle avait accepté la règle de sa caste et de sa race, elle
-avait subi l'étreinte en ne songeant qu'à l'accolade de son arbre
-généalogique, aux alliances de maison à maison, aux blasons renforcés
-et aux accouplements des écus jumeaux. Clémentine-Alessandra n'évoquait
-point sa mère sans colère: sa cendre ne lui tenait pas dans le creux
-de la main, c'était tout encens, elle était abandonnée pour Dieu, un
-Dieu qui ne la protégeait pas. Elle enviait les enfants de ces femmes
-qu'elle avait rencontrées sur les routes, qu'elle avait vu embarquer
-ou débarquer, pêcheuses ou vendeuses de pêche, hâlées, hommasses.
-Mais quel rêve! un petit qui a deux hommes pour le nourrir et pour le
-dresser!
-
-La mer, depuis, s'était, épaissie et gercée; une croûte avait poussé
-sur elle, entrelacée de goémons et de mousse figée, où les vagues se
-dressaient à pans droits et retombaient obliques, et les courants
-verdis s'éloignaient plus lents. La magnificence de la nature
-s'était restreinte: les arbres, jaunis d'un or avare, les frondaisons
-dépouillées, l'automne peu à peu chauve, le froid pénétrant, tout
-prêchait la petitesse et l'abdication. Le spectacle se raccourcissait
-et la nuit était pauvre qui survenait: la mer sifflait seulement à
-distance et la lueur des phares, rare et capricieuse, ne projetait
-plus que des clartés sinistres. C'est dans ce vide, c'est dans cette
-solitude à reflets d'enfer, c'est dans ce décor à fond immense que
-Clémentine-Alessandra, préparée à sa honte, approchait du terme de ce
-que les mortels appelleraient sa délivrance. Jamais une fille de sang
-souverain ne fut plus misérable. Son amant ne comptait pas pour elle,
-puisqu'elle n'en rougissait même pas. Il allait pleurer dans le vent
-comme il avait pleuré dans le soleil. Il lui parlait du bord de la mer,
-en priant la mer d'être son truchement et de traduire ses paroles en
-langage de cour, en murmures éternels. Une fois il s'approcha du lit de
-sa maîtresse et tomba à genoux:
-
-—Tu as mal, tu as bien mal?... dit-il.
-
-—C'est vrai, répondit la princesse.
-
-—C'est ma faute. Je ne me le reproche pas assez. Je t'admire trop.
-
-—Pourquoi, pourquoi? mon pauvre ami?
-
-—Tu ne les as pas écoutés, tous, tant qu'ils sont. Je les ai bien
-entendus qui te parlaient par la bouche de cet empereur, tu sais, ton
-cousin. Et tu as mal, chérie!
-
-—J'aurais eu mal aussi si je les avais écoutés.
-
-—Autrement, autrement. Tu aurais eu mal comme tu avais le droit.
-
-—Et le devoir aussi.
-
-—Non! Et si, si tu veux. Mais tu as mal pour moi tout seul, pour moi
-tout seul. Je t'aime, vois-tu. C'est comme si tu étais plus à moi,
-c'est comme si tu naissais à moi, avec l'enfant, c'est comme si, après
-sa naissance, je pouvais t'emporter, toute neuve, comme lui, dans mes
-bras, bien à moi, comme si tu étais ma chose et ma fille et que tu
-consentes à tout de moi. Tu ne sauras jamais combien je t'aime. Tes
-souffrances, celles que tu m'as imposées, tes dédains et tes tortures,
-tout me revient en beau, en bon, dans des flots. Tu n'imagines pas
-comme la mer te ressemble. Elle est notre témoin mais elle est ta
-sœur aussi, parce qu'elle est reine. Elle a tes regards à toi et tes
-sourires ensemble, et elle pleure comme toi. Lorsque je suis triste
-d'être debout quand tu es couchée, d'avoir faim quand tu ne manges pas
-et d'être loin de ma fécondité dont tu es victime, elle me console et
-m'encourage, a le bruit de tes cheveux dénoués et secoués, leur couleur
-et l'éclat de tes yeux. Et j'espère.
-
-—Tu espères? Quoi? Moi, je n'espère pas. Je ne suis pas ta femme. Je
-suis une fille séduite.
-
-Antony avait reculé. Il la regarda d'un air terrible.
-
-—Jure-moi que jamais tu ne me répéteras cela. J'ai réfléchi devant la
-mer. Tu es ma femme. Je n'ai jamais appris, je ne demande rien aux
-livres. J'ai écouté mon cœur et j'ai écouté son écho, là dedans, tu
-sais, le flux, le reflux, le tonnerre aussi. Tu es ma femme. Tu n'es
-qu'à moi. Je vais te sembler lâche. Mais que ta famille te réclame si
-tu as une famille!... Et si tu as affaire avec Dieu, vas-y, meurs, pour
-me montrer que tu n'es pas à moi. Autrement, je te garde, toi et le
-gosse. Je te veux. Je t'ai. Je te garde.
-
-Un sursaut l'avait tordue. Humiliée, révoltée, elle avait crié:
-
-—Mourir, ah! oui, mourir!
-
-Et Antony, triomphant, cruel, avait constaté:
-
-—Tu vois, tu ne peux pas!
-
-Puis, terrassé d'une émotion de gosse, il avait éclaté en sanglots, à
-genoux:
-
-—Non! ma chérie! Ne meurs pas, ne meurs pas! jamais! jamais!
-
-Elle le regarda avec un peu de dédain: il avait peur, hideusement.
-Il reculait devant un cauchemar. Il suait l'inévitable, la fatalité.
-Alors la princesse eut un sourire d'au-delà et effaça son mépris; une
-tendresse immense l'enveloppa: elle venait de comprendre qu'Antony la
-tuerait, qu'il la tuerait, oui! Qu'il la tuerait pour de bon, vraiment,
-sans métaphore. Il y avait des jours qu'elle mourait de lui, qu'elle
-se vidait en son fardeau, qu'elle se perdait en gésine, qu'elle avait
-abandonné par lui son rang, ses droits, ses espérances, son ordre de
-vie. Ce n'était pas tout: elle sentit absolument qu'il lui arracherait
-la vie, qu'elle était marquée et condamnée.
-
-—Pauvre garçon! soupira-t-elle.
-
-Elle était remuée d'un élan de gratitude et d'une extase. Aucun regret.
-Elle avait épuisé toutes les déceptions, tous les renoncements. Elle
-avait mal dans son amour et s'apercevait qu'il ne pouvait durer,
-d'abord, qu'il ne pouvait finir, ensuite: elle était antinomie et
-contradiction. L'existence lui apparaissait fausse, impossible. Elle
-entrevoyait maintenant une porte de sortie et quelle chère porte!
-Mais elle laisserait derrière elle tant de douleur chez son idolâtre
-bourreau! Elle lui permit doucement de conter son rêve et sa chimère,
-de l'emporter, dans des phrases scandées de larmes, au fond des pays
-d'utopie, de l'embarquer pour de la misère et de la faim, de lui
-préparer des années de labeur, de privation, de songe à deux et des
-accouplements vagabonds devant un rouge avenir. Elle éprouvait une
-petite fierté à savoir: Antony, lui, ne savait pas qu'il la tuerait.
-Et il allait, il allait, échafaudant une existence, leur existence
-cependant que la mort venait, par lui. Il la supplia encore longtemps:
-elle souriait et ne répondait pas.
-
-Puis quand les mots lui manquèrent:
-
-—Embrasse-moi, mon pauvre enfant! dit-elle.
-
-Il se jeta en pleine étreinte, la serra, la souleva, la prenant à
-poignées, l'écrasant:
-
-—Prends garde! gémit-elle.
-
-Il avait froissé son triste ventre. Il le respecta, frémissant pour son
-bien, avare de sa race.
-
-—Je ne t'ai pas fait mal, n'est-ce pas?
-
-Le sourire de la princesse était devenu plus douloureux: il oubliait
-la poussée d'amour, la flamme de désir, il ne se ruait plus: il se
-penchait sur sa machine de vie, sur son mal: elle était non l'amante
-mais la mère, l'apprentie qui s'essayait mal à son labeur avant que de
-se préparer au métier de nourricière: il n'avait pas eu un regard pour
-sa pauvre face gercée, soufflée, laide de par lui et pour lui, pas un
-regard pour son regard, pas de câlinerie pour sa lassitude: elle était
-sa femme, il l'attendait à l'œuvre. Elle imagina qu'il la haïssait de
-souffrir plus que de raison, de ne plus pouvoir porter son fardeau
-sur les routes, aux besognes des ménagères, au lavoir, à la pêche,
-comme les paysannes de ce pays, qu'elle restait étrangère pour lui
-et qu'il avait besoin de l'enfant pour la reconnaître, elle, et pour
-lui pardonner. Son navrement fut absolu: au plus bas de sa déchéance,
-elle n'abdiquait pas. Plus violemment, plus hautement que jamais, sa
-famille, ses peuples, ses trésors, s'en étaient venus l'obséder dans
-ce village perdu, dans cette terre ennemie. Le vieux Wolfgang l'avait
-bordée et bercée de vieilles légendes, de vieilles histoires et la
-tradition s'était renouée et, dans ses tortures, la nostalgie avait
-glissé son lent et sûr poison, sa douceur torve de narcotique mortel.
-
-—Tu es bon! murmura-t-elle.
-
-Antony n'avait pas répondu. Il s'était enfui vers la mer...
-
-Depuis, la grande-duchesse ne parla plus. Les choses se précipitèrent.
-Il faisait froid...
-
-La mer bourdonnait et mugissait: les arbres se courbaient et se
-secouaient dans une dévastation de ciel: il n'y avait plus ni couchers
-de soleil, ni nuit large, il n'y avait plus que l'horrible malaise, que
-la continue angoisse de la princesse...
-
-... Le jour pénible se leva enfin de l'événement et
-Clémentine-Alessandra ne sentit ni déchirement, ni agonie; elle ne vit
-ni les fers, ni le sang: elle rugit son âme de honte, de colère, elle
-se tordit en un reproche épouvanté, elle connaissait pis que l'enfer:
-c'était un garçon! Elle le dévisagea, en un éclair:
-
-—Comme il lui ressemble!
-
-Crispé, atroce, sans vie encore, c'était Antony, ses yeux, sa bouche,
-et elle devina sa beauté. Le malheur était complet. Ah! flancs maudits!
-nature implacable! Le monstre! Elle n'avait que ce mot: Monstre!
-monstre! Elle voulait s'échapper de lui, prévenir les rois, ses
-parents: ce tout petit être nu, sanglant, elle le voyait couvert d'un
-autre sang, celui des souverains, le sang même du pouvoir! Elle n'eut
-pas un sentiment pour cet enfant. Elle se rejetait vers son passé, vers
-ses frères, vers ses cousins, vers une illusoire Sainte-Alliance. Puis
-elle crut que tout lui manquait; elle tomba, de sursaut en sursaut, en
-une fièvre cavalcadante, ailée, sinueuse, en une fièvre qui l'ensevelit
-vivante, qui la tendit et la garotta, fièvre de cauchemar et de rondes
-infernales, fièvre sans fin qui dura des jours et des jours...
-
-Lorsqu'elle en sortit, brisée, elle aperçut à son chevet une ombre
-nouvelle. C'était Eusèbe Gaël. Clémentine-Alessandra comprit que sa
-fièvre lui avait arraché, par lambeaux affreux, son désarroi, son
-secret, son deuil. Elle se représenta Antony affolé, cherchant une
-protection, lui aussi, et s'adressant au confesseur, au maître. Elle
-regardait l'intrus avec méchanceté. Traître, il obéissait au valet, il
-assistait à la ruine de son élève, il n'avait même pas la charité de la
-renier. Pourtant il l'avait bien aimée, et il avait bien espéré pour
-elle. Aujourd'hui il acceptait tout. Il apportait de la pitié, sans
-plus. Elle brusqua, malgré sa faiblesse, les explications.
-
-—Laissez-nous avec M. Gaël, dit-elle.
-
-Elle avait renvoyé jusqu'au médecin.
-
-Elle restait seule avec le philosophe.
-
-—Vous avez été gentil de venir, Gaël. Je voulais vous écrire. J'ai un
-service à vous demander. Cet enfant doit disparaître. J'ai compté sur
-vous.
-
-—Sur moi!
-
-La princesse ne s'attarda pas à l'accablement de Gaël. Elle parlait
-avec une extrême difficulté, mais énergique, héroïque en sa cruauté,
-elle voulait en finir.
-
-—Oui, sur vous. Je sais, je sais, Gaël, que c'est un monstre, un fléau.
-Emportez-le.
-
-—Il est si beau! dit Gaël, si délicat, si intelligent, oui,
-intelligent. Il a des mines, Madame, et il sourit, je vous le jure.
-Voyez-le. Voyez-le. Vous ne pouvez pas ne pas l'aimer.
-
-Il ne se refusait pas à une émotion d'enfant et de grand-père. C'était
-le petit qu'il avait toujours rêvé, le fils qu'il n'avait pas eu. Il
-l'avait d'abord chéri comme un magnifique arbuste d'expérience. C'était
-le premier être de la nouvelle race, le premier homme de l'ère neuve,
-c'était Demain—et la vie totale qu'il avait tant cherchée. Puis il
-l'avait charmé, touché naïvement: c'était son petit-fils, d'avance, et
-en mieux.
-
-—Votre Altesse ne se rend pas compte, poursuivait-il. Vous êtes malade.
-Calmez-vous. Elle n'a plus le pouvoir de condamner à mort cet ange
-innocent...
-
-—C'est vous qui ne vous rendez pas compte! interrompit-elle durement.
-Il ne s'agit pas d'exécuter un amant trop fidèle. Il faut sauver le
-vieux monde. Cet enfant est le fléau des rois, je le répète. C'est pis
-que la révolution. C'est le bâtard, enfin, le bâtard, vous entendez,
-pis que l'Antéchrist; il ne faut pas...
-
-—Je ne suis pas un assassin, gémit Gaël.
-
-—Je ne vous en demande pas tant. Vous l'emporterez ce soir.
-
-Elle avait ordonné. Elle n'exigeait ni serment, ni promesse. Elle avait
-ordonné. Cela suffisait. Gaël l'admirait, dans son horreur. C'était un
-chef...
-
-Les jours se tendent tout entiers sur leur instant de fatalité. Jamais
-il n'y eut de journée plus atroce et plus étranglée. Il semblait que la
-mer fût noyée dans la bruine, que toute la terre fût obscure, honteuse
-et repliée sur un crime prochain. Et, dans la petite maison tout le
-monde s'évita, tout fut silence. On ne pensait pas: on était angoisse
-et remords. Clémentine-Alessandra, seule, gardait sa sérénité. Pâle,
-ferme, fière, elle se sentait en état de grâce. Elle revenait à la
-religion primitive, avant la Réforme, elle remontait plus haut encore,
-au temps du martyre et au ciel. Elle avait une claire et lumineuse
-agonie, ne se reprochant rien et souffrant pour ses fautes. Elle
-faisait son devoir. Elle entrait, droite, dans une autre vie.
-
-... Le soir vint enfin, un soir rapide d'hiver. Toute la maison était
-embuscade et guet-apens, d'un tragique immense et sournois. Gaël, à
-contre-cœur, préparait sa fuite. Des heures tombèrent. Et l'heure,
-l'heure suprême sonna. D'un pas de somnambule, Gaël se glissa hors de
-la maison. L'enfant, sur ses bras, lui paraissait plus lourd que les
-siècles. Il n'alla pas loin. Antony le prenait à la gorge, balbutiait:
-
-—Tu le voles... Tu l'emportes... Misérable! Et c'est elle!
-
-Une lueur de joie passa dans l'œil du vieillard. Il ne s'attarda pas
-à résister. Tout se précipitait. La destinée était là. Il tendit son
-fardeau au jeune homme:
-
-—Tiens! dit-il, crois-tu que j'aurais eu le courage de l'enlever?
-
-Les deux hommes se regardaient, misérables et sublimes, se souriant
-d'un sourire de complices sur l'échafaud. Mais leur émoi ne dura pas.
-
-Quelque chose fonçait sur eux, en un bond de fauve, quelque chose
-arrachait l'enfant et, de sauts effroyables en sursauts de chevauchées,
-descendait à la mer. Forme fantômale, bête impudique, âme forcenée,
-c'était la princesse, en chemise, les jambes nues, debout par un
-hideux miracle, la princesse qui avait non pas entendu, mais deviné,
-qui avait vu, et que l'indignation, la douleur, le désespoir jetaient,
-vivante encore, sur le chemin du crime nécessaire et de la bonne mort.
-Trahie! trahie toujours! Son maître, celui qui l'avait élevée pour
-commander à l'univers l'abandonnait: il ne voulait plus d'elle! Il
-choisissait ce malheureux... qu'elle aimait, qu'elle n'avait jamais
-tant aimé. Sa race, sa naissance l'emportaient. La fatalité... Non!
-elle ne voulait pas de la fatalité. Fouettée par le vent, les pieds
-nus blessés aux cailloux, les jambes nues, la chemise levée sur son
-pauvre corps, elle se sentait enveloppée dans son linceul souverain,
-dans son manteau d'apothéose. Elle allait... Folle... Folle... comme
-cette autre Allemande, Marguerite, la Marguerite de Faust... Mais
-c'était à la mer qu'elle allait se jeter, elle et son enfant, à la mer
-qui est souveraine, elle aussi... Le ciel s'était déchiré sur toute sa
-longueur. Des éclairs tourbillonnaient, en plein hiver; un tonnerre
-massif grondait sans fin. Il ne pleuvait pas. La nature était terrible
-et la mer démontée, grondante, trouée de lumière, vomissant de la
-lumière, recrachant le tonnerre et les éclairs, lançant de l'écume à
-la foudre, se ruait en assauts furieux... «Elle vient à moi, murmura
-Clémentine-Alessandra. Elle est bonne. Elle m'aura plus tôt.» Mais
-elle était soudain arrêtée. Un bras dément lui prenait le bras. Une
-voix bien connue lui ordonnait, suppliait, pleurait. «Non! Non! Non!
-n'est-ce pas?» Antony avait pu la rejoindre. Un éclair leur révéla,
-l'un et l'autre, la farouche désolation de leur être. Il l'étreignit.
-Une dernière fois leur cœur battit ensemble. Mais la jeune fille ne
-voulut pas. Elle mordit son amant d'un baiser furtif, d'un baiser
-d'adieu et s'élança... Elle brandissait l'enfant pour le précipiter
-tout de suite, pour n'avoir pas à entrer avec lui dans l'éternité.
-Alors, Antony n'hésita plus. Le poignard, le poignard qu'elle lui avait
-donné,... ce fut si prompt qu'il ne sut jamais, le poignard,... dans le
-cœur de sa maîtresse...
-
-Et l'enfant criait dans sa main, à lui. La princesse chancelait. Antony
-la vit encore le regarder... Il entendit encore «Merci! Merci. Je
-t'aime. Tu ne m'as pas fait trop mal!..» Délivrée des liens terrestres,
-Clémentine-Alessandra ne songeait plus à l'enfant. Elle mourait en
-amour, doucement. Antony voulut la prendre, la guérir peut-être, mais
-l'enfant le paralysa. Et un cri lui échappa: une rage plus forte de la
-mer, un assaut plus puissant venait d'enlever le corps. Un appel, un
-appel surhumain lui tira le cœur: «Antony... Antony!»... puis, plus
-rien... La tempête, la foudre... Et la mer avait lavé le sang. Le cri
-s'étranglait dans sa gorge: «Chérie! chérie!»...
-
-Des sanglots le surprirent. Gaël s'appuyait sur son épaule.
-
-—Je l'ai tuée, je l'ai tuée!... bégaya Antony.
-
-—Non. Je vous jure que non. Elle est morte. Il fallait qu'elle meure.
-
-La mer ne rendrait pas sa proie. Clémentine-Alessandra avait disparu
-tout entière.
-
-C'en était fait de tant d'espoirs, de tant de beauté: cette grâce, ce
-cœur, ce sublime, tout s'en était allé, dans une nuit de tempête, si
-brusquement....
-
-Les deux hommes restaient muets devant le tombeau frénétique. Enfin
-Gaël caressa? l'enfant.
-
-—Il vit! dit-il.
-
-Et, simplement:
-
-—Rentrons.
-
-—Non! Non! cria Antony. Je veux qu'elle me la rende.
-
-Il montrait la mer. Gaël toucha l'enfant de nouveau.
-
-—Rentrons! il peut prendre froid.
-
-Alors Antony trembla. Cette course, ce drame... Est-ce qu'il allait
-mourir, lui aussi, cet enfant, son enfant?...
-
-—Il vivra? il vivra, n'est-ce pas?
-
-—Il vit! affirma Gaël.
-
-Il entraîna Antony qui, inconsciemment, berçait l'enfant. La tempête se
-calmerait. L'enfant retrouverait du lait. Rien n'était changé sur la
-terre: il n'y avait qu'une pauvre femme de moins.
-
-Gaël jeta un regard sur la mer.
-
-Là reposait haute et puissante dame Clémentine-Alessandra,
-grande-duchesse de Schmerz-Traurig, princesse...
-
-... Gaël n'eut pas le courage de se rappeler plus avant. Une phrase de
-Bossuet lui restait seulement aux lèvres, comme un glas pour ce corps
-sans prière: «Madame est morte!... Madame est morte ...»
-
-
- THE END
-
-
- 21 janvier 1899-20 juin 1900.
-
- TOURS, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES, 6, RUE GAMBETTA, 6.
-
-
-
-
- TABLE DES MATIÈRES
- Page
- I UN LIT 1
-
- II UNE COUR 37
-
- III L'ERGASTULE 114
-
- IV ICI L'ON DANSE 183
-
- V DIALOGUE AU BORD DE LA MER 235
-
- VI «PETITE MADAME» 283
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME ***
-
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-
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- The Project Gutenberg eBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse.
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- </head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: Sérénissime
- roman contemporain
-
-Author: Ernest La Jeunesse
-
-Release Date: November 30, 2015 [EBook #50580]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online
-Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
-file was produced from images generously made available
-by The Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
-<div class="transnote p2">
-<div class="chapter">
- <h3>Note de transcription: </h3>
-</div>
- <ul>
- <li>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
- L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été conservée et n'ont pas
- été harmonisées.</li>
- <li>La Table des Matières se trouve <a href="#TABLE_DES_MATIERES">ici</a>.</li>
- </ul>
-</div>
-
-<hr class=" p4 small" />
-
-<p class="ac p3"><i>Il a été tiré de cet ouvrage</i>:</p>
-
-<p class="ac"><i>Dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande.</i></p>
-<p class="ac"><i>Cinq &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; — &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
- &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp; — &nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;
- &nbsp; —&nbsp; papier du Japon.</i></p>
-
-<hr class=" p3 small" />
-
-
-<p class="ac p6"><span class="x-larger">SÉRÉNISSIME</span></p>
-
-
-<p class="ac p6">DU MÊME AUTEUR</p>
-
-
-<p class="hangindent">
-<b>Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus
-notoires contemporains.</b> Paris, Librairie académique,
-1896.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>L'Imitation de Notre Maître Napoléon.</b> Fasquelle,
-1897.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>L'Holocauste,</b> roman contemporain. Fasquelle, 1898.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>L'Inimitable,</b> roman contemporain. Fasquelle, 1899.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Demi-Volupté,</b> roman. Offenstadt, 1900.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Les Ruines,</b> comédie en quatre actes.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>L'Huis clos malgré lui,</b> un acte.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Madame est morte,</b> un acte.</p>
-
-
-<p class="ac p2">POUR PARAITRE CES TEMPS-CI:</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Vivant,</b> roman contemporain.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Les Mémoires de M. le Comte X (1761-1835.)</b></p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Sur, autour et parmi.</b></p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Le Fossé de Bethléem.</b></p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Servedieu,</b> roman.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Les infiniment petits,</b> roman.</p>
-
-<p class="hangindent">
-<b>Les Petites Icônes.</b>
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="ac">
-ERNEST LA JEUNESSE</p>
-
-<hr class="small" />
-
-<div class="chapter p4">
- <h1 class="no-break">
- <span class="larger">SÉRÉNISSIME</span></h1>
-</div>
-
-<p class="ac p2">
-— ROMAN CONTEMPORAIN —</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="ac">PARIS<br />
-BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br />
-EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR<br />
-11, RUE DE GRENELLE, 11<br />
-1900<br />
-<span class="xx-smaller">Tous droits réservés</span>
-</p>
-
-
-<hr class="chap" />
-
-<p class="ac p6">
-<i>POUR VOUS DEUX...</i>
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_1" id="Page_1">[Pg 1]</a></span></p>
-
-
-<p class="ac x-larger">SÉRÉNISSIME</p>
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-<div class="chapter">
-<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2>
-</div>
-
-<p class="ac">UN LIT</p>
-
-
-<p class="i1">—Ainsi, c'est aujourd'hui que tu tournes?</p>
-
-<p class="i1">—Que je tourne? répéta la jeune fille.
-Elle ne comprenait pas.</p>
-
-<p class="i1">D'un geste cruel, le jeune homme indiqua
-le lit où elle se faisait petite et chatte.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, précisa-t-il mauvaisement, que
-tu tournes mal!</p>
-
-<p class="i1">—Mon ami!</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme s'emporta:</p>
-
-<p class="i1">—Je ne suis pas ton ami. Je ne te
-connais pas. Tout à l'heure, je croyais que
-tu vendais deux heures à toi, une nuit à
-<span class="pagenum"><a name="Page_2" id="Page_2">[Pg 2]</a></span>
-toi, que j'achetais de la chair, de la peau,
-du plaisir. Idiot! Tu te donnais! A moi!
-Ah! c'est du propre!</p>
-
-<p class="i1">—Mais tu me disais tout à l'heure que
-tu m'aimais...</p>
-
-<p class="i1">—C'est le malheur! Je disais ça parce
-qu'on dit ça, dans ces moments-là. Bonjour,
-bonsoir, un homme, une fille... On se
-tutoie, puis on ne se rencontre plus... Et
-voilà que c'est moi le premier!... On prévient!
-Tu m'aurais avoué que tu étais
-trop malheureuse, que tu ne pouvais pas
-durer comme ça, que, puisque <i>la Presse</i>
-ne se vendait plus, tu te décidais à vendre
-autre chose, je t'aurais répondu: «Ma
-petite, je sais ce que c'est d'être malheureux,
-je le suis moi-même, mais attends
-encore! ou du moins cherche ailleurs!
-je n'aime pas les saletés», et je t'aurais
-donné mes cent sous, pour rien, entends-tu?
-pour rien!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">[Pg 3]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Il se rhabillait avec fureur. Il aurait
-voulu déchirer ses vêtements sur soi, et il
-lui fallait l'inconscient souvenir de leur
-usure pour qu'il les tirât seulement comme
-on tire l'oreille à une vieille pauvresse. Il
-se rappelait le décor de tout à l'heure, pour
-le rayer, les Champs-Élysées vagues et
-troubles comme une forêt de légende, une
-forêt méchante où vont se perdre les omnibus,
-ses massifs, ses motifs d'ombre où se
-tassent les vagabonds qui, entre la nature
-arrêtée aux confins du Bois de Boulogne, à
-la Porte-Maillot,—en raison des droits
-d'octroi,—et la pierre nue des cachots,
-trouvent cette transition où ils traînent, les
-arbres consolateurs, les soirs libres, les nuits
-effeuillées, chantantes et sanglotantes et
-les feux rouges de joie, les feux verts d'espoir,
-jetés par les tramways au travers de
-la verdure, des étoiles et des palissades.</p>
-
-<p class="i1">—Je te jure... commença la jeune fille.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">[Pg 4]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Tu me jures? Ne mens pas! Tu es...
-tu étais vierge! Et c'est moi que tu as pris,
-bon Dieu! C'est moi qui t'ai pris... Ah!
-malheureuse! malheureuse!</p>
-
-<p class="i1">Elle ne pleurait point.</p>
-
-<p class="i1">—Souviens-toi! reprit-il moins durement.
-Tu m'as offert <i>la Presse</i>. Je t'ai
-montré que je n'avais pas de monnaie,
-que je n'avais qu'une pièce de cinq francs.
-Pourquoi m'as-tu dit que je pouvais te
-laisser toute la pièce? Je croyais que tu
-savais... Il n'y a qu'une qui sait pour dire
-des choses pareilles.</p>
-
-<p class="i1">—Je t'ai expliqué que j'avais faim...</p>
-
-<p class="i1">—Ça n'est pas une raison. Au contraire.
-Quand je t'ai offert un verre de vin
-et un petit pain, tu bus, tu mangeas de si
-bon cœur que je me dis: «Ça y est! Elle
-n'ose se présenter nulle part. Je suis sûr
-qu'elle sort de Saint-Lazare!»</p>
-
-<p class="i1">—Oh!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">[Pg 5]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Même que j'ajoutai, pour moi: «Ça
-n'empêche pas qu'elle est belle fille!» Et
-quand nous avons cherché un hôtel, dans
-toutes ces petites rues d'enfer, quand je
-demandais une chambre à vingt sous, sans
-bougie, et que tu voyais qu'on rigolait, les
-probloques et les garçons, ça ne te faisait
-rien? tu ne rougissais pas? tu trouvais que
-c'était honorable?</p>
-
-<p class="i1">—J'ai pourtant eu de la chance en
-tombant sur toi. Tu es beau. Et tu as du
-cœur.</p>
-
-<p class="i1">Il était un peu étonné.</p>
-
-<p class="i1">—Et tu sais aussi ce que c'est, du
-cœur? Et tu as pu?... Tu n'as donc pas
-d'amoureux?</p>
-
-<p class="i1">Elle prit un air hautain. Des draps
-minces, son buste se dressa: elle troussa,
-tordit, attacha en une seconde ses cheveux
-sur son front, comme un diadème d'or à
-reflet d'opale et d'acier, croisa sa chemise
-<span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">[Pg 6]</a></span>
-sur ses seins, et, les yeux sans flamme, mais
-lumineux de leur lumière propre, le nez
-droit, elle cracha, d'une moue sans recours:</p>
-
-<p class="i1">—Non, jamais.</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme, soudainement sourd,
-en restait à l'attitude stupéfiée; il murmura:</p>
-
-<p class="i1">—Tu n'es pas d'ici?</p>
-
-<p class="i1">Dédaigneuse maintenant, assurée, volontaire,
-elle interrogea:</p>
-
-<p class="i1">—Qu'appelles-tu <i>ici</i>? Cet hôtel, le quartier,
-les Champs-Élysées ou les rues du
-Temple où tu m'as raconté que tu vendais
-des savons, au détail? Tu veux connaître
-mon village natal? Aurais-tu l'intention de
-faire venir mes papiers? et de m'épouser,
-par exemple?</p>
-
-<p class="i1">Il s'assit sur la chaise boiteuse, regarda
-sa maîtresse, en silence, un moment, et
-fondit en larmes.</p>
-
-<p class="i1">—Vous êtes toutes les mêmes, sanglota-t-il.
-Te voici déjà fière, comme les autres.
-<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">[Pg 7]</a></span>
-Et tu insultes le mariage, les femmes honnêtes,
-tout, tout. Je suis un misérable,
-moi! Je t'ai déshonorée et tu ne comprends
-pas! Ah! on ne devrait jamais coucher que
-dans les b..., mais c'est trop cher. Eh bien!
-voilà! j'aurais préférer attraper la maladie!
-Si, au moins, je t'avais rencontrée quelquefois,
-avant...</p>
-
-<p class="i1">—Pourquoi?</p>
-
-<p class="i1">Il sanglota mieux:</p>
-
-<p class="i1">—Tu ne comprends donc pas? Je t'aime!</p>
-
-<p class="i1">—Et puis?</p>
-
-<p class="i1">—Et tu t'es jetée à ma tête, à la tête du
-premier venu, tu t'es laissé faire, on ne
-s'est pas promené ensemble, on n'a pas
-eu faim ensemble, on ne s'est pas dit des
-bêtises. C'est comme si nous étions mari et
-femme sans fiançailles!</p>
-
-<p class="i1">—Mari et femme!...</p>
-
-<p class="i1">—Eh oui! puisque tu es vierge! Je te
-dois ma vie en échange.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">[Pg 8]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Si je veux!</p>
-
-<p class="i1">Il arrêta net ses lamentations.</p>
-
-<p class="i1">—Ah oui! il te faut de l'argent! te voilà
-femme: il ne te faut plus rien pour être
-fille. Tu peux te vendre maintenant que tu
-t'es donnée. Eh bien! écoute: tu vas me
-jurer que tu ne coucheras jamais avec un
-riche.</p>
-
-<p class="i1">Une cicatrice de sourire glissait sur des
-lèvres pétrifiées, dans une face pâle.</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme se précipita sur le lit.</p>
-
-<p class="i1">—Pardonne-moi, dit-il, je t'aime, vois-tu,
-je t'aime! Il arrive toujours que les
-riches profitent, qu'ils violent, qu'ils
-abusent, qu'ils attirent à eux les vierges et
-qu'ils nous jettent après, pêle-mêle, de la
-chair, de la boue, des larmes. Moi, je ne
-veux rien avoir fait pour eux, pas même de
-la honte, puisqu'il y resterait de la volupté.
-Je ne veux pas t'avoir goûtée pour eux:
-je voudrais recracher ta virginité. Je te
-<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">[Pg 9]</a></span>
-garderai. Oui, je sais, je suis pauvre. Mais
-toi aussi, tu es pauvre. As-tu tellement
-besoin d'avoir des sous? Je t'en gagnerai.
-Je t'aime.</p>
-
-<p class="i1">—Moi aussi, je t'aime, mon petit. Tu
-es sauvage et tu es propre. Tu as une odeur
-de pauvre et une odeur d'enfant. Pourquoi
-es-tu amer? Les gens qui sont riches, ce
-n'est pas leur faute, va!...</p>
-
-<p class="i1">—Qu'en sais-tu?</p>
-
-<p class="i1">Il se défiait.</p>
-
-<p class="i1">—Quand je te disais que tu n'étais pas
-d'ici!</p>
-
-<p class="i1">Il lui prit les mains, la tourna vers
-lui, dans le jour qui se levait, la regarda
-dans les yeux.</p>
-
-<p class="i1">—Oh! tes yeux! on croirait de la mer!...</p>
-
-<p class="i1">—Tu as vu la mer?</p>
-
-<p class="i1">—Non. Mais ça doit être de l'eau comme
-des pierres précieuses qui se fondraient
-ensemble et qu'on voit se fondre, un grouillis
-<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">[Pg 10]</a></span>
-d'étoiles de toutes les couleurs, un tourbillon
-de soleil, de lune, d'acier, d'or,
-d'argent avec de l'écume: ça saute, ça se
-met en colère, ça retombe, ça crie...</p>
-
-<p class="i1">—Et mes yeux, c'est tout ça?</p>
-
-<p class="i1">—C'est plus: je ne sais pas, je ne
-peux pas dire.</p>
-
-<p class="i1">Elle l'interrompit, véhémente, attendrie:</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien! mon pauvre petit, je l'aime,
-moi aussi. Je me suis offerte et c'est comme
-si tu m'avais prise et que <i>j'aurais</i> bien
-voulu, en même temps. Tu as été mon
-maître et mon frère. Tu m'as brisée et j'ai
-souffert et je crois n'avoir rien senti qu'un
-long baiser chaud, humide, une larme
-infinie qui m'aurait baignée, enveloppée,
-emportée vers un océan d'émotion, d'affection
-et d'infortune. Tu as été malheureux
-sur moi, tu m'as donné ta peine et nous
-nous sommes possédés en sachant que
-nous n'avions pas autre chose à avoir. Tu
-<span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">[Pg 11]</a></span>
-as été si sincère, si enfant, si câlin, tu as
-presque gémi et tu as grondé comme on
-se révolte dans l'agonie. Et tout cela, mon
-petit, ta franchise dans la caresse, ta force,
-ta douceur, tu les regrettes? Tu aurais été
-le même avec n'importe qui, avec une
-femme qui aurait eu l'habitude? Je n'ai
-rien été pour toi qu'un corps, pas même
-un corps? Ah! mon petit! mon petit!</p>
-
-<p class="i1">La belle crise, jeune et fière! Elle l'avait
-pris à l'épaule, tirait toute sa face vers ses
-lèvres, le réprimandait goulûment de ses
-yeux à demi-fermés et d'un pli qui glissait
-sur son front, sans oser le toucher et s'y
-arrêter. Maternelle, en petite sœur qui sait
-mal, mais qui y met de la bonne volonté,
-elle était à la fois ingénue et coquette,
-quasi-divine. C'était l'instant délicieux et
-unique où la femme, sacrée femme, hésite
-encore et ne retrouve plus son chemin, la
-mauvaise route où elle minaude encore
-<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">[Pg 12]</a></span>
-avec le vice et la vertu, où il y a un dernier
-espoir de miracle, du miracle qui
-effacerait le péché, qui recréerait l'enfant
-et qui, au besoin, ressusciterait à jamais
-l'ange dans la bête. Si touchante que le
-jeune homme se remit à pleurer.</p>
-
-<p class="i1">—Voilà, dit-il. Tu parles bien, tu fais
-trembler et tu arraches je ne sais quoi en
-moi, une chose qui serait mon cœur, mais
-plus grand et qui m'emplirait tout, avec
-mes nerfs et mes veines. Tu es belle, tu n'as
-pas l'air méchant et c'est tout ça que tu as
-donné à n'importe qui. Ç'a été moi: nous
-sommes bien à plaindre tous les deux! Nous
-serons malheureux toute notre vie parce
-que nous y penserons toujours.</p>
-
-<p class="i1">Il s'attendait à la voir sourire; elle ne
-sourit pas. Elle le regardait. Ses yeux bruns,
-brouillés de larmes, ses traits arqués et
-dessinés, gravés dans du désespoir et de la
-colère, sa lèvre un peu lasse en sa volonté,
-<span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">[Pg 13]</a></span>
-son menton vainement autoritaire, sa barbe
-frisée et légère, ses cheveux abandonnés,
-sa haute taille maigre,... mon Dieu! comme
-c'était d'ensemble, comme ça se tenait,
-comme c'était peu oubliable! C'était d'une
-telle humanité, mieux qu'un modèle d'atelier,
-pis qu'une statue: il lui sembla qu'elle
-avait encore contre sa chair ses articulations
-souples et nettes, ses artères en fièvre
-et tout ce sang chaud et frais à la fois qu'elle
-entendait, à coups pressés, couler régulièrement,
-généreusement, sa vie enfin, sa
-vie chère de tout à l'heure, qu'il mêlait à
-sa vie dolente, à elle. Il crut qu'elle allait
-crier vers lui. Un grand silence était tombé.
-A travers les cloisons illusoires, l'hôtel
-jetait seulement le sommeil de ses six
-étages à l'insomnie des deux enfants:
-l'hôtel devenait une massive prison de soupirs,
-d'anéantissement geignant, de misère
-ronflante; les anonymes qui, accouplés ou
-<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">[Pg 14]</a></span>
-solitaires, s'étaient allongés, à la suite,
-séparés à peine par des paravents de plâtre,
-avaient l'air de dormir ironiquement
-contre les jeunes gens, leur rêve et leur
-noble navrement. Le sommeil, tueur
-d'énergies, tombeau de projets, le sommeil
-qui courbe, qui prostre, qui résigne, se
-faisait plus rythmique, plus tyrannique,
-plus railleur; il ramassait en sa sourde
-chanson l'horreur quotidienne des métiers,
-de la précaire oisiveté, des besoins, des
-courses, des efforts et des tristesses des
-hôtes d'en bas et d'en haut, leur obscurité,
-leurs ambitions cassées, leur néant et leur
-secret—pour en faire une masse crissante,
-glapissante, un râle et un plain-chant religieux,
-un hoquet et un <i>de profundis</i>: ces
-souffles rauques d'inquiétude, ces souffles
-qui se retiennent devant des cauchemars
-et des souvenirs, ces voix qui, indistinctement,
-se plaignent, pendant la trêve nocturne,
-<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">[Pg 15]</a></span>
-de la journée qui est partie et de
-celle qui la suivra, ces souffles sans âge,
-sans sexe, s'en venaient faire la leçon aux
-tristes amoureux, leur enjoindre d'aller l'un
-à droite, l'autre à gauche, par les sentiers où
-l'on se rencontre sans se reconnaître, tant
-on a à souffrir pour soi et à y songer! Ce
-fut une gêne si vraie que la jeune fille n'y
-tint pas: elle ne voulut pas rester dans ce
-lit, de songer qu'il y avait d'autres lits
-autour d'elle et sous elle. Alors, pour ne pas
-revoir ce corps ou pour sacrifier à quelque
-pudeur, le jeune homme se mit à la fenêtre.</p>
-
-<p class="i1">L'aurore tombait plus qu'elle ne se
-levait, engluée d'un jour lourd et d'une
-lumière sans éclat. Il n'était que trouble
-et tumulte. Il rêvait d'une nuit qu'il
-ne connaissait pas, où l'on se recueille
-dans la campagne, à même la nature, et
-où, dans la ténèbre effrangée et découpée
-des feuillages, sous la voûte obscure et
-<span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">[Pg 16]</a></span>
-pailletée du ciel, les reflets de verdure se
-gravent en relief, où l'on a des routes à
-suivre qui vous confessent et qui se confessent,
-doucement, où l'immensité se fait
-intime, où la terre se fait caressante et divinatrice,
-où le mystère s'explique un instant
-dans le chant des oiseaux, où les
-étoiles—et l'étoile du destin—traînent le
-long des forêts, au travers des cimes. Il
-entendait des oiseaux, des oiseaux n'ayant
-qu'une note et qui, parmi son agitation,
-lui apparaissaient les yeux crevés, captifs,
-et vrillant leur cri en plainte. Les rares
-arbres qui s'alignaient là-bas étaient muets
-et graves, exilés. Il avait mal, n'avait pas
-ce qu'il lui fallait, un gémissoir, le confessionnal
-à ciel ouvert des panthéistes et ces
-lueurs, qui éclatent au passage dans votre
-méditation, d'une rose à demi entrevue ou
-d'un ruisseau suavement infléchi; il n'avait
-pas ces joyaux de sensibilité qui brillent
-<span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">[Pg 17]</a></span>
-dans un bosquet courbé comme pour poser
-sur votre front une couronne qui pense. La
-nuit qui montait à lui était la nuit de cet
-hôtel sale, d'une sale rue où le quartier des
-Champs-Élysées venait suer et se vider.
-C'était la nuit courte du sommeil sans
-haleine qui vous abandonne lâchement et
-qui vous laisse démailloté de votre repos,
-mauvaisement nu, au seuil du jour. Et il
-avait à se décider, à décider. Mais déjà une
-étoffe déchirée jouait avec l'étoffe usée de
-son épaule et une petite main frôlait le
-duvet tiède de son menton. Il eut un frisson
-de déplaisir en s'entendant appeler:</p>
-
-<p class="i1">—Chéri.</p>
-
-<p class="i1">—Quoi?</p>
-
-<p class="i1">—Fais-moi un peu de place. Je veux
-voir, moi aussi.</p>
-
-<p class="i1">La fenêtre n'était pas une lucarne: c'était
-une vraie fenêtre, écrasée, couchée elle-même
-en longueur, sous l'arête du toit.
-<span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">[Pg 18]</a></span>
-Il y avait place pour deux, à condition de
-se pencher en dehors. Il se poussa.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit-elle.</p>
-
-<p class="i1">Ils étaient un peu haut. Elle se demanda
-comment elle avait pu grimper tant de
-marches qu'elle ne se rappelait plus: ça
-devait être roide, glissant, branlant. Elle
-commençait à mesurer sa fièvre. Et puis?
-Elle allait mieux et aurait à redescendre;
-voilà tout. Elle contempla, domina.</p>
-
-<p class="i1">—C'est Paris, ça?</p>
-
-<p class="i1">—Ah! maintenant, tu ne nieras plus;
-tu n'es pas d'ici!</p>
-
-<p class="i1">Il la ramena dans la pièce, la toisa dans
-ses vêtements ou soi-disant tels. Ils étaient
-plutôt frais mais largement souillés et
-déchirés: taches de même âge, accrocs
-amassés, une dévastation universelle, quasi
-régulière et frénétique.</p>
-
-<p class="i1">—Comme tu es arrangée! fit-il. On
-dirait que c'est exprès!...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">[Pg 19]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Et ça? répondit-elle. Est-ce que c'est
-exprès, aussi?</p>
-
-<p class="i1">Elle indiquait Paris, la croûte de Paris,
-la coiffe du ciel sur des détritus de cheminées
-ou des carcasses de colonnes et de
-bâtiments, une aube mal habillée et hagarde,
-un effort, sans âme encore, de montée, de
-construction, des édifices pas éveillés, une
-folie de travail, au repos, pour l'Exposition
-incertaine. Ça se levait de partout, se
-dressait, s'arrêtait, attendant l'ouvrier; ça
-se tordait en fantaisie ou ça se tenait droit,
-chancelant sans en avoir l'air, avant la
-confirmation de la scie, du rabot et l'investiture
-des mains plébéiennes.</p>
-
-<p class="i1">Palais en corset et même avant le corset,
-maisons riches avant la richesse: c'était
-sinistre, le désert en hauteur, les piliers
-mal équarris, le fer rouillé, l'acier terne, la
-terre meuble. Des cailloux se devinaient
-dans la poussière: architecture d'abattoir
-<span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">[Pg 20]</a></span>
-et d'usine misérable, chaotique, dans les
-palissades trop courtes. L'admirable et
-pure avenue ne jetait pas jusque-là l'ombre
-et la ligne de ses arbres, la courbe de ses
-jardins et jusqu'à sa blessure, au milieu. Il
-n'y avait que les échafaudages, les outils,
-les treuils, un arsenal muet d'entrepreneurs
-et de tâcherons, de la machinerie, de
-la métallurgie et de la pierre, du ciment,
-échoués en bas, comme en tas. Et la
-Seine, ensuite, se précipitait entre les
-trous. Ruban industriel et de fatigue, il en
-restait juste assez pour nouer une cravate
-bleue autour de lourds bateaux immobilisés:
-on ne l'entendait pas de si loin et
-c'était un agrément au pied d'autres palais
-en gestation, au-dessous d'un dôme ruisselant
-d'or, en bordure de ferrailles et de
-ferronneries, de gares projetées, de barrages
-dessinés, de panoramas et d'établissements
-de plaisir qui ne montraient, pour
-<span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">[Pg 21]</a></span>
-le moment, qu'un squelette incomplet et
-laborieux, que des dessous assez secs et
-que la misère générale, la misère-type, la
-misère, base et ressort qui est au centre de
-tout, dans l'essence de tout,—telle la mort.
-Paris? Paris était ailleurs. Là, ce n'était
-que Demain. Demain sans plus, sans le
-jour qui suivrait, le demain immédiat
-d'une époque impatiente qui veut la joie
-tout de suite et qui, pour le surplus, pour
-l'éternité, s'en remet à la nuit et à ses
-rêves ou à son bon plaisir. Paris, en avant,
-en arrière, étendait ses larges ailes d'oiseau
-écartelé, Paris saignait, se recroquevillait
-ou s'ouvrait ailleurs, immense, énorme et
-menu, en des détails de maladie, en des
-prurits, en des sanies; Paris laissait là,
-isolés, ces pièges à provinciaux, à étrangers,
-ce miroir à alouettes de Panurge qui
-viendraient considérer de loin la magnificence
-de l'effort, de la réussite, de la merveille
-<span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">[Pg 22]</a></span>
-et qui iraient ensuite mourir dans
-leur trou obscur si cette petite Seine qui
-coulait là ne les attirait point en son leurre
-de néant fluide.</p>
-
-<p class="i1">La jeune fille se tourna vers Paris, de
-l'autre côté. Mais il n'y avait rien à voir.
-La rue était un couloir étroit, engorgé, qui
-arrivait à un faubourg sans oser le regarder,
-qui y entrait par la porte de service et qui
-s'arrêtait, morte subitement de lumière,
-d'air, de facilité! Les toits qui s'étageaient,
-toits d'hôtels particuliers ou de palais
-nationaux supposaient des piliers, des
-pilastres, des pylônes, un luxe d'Empire ou
-une renaissance vaine de Grèce à chapiteaux.
-Du vide, avec des cheminées. Elle
-rêva par-dessus, vers le ciel bas.</p>
-
-<p class="i1">—Non, disait gravement une voix, ce
-n'est pas exprès, tout ça, c'est de la peine.</p>
-
-<p class="i1">—Tu vois bien! triompha-t-elle, sans y
-penser.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">[Pg 23]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Mais le jeune homme s'emportait.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, mais tout ça, tout ça, ce n'est
-pas toi. Tu n'es pas d'ici.</p>
-
-<p class="i1">Elle eut un rire clair. Il insistait:</p>
-
-<p class="i1">—Si tu étais d'ici, tu ne remarquerais
-rien. Tu ne regarderais rien. On ne regarde
-pas, à Paris. Si je me suis mis à la fenêtre,
-c'était pour avoir un peu d'air. J'ai mal au
-cœur, à tout. Et aussi pour ne pas te voir
-parce que, mon Dieu! je serais retombé sur
-toi, simplement. Mais tu te trahis! tu t'intéresses
-à ça? Tu n'es pas d'ici, vois-tu, je te
-le jure. Est-ce que c'est pour toi, ça? Est-ce
-que tu as besoin de savoir, de connaître?
-Tu es femme et tu n'es pas d'ici, non, non.</p>
-
-<p class="i1">Elle le toisa, et toisa en lui son essence,
-son pays, tout le mystère de la race, la
-sève du sol, la semence de l'air natal.</p>
-
-<p class="i1">—Est-ce que tu serais patriote?</p>
-
-<p class="i1">—Je ne suis pas assez riche, ricana-t-il.
-Je n'ai pas de terres et je n'ai pas assez
-<span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">[Pg 24]</a></span>
-d'argent pour acheter un drapeau. La patrie,
-c'est la vie,—et je veux vivre. Mais, tout de
-même, il y a quelque chose qui me gêne:
-je ne sais pas si tu aurais tourné—si tu étais
-d'ici. L'audace, l'aventure! Enfin, on n'ose
-pas ici, et voilà, tu oses, toi,—et je t'aime...</p>
-
-<p class="i1">Hautaine, elle interrompit:</p>
-
-<p class="i1">—Oui, tu te devais à une fiancée de ton
-village, une promise, n'est-ce pas? La connais-tu
-ou l'attends-tu? Mais je ne veux pas
-te voler, moi.</p>
-
-<p class="i1">Il éclata:</p>
-
-<p class="i1">—Mon village, le voilà, mon village,
-c'est ce tas sur quoi tu uses tes yeux, c'est
-ce que tu appelles Paris, cette prison de
-maisons, de quais, de pavés qui crachent
-de la boue, d'hôpitaux qui nourrissent des
-malades, de prisons qui se déversent sur
-des bagnes et de cimetières qu'on force à
-manger des cadavres, vite, vite, pour trouver
-un trou (pour pas longtemps) à d'autres
-<span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">[Pg 25]</a></span>
-morts. Et ça t'amuse à voir! moi pas. Moi,
-j'en suis: ça n'est pas à moi, je passe.
-Est-ce que nous avons le temps, le droit de
-nous attacher à rien? Il faut marcher, vois-tu,
-vendre à des gens dont la figure te sera
-toujours inconnue et ne voir que les sous,
-dans leurs mains, les sous qui se ressemblent
-tous et dont tu pourras faire du
-pain pour le jour suivant et pour l'autre
-nuit. Je ne suis pas badaud, je ne suis pas
-curieux, je vais, je viens et si je ne me tue
-pas, c'est parce qu'on ne m'a pas appris.</p>
-
-<p class="i1">Elle interrompit:</p>
-
-<p class="i1">—On t'a beaucoup appris?</p>
-
-<p class="i1">—Rien, cria-t-il, rien, tu entends?</p>
-
-<p class="i1">—Et tu penses?</p>
-
-<p class="i1">—Je ne pense pas, je sens. Mes idées,
-ce n'est pas à moi, non plus. Elles montent
-des pavés, des trottoirs, de la boue, des
-flaques, du sang, de moins. Ça me vient
-des gens qui souffrent sans qu'on les voie,
-<span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">[Pg 26]</a></span>
-de la misère qui est partout, des ventres
-vides, des yeux qui se sont rabattus sur des
-cauchemars...</p>
-
-<p class="i1">—Et ça t'amuse?</p>
-
-<p class="i1">Il prit un air terrible: il lui promit, d'un
-sourire, des revanches, des chevauchées,
-une reprise, une dévastation:</p>
-
-<p class="i1">—Laisse faire: ça m'amusera.</p>
-
-<p class="i1">Il fouillait maintenant de ses yeux aigus
-les toits méfiants, comme de mains fiévreuses.
-Il agitait des espoirs actifs et violents
-comme des drapeaux de pillage, il
-remuait les convoitises comme de l'or volé
-sur du sang.</p>
-
-<p class="i1">Elle posa la main sur son épaule et
-écouta bouillonner son sang à lui, son sang
-noir. Elle s'étonnait d'avoir subi son choc:
-ses baisers lui revenaient en morsures de
-furie: il avait pourtant été si tendre, il
-avait caressé et pleuré! le voilà maintenant
-qui griffait à même la société! Il lui
-<span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">[Pg 27]</a></span>
-sembla qu'il retirait son étreinte, qu'il
-lui arrachait ses bras, qu'il voulait se
-reprendre tout entier pour être plus fort,
-plus brutal contre les gens, la troupe, les
-préjugés et les scrupules. Elle avait l'impression
-d'être dépouillée vive. Elle ne
-sourit qu'en l'entendant dire:</p>
-
-<p class="i1">—Je te donnerai tout ça, tout.</p>
-
-<p class="i1">—Nous nous associons alors?</p>
-
-<p class="i1">Il grimaça:</p>
-
-<p class="i1">—Écoute-moi bien. Je ne suis rien, non
-pas ce qu'on appelle rien, mais encore
-moins, ce qui n'a pas de nom, ce qu'on
-n'appelle pas. Je n'ai pas de nom.</p>
-
-<p class="i1">—Moi non plus.</p>
-
-<p class="i1">—Bon! Je ne suis pas anarchiste. Je
-suis pauvre; je ne veux rien, mais il me
-faut tout, parce que je n'ai rien. Je ne
-regarde pas, je ne veux pas savoir. Ça
-m'est égal qu'on taille les pierres et les
-diamants, parce que je les aurai bruts, plus
-<span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">[Pg 28]</a></span>
-gros. Je marche devant moi. Un jour je
-tomberai dans un trou ou dans le ciel, et
-comme il faudra que je me démène, je me
-démènerai: j'attends. Toi, c'est autre chose,
-c'est la même chose. Je ne t'attendais pas.
-Tu m'es venue. C'est donc toi que j'attendais,
-car il faut une femme à un homme.</p>
-
-<p class="i1">—Tu es fou! articula-t-elle. Tu dis des
-bêtises.</p>
-
-<p class="i1">—Tu mens! tu mens. Je ne suis pas
-fou! je ne dis pas de bêtises. Tu veux être
-une fille. Tu vas prétendre que c'est moi
-qui suis cause, parce que j'ai bien voulu de
-toi. On appelle ça lancer une femme, oui?
-Eh bien! je ne veux pas. J'ai bien voulu
-de toi. Je te veux maintenant, toujours.</p>
-
-<p class="i1">Il allait:</p>
-
-<p class="i1">—Oui, je sais. Tu as vu des restaurants
-où l'on mange la nuit, comme si on avait
-besoin quand on a mangé le jour, et où l'on
-boit, comme si c'était permis! Tu as vu des
-<span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">[Pg 29]</a></span>
-épaules qui se montrent quand elles pourraient
-être au chaud et qui se figent sous
-des colliers, des perles et du vert ou du
-rouge coupé en petits morceaux!...</p>
-
-<p class="i1">—Une fille, oui, dit-elle, oui, oui!</p>
-
-<p class="i1">Elle se révoltait contre son éloquence.
-Elle se dressait, subitement volontaire,
-tyrannique en sa résignation, imposant son
-abaissement. Elle se précipita, le toucha
-aux épaules, le courba, impudique, magnifique
-et simple. Ce fut autour des yeux du
-jeune homme, fermés d'autorité, comme une
-source chaude de baisers, comme des caresses
-en cataracte, jaillissantes, enveloppantes,
-sautelantes, gouttes d'azur et de feu tout
-ensemble, comme une souple armature de
-piques, de chatouilles, de caresses aiguës
-et de ces fouilles aimantes qui prennent
-l'âme et qui la goûtent avidement; ce fut une
-chaîne infinie et voluptueusement brisée
-d'emprises, de marques de possession, des
-<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">[Pg 30]</a></span>
-drapeaux de joie fichés à vif dans la chair, la
-passion conquérante, aguichante, puissante,
-menue, ne laissant rien: tout l'océan de la
-tendresse humaine se rua. Et le jeune homme
-n'était que proie. Il tâcha à se débattre.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! tu sais bien, dit-il, tu sais trop.</p>
-
-<p class="i1">—Quoi?</p>
-
-<p class="i1">Elle continuait. Elle le ployait maintenant,
-l'attirait à soi, entre ses seins. Elle ne
-dit qu'un mot:</p>
-
-<p class="i1">—Pleure!</p>
-
-<p class="i1">Il ne pleura pas. Elle répéta:</p>
-
-<p class="i1">—Pleure encore, un tout petit peu, pour
-moi.</p>
-
-<p class="i1">—Non: tu sais trop.</p>
-
-<p class="i1">—C'est pour toi, déclara-t-elle, pour
-toi seul.</p>
-
-<p class="i1">Il éclata de rire:</p>
-
-<p class="i1">—Pour moi, ces soins, pour moi, cette
-perfection, pour moi ces câlineries? Non!
-non! On appelle ça une vocation, je crois?
-<span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">[Pg 31]</a></span>
-Tu étais née pour. Mais je te jure! Ça
-ne sera pas. Tu seras à moi, à moi seul.</p>
-
-<p class="i1">Il s'était détaché et dressé. La volonté
-se levait contre la destinée, le jeune homme
-dominait la femme, son avenir, l'obscure
-trame de son sort: ses dents serrées, ses
-yeux, ses poings menaçaient, ordonnaient,
-défendaient.</p>
-
-<p class="i1">Elle sourit.</p>
-
-<p class="i1">—Quand je te le disais!</p>
-
-<p class="i1">Mais il la prenait à son tour. Il lui saisit
-les cheveux et, d'une voix d'enfant, étonné
-en sa colère, et calmé:</p>
-
-<p class="i1">—Oh! on croirait qu'ils ont la fièvre, tes
-cheveux!</p>
-
-<p class="i1">Elle n'avait pas la fièvre. Ses cheveux
-brûlaient, par habitude.</p>
-
-<p class="i1">Solennelle, elle mit sa main dans la
-main du jeune homme:</p>
-
-<p class="i1">—Je te jure que je ne serai jamais à
-un autre que toi.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">[Pg 32]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Mais alors...</p>
-
-<p class="i1">—Alors ce n'est pas dire que je serai à toi
-toujours ou que je serai encore à toi. Tu ne
-comprends pas. Ne comprends pas. Viens.</p>
-
-<p class="i1">Il ne bougeait pas. Elle indiqua:</p>
-
-<p class="i1">—Nous nous en allons.</p>
-
-<p class="i1">Ils descendirent, en silence. Les escaliers
-criaient, se fendaient et se refermaient à
-mesure, car le bois, aussi, apprend à être
-pauvre et à mourir sans fin: ça s'appelle
-jouer. Le jeune homme sentait qu'il n'avait
-plus ni tête, ni corps, ni cœur, qu'il n'était
-que combat et que trouble: la sensualité,
-l'indignation, le sentiment du futur, le
-désir et la responsabilité morale, la joie
-toute proche de la rancœur, de la misère,
-c'était tout choc, tout chaos, tout malaise,
-une horreur excitée et lasse, une angoisse
-d'après et une étreinte obstinée, la griffe
-latente de la caresse, l'envers du baiser, la
-morsure—et la morsure qui dure. L'autre
-<span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">[Pg 33]</a></span>
-allait devant lui, inexperte et légère, se risquant
-et redoutant la chute de cette cage
-fragile et fantaisiste de bois et de fer, trébuchant
-de marches en couloirs et retenant
-son pas, jusqu'à son souffle, par respect
-pour les bottes étagées et le vague garçon
-de l'hôtel qui errait on ne savait où. Elle
-gardait de la grâce et une grâce unique. A son
-aise en sa gaucherie, chez soi en cette fuite
-de hasard, elle tournait comme à la parade.</p>
-
-<p class="i1">Évadée du bouge, elle se redressa encore.
-Puis elle eut l'air de se voir et de se voir
-pour la première fois: elle frémit,—ou
-presque. Elle regarda le jeune homme avec
-impatience et héla un fiacre qui passait.
-Le jeune homme s'affolait:</p>
-
-<p class="i1">—Que fais-tu? Nous n'avons plus d'argent.</p>
-
-<p class="i1">Sans répondre, elle fouillait sa loque de
-robe et mettait une large pièce d'argent
-dans la main du cocher, lui jetait une
-<span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">[Pg 34]</a></span>
-adresse qui échappait à la stupeur de son
-compagnon et ajoutait:</p>
-
-<p class="i1">—Vite, surtout! vite!</p>
-
-<p class="i1">Le sapin se ramassait en un essai de
-galop sur place. Le jeune homme considéra
-cette caisse noire mal lavée: c'était son
-cœur et son rêve; tout allait filer, tout filait.
-Il ne s'écouta pas défaillir, il ne réfléchit
-pas, se rassembla, se lança. Il lui fallait
-cette femme, et son refuge et son nom:
-elle le trompait, déjà! Elle lui avait volé
-son pain, sa nuit, son amour: il la retrouverait,
-il ne la lâcherait pas. Il n'abandonnerait
-rien de son rêve, de ses projets, de
-sa douceur même de cœur, en sa furie. Il
-se suspendit, s'aggriffa à la balustrade du
-vieux fiacre, se refit une insouciance
-dans son tumulte et un jeu d'enfant parmi
-sa haine d'amant. Il se recroquevilla, se
-tassa, fit balle de sa passion, de son angoisse,
-de sa curiosité et se sentit entraîner vers
-<span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">[Pg 35]</a></span>
-des destins inconnus. Le cheval piaffait,
-ruait, tombait à mesure, sans force, sans
-courage, en cette aurore aiguisée. Des rues
-le secouèrent au passage, tendu, concentré,
-atroce. Enfin, après l'Arc-de-Triomphe,
-très loin dans l'avenue Kléber, devant une
-grande bâtisse grise et nostalgique qui avait
-l'air de receler des mystères et de cacher des
-splendeurs après des enceintes et des enceintes,
-la jeune fille se glissa, creusa d'une
-clef préparée la serrure d'une porte de service.
-Mais elle entendit à son oreille un cri
-de reproche, une injure serrée, crachée:</p>
-
-<p class="i1">—Messaline! Messaline!</p>
-
-<p class="i1">C'était un mot au hasard: le jeune homme
-ne savait pas d'histoire. Elle pâlit, ne
-regarda pas, défia, à vide, d'un port de tête,
-et s'engouffra.</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme restait seul. Il considéra
-longuement la maison triste—et ricana.
-Le fiacre relayait. Le jeune homme erra,
-<span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">[Pg 36]</a></span>
-avisa un balayeur et lui demanda ce que
-c'était, cette baraque-là sans fenêtres. Le
-balayeur était renseigné.</p>
-
-<p class="i1">—Tu ne sais pas? c'est le palais de la
-grande-duchesse de Schmerz-Traurig.</p>
-
-<p class="i1">—Elle n'est pas d'ici, n'est-ce pas?</p>
-
-<p class="i1">Le balayeur rit de bon cœur.</p>
-
-<p class="i1">—Bien sûr! c'est allemand comme père
-et mère. Tu sais bien!</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme ne savait pas. Ce qu'il
-savait, c'est qu'il avait possédé la grande-duchesse.
-Pas plus, car il n'hésita pas. La
-femme s'était ouvert une porte de service;
-mais il était sûr que ce n'était pas une fille
-de cuisine, ni une femme de chambre, ni
-une suivante: c'était elle, elle seule, la
-grande-duchesse. Il éclata d'un rire douloureux,
-et confus, haletant, hoquetant, crispé,
-il dit: «Messaline! Non! pas encore!
-puisqu'elle était vierge!»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">[Pg 37]</a></span></p>
-
-
-
-<div class="chapter">
-<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2>
-</div>
-
-<p class="ac">UNE COUR</p>
-
-
-<p class="i1">On en était resté chez la grande-duchesse
-au beau langage, au parler des temps où
-l'on causait encore. Un souper se fût appelé
-médianoche s'il avait eu quelque raison
-d'être ou quelque occasion. Le <i>five o'clock</i>
-se nommait goûter, comme de juste, et les
-gens qui y étaient priés semblaient sortir
-des castes, compagnies et corporations que
-les talents ont su faire respecter parmi
-les hommes. On n'y paraissait point sans
-apporter sur son visage la consécration du
-génie ou de la naissance, ce qu'une affectation
-d'art décora du terme de patine: on
-arrivait élu ou prédestiné, on s'en allait
-charmé, on revenait fidèle. Les diverses
-<span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">[Pg 38]</a></span>
-académies, les plus éminents de l'ancien
-corps diplomatique, quelques officiers
-généraux en position de disponibilité ou
-passés dans la deuxième section de l'état-major,
-des ducs et pairs lassés de songer
-à une chambre héréditaire, des agents
-secrets qui avaient bien servi coudoyaient
-sans hauteur des poètes, des philosophes,
-des conspirateurs d'âme et d'esprit, des politiques
-de mansardes et des réformateurs
-d'utopies. La grande-duchesse souffrait
-tout le monde et n'encourageait personne.
-Dans l'exil, dans l'abandon, héroïque en
-son archaïsme qui ne voulait pas condescendre
-à des subventions, confiante mélancoliquement
-en son droit divin qui laissait
-leurs consciences aux traîtres et qui n'achetait
-rien, elle patientait, dissertait, souriait
-comme elle eût signé des décrets et refusé
-des grâces: elle n'attendait pas et ne songeait
-point qu'on l'attendît. Le malheur
-<span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">[Pg 39]</a></span>
-public a ce privilège d'unir autour de son
-objet les dévouements les plus disparates
-et ces fleurs ennemies que le mécontentement
-fait germer et courbe vers une même
-infortune. Le grand-duc de Schmerz-Traurig,
-détrôné après plus d'excentricités que
-de revers, n'avait regretté ni son peuple,
-ni la couronne. Il appartenait à cette époque
-constitutionnelle qui permettait à peine la
-débauche aux princes exaltés et les vertus
-privées aux monarques magnanimes. Cette
-folie bâtarde qui souffla sur les meilleures
-maisons après la Révolution gigogne de la
-France, ne s'était point arrêtée aux vieux
-burgs du pays. Les diètes et Parlements
-avaient sévi: le souverain acceptait tout,
-avec sa liste civile, et paradait dans le désert
-non sans défier le puritanisme de ses
-sujets: ses maîtresses faisaient scandale et
-lui, dans le tas. Artiste, par catastrophe,
-criminellement passionné pour la musique
-<span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">[Pg 40]</a></span>
-et les arts plastiques, il échoua dans la
-danse. C'était le temps où les danseuses
-avaient cet avantage d'être ou honnêtes ou
-célèbres: les premières devenaient princesses
-morganatiques et les autres les imitaient
-dans la mesure de leurs moyens, en
-mieux. Otfried Gutbert fit la cour aux unes
-et emplit sa cour des autres: les impôts,
-sarcasmes, scandales, condamnations qui
-suivirent mirent le souverain au ban de
-sa patrie et de l'Europe: les événements
-de 1866 eurent, en ce qui le concerne personnellement,
-plus l'air d'une épuration
-et d'une exécution que d'une conquête
-méthodique et raisonnée: il quitta ses
-états avec aussi peu de chagrin qu'il en
-laissait. Le pouvoir était devenu pour lui
-un exercice de volupté dont il ne percevait
-plus que la fatigue. Il restait de
-bonne maison, riche, auréolé de fatalité,
-inspirant juste assez de pitié pour piquer les
-<span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">[Pg 41]</a></span>
-curiosités et pour ne toucher personne. Il
-avait la félicité de n'être pas un roi d'opérette,
-et, à la fin du second empire, les
-grands-ducs se pouvaient honnêtement divertir
-à la <i>Grande-Duchesse</i>: ce n'était pas
-pour eux, il y en avait trop ou trop peu.
-Il choqua par habitude, révolta, pour ne
-pas être tout à fait déchu. Il épuisa toutes
-les nuances de la noce et les marqua de
-son chiffre. Ce n'était ni barbare, ni ignoble,
-et sa cruauté passionnelle ne manquait pas
-de race. Je n'ai pas à retracer, même au
-trait, ses débauches: elles sont d'histoire.
-La guerre franco-allemande le trouva ou ne
-le retrouva pas en Italie, loin de la prise
-de Rome. Il s'y rencontra avec Thiers, en
-déplacement diplomatique. Le petit homme
-d'État français lui promit ses possessions
-perdues au cas d'un triomphe qu'il n'entrevoyait
-point: c'était en considération des
-relations, si j'ose dire, que l'exilé avait su
-<span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">[Pg 42]</a></span>
-garder dans tous les mondes, même augustes.
-Ces relations firent respecter le
-palais de l'avenue Kléber dans les plus
-désespérées éruptions de la Commune.
-Mais Otfried-Gutbert ne revint pas tout de
-suite à Paris. Il entreprit un long voyage.
-Il se vengeait de sa ruine politique. Il parcourut
-les pays les plus divers pour en noter
-les fondrières, les ulcères, les défauts
-de situation, les fissures, les brèches, les
-vices de gouvernement. Jouissant de l'envers
-de son imprévoyance, doué soudainement
-(ou plutôt par le lent effort d'un atavisme
-contenu, d'une hérédité qui avait
-amassé par l'absurde) d'une sagacité, d'un
-génie stratégique, voire d'une science de
-création, il refit la carte d'Europe, idéale,
-donna le coup de pouce du démiurge qui
-peut changer le cours d'un fleuve et du
-Destin, poussa jusqu'en Perse et publia
-enfin cet <i>Itinéraire de Paris par Jérusalem</i>
-<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a>
-<a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>
-<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">[Pg 43]</a></span>
-qui, tiré à très petit nombre, devint
-aussitôt plus rare que le «vrai» <i>Traité des
-trois imposteurs</i>, c'est-à-dire qu'il disparut
-ou à peu près. Otfried sourit: il n'aimait
-pas les gens qui lisent: ils lui avaient
-coûté trop cher. Il était arrivé au résultat
-qu'il souhaitait sans l'espérer; on l'estimait.
-Il eut l'exigence et la coquetterie de
-se faire élire membre libre de l'Académie
-des sciences morales et politiques;
-c'est, pour le diable, la dernière façon de
-devenir ermite. L'âge venait. Otfried Gutbert
-ne pouvait plus tomber aux pires
-excès et aux paroxymes séniles: il avait
-pris ses précautions dès son adolescence et
-avait goûté à ces effroyables voluptés qui
-pourrissent honteusement de leur essai sans
-plus nous tenter d'ores en avant. Il devait
-<span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">[Pg 44]</a></span>
-d'ailleurs cette politesse à sa race de faire
-souche d'honnêtes gens. Une famille de
-perpétuels prétendants, qui lâche de temps
-en temps une fille sur un trône étranger ou
-qui englue pour un mâle la triste descendance
-d'un roi trop prolifique, lui offrit son
-ultime héritière qu'il épousa non sans
-pompe et qu'il rendit mère d'un enfant du
-sexe féminin à laquelle il imposa les prénoms
-de Marie-Sophie-Augusta-Sévère-Clémentine-Alessandra.
-La naissance de cette
-enfant remonte aux derniers jours de l'année
-1878. Otfried Gutbert vécut encore
-quelque peu. Devenu impotent, il se souvint
-qu'il était prince, qu'il appartenait à une
-Académie et convia chez soi des confrères et
-des frères. Les souverains dépossédés firent
-cour à part, arguèrent de protocole: les
-plus gueux se décidèrent à grand'peine et
-quelques-uns parce qu'ils avaient des enfants
-en bas âge dont les jeux requéraient
-<span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">[Pg 45]</a></span>
-un ou une partenaire de rang égal. Les
-corps savants se haussèrent à ces réceptions
-et les causeurs vinrent y prendre une
-autorité séculaire, du ton et du style,
-comme le vin des hanaps. On n'y médit
-pas plus qu'on n'y conspira: crispé, le
-visage pâli et congestionné à la fois des
-suprêmes titillations de la vie et des affres
-de l'au-delà, l'œil clair d'une ironie obstinée
-et d'on ne sait quelle dédaigneuse sérénité
-de l'âme devant les supplices proches
-de l'enfer, souriant et pénible, oppressé,
-retenu en son agonie, majestueux parmi
-sa décomposition, il discutait, semait sans
-l'étaler une érudition volée on ne sait où,
-innée ou adventice, corrigeait des opinions,
-redressait des hypothèses, taillait dans
-des utopies ou amplifiait des plans, des
-systèmes, ne gardant son sérieux que sur
-les sujets badins ou joyeux et plaidant
-gravement, grandement, l'incompétence.</p>
-
-<div class="footnotes"><p class="p2">NOTE:</p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a>
-<a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>
-L'auteur ne croit pas trop s'avancer ici en promettant
-une édition nouvelle de cet ouvrage introuvable. A part
-quelques coupures exigées par la bienséance internationale,
-ce sera, avec ses incorrections de langage, ses
-archaïsmes et néologismes, le pamphlet même d'O.-G. IV.</p>
-</div>
-</div>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">[Pg 46]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Il disparut ainsi à mesure, se donnant
-par lambeaux au démon, où plutôt se dégageant,
-se perdant, se fondant dans le néant
-et devenant lui-même néant, comme les
-empereurs romains devenaient dieux, en
-une apothéose moderne, et d'un orgueil si
-effrayant qu'il se peut survivre à jamais. Il
-n'avait plus de terres à léguer à sa fille: il
-lui légua la terre, sans plus. Du haut de son
-exil et de son doute, il la sacra impératrice
-et lui assura des destinées, la munissant
-par avance d'un conseil de régence
-unique: c'étaient les académiciens, artistes,
-anarchistes et mécaniciens qu'il avait
-assemblés.</p>
-
-<p class="i1">La veuve du grand-duc, Marie-Albertine
-de Gothie était parfaite comme le sont
-toutes les princesses de sa famille lorsqu'elles
-échappent à leur ancestrale fatalité.
-Elle s'était mariée parce que son père
-s'acharnait à demeurer prétendant et que
-<span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">[Pg 47]</a></span>
-les plus fortes alliances, celles qui pèsent
-dans les congrès, se contractent avec
-des souverains déchus et que les familles
-comptent toujours plus, sur le papier, que
-les territoires. Elle avait perdu son père
-presqu'en même temps que son mari, et
-deux mois après que sa sœur cadette, enlevant
-un sculpteur napolitain, le trompait
-d'abord avec son modèle, puis se réfugiait
-au harem du sultan de Tripoli pour échouer,
-de cafés-concerts en bazars, à un couvent
-peu dégoûté où elle mourut de la poitrine.
-Ses frères portaient l'épée un peu partout,
-placés dans toutes les cours comme des
-gages d'amitié d'une dynastie malheureuse
-et pour appeler sur elle, en cas de vacance,
-l'attention des frères et cousins plus avantagés.
-Marie était à Paris aussi seule qu'on
-peut l'être et s'en trouvait bien. Elle ne
-vécut plus que pour son enfant. Elle l'aima
-en princesse. Avant tout, elle pria pour
-<span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">[Pg 48]</a></span>
-elle. Puis elle l'éleva suivant son rang, et
-pour ses destins. Elle ne connaissait de son
-duché que ce qu'elle en avait lu dans les
-almanachs de Gotha et ce qu'elle en avait
-entendu soit à l'époque de ses courtes fiançailles,
-soit dans la suite et par hasard.
-Elle voulut que sa fille possédât sa patrie
-et sa propriété dans son histoire et dans
-son âme. Les savants de son époux s'y
-employèrent. Marie était de cette école de
-souveraines qu'on fait grandir pour régner
-et auxquelles on n'apprend rien, la grâce et
-la naissance suppléant à tout et la seule
-occupation d'une princesse, étant, comme
-chacun sait, la charité qui ne s'apprend pas,
-qui ne se mesure pas et que les ministres,
-chambellans et budgets peuvent réglementer,
-en outre. Elle en était restée à la
-théorie des bals de la Restauration, à la
-frénésie de représentation et de droit divin
-qui se déchaîna à cette époque, aux promenades
-<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">[Pg 49]</a></span>
-encensées, aux voyages de fleurs
-et de cantiques, aux saluts et génuflexions
-qui sont de tradition, d'usage, de bienséance
-et d'ordre. Elle n'avait pu épuiser sa
-réserve de révérences et n'avait jamais
-dansé—ou presque. Elle ne croyait pas à la
-science, croyant en Dieu, et méprisait l'histoire,
-cette fille qui avait si souvent et
-depuis si longtemps trompé les siens. Mais
-elle considérait son enfant comme une
-Schmerz-Traurig: elle était si peu à elle!
-Et à voir ses yeux pâles, ses cheveux blonds,
-ce sang allemand qui rêvait, chantait et
-grondait en elle, qui se gerçait parfois sous
-la peau et apparaissait âprement, la veuve
-ressentait le respect et la terreur qui
-l'avaient enchaînée à son mari. Son affection
-resta digne, et sa sollicitude froide
-et stricte veilla passionnément. L'esprit et
-le cœur de Clémentine-Alessandra s'ouvrirent
-peu à peu aux paysages du pays
-<span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">[Pg 50]</a></span>
-perdu: ses légendes lui tinrent lieu de
-contes de fées et ses fées furent des fées
-vassales, des fées bien à elle; les héros et
-les ogres, tout ensemble, les archanges casqués
-et les bourreaux mitrés étaient ses
-grands-pères; les forêts lui appartenaient—et
-les gnomes et les Elfes: elle prit ainsi
-quelque habitude du merveilleux, acquit
-d'écouter des prouesses sans défaillir et de
-ne pas trop s'indigner des forfaits les plus
-noirs. On lui dénombra les fleurs et les
-étoiles de Schmerz-Traurig et ses poupées
-furent ses aïeules reconstituées, si j'ose
-dire, et souriant, sur nature, couronnées
-ainsi que les couronnèrent les légats d'antan
-et les antipapes. Ses éducateurs étaient
-excellents: ce n'étaient pas des professionnels.
-Ils se piquèrent, apprirent eux-mêmes
-ou réapprirent, firent ainsi des découvertes
-et se poussèrent plus avant dans les diverses
-classes de l'institut. Ils avaient deux joies
-<span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">[Pg 51]</a></span>
-à instruire l'enfant: celle de retrouver du
-passé et de le rendre à sa propriétaire légitime,
-d'entrer dans le passé, de voir ce
-passé revivre, se mouvoir à peine, hésiter,
-lutter contre le présent,—et la joie aussi
-de préparer l'avenir, d'armer chevalière de
-la chevalerie moderne et de la seule chevalerie
-possible, une élève auguste et infortunée.
-On a rarement les disciples qu'on
-mérite. Tomber du bout des lèvres sur une
-petite fille qui est l'héritière et l'héritière
-idéale de pays d'hérédités, d'héroïsmes
-et de crimes sans exemples, avoir à lui
-apprendre qui elle est, ce qu'elle aurait pu
-être, la former, préciser, diriger sa nature,
-la faire femme et la faire déesse, c'est une
-fortune inouïe. Ces vieux hommes se sentirent,
-à son usage, pères et nourrices. Ils
-la choyèrent artistement et eurent, enfin,
-le génie de la science. Ils coupaient, tordaient,
-sculptaient leur érudition en gâteaux,
-<span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">[Pg 52]</a></span>
-en jouets, l'amusaient de batailles
-brandies comme des hochets et l'accoutumaient
-aux victoires ainsi qu'à des répons.
-Elle s'amusait et se rappelait à mesure.
-Les savants avaient l'air de traduire, par
-fragments, des rêves ou ces remembrances
-qui se lèvent la nuit, parées et armées, des
-retours de passé, car le passé ne se résigne
-point et a des vivants qu'il aime et auxquels
-il revient, fidèle et empressé. La petite
-avait déjà entendu ceci et cela: ces géants,
-ces cuirasses, ces glaives, ces burgs, elle
-les avait dans le sang. Dans les petits
-salons, l'hiver, chauds et jolis, beaux pourtant,
-elle s'instruisait en vaguant, en taquinant
-ses maîtres, sautant d'un renseignement
-à une idée, car, au cours d'un récit,
-subitement, elle avisait un tableau, une
-image, un meuble, un incident et interrogeait,
-allait plus loin, montait aux sources,
-à une cause, à un précédent. L'été, elle
-<span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">[Pg 53]</a></span>
-assemblait ses éducateurs dans le jardin et
-c'était un groupe d'enfants qui mordaient
-aux arbres, aux fleurs, qui s'égratignaient
-en parlant, riant, pleurant, jacassant, courant,
-dans un charme. C'est ainsi que grandirent
-ses robes à trois plis d'infante, c'est
-ainsi qu'elle se prépara à savoir et à savoir
-tout. Rien ne la dérangea, pas même des
-bruits de restauration.</p>
-
-<p class="i1">La douairière sembla entrer toute vive
-dans sa niche de sainte et joindre ses mains
-pour le marbre de son tombeau—jusqu'à
-l'holocauste du bazar de la Charité où elle
-périt, en esprit et de cœur. Elle ne mourut
-que huit jours après, de n'y être point
-morte. Elle fut martyre de son désir et cela
-suffit au Seigneur.</p>
-
-<p class="i1">Clémentine-Alessandra fut donc parfaitement
-orpheline en mai 1897. Elle avait atteint
-l'âge de sa majorité légale: dix-huit
-ans. Elle régnait. Elle renonça aux tabourets
-<span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">[Pg 54]</a></span>
-qui l'avaient dressée jusque-là, s'accorda
-le droit de lire, de vivre, de voir. Et
-elle se sentit vraiment en deuil. Les fragments
-d'histoire, de philosophie, d'esthétique,
-de morale, de politique et de littérature
-qu'on lui avait raboutés et cousus, les
-fantaisies, subtilités, théorèmes et autres à
-peu près ne pouvaient rien contre l'existence,
-n'étaient rien qu'un reflet menteur
-et déchiré, sans aucune relation avec la
-réalité: elle se promena, regarda, et, de la
-rue, la vérité entra en elle, la blessa, la
-troua et la prit. Elle eut honte des délicatesses
-qu'on avait eues envers elle: on lui
-avait mâché de l'âpreté, de la cruauté, de
-la bassesse; on lui avait coupé l'infini en
-petits morceaux, on avait enlevé à l'épopée
-ses os et sa moelle: sadismes à l'usage de
-la dauphine, flatteries, réticences, pudeurs!
-Elle se plaignit à ses maîtres, on recommença:
-elle plongea dans la science
-<span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">[Pg 55]</a></span>
-comme une pauvresse d'étudiante polonaise
-et sut enfin, contre tous. Donc ce furent
-dans son salon non plus des causettes de
-crèche, mais des conversations profondes,
-pleines, mûres, audacieuses, dignes de la
-princesse, dignes des gens qui lui parlaient.</p>
-
-<p class="i1">Ce jour-là, la réunion était très brillante.
-Un chacun s'était signalé par des chefs-d'œuvre
-ou des attitudes: toutes les cohortes
-de la gloire étaient représentées,—et
-le scandale. Le célèbre Achille Hérat
-coudoyait l'illustre Morive; le premier entré
-obscurément à l'Académie française par
-l'effort d'une coalition hostile au romancier
-Hubly, avait, le jour de sa réception, gravi
-tous les échelons qui, de l'honorable médiocrité,
-conduisent à la popularité universelle:
-sa femme y était venue avec son petit dernier
-sur le bras et, comme l'enfant criait un
-peu plus que de raison, elle s'était bravement
-dégrafée et lui avait donné le sein qui
-<span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">[Pg 56]</a></span>
-était beau. Le geste devint prémédité, classique:
-on l'aima. L'<i>Émile</i> de J.-J. Rousseau
-fut cité, à ce propos, et M. Hérat fut
-promu réformateur, patriarcal, révolutionnaire,
-chef du parti de la simplicité violente.
-Il se piqua, se révéla dans l'éducation et
-siégea au Conseil supérieur de l'instruction
-publique. Il faisait autorité, depuis, pour les
-choses de la nature et c'est à ce titre qu'il
-fréquentait chez la jeune Clémentine-Alessandra
-qui avait eu besoin du sein, comme
-une autre.</p>
-
-<p class="i1">Morive était ou avait été homme d'État.
-Après des exils, et d'autres exils dans des
-préfectures de province, après des élections
-difficiles et de brillantes invalidations, il
-avait en un an conquis le fauteuil de président
-du Sénat et le fauteuil que l'Académie,
-cette année-là, offrait à la politique. Depuis,
-la vie publique s'était retirée de lui et, pour
-ne paraître point cultiver, dans sa retraite,
-<span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">[Pg 57]</a></span>
-les jardins sablés de jetons de présence qui
-se creusent de mines congolaises et se fleurissent
-d'arbres-caoutchoucs et de cimetières
-d'ivoire, il écrivait des mémoires,
-études, parallèles, dans le format in-8⁰.</p>
-
-<p class="i1">Des auteurs dramatiques se fuyaient et
-se réfugiaient au centre d'économistes. Et
-Clémentine-Alessandra écoutait Eusèbe
-Gaël. C'était son confesseur laïque. Il ne
-faisait pas profession de psychologie. Il était
-venu à la connaissance des hommes en
-disséquant des époques et des légendes,
-en interrogeant les étoiles, sans souci d'astronomie
-et en musant à travers les siècles,
-au bord de la Seine, au hasard des livres
-trouvés et des anecdotes surprises. Il s'était
-doucement adonné à un pyrrhonisme
-câlin. Il aimait Dieu cependant et lui pardonnait
-ses miracles pour les récits contradictoires
-et charmants qui les avaient
-commentés. Il ne séparait pas plus la foi
-<span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">[Pg 58]</a></span>
-des aventures et des coutumes d'antan que
-leurs armes ou leurs bijoux: ça entrait
-dans le tas, ça faisait partie du trésor.
-Archéologue qui ne veut pas approfondir,
-qui en sait assez quand il a vu et senti,
-qui prend partout le fin, le joli et le délice,
-il était merveilleux de sensualité,
-goûtait, buvait les siècles, le passé, le présent,
-à même, en laissant l'amertume et
-la lie. Les saintes et les héros lui avaient
-appris les secrets et le secret d'aujourd'hui.
-Il ne se trompait pas, scrutait, en se jouant,
-et devinait comme si Apollon, touché du
-délicat hommage de son amour, lui avait
-accordé ses dons et lui départageait ce qui
-n'avait pas servi à Delphes. Il caressait
-sa barbe grise, se penchait, se cassait
-un peu et la princesse suivait ses paroles,
-non sans un soupçon de fièvre et de
-malaise:</p>
-
-<p class="i1">—Je suis malheureux, disait-il. Je reste
-<span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">[Pg 59]</a></span>
-béant devant les catalogues de bouquins:
-tant et tant que je n'ai pas faits! Et quand
-il me faut une bonne leçon d'humilité, je
-lis non les vies des grands hommes, ces
-recueils d'anas et ces scénarios de mélodrames,
-mais les journaux, vieux et jeunes,
-débordant de faits et de faits divers, de
-comptes rendus de théâtre, de toutes ces
-actions, de toutes ces pensées qui vous sont
-volées par d'autres, qui font partie intégrante
-d'autres destinées, qui existent,
-contre nous. Ah! ne pouvoir pas avoir une
-vie immense, la résultante et le résultat de
-toutes les autres vies, ne jouir des efforts
-qui nous ont précédés qu'en ce qui nous
-entoure, avoir une vie résumée, concentrée,
-plus facile et non plus grande, avoir moins
-à travailler et n'en avoir pas plus de vie à
-soi, plus d'intensité dans l'air qu'on respire,
-voir que la vie, c'est l'homme dont
-parle Pascal, et qui vieillit à mesure, non
-<span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">[Pg 60]</a></span>
-une série ininterrompue, un bloc sans
-cesse enrichi, un <i>magma</i> infini de molécules,
-d'atomes, de monades vivantes et
-pensantes qui s'amoncellent et qui amoncellent
-leur vigueur et leur vertu de toute
-éternité pour vous, ne pouvoir pas être tout,
-tout avoir, tout sentir frémir en soi, être
-immense, enfin,—et calme! Être un être
-et non l'homme, le dieu homme, définitif,
-comme on dit, le triomphe, quoi! Passer
-en des manifestations déjà connues, ne pas
-aller plus avant dans la victoire, ne pouvoir
-pas exprimer autrement et mieux la
-vie, ne pas la posséder, l'étreindre, la jeter
-en pâture, totale, aux yeux et aux âmes
-des gens, être un chaînon, une ficelle à
-racontars, se résigner à la manière, se
-résigner à tout, quel sort!</p>
-
-<p class="i1">Il s'animait:</p>
-
-<p class="i1">—Voyez! on simplifie tout, on a des synthèses
-plus exactes, plus complètes, plus
-<span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">[Pg 61]</a></span>
-brèves; en chimie, en physique, dans la
-science, partout, dans des applications, on
-réduit à sa dernière expression; dans une
-sorte d'algèbre qui envahit l'industrie et la
-mathématique, on réduit au plus petit
-volume, on arrive au strict de moyens et
-nous, la pensée, la phrase, la vie lyrique,
-la vie vraie, pas de progrès, pas de conquête,
-rien! Le verbe se refuse. Ah! j'envie
-les Titans, j'envie la pierre même qui est un
-tout, bien à soi, à qui pas un éclat n'échappe
-avant d'être brisée et qui est, à peu près,
-éternelle.</p>
-
-<p class="i1">—C'est sa revanche, dit la grande-duchesse.
-Mais vous avez un homme parfait:
-c'est mon frère et cousin, l'empereur
-allemand.</p>
-
-<p class="i1">—Ne raillez pas, continua Gaël. L'empereur
-Guillaume est intéressant, mais il en
-abuse. Il ne se parfait pas, il se disperse,
-car on peut se disperser en une étude trop
-<span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">[Pg 62]</a></span>
-forte de l'unité et de l'autorité. Il ne rappelle
-pas à lui les grands exemples et les
-siècles ou les légendes comme des vassaux,
-des dames d'honneur ou des parents
-pauvres, il va vers eux, se courbe devant
-eux, court, s'éloigne de soi vers eux, comme
-Louis de Bavière: il est poète plus qu'empereur.
-Il ne faudrait pas qu'il fût un jour
-Lohengrin, pour être un autre jour l'amiral
-Dewey et un jour encore Edison ou Tennyson,
-il faut qu'il soit tout cela continûment,
-en mieux, et mieux, et autre chose,
-et tout, tout,—et soi.</p>
-
-<p class="i1">Il allait.</p>
-
-<p class="i1">«Considérez Napoléon. Je n'admire rien
-tant en lui que son effort pour ramasser
-tout l'effort des siècles, et tous les siècles
-en son temps de vie à lui; il ressuscite des
-titres, des charges, des cérémonies de
-toutes les époques, s'offre des batailles
-anciennes (et plus lointaines encore) presqu'ensemble,
-<span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">[Pg 63]</a></span>
-comme un carrousel épique,
-fait mourir autour de lui autant qu'en des
-rêves, et, de son génie, souffle une essence
-d'empire, une âme en fusion de puissance,
-de création, de domination, de conquête,
-et d'emprise qui rayonne à l'infini, qui
-jette des reflets étranges sur la réalité, qui
-devient la réalité et l'univers,—en
-passant.»</p>
-
-<p class="i1">—Si je vous comprends, dit quelqu'un,
-vous prétendez que Napoléon a su posséder
-le passé et le présent, les morts et les
-vivants, qu'il a posé sa griffe sur Charlemagne,
-sur Annibal, sur les civilisations et
-les empires de toujours, qu'il a tout tiré à
-soi, qu'il a réveillé les cadavres pour les
-avoir à son service ou plutôt à ses ordres,
-qu'il a voulu, qu'il a pu être non l'homme
-de son jour mais l'homme de toujours.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, répondit Gaël, simplement.</p>
-
-<p class="i1">—Et l'avenir, il ne l'a pas eu, pas voulu?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">[Pg 64]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Il l'a voulu et il l'a. Victor Hugo a
-écrit, à son adresse:</p>
-
-<div class="poetry-container">
- <div class="poetry">
- <div class="verse">Non, l'avenir n'est à personne,</div>
- <div class="verse">Sire, l'avenir est à Dieu,</div>
- </div>
-</div>
-
-<p>et il a dit une sottise. Il n'était pas sincère
-d'ailleurs, car, il se l'accordait à soi, l'avenir.
-Mais il ne voulait pas faire semblant.</p>
-
-<p class="i1">On s'aperçut que ç'allait être une conférence.
-Mais on ne pouvait l'éviter. Déjà
-la voix de Gaël s'était élevée et avait
-assemblé les groupes et les esprits. Les
-poètes ne discutaient plus, les mathématiciens
-s'étaient arrêtés de rêver à deux
-et les philosophes ne parlaient pas cuisine.</p>
-
-<p class="i1">Et puis, dans ce salon un peu mangé
-d'ombre, dans ce salon d'exil et de nostalgie,
-dans cette société de vieillards,
-devant l'enfant qui attendait un trône, il
-était décent d'évoquer une divinité propice,
-<span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">[Pg 65]</a></span>
-d'appeler un vainqueur, un dompteur
-de couronnes.</p>
-
-<p class="i1">—L'avenir, souriait Gaël, est commandé
-par le passé, il est fonction de ce qui est
-devant lui, comme tout. Quand on s'est
-bien assuré le temps, on a le reste à soi.
-L'Empire a été un exode continu et un
-héroïsme passif. On lit dans la Constitution:
-«Le gouvernement de la République est
-confié à un Empereur.» Lettre morte des
-papiers officiels! C'est la vie de la nation
-et d'un chacun qui est confiée non à <i>un</i>
-Empereur mais à l'Empereur. Je m'épargnerai
-la vaine tâche de rappeler ses campagnes.
-Mais à part quelques ciseleurs,
-peintres, statuaires et faiseurs de cantates,
-on laissa les armées impériales se battre
-en rase campagne, assiéger et investir en
-ne les gênant que d'une admiration lisse
-et constante, on lut d'une âme vibrante <i>le
-Bulletin</i> et on ne le commenta pas. C'est
-<span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">[Pg 66]</a></span>
-seulement lorsque le drapeau blanc flotta
-sur la France apaisée, contenue, abrutie
-que la France rêva à ce qu'elle avait fait
-sans comprendre, en mettant un pied
-devant l'autre, en croisant la baïonnette et
-en mâchant la cartouche, à mesure. Et la
-France <i>imagina</i> l'Empereur qu'elle avait
-perdu. Elle ne l'avait pas vu. Dans un
-nimbe, dans un halo, il avait paru, apparition,
-blanc ici, jaune là, vert de son habit
-d'uniforme, et bleu, parfois, lorsqu'il s'habillait
-en grenadier. Ses traits véritables
-n'étaient pas demeurés dans la mémoire
-des hommes, plus attachés à ses médailles
-et à ses monnaies. Lorsqu'il eut vidé les
-Tuileries, lorsque son ombre même, après
-la Terreur blanche, s'en fut le retrouver
-par-delà les mers, la France, délivrée et
-inquiète de sa délivrance, le chercha en
-ses souvenirs et en ses hallucinations. Elle
-ne retrouva que soi—et ce qu'elle eût dû
-<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">[Pg 67]</a></span>
-ressentir sous lui: c'était beaucoup, c'était
-trop pour ce qu'elle était devenue, à genoux
-devant la Chambre introuvable. Elle s'obstina:
-son frisson ne lui suffisait pas. Elle
-voulait le froncement des maigres sourcils
-de son maître exilé, le sursaut de son
-ambition, le droit et vite éclair de sa volonté.
-Elle en fut pour son tardif regret. Ni les
-ministres, ni Béranger, ni Ségur ne lui rendirent
-l'aventurier, le souverain qu'elle
-comprenait, qu'elle désirait après l'avoir
-subi et adoré, par ordre. Et ce fut le passe-temps,
-la passion du siècle: retrouver Napoléon.
-C'est l'histoire entière du règne de
-Louis-Philippe, c'est Balzac, c'est Hugo,
-c'est le coup d'État de 1851. On voulait
-ravoir, avoir Napoléon. On fit crédit en
-son honneur, à son neveu, on attendait
-sans cesse qu'il ressuscitât et on l'attend
-encore, chez d'autres neveux, sous un
-képi, n'importe où. Ah! l'avenir n'est
-<span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">[Pg 68]</a></span>
-pas à lui? qu'en pensez-vous, Madame?</p>
-
-<p class="i1">Eusèbe Gaël était le seul homme dont la
-princesse souffrît une question.</p>
-
-<p class="i1">—Je pense, dit-elle, que cet avenir est
-peut-être le royaume qui n'est pas de ce
-monde ou des provinces de ce royaume.
-Les âmes inquiètes reviennent inquiéter
-d'autres âmes et se révéler à elles, car on
-ne les comprend pas et ce leur est douloureux.
-On n'aime les rois que longtemps
-après leur mort et c'est alors seulement
-qu'ils trouvent des sujets passionnés et des
-ministres de génie. Mais ce n'est pas
-l'heure.</p>
-
-<p class="i1">—L'heure, n'est-ce pas? ajouta Gaël,
-c'est celle du Jugement?</p>
-
-<p class="i1">—Oui, répondit Clémentine-Alessandra.
-Et les âmes se grouperont autour des maîtres
-et des amis qu'elles auront choisi, en dehors
-des temps. Ce sera un parterre admirable
-de sympathies, de tendresse, de charme et
-<span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">[Pg 69]</a></span>
-d'amour lumineux. Et Dieu aura le courage
-de ne damner personne.</p>
-
-<p class="i1">Il y eut un murmure d'extase. C'était
-joli, vraiment, et d'un optimisme si haut,
-d'une indulgence si sereine, d'une grâce si
-sûre qu'on crut la jeune fille, que, pour
-la première fois, on la sentit puissante,
-régnante, de la famille des rois,—et de Dieu,
-leur père à tous. Et quel corollaire heureux
-de la vie totale proposée par Gaël, le délice
-conquis aussi pour l'au-delà! Il ne restait
-qu'à travailler ici-bas et à mériter de continuer
-ailleurs.</p>
-
-<p class="i1">Mais un vieillard protestait:</p>
-
-<p class="i1">—Votre Altesse est quiétiste.</p>
-
-<p class="i1">Il affirmait. C'était M. Lévy-Wlarmeh de
-l'Académie des Inscriptions.</p>
-
-<p class="i1">On lui connaissait une figure d'évêque,
-une nature de bénédictin et un cœur
-d'inquisiteur. Il se mourait de cette maladie
-incurable et longanime de n'être pas
-<span class="pagenum"><a name="Page_70" id="Page_70">[Pg 70]</a></span>
-prêtre. «Il me manque, soupirait-il, non la
-vocation, mais le baptême», et il souriait
-des sourires que cette phrase éveillait toujours.
-Intraitable sur toutes les questions
-de dogme et de liturgie, savant, infaillible,
-tyrannique, il anathématisait <i>in partibus
-infidelium</i>, et, de son siège d'Institut, agissait
-en antipape, plus saint, plus certain
-que le pape, choisi dans le troupeau complet
-des hommes, sans ordination, sans sacrement—et
-la science lui avait apporté avec
-le secret de la foi, son autorité et sa majesté.</p>
-
-<p class="i1">—Je ne suis pas quiétiste, affirma la jeune
-fille, je suis protestante.</p>
-
-<p class="i1">M. Lévy-Wlarmeh ricana respectueusement
-sans répondre.</p>
-
-<p class="i1">—Je vous comprends, lui dit Eusèbe
-Gaël. Vous pensez que le protestantisme
-allemand est une religion d'État, une religion
-de militaires disciplinés, de camp
-sans désordre, un ciment sobre de places
-<span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">[Pg 71]</a></span>
-fortes et de murailles guerrières, un Code
-strict et pratique plus que des litanies...</p>
-
-<p class="i1">—«Ne parlons pas religion, interrompit
-Clémentine-Alessandra. Ma mère était
-catholique, j'ai eu des aïeux qui étaient
-chefs de la milice sacrée. Si l'orgueil poussa
-Othon II de Schmerz-Traurig à faire creuser
-pour sa dépouille mortelle un pilier de la
-cathédrale de Zeusnacht, à y faire déposer
-son cercueil debout, pour ne pas être foulé
-aux pieds par ses sujets, s'il ordonna de faire
-tailler son image casquée sur le pilier et de
-tailler plus bas, à genoux, deux figures de
-varlets, dont l'une devait être le pape et
-l'autre le pape précédent, c'est qu'il avait été
-ployé par ces deux évêques de Rome et qu'il
-avait droit à une revanche. Et c'était un bon
-homme de guerre. Mon ancêtre Rupert V
-désira que les cheveux de son cadavre fussent
-brûlés, ses dents broyées et le corps jeté
-dans la chaux: mais cette humilité lui venait
-<span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">[Pg 72]</a></span>
-de son suzerain l'empereur Maximilien I<sup>er</sup>.
-Quoi qu'il en soit, je suis d'assez bonne
-famille. Je n'ai pas de nom.»</p>
-
-<p class="i1">Elle rougit à ce mot, d'un souvenir, mais
-se remit:</p>
-
-<p class="i1">—Nous nous appelons Schmerz-Traurig.
-Et c'est tout.</p>
-
-<p class="i1">Son émotion n'avait pas échappé à Gaël.
-Il la regarda longuement. Ce fut sur son
-fauteuil comme un effondrement. Il découvrait
-des rides, des cernures, tout un acte
-d'accusations et les accusations de l'acte,
-un réquisitoire moral et charnel qui se levait
-de son sourire, qui, des fossettes, des mouvements
-de paupière, des jeux de sourcils, se
-dressait, criait et jetait aux peuples des
-reflets fripés de joie criminelle, des relents
-de jouissance, un je ne sais quoi d'humide
-et molle volupté. Il pensa gémir. La voix lui
-manqua. La conversation qu'il ne dirigeait
-plus vira, oscilla. Et la jeune fille qui
-<span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">[Pg 73]</a></span>
-sentait le regard du vieux philosophe sans
-oser le voir, la jeune fille plus troublée, plus
-allante, parla, prolongea le dialogue, tira
-sur des répliques pour fuir le tête à tête qui
-la guettait, qui s'approchait avec les
-ténèbres, qui devait tomber quand les hôtes
-prendraient congé, puisqu'on ne dînait pas.
-Et les gens prirent congé.</p>
-
-<p class="i1">Gaël avait incliné sa tête songeuse:
-«J'aurais à parler à Votre Altesse.» Elle
-le précéda dans sa chambre... Déjà, avant
-qu'elle eût pu offrir un siège à l'académicien,
-avant qu'elle se fût assise, Gaël lui avait
-saisi les mains et, sans souci du protocole,
-bousculant de son indignation, de sa
-stupeur, de sa pitié toutes règles et toutes
-distances, d'un souffle, d'un râle, il lui
-lançait un seul mot: «Malheureuse!» Elle
-comprit, ne lutta pas, ne nia pas, se retira
-un peu et s'assit, calme. Et elle commença:</p>
-
-<p class="i1">«M. Gaël, vous n'aviez pas à prendre la
-<span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">[Pg 74]</a></span>
-peine de deviner. Je vous aurais tout appris,
-comme c'est mon droit. Vous m'insultez.
-Pourquoi? Je me suis donnée, oui. Mais
-j'étais à moi.</p>
-
-<p class="i1">—Malheureuse! malheureuse!</p>
-
-<p class="i1">—Vous êtes républicain, Monsieur. Vous
-ne pouvez pas juger. Vous vous êtes mis, à
-plusieurs, à me faire princesse, à me donner
-une âme royale. Ce que vous ne pouviez
-m'offrir, je me le suis accordé. Je suis complète,
-parfaite (je n'ai pas besoin d'humilité
-en ce moment, n'est-ce pas?) il ne me manquait
-que mon empire. Ce n'est rien, car
-ça se trouve. Et, en apportant chacun votre
-pierre de vie à l'édifice, en construisant un
-être, une entité, en soufflant de la pensée,
-vous n'avez pas pris garde à la petite chose
-de chair qui tremblait au-dessous de cette
-beauté idéale, de ces réflexions armées, de
-cette force, de cette puissance qui devait
-venir puisqu'elle se créait à mesure. Vous
-<span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">[Pg 75]</a></span>
-ne m'aviez épargné aucune des infirmités,
-des gênes de la femme, je restais femme, je
-restais vierge, petitement. De la vierge, je
-souffrais les désirs étroits, les besoins, la
-menue somme de tracas et de chatouilles
-qui montent au cerveau, qui paralysent la
-volonté, qui, cruellement, tyranniquement,
-jettent l'esprit, l'ambition, les immenses
-convoitises de terre et de ciel à bas, qui les
-descendent à la place même où l'on cache,
-dans un cercueil d'opprobre, la tête d'une
-guillotinée. Je devais être petite fille ou
-reine: j'ai choisi.»</p>
-
-<p class="i1">Gaël leva la tête, et l'œil en larmes, il
-dit seulement:</p>
-
-<p class="i1">—Pardonnez-moi. J'ai une fille.</p>
-
-<p class="i1">Il avait une fille, en effet qui lui était
-restée, à la suite d'un divorce mystérieux.
-Il l'avait laissée en un couvent, sans en
-savoir rien que la laideur de l'âge ingrat
-jusqu'au jour où elle s'était imposée à lui,
-<span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">[Pg 76]</a></span>
-des mille gentillesses que souffle à une
-enfant le désir de n'être plus enfermée entre
-cent, et du secret des cœurs qui s'engendrèrent.
-Elle l'amusait depuis, le charmait,
-l'intéressait, tenait le milieu entre un animal
-délicieux et un livre: il surprenait la vie à
-ses gestes, s'enfonçait en son innocence
-ainsi qu'en une forêt primitive, cueillait des
-répliques, des étonnements, des questions,
-des remarques, à même la fraîcheur, la
-candeur, le feu plein et pur de ses dix-sept
-ans. Il n'avait jamais imaginé qu'elle pût
-changer. Et voilà qu'il trouvait de l'inquiétude
-au creux des meurtrissures de la princesse,
-qu'il craignait, qu'il sentait sourdre
-des appétits, du sang trouble, un essaim de
-besoins, des soifs de besogne, toutes les
-souillures possibles que jusque-là il avait
-étudiées de très loin, pour les autres, chez
-les autres. Il percevait en soi le ravissement
-du père qui naît tardivement à ses soucis et
-<span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">[Pg 77]</a></span>
-les soucis l'assaillaient, depuis leur naissance,
-en troupe, en horde. Il redoutait
-rétrospectivement et sa terreur prenait
-corps: c'était cette grande fille devant qui
-il s'émouvait, cette fille qui se défendait,
-qui se glorifiait et où la déchéance, le vice,
-l'orgueil, le défi avaient élu domicile.</p>
-
-<p class="i1">—Monsieur Gaël, dit Clémentine-Alessandra,
-vous avez une fille, mais moi, je n'ai
-pas de père. Ce n'est pas la même chose. Et
-ne me reprochez point de manquer de
-pudeur. La pudeur! ce n'est pas un manteau,
-ce n'est pas un masque, c'est un maillot
-menteur! Et la virginité, mon ami! Un fiancé
-bourgeois a droit à la virginité de sa fiancée:
-c'est tout ce qu'il épouse en elle, c'est
-le contrepoids d'une existence aveuglée,
-murée, médiocre, âcre: mais moi, moi,
-ai-je un fiancé? Je suis fiancée au destin et
-le destin n'est pas chaste: il faut qu'un
-Empereur se prostitue à une armée entière
-<span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">[Pg 78]</a></span>
-de prétoriens avant qu'elle lui jette son
-sceptre et son trône; il faut choisir, vous
-dis-je, j'avais la tête trop lourde: elle a
-emporté le reste.</p>
-
-<p class="i1">Gaël eut un mot désolé:</p>
-
-<p class="i1">—Ce n'est pas moi qui!...</p>
-
-<p class="i1">Elle se fit plus impérieuse.</p>
-
-<p class="i1">—Non, ce n'est pas vous. Je ne vous
-dois pas mon sang, à vous. C'est un sacrifice
-humain, un sacrifice horrible, que je
-devais à ma race, à mon père, un sacrifice
-expiatoire pour des crimes, au hasard, sur
-les routes et dans les burgs du Schmerz-Traurig.
-Vous avez été mes officiers de
-tête, comme nous eûmes des officiers de
-bouche. J'ai agi en princesse. Voilà.</p>
-
-<p class="i1">Gaël interrogea:</p>
-
-<p class="i1">—Mais qui? Qui?</p>
-
-<p class="i1">—Personne. Je ne me suis pas donnée,
-Monsieur. Je n'ai permis à personne la
-vanité de m'avoir possédée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">[Pg 79]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Eusèbe Gaël ne l'écoutait plus. Il considérait
-les murs de la chambre, sondait leur
-profondeur, et, des yeux des portraits qui
-s'y succédaient, descendait à leurs âmes. Il
-évoquait les mauvais esprits. Ces hommes
-avaient tué et volé, ils avaient ployé des
-peuples et leur peuple. Et les pauvres femmes
-qui avaient été leurs femmes, que de larmes,
-elles avaient pleuré sur les perles, les
-pierres et les diamants de leur cassette!
-C'était entre ces témoins et ces conseillers
-que Clémentine-Alessandra s'était décidée,—et
-les siècles ne l'avaient point arrêtée. Il
-se reprochait tout, à lui et à ses confrères.
-Ils avaient enseigné les sciences et les lettres
-à l'enfant: ils avaient sous-entendu la vertu,
-incluse dans l'ensemble des connaissances
-humaines, ils lui avaient appris le bien et
-le mal, le néant des plaisirs: c'était son
-chef-d'œuvre à lui, il en attendait des chefs-d'œuvre,
-c'était la merveille féconde, la
-<span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">[Pg 80]</a></span>
-gloire du siècle nouveau; il ne se demandait
-même pas si elle serait reine, l'imaginant
-impératrice et déesse, lui prêtant des
-réformes, des révolutions et des miracles,—et
-elle avait trahi sa confiance, ses espoirs,
-elle avait des paroles de fille! Pour un peu,
-elle se fût mise nue! Et elle était belle.
-Derrière les meurtrissures de son visage, il
-la retrouvait fine, haute, idéale. Elle
-n'avait pas de sensualité. Elle avait certainement
-cédé à un vertige. Le démon l'avait
-poussée. Elle était trop pure, trop grande.
-Elle avait donné sa virginité comme une
-petite donne la fortune de sa mère, gentiment...
-C'était plus affreux, c'était l'horreur
-même. Un instant la douleur de Gaël
-fut telle qu'il eût offert sa fille pour réparer
-l'irréparable, pour rendre à la créature parfaite
-qu'il avait formée ce qui la ruinait à
-jamais, mais il se détacha de son affolement
-et de sa préoccupation des empires. Clémentine-Alessandra
-<span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">[Pg 81]</a></span>
-lui contait son aventure,
-les Champs-Élysées, l'hôtel, les discours du
-jeune homme, sa poursuite et l'injure
-finale: «Messaline.»</p>
-
-<p class="i1">—Je n'ai vraiment pas de chance, conclut-elle.</p>
-
-<p class="i1">Gaël se consulta un instant, rassembla
-ses idées, son courage et, simplement:</p>
-
-<p class="i1">—Vous l'aimez, affirma-t-il.</p>
-
-<p class="i1">Il sursauta. La grande-duchesse ne protestait
-pas: doucement, naturellement, elle
-s'abîmait en sanglots. Jamais Gaël n'avait
-eu autant envie de pleurer. Son accablement
-d'éducateur et d'ami, la vieille observance
-des principes moraux et sociaux qui
-résistait à ses paradoxes, son retour sur
-lui-même, son involontaire religion, son
-loyalisme, l'irritation même des discours
-de Clémentine-Alessandra le tenaient à la
-gorge: une oppression certaine s'éternisait
-en lui: il fut pourtant assez respectueux
-<span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">[Pg 82]</a></span>
-de la tristesse princière pour ne s'y associer
-point. Il pesa les larmes à distance, sans
-avoir l'air de les entendre. Et la paix
-entrait en son cœur, de remarquer que la
-jeune fille revenait à l'humanité, qu'elle se
-repentait, qu'elle s'énervait,—c'est tout
-un,—qu'elle n'était plus ce monstre
-d'autorité qui dispose de sa virginité comme
-d'une province, qui regrette seulement la
-possibilité de ne se pouvoir livrer encore
-pour la première fois et la totalité de la
-honte.</p>
-
-<p class="i1">Elle s'excusait:</p>
-
-<p class="i1">—Je ne l'aime pas. C'est votre faute.
-Vous auriez dû m'amener des pauvres ici,
-qui m'auraient parlé, longuement. Il m'a
-touchée. Vous ne m'aviez amené, d'ailleurs,
-pas un jeune homme, pas un amoureux.
-Les petits princes qui ont joué avec moi font
-la noce, oui, la noce. Je devrais être mariée
-depuis cinq ans, au moins. J'ai vingt ans.
-<span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">[Pg 83]</a></span>
-Ah! mon Dieu! mon Dieu! si j'avais pu ne
-pas savoir. Et comment penser que je
-tomberais sur lui? Il est beau et féroce. Il
-m'a humiliée.</p>
-
-<p class="i1">Elle était bête. Gaël ne poussa pas à
-bout sa confusion:</p>
-
-<p class="i1">—Que Votre Altesse me pardonne,
-répéta-t-il. J'ai eu tort. C'est pour elle que
-j'ai parlé, que je me suis ému. J'ignore vos
-fiancés, s'ils existent. Les reines ne doivent
-être vierges que politiquement. Ne pleurez
-plus.</p>
-
-<p class="i1">—Je vous remercie de m'avoir fait
-pleurer, dit-elle. Je vais mieux.</p>
-
-<p class="i1">Gaël la laissait doucement se remettre. Il
-considérait les murs encore, et les armes
-qui s'y tassaient, des épées de toutes sortes
-et des sabres, des épées de cour et des épées
-de bourreau, quelques oripeaux, quelques
-trophées, pêle-mêle emportés avec des objets
-précieux, des bijoux, des pierres, par Otfried-Gutbert
-<span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">[Pg 84]</a></span>
-lors de sa fuite, pour envelopper.
-Reliquaire nostalgique! Dangereuses épaves!
-Il était resté de la cruauté, de la convoitise
-et quelle sensualité dans ces plis, dans cette
-rouille et jusque dans les froncements
-massifs des étoffes et des métaux d'église!
-Et ces drapeaux inertes qui pendaient en
-berne, en une berne perpétuelle, ils étaient
-en deuil aujourd'hui. Quel aboutissement
-d'une race complexe, grosse de gloire et
-d'horreur, d'une race inquiète, trouble,
-engluée de meurtres, de rapines, dévorée
-de désirs—et forte parmi son cancer et sa
-manie. Clémentine-Alessandra était décidément
-prisonnière de sa race, de sa fatalité:
-pour qu'elle s'en fût allée au Champs-Élysées
-proposer un journal, pour qu'elle s'en
-fût allée cherchant du sexe et du rut où
-il y en avait, il lui fallait un instinct de
-Paris qu'elle ne possédait pas; pour avoir
-joué de la faim et de la misère comme elle
-<span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">[Pg 85]</a></span>
-avait fait, il lui fallait un sourd trésor de
-mensonge, de dissimulation, le talent de
-comédien qui, jadis, aux jours les plus
-laborieux du Schmerz-Traurig, avait trompé
-les papes, les diètes et les empereurs. Et
-puis, y avait-il jamais eu de vierges chez les
-Schmerz-Traurig? Elle tenait de son père,
-voilà tout. C'était chez elle un coup d'État,
-naturel, sa manière de se déclarer majeure!
-Sincèrement, profondément, il lui pardonna.</p>
-
-<p class="i1">—Vous ne regrettez rien? demanda-t-il.</p>
-
-<p class="i1">—Si. Lui. Et que ce soit lui.</p>
-
-<p class="i1">—Mais qui est-ce?</p>
-
-<p class="i1">—Il vous le dira, à vous. Je sens qu'il
-vient. Il est là.</p>
-
-<p class="i1">Elle sonna.</p>
-
-<p class="i1">—Faites monter, dit-elle simplement.</p>
-
-<p class="i1">—Votre Altesse...</p>
-
-<p class="i1">—N'y a-t-il personne?</p>
-
-<p class="i1">—Que Votre Altesse Sérénissime
-<span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">[Pg 86]</a></span>
-m'excuse: il y a un pauvre qui veut voir
-Son Altesse. Il insiste.</p>
-
-<p class="i1">—Qu'il monte.</p>
-
-<p class="i1">Il monta. Il entra. Il ne jeta pas un regard
-sur la princesse, dévisagea Gaël et, d'une
-voix brisée, hagarde, il interrogea:</p>
-
-<p class="i1">—Ah! c'est vous? vous êtes le père?</p>
-
-<p class="i1">Il avait, depuis le matin, vécu plusieurs
-vies. Il était dès l'extrême aurore resté
-attaché au palais de l'Avenue Kléber, s'enfuyant
-et y courant à nouveau, craignant
-d'oublier sa place ou de le voir s'écrouler,
-rentrer sous terre comme un cauchemar.
-Puis lorsque la masse de pierre l'avait une
-fois de plus aveuglé de fureur, il retournait
-aux autres avenues, celles qui n'avaient
-pas <i>le</i> palais, il se brisait les nerfs, le cœur
-autour de l'Arc-de-Triomphe. Il tournait
-en une cage de haine et de désir. Des maisons
-de riches le cernaient à gauche et à
-droite: un essor de valets et de femmes de
-<span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">[Pg 87]</a></span>
-chambre l'emprisonnaient en leurs courses
-et leur babil; des voitures croisaient. Au
-centre, l'Arc-de-Triomphe, livide d'un
-soleil naissant, se dressait pareil à une
-guillotine. Un tape-cul de dressage filait et
-se rattrapait au vol, à mesure: le jeune
-homme le retrouvait toujours à ses côtés,
-aussi vite, aussi retenu, le cocher abrutissant
-le cheval, dans un cercle.</p>
-
-<p class="i1">Pour ne plus le voir, le jeune homme
-regarda l'Arc-de-Triomphe. Confusément,
-il s'attacha à des détails de lumière, à ces
-caprices du soleil sur la gloire qui arrachent
-un œil, un relief de chair, un mouvement
-héroïque à l'ensemble terne et serein,
-en son éclat sûr comme l'éternité: il lui
-sembla que le soleil lui présentait, à lui,
-des soldats et des victoires, que la nature
-l'initiait à des gestes inhumains, que son
-seul ami, le ciel, lui apprenait l'histoire.
-Et Celle qu'il avait tenue, qu'il avait eue,
-<span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">[Pg 88]</a></span>
-c'était bien une de ces créatures à escorte
-et à cliquetis qui font sortir des gestes et
-des vivats. On s'était battu pour elle,
-d'avance, et, ignorant, jaloux du passé de
-cette race qui s'était mêlée à son sang, il
-lut sur le monument ce que c'étaient, des
-combats, ce que c'étaient, des triomphes,
-ce que c'étaient ces mômeries, ces tueries,
-ces sacrilèges et ces miracles dont se construit
-un empire; il lut le droit divin et le
-droit de conquête. Il avait la fièvre, il
-regardait couler des rayons de lumière,
-durer et se jouer, puis disparaître, aller
-de cette pierre gigantesquement et pieusement
-gaufrée à des tas de pierres, autour,
-à des terrassements, à des fondations de
-chalets et de kiosques, tomber des généraux,
-à des manœuvres, des filles et des
-chiens qui, de ci de là causaient à l'entrée
-des avenues. «Le soleil luit pour tout le
-monde!» La phrase lui venait avec le
-<span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">[Pg 89]</a></span>
-soleil, dans le soleil. Et il lui semblait que
-le soleil doit luire, alternativement pour
-celui-ci et pour celui-là, qu'il y avait des
-tours et des revanches de soleil, et que
-le jour des terrassiers venait après celui
-des généraux, que le soleil était à eux,
-exclusivement. Pas à lui. Il avait dans la
-bouche un goût de terre, mâchée à vide,
-de sable, de tourbe, de boue mordue,
-une âcreté vibrante et une faim d'autre
-boue, d'autre sable, d'autre tourbe. Il se
-crispait, des entrailles aux glandes; ses
-muscles se nouaient, son cerveau se tendait:
-c'était un effort. Il frissonna: un effort
-vers elle, évidemment! Il eut honte. Mais
-il ne pouvait retrouver aucune énergie.
-Il devint toute honte. Le soleil, lui qui
-léchait les angles des avenues, qui traînait
-sur le sol et qui lentement remontait au
-ciel en une tache paresseuse et lâche, les
-passants, les voitures, cet espace autour
-<span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">[Pg 90]</a></span>
-du monument, élargi, tournant sur lui-même,
-mort sous les tramways et les
-omnibus, cette place meuble et nue, dominée,
-écrasée par l'Arc rêveur, tout était
-du Passé, tout était sommeil, tout était
-attente. Les maisons, les hôtels, les rues
-qui s'étaient soudées pour bloquer l'Arc-de-Triomphe
-le bloquaient respectueusement
-et, gagnées à sa tristesse, songeaient et
-espéraient avec lui: ce n'était que nostalgie
-et éternité. «Je suis chez elle», pensa le
-jeune homme, évoquant d'un mot les
-siècles qui avaient été royaux, où l'on avait
-obéi. Quelque chose bougea en lui. C'était
-son quartier, le Temple, atroce de vie, de
-bousculades, de hâtes, d'effrois, de soucis,
-d'âpreté de détail, le Temple en chasse vers
-un sou, tout en vieilleries, en loques, en
-ordures qui peuvent servir encore, débordant
-de cette existence de rebut, plus violente,
-plus acharnée, se reprenant, se
-<span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">[Pg 91]</a></span>
-nourrissant de sa misère et de son abjection,
-ruelles noires, crevées de portes et
-de fenêtres, soupentes ahannantes, trous
-populeux, culs-de-sacs grouillant, dépotoir
-et réserves où des activités s'épuisent pour
-les sous-sols de la société toujours et pour
-les fonds d'ateliers, pour des besognes,
-quartier qui s'habille et qui se nourrit des
-restes refusés, de la seconde mouture du
-mal et où les Archives mêmes, les papiers
-qui ne servent plus qu'à l'immortalité s'en
-viennent se coucher à côté des matelas,
-des montres et des bicyclettes qui attendent
-et sont attendus, qui manquent et qui consolent
-cependant, en précisant l'espoir des
-jours meilleurs. Il ne voulait pas y retourner.
-Son existence était cassée et déboîtée, il ne
-voulait plus offrir sa marchandise et s'entendre
-dédaigner avec elle. Il avait eu des
-joies à acheter deux sous de pain dans cette
-petite baraque qui se pose comme une guérite
-<span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">[Pg 92]</a></span>
-au travers du pont, devant Notre-Dame,
-et à manger, appuyé au parapet de la
-Seine, se partageant entre l'eau jolie et la
-masse grise de l'église énorme et menue,
-choisissant des amoureuses parmi les
-saintes en relief.</p>
-
-<p class="i1">Il avait bien choisi! tout le ramenait à
-sa maîtresse de la nuit. Elle aurait pu
-être, elle aussi, taillée dans la pierre sainte:
-elle ressemblait aux patronnes d'antan et
-c'était elle qui... Il ne mangea pas, ce jour-là.
-Ce n'était pas nouveau pour lui, mais il
-prit presque garde à la privation: c'était
-un châtiment qu'il s'infligeait; il jeûnait
-pour son péché, à elle. Puis il erra. Il était
-poussé vers les Champs-Élysées. Il ne les
-reconnut pas. La forêt sinistre, tortueuse,
-protégée par des constructions brèves, la
-forêt de vice, de pauvreté et de méchanceté,
-la carrière d'ombres et de feuilles, de
-mystère broussailleux et de fuite s'était
-<span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">[Pg 93]</a></span>
-faite jardin d'enfants. Délice tissé de balbutiements
-ou ces cris, au pis, sous les
-arbres qui intercèdent, rythmiques, en une
-hymne barbare, vers les anges tout proches,
-pour les gens trop âgés qui n'osent plus
-crier. C'était comme un chemin de petites
-âmes que des nourrices, pieusement, causant
-bas ou riant sans outrage, portaient
-ainsi que des saints-sacrements, les berçant
-de ci, de là, dans des reposoirs de verdure
-et les balançant en des ressouvenirs de
-limbes et en des songes d'en-deçà. Les
-omnibus et les voitures filaient droit, en
-bordure de cette procession: les petits se
-souriaient, s'appelaient dans la camaraderie
-d'avant la vie, dans la fraternité de
-leurs deux ans: d'autres, au sein, échangeaient
-les regards de deux séraphins qui
-se reposent l'un sur l'autre, se charment
-et se consolent l'un l'autre, parmi un décor
-mortel, et retournent à leur lait, résignés
-<span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">[Pg 94]</a></span>
-à leur long supplice. Le jeune homme
-aurait éprouvé une amère et profonde
-satisfaction à voir souffrir les nourrices et
-les servantes: il les observa et ne découvrit
-en elles que ruminerie. La complexité
-des Champs-Élysées leur offrait leurs
-champs et leur paysage: l'atmosphère,
-fraîche, gonflée de lait, c'étaient leurs
-jeunes ans, à elles, en mieux. Des ballons
-légers flottaient, voletant à peine
-dans l'air lourd. Les deux guignols rivaux
-battaient le commissaire, à l'envi, et la
-petite corbeille à chèvre vaguait sur ses
-deux roues. Air où l'on ne pouvait respirer
-ni haine ni colère. Le jeune homme résistait
-encore: «Enfants de riches!» protesta-t-il.
-Mais aussitôt son émotion grandit. Il
-pensa à son enfant, à celui qui pouvait
-naître de son baiser. Enfant de riche! Il
-irait aux Champs-Élysées, dans des rubans
-et des dentelles, il aurait des bonnes et
-<span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">[Pg 95]</a></span>
-des bonnes. Il se détesta, détesta sa nuit et
-son étreinte, mais ne put détester ces petits
-qui passaient, dans l'harmonie de leur
-sourire et de leur mutisme caressant. Il
-louvoya autour de ces petites mains, le
-long de ces yeux qui semblent lire des
-plaies et panser les chagrins, il attendit le
-soir dans le soleil, le soleil qui le suivait,
-qui dorait devant lui des pylônes,
-des fontaines, le soleil conseiller des extases
-et de la sérénité somptueuse. C'était
-une de ces merveilleuses journées qui,
-avant de s'envelopper de ténèbres s'agrafent
-d'une boucle de feu où tous les métaux
-viennent amonceler et fondre ensemble
-leur paroxysme d'intensité et où les pierres
-précieuses se varient, s'entassent et s'enflamment
-l'une l'autre en une coulée plus
-que divine, en un éclat où l'enfer se marie
-tout brûlant au ciel, pour offrir au monde
-aveugle l'unité et l'entité de la flamme et
-<span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">[Pg 96]</a></span>
-de la lumière. Le soleil couchant saigna
-de la pourpre, une pourpre filée d'or et
-surfilée d'émeraude royalement tachée
-d'opale, puis la pourpre glissa et découvrit
-une infinie tunique d'améthyste qui
-emplit le firmament; l'or s'étala sur elle
-en plaque, pâlissant à mesure, déchirant
-le tissu violet et mauve, s'étirant, se
-rétrécissant jusqu'à un mur de turquoise,
-qui soudain tomba, envahit tout et boucha
-le ciel. Le jeune homme en avait assez vu.
-Il n'avait plus son soleil et sa pourpre: le
-courage l'avait abandonné depuis longtemps.
-Il ne s'irritait plus d'être vide de
-ses idées, de ses sentiments, de ses instincts.
-Il se précipita chez la grande-duchesse.
-Nous avons vu qu'il avait été reçu.</p>
-
-<p class="i1">—Vous êtes le père? répéta-t-il à Gaël
-qui ne répondait pas. Sa douceur tombait.
-Il se retrouvait tel qu'il s'était montré la
-nuit, brutal, cruel, ivre d'avenir.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">[Pg 97]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Non, mon garçon, dit Gaël. Et vous?</p>
-
-<p class="i1">Involontaire facétie! Gaël ne le voyait
-pas. Ce qu'il voyait, c'était l'autre nuit, la
-scène, la robe usée, déchirée. Il regarda
-Clémentine-Alessandra. Il ne remarqua pas
-sa robe. Elle lui apparut blanche et droite,
-sans âge, jeune effroyablement, chevauchant,
-piétinant les époques et les destins.
-Il revenait à la robe décousue.</p>
-
-<p class="i1">—Je n'ai pas de nom, déclara le jeune
-homme.</p>
-
-<p class="i1">Les deux êtres se rejoignaient. C'était
-d'une union semblable qu'avait dû se conclure
-jadis le rapt d'un pays, la fondation
-du Schmerz-Traurig, la naissance d'un
-peuple et d'un peuple esclave. Il les enviait
-tous deux, ensemble, non pour leur jeunesse
-et l'éclat de leur vigueur, mais parce
-qu'ils incarnaient, en force, la vie totale
-dont il avait parlé deux heures auparavant.
-Il trouvait ici l'amas, l'union des siècles,
-<span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">[Pg 98]</a></span>
-en harmonie, leur essence et leur détail,
-l'effort recommençant après le succès,
-après l'échec, la chaîne enfin entre les
-conditions sociales les plus lointaines, les
-années les plus éloignées, le cercle même
-de l'infini. La fatalité était là, en robe
-blanche et en jaquette usée; il n'y avait
-plus à discuter la folie de Christine-Alessandra
-et sa chance: la rencontre devait avoir
-lieu—et à ce moment. Ils souffraient tous
-deux, atrocement, ne se regardant pas
-pour ne pas voir se lever de leur chair à
-tous deux les baisers de la nuit et pour
-n'avoir pas honte de soi. Il les envia davantage.
-Comme ils simplifiaient, comme ils
-résumaient, comme ils possédaient l'existence!
-Le jeune homme parlait:</p>
-
-<p class="i1">—Voilà. Je ne sais pas si vous savez.
-Ce sont des choses dont on ne se vante pas.</p>
-
-<p class="i1">—Je sais, déclara Gaël.</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme ne trouvait plus rien.
-<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">[Pg 99]</a></span>
-Du désir et de l'horreur lui venaient aux
-lèvres.</p>
-
-<p class="i1">—Vous êtes venu, trancha la princesse,
-me réclamer cinq francs que je vous dois.
-Je vous les ferai donner.</p>
-
-<p class="i1">—Tu ne me dois rien! je t'ai payée!</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme avait empli la chambre
-de cette phrase. Elle rebondissait du creux
-des armures au gonflement des étoles et
-des drapeaux, faisant trembler les épées et
-les casques. En même temps, de son œil
-de fièvre, soudain plus calme, il inventoria.
-Il avait payé tout cela aussi. De
-quelques sous il avait acheté la femme,
-sa richesse, sa race, tout cela, car tout
-cela n'avait plus cours. Elle pâlit. Profondément,
-atrocement elle saignait, humiliée.
-Payée! Les millions menus, les miettes
-de gloire et de splendeur, le ruissellement
-contenu des gemmes et des ors,
-l'âme précieuse des siècles conservée en
-<span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">[Pg 100]</a></span>
-beauté, les témoignages des légendes, les
-gardes ciselées, bourrées d'émeraudes, les
-dentelles, les lames, des trésors de guerre
-et des châsses, les bannières et les atours,
-tout était allé à cet homme mendier un
-peu de pain et des baisers, lui demander
-la vie que donne le pain, la vie que veut
-la chair; il était son maître à elle et le
-maître de sa race. Il s'attachait à elle,
-elle croyait avoir aux flancs la piqûre
-d'invisibles éperons. Et il la méprisait.
-Elle crut défaillir. Mais déjà Eusèbe Gaël
-intervenait.</p>
-
-<p class="i1">—Je sais. Mais je ne sais pas qui vous
-êtes. Vous n'avez pas de nom, soit. Mais vous
-êtes obligé d'avoir un nom, pour la police.</p>
-
-<p class="i1">Voilà qu'on parlait de police, dans ce
-sanctuaire! Le jeune homme parlait:</p>
-
-<p class="i1">—On m'appelle Antony. Je ne suis pas
-tout à fait enfant trouvé. J'ai eu une mère,
-pas très longtemps, qui n'était pas bien
-<span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">[Pg 101]</a></span>
-forte. Elle n'avait pas dû être toujours
-pauvre: elle ne pouvait pas s'habituer.
-Elle s'étonnait un peu des gros ouvrages
-de l'ouvrage, quoi! en le faisant. Elle
-m'aimait beaucoup. Elle me berçait en
-rêvant tout haut, elle me trouvait joli, intelligent
-et elle pleurait. Elle se racontait
-des choses sur moi dans des espèces de
-chansons qui n'étaient pas gaies. Elle se
-mettait dans des états terribles parce qu'elle
-ne pouvait pas tout me donner. Il lui fallait
-que j'aie de l'instruction, de l'air, que je
-sache tout, que je puisse commander, acheter,
-régner,—des bêtises! Elle me prenait
-sur ses genoux, me débrouillait les cheveux,
-me regardait dans les yeux et puis elle
-les embrassait et puis elle pleurait encore.</p>
-
-<p class="i1">Une paix tombait dans la chambre
-ducale: le trouble, l'émotion douloureuse,
-saccadée, contradictoire qui l'avait
-trouée et déchirée comme à coups de couteau,
-<span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">[Pg 102]</a></span>
-les sauts brusques de l'orgueil à la
-haine, de la honte à la passion, les sursauts,
-les cris de colère se fondaient dans
-un immense attendrissement. On ne badine
-pas avec la misère. La jeune fille y avait
-touché: elle en était prisonnière. Il semblait
-que les murs somptueux, les murs épais
-de merveilles se fussent reculés: les trois
-êtres se penchaient ensemble sur l'âme pure
-d'une infortunée, d'une mère.</p>
-
-<p class="i1">—Elle est morte? demanda Gaël.</p>
-
-<p class="i1">—Je ne sais pas. Quand j'ai eu sept ans,
-elle n'est pas revenue, un soir. Peut-être
-qu'elle s'était noyée. On n'a pas jugé utile
-de me l'apprendre. Ou bien elle est retournée
-dans son pays. Elle était Corse.</p>
-
-<p class="i1">—Comment s'appelait-elle?</p>
-
-<p class="i1">—Je sais pas. Je l'appelais maman.</p>
-
-<p class="i1">—Et depuis?</p>
-
-<p class="i1">—Depuis, rien. J'ai été à l'école. Je n'ai
-pas joué. Je n'ai pas essayé de métiers, à
-<span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">[Pg 103]</a></span>
-cause de l'apprentissage qui coûte trop cher
-et parce qu'il faut trop longtemps être petit
-garçon chez les patrons. Et j'aime voir
-le soleil, marcher, me raconter des choses,
-comme ma mère.</p>
-
-<p class="i1">—Vous pensez?</p>
-
-<p class="i1">—Si vous voulez. Ça n'est pas gai, non
-plus,comme ma mère. Mais c'est comme si
-je mangeais, comme si ça me nourrissait.
-On entend de si drôles de choses, on voit
-de si drôles de gens. Quand je me raconte
-que je suis moins que cela, ça m'amuse.</p>
-
-<p class="i1">—Vous n'avez pas d'amis?</p>
-
-<p class="i1">—Où ça? Ceux que je pourrais avoir me
-dégoûtent. Les autres aussi.</p>
-
-<p class="i1">—Et que voulez-vous maintenant?</p>
-
-<p class="i1">Une flamme lui vint aux yeux, nouvelle:</p>
-
-<p class="i1">—Rien, fit-il. Ça.</p>
-
-<p class="i1">Elle ne bondit pas. Elle était heureuse de
-l'outrage. Elle se reprochait son émotion.
-Et elle parla très simplement.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">[Pg 104]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—C'est bien. Mais si vous vous obstinez,
-il faut que vous soyez à moi complètement,
-que vous ne sortiez pas d'ici et que vous m'apparteniez.
-A quel titre? Vous ne savez rien:
-vous ne pouvez pas servir de secrétaire. Je
-vous offre une place d'aide à l'argenterie.</p>
-
-<p class="i1">Elle avait prononcé ces paroles d'une
-voix blanche. Elle se dégradait avec lui,
-devant ce Gaël qui était son maître et son
-juge. Elle acceptait l'ignominie des assauts
-serviles, l'éclaboussure des eaux grasses,
-tout de suite. Et elle portait la main à une
-âme d'homme, la souillait, la brisait.</p>
-
-<p class="i1">—Larbin? moi?</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme éclatait de rire.</p>
-
-<p class="i1">Gaël s'était penché vers la jeune fille.</p>
-
-<p class="i1">—Prenez garde, disait-il. J'ai regardé
-cet homme. Il n'est pas de la race des
-valets. Les valets ont des figures spéciales:
-c'est une race, je vous le répète, comme
-les jockeys. De dos, déjà, on voit qu'ils
-<span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">[Pg 105]</a></span>
-n'ont pas de moustache. On s'aperçoit
-à leur marche qu'ils ont les genoux usés.
-Ne contrariez pas la destinée de cet homme.
-N'avez-vous pas peur de blesser votre
-destin à vous? Vous êtes faite pour régner,
-il est fait pour ne pas servir. S'il sert, vous
-ne régnerez pas.</p>
-
-<p class="i1">—Larbin? moi? répétait l'éclat de rire.</p>
-
-<p class="i1">—Regardez-le, continua Gaël, écoutez-le:
-il est fier. Vous me faites mal. Vous
-voulez un amant chez vous, en bas? Vous
-me faites penser à Marie-Louise de Parme.</p>
-
-<p class="i1">—Marie-Louise était autrichienne, répondit
-Clémentine-Alessandra. Moi, je suis
-allemande. L'Autriche, c'était l'Allemagne
-asservie, elle avait besoin de deux têtes à
-son aigle: notre aigle à nous a une tête,
-une seule, comme l'aigle de Napoléon.
-Marie-Louise s'était mésalliée: moi j'étais
-vierge hier. En l'humiliant, je m'outrage
-beaucoup plus que lui. Mais je n'ai pas
-<span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">[Pg 106]</a></span>
-d'orgueil. Nous autres, il nous faut de l'orgueil,
-pour nos peuples, nous n'en avons
-que faire pour nous. J'éprouve ce jeune
-homme. Il m'a bravée. Ah! que je voudrais
-ne plus l'aimer!</p>
-
-<p class="i1">—Vous allez essayer, n'est-ce pas?
-Vous l'avilissez, pour en rougir. Vous ne
-rougirez que de vous. Vous me rappelez une
-chanson de Béranger: <i>La Marquise de
-Pretintailles</i>.</p>
-
-<p class="i1">Un instant Gaël crut qu'elle se fâchait.
-Mais elle éclata de rire, elle aussi. Le jeune
-homme ne riait plus. Il la désirait formidablement.
-Elle avait dominé sa journée,
-de haut, dans le soleil et dans les pierres
-de l'Arc-de-Triomphe—et elle était là! Il
-avait eu de mauvaises paroles parce qu'il
-avait le cœur mauvais, trop gonflé de tendresse,
-tendu à éclater de passion, gros de
-ne pouvoir pleurer et parce que ses lèvres
-étaient mordues, en dedans, des baisers
-<span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">[Pg 107]</a></span>
-qu'elle ne donnait pas; il lui fallait des
-étreintes et des morsures. Et puis il s'abandonnait.
-Elle lui avait changé l'âme. Il ne
-pouvait plus songer à son galetas, à ses
-tournées. Il ne demandait qu'un refuge,
-qu'un abîme où la voir. Il n'abdiquait point
-d'ailleurs: il restait pauvre. Tombant plus
-bas, l'effort serait plus grand et sa convoitise
-plus féroce. Il apprendrait. Il s'évaderait
-plus tard. Il eut des ambitions en considérant
-son abjection, en face. D'un trou,
-on aperçoit encore le soleil. Et elle était
-si belle et si jolie à la fois! Elle ne se
-faisait plus violence: elle était impérieuse
-et cynique, elle se torturait, elle riait. Il se
-donnait à elle pour la prendre.</p>
-
-<p class="i1">—J'accepte, dit-il.</p>
-
-<p class="i1">Elle sourit:</p>
-
-<p class="i1">—Vous n'aviez pas le choix.</p>
-
-<p class="i1">Mais elle était émue. Elle se retrouvait
-telle qu'à l'aurore, pâmée, et elle voulait
-<span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">[Pg 108]</a></span>
-revenir à cet instant, échapper à sa journée
-de philosophie, de mensonges et de vérité,
-d'apparat et de confession. Elle ne congédia
-pas Eusèbe Gaël: l'horreur l'avait chassé. Ils
-étaient seuls: ils se sourirent, ils n'avaient
-plus à se dire ni bonnes ni méchantes paroles,
-ils avaient à jeter sur leurs mots, sur
-leurs sentiments et sur leur volonté, sur le
-passé et sur l'avenir le voile frémissant, le
-voile d'azur et d'or, le voile d'écume de la
-volupté. Le jeune homme oubliait sa journée,
-oubliait le décor et le hideux servage
-où le pliait la jeune fille: Clémentine-Alessandra
-se prêtait, s'offrait. Elle avait
-triomphé. Elle voulait la suprême tyrannie:
-jouir de son esclave dans sa peine et dans
-tout, l'avoir et peser sur lui du plaisir même
-qu'elle lui ferait prendre sur soi. Elle indiqua
-les portraits, les souvenirs, la chambre
-pleine: c'étaient les témoins de leurs
-noces, elle exigeait d'être possédée devant
-<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">[Pg 109]</a></span>
-eux, de perdre officiellement, royalement
-sa virginité, de n'être plus la proie du
-hasard:</p>
-
-<p class="i1">—Viens, dit-elle, tu ne m'as pas eue,
-tu ne m'as pas eue vraie.</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme s'élança. Elle l'arrêta:
-Elle se donnait pas, ne s'abandonnait pas.
-Elle se dépouilla avec lenteur. Ce n'était
-pas une déchéance. Elle enlevait ses atours
-seule, sans cérémonial et sans chambrière,
-mais c'était pour les vêtir à nouveau. Elle
-allait être nue, comme par décret,—et
-pour cause. Il lui prit les mains et les
-reconnut longuement. Il identifiait ses
-ivresses. Et ce fut un cri lorsque l'étreinte
-renaquit, lorsque leurs jeunesses nerveuses
-se reconquirent et se confondirent. A
-même les coussins historiques hâtivement
-rassemblés, sur un chaos mince de
-drapeaux, de manteaux, de velours et
-de soies de blasons, presque sur le sol,
-<span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">[Pg 110]</a></span>
-ils s'échouèrent en un essor, en une
-avalanche de baisers. Toutes les angoisses,
-toute fièvre, tout désir de satiété les
-pressèrent, les tinrent, les ligotèrent et
-les enveloppèrent: ils s'aimèrent en
-détresse, se donnant tout l'un de l'autre,
-confessant leurs corps et leurs âmes et
-leur passé, pour le mystère de la veille,
-en rachat de leur communion de fraude.
-Parmi leur extase, un bruit les détacha:
-c'était une panoplie qui tombait à côté
-d'eux. Un poignard, un petit poignard du
-<span class="sc">XVI</span><sup>e</sup> siècle restait fiché dans le sol.
-Clémentine-Alessandra pâlit, mais elle haussa les
-épaules. Et, pour se rassurer:</p>
-
-<p class="i1">—Tiens, dit-elle, je te le donne.</p>
-
-<p class="i1">—Il faut que je te donne un sou. Ça
-coupe l'amitié.</p>
-
-<p class="i1">—Et l'amour?</p>
-
-<p class="i1">—Je ne sais pas.</p>
-
-<p class="i1">—Eh bien! non! ça ne coupe rien. Et
-<span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">[Pg 111]</a></span>
-si tu me donnais un sou, tu me le reprocherais.
-Tu m'as déjà payé ce matin.</p>
-
-<p class="i1">—Pardonne-moi.</p>
-
-<p class="i1">Elle ne lui pardonnait pas. Elle l'embrassa.
-Ils restaient nus.</p>
-
-<p class="i1">Et, contre la fatalité, ils se reprirent...</p>
-
-<p class="i1">Eusèbe Gaël était rentré chez lui. Il alla
-droit à sa fille et la serra fiévreusement sur
-son cœur. Puis il ouvrit sa fenêtre. De la
-rue de Furstemberg il voyait tout le vieux
-et fantômal quartier de l'Abbaye, il plongeait
-sur des cours d'hôtels seigneuriaux
-désaffectés, sur des jardins en morceaux,
-semés de marbre et de pierres sculptées,
-sur des couvents sans cloches, des haies,
-tout un jadis las et n'ayant plus même la
-force de mourir. Plus haute, pareille à une
-basilique sarrasine, l'église de Saint-Germain-des-Prés
-hissait son mur roide vers
-la voûte du ciel sans lune. Une heure sonna
-sans écho, une heure impaire, onze heures.
-<span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">[Pg 112]</a></span>
-Gaël ne l'aimait pas. Il songea violemment,
-douloureusement à son amie. Dans la rue,
-une famille de mendiants italiens, qu'il
-connaissait de par ses aumônes, errait, tuant
-sous elle la nuit avant de rentrer dans
-Plaisance, pour revenir. Il songea plus
-amèrement. Une prière vint à ses lèvres,
-qu'il n'avait pas marmonnée depuis une
-crise de sa jeunesse. La prière, des lèvres,
-lui entra au cœur, dans un sanglot. Et il
-pria, de toute sa science, de toute son
-angoisse, de toute sa vie. Puis il se rappela
-la nationalité corse du jeune homme et son
-nom «Antony! murmura-t-il. Je sais bien
-que ça ne prouve rien, que ce n'est rien,
-qu'un prénom. Mais ces gens-là ont juré
-de me faire croire au romantisme!» La
-nuit était fraîche. Des souffles malins
-venaient. La tour sacrée s'enveloppait de
-nuages. Eusèbe Gaël sentit les éclairs et le
-tonnerre tout proches: nuit de fièvre et
-<span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">[Pg 113]</a></span>
-d'étincelles, nuit électrique, c'était avec son
-insomnie certaine, du travail et des pensées
-neuves. Il ferma sa fenêtre et se remit au
-travail. D'une main ferme, il traça cette
-ligne: «<i>Chapitre</i> <span class="sc">VI</span>. <i>Erreurs de tous les
-temps. L'Amour.</i>»</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">[Pg 114]</a></span></p>
-
-
-
-<div class="chapter">
-<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2>
-</div>
-
-<p class="ac">L'ERGASTULE</p>
-
-
-<p class="i1">Le garçon coiffeur offrit galamment à la
-ronde son savon et son rasoir:</p>
-
-<p class="i1">—Au premier de ces Messieurs..., dit-il.</p>
-
-<p class="i1">Sa grâce obséquieuse se frottait d'ironie,
-essentiellement. Il n'y avait là que des
-clients auxquels le mot: «Monsieur» va
-comme un chapeau de soie sans cocarde:
-c'étaient des tabliers bleus et blancs qui
-se gaufraient à ne rien faire—pour la
-minute—et à ne se salir point. Antony se
-leva et s'assit sur le fauteuil canné.</p>
-
-<p class="i1">—La barbe, n'est-ce pas? devina le
-coiffeur.</p>
-
-<p class="i1">—La barbe, oui, répondit Antony.</p>
-
-<p class="i1">La poudre de savon joua, blanchit, brouilla
-<span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">[Pg 115]</a></span>
-le blanc, devint crème et mortier, s'épaissit,
-s'étendit, envahit le visage, noyant les
-flocons légers, les tordant, les broyant, les
-couchant sous son néant glaireux. Le garçon
-s'attachait à respecter la lèvre, mauvaisement.
-Il attendait. Antony sentit une honte et
-ajouta: «La moustache aussi.» Le garçon
-eut un sourire: «Il fallait le dire tout de
-suite,» et, raffinant, il arrêta son labeur
-de lessiveuse. Il prit des ciseaux, pinça
-quelques poils, les serra, les frisa presqu'en
-pointe et les trancha au pli de la bouche,
-à même le savon qui crissa avec les poils.
-Puis, dans un autre rythme, il promena
-son blaireau sous le nez, comme il eût fait
-des saintes huiles. Il soupira, pour le patient,
-et apprêtant son arme de dégradation sur
-un cuir usé, il plaisanta: «Comme ça,
-vous entrez dans les ordres?»—«Quels
-ordres?»—«Les ordres des autres.» Il se
-sourit. Antony ne sourit point. Il était gêné
-<span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">[Pg 116]</a></span>
-de la pâte molle qui accablait son visage et
-qui semblait tourbillonner encore sur lui,
-terre blanche et lâche. «Ça vous ennuie?
-continuait le garçon. Je vous comprends.
-Tenez, moi, mon patron me dirait de couper
-ma moustache, je ne pourrais pas: ce n'est
-pas que j'en aie beaucoup, mais on est mieux
-tout de même, avec. Et puis, c'est ce qu'il
-y a de plus sensible, dans la figure, bien
-entendu. Mais vous vous y ferez. C'est un
-léger sacrifice. Vous avez tant d'avantages,
-en maison! D'ailleurs si les domestiques
-portaient la moustache, on ne les distinguerait
-pas des maîtres, dans la rue: il y
-en a qui sont si chics!» Antony ne répondait
-pas: il comprenait peu à peu ce qu'on
-appelle, chez les barbiers, «endormir le
-client» et il pensait. A larges coups, son
-visage se levait dans la glace, pâle sous les
-poils ratissés et le savon chassé, ferme et
-nu, réduit à sa vigueur et à son âme.
-<span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">[Pg 117]</a></span>
-C'était une vie nouvelle pour son visage. Il
-crut qu'il se regardait pour la première
-fois et n'eut ni peur ni horreur de sa face
-glabre. Il jouissait de son humiliation.
-Lorsque sa maîtresse l'avait laissé tomber
-de ses bras dans l'antichambre et dans
-l'escalier de service, il avait pu supposer
-qu'il acceptait l'esclavage comme l'envers
-de la caresse, par faiblesse d'amant, par
-veulerie de vagabond lassé, par calcul sensuel,
-aussi, pour ramasser un baiser dans
-les ordures. Sous le rasoir ainsi que sous
-la hache, il se retrouvait fier, terrible,
-intact de dessein et de désirs. Il n'abdiquait
-pas: il demeurait pauvre, mais voulait
-connaître mieux la manière de s'en servir.
-Il aimait, soit: c'était un extra. Mais son
-amour même, n'était-ce pas son œuvre, sa
-conquête, sa prise? Il en voulait aux riches
-d'avoir tout et de s'emparer du reste. Il
-leur en voulait de ce qu'ils lui laissaient voir
-<span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">[Pg 118]</a></span>
-autour de lui de misères et de désespoirs
-où il ne pouvait rien.</p>
-
-<p class="i1">Il n'avait jamais été heureux: c'est pourquoi
-il voulait le bonheur de tous, le
-bonheur qui ne chante pas, car c'est la rage
-qui chante, qui ne parle pas, car c'est
-l'ennui qui parle, qui ne marche pas trop
-vite, car on ne se hâte que vers la peine.
-Aux Champs-Élysées, il était venu passer
-une revue de la nuit et de ses hontes, des
-tentations, des abandons, des besoins qu'elle
-roule en son manteau noir et troué. Il passait,
-fort de sa misère, voyant, jugeant,
-s'instruisant. D'un fourré à une clairière,
-d'un pan d'arbre à l'inflexion d'un tronc
-d'arbre, d'un pli de pavillon à la fuite d'une
-allée, tout lui contait des sensualités vagabondes,
-de la chair meurtrie qui appelle
-de la chair furieuse, de la faim qui veut se
-perdre dans le désir, en se cachant des
-lourdes étoiles.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">[Pg 119]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Le rasoir qui passait sur sa face lui enlevait
-le hâle lentement acquis de l'amertume
-et de la science humaines, le lavait de ses
-veillées au Bois-de-Boulogne et aux Tuileries,
-de ses tournées partout où Paris se
-détache de son mensonge et vient râler
-haut ou cracher son saoul ou se griser
-d'air, de ses galops dans les sentes et les
-allées où erre le rut pauvre, où l'infini des
-convulsions et des convoitises de l'infortune
-s'en vient se briser contre le hasard des
-enlacements d'une seconde. Il se retrouva,
-dans le miroir, une face de prêtre, glabre,
-nue, sans plis, sans reflets: les yeux restaient
-brillants et fixes sous la masse des
-cheveux. Le rasoir s'en allait lentement du
-gouffre de la gorge offerte et de la dépression
-des mâchoires énergiques: le coiffeur
-invita Antony à se plonger dans l'eau d'une
-vasque emplie en hâte, à cette fin de noyer
-les derniers poils, de dissoudre le savon, de
-<span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">[Pg 120]</a></span>
-n'avoir plus aucun vestige de sa barbe,
-aucune trace même de sa destruction. Il le
-tira sur le fauteuil, ensuite, lui infligea un
-peignoir de coton et les manches: «Les
-cheveux, maintenant, pas?» Oui, c'était
-vrai, les cheveux! Ses cheveux étaient
-indépendants. Des mèches, çà et là, affirmaient
-un caractère, du caractère. Il fallait
-les égaliser, les réduire à rien. Il avait des
-boucles d'orateur et de poète, des touffes
-ondulées par le rêve, d'autres gonflées de
-colère, dressées, droites comme un dessein:
-il fallait les coucher ainsi que le reste du
-corps devant le despotisme de l'ordre
-social. «Comment les voulez-vous? demandait
-le garçon. En brosse? Non, vous n'avez
-pas besoin de cette brosse-là? la raie au
-milieu? sur le côté? à droite, n'est-ce pas?
-c'est plus convenable. Courts! Ah! il n'y
-a rien de mauvais pour le pli des cheveux
-comme le tablier à mettre. Ça défait une
-<span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">[Pg 121]</a></span>
-coiffure, le cordon du haut. Le plus court,
-c'est le meilleur, voyez-vous. La poussière...
-le travail... On ne vous a pas commandé
-une coupe spéciale?» Commandé! oui!
-On lui prenait ses cheveux, sa barbe, tout.
-Tant mieux. On lui laissait son âme. Ah! si
-on lui avait pris son cœur aussi, son cœur
-qui s'était fait prendre aux Champs-Élysées,
-quand il voulait nourrir son fiel! Non, on
-ne lui avait rien commandé. «Comme vous
-voulez», dit-il au garçon. Le garçon se
-récria. Il ne proposait rien que pour le bien
-du client, pour son plaisir. Il savait bien
-comme on était tenu, comme on s'appartenait
-peu. Mais, dans les limites du service,
-à condition de n'avoir ni moustache ni cheveux
-trop longs, on avait sa tête à soi, et sa
-tête, que diable!... Alors, si on aime mieux
-la raie à droite qu'au milieu, parce que la
-raie à gauche, ce n'est pas permis à un
-domestique, on peut ou non?...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">[Pg 122]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Antony acquiesçait silencieusement:
-«Oui, je vois, continua le garçon. Vous
-n'êtes pas habitué. Vous êtes débutant. Ça
-vous bouscule un peu, tout à la fois. Mais
-vous avez raison de vous être placé chez des
-bourgeois. On n'est pas son maître, mais
-on a moins de soucis. On n'a à s'occuper
-que des autres!» Sa tondeuse montait,
-mordait dans les cheveux, vigoureusement.
-Il étrillait. Les domestiques, ça connaît les
-chevaux. Alors pourquoi se gêner? Et, à
-mesure que la tondeuse lui faisait froid,
-Antony se sentait plus près de ses nouveaux
-compagnons qu'il avait à peine entrevus.
-Clémentine-Alessandra l'avait envoyé présenter
-par un infime intendant, infatué et
-rogue. Il avait été toisé par une douzaine
-de gens mornes, ensommeillés en leur
-grande livrée du soir. Ils avaient veillé en
-son honneur. Cinq étaient vieux et allemands.
-L'un, même, très vieux, l'avait
-<span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">[Pg 123]</a></span>
-considéré d'un air étrange. Les autres
-étaient français, à cause des courses, des
-conversations à tenir et des voitures. Il pouvait
-leur revenir: il était digne d'eux, il en
-était, pleinement. Il paya la peine d'avoir
-été tondu et prit congé par un pourboire qui
-sonna dans le tronc de zinc comme un tronc
-dans le panier de la guillotine. «Pas causeur,
-votre collègue! ricanait le garçon coiffeur.»</p>
-
-<p class="i1">—C'est de chez la Prussienne, dit un
-valet. Ça ne sait pas la langue.</p>
-
-<p class="i1">—Voulez-vous parier que c'est un Parigot?
-Mais c'est fier.</p>
-
-<p class="i1">—C'est, peut-être une mouche! Il en
-faut chez ces femmes-là.</p>
-
-<p class="i1">—Pourquoi? Ça ne vole pas toujours,
-les princesses.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, mais ça conspire. Et puis, est-ce
-qu'on sait ce que c'est?</p>
-
-<p class="i1">Antony était rentré à l'hôtel par la petite
-porte. Il y trouva ses camarades.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">[Pg 124]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Ah! vous voilà en tenue! dit un grand
-maigre. Vous êtes mieux ainsi. J'avais peur
-que vous ayiez l'air déguisé.</p>
-
-<p class="i1">—En voilà des manières! tu lui dis:
-vous! On ne se tutoie plus, alors?</p>
-
-<p class="i1">—Il est triste, observa un autre.</p>
-
-<p class="i1">—C'est vrai! Il commence tard. C'est
-dur, à son âge!</p>
-
-<p class="i1">—Moi, j'ai débuté à douze ans. J'arrivai
-un soir de dîner de gala chez la duchesse
-d'Alais. Par des portes qui s'ouvraient en
-enfilade, j'apercevais de la lumière comme
-je n'en avais jamais vu: c'était le commencement
-de l'électricité, avec des lustres et
-des couleurs, des globes, des abat-jour
-sur des tentures, des tapis, des tableaux et
-des glaces, vous comprenez!... Je faisais
-attention à ça, à tout; j'aurais voulu voir
-des belles dames et leur ouvrir les portières
-de leurs calèches à cause qu'à cette époque-là
-j'y croyais, aux calèches. Et je ne lavais
-<span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">[Pg 125]</a></span>
-la vaisselle que des doigts, de toute la main
-et des bras, même, les manches retroussées,
-mais pas de la tête, comme il faut.
-Alors j'ai cassé un verre. Et, d'émotion, de
-honte, de crainte, je me mis à pleurer. Je
-me voyais mis à la porte, incapable d'être
-domestique à tout jamais et de cirer les
-bottines des dames. «Monsieur, que je dis
-au maître d'hôtel, ce n'est pas de ma faute,
-Monsieur. Pardonnez-moi.» Il sourit, cet
-homme. «Petit imbécile, répondit-il, tu ne
-vois donc pas que c'est un verre d'office?
-Ça ne dépareille rien, tiens!» Et, pour me
-rassurer, il en cassa sept. «Mais que ça
-ne t'encourage pas! ajouta-t-il, terrible. Je
-dirais que c'est toi qui les a cassés tous!»
-Eh bien! cette nuit-là, j'eus un cauchemar
-où les belles dames dansaient avec le maître
-d'hôtel, celui que j'avais vu, dans des morceaux
-de verre où elles se blessaient et où
-j'étais guillotiné pour. J'en ai été malade
-<span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">[Pg 126]</a></span>
-trois jours. Mais c'est une belle entrée dans
-le métier. Je m'étais aguerri tout de suite.
-Et, aujourd'hui, je suis chez la duchesse.</p>
-
-<p class="i1">—Moi, se souvint un autre, je me suis
-dégoûté tout de suite du métier. J'avais de
-l'amour-propre et de l'ambition. J'appris
-tout seul, en cachette, je m'appris à faire
-de la ronde et des règles de trois et je
-trouvai un emploi dans un bureau. J'étais
-très fier, je faisais le Monsieur, j'avais des
-manches en lustrine, sans gilet à raie, sans
-tablier. Ça dura quelques mois. Un jour je
-rencontrai mon ancien maître. Il me sembla
-que je lui disais «Monsieur» comme
-à personne. Il fut gentil, me ramena chez
-lui, me prit par les sentiments. Il me montra
-qu'il m'avait gardé mon tablier, me le
-fit «essayer». Essayer! je ne le quittai
-plus. «Ça te va mieux, me dit-il.» Il me
-tenait solidement. Depuis, il est mort, j'en ai
-connu d'autres, je mourrai dans une livrée.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">[Pg 127]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Ce ne fut pas pénible. Les gens s'attendaient
-tous à ce linceul-là. Ils l'usaient sur
-eux, avec eux. Les économies, même, qu'ils
-engraissaient pour un commerce de retraite,
-ils n'y croyaient pas. En somme, ils vieillissaient,
-ils vieilliraient à l'ombre d'une fortune,
-d'une maison et, ici, d'un drapeau.
-En cet immense palais, ils figuraient, dans
-l'office étroit, les piliers honteux, les étais
-cachés sur quoi reposait tout l'édifice. L'hôtel
-pavé de chambellans, de filles d'honneur,
-de secrétaires des commandements
-et de simples secrétaires, l'hôtel où le cerveau
-de Paris passait et repassait, c'étaient
-eux qui le conservaient, qui le gardaient,
-le protégeaient, qui, de leurs mains noires,
-le faisaient blanc et pur, c'étaient eux les
-prêtres humbles des marbres, des soies, qui
-préparaient des joies aux autres, à voir
-sourire les tableaux et les bijoux, à voir les
-siècles resplendir en émaux, en joyaux,
-<span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">[Pg 128]</a></span>
-c'était eux l'armature invisible, agissante,
-sur quoi se plaquaient les étoffes, les
-témoignages de victoires et de voyages, les
-souvenirs des pèlerinages et des
-chevauchées, les dépouilles et les reliques. Ils
-étaient si loin des causeries, des méditations,
-des rêves de la princesse! Antony les
-envia. Jamais il ne serait comme eux.</p>
-
-<p class="i1">—Moi, disait un petit blond, j'ai commencé
-par travailler chez une comtesse
-aveugle. On ne s'amusait pas beaucoup.
-On la sentait, de l'antichambre. Elle ne
-voyait pas, naturellement, mais c'était pis.
-Elle se plaignait, au hasard, elle vous reprochait
-tout, à la file, vous accusait de tout,
-vous donnait tous les noms. Nous la respections
-beaucoup à cause de son infirmité.
-Et puis ça vous fait le caractère. Tous les
-maîtres, en somme, sont comme s'ils étaient
-aveugles: ils crient par-dessus leurs lunettes,
-à l'envers.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">[Pg 129]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Les valets français eurent un rire unanime.
-De la cuisine, à côté, les aides rirent
-aussi. Le chef, pas: il était allemand. Et
-les valets allemands demeurèrent graves.
-Ils appartenaient à la vieille famille des
-domestiques particuliers des Schmerz-Traurig,
-levriers et estafiers, exécuteurs et
-bêtes de somme. Ils avaient successivement
-porté la barbe longue et la tête rase, à
-l'inverse des modes existantes, étant l'envers
-des hommes et le dessous des princes.
-Leur fidélité n'était pas une vertu: c'était
-leur sixième sens ou plutôt le premier: ils
-naissaient pour leurs maîtres avant de
-mourir pour eux s'ils le leur permettaient.
-La race avait survécu à la fortune de
-l'autre race: elle avait servi dans l'exode,
-dans l'exil.</p>
-
-<p class="i1">Le plus vieux, celui qui avait regardé
-Antony la veille, ne le regardait plus: il le
-possédait. Il l'avait flairé, il avait reconnu
-<span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">[Pg 130]</a></span>
-l'odeur de ses seigneurs. Il avait eu un
-frisson véritable, puis il avait souri, d'un
-sourire où se navrait un passé, une adoration,
-le servage séculaire—et la foi. Il prit
-le jeune homme à part et, d'une voix très
-faible, où les intonations tudesques sortaient
-en angles, il dit: «Je vois. Tu n'es pas
-de notre monde. Tu as touché à Son Altesse.
-Elle te cache au milieu de nous, maintenant.
-Ce n'est pas bien.» Antony se révolta
-d'abord. Cette divination lui semblait basse,
-vile, dégradante. Tout le monde allait
-savoir, alors! Il considéra le vieillard. Il
-lut sur sa face non l'histoire seulement des
-valets les plus lointains mais l'histoire
-secrète de la maison ducale: ces plis, ces
-rides, c'étaient les chocs en retour des
-débauches du vieux prince, les nuits d'escorte,
-les nuits d'attente, les soucis sur
-lui, les remords pour lui, de l'affection
-saignante, du dévouement continu, surhumain
-<span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">[Pg 131]</a></span>
-et saignant dans des dangers
-pauvres et de la boue. Quelle hautaine
-figure, et quel mépris pour le présent,
-pour la vie, pour la chair! Il tenait du
-prêtre et du soldat, varlet d'armes, frère
-confesseur. Antony avait vu des portraits
-d'ancêtres, en des flâneries au Louvre les
-jours de pluie et d'autres jours où il lui
-fallait de la beauté contre les gens et les
-rues. Le vieux leur ressemblait à tous. Il
-le respecta: «Ce n'est pas ma faute,» murmura-t-il.
-Un peu plus de dédain crispa la
-lèvre rasée du vieux: «Tu n'es pas de notre
-monde. On n'y entre pas après ces choses-là.
-Ça se fait dans le service. Et pas ici, pas
-ici!» Décidément, ce vieux n'était pas de
-sa race à lui. Il avait des mots de philosophe
-cynique et une tête de curé. Il affichait
-toutes les vertus, en creux. Antony eut un
-peu peur. Il aurait voulu se faire un bouclier
-de ses haines, de ses désirs pour les
-<span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">[Pg 132]</a></span>
-autres, de sa vigueur et de son ennui. Mais
-il ne put que se courber: «Viens, dit le
-vieux.» Les autres souriaient.</p>
-
-<p class="i1">—On m'a dit, ricana l'un, que, le premier
-jour de leur arrivée dans les maisons
-centrales, on laisse les condamnés comme
-ça, à causer, sans rien faire. Ça les change,
-après.</p>
-
-<p class="i1">—Tu connais ces maisons-là!</p>
-
-<p class="i1">—Farceur! Attends un peu.</p>
-
-<p class="i1">Antony avait suivi le vieux le long d'escaliers
-introuvables, ceux où les valets, pas
-tous, avaient accès, l'escalier secret de service.
-Ils avaient pris un long couloir, sous
-les combles et le vieux avait ouvert sa porte.
-C'était, cette chambre de domestique, une
-cellule de moine et je ne sais quel repaire
-d'alchimiste. Le vieux y vivait avec des fantômes:
-il y avait enterré ses morts et les
-gardait autour de soi, pour lui donner des
-conseils, pour lui rappeler les traditions
-<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">[Pg 133]</a></span>
-saintes d'obéissance, d'abnégation, de néant
-devant les seigneurs. Il avait, pêle-mêle,
-avec des tabliers et des sabots, des épées
-de bourreau et des cannes enrubannées de
-courriers, des bavolets, des bonnets d'antan,
-des galons de livrée usés et nobles où
-les armes de Schmerz-Traurig éclataient
-d'une richesse lasse et où le lion de gueule
-pleurait de la pourpre et de l'or. Il déroula
-une vieille carte de 1735 et la lut au jeune
-homme: «Marquise de Misnie, comtesse de
-Lusace, princesse d'Hewerswerda, de Mosqua,
-de Zobelitz, comtesse de Zerbst, de
-Hall, de Tzahan, de Quedelinburg, baronne
-de Mesburg, de Torgaw, de Budissen, de
-Usta, de Friedland, jusqu'à la Saxe, jusqu'à
-Sagan, jusqu'au Brandebourg, jusqu'à
-Brunsvick, jusqu'à Iéna, regarde, regarde
-sur l'Elbe, autour de notre capitale Wittemberg,
-regarde les montagnes, aussi, et les
-forêts. C'est tout cela que tu as pris. C'est
-<span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">[Pg 134]</a></span>
-grand, va! Tiens, regarde: ça, c'est cent
-lieues de Suisse et de Hesse, notre mesure:
-c'est grand, c'est grand! J'ai vu tout cela,
-moi. Il y a des toits dorés, des clochers, des
-arbres et de jolies filles. Tu as tout pris
-et tu les as prises et maintenant tu es
-esclave parce que tu es esclave de ton
-péché.» Les paroles de reproche venaient
-à Antony comme d'autres paroles, la veille,
-dans un décor de passé et d'ailleurs. Mais,
-la veille, il avait parlé. Le vieux continuait:
-«Elle est Altesse sérénissime. Tu ne comprends
-pas ce que c'est? Eh bien! voilà. Il
-y a des gens, n'est-ce pas? qui sont princes,
-ducs ou archiducs, parce qu'il y a des rois
-et des empereurs, à cause d'eux, qui sont
-ce qu'ils sont rapport aux autres, les
-rois, les empereurs, sous eux. La grande-duchesse
-n'a besoin de personne. Elle a son
-titre, comme cela: ce n'est pas un titre,
-c'est un nom. Elle est sérénissime, comme
-<span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">[Pg 135]</a></span>
-on est homme ou femme. Serein, c'est
-tranquille à la manière des dieux. Le ciel
-est serein. Elle est mieux que le ciel. Elle
-n'a à craindre ni la pluie, ni la neige, ni
-les orages. Elle est princesse, tranquillement,
-par le fait, de tous les droits. Ça
-n'a jamais de nuages.</p>
-
-<p class="i1">—Pourtant, observa dans sa fièvre
-Antony, il y en a eu des orages.</p>
-
-<p class="i1">—Ça ne compte pas, dit le vieux. Nous
-sommes ducs, vois-tu, dans l'exil, nous le
-serions dans le panier du bourreau. On ne
-discute pas ces choses-là. Le pays est à
-nous et nous n'en devons compte qu'à Dieu
-et au Dieu que nous choisissons, au Dieu
-que nous voulons bien. Nous nous sommes
-donnés à Luther, de haut, contre des papes
-d'avant. Sérénissime! tu entends! Maîtresse
-de tout, suzeraine de tout, dans la
-pleine paix de sa conscience, dans l'accord
-de l'univers autour d'elle, au-dessous d'elle,
-<span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">[Pg 136]</a></span>
-suzeraine, souveraine, ne dépendant ni de
-l'empereur, ni des princes. Et tu l'as prise,
-malheureux, malheureux!» Il se dressa:
-«Ah! pourquoi mon maître a-t-il survécu
-à son pouvoir? Moi qui l'ai suivi en tout,
-qui l'ai servi en tout, je n'ai pas pu faire
-comme lui quand il a pris femme. Elle
-était digne de lui, puisqu'elle avait en vertu
-ce qu'il avait en force de nature, puisqu'elle
-était d'une belle race. Mais j'étais un valet—et
-trop vieux. Les princes ne sont jamais
-vieux, et si j'avais une fille, elle aussi...»
-Il n'acheva pas. La porte s'était non pas
-ouverte mais brisée. La grande-duchesse
-apparaissait. Elle avait entendu. Elle ne
-voulait plus rien entendre. Son péché l'enveloppait,
-son péché secret qui s'écrivait
-dans tous les yeux en lettres de flamme,
-son péché qui transpirait, qui éclatait, qui
-se crachait de tous les pores des pierres, de
-toutes les veines des marbres, son péché
-<span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">[Pg 137]</a></span>
-dont elle n'avait pas honte et qu'elle voulait
-porter, poison altier, dans un fleuron
-creusé de sa couronne. Le vieux valet ne
-tomba pas à genoux, ne rougit pas, ne se
-troubla point. Il ne la regarda même point:
-il la connaissait de toute éternité, il était
-sa tradition et son ombre. Mais Clémentine-Alessandra
-le considéra longuement. Elle
-avait laissé ce dévouement autour de soi
-sans y prendre garde, elle y était trop habituée.
-Et voilà que sa patrie, son hérédité,
-son peuple lui parlaient par cette bouche,
-sans savoir, voilà que des paroles lui
-venaient de là-bas; elle toisa le vieux, inventoria
-le logis: ses galons de livrée qui luisaient
-çà et là, ses armes à elle, n'était-ce
-pas aussi beau pour le valet qu'un blason
-à lui, n'était-il pas le lion de Schmerz-Traurig
-et le cimier ne lui venait-il pas,
-mieux qu'à elle? Elle ne trouva qu'une
-phrase:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">[Pg 138]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Wolfgang, dou bist ein braver kerl.</p>
-
-<p class="i1">C'était la première fois qu'elle s'exprimait
-en allemand devant lui. Mais quelle
-inspiration charmante! Sa voix de famille,
-ce compliment banal, presque insolent, ce
-retour à des mots de jadis, au temps de sa
-première adolescence, ce <i>tu</i> qui, affectueusement,
-remplaçait le <i>ihr</i> odieux, ce <i>vous</i>
-pour esclaves, c'était une caresse de mère
-pour un enfant pas assez gâté, c'était l'absolution,
-la récompense suprême, la consécration,
-quelque chose comme un «certificat»
-à montrer à Dieu. Le vieux ne
-remercia pas, il sourit: il pardonnait.
-Clémentine-Alessandra était devant son
-peuple et son caprice, son caprice vengeur.
-Ils n'étaient pas ennemis: ils étaient tous
-deux écrasés sous la même livrée, voués
-au même labeur. Et la princesse regarda ce
-qu'elle avait fait de son amant. Elle regarda
-les mains, d'abord. Elles étaient longues et
-<span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">[Pg 139]</a></span>
-blanches. Elle se le représenta nettoyant,
-grattant, s'usant à des polissures inutiles,
-se déchirant, se déformant, gonflées dans
-de l'eau chaude, et rouges, prenant toute
-la honte d'une personnalité condamnée et
-détruite peu à peu, énormes, devenant
-outils, perdant leur humanité et poussant
-aux dépens du cœur, absorbant une vigueur
-d'esprit proscrite, la délicatesse rayée; elle
-les imagina tombantes, lourdes, molles et
-dures à la fois, éponges et fer—et elle eut
-mal de les avoir senties autour d'elle, elle
-les eut sur la peau et sur les yeux, la brûlant.
-Elle regarda les cheveux, ensuite,
-avec qui elle avait joué, les cheveux longs
-et fins qui bouclaient: elle aperçut une tête
-aux bandeaux courts et collés, aux poils
-rasés, une tête découpée dans des flocons
-soyeux, roide, rabotée, séchée, où toute la
-vie se rejetait dans les yeux tristes et dans
-le pli de la bouche. Alors l'émotion l'emporta:
-<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">[Pg 140]</a></span>
-elle avait tué son rêve et elle
-s'avoua le meurtre prémédité, l'assassinat
-complet, en détail! le cadavre était devant
-elle qui allait mourir peu à peu: très loin,
-très bas, dans des soupentes et des sous-sols,
-il allait traîner une existence d'ustensile
-méprisé et inconnu. Elle crut
-frissonner, c'étaient des oubliettes, des
-oubliettes volontaires et infâmes. Mais
-quoi? puisqu'il acceptait, puisqu'il s'y enterrait
-lui-même, que voulait-il? Il s'était
-confessé et proclamé dans l'hôtel meublé
-de la rue des Saussaies, il avait une âme
-d'énergie, d'ambition, une âme rouge.
-Alors? Pourquoi n'avait-il pas fui après
-l'avoir prise, chez elle? Il avait promis.
-Mais on ne tient pas les sales promesses et
-le parjure est un devoir quand on a engagé
-sa dignité. Alors, alors, il voulait l'oublier,
-elle, dans ces oubliettes! Il voulait un linceul,
-le mur d'un tombeau contre elle, il
-<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">[Pg 141]</a></span>
-voulait se ressaisir, avoir à la haïr, à la
-tenir en dégoût et en horreur? Non! non!
-Elle chercha un moyen de le marquer à
-son chiffre pour le reconnaître et le tenir
-même dans l'abîme, et, en bête affolée
-plus qu'en tyran, se précipita. Elle le mordit
-affreusement, au-dessus de la lèvre, à la
-place de la moustache qu'elle avait fait
-tomber. Ses dents de louve des forêts allemandes
-entrèrent avant dans la chair du
-jeune homme puis, du sang aux lèvres, à
-ses lèvres à elle, du sang aux yeux, Clémentine-Alessandra
-s'enfuit. Antony n'avait
-pas crié: il était éperdu. Il sentait qu'elle
-lui infligeait son âme, qu'elle faisait de lui
-sa chose et que, par ces plaies aiguës, elle
-prenait sa révolte, sa haine, sa volonté, lui
-glissait, lui rivait son autorité cruelle et
-sournoise.</p>
-
-<p class="i1">Elle avait disparu: le vieil homme et
-Antony restaient en présence: leurs regards
-<span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">[Pg 142]</a></span>
-ne se croisèrent pas. Ils n'avaient rien à se
-dire. Pesamment, simplement, ils descendirent
-à leur travail; le vieux continuait, le
-jeune homme commençait: rien de plus.</p>
-
-<p class="i1">La grande-duchesse était rentrée dans
-sa chambre: elle se jeta sur des coussins
-et sanglota rageusement. Elle étouffait des
-cris d'appel et des supplications, des
-plaintes de bête blessée. Elle avait du sang
-qui, à travers ses larmes, demeurait, un
-sang plus rouge que ses gencives et que ses
-lèvres et qui séchait à ses dents, lentement.
-Elle pleura, enfin, sans hurlements, en
-petite fille, en fille. Puis, les yeux brouillés,
-parmi le voile de ses larmes, elle passa
-la revue des armes, des souvenirs de sa
-famille. Elle souffrait du mal des siècles.
-Par delà les portraits et les tableaux de
-bataille, dans les yeux des maîtres, elle
-voyait le vieux Wolfgang la regardant. Son
-peuple! ce quelque chose vivant, guenillant,
-<span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">[Pg 143]</a></span>
-orphelin malgré soi et tourné vers
-elle dont elle était née mère! Ses aïeux,
-là, en costume d'apparat, en pourpre et en
-armures—et ces princes, ce peuple, cette
-foule, c'était le même être, l'être en livrée
-qui avait parlé non pour elle mais pour un
-homme d'une autre race, d'une autre nation,
-l'homme qu'elle avait pris au hasard, dans
-une promenade de folie. Qu'était-elle? que
-pouvait-elle encore? Qui avait-elle trompé?
-N'avait-elle pas trompé tout le monde, ses
-pères, ses sujets, son amant lui-même?
-Elle maudit sa jeunesse vide et violente,
-elle maudit ses pensées qui certainement
-s'agitaient vers elle et qui, par contre-coup,
-avaient excité ses sens mauvaisement. Mais
-aussi, les princesses doivent se marier
-avant de savoir qu'elles sont vierges.</p>
-
-<p class="i1">Un flot de sang lui montait à la tête,
-l'aveuglait. Elle se réveillait femme et souveraine.
-Déchue comme femme, déchue
-<span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">[Pg 144]</a></span>
-comme souveraine, mais en pleine force et
-en furie. Jusque-là elle avait accepté son
-exil. Elle trouvait très simple d'habiter
-Paris, de parler français, de n'avoir à
-commander qu'à des demoiselles de compagnie
-promues filles d'honneur, à des
-intendants nommés chambellans, à un officier
-démissionnaire qui était grand-maréchal
-du palais et à deux suisses qui, par
-hasard, étaient Suisses. Ses droits, ses
-devoirs envers ses sujets d'hier, c'était du
-décor, des accessoires pour le vestibule.
-Comment songer à une restauration, à une
-tentative? Comment arriver à ses anciennes
-frontières? Comment soulever un pays qui,
-de sa famille, ne se rappelait que son père,
-cet Otfried-Gutbert, le Duc-la-Débauche!
-Et qu'apporterait-elle à ces Allemands, à
-ce peuple de pâtres, d'ouvriers, de chasseurs
-et de bûcherons, à ces horlogers et
-ces scieurs de long? Un sang inquiet, trouble,
-<span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">[Pg 145]</a></span>
-un cerveau trop cultivé, trop savant, des
-doutes, des utopies, un immense désespoir
-en matière de gouvernement! Elle ne prendrait
-le pouvoir que pour n'y croire pas,
-pour laisser aller les choses ou pour être,
-sur le trône, un philosophe comme son
-parent Joseph II, empereur d'Allemagne,
-pour vouloir imposer en vain la raison et
-la beauté à des ignorants fanatiques, pour
-être un philosophe en corset, une étudiante
-arrivée, pour faire des guérisons individuelles,
-des guérisons de maladies physiques
-à l'exemple de ses parents de Saxe,
-et pour ne rien guérir du mal moral, du
-mal social, pour être souverainement impuissante
-et magnifiquement battue? Elle
-imaginait avec horreur les remèdes qu'elle
-chercherait pour soi, les voluptés endormeuses,
-les tristes fêtes de chair, les abîmes
-de sensualité où la bête se pleure,—et
-l'âme. Et puis, qu'avait-elle affaire avec le
-<span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">[Pg 146]</a></span>
-Schmerz-Traurig? Son père, en abdiquant,
-en mourant, lui avait légué le monde. Elle
-avait à commander à tous et à tout. Son
-rêve l'emporta.</p>
-
-<p class="i1">Sérénissime! Sérénissime! son titre lui
-revint, fulgura sur un rythme. Sérénissimes,
-les ducs d'Autriche, avant d'être
-appelés à l'empire, sérénissime l'Électeur
-de Brandebourg, avant d'ériger son
-margraviat en royaume et d'étirer son
-royaume en Empire, sérénissime, le prince
-d'Orange, avant de bondir sur l'Angleterre
-et de happer, île par île, royaume par
-royaume, empire par empire, ce qu'il lui
-fallait pour constituer son empire. Partout
-des Empires! Sérénissime, c'était vraiment
-le titre qui porte bonheur, le titre qui
-attire les victoires, les acquêts, les conquêtes.
-Sérénissime aussi, M. le Prince, le
-Condé de Rocroy, sérénissime comme elle!
-Mais aussi combien de petits principicules
-<span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">[Pg 147]</a></span>
-possessionnés ou non, combien de parents
-pauvres! Non, non, elle était de la race de
-bataille. C'était à elle que le Destin venait
-échoir: c'était elle, le couronnement, la
-revanche. Ses ancêtres n'avaient rien fait
-que régner sur des soldats et des paysans,
-qu'être, sans le titre, les rois des anciennes
-cités grecques, tyrans à la fois et bourgmestres,
-sanguinaires et patriarches, lansquenets
-blasonnés, ivrognes à épée. Son
-père, lavé par la déposition, élevé par le
-vice, lui donnait les villes et les montagnes,
-les couchers de soleil où il avait passé; elle
-avait droit au monde. Elle vit se dessiner
-devant elle un empire tel qu'il n'avait jamais
-pu exister, l'empire allemand rejoignant
-l'empire britannique et l'empire démocratique
-des États-Unis américains, ressemblant
-par ses membres énormes et déchiquetés
-à un monstre à dents, à griffes,
-dévorant ce qui restait de l'Univers. Elle
-<span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">[Pg 148]</a></span>
-le reconnaissait, cet empire effrayant:
-c'était l'empire protestant, la conception
-géante et inavouée des Elisabeth après
-Henri VIII, des Hohenzollern après Frédéric
-et de Cromwell peut-être, le songe mystique
-des huguenots de tous les pays, l'envers
-du saint empire romain germanique, son
-ombre ennemie et plus grande, le royaume
-qui n'est pas de ce monde parce que le
-monde est à lui,—et qu'il a plus.</p>
-
-<p class="i1">Elle ne frissonna pas devant sa pensée:
-elle l'acheva. Elle errait dans l'Afrique,
-suscitait les protestants de là-bas, convertissait,
-conquérait encore, puis elle soumettait
-çà et là, partout. Mais un découragement
-la prit: où levait-elle ses soldats? Il avait
-fallu des soldats à ses pères pour garder
-leur pauvre duché. Les soldats les avaient,
-enfin, abandonnés. Et ce rêve d'empire
-même, n'était-ce pas la condamnation de
-ses prétentions? Elle admettait les empires,
-<span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">[Pg 149]</a></span>
-elle admettait cet empire allemand qui avait
-rejeté sa famille de sa patrie, qui avait
-brutalement enserré toutes les principautés,
-fondu en une seule toutes les âmes?
-Elle n'hésita pas. Oui, elle admettait l'empire
-des Hohenzollern, oui, elle admirait le
-vol de leur aigle, et elle la sentait, l'âme
-allemande, immense et nue, si belle, si
-vraie, que, à distance, elle l'emplissait
-toute! Mais elle admettait la conquête aussi
-et la force. Elle pouvait non reprendre son
-bien, mais revendiquer l'empire. Comment?
-Elle éclata d'un rire affreux: elle s'apercevait
-qu'elle était ridicule, absolument.
-C'étaient les romans de sa mère et de sa
-famille, les imaginations de ces pauvres
-prétendants qui, après avoir été chassés de
-tous les trônes, les possédaient tous sur
-le papier, sur parchemins, même, en toute
-les langues. Exilée et femme, il ne lui restait
-que le mariage. Elle pouvait, certes,
-<span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">[Pg 150]</a></span>
-épouser un monarque conquérant. Mais
-les reines ne sont grandes que dans l'adversité.
-Les compagnes des illustres pasteurs
-d'hommes sont des épouses passives
-qui ne comprennent rien qu'aux futilités,
-dolentes, négligées d'ailleurs et qui disparaissent
-dans l'éclat des apothéoses,
-dépouilles oubliées comme elles ont été les
-plus insignifiantes des conquêtes! Comment
-d'ailleurs pouvait-elle songer au mariage?
-Elle s'était donnée. Elle était à jamais
-la femme d'Antony. Elle avait beau le jeter
-dans l'ergastule, elle le tuerait qu'il resterait
-son époux et son maître. Elle n'avait
-jamais cru que le mal fût aussi fort. Elle
-s'humilia devant la vierge Elisabeth, elle
-s'humilia devant la virile Marie-Thérèse
-et même devant Catherine II qui avait
-l'excuse d'être née aventurière et qui devait
-puiser de la naissance et de la vigueur,
-alternativement, où il y en avait. Elle repoussa
-<span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">[Pg 151]</a></span>
-l'évocation de Marie-Stuart: elle
-ne voulait pas de l'infortune, elle se jetait
-non dans l'ambition, mais dans la conquête,
-la conquête dont elle se répétait le nom,
-dont elle s'étourdissait parmi le resplendissement
-des armes qui l'entouraient dans
-sa chambre et qui brillaient, qui vivaient,
-qui pensaient du reflet de son désir et de
-sa pensée.</p>
-
-<p class="i1">Elle ne déjeuna pas ce jour-là, n'eut pas
-un regard pour ses dames d'honneur, ne
-donna pas d'ordre au secrétaire des commandements
-et s'avisa que son aide-de-camp,—le
-général-lieutenant von Süsserkatz,
-avait attendu patiemment l'heure de
-sa retraite, à la tête d'une division de
-Hambourg avant de se souvenir qu'il se
-devait à la dynastie de Schmerz-Traurig.
-Elle convoita plus amèrement, plus passionément
-des peuples et des territoires.</p>
-
-<p class="i1">De son état-major scientifique et littéraire,
-<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">[Pg 152]</a></span>
-M. Lévy-Wlarmeh arriva le premier.
-Elle le fit entrer, à sa grande stupeur,
-dans sa chambre, et, à brûle-pourpoint lui
-demanda son sentiment sur l'empire protestant.
-Le vieillard sourit:</p>
-
-<p class="i1">—Madame, dit-il, Votre Altesse a déjà
-voulu me rappeler hier qu'elle était protestante.</p>
-
-<p class="i1">Elle s'irrita:</p>
-
-<p class="i1">—C'est tout? Vous ne trouvez qu'un mot?
-Folie, alors?</p>
-
-<p class="i1">—Non, Madame, ce n'est pas une folie,
-c'est un acte de foi. Mais un acte de foi ne
-suffit pas au dessin d'un empire. Il faut un
-congrès, des accords, des alliances, que
-sais-je? Et j'aimerais autant un empire catholique.</p>
-
-<p class="i1">—Vous êtes catholique, Monsieur.</p>
-
-<p class="i1">—Non, Madame, et je le regrette. Je
-suis juif.</p>
-
-<p class="i1">—Et vous n'imaginez pas un empire juif?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">[Pg 153]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Madame, les juifs ont cet avantage sur
-le reste des hommes d'être morts depuis
-longtemps. Réfléchissez: n'est-ce pas un
-cauchemar, une troupe de fantômes, des
-âmes en peine—et ce ne seront des âmes que
-si vous le voulez bien. L'esprit de Dieu s'est
-retiré de leur masse: ils ont le fétichisme
-de l'or, le somnambulisme du commerce,
-le vertige de l'avarice. Ce sont maladies de
-feux follets. Pour moi, je suis un fantôme
-pensant et dont la vue est bonne. Je vous
-disais tout à l'heure que je regrettais de ne
-pas être catholique: pure politesse. Car je
-ne puis croire non plus à un empire catholique:
-il fut, en deux fois, en trois fois,
-Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon. Il
-faut trouver maintenant une autre religion:
-l'inquiétude et le fanatisme de notre époque,—c'est
-tout un—annoncent de prochains
-miracles, une foi nouvelle.</p>
-
-<p class="i1">—Il ne manque qu'un Dieu martyr.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">[Pg 154]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Et pourquoi, Madame? La religion
-est fondée sur la souffrance: c'est une
-religion de pitié, d'indignation et de
-remords, une tendresse, un regret agissant,
-une adoration tragique: elle est plus pure,
-plus profonde, plus subtile que les autres
-puisqu'elle fond en soi tous les sentiments,
-depuis la terreur et l'admiration jusqu'aux
-larmes. Mais si la mort sur la terre apporte
-à l'idée de l'éternité une force plus grande
-et comme une consécration mystérieuse, elle
-n'est pas nécessaire. On peut croire à
-tout.</p>
-
-<p class="i1">—Mais, vous, Monsieur, vous ne croyez
-à rien.</p>
-
-<p class="i1">—Que Votre Altesse me pardonne. Je
-crois à un Dieu, le Feu. C'est un peu naïf
-de la part d'un juif qui a eu des ancêtres
-perdus dans des autodafés. Mais voyez
-combien les incendies sont fréquents depuis
-qu'on n'accorde plus au feu son tribut
-<span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">[Pg 155]</a></span>
-humain et comme il vient prendre des gens
-ici et là, lui-même, puisqu'on ne les lui
-apporte pas. C'est un grand Dieu.</p>
-
-<p class="i1">—Et l'eau aussi, alors?</p>
-
-<p class="i1">—Oui, Madame. Et tout. Mais je raille.
-Je crois en Dieu. J'ai été le chercher en
-tout, partout, dans les lois qu'on a faites
-en son nom, dans les actes qu'on a commis
-en son nom, dans les paroles de ses
-ministres, dans les anathèmes et les miracles.
-Je ne l'ai pas trouvé: c'est qu'il
-est. Mais pourquoi le connaîtrions-nous,
-nous qui avons des besoins, des caprices,
-nous qui ne sommes que faiblesse et erreur,
-qui balbutions quand nous ne glissons
-pas, qui tremblons quand nous ne sommes
-pas aveugles? Je vous parlais des juifs,
-tout à l'heure. Voilà les gens qui ont survécu
-à tous les peuples, excepté les Hindous,
-qui leur étaient contemporains. Ils
-n'ont rien gagné en beauté morale, en
-<span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">[Pg 156]</a></span>
-beauté d'esprit. Ils se traînent avec le même
-visage qu'au temps de Roboam, avec des
-finasseries condamnées par le Talmud, ils
-se survivent pour mériter la mort, pour
-défier les hommes et les choses. Vous me
-parliez, Madame, des empires chrétiens:
-voyez où ils sont, voyez les chrétiens
-demander partout non leur pain quotidien,
-que le Christ veut qu'on lui demande chaque
-jour pour ce jour-là (puisqu'il dispose du
-lendemain et qu'il pourvoira au lendemain,
-à son heure), mais, tout, la fortune du prochain,
-le champ du prochain, le morcellement
-de leur pays, pour eux, et ignorer la
-charité, le renoncement, l'effort vers cette
-tranquillité de corps et d'âme qui est le
-souverain bien. Ah! Madame, il faut une
-nouvelle croyance, un nouveau viatique
-pour les grandes choses qui sont à faire,
-pour les héroïsmes qui sont en gestation,
-pour le sublime qui reste dû à la terre.
-<span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">[Pg 157]</a></span>
-J'ai foi dans la foi. J'ai soif de foi. Mais où
-est-elle? Et où est Dieu?</p>
-
-<p class="i1">C'était le premier soir où la grande-duchesse
-le voyait ne pas sourire. Il avait
-eu une éloquence de prophète et une émotion
-de prophète. Il ne lui manquait que le
-don de prophétie: ces visions que Dieu dispense
-à ceux qui les attendent simplement
-sans raffiner et sans ratiociner. Elle ne
-sourit pas en répondant:</p>
-
-<p class="i1">—Je sais, moi, où est Dieu: dans le
-pouvoir.</p>
-
-<p class="i1">Le vieillard la regardait. Elle reprit:</p>
-
-<p class="i1">—Je veux dire: le vrai pouvoir, celui
-qui gouverne, qui prévoit, qui agit. Il y a
-prédestination et destination, durée et conservation.
-C'est un don qui emporte avec
-lui tous les dons. Et l'exercice du pouvoir
-est la diffusion de la divinité, la solution
-au jour le jour du problème de la vie, la
-divulgation de son secret.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">[Pg 158]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Eusèbe Gaël entra. Il était pâle. Il avait
-passé la plus affreuse journée. Dans toutes
-ses lectures, il n'avait rencontré que des
-allusions, des analogies, des présages. Il
-n'avait pas achevé ses saluts que, au mépris
-de l'étiquette, M. Lévy-Wlarmeh lui disait:</p>
-
-<p class="i1">—Mon cher collègue, je vous apprends
-une grande nouvelle: la grande-duchesse
-veut régner.</p>
-
-<p class="i1">—Et gouverner, précisa Clémentine-Alessandra.</p>
-
-<p class="i1">Gaël sentit l'abîme. La princesse était
-fatiguée. Elle s'interrogeait pour ne pas se
-répondre. Pour ne pas entendre même le
-tumulte de son être, les sursauts de son
-honneur souillé et de son âme brouillée,
-pour ne pas entendre son cœur sanglant,
-pour échapper au débat de la femme et de la
-jeune fille, pour fuir le cloaque bohème de
-sa sensualité et ses révoltes de vanité, elle
-imaginait un branle-bas de trônes et de
-<span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">[Pg 159]</a></span>
-sceptres, un écroulement de l'Europe, une
-révolution universelle. Il ne s'étonnait ni de
-cette crise ni du changement d'attitude de
-son élève infortunée. Il l'avait quittée pantelante
-à la fois et sournoise, cruelle et passionnée:
-il la retrouvait guerrière, toute en
-élans nobles: c'était dans l'ordre des réactions
-nerveuses et des misères féminines.
-A cet instant, il la méprisa plus que de raison.</p>
-
-<p class="i1">—Que Son Altesse, donc, règne et gouverne!...
-accepta-t-il d'un grand geste.</p>
-
-<p class="i1">Elle avait cependant mieux à faire! Le
-couple, la veille, lui avait si exactement
-représenté la vie totale, son rêve à lui!
-C'est à la suite qu'ils auraient à régner.
-Cette petite était décidément une gâcheuse.
-Elle était trop pressée. Qu'avait-elle fait de
-son amant? Il le cherchait dans l'exaltation,
-dans l'énergie de la jeune fille. Ce n'était
-pas pour lui qu'elle voulait un trône. Alors?
-Mais M. Lévy continuait:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">[Pg 160]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Son Altesse ne désire pas seulement
-régner sur sa patrie. Elle exige l'univers.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit Gaël.</p>
-
-<p class="i1">Il comprenait. L'étrange chose! Ce qui
-«exigeait», ce n'était pas son sang à elle
-ou son hérédité: c'était le sang du jeune
-homme, son âme d'aventurier, son besoin
-de pauvre. C'était le cri de sa misère, précisé,
-étendu, traduit dans la langue des cours et
-la langue des camps. Sa violence anarchiste
-de parisien et de Corse devenait chez la
-fille des souverains une soif de souveraineté.
-Elle voulait imposer le bonheur
-comme il voulait l'offrir à tous, de bas. Que
-faisait-il en ce moment? Gaël ne songea
-qu'à lui pendant la conversation où vinrent
-donner les Hérat et les Morive. Et, quand
-tout le monde fut parti, il demanda à Clémentine-Alessandra
-la permission de le
-voir. Elle se mordit la lèvre, comme à lui,
-et haussa les épaules.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">[Pg 161]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Vous me le préférez? Je vous permets.
-Vous n'avez qu'à descendre.</p>
-
-<p class="i1">Il descendit. Il erra, exprès. Il se perdit
-dans des couloirs, des offices, des cuisines.
-Il découvrit enfin Antony dans une soupente
-où il s'enfonçait, dans l'ombre. Rien n'apparut
-de lui que l'argenterie qu'il frottait.</p>
-
-<p class="i1">Gaël le considéra. Il mettait du désespoir
-dans son labeur. Gaël plongea en
-son effort et en son cœur. Cette rage à
-caresser, à brûler les plats de son torchon,
-n'était-ce pas une manière d'interroger le
-métal, de lui faire suer ses secrets, ses
-hontes, de voir sous la patine renaître le
-sang des pillages où l'argent avait été volé
-qui s'était fondu par la suite? N'était-ce
-point de la haine pour les maîtres, pour les
-maîtres lointains et ceux d'aujourd'hui?
-Mais non, Antony n'en voulait pas tant. Il
-ne pensait pas. Il laissait la masse noire
-se faire dans son cerveau et dans son âme:
-<span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">[Pg 162]</a></span>
-il accumulait, dans la ténèbre. Cela redeviendrait,
-quand il faudrait, de la colère
-lumineuse, du feu. Il oubliait, longuement,
-de tout son cœur: il tâchait à oublier son
-cœur.</p>
-
-<p class="i1">—Vous rêvez? demanda Gaël.</p>
-
-<p class="i1">Le jeune homme releva sa tête rasée.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! c'est vous, fit-il.</p>
-
-<p class="i1">Puis douloureusement:</p>
-
-<p class="i1">—Ou plutôt, c'est Monsieur. Car il faut
-vous appeler Monsieur, maintenant.</p>
-
-<p class="i1">—Ce n'est pas la peine. Ne vous fatiguez
-pas. Vous rêvez?</p>
-
-<p class="i1">—Non, j'ai changé de peau. Je change
-d'estomac. Voilà.</p>
-
-<p class="i1">—Vous regrettez vos promenades?</p>
-
-<p class="i1">—Non, Paris vient me trouver ici. Ça
-se ramasse. Ça se met ensemble. C'est
-grand, c'est gros. Quand on marche au
-travers, on ne peut pas, on ne sait pas.
-Ça ne se suit pas. C'est des rues, des places,
-<span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">[Pg 163]</a></span>
-des ponts. Ici, ça entre, d'un coup. Et les
-gens aussi, d'un coup. Alors ça fait une
-boule, quelque chose comme une idée.</p>
-
-<p class="i1">Il était sorti de son ombre. Gaël le
-voyait. Il aperçut la morsure:</p>
-
-<p class="i1">—C'est elle, n'est-ce pas?</p>
-
-<p class="i1">—Oui.</p>
-
-<p class="i1">Antony avait répondu aussi simplement
-que Gaël avait interrogé.</p>
-
-<p class="i1">—Elle y vient, dit Gaël.</p>
-
-<p class="i1">Ces mouvements de chair lui étaient
-étrangers. Ce geste sauvage, cette férocité
-amoureuse, ce retour à la barbarie des
-caresses incisives, au cœur des forêts primitives,
-cette emprise, cette marque l'étonnaient.
-L'instinct!... Coquetterie poussée!...
-L'amour, toujours!...</p>
-
-<p class="i1">—Et vous? vous l'aimez encore?</p>
-
-<p class="i1">—Je suis ici pour la haïr, pour n'y
-plus penser, pour qu'elle n'ait jamais été.</p>
-
-<p class="i1">—Bon, sourit Gaël. Elle aussi, elle est
-<span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">[Pg 164]</a></span>
-là-haut pour vous perdre d'instant en instant,
-vous lâcher dans la nuit du néant.
-Mais ça n'est pas fait.</p>
-
-<p class="i1">Il réfléchit. Ces gens-là, ce n'était pas
-un roman, c'était une épopée, de l'histoire,
-de la science, une expérience d'humanité
-et de surhumanité, mais il aimait Clémentine-Alessandra.
-Et il plaignait, il aimait
-ce garçon triste.</p>
-
-<p class="i1">—Écoutez, dit Antony. Je ne vous connais
-pas. Mais vous parlez comme quelqu'un
-qui sait. Vous devez être un philosophe.
-Je n'ai jamais demandé conseil à
-personne. Mais que dois-je faire pour
-oublier? Parce que, n'est-ce pas, n'est-ce
-pas, ce n'était pas ma destinée de la rencontrer,
-elle, et de l'aimer?</p>
-
-<p class="i1">—Votre nature, votre désir, non. Votre
-destinée, peut-être.</p>
-
-<p class="i1">—Il faut oublier, n'est-ce pas? il faut?</p>
-
-<p class="i1">Une immense angoisse faisait trembler
-<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">[Pg 165]</a></span>
-sa voix. Dans sa soupente, ce valet en
-sabots et en tablier bleu, les manches
-retroussées, les doigts écartés sur son torchon
-de peau, était très noblement tragique.
-Il souffrait toutes les tortures du plus rare
-amour, celui contre lequel les âmes se
-révoltent lorsqu'elles sont uniques. Il
-n'acceptait que sa déchéance. N'être plus
-rien qu'un labeur continu, monotone et
-bas, échapper à tous les regards, être l'anonyme
-collé à un baquet pour que le baquet
-puisse servir, c'était une façon de se replier
-sur lui-même, de peser sur son cœur, de
-chasser l'affreux, l'impossible sentiment.
-Gaël ne lui répondit pas, il ne voulait pas
-mentir.</p>
-
-<p class="i1">—Je ne sais pas. Je ne puis que vous
-donner un conseil et un conseil facile.
-Vivez de la vie où vous vous êtes forcé,
-de la vie de votre condition, puisque ça
-s'appelle être en condition. Ayez des camarades,
-<span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">[Pg 166]</a></span>
-vos camarades. Parlez-leur, tâchez
-à vous amuser avec eux.</p>
-
-<p class="i1">—C'est un suicide? interrompit Antony.</p>
-
-<p class="i1">Le mot déplut à Gaël: c'était de la littérature.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! oui! ricana-t-il, vous voulez vous
-noyer tout seul. Vous ne voulez pas qu'on
-vous aide? Vous avez une nature de réclusionnaire
-et encore, vous savez, les réclusionnaires
-ne sont seuls que quand on les
-met au cachot! Faites-vous moine!</p>
-
-<p class="i1">—Je ne suis pas assez riche. Et puis, et
-puis! je penserais à elle au lieu de penser
-à Dieu. Ici, j'espère que ça m'écrasera tant,
-de la sentir là-haut, tout près, que je ne
-me la rappellerai plus.</p>
-
-<p class="i1">—Buvez, dit Gaël.</p>
-
-<p class="i1">Mais il essuya un tel regard qu'il n'insista
-pas.</p>
-
-<p class="i1">Il avait sur le bord des lèvres ce dernier
-<span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">[Pg 167]</a></span>
-cordial: «Lisez.» Mais il réfléchit. Qu'avait-il
-à offrir? Ni <i>l'Imitation de Jésus-Christ</i>
-ni <i>la Bible</i>, puisqu'il n'était pas évangéliste.
-Il lui restait <i>le Rouge et le Noir</i>, de M. de
-Stendhal, <i>les Confessions</i>, de J.-J. Rousseau
-ou,—qui sait?—<i>Ruy Blas</i>. Il écarta
-<i>Ruy Blas</i>, d'abord, comme il eût écarté les
-comédies de Marivaux, où l'état de valet est
-une gageure, une épreuve, un jeu. Il songea
-au livre de Stendhal. Il ne l'aimait plus. A
-sa centième lecture, il s'était senti de l'humeur
-pour cette roideur d'analyse, pour
-ces pirouettes sèches, pour cette tension de
-détail, pour cette hypocrisie même qui
-offre un dénouement moral et des sous-entendus,
-une âme éclatante de dessous
-qui excite plus encore à ce qu'il appelle un
-crime. Il pesa le danger du roman. Des
-phrases lui revinrent: «Avec qui mangerai-je?»
-demande Julien Sorel avant que
-d'entrer à Verrières. Rapprochement pénible
-<span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">[Pg 168]</a></span>
-pour un homme qui mange en bas. Et puis,
-les succès, les changements de position,
-le romanesque carbonaro qui crée des missions,
-qui fond des croix, qui engendre des
-relations et des élégances! Misère encore!
-Et pourquoi donner de l'intrigue à un garçon
-qui a du cœur, qui n'est qu'un cœur?
-La sensibilité de Jean-Jacques l'alarma de
-la même façon. Ces habits de valet qui sont
-des habits de ville, ces questions d'aiguillette,
-c'était du souci pour celui à qui on
-n'épargnait nul détail de livrée et qui ne
-se voulait épargner aucune humiliation.
-Non! pas de lecture! pas d'idée! pas d'émotion
-en dehors de soi. Il enfermait Antony
-dans sa destinée. Il lui tendit la main:</p>
-
-<p class="i1">—Au revoir et courage.</p>
-
-<p class="i1">Il l'aurait embrassé. Le regard de l'infortuné
-ne le quitta point.</p>
-
-<p class="i1">Chez lui, en face de sa fille, il rêva encore.
-Il aurait voulu interroger l'étoile des
-<span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">[Pg 169]</a></span>
-deux jeunes gens. Puis il alla à sa bibliothèque.
-Il ouvrit un tome, au hasard.
-C'étaient <i>les Constitutions et règles du couvent
-de Port-Royal du Chapitre de Mons</i>. Il
-lut: «Les grandes se lèvent à quatre heures,
-les moyennes à quatre heures et demie, les
-petites à cinq heures, les plus petites suivant
-l'heure de leurs forces et de leurs
-besoins. Car nous en avons de l'âge de
-quatre ans jusqu'à celui de dix-sept. On
-les réveille en leur disant: <i>Jésus</i>. Elles
-répondent <i>Marie</i> ou <i>Deo gratias</i>. Elles
-doivent se lever sans prendre le temps du
-réveil pour ne tomber point dans le défaut
-de paresse. Lorsqu'elles se trouvent mal,
-elles doivent le déclarer à la surveillante
-avant de se rendormir...» Il poursuivit sa
-lecture: «Voilà la vraie éducation, dit-il,
-la vraie discipline. Mais Clémentine-Alessandra
-est protestante. Et leur libre examen
-ne s'accommoderait point de ces règles.»
-<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">[Pg 170]</a></span>
-Il ne songea point plus avant sur le petit
-in-16. Il découvrait des théories de petites
-filles toutes blanches, de petites filles selon
-l'Éternel à qui il ne faut ni amants ni
-trônes. Il eut horreur de la succession des
-temps. Puis il voulut ne plus rien savoir.</p>
-
-<p class="i1">La nuit était implacablement belle. Les
-astres se ramassaient en traînées d'apparat.
-Nuit de décor, étroite et magnifique où
-la lune plaquait de lourds reflets d'opale
-et où un sang bourbeux d'or semblait gicler
-parfois de sa pâleur immense. Nuit de repos
-imposé, de néant tyrannique où les maisons
-se dressaient à peine et s'échouaient
-dans leur ligne, où les voitures s'étiraient,
-comme graissées de lassitude et où les
-appels de tramways, inutiles, symbolisaient
-un effort court et de la vitesse pour fantômes.</p>
-
-<p class="i1">Antony était sorti. Il préludait à sa vie
-de servage par une désobéissance traditionnelle
-et professionnelle: il «découchait».
-<span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">[Pg 171]</a></span>
-Le mot lui crispait aux lèvres un
-sourire stigmate. Il ne se dépêtrait pas de
-son ironie. Il allait. Il ne croisait que valets
-et servantes. C'était l'heure où le quartier
-se coagule en de rares salons ou s'exile vers
-les restaurants et cafés du Bois, l'heure
-de la promenade et des arbres, du
-culte rendu à la nature, de groupe en
-groupe, cependant que le ciel, les étoiles, le
-charme de tiédeur et de fraîcheur ensemble,
-le secret même de la chaleur vitale, le
-plaisir de vivre et la lente volupté des
-avenirs certains se perdent, se fondent
-dans un accord tzigane, un cri de fille
-et l'aigreur laborieuse d'un mélange américain.
-L'intérieur, les rangées et les
-bordures des hôtels, ces coffre-forts, à
-fenêtres, de millions et d'œuvres d'art, tout
-était à la valetaille. Les mains sous la
-bavette de leurs tabliers, élargissant en
-lippe de bien-aise leur peau rasée, ils
-<span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">[Pg 172]</a></span>
-allaient à deux, traînant de-ci de-là ce prétexte
-de promenade, un chien de vitrine,
-ou vaguant chargés seulement d'un gilet
-ou d'un pantalon de livrée, massifs gardiens
-de nuit, désertant leur poste pour
-n'entendre plus d'ordres, pour n'avoir plus
-à s'occuper de personne, pour prendre un
-bain trompeur de liberté.</p>
-
-<p class="i1">Antony suivit ses camarades, loin, dans
-un bar de la rue Rhumkorff. Il tomba dans
-un escadron de cochers, de palefreniers, de
-valets, de marmitons et de garçons de café
-qui entouraient un maigre état-major de
-<i>lads</i> méprisants et plus renseignés que
-bavards. Les femmes étaient tenues à distance.
-Rien n'est d'ailleurs rare comme une
-bonne agréable ou une femme de chambre
-possible. Leur charme de simplesse et de
-franchise, leur don de soumission, leur
-bonne volonté riante, tout en elles devient
-bientôt «l'habitude», l'effroyable habitude
-<span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">[Pg 173]</a></span>
-des gens de maison, leur effort pour se
-confondre avec la pierre d'évier et l'escalier
-de service, pour être de la même couleur,
-pour ne point rompre en visière avec leur
-bonnet, pour ne pas trancher sur leur batterie
-de cuisine, pour être l'outil à peine
-vivant mais dur à la peine, n'agissant pas,
-mais travaillant, propre à tricher sur les
-heures de vie, à reculer par son sacrifice
-l'instant de la mort, à prendre sur soi la
-rouille et la fatigue, la maladie même et
-l'insalubrité, à s'offrir en holocauste, à
-accepter l'envers de l'existence,—avec des
-gages. D'épingles à piquer en ourlets à
-bâtir, de corsets à serrer en corsets à arracher,
-les femmes de chambre perdent leur
-couleur et leurs joies: machines à découdre,
-machines à échafauder, elles dissolvent peu
-à peu leur humanité, tombent dans l'immédiateté
-des plaisirs, échouent au fétichisme
-vain du bas de laine.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">[Pg 174]</a></span></p>
-
-<p class="i1">C'était la cupidité qui les avait cette nuit-là
-enfermées dans cette officine. N'était-ce
-point d'ailleurs un spectacle vengeur que
-de voir ces cochers, bourreaux professionnels
-de chevaux, ces mécaniciens d'automobiles,
-faire de chevaux sauteurs les arbitres
-de leurs destinées, les divinités protectrices
-de leurs économies, les fondateurs tutélaires
-de leur race et de leur dynastie, de
-leur richesse et de leur gloire? On ne parlait
-que des chances de Newby dans la première
-ou du jeune Stern dans la quatrième.
-Antony avait connu d'autres bars sportifs
-sur les boulevards! On y avait plus faim et
-une pire habitude de la soif. Il n'y entrait
-pas. Mais il regardait jouer à saute-mouton,
-tout autour. C'étaient des nuits plus claires
-et plus légères. On attendait doucement le
-sommeil. On épuisait ce qui vous restait
-d'agitation, on diluait son épuisement à
-ces farces, à ces tapes, à ces rires. On se
-<span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">[Pg 175]</a></span>
-réparait au sommeil comme à une chose
-sérieuse, à une volupté régulière, à un
-repos qui veut être mérité.</p>
-
-<p class="i1">Il n'était pas joueur et n'avait pas d'argent.
-Il rentra tout seul. Une tentation le
-prit: voir la princesse sans en être vu. En
-somme, il était valet et c'était son métier
-de regarder par le trou de la serrure et
-d'écouter aux portes. Il glissa le long des
-escaliers et des couloirs et eut toutes les
-habiletés, tout le génie d'astuce que la passion
-et la passion pure peut prêter. <i>Elle</i>
-travaillait. Il la considéra contre son image,
-contre l'image qu'il gardait d'elle: il l'évoqua
-vivante, pensante contre la mauvaise
-statue de dédain et de tyrannie, contre les
-gestes, les anéantissements, les caresses et
-les mots, les soupirs et les mensonges
-qu'elle avait été pour lui. Elle lui apparut
-pour la première fois princesse et jeune
-fille. Elle penchait ses cheveux pâles, ses
-<span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">[Pg 176]</a></span>
-yeux pâles, son profil dominateur et fier,
-sa grâce de saphir, sa bouche muette sur
-une carte plus vieille que celle du vieux
-Wolfgang, là-haut. Des livres étaient épars
-autour d'elle, encore ouverts. Elle pensait,
-pour ne pas rêver. Il l'aima. Non, non, ce
-n'était pas l'enfer qui lui avait envoyé un
-charme mauvais: elle était belle, elle était
-grande. Et c'était son âme, à lui, son âme,
-«arrivée», son âme, comme elle devait être
-en son idéal, couronnée, casquée, armée
-et souriante. Penchée vers les siècles, elle
-offrait un peu de sa nuque, en une harmonie
-d'or nacré, d'or délicieux, attendri
-d'argent et presque d'opale. Sa simple robe
-bleue lui collait au corps ainsi qu'un voile
-de ciel. Il crut qu'il allait enfoncer la porte
-et se pleurer à ses pieds, qu'il allait, de ses
-larmes, chasser, détruire le méchant passé,
-qu'il allait mourir pour la délivrer de lui,
-et, puisque lui-même il était malheureux...
-<span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">[Pg 177]</a></span>
-Mais il eut honte: il la respecta jusqu'à ne
-vouloir pas la salir de sa vue. Il oublia tous
-ses désirs. «Pourvu qu'elle ne sache pas!»
-Et ce n'était point par fierté qu'il se retira
-aussitôt. Il ne songeait plus à oublier: sa
-suprême ambition devenait de ne pas faire
-de peine à la princesse triste.</p>
-
-<p class="i1">Dans sa chambre de valet, il ne souffrit
-pas. Violemment, affreusement, il veilla
-entre ses deux devoirs. Ah! tuer la réflexion,
-l'espérance, l'action latente! Être n'importe
-quoi, ce qui joue aux courses, comme
-les gens de la rue Rhumkorff, comme tout
-Paris, mettre sur un cheval, dans un peloton
-de chevaux, tout son esprit de conquête,
-d'aventure, l'idée des jours meilleurs, faire
-courir, faire combattre un cheval pour soi,
-lui abandonner sa chance, son triomphe, sa
-fortune, comme on a un député, comme on
-aurait un banquier ou un représentant à la
-Bourse, si l'on était riche et s'il ne fallait
-<span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">[Pg 178]</a></span>
-que se faire plus riche! Il envia ses camarades.
-Il envia tout le monde. Il n'entendit
-pas le pas de limbe qui voleta jusqu'à sa
-porte. Au risque du scandale et du grotesque,
-la grande-duchesse venait l'espionner
-comme il l'avait espionnée. Elle le
-trouva qui regardait étrangement son tablier.
-Elle se devina en cet affreux miroir.
-Elle se vit dessinée et se variant dans la
-trame de la toile, salamandre de feu et
-de honte, démone mangeuse d'énergie et
-d'honneur. Elle venait d'appeler tout son
-peuple à la rescousse: elle n'en avait qu'un
-peu plus de mélancolie. Oui, oui, elle avait
-charge d'âmes, mais n'avait-elle pas, plus
-lourde de soucis, plus avide de remèdes et
-d'abîmes, la charge de son cœur? Antony
-demeurait fixe en face de sa dépouille de
-valet. Elle s'enivra de sa fierté et de son
-dégoût en bataille, elle frémit devant son
-doute et son mal, puis elle s'en fut.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">[Pg 179]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Ç'avait été très simple et très secret, de
-ce tragique sans fin que personne ne
-sait. Ç'avait été ce secret sur quoi on
-vit, avant d'en mourir. La haute maison
-retomba dans l'absolu de son silence.
-Et Clémentine-Alessandra, grande-duchesse
-de Schmerz-Traurig, palatine des
-Deux-Saxes, princesse de Torgau, électrice
-de Zeusberg, laissa venir à sa veillée
-pensive les sommeils de toute sa demeure.
-Des soldats, des diplomates, des
-serviteurs de toutes sortes, des officieux, des
-espions, des femmes et des jeunes filles,
-une horde désorganisée de noblesse et de
-misère, l'état-major de la déroute, étaient
-venus demander asile à l'exil de sa famille,
-comme aux beaux jours de Versailles on
-quémandait un logement au Roi-Soleil. Elle
-pesa la faiblesse, l'abandon dévoué, le néant
-attentionné qui l'entouraient: elle eût peur.
-Pas d'énergie, pas de révolte contre les événements,
-<span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">[Pg 180]</a></span>
-des plaintes, des sourires à la vie
-de Paris, un au-jour le-jour de décor, de résignation
-et de parade, un provisoire doré
-et galonné, la marche—à l'heure—vers
-un futur sans avenir, sans issue, l'oubli, le
-n'importe quoi avec de la tenue, des cravates
-d'ordres sur des squelettes sans caractère
-et mous!... Elle avait, l'avant-veille,
-écouté dormir l'hôtel meublé; elle avait discerné
-en sa torpeur de la rage, de la faim,
-du désespoir. Ici, rien: un assoupissement
-plat comme une carte héraldique; il ne
-manquait aux pieds des dormeurs que les
-levriers couchés de leurs tombeaux. Paris
-allait s'éveiller et jeter autour d'eux un
-énervement anarchique, son filet d'efforts
-menus et son besoin et sa fièvre. Des
-hommes allaient se gouverner et s'entraver
-l'un l'autre, sans direction, sans but, leurs
-désirs en avant. Et là-bas, là-bas, des gens
-rêvaient en une autre langue, des gens
-<span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">[Pg 181]</a></span>
-décapités de sa tête à elle, des gens à qui
-elle se devait, pour qui et par qui elle pouvait
-presque des miracles. Elle trembla de
-ne pas les aimer, de se jeter parmi eux,
-ainsi qu'en un couvent. Elle imagina leur
-masse pour ne pas croire qu'elle les imaginait
-en l'air: elle les appela par leurs
-noms, des noms qu'ils avaient reçus, qu'ils
-gardaient de ses ancêtres à elle: Jean,
-Auguste, Christian, Georges... Un autre
-nom l'emplissait, un nom qu'elle ne prononçait
-pas, qu'elle ne prononcerait jamais,
-car les amants ne s'appellent point par
-leur nom. Antony ne l'appelait pas non plus.
-Elle demeurait plantée devant lui à la fois
-et fichée en son cœur, immense et si frêle aux
-doigts! Leurs deux énergies, leur tendresse
-contrariée, leurs âmes hérissées et sanglantes
-se dressaient seules dans la maison,
-dans le quartier, dans cette nuit de Paris
-qui s'évadait sur des selles de chevaux de
-<span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">[Pg 182]</a></span>
-course, dans ce repos républicain, dépouillé
-de toute ambition et ne demandant à Dieu
-qu'un jour à la fois. Et la veille s'éternisait,
-plus âpre, plus farouche, de ces deux êtres
-qui ne dormaient point à cause qu'ils se refusaient
-à dormir ensemble, d'un seul cœur.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">[Pg 183]</a></span></p>
-
-
-
-<div class="chapter">
-<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2>
-</div>
-
-<p class="ac">ICI L'ON DANSE</p>
-
-
-<p class="i1">M. Morive se pencha vers son voisin, le
-général de la Manille.</p>
-
-<p class="i1">—Très gentil, ce dîner, mais pourquoi
-ne parle-t-on pas? ça me fatigue.</p>
-
-<p class="i1">—Toujours philosophe, mon cher président!
-répondit le général au hasard.</p>
-
-<p class="i1">Il ne cherchait à comprendre les choses
-que depuis qu'il briguait, décemment, non
-sans des reflets de sa gloire passée, un
-fauteuil à l'Académie. Ses <i>Mémoires et
-souvenirs</i>, dédiés d'abord «à l'honneur des
-armes spéciales», étaient devenus publics
-et presque populaires: cinq éditions!
-Depuis qu'on voulait trouver dans le cadre
-de l'état-major général un second Marbot,
-<span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">[Pg 184]</a></span>
-aucun officier n'avait eu pareille chance.
-Et le général acceptait d'être académicien
-ainsi qu'il avait espéré être promu sénateur
-de l'Empire. Or cette candidature patiente
-ajoutait à son parisianisme héroïque.
-Morive souffrait un peu de ne s'être point
-dérobé à une réunion qu'il avait naïvement
-estimée agréable et sans danger. Il retombait
-dans la politique et quelle politique!
-générale, internationale, théorique, théocratique!
-Il sentait le discours, la coalition,
-la conspiration. Et c'était une femme, une
-petite fille qui... Il observa les convives. Les
-camarillas avaient évolué depuis sa bande.
-La grande-duchesse de Schmerz-Traurig
-avait invité des proscrits et des éminences
-grises, les sous-attachés de cabinet qui
-dirigent un ministère, les députés des sous-commissions,
-des comédiennes qui possèdent
-une ambassade ainsi qu'une écurie,
-des ducs, des archiducs et des souverains
-<span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">[Pg 185]</a></span>
-pour rien, pour le plaisir, ses inséparables
-gens d'Institut, quelques prêtres et quelques
-financiers, des anarchistes et des soldats.
-Morive ne connaissait presque plus personne.
-C'était un dîner qui emplissait la
-grande salle du <i>Continental</i>, repas de corps,
-aussi compact qu'une fête de bienfaisance:
-à peine si l'on avait épargné aux invités le
-velum banal des solennités et si le drapeau
-ne flottait pas au dessus—et pour cause.
-Morive n'aimait ni cette manière d'accoupler
-des nations, et des individus, ni le caprice
-de la princesse, ni son idée de derrière la
-tête. Ces gens-là n'auraient jamais à eux
-tous les pouvoirs qu'il avait détenu, mais
-c'était du pouvoir et Morive se rappelait
-deux vers satiriques qui avaient illustré
-sa dernière chute, déjà vieille:</p>
-
-<div class="poetry-container">
- <div class="poetry">
- <div class="verse">Morive</div>
- <div class="verse">A la dérive.</div>
- </div>
-</div>
-
-<p class="i1">Les hommes en place, les hommes en
-<span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">[Pg 186]</a></span>
-mal de place le dégoûtaient. Il n'admettait
-pas qu'on fût ou qu'on pût être: pour son
-intransigeance, il fallait, sans plus, avoir
-été. Il se pencha encore vers M. de la
-Manille.</p>
-
-<p class="i1">—Mon pauvre général, je flaire la politique.</p>
-
-<p class="i1">—Je la renifle, accentua le guerrier.</p>
-
-<p class="i1">Morive eut le sourire de Talleyrand sur
-Augereau.</p>
-
-<p class="i1">Et la politique se leva.</p>
-
-<p class="i1">—Messieurs, dit la grande-duchesse...</p>
-
-<p class="i1">Les dames furent heureuses de n'être
-point mises à part. Clémentine-Alessandra
-les respectait jusqu'à viriliser leur influence.</p>
-
-<p class="i1">—Messieurs, dit la grande-duchesse, je
-vous demande mon trône, le mien et un
-peu plus. Il s'agit bien d'une aventure,
-d'un coup d'État. Je sais qu'un coup d'État,
-ce n'est pas de l'histoire, c'est de l'anecdote.
-<span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">[Pg 187]</a></span>
-Et l'anecdote est moins que rien, c'est-à-dire
-de l'histoire supérieure, de la quintessence
-d'histoire et, dans l'espèce, de la
-fatalité voulue. C'est du détail aussi. Et les
-détails sont des pierres précieuses qui, liées,
-se commandent l'une l'autre en une chaîne
-ininterrompue, s'éclairant de lueurs diverses,
-se complétant, finissent en leur
-marche et en leur ordre, par acquérir cette
-sorte de terne sérénité que l'histoire inflige
-à tout. Cette suite, c'est le secret de l'éloquence.
-Mais, depuis Bossuet, l'histoire est
-devenue plus qu'un discours, plus qu'une
-science: c'est de la chimie, et alors même
-que les pays ou les événements se sont dissociés,
-de la chimie organique puisque les
-États sont des organismes. Je vous demande
-une synthèse ou un miracle, de la vie,
-pour moi, une équation féconde. Étant
-donné toutes les faiblesses, folies et bassesses
-des peuples et des individus, étant
-<span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">[Pg 188]</a></span>
-donné des trahisons et de la sottise, des
-paniques et de la brutalité, trouver l'inconnue
-à laquelle obéissent les siècles et
-l'humanité. C'est d'ailleurs très simple.
-Toute l'action qui va suivre, si vous le
-voulez, n'est qu'une résultante, une explosion
-de l'électricité épandue, ménagée,
-chargée, de tout le siècle. L'état d'esprit
-public est moins une gêne et une angoisse
-qu'un cauchemar: petitesse étouffante, peur
-précaire, d'une part, folie—forcée—des
-grandeurs, d'autre part. La faim des pauvres,
-la crainte vague et généralisée des classes
-dites dirigeantes et l'odeur, la manie de la
-poudre qu'on n'entend plus assez. Ce siècle
-commença à être sublime, sans savoir...</p>
-
-<p class="i1">—Nous savons, interrompit Morive.</p>
-
-<p class="i1">Il se leva. On le regardait avec stupeur.
-Très calme, très brave, rajeuni de cinquante
-ans, il parla:</p>
-
-<p class="i1">—Madame, il ne s'agit pas ici de galanterie.
-<span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">[Pg 189]</a></span>
-Vous ne savez pas. Vous êtes jeune
-et Allemande. Vous faites une lecture aux
-cinq classes de l'Institut: de la science, de
-la philosophie. Ce n'est point pour nous
-gagner, pour nous charmer, pour nous corrompre:
-c'est tout un. Pas de science, pas
-de faits, pas d'histoire. Vous avez fait une
-faute: ce n'est pas ici que vous deviez nous
-réunir, c'est dans votre palais de Wittemberg,
-après.</p>
-
-<p class="i1">Clémentine-Alessandra sourit:</p>
-
-<p class="i1">—Je vous remercie, Monsieur, de
-m'avoir coupé la parole. Nous sommes ici
-en Congrès, en un de vos clubs de 1848.</p>
-
-<p class="i1">—Un club de femmes, interrompit
-Morive.</p>
-
-<p class="i1">—... Nous sommes enfin entre nous. J'ai
-parlé pour ne pas avoir l'air...</p>
-
-<p class="i1">—D'être prétendant pour raisons de
-famille. Vous voulez être le prétendant
-scientifique avec d'autres motifs que vos
-<span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">[Pg 190]</a></span>
-parchemins. Eh! Madame! ne raffinez pas
-sur le coup de gueule, le coup de force et
-le coup de fusil: une révolution, ça ne
-ne se détermine pas, ça s'avale, on en
-profite, mais on a tout le temps de son
-règne et de sa déchéance pour la justifier,
-pour l'expliquer, pour la caser dans
-l'histoire—après la lui avoir imposée. Du
-sentiment? des idées? Ici, je suis votre
-maître, Madame: je connais les révolutions,
-j'y ai si bien réussi que j'ai trop
-réussi et que j'ai dépassé le triomphe
-puisque je suis ici, conseiller déplaisant et
-momifié en des honneurs posthumes.</p>
-
-<p class="i1">Le politicien était beau de force et d'impudeur,
-riche d'actes et d'«agissements»,
-lourd d'intrigues et de menées, pousseur
-d'hommes, nerf, sinon âme, de la masse,
-voix populaire, cerveau oblique, mâchant
-le pouvoir pour qu'il fût moins pesant à
-son estomac, hypocrite en sa tyrannie, despote
-<span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">[Pg 191]</a></span>
-masqué de la Déclaration des Droits de
-l'homme. Clémentine-Alessandra se sentit
-frémir: elle oubliait qu'elle était à Paris,
-captive de cette ville maîtresse qui ne comprend
-pas la domination, la prééminence,
-de cette ville coquette qui s'offre des jouets
-et qui les conserve pour les briser, qui
-s'amuse du sang, des larmes sans y croire,
-et qui déforme les hommes et les âmes à
-son image. C'était vraiment le rêve du
-monde et le sourire du monde, le sourire
-tantôt bon, tantôt méchant,—mais pas de
-sérieux, pas de loi, pas d'effort. Autour
-d'elle, les gens étaient ou étaient devenus
-parisiens. Le petit prince de Lusace, à sa
-droite, qui affectait encore de porter sa
-canne comme un sceptre, le roi d'Aragon à
-sa gauche qui était roi comme son père et
-qui avait trouvé une couronne vaine dans
-un lit d'auberge, tous les déchus, tous les
-mécontents, tous les prétendants n'étaient
-<span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">[Pg 192]</a></span>
-ni prétendants, ni mécontents, ni déchus.
-Ils avaient vers elle de petits coups d'œil
-complices et gentils: c'était bien à elle de
-faire la conspiration de l'année, le manifeste
-nécessaire, le complot de saison! Revendication
-de table d'hôte, chanson! Il ne manquait
-que l'hymne national!</p>
-
-<p class="i1">Morive continuait:</p>
-
-<p class="i1">—Je respecte le malheur et l'héroïsme.
-Mais la tentative de la duchesse de Berry
-n'était-elle pas, tout uniment, une envie de
-femme grosse? Et elle ne travaillait pas
-pour elle-même. Elle avait raison d'ailleurs,
-car la France ne voulait savoir, en fait de
-code de droit divin que la loi salique. C'est
-même pour cela que les mâles sont, aujourd'hui,
-appelés «petits salés».</p>
-
-<p class="i1">La grande-duchesse n'avait pas entendu
-la suite de l'argumentation, les derniers
-mots seuls la frappèrent et lui restèrent au
-cœur. Elle répondait:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">[Pg 193]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Je ne veux pas de rapprochement
-historique. Je veux mon peuple, voilà tout.</p>
-
-<p class="i1">—Votre Altesse est trop intelligente, dit
-Morive, pour se croire indispensable au
-bonheur de ses sujets ou pour imaginer
-qu'elle les pourra mener à la perfection.
-Tous les prétendants se sont considérés
-comme les champions du droit divin, comme
-les émissaires et les représentants de Dieu.
-Il ne leur a manqué que le miracle, le
-miracle qui dure. Et les femmes providentielles,
-Madame, ne se recrutent pas dans
-les familles princières. Vous ne vous
-représentez pas Jeanne d'Arc née sur les
-marches d'un trône. Il leur faut le peuple
-à la place d'âme, le peuple grouillant,
-fiévreux, en gros et en microcosme, et, sur
-la tête, en guise de diadème, les deux ailes
-de la liberté.</p>
-
-<p class="i1">—J'ai tout cela, dit la princesse. Je suis
-peuple, moi aussi, violemment...</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">[Pg 194]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Oui, interrompit Morive, mais vous
-n'êtes pas que cela. Il faut être tout l'un et
-tout l'autre. Et la liberté, n'est-ce pas? que
-vous sentez, que vous voulez imposer, c'est
-une liberté à vous? La liberté, Madame, est
-impersonnelle, anonyme: elle est presque
-comme l'eau, incolore, inodore et sans
-saveur, mais également nécessaire à l'existence.
-Puis il y a eu des époques où elle
-sentait la poudre, où elle avait un goût de
-sang. On n'en fait pas ce que l'on veut:
-elle est une et indivisible, elle vous emplit,
-elle vous emporte et, quand elle commence
-à dormir, c'est pour avoir des réveils
-terribles. Laissez les peuples et vos peuples
-où ils sont, regrettez-les, résumez-les, ayez
-leur âme en beauté, mais, quand vous avez
-des rêves, ne les rêvez pas tout haut, en
-public.</p>
-
-<p class="i1">Il venait de parler devant un parterre de
-rois. De rois détrônés—et moins. Ces gens
-<span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">[Pg 195]</a></span>
-de titres et de chartes se courbaient devant
-l'évocation de la liberté. Le général de la
-Manille commençait à la comprendre:
-c'était pour lui le feu à volonté! Mais
-Eusèbe Gaël se leva:</p>
-
-<p class="i1">—Je n'ai aucune compétence, dit-il,
-mais je crois que, dans le dessein de la
-princesse, il y a comme un désir de sacrifice
-et comme une expérience à offrir au monde.
-Son Altesse veut régner pour montrer
-comment on doit, comment l'on peut régner.
-Elle a un programme: le pouvoir souverain,
-bienfaisant, philosophique, rationnel,
-d'après la loi divine, d'après la morale: le
-pouvoir social, régulateur. Elle voudrait se
-faire pardonner sa naissance, l'expliquer
-par des actes, montrer, enfin, qu'être
-souveraine, c'est être une sainte, fécondement.</p>
-
-<p class="i1">—Non, dit Clémentine-Alessandra, j'ai
-besoin de pouvoir. Mes peuples me manquent
-<span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">[Pg 196]</a></span>
-comme il pourrait me manquer un bras ou
-une jambe.</p>
-
-<p class="i1">—Ça ne repousse pas, observa l'impitoyable
-Morive.</p>
-
-<p class="i1">Ce n'était plus un conciliabule. Les gens
-ne s'observaient plus en dessous, ne se
-méfiaient plus: désintéressés, pas trop
-ennuyés, ils attendaient. C'était une faute,
-un contresens. Une erreur, voilà tout.
-Dans l'être de la grande-duchesse, un vide
-infini; un mot surnageait, ironique et
-grossier: «Petit salé». Elle s'abandonnait.
-Après des jours de méditation, de promenades,
-de démarches, après s'être interrogée
-et avoir interrogé les autres, après
-avoir demandé conseil au destin, à tout,
-elle avait réuni des hommes de cœur, des
-hommes de tête. Condescendant à des
-compromissions, voulant des concours, des
-appuis, pointant des secours, traçant une
-route à son désir à travers l'Europe,
-<span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">[Pg 197]</a></span>
-dessinant des plans, elle armait un projet
-gigantesque. Et elle ne voyait que défection
-d'avance, désœuvrement, ambition de
-néant! Ah! ce Paris, ce Paris de séduction,
-de trahison, de destruction qui coule les
-gens dans sa torpeur et qui leur demande
-de déserter, de désespérer en sourdine, de
-se laisser lier les mains avec des serpentins,
-de rouler une petite réflexion comme une
-cigarette et de ne point aller plus avant, de
-devenir Parisien comme on devient forçat,
-de ne pas bouger de ce bagne léger, doré,
-mousseux, pétillant! Gloire militaire,
-énergie, esprit d'aventure, attaque, génie
-d'intrigue, héroïsmes, habiletés, des noms
-qui sont le ressort d'un univers et qui
-galvanisent les morts endormis, qui suscitent
-une race et son secret, des jeunesses sombres
-et résolues, tout était là, en habit noir, tout
-était muet, tout désapprouvait!...</p>
-
-<p class="i1">Elle ne chercha pas à rallier ces mauvaises
-<span class="pagenum"><a name="Page_198" id="Page_198">[Pg 198]</a></span>
-volontés: elle se leva et, sans offrir
-sa main à baiser, en un grand salut de cour
-à cette cour infidèle, refusant les honneurs,
-les tardives protestations, les clameurs
-d'extrême onction, elle s'en fut.</p>
-
-<p class="i1">Elle se sentait très petite fille. Elle avait
-été rabrouée par un homme de rien, par
-un parvenu de la honte, par un éclat de
-peuple—et de quel peuple! Pourquoi avoir
-été chercher ces confesseurs, cette foule
-de confesseurs, au lieu de s'en remettre à
-son Dieu, au Dieu des batailles? Elle lui
-demanda pardon de son indiscrétion. Le
-miracle, eh! oui! Morive avait raison! le
-miracle! Elle désespéra, en une extase.
-Tout, autour d'elle, lui parlait de malheur.
-Drapeaux abolis, armes inutiles, gloire en
-lambeaux. Elle prit un livre: c'était <i>Don
-Carlos et ses défenseurs</i>, d'Isidoro Moguez.</p>
-
-<p class="i1">Elle considéra les portraits de ces hommes,
-le vieil Eguia et son bras d'argent, Zumalacarrégui,
-<span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">[Pg 199]</a></span>
-l'évêque de Léon; vaincus aussi,
-mais qui avaient osé. Où étaient-ils, ses
-défenseurs à elle? Des savants!... Ah!
-comme elle souhaitait des soldats! Ces
-philosophes qui lui avaient offert des consolations,
-des théories, des utopies, ces
-politiciens pour d'autres, ces théologiens
-qui commentaient les prières anciennes
-sans prier pour elle! Elle n'isola du troupeau
-que Lévy-Wlarmeh qui, avec sa science
-et sa naissance, correspondant des fakirs
-de l'Inde et du Thibet, des sectes anabaptistes
-ignorées, des derniers Vaudois et des
-Arriens, centralisateur d'hérésies et d'orthodoxies
-démentes, lié d'ailleurs avec des
-banques et des jésuites, pouvait beaucoup,
-mais ne voulait rien, concevant une
-théocratie pure, Dieu régnant vraiment, en
-essence, et permettant des religions neuves
-et de nouveaux gestes. Quant à Eusèbe
-Gaël, elle voyait qu'il la jugeait femme,
-<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">[Pg 200]</a></span>
-qu'il l'avait, en son cœur, dépouillée de sa
-couronne, de sa pourpre et qu'elle était
-nue pour lui, éternellement, irrémédiablement.</p>
-
-<p class="i1">Dans son déchirement, elle songea à
-Antony. Elle ne rougit pas de sa pensée.
-Elle sortait d'une réunion de valets.
-Asservis à Paris, asservis aux mœurs de
-Paris, à sa sensualité sans cerveau, gagne-petits
-des plaisirs mesquins, ils avaient
-trahi sa confiance, menti à son désir. Elle
-les avaient cherchés contre celui qu'elle
-avait oublié, esclave, dans les bas-fonds
-de sa maison, elle avait réclamé contre lui
-des peuples, l'espace, toute l'activité, toutes
-les grandeurs du monde: il restait vainqueur.
-On la lui rendait, plus misérable que
-jamais. On la lui jetait. Elle n'avait plus qu'à
-lever la pierre dont elle étouffait son cœur.
-Une douceur l'envahit: puisqu'elle n'avait
-pas su le repousser, puisqu'elle n'avait pu
-<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">[Pg 201]</a></span>
-être la créature despotique et conquérante,
-elle s'abandonnait délicieusement. Elle ne
-se rappela point sa cruauté, son horreur:
-elle ne se représenta point les besognes où
-elle avait noyé cet enfant, elle n'imagina
-que son énergie et sa tendresse, sa force
-câline et sa caresse, sa volonté et son frisson;
-elle l'imagina tout entier—et tout entier
-à elle. Elle avait soif de s'endormir tout
-de suite, dans ses bras. Elle n'osa pas encore.
-Elle n'était pas digne de lui. Il lui
-restait des souvenirs du dîner, des relents
-de discours: sa déception, son abdication
-imposée, son isolement, sa misère de chef
-sans troupes, tant d'amertume pesait, en
-outre, sur son désir. Le mot de Morive:
-«petit salé» revenait, à vide, l'obséder.
-«Petit salé!» Oui, elle aurait dû avouer
-sa faute à ces gens, leur crier: «Ce n'est
-pas une petite fille qui demande des jouets
-animés, c'est une femme, une femme perdue
-<span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">[Pg 202]</a></span>
-qui veut des aventures après une aventure,
-qui se jette dans un peuple à gouverner
-comme dans un couvent de repentir et
-d'écrasement. Je veux des tâches et des
-œuvres, je veux un purgatoire où me racheter,
-un amas d'actions et même de miracles,
-puisque vous parlez miracle.» On
-l'aurait prise plus au sérieux, parce que
-l'on croit au vice et qu'on vénère le crime,
-mais son humiliation lui donnait-elle des
-moyens, des concours? Il faut choisir ceux
-devant qui l'on s'humilie. Et c'était vraiment
-trop protestant.</p>
-
-<p class="i1">«Petit salé!» Le refrain scandait la
-nuit. Clémentine-Alessandra ne se sentait
-pas le courage de voir lever le jour, le jour
-sans rêve. Elle monta, comme trois semaines
-auparavant elle avait été, à la chambre du
-jeune homme. Elle ne regarda pas. Elle
-hésita. Son cœur, en battements de folie,
-l'aveuglait. Elle frappa à la porte en croyant
-<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">[Pg 203]</a></span>
-tomber. Elle n'osait pas voir. Antony avait
-ouvert.</p>
-
-<p class="i1">—Son Altesse aurait pu me sonner,
-dit-il, d'une voix sourde.</p>
-
-<p class="i1">—Antony! supplia-t-elle. Elle le
-regarda.</p>
-
-<p class="i1">Il avait une face de meurtre. Toute son
-énergie s'était figée, gercée, creusée: c'était
-un feu morne, une lave qui avait cessé de
-brûler après avoir épuisé toute flamme; et
-les traces du rasoir autour du sillon de ses
-lèvres semblaient un cerne affreux, comme
-autour de ses yeux éclatants et tendus. Il
-n'avait pas l'air d'être méchant: ce n'était
-que fatalité. Il ne consentait pas à dormir.
-Il prenait les nuits comme si on avait voulu
-les lui voler, avec les jours. Il avait cru
-penser: il rêva. Rêve contre lequel il se
-révoltait et qui s'obstinait, rêve odieux et
-chéri, rêve enfin... Mais ce rêve était là:
-il parlait.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">[Pg 204]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Pauvre petit! Comme tu es pâle!
-j'aurais dû venir te bercer.</p>
-
-<p class="i1">C'était, décidément, décidément, le rêve.
-Antony avait eu aux lèvres, pêle-mêle, des
-injures et des anathèmes, les mots qui
-chassent et qui tuent. Un énorme, un définitif:
-«Va-t-en!» avait grondé dans sa
-gorge, des reproches, des récriminations,
-l'irréparable... Et cette simple phrase,
-moins qu'une phrase, un regret chantant,
-un soupir, un rien de maternité le tenait
-muet, d'une tacite étreinte. Il chancela:
-elle lui arrachait sa colère, elle supprimait
-sa détresse, d'un mot, elle le reprenait,
-sans dignité, sans rancune. Il fondit en
-larmes.</p>
-
-<p class="i1">—Ne pleure pas, ne pleure pas! dit la
-grande-duchesse, je suis malheureuse...</p>
-
-<p class="i1">Égoïsme sublime! Elle ne voulait pas
-qu'il souffrît pour qu'il pût la consoler.
-Elle voulait qu'il conservât toute sa force
-<span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">[Pg 205]</a></span>
-contre ses ennuis à elle. Et elle se
-refusait aux remords, sur lui. Elle répétait:</p>
-
-<p class="i1">—Ne pleure pas. Ne pleure pas. Je n'ai
-plus que toi.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit Antony, pourquoi faut-il que
-ce ne soit pas vrai!</p>
-
-<p class="i1">Il n'approchait pas. Il ne lui ouvrait pas
-les bras. Il avait séché ses larmes mais se
-contenait affreusement. Il avait fait un trop
-grand effort pour renoncer à elle, sans lutte.
-Elle l'avait humilié d'ailleurs, de sa pitié,
-le traitant en petit garçon qu'on peut
-endormir. Il était fier de n'avoir pas dormi,
-d'avoir veillé contre l'ensorcellement. Mais
-il ne lutta pas longtemps. Il la retrouvait. Il
-se jeta. C'était un taudis trop neuf, trop sec,
-trop propre: du bois blanc, deux chaises,
-un lit étroit. Pas de tapis où s'abandonner,
-pas de coussins: des angles à tout, même
-à la tendresse. Et tout leur jetait à la face
-le crime social et sa faute à elle, contre lui.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">[Pg 206]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Viens! dit-elle.</p>
-
-<p class="i1">Il ne comprit pas.</p>
-
-<p class="i1">—Où? Dans ta chambre?</p>
-
-<p class="i1">—Oh! non! non! si tu savais! Allons-nous-en
-d'ici.</p>
-
-<p class="i1">Il la regarda. Elle était nu-tête, un peu
-dépeignée. Ses cheveux bouffaient, bouclaient,
-tombaient, sans coquetterie, en un
-hasard touchant: rien n'était apprêté, pas
-même sa misère. Sa nuit d'insomnie et de
-méditation, ses nuits de travail n'altéraient
-pas sa jeunesse fine et fière: la fatigue avait
-seulement posé sa patine d'humanité sur
-ce divin visage. Les yeux étaient plus lents,
-plus profonds; la bouche était parfaite, de
-ne plus sourire. La silhouette se levait dans
-cette aurore, argentine et nacrée: c'était
-une harmonie blanche en robe blanche et
-comme une apparition de limbes en cette
-chambre de valet.</p>
-
-<p class="i1">—Viens! répéta la princesse.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">[Pg 207]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Tu as mal? <i>Ils</i> t'ont fait du mal?</p>
-
-<p class="i1">—Oui.</p>
-
-<p class="i1">Elle comprenait. Ceux qu'il ne nommait
-pas, <i>ils</i>, c'était «la société». Elle l'observa
-encore. Elle avait voulu l'asservir à cette
-société, faire de lui un support mobile et
-anonyme, un morceau de machine: elle
-l'avait jeté dans un égout pour qu'il y travaillât,—à
-quoi? Et il était toute sa vie, sa
-consolation, son espoir. Elle l'avait trouvé
-comme elle eût trouvé un Dieu de bonté,
-de grâce, un refuge, toute tendresse, toute
-caresse, toute force et toute beauté.</p>
-
-<p class="i1">—Allons-nous-en.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, dit Antony.</p>
-
-<p class="i1">Il aurait voulu la recoiffer, la coiffer,
-toucher la masse des cheveux de lin et de
-soie, s'y perdre et s'y enivrer. Il n'osa
-pas. C'était encore son état de garçon de
-chambre,—ou presque.</p>
-
-<p class="i1">—Allons, dit-il.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">[Pg 208]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Ils fuyaient. Ils descendirent l'escalier de
-service avec les mêmes précautions que
-l'escalier de l'hôtel meublé, naguère, où
-leurs destins s'étaient mêlés. La princesse
-<i>sentait</i> les gens dormir. Un peu de dédain
-la crispait. Ils descendirent longtemps. Ils
-arrivèrent enfin à la petite porte par où
-Antony avait vu disparaître son amante.
-Elle l'ouvrit de la même clef. Et les deux
-adolescents furent dans l'avenue.</p>
-
-<p class="i1">Ils s'en allaient comme ils étaient venus,
-à l'aurore. Ils s'étaient détestés, ils avaient
-tout tenté: la haine et l'ambition, la science,
-l'histoire, la honte et l'épopée les laissaient
-au bras l'un de l'autre, et leurs lèvres en
-quête, leurs cœurs en appel. Ils retrouvaient
-la minute chère de leur abandon.
-C'était l'amour souverain.</p>
-
-<p class="i1">L'aurore était large et claire. Elle souriait.
-Sa magnificence avait du charme et de la
-légèreté. Elle dispensait la lumière avec
-<span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">[Pg 209]</a></span>
-caprice et la lumière sautelait avant de se
-fixer. C'était une aurore républicaine. Le
-jour ne venait pas pour obéir à un ordre
-immuable, à un Dieu tout-puissant, il se
-levait librement, en prenant son temps, en
-s'amusant: c'était bien une aurore de Paris.
-Clémentine-Alessandra en souffrit; elle
-souffrit de la joie de vivre qui lui tombait,
-parmi son amertume, avec la lumière
-neuve: elle n'abdiquait pas. D'ailleurs son
-compagnon n'était pas parisien. Elle se
-rappelait sa curiosité pour la ville à l'aube
-de leurs noces et l'horreur du jeune homme
-pour la ville comme pour une monstrueuse
-idole trop connue mais bien connue. C'était
-lui, encore, qui avait raison; c'était lui qui
-l'avait convertie et qui était son maître.</p>
-
-<p class="i1">—Tiens! c'est dimanche! dit-il.</p>
-
-<p class="i1">—A quoi t'en aperçois-tu?</p>
-
-<p class="i1">—Les laitiers viennent plus tôt.</p>
-
-<p class="i1">Elle entrait en rapports avec la vie. Elle
-<span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">[Pg 210]</a></span>
-voyait se préparer le repos de la cité: du
-travail, encore, des levers en hâte, une précipitation
-dans la tâche quotidienne pour
-avoir l'illusion de quelques heures à soi, le
-leurre de la liberté. Liberté empoisonnée
-par les soucis revenant en troupe, par
-Demain vous frappant à la bourse vide, à la
-tête et au cœur, promenade à travers des
-coudes, vagabondage entravé, gêné, piétiné!
-n'importe! le repos! les bras ballants, les
-mains en sommeil,—comme dans la fosse
-commune.</p>
-
-<p class="i1">Ils lisaient en leur silence les mêmes
-pensées, la même pitié. Et c'était la même
-impuissance. Mais la misère, ils la devinaient.
-A part les voitures qui portaient ici
-et là le lait maigre et le lait joyeux, l'avenue
-était,—et les rues d'alentour,—le
-désert le plus docile. Paris était à eux.
-Clémentine-Alessandra ne se laissait plus
-aller à son dolent enchantement, à sa grâce
-<span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">[Pg 211]</a></span>
-simple, à son «prends-moi» tacite qui cache
-l'abîme. Paris, pour elle, c'était la prison et
-la prison qui non seulement vous brise, mais
-qui déconseille l'évasion aux complices
-choisis. Les rayons précurseurs du soleil,
-la gentillesse du paysage, la joie contenue,
-rien ne la touchait. Elle s'appuyait sur le
-bras de son compagnon. «Ah! dit-elle! les
-gens! les gens! je les entends! Comme ils
-souffrent! Il faudrait cependant qu'on soit
-heureux.</p>
-
-<p class="i1">—Qui?</p>
-
-<p class="i1">—Tout le monde.</p>
-
-<p class="i1">—Ce ne serait plus vivre, alors.»</p>
-
-<p class="i1">Il y avait tant d'humanité dans son amertume
-qu'elle le regarda. Elle vit en ses yeux
-le rêve fou, le rêve fraternel de ce mois
-obscur. Il s'était, comme elle, offert en
-holocauste à la destinée. Il avait été toute
-émotion. Le souvenir de sa volupté, sa tristesse,
-son désir d'oubli, tout s'était tendu,
-<span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">[Pg 212]</a></span>
-tout s'était fondu et ç'avait été le mol et
-immense océan de tendresse, la caresse en
-largeur, en épaisseur et en infini qui enserre
-tout et qui laisse tout fuir pour lui permettre
-un retour et un retour plus passionné. Il
-avait voulu, avec son baiser, le bonheur
-universel. Et il avait renoncé au baiser pour
-que le bonheur public fût plus grand. Il
-avait certainement demandé—à qui?—d'être
-né pour des actions sublimes.</p>
-
-<p class="i1">Et Paris coulait autour d'eux.</p>
-
-<p class="i1">—Tu as trop pensé, dit-elle.</p>
-
-<p class="i1">—Pour ne pas penser à toi.</p>
-
-<p class="i1">—Chéri!</p>
-
-<p class="i1">Elle était sincère: ils se retrouvaient,—plus
-beaux. Comme ils étaient loin des deux
-vagabonds des Champs-Élysées, dévorant le
-soir et la nuit à même, avides de néant, se
-prenant, se lâchant, victimes et jouets du
-moment, mourant à mesure! Mais non! Ils
-revenaient à cet instant, au geste le plus élémentaire,
-<span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">[Pg 213]</a></span>
-mentaire, au spasme le moins innocent,—par
-le plus long. Ils retombaient prisonniers
-du décor des Champs-Élysées, prisonniers
-de la chambrette de volupté, abandonnés
-par leur ambition et leur colère. Il ne
-leur restait comme désir que leur ancien
-désir,—apaisé,—et les autres désirs,
-issus de lui, désavoués, reniés, oubliés.</p>
-
-<p class="i1">La journée naissait magnifique, en dehors
-d'eux. Débauche de lumière, de gaîté,
-de splendeur courtoise. Tout était à point,
-régulier, parfait. La jeune fille ne se
-prêta point au ravissement universel:
-l'émotion d'ailleurs la secourait, qui la liait
-au bras d'Antony, la fièvre qui lui tenait
-chaud et qui la brûlait dans la tiédeur de
-la matinée. Paris s'habillait de gens,
-se levait sur des rythmes d'orgues de Barbarie,
-s'habillait, en loques, de ces mendiants
-du dimanche qui travaillent peut-être
-la semaine durant et qui veulent tirer un
-<span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">[Pg 214]</a></span>
-profit de leur lente promenade à travers le
-libre soleil.</p>
-
-<p class="i1">Misère qui tire son chapeau, à la bourgeoisie
-ou à la quasi-bourgeoisie qui passe,
-sans déclamation, sans supplication, dénûment
-ingénu. Pas de recours d'ailleurs.
-Antony regarda la princesse, elle détourna
-les yeux.</p>
-
-<p class="i1">Cependant Paris peu à peu laissait éclater
-en soi ces bijoux soudains: des sourires de
-petites filles, des yeux de petits garçons. Et
-le mot de M. Morive revint à l'âme de la
-jeune fille: «Petit salé». Combien il y avait
-d'enfants! Vaguant, jouant ou tenus en
-main, ils tissaient parmi la ville un voile
-argentin de cris, de rires, de balbutiements
-harmonieux, de curiosités chantantes: ils
-s'appelaient ou se repoussaient de la même
-voix de limbes, aussi tendrement; ils sortaient
-des portes ou s'y cachaient avec
-une grâce preste et légère, un peu souris,
-<span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">[Pg 215]</a></span>
-un peu oiseaux, divins et si jolis de leur
-pauvreté ou de leur coquetterie, les jambes
-nues! C'était une forêt, une clairière, un
-labyrinthe d'enfants se croisant, se remplaçant,
-se métamorphosant à mesure,
-charmants et parfaits.</p>
-
-<p class="i1">—Qu'ils grandissent, ceux-là! demanda
-Antony.</p>
-
-<p class="i1">Clémentine-Alessandra eut le cœur gros
-de cette menace. Ils étaient si gentils
-comme ça! Mais leur pèlerinage continuait.
-Paris s'étirait et gambadait, traînant par
-les rues sa somnolence et son rêve appesanti.
-Et la princesse ne voulait rien
-voir: sa déchéance et son réconfort, c'était
-cet homme et pas un autre homme. Les
-mouvements autour d'elle, le va-et-vient
-populaire ne lui devaient paraître que
-geste d'éventail grouillant, de la fraîcheur,
-un couloir de tumulte à son trouble, un
-écho sourd de son horreur. S'ensevelir dans
-<span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">[Pg 216]</a></span>
-de la tendresse et de la passion... Puis le
-mot lui revenait: «Petit salé... petit salé».
-Une émotion les serrait tous les deux: ils
-pensaient l'un pour l'autre, confusément;
-ils entraient la main dans la main au fond
-du mystère, au fond de la somme d'amour
-qui est le secret du monde et son éternité.
-Jamais ils ne s'étaient sentis aussi pauvres:
-il ne leur restait d'eux-mêmes que leurs
-sens, leur âme et leur foi: ils se donnaient
-tout, ils échappaient à leurs idées, ils se
-seraient voulus aveugles, n'entendant plus,
-blocs de passion et de câlinerie, comme des
-pierres d'amour écrasées l'une sur l'autre,
-au hasard des chemins. Ils allaient et ils
-trouvèrent du plaisir, au seuil du plaisir
-de la rue. Ils connurent le délice de mal
-déjeuner, de compagnie, en plein air.
-L'après-midi les roula en sa molle fournaise.
-Ils étaient retombés à leurs Champs-Élysées.
-Ce n'était plus leur domaine fatidique;
-<span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">[Pg 217]</a></span>
-il y coulait des hommes et des
-femmes en partance vers un champ de
-courses. Des jaquettes et des chapeaux s'y
-pénétraient en agglomérat: les deux jeunes
-gens furent coudoyés âcrement, poussés et
-bousculés.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! j'oubliais! dit Antony: c'est le
-Grand-Prix.</p>
-
-<p class="i1">Ce ressouvenir amusa franchement Alessandra.
-Le Grand-Prix! La fête solennelle,
-la dernière fête de ce peuple, de ce Paris
-pour qui les fêtes religieuses ou les fêtes
-nationales sont des chômages et des parades,
-de ce peuple timide en sa décadence qui n'ose
-pas s'offrir des cirques civiques, qui boude
-encore les combats de taureaux et ces luttes
-de gladiateurs, les guerres civiles, qui sort
-encore de chez lui pour voir courir ses
-chevaux au lieu de creuser au centre de
-ses maisons (quitte à jeter bas les Tuileries,
-le Louvre et à combler la Seine), un hippodrome
-<span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">[Pg 218]</a></span>
-géant et consacré où il pourrait
-mieux précipiter son argent, son génie et
-son honneur! Le Grand-Prix, date qui
-coupe l'année, nettement, ainsi que Pâques
-jadis, dans le recul mondain des saisons,
-le Grand-Prix, équinoxe et solstice à la
-fois, triomphe des jours, gloire du temps.
-On s'y ruait. Toutes les classes et les
-déclassés, fraternellement, y menaient, en
-troupe, leurs besoins et leurs «certitudes»;
-des voitures heurtaient leurs roues et leurs
-caisses en se disputant, par imitation, la
-plus flatteuse rapidité. Des bicyclettes et
-des motocycles erraient où il y avait place
-pour eux et se broyaient un périlleux passage
-à grand bruit, à grands cris déchirants,
-semant de la peur et de l'admiration. La
-jeune fille regarda ailleurs. Elle aperçut des
-palissades et de la machinerie: l'Exposition
-naissait, sans fin, immense et menue, malheureuse
-en son effort de cailloux, de fer
-<span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">[Pg 219]</a></span>
-et de plâtre. Des ouvriers s'y perdaient.
-La princesse eut un instant le désir d'y
-chercher des gens de son pays et de pleurer
-avec eux. Mais elle avait renoncé à ses
-frères comme aux autres fils qu'elle avait
-espérés: elle considéra cet univers tassé,
-entravé, interdit au public, elle adressa
-tacitement un adieu à l'empire du monde.
-Mais un brouhaha l'arracha à sa tristesse:
-le pouvoir qu'elle évoquait amèrement
-s'offrait à elle, au galop.</p>
-
-<p class="i1">Le Président de la République se rendait
-à Longchamp. On acclamait peu. Le peuple
-saluait l'ex-liste civile. Clémentine-Alessandra
-eut un écœurement. Il lui sembla que
-l'escorte la souffletait. Ces soldats en grande
-tenue, ces postillons, ces ors, cette voiture
-d'apparat, ce vieux magistrat, enfin, en
-cordon rouge pour une douzaine de jockeys,
-ce déplacement vers un tour de piste,
-c'était la sortie du sultan de Stamboul vers
-<span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">[Pg 220]</a></span>
-sa mosquée, c'était un pèlerinage constitutionnel,
-un gage au peuple, à sa veulerie et
-à son vice. C'était cela, le pouvoir? Une
-fièvre la tint droite au-dessus de la foule.
-L'équipage était déjà loin: il éventrait, en
-sa fuite, l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Et
-Paris n'avait plus de gouvernement: le
-gouvernement s'était évadé. Un instant,
-Clémentine-Alessandra eut la vision de la
-ville couchée à ses pieds, attendant tout,
-prête à tout subir, de la ville à ligoter, à
-embrasser d'un baiser mâle, à qui apporter
-de la gloire, de l'avenir, de l'aventure et du
-destin, de la ville à étreindre en fièvre et
-en sérénité, à qui imposer une fraternité
-de génie et une sublime communion dans
-le travail et dans le progressif bonheur.
-Puis elle retomba à l'amère poésie de
-l'exode présidentiel au travers de la pierre
-impériale, entre le Chant du Départ et la
-Marseillaise grattés à même le roc et éveillés
-<span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">[Pg 221]</a></span>
-dans la masse comme ils avaient, d'eux-mêmes
-jailli de l'Instinct, et de l'Inconscient
-héroïques, elle retomba à cette torpeur
-insoucieuse des grands mouvements nationaux,
-ne les saluant pas, n'y pensant pas—et
-le poison de l'ironie l'emplit à l'étouffer.
-Que faire? Elle n'était pas française, elle ne
-pouvait rien nulle part. Pourquoi sentir?
-Pourquoi être reine et peuple, pourquoi
-être l'Ame de l'Epoque, puisqu'on la bousculait,
-puisqu'elle était, «ce qui ne va pas
-où les autres vont» et qui est dans le
-chemin banal?</p>
-
-<p class="i1">Paris n'était que grâce. Elle eut peur
-de soi et de rien. Elle se serra contre
-Antony si fort qu'ils se regardèrent. Il
-avait vu, lui aussi. Mais c'était un spectacle
-sans importance. Les chefs ou leurs simulacres
-ne comptaient pas pour ce microcosme
-de foule. Elle retrouvait le feu pur
-de ses yeux, intact de tout émoi, l'énergie
-<span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">[Pg 222]</a></span>
-native de sa face et la grande tendresse
-infuse de sa volonté. Antony ferma un peu
-les yeux: Clémentine ne lut plus dans son
-visage qu'une ligne de ciel; elle tressaillit:
-elle découvrait le cher opium de passion,
-le moyen de ne plus rien être qu'une lente
-et absolue pâmoison.</p>
-
-<p class="i1">—Prends-moi! dit-elle.</p>
-
-<p class="i1">—Viens, répondit le jeune homme.</p>
-
-<p class="i1">C'était la première fois qu'ils y pensaient,
-de la journée: il fallait qu'ils fussent bien
-malheureux, et humblement! Jusque-là leur
-malheur les avait soutenus et guidés et ne
-leur avait donné l'un à l'autre que le meilleur
-de soi, ce qu'on ne se donne que par
-fluide, le plus rare de leur âme: ils descendaient
-au corps, maintenant. Ils ne boudèrent
-pas contre leur désir. Ils allèrent,
-d'inspiration, à l'hôtel, à la chambre qui les
-avaient enfouis dans une seule destinée. Ils
-se possédèrent furieusement, se mordirent
-<span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">[Pg 223]</a></span>
-ainsi qu'ils se seraient mordu les lèvres
-pour ne pas pleurer. Il y avait des larmes
-au fond et au bord de leurs baisers. Leurs
-gestes étaient gauches: ils ne savaient
-plus! Ils revenaient de si loin,—et où? Ils
-ne voulaient pas songer, ils refusaient de
-se souvenir. Si, en un douloureux pèlerinage,
-ils avaient grimpé ces escaliers
-vibrants, s'ils avaient redemandé cette
-chambre, c'était pour lui demander leur
-secret et leur pratique machinale, c'était
-pour fuir leur âme, comme naguère, pour
-n'être, en une étreinte sourde, que le rôdeur
-et la rôdeuse de l'autre fois. Ils étaient
-lourds de leur chair, s'avouaient indignes
-l'un de l'autre. Il leur semblait qu'ils
-niaient leurs caresses et qu'ils s'en lavaient,
-à mesure, et que leur âme finirait par
-se retrouver sous l'amas de leurs rancunes,
-de leur misère, de leur trouble et
-qu'elle éclaterait propre et roide comme
-<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">[Pg 224]</a></span>
-un os. Leur fougue les enveloppa et les
-allégea.</p>
-
-<p class="i1">Et la princesse crut qu'il existait des manteaux
-de déchéance ainsi que des manteaux
-de sacre. Ils s'étaient tout raconté, sans un
-mot, ils avaient crié et pleuré l'un dans
-l'autre. Elle devenait esclave, il se relevait
-prince; mais n'avait-il pas toujours été véhémence
-et domination? L'impression dura.
-Le soir s'était caché dans la magnificence
-et s'épandait sournoisement, en une pincée
-grandissante de cendre dorée d'abord, puis
-mordorée, puis rouillée dans la pourpre se
-fonçant du crépuscule. L'obscurité jetait son
-ombre avant-courrière et brodait son uniforme
-de résignation, son sarreau à mailles
-serrées de tous les jours sur cette armure
-brillante du dimanche. Les gens, déjà,
-avaient l'air de revenir à leur labeur:
-c'étaient des mines graves—et tout le
-monde n'avait pas perdu. La vie les reprenait
-<span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">[Pg 225]</a></span>
-au rêve de gain et de vitesse, les
-rejetait dans le peloton, la tête basse.</p>
-
-<p class="i1">—Comme il y a des domestiques!
-remarqua Clémentine-Alessandra.</p>
-
-<p class="i1">Elle rougit. Un regard qu'elle n'osait pas
-rencontrer la piquait au cœur, la marquait
-de son feu rouge: elle ne songeait pas à
-l'enfer où elle avait plongé Antony. Son
-baiser lui revint, tous les baisers la crispèrent
-dont elle avait meurtri la lèvre
-rasée de son amant, elle sentit sur sa chair
-à la fois les poils courts et fauchés, le grain
-du tablier, les galons rudes de la livrée et
-les chaînes symboliques du servage: ses yeux
-sautaient de l'habit bourgeois d'un cocher
-au travesti d'une femme de chambre, béatitude
-de sortie écrasée contre des portes
-de service, air libre sans maculature d'appel
-empoisonné par l'approche de la sonnette.
-La princesse devinait peu à peu, et
-bientôt ensemble, tous les détails d'atrocité
-<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">[Pg 226]</a></span>
-de <i>la condition</i>; les gens lui semblaient
-s'avancer en rangs pressés et, autour d'elle,
-avec eux, c'était un hourvari cacophonique
-et pointu, un branle électrique, des besoins
-traduits en musique, une tyrannie claironnante
-et frêle, une fanfare monotone—et
-à une seule note—d'oppression et de
-géhenne. Elle vivait les tourments qu'elle
-avait infligés à Antony. Ils n'existaient plus,
-il les avait chassés de sa mémoire; elle n'était
-plus pour lui qu'amour—et son amour. Elle
-se repentait, malgré lui, à son bras, car la
-faute dépasse toujours la victime. Elle frissonnait
-d'avoir fait du mal: le devoir souverain
-est d'élever et non d'abattre. L'obsession
-dura. Elle interrogeait le jeune homme
-sur ses ennuis, sur ses camarades, ne prenait
-pas garde à son malaise et allait, allait
-dans le torve précipice.</p>
-
-<p class="i1">Elle trébucha de même au seuil de
-la nuit, en entrant au bal Wagram. Elle
-<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">[Pg 227]</a></span>
-avait désiré ce couronnement du calice:
-elle l'avait demandé doucement, car elle
-avait appris, à petits coups, que les valets
-dansaient. L'œil brillant, la gorge sèche,
-âcre de la poussière d'une journée de
-Paris, elle tourna des coudes de couloirs
-et s'arrêta soudain à un boyau: une petite
-porte vomissait de la lumière et de la musique.
-Du bruit, un relent de vin et des crachats
-de gaz venaient tituber et mourir au-dessus
-d'un grouillement de rictus, de
-mains lourdes et de pieds enchevêtrés. Ce
-n'étaient que bêtes curieuses et que bêtes.
-Une galerie s'ouvrait, ou presque, encombrée
-de tables boiteuses, de bancs et de
-chaises en désordre, de litres, de verres,
-de toasts étouffés, de jurons patoisants et
-de ces gros rires où s'évoquent les cupidités
-et les nostalgies à la fois du même village:
-on entendait sonner le bas de laine et la
-sonnette de service dans des chocs de bouteilles.
-<span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">[Pg 228]</a></span>
-Des ricanements, des accoudements,
-des tensions de jambe soulignaient
-des génuflexions ordinaires et des factions
-sur des sièges pluvieux ou dans les antichambres
-rigides; des filles de maisons et
-des souteneurs erraient parmi ces êtres de
-maison comme en pays de conquête.
-A angle droit, surélevé, un orchestre faisait
-du bruit, avec des moustaches. Plus
-haut, des balcons s'étendaient gorgés de
-spectateurs: on regardait, on plongeait
-dans la fournaise. Et, dans un espace concédé
-à regret, pris sur les buveurs, pris
-sur l'orchestre, dans du gaz, dans de la
-sueur, dans de l'horreur, les couples dansaient.
-C'était atroce. Geste de faucheux,
-pliés, mécaniques, automatisme terrorisé,
-bras qui se lèvent timidement, sous des
-reproches, mains qui se hâtent et qui précipitent
-de l'ordre comme elles bouleverseraient,
-doigts qui font des grâces et de la
-<span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">[Pg 229]</a></span>
-fantaisie de leurs spatules rouges, de leurs
-ongles rongés, phalanges courtes et utilitaires,
-mains juste assez bonnes pour le
-travail, mains d'usage, doigts d'accessoire,
-se saisissaient et se lâchaient en cadence,
-pataudement ou nerveusement suivant les
-aptitudes ou le caprice social; les robes
-se tendaient, veuves du tablier, et les pieds,
-gonflés, malades, énormes, erraient comme
-s'ils avaient à frotter, à promener
-la cire, comme s'ils avaient à faire retentir,
-en une commission, toute la rue du poids
-bégayant de leur sabot, ânonnant, butant,
-poussant, ruant, cherchant vaguement, très
-haut dans le souvenir de leur race, de la
-franchise, de la légèreté, de la liberté. Ces
-corps en mouvement évoquaient d'autres
-mouvements, les trois plis du tablier qui
-essuie ou du tablier de la femme de chambre
-qui délace ou qui épingle, qui éponge et qui
-boutonne, c'était le ramassement du travail
-<span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">[Pg 230]</a></span>
-d'office, le sursaut des plafonds à
-«faire», la courbe des lavages de voiture,
-la tête penchée vers l'étrille ou l'examen
-des fers. La princesse eut, en un éclair,
-la vision des catacombes. C'était un culte
-inconnu. Danses sans joie, bourrées de
-regret, valses pesantes, prétextes à pensées,
-à ambitions étroites, appel aux divinités
-serviles. Faces de prêtres, d'ailleurs,
-ces faces rasées et mauvaises où la moustache
-semblait avoir été écrasée sur la
-peau, comme un insecte malpropre, faces
-de prêtres, ces faces glabres et ascétiques,
-ces faces violettes et jaunes, ces plis, ces
-boursouflures, ces yeux effacés ou perçants,
-en biais, ces narines de nausée, ces
-bouches fortes. Faces d'empereurs aussi et
-de forçats, tout un monde se recrutant d'un
-seul coup. Et ses convulsions chorégraphiques
-étaient des convulsions de gestation
-et d'enfantement, c'était un ventre
-<span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">[Pg 231]</a></span>
-monstrueux, coloré, historié de mille
-regards, brodé, chamarré, qui avançait,
-reculait, présentait sa misère et son horreur
-parmi la tentacule de son immense
-main, de sa main infinie, lourde de l'obscur,
-de l'inavoué labeur de tout Paris,
-c'était le dessous de Paris, le sous-sol de la
-ville, l'envers de la cité et de la société qui
-tournait sur soi inlassablement, qui défiait
-l'ordre des choses, l'habitude, qui, de son
-rythme et de son tumulte, raillait le rythme
-des fortunes et la cadence régulière des
-gestes sociaux. La princesse, perdue dans
-cette tourbe, tâcha à échapper à cette grimace
-bouillante et saccadée. Elle étouffa
-un cri: elle venait d'apercevoir Morive,
-Morive en mal d'amour, revenu à sa
-canaille, valet public, valet de bourreau
-qui trouvait, qui cherchait une servante de
-sa sorte. Il ne la voyait pas, n'ayant d'yeux
-que pour son torchon. Mais c'était un cauchemar:
-<span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">[Pg 232]</a></span>
-ils étaient de nouveau en présence,
-voisins de déchéance, se raccrochant
-à du vice et à une atroce humilité!</p>
-
-<p class="i1">La princesse pâlit plus avant: le mot fatidique
-de cet homme, son argot l'obsédait, à
-sa place en cette assemblée: «Petit salé!
-petit salé...» Elle se répéta d'abord ce
-mot, sans pensée, puis un cri lui échappa,
-en un tourbillon. Elle sentait, non! elle ne
-pouvait encore sentir, elle <i>devinait</i> horriblement
-qu'elle était enceinte d'Antony.
-Elle crut qu'elle éprouvait, d'un coup, tous
-les symptômes de la grossesse, qu'elle les
-vomissait, que les nausées, les troubles,
-les froissements, les pinçons, les crampes
-et les spasmes de la lente création lui montaient
-au cerveau, qu'elle étouffait, qu'elle
-enflait jusqu'au néant. Elle était sûre! sûre!
-sûre! Et son ventre, pour elle, se confondit
-avec le ventre monstrueux qui avançait
-vers son navrement, avec ce ventre de trahison,
-<span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">[Pg 233]</a></span>
-d'accablement, avec ce ventre prostré,
-sournois de bassesses et de bacchanale,
-de vengeance longue, de cupidité; elle
-pensa qu'elle était engrossée, comme une
-bonne à tout faire, de toute cette valetaille
-ensemble, pêle-mêle, des hommes, des
-femmes, de ces grooms eux-mêmes et des
-enfants de cuisine qui venaient torcher une
-contre-danse, dans les coins: son crime
-envers la liberté et la dignité de son amant,
-son orgueil échoué et déchiré, son désespoir,
-tout la crevait. Elle avait un cri de
-bête agonisante en cette joie de bêtes; elle
-imaginait que toutes les malpropretés de
-la crapule et les souffrances du peuple, les
-cruautés de ses frères et l'envers de leurs
-ambitions, son ambition, sa science, tout
-était là, à croître obscurément dans son
-ventre, à s'amasser, à germer comme un
-polype, comme un mal et comme un
-monstre. Et la mort souhaitable la fuyait
-<span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">[Pg 234]</a></span>
-dans ces rondes pis que macabres puisqu'elles
-étaient parodiques, apocalyptiques
-et prophétiques. Antony vacilla une seconde,
-puis sa tendresse et son dévouement l'emportèrent
-sur la surprise, il saisit son amie
-à bras-le-corps, la brandit comme un trophée
-et comme une supplication, l'enleva
-au travers des groupes et des danses. On ne
-s'étonna point: une autre fille était plus
-malade, échouée dans de l'épilepsie à l'entrée
-du bal. Antony l'enjamba pour arracher
-son fardeau à ce décor mauvais. Clémentine-Alessandra
-avait cessé de se
-plaindre: privée de sentiment, tuée de
-honte, c'était un cadavre qui pleurait...</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">[Pg 235]</a></span></p>
-
-
-
-<div class="chapter">
-<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2>
-</div>
-
-<p class="ac">DIALOGUE AU BORD DE LA MER</p>
-
-
-<p class="i1">—Elle nous regarde, dit Antony.</p>
-
-<p class="i1">Il parlait de la mer.</p>
-
-<p class="i1">—Vois, continua-t-il. Ça n'est que des
-yeux, c'est un seul œil qui ne finit pas, qui
-sourit et qui pleure ensemble. C'est tous
-tes regards qui me reviennent, et tu vois:
-ils vont à moi, maintenant. Tu es à moi,
-là-dedans, là-dessus, depuis que tu étais
-toute petite: il y a du vagissement dans
-ces retroussis de lumière et ces fendillements
-d'argent; ce sont des grelots et des
-hochets et c'est de la mousse de lait et de
-la mousse de larmes; ici, c'est du sable
-d'enfant et là, ce sont tes cheveux encore,
-tes cheveux, toujours, qui s'en vont, qui se
-<span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">[Pg 236]</a></span>
-dénouent, qui sursautent. Je t'aime plus,
-de te voir dans la mer.</p>
-
-<p class="i1">—Sans me voir, répondit Clémentine-Alessandra.
-Car tu ne me regardes pas,
-moi.</p>
-
-<p class="i1">—Tu n'es plus toi. Tu es trop triste.</p>
-
-<p class="i1">Clémentine-Alessandra était triste, en
-effet. Lorsqu'elle s'était réveillée dans la
-petite chambre fatidique de cet hôtel meublé
-où sa destinée avait élu domicile, elle
-avait vu deux faces rasées se pencher sur
-sa fièvre: Wolfgang et Antony. Toute son
-horreur lui était revenue avec la vie. A la
-pâleur des deux hommes, elle avait compris
-qu'elle avait craché son secret. Elle le
-répéta: «Enceinte... Enceinte...» Et le
-vieux valet avait éclaté en sanglots. Très
-bas, très bas, pour ne pas arrêter sur leur
-détresse nationale et exilée l'attention des
-galetas d'alentour, il avait versé toutes ses
-larmes, comme à l'église, et son immense
-<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">[Pg 237]</a></span>
-navrement avait tâché à s'épancher. Antony
-n'avait pu s'associer à cette douleur;
-naïvement, férocement, il était heureux.
-Il n'en espérait pas tant. Il éclatait d'orgueil
-et de tendresse. Orgueil de gosse qui joue
-à l'homme et qui se fait une poupée, sans
-trop savoir comment: orgueil de gosse qui
-a deux êtres à aimer au lieu d'un, qui
-grandit sans vieillir, qui sent s'approcher
-des délices et de délicieux devoirs, des
-soirs de mouvement, d'étude, de câlineries,
-de choses à apprendre qu'on ignore et
-la tendresse infuse, la lourde et amère
-tendresse de ceux à qui le sort a enlevé
-leurs parents, qui ont des caresses et des
-baisers à placer, des caresses sacrées, des
-baisers saints d'enfant à père et de père à
-enfant, baisers qui, comme des hosties, ne
-peuvent se gâcher, sous peine de sacrilège
-et de damnation de cœur. On lui avait volé
-son enfance: on la lui rendait, complète et
-<span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">[Pg 238]</a></span>
-plus belle. Son petit aurait les langes de
-dentelle, les broderies, les riens inouïs du
-berceau qui lui avaient été refusés, tout
-son saoul de lait, d'air, de jouets, de
-paroles gentilles, de bercements et de berceuses
-qui lui avaient, d'avance, été arrachés,
-une cour d'enfants, des chœurs de
-nourrices, des arbres et ces spectacles hésitants,
-bariolés qui disent la vie, en gros,
-dans un murmure et qui accoutument à la
-joie vague et indistincte, au bruit, aux pas,
-aux courses, aux chocs des voitures qui se
-croisent et qui disparaissent, aux curiosités,
-au sourire continu fait de tous les
-sourires, au souci d'amis et d'indifférents,
-à tout ce qui est l'existence enfin, dans
-l'âge d'or de l'existence, après qu'on a
-tourné le carrefour des limbes.</p>
-
-<p class="i1">Le vieux Wolfgang avait senti se briser
-en sa gorge la tradition, l'honneur même
-et l'âme de sa patrie. Il avait vu nettement
-<span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">[Pg 239]</a></span>
-l'enfant non comme un bâtard à oublier,
-mais casqué, armé, monstre énorme égorgeant
-et étranglant la beauté de sa race. Et
-la princesse songeait. Elle ne se résignait pas.
-Elle n'acceptait pas le danger. Elle repoussait
-le présage puisqu'elle n'éprouvait encore
-ni malaise, ni avertissement: elle
-savait sans plus et elle voulait commander
-à l'irrémédiable. Sa nature dominatrice
-remplissait: elle pesait sur la volupté passée
-et sur la volupté d'hier, elle chassait de
-soi le souvenir. Mais le regard du jeune
-homme tombait sur elle si pur, si grand,
-qu'il ordonnait en un rayonnement et qu'il
-était éternel. Elle s'aperçut, atrocement,
-qu'il l'aimait, qu'il l'aimait à jamais, de
-cette chose, de cette consécration et que,
-confusément, incroyant comme il l'était,
-haïssant Dieu au hasard de sa haine des
-forces et des puissances, il remerciait la
-Providence de cette bénédiction. Cette
-<span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">[Pg 240]</a></span>
-fécondité lui-était un acte de foi, il tremblait
-d'espérance et il la révérait, elle,
-malheureuse, ainsi que le tabernacle de
-son avenir, elle était son cœur et ses
-flancs, elle était sa pousse et sa fleur,
-son charme, sa douceur à jamais; il
-l'aimait étroitement, de l'aveu de la terre
-et du ciel, par prédestination, elle avait
-en elle leur chaîne physique et métaphysique,
-leur chaîne à travers le temps et
-l'espace et, malgré tout, leurs cheveux
-blanchiraient ensemble. Elle protesta de
-tout son être, de tout ce qui n'était pas
-encore à cet homme, mais tout l'abandonnait,
-tout la jetait à son étreinte. Un sursaut
-de haine et de mépris lui apporta ses
-convives de l'avant-veille:</p>
-
-<p class="i1">—Allons-nous en! allons-nous en! supplia-t-elle.</p>
-
-<p class="i1">Sa fièvre lui dessinait les travaux d'en
-face, les armatures métalliques et leurs
-<span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">[Pg 241]</a></span>
-masques de plâtre ou de carton, les arabesques
-et les ogives, l'effort hâtif, pour
-un été, de l'univers en façade qui s'élevait
-aux deux rives du fleuve. Il lui passa, sur le
-ventre et le cœur, des madriers et des
-pierres, des trains de plaisir, des poutres,
-des tonneaux géants, des danses et des
-revues, tout un appareil populaire, une foule
-sans sexe, une soif de voir, une soif de
-richesse d'un instant, de mirage et la crainte
-plébéienne de mourir sans avoir connu par
-ces images d'un sou que sont les palais
-de pacotille, l'architecture et l'épiderme
-des nations lointaines, des contrées bien
-défendues par les tarifs des chemins de fer.
-Aujourd'hui, c'était, contre sa noblesse et
-son énergie, la bassesse et la facilité de
-Paris, c'était la ville courtisane couchée
-en travers de son rêve; demain, c'était une
-invasion de touristes médiocres qui veulent
-noyer leur inquiétude et la magnificence
-<span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">[Pg 242]</a></span>
-de leur nostalgie ou de leur songe: il fallait
-fuir. Au moment de quitter Paris, par une
-amère courtoisie envers l'esprit du boulevard,
-elle avait murmuré:</p>
-
-<p class="i1">—D'ailleurs, il est nécessaire d'aller à
-la mer au lendemain du Grand-Prix.</p>
-
-<p class="i1">Et ils étaient allés à la mer....</p>
-
-<p class="i1">Le ciel était, ce jour-là, beau d'une
-beauté métaphysique. La mer, c'est l'enfer
-des ciels puisqu'elle est la concurrence. Il
-faut qu'ils soient vraiment le charme et la
-splendeur, le refuge idéal de l'horreur et
-des peines, que toute ambition s'y tisse des
-domaines, que les astres, la nuit, s'y mirent
-sans ardeur, pour que leur désert de magnificence
-continue à lutter avec le désert
-irisé et lent, montueux et bouillonnant
-qui s'étend, qui se brise, qui renaît, qui se
-varie, qui se tait pour écouter son âme
-après avoir écouté son gazouillis et sa colère,
-avec le désert souple et roide, frémissant et
-<span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">[Pg 243]</a></span>
-plat, qui peut tout et qui sait n'être rien,
-dans des vagues, des lames et des flots.
-Donc, le ciel n'était pas la grise toile d'emballage
-tirée sur des fantômes mouvants
-de pierres précieuses, sur l'essence de diamants
-et la quintessence de nuages, sur
-l'élixir d'ailes de papillons, sur le secret des
-reflets, sur les mystères pailletés, sur les
-dessous de flamme qui jouent ensemble au
-cœur de l'eau. Il n'avait pas la crudité des
-apothéoses et la mollesse des élégies: il
-était lent d'une lenteur divine, intact,
-immobile sans stupeur, attendant les étoiles
-sans hâte et sans besoin, pur, noble et bleu.
-Antony interrogeait:</p>
-
-<p class="i1">—Pourquoi es-tu triste? Je t'aime.</p>
-
-<p class="i1">Il n'avait pas de fatuité! Il lui enlevait
-toute mélancolie comme il s'en était purgé.
-Il s'était décidé à aimer, à aimer avant tout, à
-convertir tous ses sentiments, toute sa force—en
-amour. Il s'était réalisé: il aimait,
-<span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">[Pg 244]</a></span>
-sans plus. Il était heureux. Pourquoi sa
-maîtresse souffrait-elle? Pour la première
-fois, il se laissait aller à la béatitude. La
-mer lui était ensemble chantante et muette,
-confidente et décor: elle se faisait personnelle
-et délicate, miroir magique et fraîcheur.</p>
-
-<p class="i1">—Je ne veux pas que tu aies mal, dit-il
-à sa maîtresse. Respire. Tu n'as pas le
-droit d'étouffer ici. Vois comme la mer est
-à nous et comme elle est grande, folle et
-tranquille de vie. C'est la vie même, une
-réserve de vie énorme, trop puissante pour
-ce que ce monde,—et les autres,—ont
-encore à durer. Elle est riche, riche, tiens,
-comme la misère.</p>
-
-<p class="i1">Clémentine-Alessandra ne répondit pas
-tout de suite. Elle pensait. Puis:</p>
-
-<p class="i1">—Ne parle pas de la misère, prononça-t-elle
-lentement. La misère est une chose
-hypocrite qui se fait à toutes les modes
-<span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">[Pg 245]</a></span>
-puisqu'elle n'est jamais nue, puisqu'elle est
-la loque, le haillon, le trou. La mer est
-belle et grande parce qu'on n'en a jamais
-rien pu faire, puisqu'elle a gardé sa couleur,
-puisqu'elle ne s'est même pas plié à
-la forme, qu'elle est changeante, immense,
-molle et roide comme au temps du chaos,
-comme le chaos lui-même. Elle n'est humaine
-en rien. C'est la Divinité pure, lourde
-de tous les germes et les roulant, ne grandissant
-pas, n'ayant besoin ni de semence
-ni de nourriture et emportant les tempêtes
-dans sa soif de sacrifices, dans sa tradition
-de victimes à engloutir et à consoler,—ainsi
-qu'Hylas. Tous les mythes ont été petits
-devant elle: ils sont faits pour les petits
-ruisseaux, pour le petit ruisseau de Platon.
-La mer se moque des pierres, de l'art et
-de la littérature, elle ne sourit aux hommes
-que mystérieusement. Je sais bien pourtant
-qu'elle nous aime: elle nous aime parce que
-<span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">[Pg 246]</a></span>
-nous nous aimons et qu'on ne nous aime
-pas. Tu ne peux pas savoir, toi: tu ne crois
-pas en Dieu. Mais, vois-tu, il y a une chose
-menue et énorme qui parle pour nous
-devant Dieu: c'est la source de tous les
-sarcasmes, de toute l'incompréhension, de
-la haine des gens, c'est l'amas de leurs
-rancunes et de leurs mauvais sentiments;
-c'est de cela qu'est faite la sainteté d'un
-chacun, parce que c'est sa différence avec
-la bête, avec le commun, parce que c'est
-la synthèse de son âme, de reflets en relents,
-de négatifs en contraires, et parce que c'est
-notre beauté et notre portrait, notre annonciation,
-notre présentation au royaume qui
-n'est pas de ce monde.</p>
-
-<p class="i1">Antony écoutait avec patience. La mer
-avait l'air d'approuver et son murmure
-était un continu répons à ces litanies. Elle
-avait des tons qui dépassent les mots, ces
-tons qu'on appelle mourants, à cause que
-<span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">[Pg 247]</a></span>
-c'est la résurrection même. Emaux d'aube
-et de crépuscule ensemble, l'infini de la
-nuance, la pourpre et la flore de lune, des
-ors se dégradant, s'idéalisant, se virilisant,
-jusqu'au safran et à l'acier, des jets d'améthyste
-et des coulées d'émeraude, une
-incessante agonie de turquoises mortes en
-des sursauts de vagues, un tourbillon de
-saphirs et d'opales, des taches papillonnantes
-de rubis dans des meurtrissures de
-diamants, une envolée, au loin, de perles
-et d'ambre, un assaut d'écume marbrée et
-d'écume laiteuse, c'était une féerie superbe
-et mélancolique, c'était le trésor intact des
-anciens âges et c'était le pensif avenir, la
-contrée promise, l'époque promise, les âges
-promis aux âmes qui conservent encore l'espérance.</p>
-
-<p class="i1">La jeune fille poursuivait:</p>
-
-<p class="i1">—Tu n'as jamais été dans des assemblées
-ou au théâtre, tu n'as jamais étudié
-<span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">[Pg 248]</a></span>
-la foule, tu n'as jamais vu ces rangées de
-têtes plates, de corps tassés, ces apparences
-de mouvement, ces imitations d'intelligence,
-d'attention et les petits drames en simili
-qu'on sert à ce public. L'existence, les
-âmes, les passions, c'est comme le reste,
-en toc. Il y a des époques qui ne comptent
-pas dans l'histoire des temps, qui ne sont
-pas de l'histoire: nous sommes dans une
-de ces époques. Et Dieu s'est retiré du
-monde, laissant les choses aller comme
-elles peuvent, car Dieu a, lui aussi, le droit
-de rêver au-dessus de nous. C'est un interrègne,
-c'est une parodie du chaos et du
-néant, une tour de Babel morale où les
-dévouements, les héroïsmes et le génie sont
-vains. Nous sommes dans une année aussi
-sombre, aussi vide de tout sauf de terreur
-que l'An mil, nous sommes à la poterne
-d'une ère où nous n'entrerons pas et c'est
-tant pis pour nous quand il nous reste les
-<span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">[Pg 249]</a></span>
-ambitions et les désirs qui ont survécu à
-leurs siècles, à leur décor. On parle encore
-de pouvoir et de liberté! On parle de travail
-et d'effort. Hélas!</p>
-
-<p class="i1">—Il y a encore l'amour, dit Antony.</p>
-
-<p class="i1">Elle pleura. Il lui rappelait son abdication,
-sa déchéance consentie. Et l'enfant
-qu'elle entendait presque à son flanc, l'enfant
-qui lui criait son désespoir, cet enfant
-d'opprobre, c'était le présent renié et battu,
-c'était le hideux avenir, c'était une époque
-moins sourde qui triompherait peut-être,
-c'était sa force à elle, son principe de victoire,
-sa beauté, son âme, ce que Dieu
-avait mis en elle de destin et d'éternité qui
-s'en allait d'elle, de jour en jour, qui lui
-prenait sa chair, son sang, qui lui prendrait
-son lait, ensuite, ses heures et ses
-nuits, qui lui prendrait goutte à goutte sa
-tendresse et son émotion pour s'évader
-d'elle, pour s'éloigner, pour la laisser
-<span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">[Pg 250]</a></span>
-vieillie et pantelante, exsangue de courage,
-d'ardeur et de méditation, dépouillée,
-ruinée sans profit pour les peuples, pour la
-gloire et le bonheur des hommes.</p>
-
-<p class="i1">—Je t'aime, dit Antony.</p>
-
-<p class="i1">Sous ses larmes, elle l'enveloppa d'un
-regard fou. Celui-là s'abandonnait. Traître
-à son énergie, traître à sa mission, il acceptait
-le charme d'une heure et d'une aventure,
-il se résignait à vivre en son enfant,
-à lui passer sa vie comme une affaire mauvaise,
-à l'ajourner, cette vie, à ne pas la
-vivre lui-même! Il lui avait suffi de la rencontre
-d'une femme pour replier ses ailes
-rouges. Et ce couple d'orgueil, de combat
-et de domination, cette union où le vieux
-souffle du Graal tombait dans le sang âpre
-du peuple, dans le plus jeune sang de fureur
-et d'ardeur, ce couple se figeait dans l'attente
-d'un balbutiement frêle, de vagissements à
-calmer et de caresses à enseigner avant de
-<span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">[Pg 251]</a></span>
-les rendre. Tous les enseignements de ses
-maîtres, une science unique, un tempérament
-sans exemple lui seraient inutiles:
-toutes les leçons de la faim, les humiliations
-qu'elle lui avait infligées ne lui serviraient
-pas à lui. Elle frissonna.</p>
-
-<p class="i1">—Tu as froid, chérie? remarqua Antony.</p>
-
-<p class="i1">Elle se dressa, furieuse: il l'avait blessée
-dans sa pensée:</p>
-
-<p class="i1">—Tu m'as fait peur, jadis, et tu me fais
-pitié. Tu voulais tout. Tu me semblais un
-archange de proie, un brigand de grand
-chemin, du grand chemin de l'épopée. La
-révolution brûlait en toi, tu étais le meurtre,
-tu sentais de tout ton être l'avenir, l'avenir
-de sang et de joie, tu puais la liberté, la
-fraternité, tu puais l'idéal réalisé, tu puais
-le ciel fait terre, le fer, le feu et le pain
-universel, le pain réhabilité. Tu m'aimes,
-aujourd'hui, et c'est tout? Il y a deux mois
-que nous sommes dans ce trou de lumière,
-<span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">[Pg 252]</a></span>
-deux mois que nous pouvons lire en nous,
-sans compagnons, sans indifférents. Et
-tu...</p>
-
-<p class="i1">—Tais-toi, commanda doucement Antony.
-Il n'y a pas de jour où je n'aie eu
-l'envie de te tuer, pour me ressaisir, pour
-pouvoir m'en aller chez moi.</p>
-
-<p class="i1">Sa barbe avait repoussé. Courte et frisée,
-elle avait piqué d'abord la grande-duchesse,
-profondément, délicieusement: ce lui avait
-été le cilice du baiser, sa punition immédiate,
-dans la jouissance. Il avait l'air maintenant
-d'un jeune missionnaire de désordre
-et de foi sans Dieu. Il ricana.</p>
-
-<p class="i1">—Femme, femme, croirais-tu que l'action,
-c'est le tumulte? Les cris épuisent. Je
-m'instruis. La mer m'apprend à détruire.
-Elle est patiente. Elle n'obéit qu'à soi. Elle
-monte, elle s'élance quand elle veut. Moi,
-je saurai l'heure au tocsin de mon âme. Je
-t'ai détestée, de t'adorer. J'ai supposé,
-<span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">[Pg 253]</a></span>
-comme toi, que tu me gênais. Puis j'ai vu
-que tu étais dans mon apprentissage...</p>
-
-<p class="i1">Clémentine-Alessandra avait subi sa voix
-tranchante, mais elle s'écria:</p>
-
-<p class="i1">—Ton apprentissage... Non! non! ma
-vie; comme je suis ta vie! Nous agirons
-ensemble. Je t'aime, je t'aime.</p>
-
-<p class="i1">Antony hocha la tête:</p>
-
-<p class="i1">—Vous autres, les rois, vous ne savez
-voler qu'en bande.</p>
-
-<p class="i1">—Voler! tu voudrais voler!</p>
-
-<p class="i1">—Laisse donc, dit Antony. Je plaisantais.
-Je donne le temps de germer à mon
-destin en même temps que notre enfant.
-Nous serons deux, après.</p>
-
-<p class="i1">—Trois, Antony, trois! Je t'aime. Je
-t'assure que nous sommes ensemble, liés à
-jamais et complices. Ce serait abominable
-de ne me jeter que l'aumône de tes baisers;
-il me faut ta vie, ta confiance d'esprit et de
-volonté. Je suis forte, je voulais agir, moi
-<span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">[Pg 254]</a></span>
-aussi. Mais maintenant, c'est moi qui te
-prie de rester tranquille. L'époque n'est pas
-à nous. Attendons. Le spectacle de cette
-mer, les variations de sa splendeur, ces
-jeux de soleil, mon amour, où trouver tout
-cela? C'est un miroir pour le feu de nos
-cœurs et c'est de la paix pour notre cœur,
-car elle nous sature de santé et de vie.</p>
-
-<p class="i1">—Celui, murmura le jeune homme, qui
-jette deux sous à un pauvre joue à être
-Dieu puisqu'il lui permet, au pauvre,
-d'exister un peu encore. La mer nous
-donnerait la santé des bourgeois, l'élixir
-des plages. Or ce n'est pas une plage, ici.</p>
-
-<p class="i1">C'était le paysage le plus intime et le
-plus large qui fût: pas de sable, pas de
-galet, pas de falaise: la mer mordait
-les champs à même et avait l'air de leur
-accorder une grâce en empêchant l'herbe
-de pousser. C'était d'une merveilleuse
-stérilité. Une ville s'étendait, assez près,
-<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">[Pg 255]</a></span>
-invisible, retenant dans ses chalets et ses
-casinos, en contre-bas, les inévitables
-touristes de l'été: au-dessous, au hasard
-de vallonnements et de descentes, des
-villages s'étaient dressés en demi-cercle,
-face à la mer, des villages ou des hameaux
-s'étaient dressés plus haut, découronnant
-les points de vue de leurs arbres centenaires
-et les remplaçant par des tables, des
-chaises, du cidre doux et de l'air panoramique
-en supplément. Les deux jeunes gens
-habitaient une vieille maison carrée, cachée
-dans une cour d'honneur taillée au cœur
-d'une forêt. Les arbres poussaient autour:
-à peine si deux allées menaient à l'étroite
-demeure: quinconce de style et route
-sévère. Ailleurs la forêt poussait et les
-arbres avaient l'air de grimper l'un vers
-l'autre parmi les accidents d'une colline
-tortueuse. Le domaine déjà grand était
-agrandi d'une paix absolue: pour la première
-<span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">[Pg 256]</a></span>
-fois, la princesse s'était crue souveraine
-et avait eu l'idée d'un territoire. De sa
-plate-forme, après les arbres, dans le
-zéphir, elle apercevait la mer légère, la
-mer qui commençait et s'arrêtait à la ligne
-d'horizon, comme s'arrête ce qui ne finit
-pas. Elle descendait vers elle avec Antony:
-le chemin irrégulier, les arbres capricieux
-la lui dissimulaient parfois et c'était un
-plaisir pieux pour elle de la reconquérir et
-de la contempler plus proche comme si
-les deux altesses jouaient à cache-cache.
-C'était, décidément, une conquête.</p>
-
-<p class="i1">La mer ne venait pas jusqu'au grand-duché
-de Schmerz-Traurig et c'eût été cette
-mer du Nord, sèche et sans grâce. La mer,
-ici, souple, d'un gris si discret et se ridant
-de clarté, se fendant, éclatant de richesse à
-facettes, se variant de joyaux, courant,
-glissant, se parant de voiles rousses et de
-voiles blanches: c'était du nouveau et un
-<span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">[Pg 257]</a></span>
-nouveau royaume. Antony et Clémentine
-se baignaient en une complète solitude: les
-voisins les plus immédiats étaient distants
-de 3 kilomètres: c'étaient d'autres êtres qui
-tâchaient à se résigner et qui, derrière un
-rideau d'arbres, à cent pas de la mer,
-avaient disposé un paysage de Trianon: des
-saules penchés, un lac, une mélancolie
-élégante et le <i>je ne sais quoi</i> du dix-huitième.
-Ils avaient désiré des honneurs qui n'étaient
-pas venus: ils se consolaient avec un
-univers à soi. C'est ainsi que, entre un
-vieux port et une station de plaisir, deux
-couples de tristesse, un jeune et un vieux,
-vivaient leur exil sans aucune gêne.</p>
-
-<p class="i1">Ce jour-là, Clémentine et Antony demeuraient
-dans une sorte de crique.</p>
-
-<p class="i1">—Nous ne sommes pas ici pour guérir,
-répéta le jeune homme. Nous devons
-souffrir l'un de l'autre.</p>
-
-<p class="i1">—Non! non! s'écria la jeune femme,
-<span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">[Pg 258]</a></span>
-nous sommes ici à l'abri des hommes.
-Rêvons-ensemble. Ne rêvons même pas.
-Offrons-nous à la nature; nous ne sommes
-que nature, et soyons joyeux de la joie rare
-qui vient à nous et qui nous enveloppe. Je
-n'ai jamais été si heureuse: il fait si beau!
-Et toi, résistes-tu encore? Je t'aime comme
-un enfant. J'ai toujours peur que tu perdes
-quelque chose, un peu de ton caractère et
-de ton âme: je n'ai pas de crainte pour ton
-cœur, je le garde sur moi, en moi. Mon
-petit, mon petit, ne me trompe jamais:
-reste ce que tu es, ce que tu as été, formidable
-et tendre. Je suis plus âgée que toi,
-pas beaucoup, mais ça me suffit pour des
-émois incessants. Et ma condition, mon
-argent, c'est encore une manière, vois-tu,
-d'être plus vieille que toi. Pardonne-moi
-mes transes comme tu devrais me pardonner
-mon amour si tu ne m'aimais pas.
-Mais tu m'aimes, n'est-ce pas? tu m'aimes?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">[Pg 259]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Le crépuscule commençait de tomber par
-blocs de magnificence. La mer semblait
-héraldique, toute d'azur. Un reflet rouge
-du soleil couchant emplit les yeux d'Antony
-quand il répondit:</p>
-
-<p class="i1">—Je t'aime, oui. Je t'aime.</p>
-
-<p class="i1">La princesse n'interrogeait plus. Elle
-jouissait tant du silence qu'elle ne le troublait
-pas même d'un baiser. Elle écoutait
-leur seul cœur battre dans l'heure sainte.</p>
-
-<p class="i1">La mer se repliait sans fin comme un
-tapis de prière et se déroulait comme un
-étendard. Son rythme était liturgique et
-son geste immense et simple, son bourdonnement
-de travail incompris signifiaient,
-criaient, imposaient la vie. Clémentine-Alessandra
-prit la main de son amant:</p>
-
-<p class="i1">—Ah! dit-elle, il faut attendre. Faisons
-l'avenir. Si l'époque est si laide, c'est
-qu'elle a le masque, qu'elle est grosse de
-temps plus admirables que jamais.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">[Pg 260]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Oui, dit une voix grave, derrière eux.</p>
-
-<p class="i1">Ils se retournèrent. La grande-duchesse
-poussa un cri et crut qu'elle allait choir
-à genoux.</p>
-
-<p class="i1">Un homme était là, qu'elle n'avait jamais
-vu et qu'elle connaissait bien. Il apparaissait
-en pleine lumière, dans des reliefs de
-pourpre et de la poudre d'or. La terre qui
-s'ensommeillait, le sol plus dur et la nature
-plus molle, la mer qui se gerçait et qui
-murmurait, le soleil fondant en une apothéose
-subtile, tout se couchait autour
-de lui et lui adressait, comme un hommage
-de théâtre, des rayons, des valeurs, lui
-dessinant un cadre infini. Il était vêtu d'un
-complet gris de passant et il semblait se
-mirer dans ce qui restait du soleil. Il parla
-doucement:</p>
-
-<p class="i1">—Ma cousine, vous m'avez donné bien
-du mal. Lorsque j'ai appris vos discours
-de l'Hôtel Continental, vos discours et vos
-<span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">[Pg 261]</a></span>
-idées, j'ai voulu vous connaître. Je vous ai
-demandée à vos gens et à vos maîtres, je
-vous ai cherchée partout. Je vous trouve
-enfin. Bonjour. Vous n'avez pas mauvaise
-mine.</p>
-
-<p class="i1">Il s'arrêta un instant et la considéra:</p>
-
-<p class="i1">—... Vous avez même grande mine. Vous
-avez une belle âme. J'aurais dû vous connaître
-depuis toujours. J'ai entendu de vous
-tout à l'heure des mots inouïs, des mots de
-ce deuil auguste et éternel qui est la livrée
-royale. Je suis venu causer avec vous. Nous
-sommes malheureux l'un et l'autre.</p>
-
-<p class="i1">Le soir tombait, absolument, et moulait
-l'étranger dans sa silhouette, le réduisant
-à lui-même et à son ombre, lui refusant
-l'aumône des feux naturels et des fantômes
-de vagues polychromes. Il se dressait net,
-pas trop grand, épaissi d'une paix résignée,
-mélancolique comme à la parade. Antony
-écoutait, sans un geste.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">[Pg 262]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—J'avais confiance à votre âge, ma
-cousine.</p>
-
-<p class="i1">—Sire, vous alliez régner.</p>
-
-<p class="i1">—Et vous, savez-vous si vous ne régnerez
-pas?</p>
-
-<p class="i1">Elle eut un regard éperdu. Le jour fuyant,
-la mer d'émail vert-de-grisé, l'heure lente,
-tout lui paraissait enlever avec soi la chère
-figure, le corps familier qui reposait à son
-côté. La ténèbre emportait Antony, Antony
-sombre qui ne comprenait pas et qui réfléchissait.
-Régner! régner! Sa fougue et sa
-bonté, son génie lui revenaient. Mais l'empereur
-poursuivait:</p>
-
-<p class="i1">—Voici une étrange entrevue. Je ne
-suis pas chez moi. A peine si Votre Altesse
-est chez elle, puisqu'elle n'a plus ni domaine
-ni patrie. Je ne sais comment me présenter:
-il n'y a pas de protocole entre un usurpateur
-et une exilée. Je vous admire et je
-vous aime. C'est tout. Il y a longtemps que
-<span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">[Pg 263]</a></span>
-je n'ai pas entendu parler royal. Car il y a
-une langue royale et une race royale qui
-se partage entre les peuples et dont les
-descendants peuvent changer de trônes car
-tous les trônes sont à eux. Henri III a pu,
-sans déplaire à Dieu, aller en Pologne,
-avant d'hériter de la France. Léopold de
-Lorraine avait le droit de transporter son
-Altesse en Toscane avant de se réveiller
-Majesté d'Allemagne. Napoléon était dans
-la tradition lorsqu'il dotait ses frères et ses
-sœurs de royaumes changeants: il était
-entré, lui et sa famille dans notre famille
-à nous, dans la famille des rois, par la
-brèche. La grâce de Dieu n'a ni frontière
-ni limites de sang, elle n'a ni quartiers ni
-règles: lorsqu'elle vous a sacré, lorsqu'on
-s'en est sacré, on est roi, de droit et de fait,
-parce qu'on est né roi. Et la terre entière
-appartient, doit appartenir à cette famille.
-Famille infortunée à notre époque et c'est à
-<span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">[Pg 264]</a></span>
-moi de la reconstituer, de la faire. Les rois
-ne croient plus: ils règnent comme ils
-gouverneraient. Ils ne comprennent plus,
-ont peur, s'ennuient: ils acceptent leur
-mission comme une charge, comme une
-magistrature. Je voudrais réchauffer ce sang,
-galvaniser ces âmes, ressusciter l'âme
-totale, l'âme divine et humaine de la royauté,
-l'âme de l'univers distribuée à une douzaine
-de princes en qui repose et bat l'existence
-absolue du monde, qui sont leur
-peuple, couronne en tête, qui peuvent le bien
-et le mal et qui font le bien, par prédestination.
-Mes voyages, mon inquiétude en
-visites, mes conversations vagabondes, ce
-ne sont pas de bavards excursionnismes,
-c'est un pèlerinage vers le secret du pouvoir
-souverain, vers le Graal royal. Je me suis
-précipité sur le trône comme on se jette
-à cheval. J'étais un jeune sous-lieutenant
-de hussards auquel sa naissance
-<span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">[Pg 265]</a></span>
-avait cousu, de tresses en croix, les insignes
-de général-major. Tout chantait, tout grondait
-en moi, des musiques de ciel et d'eau,
-des hymnes, des marches guerrières, de la
-philosophie, de la poésie, la question
-sociale, le bonheur des peuples dont je me
-sentais étouffer comme en une grossesse,
-des conquêtes et le plus beau spectacle à
-offrir au monde et aux siècles à venir.
-C'était un trouble, une angoisse, une
-ivresse; c'étaient des monstres et des appels
-d'au-delà à noyer dans une charge de cavalerie.
-Et ma solitude radieuse et tourmentée,
-mon inspiration incessante et douloureuse,
-ma foi et mon désir, je voulais les
-varier, les amuser, les contenir du galop
-d'un état-major, de chevaux et d'armes
-collés à mon flanc, à ma poitrine, de
-sueurs loyalistes, de sang vassal, de coups
-de feu ennemis; je voulais tomber dans la
-mêlée: je n'ai pas pu. J'ai continué à penser
-<span class="pagenum"><a name="Page_266" id="Page_266">[Pg 266]</a></span>
-et à rêver, à affubler mon âme d'empereur
-de tuniques et de plaques, ainsi que
-j'eusse fait d'un mannequin de roi; j'ai
-parlé pour des conscrits et des ouvriers;
-j'ai brisé un formidable serviteur qui restait
-le prisonnier de ses services et de ses victoires,
-qui restreignait le triomphe et les
-conquêtes à des bornes et des acquêts terrestres,
-qui ne voulait pas laisser la grâce
-et l'esprit de Dieu souffler sur nos provinces.
-J'ai dessiné et composé, j'ai voulu
-être le trésor de mon peuple, son trésor de
-guerre et son esprit, j'ai lutté contre la
-fatigue, la faiblesse et la fièvre, j'ai voulu
-être sa santé et sa force et j'ai lutté contre
-mes colères, car je voulais être la paix.</p>
-
-<p class="i1">Il parlait dans la nuit. Sa voix s'élevait
-dans la marée montante, surnaturelle et
-passionnée. On lui devinait des yeux de
-femme, cette sentimentalité germanique
-qui est un sixième sens, de la grandeur, de
-<span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">[Pg 267]</a></span>
-la vérité et un peu d'amertume. Il se confessait
-à une sœur et il prononçait en même
-temps son apologie pour cette France où il
-errait clandestinement, pour cette France
-qui était son péché—à cause qu'elle n'était
-pas sa sujette. Il allait:</p>
-
-<p class="i1">—J'ai réfléchi. C'était, non le temps de
-s'enrichir, mais d'enrichir un peu les autres,
-de leur désapprendre la misère et la haine.</p>
-
-<p class="i1">—Et vous n'avez pas pu non plus,
-gouailla Antony.</p>
-
-<p class="i1">Ces trois créatures ne s'apercevaient
-plus: elles étaient, uniformément, du noir.
-L'empereur ne s'étonna pas.</p>
-
-<p class="i1">—Non, répondit-il tranquillement, je
-n'ai pas pu. Des obstacles, à tout instant,
-ont jailli tout hérissés, des mauvaises
-volontés...</p>
-
-<p class="i1">—Non, affirma Antony, des volontés:
-c'est la concurrence, c'est le peuple qui veut
-faire lui-même le lit où se coucher, qui
-<span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">[Pg 268]</a></span>
-prend ce lit où il le trouve, où on le lui
-cache, c'est le peuple qui veut lui-même
-cuire son pain et se chauffer à son feu de
-cuisson, c'est le peuple qui veut se défendre
-lui-même quand on l'attaquera et contre
-qui l'attaquera, c'est le peuple qui veut
-penser lui-même, chanter lui-même et
-savoir écrire lui-même ce qu'il veut chanter
-et ce à quoi il veut penser.</p>
-
-<p class="i1">—Le peuple? Qui ça?</p>
-
-<p class="i1">—C'est moi! clama Antony.</p>
-
-<p class="i1">Il avait été furieux, énorme, déchirant.
-Il avait ébranlé le paysage. Le feu roulant
-d'un phare le frappa au visage d'un coup
-rouge. Ses yeux étaient désespérés et sa
-bouche tordue d'un enthousiasme actif,
-d'une bonté agressive et tortionnaire. Il
-s'affirmait le champion, le fléau social, le
-fléau de l'humanité.</p>
-
-<p class="i1">—Non, répartit l'empereur. Vous n'êtes
-pas le peuple. Vous êtes un homme.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">[Pg 269]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Vous aussi! gronda Antony. Pas plus!
-Pas plus!...</p>
-
-<p class="i1">—Vous êtes anarchiste, mon ami, murmura
-doucement le prince. Tuez-moi.</p>
-
-<p class="i1">—Non, non, pas ici. Vous auriez l'air
-d'être venu au couteau. Ce n'est ni votre
-place d'empereur ni votre place de mort.
-Vous n'êtes pas chez vous. Vous êtes encore
-en pèlerinage, en déplacement de famille.
-Qu'êtes-vous venu chercher ici?</p>
-
-<p class="i1">Il s'était exprimé durement, en chef qui
-possède la dernière raison, le fer.</p>
-
-<p class="i1">—Mon ami, vous ne m'effrayez pas. Je
-vous connais. M. Eusèbe Gaël m'a donné
-sur vous les renseignements les plus complets.
-Je vous ferais mes compliments sur
-votre bonne fortune si vous ne la méritiez
-pas. Vous avez du cœur. Quand on accepte
-l'esclavage que vous avez subi, quand on a
-de vos mots et de vos silences, on réhabilite
-la liberté—et une bonne fortune n'est
-<span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">[Pg 270]</a></span>
-plus une bonne fortune, c'est la fatalité.
-Quand j'ai commencé à chercher la grande-duchesse,
-je ne cherchais que son discours
-de l'Hôtel-Continental, son mal d'empire
-dont je souffre, moi aussi, de l'autre côté.
-Quand j'ai su votre histoire, je ne vous ai
-plus séparé d'elle: j'ai eu besoin de vous
-aussi. Nous avons toute la nuit à nous! elle
-est belle. Nous pourrons causer. Excusez-moi
-de ne vous avoir point jusqu'ici adressé
-la parole: nous n'avions pas été présentés.
-Vous vous êtes présenté vous-même, la
-pointe en avant. Vous êtes peuple ou vous
-le prétendez, je suis prince: vous n'êtes
-pas mon frère, vous êtes presque mon
-enfant. Je vous envie, mon ami. Vous
-n'auriez eu ni mes doutes ni mes hésitations.</p>
-
-<p class="i1">—Sûr! dit Antony. Mais vous autres,
-les rois, vous n'avez jamais des mesures
-révolutionnaires. Vous avez peur de votre
-<span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">[Pg 271]</a></span>
-pouvoir, vous êtes contents quand on vous
-le rogne, quand on vous le châtre, quand on
-vous le coupe en petits morceaux bariolés.
-Il faudrait tout prendre pour tout donner.</p>
-
-<p class="i1">—Et Dieu? demanda l'empereur, Dieu
-dont j'attends un signe depuis plus de dix
-ans, avant d'engager une action toute
-prête, Dieu dont j'attends le bon plaisir
-avant de le faire triompher dans sa gloire,
-dans la perfection humaine? Nous ne pouvons
-rien bouleverser. Le ciel veut qu'on
-le mérite: il faut des vertus et des peines
-et la justice éternelle ne peut exister qu'en
-raison de l'injustice qu'elle laisse çà et là,
-pour faire sentir la différence, comme le
-vice et le malheur pour être le repoussoir
-de la lumière divine, l'ombre sainte, le
-couloir obscur du paradis. Si je me résigne,
-si je demeure dans un néant casqué et
-paré, si la force dont j'étouffe, si les idées
-que je détourne, si mes plans, mes coups
-<span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">[Pg 272]</a></span>
-de génie, mes audaces de réalisation deviennent
-de la fièvre et rien que de la
-fièvre, si les chevauchées inouïes qui m'emplissent
-échouent en vaines croisières sur
-des yachts de plaisance, c'est que je me
-sens la rançon de l'avenir. Personne n'a
-été plus ambitieux que moi et je vais racoler
-des géants comme le père du grand
-Frédéric, je vais être un empereur-sergent,
-mais je donnerai de beaux hommes aux
-temps futurs.</p>
-
-<p class="i1">—Sire!... protesta Clémentine-Alessandra.</p>
-
-<p class="i1">—Ah! ma cousine, je vieillis et je suis
-triste. Je suis venu pleurer avec vous.
-Nous savons tous deux pourquoi nous
-souffrons; mais vous, vous avez encore une
-illusion que je n'ai plus, vous êtes la femme
-de ma douleur.</p>
-
-<p class="i1">Dans son caprice, le feu du phare éclairait
-à plein sa face. Ses moustaches à
-<span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">[Pg 273]</a></span>
-angle droit qui, roides en leur flamme,
-rejoignaient presque son chapeau de touriste,
-ses chairs un peu molles, ses cheveux
-drus, tout traçait, en traits appuyés, un
-cadre à ses yeux. C'étaient des yeux
-d'ascète et d'astrologue, perçant, enveloppant
-et caressant, yeux d'emprise et
-d'étreinte, d'extase aussi, de soif et de
-besoin dans le songe et dans l'infini. Ils
-observaient, cherchaient, comptaient et,
-après une revue immense d'hommes, de
-richesses et de terres, allaient se perdre plus
-loin dans ce qui déborde le monde et les
-mondes, qui trouaient le ciel pour voir plus
-haut. Ils roulaient des vaisseaux sur ces
-vagues et des naufrages au-dessous d'elles,—et
-les utopies comme des sirènes leur souriaient
-au ras des flots. Leur couleur pâle,
-se variant de la turquoise à l'améthyste, de
-toute la gamme des saphirs à l'opale, se
-fondait, se fonçait, disparaissait dans la
-<span class="pagenum"><a name="Page_274" id="Page_274">[Pg 274]</a></span>
-pourpre du feu rouge, du feu de phare.
-Antony ne voulut apercevoir que du désir
-en ces yeux, un douloureux narcissisme, la
-contemplation—en dehors de soi—de son
-être, de son fantôme doré, de son idole
-idéale.</p>
-
-<p class="i1">—C'est vous qui êtes une fille! cria-t-il.</p>
-
-<p class="i1">Il était jaloux de ce mot: «La femme de
-ma douleur.» Elle ne pouvait être la femme
-de personne, de rien; il n'admettait ni rêve
-rival, ni misère rivale: elle était à lui,
-voilà.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, répéta-t-il, vous êtes une fille,
-la fille de l'Europe, la fille publique des
-peuples, qui s'offre à la gloire, à la victoire,
-puis à des parades, à tout.</p>
-
-<p class="i1">Une voix siffla dans la nuit:</p>
-
-<p class="i1">—Tais-toi! Tais-toi!</p>
-
-<p class="i1">Et elle ajouta en allemand le bref:
-<i>Still!</i> qui impose non pas seulement le
-silence aux hommes et aux chiens, mais le
-<span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">[Pg 275]</a></span>
-repos et la tranquillité. Puis Clémentine-Alessandra
-se tourna vers l'empereur:</p>
-
-<p class="i1">—C'est à moi à demander pardon à
-Votre Majesté. C'est quelqu'un de mes gens.
-Il ne sait pas. Il n'a pas eu à s'oublier puisqu'il
-n'est pas...</p>
-
-<p class="i1">L'empereur ne pouvait l'apercevoir. Elle
-lui apparut transfigurée.</p>
-
-<p class="i1">—Je vous remercie, dit-il. Je ne vous
-vois pas. Mais vous êtes belle, de votre
-mot. Vous êtes, ensemble, l'Allemagne et
-le principe divin. Vous êtes Allemande et
-vous êtes reine. J'avais à craindre que vous
-me haïssiez, que vous en soyiez restée à
-votre dépossession, que je fusse pour vous
-l'envahisseur et l'usurpateur. Mais vous
-savez où bat l'âme de l'Allemagne: vous la
-respectez, vous l'aimez en moi, malgré mes
-faiblesses à moi. Ma cousine, ma cousine,
-vous m'avez fait du bien. J'aurais pu croire
-cet homme: vous avez crié malgré votre
-<span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">[Pg 276]</a></span>
-cœur; vous avez été l'Allemagne entière et
-la juste postérité, d'avance, en mieux.
-Vous êtes une princesse du Nord. Il y en
-a eu avant vous: il y a eu votre vieille
-marraine, la reine de Suède, Christine-Alessandra.
-Il y a eu aussi la Palatine dont
-on édite sans fin des grossièretés, des jugements
-appuyés sur la Cour de Louis XIV et
-qui avait du cœur, malgré tout et tous, la
-Palatine qui a écrit la plus belle page que
-je sache sur «Petite Madame», une enfant
-royale qui avait un cancer, qui était difforme
-et qui mourut toute petite, sans parler...</p>
-
-<p class="i1">Jamais la grande-duchesse n'avait autant
-souffert. Son cri spontané, son cri de
-famille, son cri de caste, son cri d'éternité
-lui rentrait dans la gorge, en des sanglots
-de sang. C'était elle qui s'était oubliée, qui
-avait oublié ce qu'elle était devenue, à qui
-elle était, c'était elle qui avait commis une
-<span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">[Pg 277]</a></span>
-trahison. Antony qui était là, tout proche,
-ne lui fut plus qu'un déchirant souvenir:
-elle trembla de lui, et les larmes qu'elle lui
-coûtait, l'humiliation dont elle le marquait
-la brûlèrent honteusement, au principe
-même de la vie. Toute sensation, toute
-volupté, le remords, la servitude sentimentale
-et sensuelle, l'angoisse, ce fut pour
-elle un étau meurtrier que l'empereur resserra
-plus étroitement de ses derniers
-mots: il la rejeta à sa grossesse, il agita
-devant elle un spectre de futur. Elle n'avait
-jamais songé que son enfant pût être laid:
-il défigurait son enfant, il lui imprimait des
-plaies et des scrofules et ses mots se multiplièrent.
-Pour la première fois elle se
-sentit mère puisqu'elle frissonnait de son
-flanc.</p>
-
-<p class="i1">—Sire, dit-elle, sire, par pitié! Je suis
-enceinte!</p>
-
-<p class="i1">C'était un aveu et une supplication. Elle
-<span class="pagenum"><a name="Page_278" id="Page_278">[Pg 278]</a></span>
-demandait sa grâce non au roi, mais à
-l'enfant écrasé, à Antony muet de colère
-et de honte. Elle proclamait son amour,
-elle le tirait de l'abîme où elle l'avait
-plongé pour se faire, elle, sa chose, pour
-s'en envelopper comme d'une chemise
-d'autodafé, pour s'y enfermer à jamais.
-C'était la dernière abdication.</p>
-
-<p class="i1">—Enceinte! murmura l'empereur, enceinte!
-De lui!</p>
-
-<p class="i1">Il ne comprenait pas. Dans l'échelle des
-peines qu'il acceptait pour les siens, dans
-le roman de sa cousine, il n'avait pas
-prévu cette consécration, ce raffinement
-de damnation. Sa voix changea. Ce furent
-des paroles de maître mécontent et ce
-furent des paroles navrées, la ruine absolue
-d'un enthousiasme, un désenchantement
-cadencé du reflux de la mer.</p>
-
-<p class="i1">—Ma cousine, j'étais venu vous apporter
-mon empire à moi puisqu'il vous fallait
-<span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">[Pg 279]</a></span>
-un empire. J'étais venu vous transmettre
-mon songe et mon destin: je venais vous
-demander votre main pour mon fils. Vous
-auriez été ma fille et mon compagnon, vous
-auriez grandi, vous auriez agi à ma place
-et nous aurions été heureux tous deux, d'un
-bonheur qui aurait été bien à nous puisque
-c'était le bonheur de tous par nous réalisé.
-Je ne puis plus. L'enfant, cet enfant, vous
-n'avez pas le droit..... il n'a pas le droit!...</p>
-
-<p class="i1">Il n'achevait pas. L'horreur l'étouffait.
-Tragique, tyrannique, il se décida:</p>
-
-<p class="i1">—Cet enfant ne peut pas naître.</p>
-
-<p class="i1">Presque morte, la princesse balbutia:</p>
-
-<p class="i1">—Votre Majesté, Votre Majesté me conseille,
-m'ordonne d'avorter!</p>
-
-<p class="i1">Sèchement, l'empereur prononça:</p>
-
-<p class="i1">—Les princesses n'avortent pas: ce sont
-les siècles qui avortent. Et nous avons droit
-de vie et de mort.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">[Pg 280]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Sire, sire!... répéta la jeune fille,
-défaillante.</p>
-
-<p class="i1">—Vous devez régner, commanda l'autre.
-Vos enfants doivent naître princes. Cet
-enfant ne naîtra pas.</p>
-
-<p class="i1">Antony s'était précipité. Il prenait
-l'empereur à la gorge. Il disait:</p>
-
-<p class="i1">—Cet enfant naîtra. Je suis plus fort
-que vous. Je suis le père.</p>
-
-<p class="i1">Un cri glaça sa main régicide: Clémentine-Alessandra
-s'était évanouie. Cette nuit
-sans lune, cette nuit sans étoile, cette nuit
-de surprise, de sublime et d'assassinat,
-cette fatalité, la plus grande qu'on eût
-imaginée, ce conflit, le duel de son ambition
-et de sa tendresse, de son amour du
-peuple et de son amour, tout la jeta à
-terre: elle eût voulu couler à pic, se dissoudre,
-lambeau par lambeau, à des rochers
-de rédemption, pourrir debout sans réfléchir,
-sans penser. Dieu eut pitié d'elle et
-<span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">[Pg 281]</a></span>
-de ses bourreaux: les deux hommes restaient
-stupides. Ils écoutèrent un moment
-leur cœur battre sur cette forme sans mouvement,
-puis, doucement:</p>
-
-<p class="i1">—Nous ne pouvons la laisser ici.
-Emportons-la, dit Antony. Je vous montrerai
-le chemin.</p>
-
-<p class="i1">Sans un mot, l'empereur se baissa avec
-le jeune homme. Ils prirent le corps inerte
-et s'éloignèrent lentement de la mer.
-C'était, dans la pleine nuit, un convoi d'une
-détresse infinie: les deux hommes songeaient
-à leur mission commune et à leurs
-âmes ennemies. Le fardeau leur pesait, de
-son orgueil et de son ventre: l'empereur
-se troublait de l'avenir des peuples; Antony,
-violemment, forçait l'avenir: il voulait
-de lui son enfant, contre le droit divin,
-contre tout. Leur condition et leur devoir
-disparaissaient peu à peu, au long de leur
-route, dans de la fatigue. Ils butaient sur
-<span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">[Pg 282]</a></span>
-des arbres et s'efforçaient tout de suite,
-humblement, à ne plus secouer ces pauvres
-paupières closes, cette triste chose affligée.
-Ils ne voulaient pas la réveiller: ils
-auraient pleuré avec elle.</p>
-
-<p class="i1">Lorsqu'ils l'eurent déposée sur son lit,
-dans la petite maison, là-haut, ce ne fut
-plus que deux hommes et ils se saluèrent
-à travers les siècles, la mort et l'impossible,
-du sourire de deux frères.</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">[Pg 283]</a></span></p>
-
-
-
-<div class="chapter">
-<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2>
-</div>
-
-<p class="ac">«PETITE MADAME»</p>
-
-
-<p class="i1">«Un cautère qu'on lui fit mal à propos
-à la nuque lui avait tiré la bouche tout de
-travers, au point qu'elle était presque toute
-sur la joue gauche. Voilà pourquoi elle
-avait grande peine de parler et qu'elle
-parlait peu. Il fallait être habitué à sa prononciation
-pour la comprendre. Lorsqu'au
-moment de sa mort, sa bouche se redressa,
-elle n'était pas du tout laide. Je fus présente
-à sa mort: elle ne dit pas un mot au roi,
-quoiqu'une convulsion lui eût remis la
-bouche. Le roi qui avait un bon cœur et
-qui aimait tendrement ses enfants pleurait
-de tout son cœur, et me faisait pleurer aussi.
-La reine n'y assistait pas: on ne lui avait
-<span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">[Pg 284]</a></span>
-pas permis de venir parce qu'elle était
-enceinte. Il est faux que la reine soit accouchée
-d'une négresse. Feu Monsieur qui
-avait été présent assurait que la petite
-princesse était laide, mais pas noire. On ne
-peut dissuader le peuple que l'enfant ne
-vive encore, qu'il ne soit dans un couvent à
-Moret, près de Fontainebleau. Cependant il
-est certain que l'enfant laide est morte: toute
-la cour l'a vue mourir.»</p>
-
-<p class="i1">Il n'y a, dans aucune langue, de page
-aussi éloquente, aussi pleine, qui sente tant
-la femme, la mère et la princesse: c'est de
-l'humanité, de la fatalité, c'est l'oraison
-funèbre et la miniature, la fresque et la
-draperie de deuil: c'est précis, large, frissonnant
-et noble, d'une vigueur dans le
-trait, d'une tristesse résignée et d'une
-hauteur lâchée qui sont incomparables.
-C'est non la plume du courtisan, ni celle
-du courtisan aigri, mais le langage d'une
-<span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">[Pg 285]</a></span>
-parente et d'une observatrice. Ces quelques
-lignes de Madame Élisabeth-Charlotte,
-duchesse d'Orléans sur cette Marie-Thérèse
-de France, qui dura du 2 janvier 1667
-au 1<sup>er</sup> de mars 1672 s'étaient gravées à vif
-dans tout l'être de la grande-duchesse de
-Schmerz-Traurig Clémentine-Alessandra.
-Il n'y a pires princesses que celles qui ne régnèrent
-point, à qui la nature refusa tous ses
-dons et qui, pour tout bien, n'eurent que
-leur naissance. Celles-là sont sacrées: c'est
-la rançon des trônes et des conquêtes, c'est
-la dîme que Dieu prélève sur les créatures
-auxquelles il consentit des sceptres et prêta
-des couronnes. Naître princesse, être laide,
-ne pas parler et mourir, quelle leçon pour
-l'ambition et quelle plus grande raison
-d'obéir pour ceux qui acceptent un roi
-comme ils acceptent la vie et la mort!
-Lorsque les jeunes princes viennent à
-décéder, on les appelle uniformément
-<span class="pagenum"><a name="Page_286" id="Page_286">[Pg 286]</a></span>
-Marcellus, on leur attribue les regrets scandés
-d'espérances, l'humide épopée voilée
-d'élégie, le panorama de stériles triomphes,
-la gloire, enfin, molle et gracieuse que rêva,
-que tressa, que broda, que gémit pour un
-Marcellus présomptif un Virgile, d'ailleurs
-payé. Les princesses, elles, sont tout
-entières et à jamais ensevelies dans leurs
-robes; un tableau, parfois, de Van Dyck ou
-de Vélasquez demeure pour roidir à jamais
-un pli de leur vêtement, pour durcir le feu
-de leur pâle regard et pour immortaliser ce
-qui courut vers la mort—autant que faire
-se peut en suivant l'étiquette. On ne leur
-demande que de vivre juste assez pour concevoir
-et mettre au monde: donner au
-monde un mâle. Celui-là, l'histoire s'en
-charge. Aux femelles, il ne reste que le
-couvent ou le scandale,—ou les deux.</p>
-
-<p class="i1">Clémentine-Alessandra ne cessait de
-penser aux petites mortes: elle se les
-<span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">[Pg 287]</a></span>
-nommait au hasard des portraits enterrés
-parmi les musées d'Europe, au hasard des
-estampes et des épitaphes, et il en montait
-toujours au fond de sa science, il en venait
-des limbes—et de plus loin. Elle ne les
-chassait pas: ce lui était mieux que des
-sœurs, c'étaient les sœurs de son enfant. Et
-parfois elles amenaient leurs sœurs aînées ou
-leurs cadettes, celles qui avaient réussi, réussi
-à vivre. Celles-là étaient ses sœurs à elle.
-Elles n'avaient pas voulu régner: c'est parce
-qu'elles n'étaient pas assez malheureuses.
-Lorsqu'elles se réfugiaient dans un chapitre,
-la règle se faisait, pour elles, de brocart et
-de velours de soie: les dévotions étaient une
-collation délicate et qu'on offrait soi-même;
-les causeries, les méchancetés, les complots
-même empruntaient au lieu un je sais quoi
-d'innocent et de saint. Elles se tenaient
-dans leur rang comme un chacun se tenait
-au sien: elles ne désiraient rien plus que
-<span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">[Pg 288]</a></span>
-leur destinée écrite à son complet dans
-leurs armes et dans les fleurons de leur
-couronne, encloses en leurs couronnes fermées,
-aussi à l'aise à la tête de leur peuple
-et sur leur trône, lorsqu'elles y étaient
-appelées, que sur leurs prie-Dieu, à deux
-genoux. Elles souffraient plus que les filles
-du bas peuple: leurs pères n'étaient tyrans
-que pour elles ou bien ils s'essayaient et
-épuisaient leur fureur sur ce qu'elles symbolisaient:
-la faiblesse de la nation. Clémentine-Alessandra
-gardait pour la sœur du
-grand Frédéric, la margrave de Bayreuth,
-le respect qu'on ressent pour une martyre
-et la tendresse pour une parente pauvre.
-Mourant de faim, dédaignée, menacée,
-cette enfant d'esprit et de cœur à qui son
-sacrifice même valait des avanies et la haine
-de sa mère, demeurait attachée à elle
-comme une margrave de compagnie.
-Mais la grande-duchesse s'en revenait aux
-<span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">[Pg 289]</a></span>
-petites, aux princesses sans époux et sans
-fiancés qui n'eurent de la vie que leur naissance,
-à qui leur sang royal n'infusa pas
-de sang.</p>
-
-<p class="i1">Elle les aimait, d'avoir passé. Elles formaient
-sa cour et sa garde, sa garde contre
-les séductions de la terre et contre le leurre
-des temps qui ne sont point encore. Petits
-corps attendus, annoncés, délivrances
-sonnées et carillonnées, huiles du baptême
-en avance et les longues théories de guerriers
-et de légistes, la maison choisie et sur
-pied, les cordons d'ordre impatients, tout
-s'apaise, tout tombe dans le silence: ce
-n'est qu'une fille,—et une fille qui ne vivra
-pas. «... Elle ne dit pas un mot au roi,
-quoiqu'une convulsion lui ait remis la
-bouche.» Oh! la phrase atroce et belle!
-grosse de mystère et pure du feu vengeur!
-Toute revendication, toute colère, toute
-damnation s'inscrivent, profondément, en
-<span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">[Pg 290]</a></span>
-ce silence. Le père se soumet, pleure,
-oublie qu'il est roi. La petite a le pas sur
-lui puisqu'elle meurt; elle est plus que lui,
-puisqu'elle est laide,—de par lui.</p>
-
-<p class="i1">Et la grande-duchesse se demanda si sa
-petite fille, à elle, viendrait au monde, et
-si elle lui en voudrait d'être laide. Car ce
-ne pouvait être un garçon: la nature ne
-voulait pas faire cette injure à sa race et
-à la race des rois. Une petite fille, c'est le
-péché: le mâle, c'est le crime. Le bâtard,
-c'est le fléau du droit divin, c'est la chair
-de hasard armée contre le sacrement, c'est
-la guerre, c'est le parricide. Le bâtard,
-c'est l'invasion et la révolte. Elle n'avait pas
-de royaume: elle ne pouvait pas être punie
-d'un fils.</p>
-
-<p class="i1">Un fils d'un tel père!</p>
-
-<p class="i1">Père! Elle avait la tentation de sourire
-parmi ses tortures, à l'idée que ce nom de
-père allait à Antony. Il lui semblait de plus
-<span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">[Pg 291]</a></span>
-en plus jeune: c'était un camarade pour
-le petit être attendu, un compagnon de jeux,
-de jeux tristes, un frère de misère. Et il
-était le père, la source de vie, le principe
-de vie: il devait aide et protection à son
-enfant et à la mère de son enfant! Abîme
-d'ironie! Elle l'imagina courbé sur des
-ouvrages serviles, sans espoir et sans désir,
-ou possédé de sa fureur sociale et de son
-délire d'amour. Bientôt elle ne put plus
-songer. Elle avait mal. Horriblement ses
-entrailles lui pesaient et la tiraient. Elle
-était singulièrement malheureuse. Tout lui
-manquait, tout l'abandonnait: elle n'était
-plus que son mal. Elle avait fait ouvrir la
-fenêtre: il lui fallait un peu de mer, l'idée
-de la mer pour qu'elle se sentît moins seule
-et moins bas. Antony la fuyait: elle savait
-qu'il sortait pour pleurer et qu'il pleurait
-sans fin. Elle regardait devant soi, n'ayant
-besoin de rien que d'espace, d'immensité,
-<span class="pagenum"><a name="Page_292" id="Page_292">[Pg 292]</a></span>
-du halo et du cauchemar lucide qui s'agriffe
-à la nature lorsqu'on l'a assez vue pour
-entrer dans son secret. Elle respirait la
-mer avant que de l'apercevoir. La mer
-montait vers elle et lui venait aux lèvres
-comme un lait d'au-delà: c'était du sang
-d'opale et des larmes d'améthyste, de la
-consolation et un surcroît de mélancolie,
-de la perle infinie et tragique—et l'âme
-lumineuse de la mort. Elle lui ramenait le
-souvenir de celui qui avait été l'hôte de sa
-détresse seulement, de cet empereur qui
-avait parlé et qui s'en était allé après l'avoir
-soignée quelques instants. Elle n'ignorait
-pas qu'il ne l'avait pas oubliée. Et elle
-avait songé à lui, désespérément.</p>
-
-<p class="i1">A lui, pas à son fils. Elle était trop vieille.
-Il fallait une enfant à cet adolescent rêveur,
-à ce pupille de la garde à pied qui s'endormait
-sur des voyages de Gœthe et qui
-s'éveillait dans la vallée de Valpurgis, à ce
-<span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">[Pg 293]</a></span>
-petit garçon qu'on gardait dans les songes
-et les utopies pour lui voler les réalités, né
-pour être l'éternel héritier et pour n'hériter
-jamais. L'empereur la voulait pour soi,
-vestale de son ambition, lui parlant de ses
-conquêtes idéales et partageant avec elle
-son empire en esprit. Il la voulait, cousine
-et sœur, attentive à ses désespérances et à
-ses convoitises, pensant pour lui, dessinant
-pour lui des plans de gouvernement et de
-bataille, démêlant l'avenir, sans cesse en
-train de dégrossir, de ciseler son domaine
-immense dans le globe du monde en ne
-perdant que les vaines scories, les océans
-sans profit et les terres maudites. Là aussi,
-on l'abandonnait. Ce qu'on recherchait en
-elle, c'était sa force secrète, c'était sa
-parole d'apôtre: ce n'était ni sa naissance,
-ni sa destinée. Malgré tout, dans du respect,
-dans de l'affection même, elle resterait
-parente pauvre, victime résignée à qui le
-<span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">[Pg 294]</a></span>
-spoliateur après fortune faite, offre l'ombre
-de son festin. Ce qui lui était dû, elle ne
-l'atteindrait jamais. C'était l'acclamation
-de son peuple, son autorité reconnue, sa
-fatalité proclamée. Son droit, c'était le
-droit divin, toute son éducation, toute sa
-sollicitude, son étude des gens, de leurs
-besoins et de leurs plaisirs, ses longues
-conquêtes sur le mal et sur la misère, ses
-desseins accomplis, ses réformes réalisées,
-un cortège de respect et d'adoration et
-l'attente, enfin, du bien, du pain, de la
-vie, la fonction naturelle, la mission continue
-de protection et de providence, de
-grandeur, de douceur, une paternité sans
-sexe de ses sujets nés et des sujets qui lui
-viendraient à naître de par les conquêtes.</p>
-
-<p class="i1">Son cousin avait été attiré vers elle par
-des trahisons, par des rapports d'espions:
-elle l'avait intéressé et touché. Touché!
-<span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">[Pg 295]</a></span>
-elle qui voulait commander, qui voulait
-imposer la joie! touché!</p>
-
-<p class="i1">Elle en demeurait honteuse dans son mal.
-Ce n'était pas des trônes qu'elle devait
-recevoir son trône. Il lui fallait la poussée
-populaire, l'appel d'en bas, l'appel universel.
-Il lui fallait le plébiscite muet des
-cœurs, l'élection de la misère et de la faim,
-la réparation, le miracle. Son cousin lui
-demandait des paroles, des confidences à
-échanger, une monotonie d'ambition jumelle
-et d'orgueil. Il lui demandait des
-veillées pourpre et une sorte d'inceste dans
-la majesté. Et il avait fini en voulant la
-faire avorter—comme une bonne. Dernier
-terme de l'existence des races maîtresses,
-dernier mot d'un chef à une souveraine,
-quelle horreur logique, quelle fatalité
-absolue, quelle rançon des pillages, des
-préséances, quel châtiment démocratique
-puisque le crime était consenti, ordonné,
-<span class="pagenum"><a name="Page_296" id="Page_296">[Pg 296]</a></span>
-puisque le despote-type de l'Europe contemporaine
-s'armait complice et instigateur!
-La pauvre fille était glacée. Lourde de sa
-faute, terrassée, aigrie, piquée de feu, tirée,
-tenaillée, arrachée, elle n'avait la force ni
-de se plaindre ni de crier au secours. Elle
-se meurtrissait de son silence et de son
-abominable résignation. Et, seule, ne cessant
-point d'agoniser, mangeant cependant,
-car elle restait terriblement chrétienne et
-n'avait peur que du suicide, elle se tendait
-à l'idée d'assassiner peu à peu son enfant
-dans ses flancs, de lui refuser les soins
-infinis de la gestation, de le réduire à rien,
-de l'anéantir hypocritement, héroïquement,
-sur la route obscure de sa vie. Une seule
-fois, elle s'était révoltée, déchaînée. Elle
-avait pris son ventre à deux mains, en
-criant: «Voleuse! voleuse!» C'est que, à sa
-fièvre, à la contraction de ses traits, à un
-papillotement de son regard, elle avait
-<span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">[Pg 297]</a></span>
-deviné sa laideur, car elle ne s'était pas,
-depuis longtemps, confiée à un miroir. Elle
-n'avait jamais eu la vanité de sa beauté:
-elle avait d'autres vanités. Mais sa laideur
-l'avait mordue, hoquetante, folle, l'esprit
-voilé, la conscience abolie, devenue toute
-un ventre et un ventre informe; elle
-s'était indignée, elle avait appelé à soi sa
-science et ses spectacles: tout lui avait
-échappé. «Voleuse! voleuse!» Le morceau
-d'enfant lui tirait non sa chair et ses
-entrailles, son sang et sa moelle, mais ses
-pensées, ses desseins, ses projets et ses
-rêves: c'est de tout cela que l'enfant se
-faisait. Tout le secret de la princesse, ses
-joyaux de méditation et d'invention, ses
-trouvailles précieuses, ce qu'elle avait ravi
-aux siècles, aux cieux et aux dieux fondait
-en chair banale et brutale, tout retombait
-à un mouvant lingot de vie, à une masse
-pauvre de muscles, d'os, de gémissements
-<span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">[Pg 298]</a></span>
-et de souffrance. Rien ne subsisterait du
-rare, de l'unique, du divin, tout se perdait
-dans cette fosse commune qu'est l'existence,
-tout redevenait du mouvement et la béate
-satisfaction à puiser du lait et de l'air.
-«Voleuse! voleuse!» Et les temps promis
-et l'idéal dont l'humanité ne peut faire son
-deuil et le second Eden, ce serait elle qui...
-Et les réclamerait-elle? Les dons de sa mère,
-son génie familier et son génie se réveilleraient-ils
-jamais en elle? Le dégrossirait-elle
-de son opaque enveloppe, se révélerait-elle
-ange et âme, après son stage en nourrice,
-son stage de limbes terrestres? «Voleuse!
-voleuse!» Elle ne volait pas, elle tuait. Elle
-tuait de la beauté, du repos, du bonheur, de
-la gloire. Elle reculait les bornes de l'épreuve
-pour le monde, elle se formait du délice
-total, de ce que sa mère représentait de
-rédemption: tout cela, des larmes séchées,
-du pain assuré, des doutes calmés, tout
-<span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">[Pg 299]</a></span>
-cela, des grâces, du travail, de la paix, du
-savoir, tout cela, de la fraternité et de la foi,
-de la justice et de la bonté, ça devenait de
-la chair, ça se faisait matière, ça crevait,
-ça crevait dans un effort, ça crevait dans un
-essai de vie, ça crevait dans de la vie!...
-Infâme fécondité qui tuait l'âme de la
-terre!... «Voleuse! voleuse!» Elle lui volait
-tout, les pays prêts à la recevoir, à l'acclamer,
-tant de couronnes, tant de richesses à distribuer!...
-Elle l'empêchait d'être sublime.</p>
-
-<p class="i1">Et la princesse ne se décidait pas au crime.
-Ce jour-là, ce jour de crise, il lui sembla que
-la mer se montait de ton, qu'elle la gourmandait
-un peu, en se lamentant avec elle.
-Clémentine-Alessandra avait songé à sa
-mère. Faible femme! Elle n'avait pour soi
-que sa naissance et les malheurs des siens.
-Elle gardait cependant le prestige de la puissance—et
-son insignifiance était forte et
-prédestinée. Son union avec Otfried-Gutbert
-<span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">[Pg 300]</a></span>
-n'était pas une mésalliance: c'était un
-inceste. Deux lassitudes: la lassitude de la
-déchéance et celle de la prétention, deux
-exclusions, une vieillesse usée et pourrie,
-une adolescence creusée de pénitence et de
-prières, des vices et tous les vices ici, la
-vertu trop parfaite et pâle d'austérités là,
-voilà ses père et mère, voilà l'occasion de
-son existence! Elle avait été faite sans
-amour, de par la loi des races, péniblement:
-on l'avait non mise au monde, mais livrée
-à la terre et elle avait été contrainte de
-sauter des générations et des générations,
-de ne ressembler ni à son auteur mâle ni
-à son facteur femelle pour subsister, pour
-penser, pour ne pas être ou scélératesse ou
-néant. Elle aimait les auteurs de ses jours
-et elle tenait de leurs deux misères; elle
-avait besoin des infortunes, des méfaits, des
-confuses réflexions de son père pour penser
-et pour rêver, mais n'avait-elle pas eu plus
-<span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">[Pg 301]</a></span>
-besoin de son inaction, de sa lâcheté devant
-les choses et les gens pour entreprendre,
-pour oser, pour regarder en face et déterminer
-l'avenir?</p>
-
-<p class="i1">Elle n'avait rien à reprocher à son père:
-il lui avait servi de l'envers de son être, de
-son âme absente, de ce qu'il aurait dû
-incarner et représenter. C'est sa mère qui
-lui manquait, sa mère si bonne, si mère,
-charité et justice, sa mère, absolument
-sainte et absolument belle: elle avait disparu
-toute, en emportant, en endormant
-avec soi ses actions de grâces, ses supplications
-et ses macérations. Ame qui avait
-vécu,—si peu!—et qui s'envola, âme
-douce et pure, âme à peine soufflée dans
-un corps translucide et qui rougit d'être
-corps, chair insoupçonnée et dolente, ce
-n'était ni une épouse ni une mère, puisque
-c'était une sainte. Elle ne s'était pas pliée
-à la loi de nature, elle avait accepté la
-<span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">[Pg 302]</a></span>
-règle de sa caste et de sa race, elle avait subi
-l'étreinte en ne songeant qu'à l'accolade
-de son arbre généalogique, aux alliances
-de maison à maison, aux blasons renforcés
-et aux accouplements des écus jumeaux.
-Clémentine-Alessandra n'évoquait point sa
-mère sans colère: sa cendre ne lui tenait
-pas dans le creux de la main, c'était tout
-encens, elle était abandonnée pour Dieu,
-un Dieu qui ne la protégeait pas. Elle
-enviait les enfants de ces femmes qu'elle
-avait rencontrées sur les routes, qu'elle
-avait vu embarquer ou débarquer, pêcheuses
-ou vendeuses de pêche, hâlées, hommasses.
-Mais quel rêve! un petit qui a deux
-hommes pour le nourrir et pour le dresser!</p>
-
-<p class="i1">La mer, depuis, s'était, épaissie et gercée;
-une croûte avait poussé sur elle, entrelacée
-de goémons et de mousse figée, où les
-vagues se dressaient à pans droits et
-retombaient obliques, et les courants verdis
-<span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">[Pg 303]</a></span>
-s'éloignaient plus lents. La magnificence
-de la nature s'était restreinte: les arbres,
-jaunis d'un or avare, les frondaisons dépouillées,
-l'automne peu à peu chauve, le
-froid pénétrant, tout prêchait la petitesse
-et l'abdication. Le spectacle se raccourcissait
-et la nuit était pauvre qui survenait:
-la mer sifflait seulement à distance et la
-lueur des phares, rare et capricieuse, ne
-projetait plus que des clartés sinistres.
-C'est dans ce vide, c'est dans cette solitude
-à reflets d'enfer, c'est dans ce décor à fond
-immense que Clémentine-Alessandra, préparée
-à sa honte, approchait du terme de ce
-que les mortels appelleraient sa délivrance.
-Jamais une fille de sang souverain ne fut
-plus misérable. Son amant ne comptait pas
-pour elle, puisqu'elle n'en rougissait même
-pas. Il allait pleurer dans le vent comme
-il avait pleuré dans le soleil. Il lui parlait
-du bord de la mer, en priant la mer d'être
-<span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">[Pg 304]</a></span>
-son truchement et de traduire ses paroles
-en langage de cour, en murmures éternels.
-Une fois il s'approcha du lit de sa maîtresse
-et tomba à genoux:</p>
-
-<p class="i1">—Tu as mal, tu as bien mal?... dit-il.</p>
-
-<p class="i1">—C'est vrai, répondit la princesse.</p>
-
-<p class="i1">—C'est ma faute. Je ne me le reproche
-pas assez. Je t'admire trop.</p>
-
-<p class="i1">—Pourquoi, pourquoi? mon pauvre ami?</p>
-
-<p class="i1">—Tu ne les as pas écoutés, tous, tant
-qu'ils sont. Je les ai bien entendus qui te
-parlaient par la bouche de cet empereur,
-tu sais, ton cousin. Et tu as mal, chérie!</p>
-
-<p class="i1">—J'aurais eu mal aussi si je les avais
-écoutés.</p>
-
-<p class="i1">—Autrement, autrement. Tu aurais eu
-mal comme tu avais le droit.</p>
-
-<p class="i1">—Et le devoir aussi.</p>
-
-<p class="i1">—Non! Et si, si tu veux. Mais tu as mal
-pour moi tout seul, pour moi tout seul. Je
-t'aime, vois-tu. C'est comme si tu étais
-<span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">[Pg 305]</a></span>
-plus à moi, c'est comme si tu naissais
-à moi, avec l'enfant, c'est comme si, après
-sa naissance, je pouvais t'emporter, toute
-neuve, comme lui, dans mes bras, bien à
-moi, comme si tu étais ma chose et ma
-fille et que tu consentes à tout de moi. Tu
-ne sauras jamais combien je t'aime. Tes
-souffrances, celles que tu m'as imposées,
-tes dédains et tes tortures, tout me revient
-en beau, en bon, dans des flots. Tu
-n'imagines pas comme la mer te ressemble.
-Elle est notre témoin mais elle est ta sœur
-aussi, parce qu'elle est reine. Elle a tes
-regards à toi et tes sourires ensemble, et
-elle pleure comme toi. Lorsque je suis triste
-d'être debout quand tu es couchée, d'avoir
-faim quand tu ne manges pas et d'être loin
-de ma fécondité dont tu es victime, elle me
-console et m'encourage, a le bruit de tes
-cheveux dénoués et secoués, leur couleur et
-l'éclat de tes yeux. Et j'espère.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">[Pg 306]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Tu espères? Quoi? Moi, je n'espère
-pas. Je ne suis pas ta femme. Je suis une
-fille séduite.</p>
-
-<p class="i1">Antony avait reculé. Il la regarda d'un
-air terrible.</p>
-
-<p class="i1">—Jure-moi que jamais tu ne me répéteras
-cela. J'ai réfléchi devant la mer. Tu
-es ma femme. Je n'ai jamais appris, je ne
-demande rien aux livres. J'ai écouté mon
-cœur et j'ai écouté son écho, là dedans, tu
-sais, le flux, le reflux, le tonnerre aussi.
-Tu es ma femme. Tu n'es qu'à moi. Je vais
-te sembler lâche. Mais que ta famille te
-réclame si tu as une famille!... Et si tu as
-affaire avec Dieu, vas-y, meurs, pour me
-montrer que tu n'es pas à moi. Autrement,
-je te garde, toi et le gosse. Je te veux. Je
-t'ai. Je te garde.</p>
-
-<p class="i1">Un sursaut l'avait tordue. Humiliée,
-révoltée, elle avait crié:</p>
-
-<p class="i1">—Mourir, ah! oui, mourir!</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">[Pg 307]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Et Antony, triomphant, cruel, avait constaté:</p>
-
-<p class="i1">—Tu vois, tu ne peux pas!</p>
-
-<p class="i1">Puis, terrassé d'une émotion de gosse, il
-avait éclaté en sanglots, à genoux:</p>
-
-<p class="i1">—Non! ma chérie! Ne meurs pas, ne
-meurs pas! jamais! jamais!</p>
-
-<p class="i1">Elle le regarda avec un peu de dédain:
-il avait peur, hideusement. Il reculait
-devant un cauchemar. Il suait l'inévitable,
-la fatalité. Alors la princesse eut un sourire
-d'au-delà et effaça son mépris; une tendresse
-immense l'enveloppa: elle venait
-de comprendre qu'Antony la tuerait, qu'il
-la tuerait, oui! Qu'il la tuerait pour de bon,
-vraiment, sans métaphore. Il y avait des
-jours qu'elle mourait de lui, qu'elle se vidait
-en son fardeau, qu'elle se perdait en gésine,
-qu'elle avait abandonné par lui son rang,
-ses droits, ses espérances, son ordre de vie.
-Ce n'était pas tout: elle sentit absolument
-<span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">[Pg 308]</a></span>
-qu'il lui arracherait la vie, qu'elle était
-marquée et condamnée.</p>
-
-<p class="i1">—Pauvre garçon! soupira-t-elle.</p>
-
-<p class="i1">Elle était remuée d'un élan de gratitude
-et d'une extase. Aucun regret. Elle avait
-épuisé toutes les déceptions, tous les renoncements.
-Elle avait mal dans son amour et
-s'apercevait qu'il ne pouvait durer, d'abord,
-qu'il ne pouvait finir, ensuite: elle était
-antinomie et contradiction. L'existence lui
-apparaissait fausse, impossible. Elle entrevoyait
-maintenant une porte de sortie et
-quelle chère porte! Mais elle laisserait derrière
-elle tant de douleur chez son idolâtre
-bourreau! Elle lui permit doucement de
-conter son rêve et sa chimère, de l'emporter,
-dans des phrases scandées de larmes, au fond
-des pays d'utopie, de l'embarquer pour de
-la misère et de la faim, de lui préparer des
-années de labeur, de privation, de songe à
-deux et des accouplements vagabonds
-<span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">[Pg 309]</a></span>
-devant un rouge avenir. Elle éprouvait une
-petite fierté à savoir: Antony, lui, ne savait
-pas qu'il la tuerait. Et il allait, il allait,
-échafaudant une existence, leur existence
-cependant que la mort venait, par lui. Il la
-supplia encore longtemps: elle souriait et
-ne répondait pas.</p>
-
-<p class="i1">Puis quand les mots lui manquèrent:</p>
-
-<p class="i1">—Embrasse-moi, mon pauvre enfant!
-dit-elle.</p>
-
-<p class="i1">Il se jeta en pleine étreinte, la serra, la
-souleva, la prenant à poignées, l'écrasant:</p>
-
-<p class="i1">—Prends garde! gémit-elle.</p>
-
-<p class="i1">Il avait froissé son triste ventre. Il le respecta,
-frémissant pour son bien, avare de
-sa race.</p>
-
-<p class="i1">—Je ne t'ai pas fait mal, n'est-ce pas?</p>
-
-<p class="i1">Le sourire de la princesse était devenu
-plus douloureux: il oubliait la poussée
-d'amour, la flamme de désir, il ne se ruait
-plus: il se penchait sur sa machine de vie,
-<span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">[Pg 310]</a></span>
-sur son mal: elle était non l'amante mais
-la mère, l'apprentie qui s'essayait mal à son
-labeur avant que de se préparer au métier
-de nourricière: il n'avait pas eu un regard
-pour sa pauvre face gercée, soufflée, laide
-de par lui et pour lui, pas un regard pour
-son regard, pas de câlinerie pour sa lassitude:
-elle était sa femme, il l'attendait à
-l'œuvre. Elle imagina qu'il la haïssait de
-souffrir plus que de raison, de ne plus
-pouvoir porter son fardeau sur les routes,
-aux besognes des ménagères, au lavoir, à
-la pêche, comme les paysannes de ce
-pays, qu'elle restait étrangère pour lui et
-qu'il avait besoin de l'enfant pour la reconnaître,
-elle, et pour lui pardonner. Son
-navrement fut absolu: au plus bas de sa
-déchéance, elle n'abdiquait pas. Plus violemment,
-plus hautement que jamais, sa famille,
-ses peuples, ses trésors, s'en étaient venus
-l'obséder dans ce village perdu, dans cette
-<span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">[Pg 311]</a></span>
-terre ennemie. Le vieux Wolfgang l'avait
-bordée et bercée de vieilles légendes, de
-vieilles histoires et la tradition s'était
-renouée et, dans ses tortures, la nostalgie
-avait glissé son lent et sûr poison, sa douceur
-torve de narcotique mortel.</p>
-
-<p class="i1">—Tu es bon! murmura-t-elle.</p>
-
-<p class="i1">Antony n'avait pas répondu. Il s'était
-enfui vers la mer...</p>
-
-<p class="i1">Depuis, la grande-duchesse ne parla
-plus. Les choses se précipitèrent. Il faisait
-froid...</p>
-
-<p class="i1">La mer bourdonnait et mugissait: les
-arbres se courbaient et se secouaient dans
-une dévastation de ciel: il n'y avait plus
-ni couchers de soleil, ni nuit large, il n'y
-avait plus que l'horrible malaise, que la
-continue angoisse de la princesse...</p>
-
-<p class="i1">... Le jour pénible se leva enfin de l'événement
-et Clémentine-Alessandra ne sentit
-ni déchirement, ni agonie; elle ne vit ni
-<span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">[Pg 312]</a></span>
-les fers, ni le sang: elle rugit son âme
-de honte, de colère, elle se tordit en un
-reproche épouvanté, elle connaissait pis
-que l'enfer: c'était un garçon! Elle le
-dévisagea, en un éclair:</p>
-
-<p class="i1">—Comme il lui ressemble!</p>
-
-<p class="i1">Crispé, atroce, sans vie encore, c'était
-Antony, ses yeux, sa bouche, et elle
-devina sa beauté. Le malheur était complet.
-Ah! flancs maudits! nature implacable!
-Le monstre! Elle n'avait que ce mot:
-Monstre! monstre! Elle voulait s'échapper
-de lui, prévenir les rois, ses parents: ce
-tout petit être nu, sanglant, elle le voyait
-couvert d'un autre sang, celui des souverains,
-le sang même du pouvoir! Elle n'eut
-pas un sentiment pour cet enfant. Elle se
-rejetait vers son passé, vers ses frères, vers
-ses cousins, vers une illusoire Sainte-Alliance.
-Puis elle crut que tout lui manquait;
-elle tomba, de sursaut en sursaut,
-<span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">[Pg 313]</a></span>
-en une fièvre cavalcadante, ailée, sinueuse,
-en une fièvre qui l'ensevelit vivante, qui
-la tendit et la garotta, fièvre de cauchemar
-et de rondes infernales, fièvre sans fin qui
-dura des jours et des jours...</p>
-
-<p class="i1">Lorsqu'elle en sortit, brisée, elle aperçut
-à son chevet une ombre nouvelle.
-C'était Eusèbe Gaël. Clémentine-Alessandra
-comprit que sa fièvre lui avait arraché, par
-lambeaux affreux, son désarroi, son secret,
-son deuil. Elle se représenta Antony affolé,
-cherchant une protection, lui aussi, et
-s'adressant au confesseur, au maître. Elle
-regardait l'intrus avec méchanceté. Traître,
-il obéissait au valet, il assistait à la ruine
-de son élève, il n'avait même pas la charité
-de la renier. Pourtant il l'avait bien aimée,
-et il avait bien espéré pour elle. Aujourd'hui
-il acceptait tout. Il apportait de la
-pitié, sans plus. Elle brusqua, malgré sa
-faiblesse, les explications.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">[Pg 314]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Laissez-nous avec M. Gaël, dit-elle.</p>
-
-<p class="i1">Elle avait renvoyé jusqu'au médecin.</p>
-
-<p class="i1">Elle restait seule avec le philosophe.</p>
-
-<p class="i1">—Vous avez été gentil de venir, Gaël.
-Je voulais vous écrire. J'ai un service à
-vous demander. Cet enfant doit disparaître.
-J'ai compté sur vous.</p>
-
-<p class="i1">—Sur moi!</p>
-
-<p class="i1">La princesse ne s'attarda pas à l'accablement
-de Gaël. Elle parlait avec une extrême
-difficulté, mais énergique, héroïque en sa
-cruauté, elle voulait en finir.</p>
-
-<p class="i1">—Oui, sur vous. Je sais, je sais, Gaël, que
-c'est un monstre, un fléau. Emportez-le.</p>
-
-<p class="i1">—Il est si beau! dit Gaël, si délicat, si
-intelligent, oui, intelligent. Il a des mines,
-Madame, et il sourit, je vous le jure.
-Voyez-le. Voyez-le. Vous ne pouvez pas ne
-pas l'aimer.</p>
-
-<p class="i1">Il ne se refusait pas à une émotion d'enfant
-et de grand-père. C'était le petit qu'il
-<span class="pagenum"><a name="Page_315" id="Page_315">[Pg 315]</a></span>
-avait toujours rêvé, le fils qu'il n'avait pas
-eu. Il l'avait d'abord chéri comme un magnifique
-arbuste d'expérience. C'était le
-premier être de la nouvelle race, le premier
-homme de l'ère neuve, c'était Demain—et
-la vie totale qu'il avait tant cherchée.
-Puis il l'avait charmé, touché naïvement:
-c'était son petit-fils, d'avance, et en mieux.</p>
-
-<p class="i1">—Votre Altesse ne se rend pas compte,
-poursuivait-il. Vous êtes malade. Calmez-vous.
-Elle n'a plus le pouvoir de condamner
-à mort cet ange innocent...</p>
-
-<p class="i1">—C'est vous qui ne vous rendez pas
-compte! interrompit-elle durement. Il ne
-s'agit pas d'exécuter un amant trop fidèle.
-Il faut sauver le vieux monde. Cet enfant
-est le fléau des rois, je le répète. C'est pis
-que la révolution. C'est le bâtard, enfin,
-le bâtard, vous entendez, pis que l'Antéchrist;
-il ne faut pas...</p>
-
-<p class="i1">—Je ne suis pas un assassin, gémit Gaël.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_316" id="Page_316">[Pg 316]</a></span></p>
-
-<p class="i1">—Je ne vous en demande pas tant.
-Vous l'emporterez ce soir.</p>
-
-<p class="i1">Elle avait ordonné. Elle n'exigeait ni
-serment, ni promesse. Elle avait ordonné.
-Cela suffisait. Gaël l'admirait, dans son
-horreur. C'était un chef...</p>
-
-<p class="i1">Les jours se tendent tout entiers sur leur
-instant de fatalité. Jamais il n'y eut de
-journée plus atroce et plus étranglée. Il
-semblait que la mer fût noyée dans la
-bruine, que toute la terre fût obscure, honteuse
-et repliée sur un crime prochain. Et,
-dans la petite maison tout le monde s'évita,
-tout fut silence. On ne pensait pas: on
-était angoisse et remords. Clémentine-Alessandra,
-seule, gardait sa sérénité. Pâle,
-ferme, fière, elle se sentait en état de
-grâce. Elle revenait à la religion primitive,
-avant la Réforme, elle remontait plus
-haut encore, au temps du martyre et au
-ciel. Elle avait une claire et lumineuse
-<span class="pagenum"><a name="Page_317" id="Page_317">[Pg 317]</a></span>
-agonie, ne se reprochant rien et souffrant
-pour ses fautes. Elle faisait son devoir.
-Elle entrait, droite, dans une autre vie.</p>
-
-<p class="i1">... Le soir vint enfin, un soir rapide d'hiver.
-Toute la maison était embuscade et
-guet-apens, d'un tragique immense et sournois.
-Gaël, à contre-cœur, préparait sa
-fuite. Des heures tombèrent. Et l'heure,
-l'heure suprême sonna. D'un pas de somnambule,
-Gaël se glissa hors de la maison.
-L'enfant, sur ses bras, lui paraissait plus
-lourd que les siècles. Il n'alla pas loin.
-Antony le prenait à la gorge, balbutiait:</p>
-
-<p class="i1">—Tu le voles... Tu l'emportes... Misérable!
-Et c'est elle!</p>
-
-<p class="i1">Une lueur de joie passa dans l'œil du
-vieillard. Il ne s'attarda pas à résister.
-Tout se précipitait. La destinée était là. Il
-tendit son fardeau au jeune homme:</p>
-
-<p class="i1">—Tiens! dit-il, crois-tu que j'aurais eu
-le courage de l'enlever?</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_318" id="Page_318">[Pg 318]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Les deux hommes se regardaient, misérables
-et sublimes, se souriant d'un sourire
-de complices sur l'échafaud. Mais leur émoi
-ne dura pas.</p>
-
-<p class="i1">Quelque chose fonçait sur eux, en
-un bond de fauve, quelque chose arrachait
-l'enfant et, de sauts effroyables en
-sursauts de chevauchées, descendait à la
-mer. Forme fantômale, bête impudique,
-âme forcenée, c'était la princesse, en chemise,
-les jambes nues, debout par un
-hideux miracle, la princesse qui avait non
-pas entendu, mais deviné, qui avait vu, et
-que l'indignation, la douleur, le désespoir
-jetaient, vivante encore, sur le chemin du
-crime nécessaire et de la bonne mort. Trahie!
-trahie toujours! Son maître, celui qui
-l'avait élevée pour commander à l'univers
-l'abandonnait: il ne voulait plus d'elle! Il
-choisissait ce malheureux... qu'elle aimait,
-qu'elle n'avait jamais tant aimé. Sa race,
-<span class="pagenum"><a name="Page_319" id="Page_319">[Pg 319]</a></span>
-sa naissance l'emportaient. La fatalité...
-Non! elle ne voulait pas de la fatalité.
-Fouettée par le vent, les pieds nus blessés
-aux cailloux, les jambes nues, la chemise
-levée sur son pauvre corps, elle se sentait
-enveloppée dans son linceul souverain, dans
-son manteau d'apothéose. Elle allait...
-Folle... Folle... comme cette autre Allemande,
-Marguerite, la Marguerite de
-Faust... Mais c'était à la mer qu'elle allait
-se jeter, elle et son enfant, à la mer
-qui est souveraine, elle aussi... Le ciel
-s'était déchiré sur toute sa longueur. Des
-éclairs tourbillonnaient, en plein hiver; un
-tonnerre massif grondait sans fin. Il ne
-pleuvait pas. La nature était terrible et
-la mer démontée, grondante, trouée de
-lumière, vomissant de la lumière, recrachant
-le tonnerre et les éclairs, lançant
-de l'écume à la foudre, se ruait en assauts
-furieux... «Elle vient à moi, murmura
-<span class="pagenum"><a name="Page_320" id="Page_320">[Pg 320]</a></span>
-Clémentine-Alessandra. Elle est bonne.
-Elle m'aura plus tôt.» Mais elle était
-soudain arrêtée. Un bras dément lui
-prenait le bras. Une voix bien connue
-lui ordonnait, suppliait, pleurait. «Non!
-Non! Non! n'est-ce pas?» Antony avait pu
-la rejoindre. Un éclair leur révéla, l'un et
-l'autre, la farouche désolation de leur être.
-Il l'étreignit. Une dernière fois leur cœur
-battit ensemble. Mais la jeune fille ne voulut
-pas. Elle mordit son amant d'un baiser
-furtif, d'un baiser d'adieu et s'élança... Elle
-brandissait l'enfant pour le précipiter tout
-de suite, pour n'avoir pas à entrer avec
-lui dans l'éternité. Alors, Antony n'hésita
-plus. Le poignard, le poignard qu'elle lui
-avait donné,... ce fut si prompt qu'il ne sut
-jamais, le poignard,... dans le cœur de sa
-maîtresse...</p>
-
-<p class="i1">Et l'enfant criait dans sa main, à lui.
-La princesse chancelait. Antony la vit encore
-<span class="pagenum"><a name="Page_321" id="Page_321">[Pg 321]</a></span>
-le regarder... Il entendit encore «Merci!
-Merci. Je t'aime. Tu ne m'as pas fait
-trop mal!..» Délivrée des liens terrestres,
-Clémentine-Alessandra ne songeait plus à
-l'enfant. Elle mourait en amour, doucement.
-Antony voulut la prendre, la guérir
-peut-être, mais l'enfant le paralysa. Et un
-cri lui échappa: une rage plus forte de la
-mer, un assaut plus puissant venait d'enlever
-le corps. Un appel, un appel surhumain
-lui tira le cœur: «Antony... Antony!»...
-puis, plus rien... La tempête, la foudre... Et
-la mer avait lavé le sang. Le cri s'étranglait
-dans sa gorge: «Chérie! chérie!»...</p>
-
-<p class="i1">Des sanglots le surprirent. Gaël s'appuyait
-sur son épaule.</p>
-
-<p class="i1">—Je l'ai tuée, je l'ai tuée!... bégaya
-Antony.</p>
-
-<p class="i1">—Non. Je vous jure que non. Elle est
-morte. Il fallait qu'elle meure.</p>
-
-<p class="i1">La mer ne rendrait pas sa proie. Clémentine-Alessandra
-<span class="pagenum"><a name="Page_322" id="Page_322">[Pg 322]</a></span>
-avait disparu tout entière.</p>
-
-<p class="i1">C'en était fait de tant d'espoirs, de tant
-de beauté: cette grâce, ce cœur, ce sublime,
-tout s'en était allé, dans une nuit de tempête,
-si brusquement....</p>
-
-<p class="i1">Les deux hommes restaient muets devant
-le tombeau frénétique. Enfin Gaël caressa?
-l'enfant.</p>
-
-<p class="i1">—Il vit! dit-il.</p>
-
-<p class="i1">Et, simplement:</p>
-
-<p class="i1">—Rentrons.</p>
-
-<p class="i1">—Non! Non! cria Antony. Je veux
-qu'elle me la rende.</p>
-
-<p class="i1">Il montrait la mer. Gaël toucha l'enfant
-de nouveau.</p>
-
-<p class="i1">—Rentrons! il peut prendre froid.</p>
-
-<p class="i1">Alors Antony trembla. Cette course, ce
-drame... Est-ce qu'il allait mourir, lui
-aussi, cet enfant, son enfant?...</p>
-
-<p class="i1">—Il vivra? il vivra, n'est-ce pas?</p>
-
-<p class="i1">—Il vit! affirma Gaël.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a name="Page_323" id="Page_323">[Pg 323]</a></span></p>
-
-<p class="i1">Il entraîna Antony qui, inconsciemment,
-berçait l'enfant. La tempête se calmerait.
-L'enfant retrouverait du lait. Rien n'était
-changé sur la terre: il n'y avait qu'une
-pauvre femme de moins.</p>
-
-<p class="i1">Gaël jeta un regard sur la mer.</p>
-
-<p class="i1">Là reposait haute et puissante dame Clémentine-Alessandra,
-grande-duchesse de
-Schmerz-Traurig, princesse...</p>
-
-<p class="i1">... Gaël n'eut pas le courage de se rappeler
-plus avant. Une phrase de Bossuet
-lui restait seulement aux lèvres, comme un
-glas pour ce corps sans prière: «Madame
-est morte!... Madame est morte ...»</p>
-
-
-<p class="ac p4"><span class="x-larger">
-THE END</span></p>
-
-<p class="i1 p4">
-21 janvier 1899-20 juin 1900.</p>
-
-<p class="ac p4"><span class="xx-smaller">
-TOURS, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES, 6, RUE GAMBETTA, 6.</span>
-</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<div class="chapter">
- <h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES</h2>
-</div>
-
-<table id="TOC" summary="TABLE DES MATIÈRES">
- <tr>
- <td></td>
- <td></td>
- <td class="c2 xx-smaller">Page</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><a href="#I">I</a></td>
- <td class="c1">UN LIT</td>
- <td class="c2">1</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><a href="#II">II</a></td>
- <td class="c1">UNE COUR</td>
- <td class="c2">37</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><a href="#III">III</a></td>
- <td class="c1">L'ERGASTULE</td>
- <td class="c2">114</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><a href="#IV">IV</a></td>
- <td class="c1">ICI L'ON DANSE</td>
- <td class="c2">183</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><a href="#V">V</a></td>
- <td class="c1">DIALOGUE AU BORD DE LA MER</td>
- <td class="c2">235</td>
- </tr>
- <tr>
- <td class="c1"><a href="#VI">VI</a></td>
- <td class="c1">«PETITE MADAME»</td>
- <td class="c2">283</td>
- </tr>
-</table>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME ***
-
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-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
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