summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/50593-0.txt5778
-rw-r--r--old/50593-0.zipbin126676 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/50593-h.zipbin215265 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/50593-h/50593-h.htm7298
-rw-r--r--old/50593-h/images/cover.jpgbin85212 -> 0 bytes
8 files changed, 17 insertions, 13076 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..6cd0fcb
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #50593 (https://www.gutenberg.org/ebooks/50593)
diff --git a/old/50593-0.txt b/old/50593-0.txt
deleted file mode 100644
index 70f15a0..0000000
--- a/old/50593-0.txt
+++ /dev/null
@@ -1,5778 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of La chair et le sang, by François Mauriac
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: La chair et le sang
-
-Author: François Mauriac
-
-Release Date: December 2, 2015 [EBook #50593]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG ***
-
-
-
-
-Produced by Madeleine Fournier. Images made available by
-the Internet Archive.
-
-
-
-
-
-LA CHAIR ET LE SANG
-
-
-
-FRANÇOIS MAURIAC
-
-LA CHAIR
-
-ET LE SANG
-
-
-
-PARIS
-
-ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
-
-100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
-
-PLACE BEAUVAU
-
-
-1920
-
-
-
-
-_A François Le Grix,_
-
-_Son Ami,_
-
-_F. M._
-
-
-
-I
-
-
-Claude Favereau, après qu'il a interrogé les porteurs, découvre enfin
-la voie, en dehors du hall, où le train omnibus aligne de vieux wagons,
-se gare avec un air abandonné. Claude aurait dû choisir l'express
-du soir qui n'a besoin que de trois quarts d'heure pour atteindre
-Toulenne; mais le jeune garçon a mieux aimé ce petit train d'après
-déjeuner qui le long de la Garonne, rampe, s'attarde à chaque gare, et
-dont on dirait que la chaleur ralentit la marche, l'oblige à se traîner
-au milieu des vergers et des vignes accablées. Aux haltes indéfinies,
-on entend, à travers la cloison du compartiment, des conversations
-patoises. Le chef de gare approche le sifflet de ses lèvres, avec
-importance, parce que c'est l'acte essentiel de sa journée. Claude
-aime ces heures vagues où rien ne le détourne de penser à soi. Il n'en
-finit pas, il n'en finira jamais de mettre dans son cœur de l'ordre;
-quelle confusion en lui, à cette minute, où, pour toujours, il quitte
-le séminaire! Il songe qu'il ne perdra plus ce goût de reploiement,
-cette manie d'examiner sa conscience, ce don de transformer en cellule,
-en oratoire, le wagon de troisième classe où il rêve seul: ce lui est
-presque une volupté qu'avec impatience il appelle, alors que, sur le
-quai du départ, le volubile abbé de Floirac le retient.
-
-Selon le vœu de ses maîtres, Claude a quitté le séminaire sans avertir
-aucun camarade sauf celui-ci: son ami officiel. Quand il a fallu
-décider qui raccompagnerait à la gare, Claude, en même temps que M.
-le Supérieur, prononça le nom de Floirac, mais le jeune homme sait
-bien que cet abbé est le seul qu'il ne regrette pas et qu'il se fût
-plus ému de dire adieu, sur ce quai, au gros Parmentier, le dernier de
-sa classe, qui l'entretenait de chasse à la palombe, d'histoires de
-chiens d'arrêt et de bécasses. Immobile sur l'asphalte souillé, M. de
-Floirac ne souffre point de la température; des livres déforment les
-poches de sa soutane où, au long des boutons, des taches s'égrènent;
-il parle à Claude, comme naguère aux promenades, du père Tyrrel et
-de l'abbé Loisy. Sait-il que dans six minutes, ce train emportera
-pour toujours le seul de ses camarades préoccupé des problèmes qui
-l'obsèdent? Peut-être se connaît-il malhabile à rien exprimer de ses
-sentiments et, avec le résumé d'un article du dernier fascicule de la
-_Revue d'apologétique_, il comble les silences. Le train se détache;
-Claude, un instant, imagine le retour solitaire de son ami: «Floirac se
-consolera avec des excès de métaphysique», se dit-il.
-
-Déjà le train s'arrête devant une gare de banlieue, mais repart à
-l'instant; le voyageur attribue à une volonté particulière de la
-Providence cette solitude qui lui est départie; personne, en haine
-du soleil, ne lui confisquera, sa journée de Juillet avec un store
-bleu. Claude amoureusement accepte la chaleur; voici une propriété où
-trois marronniers ne forment qu'une sphère dense de feuilles; à chaque
-trajet, il reconnaît et salue ces frères immobiles en songeant que
-jamais ses mains ne se rafraîchiront contre leur écorce lisse. Déjà
-les coteaux se soulèvent; la plaine garonnaise se gonfle, aspire l'air
-brûlant.
-
-Au delà du paysage reconnu, Claude considère la vie qu'il abandonne: il
-n'ira plus, dès l'aube, vers la chapelle, avec des versets de psaumes
-sur les lèvres. Ses directeurs exigent qu'il renonce au sacerdoce ...
-mais ses directeurs, toujours ce fut lui qui les dirigea; il les a
-aiguillés vers la décision souhaitée: non qu'il y ait eu chez Claude
-une crise de la foi, ni que M. de Floirac lui eût communiqué sa fièvre
-touchant l'auteur du _Pentateuque_ ou celui du quatrième Évangile.
-Seulement, vers sa dix-huitième année, il avait connu son propre cœur,
-ses puissances redoutables. Si les hypothèses de M. de Floirac sur
-l'interpolation du verset _Tu es Petrus_ le laissaient froid, les vers
-de Lamartine et de Hugo dans les «morceaux choisis» par l'abbé Ragon,
-ruisselaient en lui comme un torrent de délices; une seule journée à la
-campagne, dans l'herbe juteuse et foulée, dangereusement l'alanguissait
-pour une semaine.
-
-Dès cette époque, déjà clairvoyant, il avertissait M. Garros,
-son directeur: «Le temps n'est plus, lui disait-il, de ces abbés
-romantiques, aimés du père Lacordaire, ou du père Gratry, cœurs
-résignés d'avance à tous les sacrifices mais non à celui de n'être
-plus aimés, et qui morts--le plus souvent poitrinaires --au seuil
-même de l'adolescence, nous ont légué de trop fiévreuses prières...
-Je craindrais de devenir un René du sacerdoce, dans un temps où,
-vicaire de banlieue, il faut se livrer en pâture à des patronages, des
-syndicats.»
-
-Ce fut au régiment que Claude vit clair en lui, connut qu'il devait
-renoncer à toute sublime vocation. M. Garros l'avait mis en garde
-contre la grossièreté de ses camarades, lui avait prédit un martyre
-de vingt-quatre mois. Or, Claude n'en avait pas souffert. Fils du
-maître-valet de ce domaine de Lur où il rentrait aujourd'hui, le jeune
-homme s'était avoué que les plus lourdes farces en lui trouvaient
-un écho. D'abord, il avait dû se surveiller pour ne point rire de
-certaines indécences. Au long des randonnées de nuit, les refrains
-chantés sur des airs liturgiques sans doute le désolèrent. Mais bien
-vite, aucune obscénité ne le détourna de marcher le visage levé vers
-les étoiles. «Et j'avoue, se disait-il, que le soir, autour d'un litre
-et le dos au poêle, j'éprouvais une joie animale, une gaieté énorme et
-qui ne différait guère de la joie des autres... Toutes les puissances
-de ma jeunesse, ma chair et mon sang se soulevaient en moi, détruisant
-mes attitudes cléricales. Mes lectures ne servirent qu'à me rendre
-lucide... J'assistais, grâce à elles, clairvoyant et intéressé à cette
-émeute de mes forces d'en bas...»
-
-Souvent le dimanche il avait amené à Lur des camarades. Il se rappela
-dans la cuisine maternelle, autour de la table où les verres avaient
-laissé des ronds, ces après-midi de vin blanc avec son père et le
-bouvier Abel. L'appel aux vêpres battait doucement et vainement
-dans la lumière et Claude n'avait pas la force de s'arracher à cet
-abrutissement derrière les volets mi-clos.
-
-
-Cadaujac, Podensac, Barsac, Preignac ... les villages girondins
-s'égrènent au long du fleuve: leurs petites gares pareilles vibrent,
-dans la chaleur et lorsque le train s'en éloigne, un «drôle» aux pieds
-nus, le regarde, la main à la hauteur des sourcils. Claude emplit
-ses yeux de vignes soufrées, de murs croulants, de routes blêmes et
-tigrées. Il tire de sa poche la petite glace ronde achetée aux grandes
-manœuvres et arrange le nœud en ficelle de sa cravate groseille. Devant
-son visage désormais séculier, il éprouve une joie ivre d'oiseau
-lâché--la même qu'au régiment, il connut à ses premiers dimanches de
-sortie. Ah! qu'il avait souffert de ce reniement, de son plaisir à
-n'être plus reconnu pour un de ceux «qui étaient aussi avec cet Homme».
-Honteuse joie de s'attabler dans une auberge au milieu des servantes
-et des soldats, sans que personne en lui ne discernât le signe de ceux
-qui suivent le Galiléen! Désormais, à cette joie comme il s'adonne! Au
-rythme du wagon, il chante des paroles folles sur un air du _Joseph_ de
-Méhul...
-
-M. Garros avait mis du temps à comprendre ces raisons de Claude, que
-d'abord il jugea saugrenues. Il ne se résignait pas à perdre ce garçon,
-si vivant qu'autour de lui les autres jeunes clercs paraissaient
-mornes. Il avait voulu le garder une année encore après son temps de
-service, et Claude se rappelle ces mois perdus à d'inutiles disputes.
-Dans la fumée de sa cigarette, il évoque M. Garros, ce visage charnu
-où les yeux tiennent le moins possible de place et en dépit des plus
-tristes conjonctures n'arrivent pas à n'être pas malins; de même, son
-informe bouche ne sait pas ne pas sourire; à ces yeux, à cette bouche,
-M. Garros est redevable de cette réputation de finesse qu'il soutient
-d'ailleurs avec des histoires d'un effet sûr. Ce placier d'anecdotes,
-ce commis-voyageur en drôleries cléricales a tout de même le goût pieux
-des âmes,--mais qu'il les manie avec de gros doigts! Claude se remémore
-le dernier assaut qu'hier encore il dut subir et, pour son plaisir, en
-arrange le dialogue, se donne à lui-même cette comédie:
-
---Mon enfant, je sais votre désir de rentrer chez votre père et de ne
-point vous servir du don d'intelligence que Dieu vous a départi. Je ne
-puis pourtant vous céler que M. le Supérieur a reçu une proposition
-vous concernant, dont les avantages sont considérables.
-
---... Sans doute, monsieur, s'agit-il d'un préceptorat?
-
---Oui, mon enfant...
-
---Si vous m'aimez, je vous supplie de ne pas insister: n'espérez pas
-que j'entre jamais dans les bagages d'une famille. Je sais que la mort
-de M. le marquis de Lur, qui m'employait pendant les vacances à classer
-sa bibliothèque, ne me laisse d'autre ressource que de travailler aux
-potagers ... mais j'y suis excellent et peut-être l'acquéreur de Lur
-voudra-t-il me rendre à mes chers bouquins...
-
-Mais, selon M. Garros, il n'y fallait pas compter: le nouveau
-propriétaire, Bertie Dupont-Gunther (de la maison Dupont-Gunther et
-Castagnède) était un marchand plein d'arrogance et qui n'avait pas son
-pareil pour la grossièreté, sur la place de Bordeaux. Il ajoutait à
-tous ses vices celui d'appartenir à la religion prétendue réformée...
-
---Bien qu'il ait épousé une demoiselle Casadessus, d'une vieille
-famille catholique de la paroisse Saint-Michel, avait ajouté M. Garros,
-ses deux enfants furent élevés dans l'hérésie. On dit même que sa femme
-est morte de douleur et de remords...
-
-Mais Claude ne redoutait pas ce monstre retenu par ses affaires à
-Bordeaux et qui n'habiterait Lur que les dimanches d'été.
-
-M. Garros se rabattit sur de plus lourds arguments:
-
---Vous souffrirez, Claude, vous serez à chaque instant choqué,
-froissé...
-
-Le jeune garçon sourit de la théâtrale réponse dont il regrette,
-aujourd'hui, d'avoir affligé M. Garros: «Je ne rougis pas de mes
-parents!» Il regarde, sur son pantalon de coutil, ses mains énormes
-et rouges... Le train, entre Preignac et Toulenne s'emballe, se
-croit l'express,--et Claude se rappelle une semaine de Pâques vécue
-à Floirac, chez son ami; qu'il avait souffert! A table, l'emploi de
-chaque fourchette devenait un problème à résoudre immédiatement sous
-le regard attentif des jeunes filles prêtes à pouffer. Ah! certes,
-il souffrirait moins dans la cuisine maternelle; d'ailleurs, il
-comptait bien retrouver la bibliothèque et ses saouleries de lectures,
-d'imaginations et de songes; enfin l'église toujours serait ouverte, si
-douce, le soir, et où jamais en vain Claude n'apporta un cœur blessé.
-S'avoue-t-il cet arrière espoir que sa retraite à Lur lui sera une
-attente? Doute-t-il que sur cette colline la vie vienne le chercher?
-L'oreille tendue vers il ne sait quel appel. Claude veut demeurer là
-disponible... Il ne redoute pas ses parents; ils ne parleront guère
-ensemble, n'ayant rien à se dire, séparés, mais unis par leurs racines,
-comme les chênes de Lur.
-
-Claude comptait qu'à l'arrivée de ce train omnibus, la gare de Toulenne
-serait déserte. Et d'abord, sur la place rongée de soleil, où les
-mouches dansent, il ne voit en effet que la carriole de son père, qui
-occupe toute l'ombre sphérique d'un acacia boule: la jument Mignonne
-agite contre les taons ses oreilles et sa queue de mulet. Il aperçoit
-la coiffe noire et le dos de sa mère immobile. Son père, sans col,
-l'estomac et le ventre hors du pantalon, prend Claude par ses épaules
-et fait claquer deux «bises» sur ses joues; il va chercher lui-même
-la malle noire pareille à celle d'un domestique et la porte à la
-main ainsi qu'une valise. Maria Favereau ne fait guère fête à son
-fils; elle se résigne moins que son mari à n'être plus la mère d'un
-monsieur prêtre, chez qui on finit économiquement ses jours, entourée
-de vénération; elle ne doute pas qu'il y ait en tout ceci une histoire
-de jupon; elle s'est entendue avec Favereau pour ne pas brusquer le
-petit et lui laisser le temps de la réflexion, mais vers l'automne, ils
-espèrent le décider à ne pas perdre le profit de tout ce qu'il a lu
-dans les livres, à devenir un monsieur.
-
-Claude, assis sur la banquette de derrière, tourne le dos à ses
-parents; la route sort de la voiture comme un mètre enroulé de sa
-petite boîte. Devant chaque porte de Toulenne, un tas de poussiéreuses
-immondices attirent les mouches; des femmes en jupon et mal peignées
-paraissent au seuil des corridors voilés de lambeaux d'étoffes. Le pont
-suspendu tremble sur la Garonne fauve où, toujours à la même place,
-des enfants nus s'ébattent. Maintenant, Mignonne va d'une allure plus
-lente, car la route monte; on peut causer. Dominique Favereau n'est
-guère parleur. Il est au monde un vignoble, six hommes, deux femmes et
-quatre bœufs sur lesquels il a autorité et qu'il commande du ton d'un
-chef qui se souvient de son temps d'adjudant. Il se tient devant M.
-Gunther, la main à la couture du pantalon; sa raideur militaire lui
-permet de ne pas broncher même avec trois litres de vin blanc dans
-l'estomac. L'œil droit où jadis il reçut un plomb, est toujours fermé;
-pourrait-il au besoin s'en servir? Mais l'autre œil, sans cils ni
-sourcils, petite goutte vitrifiée, voit tout ce qui se passe à Lur.
-
-Claude profite de la montée pour interroger son père sur les nouveaux
-maîtres; il n'obtient rien que ceci: «Pour un homme dur, c'est un homme
-dur,--il n'a pas peur de l'ouvrier,--avec lui, il faut que ça marche,
-un sou est un sou.» Claude n'a rien à espérer de sa mère, qui ne parle
-guère plus: un foulard noir cache ses cheveux; elle ressemble à ces
-religieuses de qui la coiffe empêche que l'on devine l'âge. Sa figure
-étroite, fermée, exprime un parti pris de silence, de claustration.
-Elle vit dans le souvenir de ses deux fils aînés morts à sept et neuf
-ans. L'existence paysanne de travail et de solitude ne saurait lui
-dispenser l'oubli; pendant des années, Maria Favereau a vécu d'une
-seule idée: avoir un caveau, une concession à perpétuité où mettre
-les deux cercueils; pourtant la fosse commune est ici inconnue, mais
-ces cercueils, pour cette mère, contiennent tout ce qui reste de ses
-fils; bien qu'elle récite son chapelet et parle du bon Dieu, elle croit
-qu'ils sont dans la terre et non ailleurs.
-
-Pour soulager Mignonne, Claude descend de la voiture et, regardant le
-couple dont il est né qui se découpe en noir sur le ciel, il se dit
-(sans aucune pensée de moquerie): il est arbre, elle est volaille. Un
-souffle chaud qui ferait croire à l'orage enveloppe trois peupliers
-frémissants. Au bas du coteau, Saint-Macaire déjà s'enténèbre autour du
-vaisseau roman de l'église, ancrée depuis des siècles dans les saules
-du fleuve. Les cloches de Viridis, devant Claude qui marche les bras
-écartés, la tête un peu levée, projettent son enfance qui s'éveillait
-et souffrait surtout le soir; elle est en lui vivante, inépuisable et
-tout à l'heure, l'odeur de la cuisine, le froid des carreaux de sa
-chambre à ses pieds nus, et plus tard encore le battement de l'horloge
-et le ronflement de son père emplissant la maison endormie, feront
-affleurer de son enfance d'autres régions submergées.
-
-Les grands arbres de Lur retiennent entre leurs troncs la mourante
-et oblique lumière; Claude se dit qu'ils retiennent aussi les jours
-inconnus de sa vie, ce qui, de toute éternité, l'attend ici... Une
-douleur, une joie sans nom, dans les cimes agitées des vieux chênes,
-lui font signe. Il sent, il voit confusément que le calme de cette fin
-d'après-midi, ces bœufs accablés qui rentrent une dernière charge de
-sulfate, tous les symboles de la sérénité le trompent peut-être et que
-son heure est proche.
-
-
-La lampe Pigeon se reflète sur la toile cirée, déchirée par le petit
-couteau d'enfant de Claude. Le bouvier Abel et sa femme Fourtille,
-invités en son honneur, sont immobiles devant les assiettes creuses:
-Maria les emplit jusqu'au bord d'une soupe brûlante, épicée, parfumée
-d'ail, nourrie de couenne. Les moustaches d'Abel ruissellent; il
-a vingt-cinq ans, peut-être quarante; qu'il est sérieux devant la
-nourriture! Mais sa face exprime soudain une convoitise plus forte:
-il annonce qu'il va faire «chabrot» et, dans ce qui reste de soupe,
-verse le vin sanglant où le bouillon élargit des yeux de graisse; puis,
-élevant l'assiette entre ses mains, il y ensevelit un mufle hirsute;
-chacun écoute la nourriture envahir ce corps puissant autour duquel
-flotte l'odeur du bétail, de la sueur; de la terre; du revers d'un bras
-noir de poils, il essuie sa bouche, et devient grave, attendant le
-petit salé.
-
-Claude, assoupi dans l'ivresse du vin blanc et des souvenirs s'éveille
-pour écouler Fourtille parler des nouveaux maîtres. M. Dupont-Gunther
-lui apparaît tel qu'un monstre; il a fait mourir sa femme de chagrin...
-Sa fille Mlle May est «fiérotte», quant à son fils Edward, on ne l'a
-pas encore aperçu... Tout ce monde doit passer ici le mois de juillet,
-une gouvernante arrive demain pour préparer le château... Claude ne
-s'inquiète guère de ces gens dont il espère n'être pas connu. Abel et
-Favereau ont allumé leurs pipes; une brume noie les jambons pendus aux
-solives, les pots de confit sur les étagères; les calendriers-réclames
-qu'aiment les mouches, les diplômes de certificat d'études, les cachets
-de première communion. Maria range les assiettes et les plats qu'elle
-a nettoyés. Seule Fourtille continue de parler, s'étonne que Claude
-n'essaye pas de gagner sa vie dans les écritures, de s'habiller avec
-une jaquette et de coiffer un chapeau melon. Favereau ne veut pas
-aborder ce sujet et dit à Abel:
-
---Tu as vu sur le journal qu'un savant de Bordeaux a inventé une
-nouvelle maladie de la vigne?
-
-Maria s'est assise sur la chaise basse et maintenant tricote, le buste
-droit; un souffle entré par la porte ouverte fait vaciller la lampe;
-sur la table, des papillons nocturnes titubent.
-
---Je vais prendre l'air, dit Claude.
-
-Une nuit épaisse, sans lune, ne laisse rien voir que les lueurs de
-Toulenne, le serpent de feu lent d'un train sur le viaduc. La vibration
-des grillons est si soutenue qu'on ne l'entend plus. D'invisibles mares
-coassent. Claude irait les yeux fermés dans ces allées; il semble que
-les arbres le reconnaissent et s'écartent, pour ne pas heurter ce front
-si souvent appuyé naguère contre leur écorce. La pierre de la terrasse
-est tiède encore aux mains. Par instants, les ramures, d'un seul élan,
-frémissent. Claude, au milieu de ses frères immobiles, demeure attaché
-au sol, face aux longs pays muets, où le grondement du train s'éloigne.
-
-Ah! si les battements de son cœur pouvaient se régler sur les
-constellations sereines, qui ne dévient jamais de leurs routes! Mais sa
-sœur n'était-elle pas plutôt l'une de ces étoiles errantes que ses yeux
-d'enfant cherchaient aux nuits de quinze août, et dont la course est si
-brève qu'avant qu'il ait eu le temps d'exprimer un vœu, elle s'était
-déjà perdue à jamais dans la dormante immobilité de l'azur?
-
-
-II
-
-
-Le château de Lur est l'une de ces basses et longues maisons girondines
-que dans le pays l'on nomme communément «chartreuses». Le défunt
-marquis y avait ajouté un pavillon à toit d'ardoises où il installa
-sa bibliothèque, reste encore magnifique de celle qu'avait réunie son
-aïeul vers 1750. Au nord, un perron arrondi, construit sous Louis XVI,
-laisse entre ses pierres déjetées fleurir les résédas. Une rangée de
-tilleuls, demeurés grêles à cause des vents d'équinoxe, sépare la
-maison d'une longue prairie en pente. Au delà, le pays de Benauge,
-«l'entre-deux mers», renfle ses douces collines rapprochées, striées de
-vignobles rectilignes et où les touffes isolées des ormeaux prennent
-une valeur singulière à cause de leur rareté. Au midi, deux ailes
-dont l'une est l'orangerie et l'autre les chais avec le logement des
-Favereau, limitent une cour étroite, où l'hiver même demeure si tiède
-qu'y fleurissent les mimosas. Deux murs bas, surmontés chacun d'une
-colonne que devaient couronner jadis les attributs sylvestres et réunis
-par un portail de lierre centenaire, séparent la cour des charmilles
-qui sont la gloire de Lur. Une large nef centrale et deux nefs
-latérales aboutissent à une longue terrasse, où la vallée de la Garonne
-se déploie. Un pavillon octogonal à demi-ruiné flanque à l'ouest cette
-terrasse. Le parquet à rosace se soulève, les boiseries rongées par
-l'humidité tombent. Des rateaux, des pelles, des arrosoirs hors d'usage
-y sont confondus... Du côté de l'ouest, d'épais massifs de chênes, de
-hêtres et de marronniers où des allées savamment tracées tournent et
-s'enchevêtrent, bornent ce qui dans Lur est concédé à l'agrément; au
-delà s'étendent les vignes luxuriantes, épaisses dans la lumière et la
-torpeur de juillet. Seules les dominent à l'horizon les trois croix du
-calvaire de Viridis... A l'est des charmilles, toujours face au point
-de vue, un verger offre au soleil les fruits qui, par instants, tombent
-et s'écrasent sur le sol durci.
-
-Claude, dès six heures, est au jardin; son père lui laisse une journée
-de repos. Il va savourer chaque minute couché sur le domaine argileux,
-sur la terre grasse que les quatre bœufs péniblement défoncent. Il
-resterait des heures à la terrasse devant cet horizon que depuis
-l'enfance il déchiffre sans lassitude, car les saisons, les jours
-y laissent des empreintes diverses. Touchant le ciel, les Landes
-apparaissent, ligne d'ombre immobile et de silence, où l'on voit, dans
-les soirs calmes, fulgurer de lointains orages et des incendies soufrer
-le ciel.
-
-A l'heure de la sieste, Claude, qui a la clef de la bibliothèque,
-ouvre la petite porte du pavillon donnant sur la cour et monte par
-l'escalier de bois à la haute pièce qui, de ses quatre fenêtres,
-commande l'horizon. Une fraîcheur fade, une odeur de poussière et de
-moisi, mais une odeur surtout de vieux livres emplit le silence, ce
-silence effrayant des pièces où l'on n'entre jamais, qui demeurent
-plongées dans la nuit et gardent au fort de l'été l'humidité glaciale
-de l'hiver. Claude ouvre les fenêtres à guillotine, pousse les pesants
-volets; tout l'après-midi emplit en une seconde cet espace clos depuis
-des mois, indifférent aux saisons, immuable dans sa nuit avec sa
-cargaison de philosophies, de poèmes. Claude a vécu là d'innombrables
-journées d'été; il s'est gorgé de lectures; personne que lui n'aimait
-cet asile. Une table grossière, un divan de cuir qui perd son crin,
-un escabeau pour atteindre aux dernières étagères: c'est tout
-l'ameublement. Le marquis de Lur ne lisait rien, hors le catalogue du
-chasseur français de la manufacture d'amies de Saint-Etienne. Claude
-songe que les nouveaux maîtres auront sans doute plus de goût pour son
-refuge. Un jeune homme, une jeune fille, que feront-ils à Lur s'ils
-ne lisent pas? Il sait qu'Edward Dupont-Gunther s'occupe de peinture,
-en amateur, selon M. Garros. Claude se rappelle que ce sont des
-protestants: il les imagine obligés par le libre examen à recréer sans
-cesse pour eux-mêmes la vérité, à chercher indéfiniment, à travers les
-livres, une règle de conduite. Ce paradis peut-être lui sera fermé,
-et sans doute cela vaut mieux ainsi; la terre devra lui suffire; il
-faut qu'il apprenne à ne plus rien déchiffrer que les horizons où
-s'inscrivent le mauvais temps et les signes des constellations.
-
-Pourtant, de même que la cuisine fumeuse restitue à Claude son enfance,
-ici, sur ce divan poussiéreux et frais, c'est son adolescence, c'est
-l'aube de son adolescence qui surgit telle qu'il la porte encore en
-lui: heures tristes et bénies où il acceptait d'un cœur inquiet le
-péché des mauvaises lectures. Il se souvient... Autour du pavillon,
-l'août flambait sur les vignes oppressées et les cigales n'étaient
-que la plainte monotone des végétaux mourant de soif; des bourdons
-ivres se cognaient au plafond; des volets clos jaillissait une flèche
-fulgurante de feu qui tremblait, comme fichée au plus épais de
-l'ombre. Il se rappelle un jour... Quel était ce livre? Ah! le premier
-volume des _Mémoires d'Outre-Tombe_ qui le rendait conscient de son
-adolescence; il se sentait avoir seize ans. La même sylphide qui
-enchantait François-René de Chateaubriand troublait le cœur de l'enfant
-campagnard, défendu contre la canicule, dans cette bibliothèque déserte
-et froide.
-
-Au miroir bas d'un trumeau, Claude se reconnaît presque pareil au fort
-garçon qui rêvait là naguère: il y appuya son visage brûlant de sang,
-les paumes humides de ses mains. Est-ce du fond de son passé ou des
-jours qui vont venir que monte et l'envahit cette ardeur mélancolique?
-Dernier adieu de son adolescence finissante, ou bien souffle brûlant
-qu'à l'approche d'une terre inconnue les matelots reçoivent en plein
-visage? Quelles choses le menacent ici? Il s'arrache au divan, descend
-l'escalier intérieur qui le conduit au premier étage du château. Sur
-le long corridor voûté, les chambres muettes attendent et redoutent
-l'arrivée des maîtres inconnus. Les trumeaux, les étranges verres
-d'eau de couleur tendre, l'odeur des vieilles cretonnes lui faisaient
-éprouver des sensations autrefois familières à des personnes mortes.
-Au rez-de-chaussée, on avait commencé d'aérer le salon et la salle à
-manger, que sépare le hall où est le billard.
-
-Une fille balayait, tandis qu'une forte dame brune donnait, d'une voix
-de contralto, des ordres contradictoires. Claude s'arrêta interdit, et
-la dame choisit, parmi les breloques étalées sur son ventre, un face à
-main d'écaillé qu'elle braqua comme une arme à feu:
-
---Qu'est-ce que tu viens faire ici, mon bonhomme?
-
---Madame, je suis le fils de l'homme d'affaires... Je demande pardon à
-Madame... J'étais, sous le défunt marquis, chargé de la bibliothèque.
-Je venais voir si tout en était en ordre.
-
---Ah! ah! tu es le petit séminariste?
-
-Elle montra, dans un sourire, des aurifications alternées. Une veine
-bleue se dessina sur son front mat où deux accroche-cœurs, comme tracés
-au pinceau, témoignaient de la conscience qu'avait la dame de son type
-espagnol.
-
---Alors on a trouvé le régime de la sainte maison un peu austère, hein?
-
-Trois de ses mentons, écrasés contre sa poitrine, elle considère le
-jeune homme en dessous, avec complaisance; puis, d'un geste mutin, elle
-croise les mains derrière le dos, tend sa croupe et familièrement:
-
---Vous m'avez l'air de n'avoir pas froid aux yeux.
-
-Claude s'étonne et pense que cette virago devrait, selon le précepte,
-arracher son œil droit et même son œil gauche.
-
---Vous vous demandez qui je suis? Apprenez à connaître Mme Gonzalès,
-dame de compagnie de Mlle May Dupont-Gunther. Vous n'en revenez pas,
-mon ami, de voir une dame de ma sorte, dans cette position subalterne?
-
-Et vite, comme si elle avait hâte que son interlocuteur ne se fit pas
-plus longtemps une fausse idée touchant l'importance sociale d'une
-Gonzalès, elle l'avertit que, fille d'un grand d'Espagne et veuve d'un
-important banquier de Rayonne, elle fut obligée de gagner son pain. Mme
-Gonzalès s'exprimait avec abondance, avec une loquacité voluptueuse,
-comme une bavarde qui depuis deux jours n'avait personne à qui parler;
-elle mettait dans son discoure la complaisance d'une dame de qui la
-manie est d'éblouir les gens par la peinture de ses splendeurs passées
-et de les attendrir par l'étalage de ses misères présentes: elle avait
-la prétention d'avoir été, à la fois, la femme la plus heureuse et la
-plus malheureuse; admirait que son mari se fut ruiné pour lui faire une
-vie royale; mais assurait qu'après les désastres survenus, elle avait
-stupéfié ses relations par son aisance à gagner sa vie et celle de sa
-fille.
-
-Claude se rendait, compte qu'un des fauteuils eût mieux que lui rempli
-son rôle de confident; il redoutait de montrer un excès d'intérêt ou un
-excès d'indifférence, mais il s'attardait au plaisir de renifler les
-saines émanations de la dame, cette odeur d'une personne très soignée
-et un peu forte:
-
---Voilà comment, conclut-elle, je loge depuis dix ans chez M.
-Dupont-Gunther, qui m'a chargée de rendre habitable cette masure. Ce
-n'est pas un homme commode, mais je le ferais passer par le trou d'une
-aiguille.
-
-D'un geste, qui pouvait paraître maternel, elle tapota la joue du jeune
-homme, et, l'assurant de sa protection, elle héla la fille de chambre,
-gagna le premier étage.
-
-Claude regarda le salon où presque rien n'était changé depuis la mort
-du marquis. Le vieux damas des murs montrait une teinte plus vive
-aux endroits que les portraits de famille ne protégeaient plus. Ce
-piano à queue avait été apporté quelques jours avant l'arrivée de
-Claude: peut-être un peu de musique lui viendrait le soir à travers
-les branches... L'escalier retentit sous les pas de Mme Gonzalès et le
-jeune homme n'eut que le temps de fuir. Le soleil déclinant le frappa
-en plein visage: c'était l'heure où les cigales descendent au long des
-troncs avec la lumière. Il s'arrêta devant un cep, souleva les feuilles
-violacées de sulfate, cherchant sur les grappes vertes des traces de
-maladie. Des herbes allumées au milieu de l'allée, la fumée s'élevait
-comme sur les images des histoires saintes où l'on voit le sacrifice
-d'Abel. Claude descendit le coteau vers Viridis, dont le clocher
-italien avait des anneaux d'hirondelles sifflantes et de pigeons. Sur
-la place, les boutiques étaient vides où l'on débite, les jours de
-pèlerinage, des médailles et des chapelets. Dans l'église noire, un
-peu de jour demeurait pris aux guirlandes des petits cœurs bombés,
-aux cadres dorés qui entourent une couronne de mariée, des épaulettes
-pareilles à celles du duc d'Aumale, une peinture où le lit du malade
-a des rideaux blancs avec la Vierge dans un coin du plafond. Claude
-déchiffre machinalement l'inscription qui l'aidait à ne pas s'endormir
-aux nasillardes et somnolentes vêpres: «En 182.... Mme la duchesse
-d'Angoulême vint à Viridis avec une suite nombreuse, pour mettre sous
-la protection de Notre-Dame, les armes de son auguste époux.» Il salue,
-au centre des lampes perpétuelles, la Vierge dans sa robe de tous les
-jours, car elle a une garde-robe nombreuse et change d'atours, les
-dimanches et jours fériés. Claude se recueille aux pieds de celle dont
-chaque angélus, à l'aube et au crépuscule, fait fleurir le nom sur
-ses lèvres. Ah! plus que jamais qu'elle le garde, aujourd'hui qu'il
-n'aura d'autre compagne que la terre chaude et douce et complice de la
-chair des hommes et de qui l'odeur, aux soirs orageux, est celle même
-du désir... Que la Vierge le défende contre nos frères païens, les
-arbres, contre la superbe des chênes et contre les tilleuls qui sentent
-l'ardeur et l'amour; qu'elle lui apparaisse plus consolatrice que les
-aveugles et sourdes constellations, avec leurs noms de mauvais dieux!
-
-Il se souvient du vicaire, l'abbé Paulet, qui est son ami; il s'étonne
-de sa joie lorsque la servante l'avertit que le vicaire est parti en
-vacances pour un mois; paresse d'expliquer son cœur, de réfuter des
-objections vaines. Au retour, une large étoile tremble au couchant et,
-comme un reste de chaleur, les insectes vibrent. Des paysans disent
-bonsoir à Claude et se retournent parce qu'ils ne le reconnaissent pas.
-Il monta tôt à sa chambre, ce soir là et, selon le vœu de M. Garros,
-fit oraison. De tous les villages du pays de Benauge, les hommes purent
-contempler sa lampe qui éclairait le colloque d'un enfant campagnard et
-de Dieu.
-
-
-III
-
-
-Dès l'aube, Claude est éveillé par les oiseaux, ceux des charmilles:
-merles et rossignols que le jour n'arrête pas, ceux des poutres et des
-tuiles: moineaux, hirondelles, ces dernières si près de lui qu'il les
-pourrait croire dans sa chambre; elles y entrent d'ailleurs et étoilent
-de blanches fientes, les carreaux. De sa fenêtre, Claude domine les
-chais où il reconnaît les tuiles cassées par ses pieds de petit garçon,
-du temps qu'il courait les toits comme un chat maigre. Au delà, dans
-l'azur de l'aube, la masse épaisse des charmes se révèle trempée de
-lumière naissante, et toute bruissante de vols empêtrés, de roulades
-ivres. La lune s'est levée si tard que sa lueur se mêle d'aube, résiste
-au soleil levant; les cimes balancées apparaissent dans cet irréel
-mélange de lune et d'aurore qui fait rêver aux premiers âges du monde.
-
-Le feu de l'été déborde l'horizon, le soleil monte dans une lente
-victoire. Claude, les cheveux sur les yeux, les pieds nus dans des
-espadrilles, descend le raide escalier de bois qui aboutit, à la
-cuisine. Déjà son père est assis devant un litre à demi vide; mais le
-vin qui n'est plus dans la bouteille est visible sur ses joues; il se
-lève pour embrasser Claude qui reconnaît que son père a déjeuné d'une
-croûte de pain frottée d'ail. L'air frais du matin gonfle la toile à
-camaïeu tendue devant la porte.
-
---Il y a de l'ouvrage pour toi, mon drôle. Le patron m'a fait arracher
-la vigne dans la pièce qui touche aux charmilles pour y installer un
-terrain de tennis, qu'il appelle ça. Si encore c'étaient de vieux ceps;
-mais le défunt monsieur les avait greffés il n'y a pas dix ans. Il faut
-faire comme il le dit; la grosse dame qui est au château attend tout
-son monde pour aujourd'hui. Va, mon drôle: le terrain est déblayé; tu
-n'as plus qu'à porter la terre de route et à passer le rouleau.
-
-Claude accepte de tuer le ver avant d'aller à l'ouvrage; puis, dans
-la cour, sous les grenadiers dont les fleurs sanglantes évoquent des
-lèvres de cigarières, Claude fait grincer la pompe; le puits ventru a
-sa margelle usée là où naguère une chaîne remontait le seau, il écarte
-sa chemise, l'eau coule par un tuyau rouillé sur les cheveux, dans les
-oreilles; elle emplit l'auge creuse et réfléchit ce visage penché.
-Fourtille, un seau dans chaque main, s'approche; elle rappelle au jeune
-homme l'image d'une Athénienne dans ce manuel d'histoire grecque à
-l'usage des maisons d'éducation chrétienne par M. l'abbé Gagnol; mais
-il n'aime pas ce cou de bétail, ni ces mains d'homme, ni la vivacité
-stupide qu'a cet œil rond de volaille. Il s'inquiète de ce que, chaque
-matin, Fourtille guette son arrivée; avec une grosse rouerie, elle
-essaie d'établir entre eux une complicité. Aujourd'hui, elle se plaint
-parce que le puits se trouve tout contre la maison: les nouveaux
-maîtres arrivent, on ne pourra plus causer le matin.
-
---Enfin tu peux toujours m'aider à porter les seaux.
-
-Claude a eu la faiblesse de lui rendre une fois ce service; il en
-connaît les inconvénients: pour aller chez le bouvier depuis la cour,
-il faut traverser les chais obscurs et le jeune homme se méfie de ce
-passage; il trébuche, ne trouve pas la porte et Fourtille, avec une
-maladresse appliquée, le secourt.
-
-Aussi déclare-t-il rudement qu'il a de la besogne pressée et, les mains
-dans les poches, sifflotant, s'éloigne. Il contourne les charmilles où
-de petites flaques de soleil tigrent la terre. Voici le terrain où, à
-la place d'une vivace vigne, un jeune homme et une jeune fille inconnus
-trouveront du plaisir à se renvoyer des balles. Pas d'ombre. Le soleil
-tape férocement sur la nuque de Claude, tandis qu'il emplit de terreau
-le baquet qu'inventa Pascal. Au ras des vignes, pêchers et pruniers
-font d'inutiles touffes d'ombre. La voix traînante d'Abel excite les
-bœufs dont l'un, depuis des siècles, s'appelle Caubet et l'autre
-Lauret. La chaleur s'installe; Claude la voit, du côté de la Benauge,
-danser sur les routes vides; du côté de la plaine, comme une alose
-entre des joncs, la Garonne luit. Claude n'aperçoit pas la prairie,
-mais il vient d'elle, vers la vigne, avec une odeur de vert, de mous
-papillons blancs qui se poursuivent au hasard. Le facteur, courbé comme
-un damné sur sa bicyclette, sans s'arrêter jette deux lettres au jeune
-homme, qui reconnaît sur une enveloppe cette sage et renversée écriture
-de M. Garros, naguère si indiscrète en marge des dissertations. Il
-décacheté la seconde sans impatience et lit sans plaisir quatre pages
-aussi nettes que de l'imprimé, où M. de Floirac l'invite à partager
-son enthousiasme touchant la thèse de M. Leroy sur le symbolisme des
-dogmes. Tout le détourne de ces mois abstraits: des effarouchements
-de merles à travers les arbustes et, en lui, le bruit de son sang.
-Fourtille passe là-bas, une bêche à l'épaule; sa marche fait remuer ses
-hanches, ses reins que sangle un tablier bleu sombre.
-
-Claude accablé s'asseoit sur sa brouette, attendant le fricot, le vin
-blanc, puis la sieste dans le grand silence de la campagne où Pan
-sommeille. Là-bas, sur la route, dans un nuage, un point bouge, le son
-d'une trompe annonce l'approche d'une auto; sans effort, elle grimpe le
-coteau: comme s'il eût regardé la moindre charrette, Claude la suit des
-yeux; maintenant, des arbres la cachent mais le ronflement du moteur se
-rapproche. Elle doit atteindre le grand portail... Elle le franchit...
-Voilà donc sans doute les étrangers, les nouveaux maîtres. Le cœur de
-Claude ne bat pas plus vite. Il se remet à l'ouvrage, puisque le maître
-est là. A onze heures, il va dans la cour où la lumière a l'odeur des
-héliotropes sombres, dilatés, entourés de bourdonnements. De nouveau il
-se lave au puits; alors, derrière les volets mi-clos du rez-de-chaussée
-une voix nasillarde déclare:
-
---Je ferai combler ce puits.
-
-Claude pour la première fois comprend qu'une puissance étrangère
-désormais règne à Lur. Il rejoint Favereau, Maria, Abel et Fourtille
-qui en oublient la soupe. Favereau, que vient de harceler M. Gunther
-dans ses vignes, exprime son opinion:
-
---Ça ne connaît rien à la vigne et ça veut me faire la leçon.
-
---C'est bien vrai, dit Abel: il trouve que les règes sont trop larges,
-que nous perdons du terrain, qu'il en fera planter trois là où
-maintenant il y en a deux. J'ai répondu qu'en temps de sécheresse, la
-terre est si dure qu'on n'a pas trop de deux bœufs à la charrue, qu'il
-faut donc laisser de l'espace entre les règes. Faut voir comme il m'a
-reçu!
-
-Favereau, les yeux injectés, interpelle Maria:
-
---Eh bien! feignante, on ne dîne pas aujourd'hui?
-
-Elle se lève et bientôt les faïences blanches luisent sur la table.
-Claude, la miche contre sa poitrine, penché vers la soupière, coupe le
-pain. Ils mâchent à lentes bouchées, sans lien se dire. Une poule, deux
-poules hésitent, puis s'enhardissent, circonspectes et voraces. Claude
-mange à peine, boit beaucoup, pose quelquefois ses mains au flanc de
-la cruche suintante. Sa mère, édentée, moud la nourriture à la manière
-des ruminants et son œil cherche au mur les photographies jaunies, où
-les visages s'effacent des deux frères que Claude n'a pas connus. Il
-se réfugie dans la prairie du nord qui descend vers la Benauge,--le
-meilleur endroit pour la sieste. C'est bien près du château, mais
-Claude songe qu'à cette heure-ci aucun Dupont-Gunther ne saurait mettre
-le nez dehors. À travers les paupières baissées, la lumière viole ses
-yeux, emplit sa nuit de soleils, d'astres qui montent et se diluent.
-Avec une monotone furie une seule cigale grince, comme pour donner la
-mesure de ce silence de la deuxième heure, dans la campagne, l'été.
-
-Soudain un étrange accord éclate et, des volets mi-clos, une
-tumultueuse musique s'épand dans la lumière. Claude se redresse et la
-tête renversée contre un tilleul écoute passer cet orage; il revoit la
-salle aux murs blancs du séminaire, qui contenait un piano antique et
-un harmonium poussif: là, outre le plain-chant, il apprit à aimer Bach,
-César Franck ... mais ils ne l'avaient pas préparé à cette musique
-sauvage.
-
-La porte s'entr'ouvre: Mme Gonzalès paraît dans une robe de toile
-blanche si étroite que de descendre le perron donne de l'émotion à la
-dame. Claude juge qu'il est trop tard pour s'enfuir et s'étonne qu'un
-corps si considérable, des jambes apparemment vigoureuses fussent
-soutenus par ces pieds minuscules et mous mal équilibrés sur des talons
-tordus. La musique cesse et Claude entend le bruit d'un piano refermé.
-Mme Gonzalès s'avance et, à la vue d'une forme humaine à demi soulevée
-dans l'herbe, s'indigne.
-
---Voilà l'inconvénient du voisinage des communs ... on trouve toujours
-quelque paysan aux alentours du château.
-
-Claude se lève, gauchement fait un geste d'excuse. La dame le
-reconnaît, se radoucit:
-
---Ah! c'est vous, petit curé? Je n'en voulais qu'aux rustres qu'on
-heurte ici à chaque pas... Comment supporter d'avoir à sa porte les
-paysans et le bétail? Je trouve à tout ce que je mange une odeur de
-fumier... Comme je me déclarais incommodée par les mouches qui nous
-disputent la sauce dans nos assiettes, M. Dupont s'en est excusé sur
-les bœufs dont nous entendons, depuis la salle à manger, les chaînes
-racler les mangeoires.
-
-Claude, pressé de fuir, vainement essaye de s'en tirer avec un vague
-assentiment, mais la dame le retient d'un geste:
-
---Cet homme n'aurait pas l'idée de reconstruire ailleurs ces bâtiments,
-il est incapable d'une dépense qui ne lui rapporterait pas. M.
-Gonzalès, lorsqu'il achetait une propriété, avait accoutumé de tout
-démolir pour tout reconstruire selon ses goûts, ou plutôt selon les
-miens. Vous me comprenez, vous, une âme délicate. C'est dur de vivre
-avec les Béotiens.
-
-Claude dit sottement:
-
---Oh! non, Madame, oh! non.
-
---Des ladres qui ont horreur de l'Art.
-
---Pourtant, Madame... M. Edward n'est-il pas peintre? Et j'ai entendu
-tout à l'heure le piano...
-
---C'est cette musique qui m'a fait fuir, mon cher. J'ai la
-prétention de m'y connaître un peu: j'obtins naguère un premier
-accessit au conservatoire de Bordeaux. Non que j'aie jamais été une
-professionnelle, mais mon père exigea que mon talent fût consacré par
-de compétentes autorités. Ces auteurs qu'affecte de préférer Mlle May,
-ce n'est que du bruit, mon cher, et vous pouvez m'en croire: la pécore
-fait semblant de s'y complaire par snobisme et pour me fronder; mais
-retenez qu'ici l'essentiel est de s'entendre avec le maître de céans.
-
-Un sourire sournois fripa son visage. Elle ressemblait à une vieille
-actrice d'un théâtre provincial dans le rôle de Carmen.
-
---Je vous prie, Madame, de m'excuser, mais je dois passer le rouleau
-sur le tennis.
-
-Mme Gonzalès continua sans l'entendre:
-
---Tu parles de musique? Dans quelques jours tu écouteras ma fille Edith
-qui doit me rejoindre ici, au mois d'août. Elle te jouera, mon cher,
-avec un éclat, un brio: c'est autre chose que toutes ces dissonances!
-
-Elle s'avisa de sa familiarité avec un paysan, pinça les lèvres, gonfla
-son jabot, et d'un ton superbe:
-
---Au travail, mon garçon, tu perds ton temps ici.
-
-Elle rentra dans la maison, et Claude, s'attelant au rouleau, passa et
-repassa sur le rectangle du tennis. Un plaisir animal le possède; il
-dépense un excès de force et n'atteint jamais à l'épuisement; bien loin
-qu'elle l'accable, la chaleur, comme une eau le porte. Soudain une voix
-crie derrière lui:
-
---Mais c'est un terrain mouvant! Les balles ne rebondiront pas!
-
-Claude relève sa face ruisselante. Un jeune homme et une jeune fille de
-haut le regardent. M. Edward est vêtu de flanelle blanche; une chemise
-molle et basse rend son cou plus allongé; la manche large découvre au
-poignet un bracelet de platine; Claude, d'abord, ne peut détourner
-les yeux de l'étrange bijou. Une ligne drue de cheveux rejetés et
-collés limite haut le front d'Edward, ce visage coloré, doré, presque
-roux. Aux lèvres du jeune homme, un long fume-cigarettes donne à cet
-après-midi une odeur de ville, de quartier riche. May tient par la
-bride son chapeau de soleil; Claude ne voit rien d'elle que l'eau
-grise, glacée, d'un regard non fuyant, mais peureux et qui ne se pose
-pas... M. Edward dit avec nonchalance:
-
---Avant de passer le rouleau, il conviendrait d'ajouter de la terre de
-route, c'est un travail idiot que vous faites là.
-
-Et May, du talon, creuse un trou dans le tennis. Edward ajoute:
-
---Prenez la brouette, une pelle. Allez chercher de la terre de route,
-il faut que nous puissions jouer demain.
-
-Déjà Claude obéit, lorsque Favereau survient, congestionné d'une longue
-sieste, le pantalon si bas qu'on ne sait comment il tient:
-
---Où vas-tu comme ça, Claude?
-
-Le jeune paysan rejoint son père et entend l'exclamation d'Edward:
-
---Sommes-nous gaffeurs! C'est le petit curé!
-
-Ce soir-là, Claude regarda de sa chambre monter un orage: les arbres
-tous à la fois frémirent: le vent du sud y creusa des houles. Un
-contrevent claqua, mais dominant la rumeur des végétations et la
-persistante vibration des insectes, cette même musique qui avait
-troublé sa sieste emplit la nuit, y mêla comme la voix d'un océan
-invisible. Le piano se tut, le vent tomba: «l'orage n'est pas pour
-nous», murmure Claude. Il pleut sur les feuillages qu'aucun souffle ne
-froisse plus; l'odeur de la terre monte comme un obscur élan de joie
-végétale; Claude éprouve dans sa chair la volupté des labours exténués
-que l'eau pénètre, amollit. Demi-nu sur son lit non défait, il s'endort
-dans le bruit de ce ruissellement sur la campagne.
-
-
-IV
-
-
-Le lendemain le soleil ne se leva pas. Favereau, en face de son vin
-blanc, émit les phrases consacrées pour le temps de pluie:
-
---La vigne aime la chaleur; c'est la maladie qui tombe, plus qu'on
-sulfate, plus que l'eau en enlève.
-
-La cuisine a l'odeur de graisse de confit et des paysans qui ne
-prennent d'autres bains que de soleil. Claude lit _Graziella_.
-Favereau, tout à coup, se met au port d'arme: d'un air timide, M.
-Edward est entré; il serre les mains en retirant trop vite la sienne,
-et prie le jeune paysan de bien vouloir le suivre sous le hangar:
-
---Quand je vous ai parlé hier au tennis, j'ignorais qui vous étiez. Je
-n'ai pas d'ordres à donner au fils de notre régisseur, à un ... (Il
-hésita, cherchant le mot convenable) à un jeune homme de votre mérite...
-
-Claude répondit qu'il trouvait tout naturel de recevoir des ordres.
-Ils demeuraient l'un en face de l'autre, ainsi que deux petits garçons
-qui ne se connaissent pas et à qui l'on a dit: allez jouer. Edward, le
-premier, reprit son assurance et déclara--comme dans un salon, il l'eût
-fait à la dame qui n'a aucune espèce de conversation--que cette pluie
-était la plus désagréable du monde. Poliment, Claude espéra qu'elle ne
-lui rendrait pas Lur odieux, et Edward notait qu'en dépit d'un corps de
-jeune géant, d'un teint cuit, ce garçon baissait vers la terre le plus
-intelligent visage. Il se dit que ce petit paysan cultivé devait valoir
-qu'on s'en inquiétât: cependant que Claude admirait que ce bourgeois,
-son maître et son aîné, ait montré tant de délicatesse.
-
---Je vous envie de supporter encore cela, dit Edward, en désignant
-_Graziella_. Mais, ajouta-t-il, c'est l'édition de 1852.
-
-Claude, tout heureux que son maître fût un amateur de livres, répartit
-qu'il aimait Lamartine à force de l'avoir lu, et rougit de ne pas
-connaître les noms des auteurs qu'Edward déclara préférer à tout; il
-reçut l'assurance que la bibliothèque lui resterait ouverte. Autour
-d'eux les gouttières débordaient, les eaux ravinaient l'allée; des
-hirondelles rasaient la terre, puis se cachaient dans les poutres du
-hangar pleines de piaillements.
-
-Il fallut que la cloche du déjeuner sonnât une troisième fois pour
-appeler Edward. Claude, à table, laissa monologuer son père. Il
-songeait qu'Edward était pareil à ces jeunes gens entrevus chez son
-confrère de Floirac; il échafauda à l'instant une de ces vies qui
-lui seraient à jamais inconnues. Il imagina de vifs adolescents aux
-chemises molles, des parties de chasse, les départs à l'aube, les
-puérils chasseurs guêtrés de cuir jaune, les abois de chiens autour du
-grand breack, toute cette joie dans cet air vierge que les belles nuits
-laissent flotter derrière elles sur la campagne réveillée.
-
-Après le déjeuner, la pluie ne cessant pas, il revint sous le hangar,
-et debout, au milieu de l'universel ruissellement, il se disait:
-c'est là que tout l'heure nous causions. Cependant, il entendit des
-pas précipités de quelqu'un qui se hâtait sous la pluie. Il n'osait
-espérer que ce fût Edward, mais il le vit apparaître courant, la
-tête nue et rejetée. Le jeune maître lui dit, d'une voix entrecoupée
-par l'essoufflement, qu'avec sa sœur ils avaient imaginé, pour tuer
-le temps, de ranger la bibliothèque et qu'ils avaient besoin de ses
-lumières.
-
-Ils gagnèrent l'escalier extérieur, pénétrèrent dans la salle où
-l'avant-veille Claude s'était penché sur sa seizième année. Il vit
-d'abord, appuyée près de la fenêtre, la jeune fille May. Derrière elle
-un ciel lourd de nuées montrait par des déchirures un métallique azur.
-La pluie cessait, mais le vent faisait s'égoutter les arbres; les
-oiseaux avaient leurs voix particulières des fins d'orage. Claude eut
-peur que May, comme son frère, ne s'excusât; elle lui tendit seulement
-la main. Edward parlait des éditions intéressantes qu'il avait
-entrevues: Claude, sans l'entendre, se regardait dans le trumeau où lui
-était apparu, l'avant-veille, l'écolier songeur et grave qu'il avait
-été; aujourd'hui le miroir révèle à Claude,--pour la première fois, lui
-semble-t-il,--des cheveux trop frisés, une cravate rouge toute faite,
-des mains gonflées aux ongles terreux, et cette chemise de flanelle
-grise.
-
-Dès lors, tandis que pour la forme il demande à Edward s'il veut placer
-les livres par ordre alphabétique des noms d'auteurs, il n'éprouve plus
-qu'un désir: disparaître. May, jusque-là silencieuse, d'une voix un
-peu haletante et pressée, comme les gens timides et qui ont hâte de se
-taire, dit qu'à Paris, chez son frère, les livres sont rangés selon la
-couleur des reliures. Sur son cou, une masse de cheveux semblent tirer
-en arrière sa trop petite tête; on ne voit que par intervalles l'eau
-glacée de ses yeux que recouvrent presque toujours des paupières un peu
-malades. Claude, interdit, et pour ne pas rester muet s'informa assez
-niaisement si elle avait du goût pour la lecture:
-
---Oh! la lecture et moi! fit-elle. Peu de livres me suffisent. Mme
-Gonzalès, abonnée d'une «bibliothèque circulante» s'indigne parce que
-«je ne me tiens pas au courant de ce qui paraît».
-
---Quels sont les livres qui vous suffisent? demanda Claude soudain
-intéressé et incapable de discrétion.
-
-Elle fronça les sourcils, dit du bout des lèvres que c'était sans
-importance, se rapprocha, d'un pas traînant, de la bibliothèque.
-
-Claude ne s'aperçut pas de la leçon; mais Edward, craignant qu'il fût
-blessé, se hâta de lui dévoiler que les saintes Écritures, Eschyle et,
-parmi les modernes, le seul Baudelaire, composaient la bibliothèque de
-sa sœur.
-
---Ne soyez pas ébloui, dit-elle; sauf ma Bible, je ne les ouvre guère.
-
-Edward ajouta:
-
---La musique lui tient lieu de tout.
-
-Claude, très à l'aise et un peu pompeux, déclara qu'en effet il avait
-été réveillé «par des flots d'harmonie», que, lui aussi, l'aimait
-passionnément, mais que, hors le grégorien et des morceaux d'orgue,
-son ignorance était extrême. Edward, accroupi sur le divan, alluma
-une cigarette qui sentait l'ambre, l'encens, la rose sèche; affectant
-de chercher ses mots, il exprimait des choses que Claude portait
-depuis longtemps dans son cœur. Il dit que pour ceux qui ne peuvent se
-résigner aux apparences, la musique arrache les voiles, les jette face
-à face avec la mort, et de cette confrontation crée une volupté; il
-raconta qu'à des jeunes gens qui se tuèrent et, qui furent ses amis,
-elle apparut comme le dernier lien qui attache à la vie. Il nomma l'un
-d'eux qui, dans ses derniers jours, couché sur le tapis du salon, ne
-voulait point que sa sœur quittât le piano, et la suppliait: encore!
-encore!
-
-Claude ne songe pas à s'en aller, les yeux fixés sur les lèvres
-d'Edward, comme ceux d'un enfant qui écoute une histoire; et
-furtivement, ils s'arrêtent sur May, assise auprès de son frère, les
-bras relevés et les deux mains nouées contre la nuque. Claude se
-rappela plus tard qu'il avait répondu que la musique pouvait être aussi
-une prière, un cri de joie et d'amour, un acte de foi, et qu'Edward
-l'avait approuvé, lui parlant de Beethoven et de la neuvième symphonie:
-«Mais à Paris, disait-il, on commence de réagir contre toute musique
-trop chargée et qui s'écoute la tête dans les mains: on la veut
-dépouillée, simple et nue».
-
-La pluie avait recommencé de les isoler dans son réseau traversé
-de fugitifs coups de lumière. Au centre de cette haute pièce
-qu'embaumaient les vieilles reliures et ce tabac blond, Claude se
-retrouvait, hors du temps et comme si cette minute dût être éternelle.
-Il dit que, dans le parti qu'il avait choisi de revenir à ses origines,
-la musique, plus qu'aucune autre joie, lui manquerait. Il raconta
-qu'une seule fois, chez les Floirac, il avait entendu une voix de femme
-et qu'elle continuait de chanter en lui.
-
---Quel dommage, dit Edward, que May ne veuille jamais chanter pour un
-autre que pour moi... Ce vous serait une telle révélation ...
-
-Et May, d'une voix un peu âpre, ajouta:
-
---J'ai horreur d'aider à la digestion des gens, de laisser à leurs
-voitures le temps d'arriver; plutôt mourir que de chanter au sortir de
-table comme on donne le café et les liqueurs; mais pour vous, Monsieur,
-si vous y pouviez trouver quelque plaisir...
-
-Claude interdit, ne put faire qu'un geste. Avec une hâte fiévreuse, une
-joie étrange et disproportionnée, Edward les entraîna au salon. May
-s'assit au piano, son frère choisit lui-même la partition.
-
-Il parut à Claude que le ruissellement de l'eau sur le feuillage, que
-le vent dans les tilleuls, que toute la campagne submergée faisaient
-silence autour de ce chant, ou plutôt que les rumeurs du pluvieux
-après-midi étaient passées dans la voix du la jeune fille. Cela
-s'appelait l'_Invitation au voyage_. Chaque cri le frappait au cœur
-comme une petite vague; il entrevoyait d'inaccessibles joies; des
-bonheurs déchirants.
-
-
-La porte s'ouvrit: May ferma le piano et se leva; Claude vit un homme
-corpulent, court, avec des cheveux en brosse presque blancs qui
-rendaient terrible l'aspect de ses joues violacées, de sa tête à mort
-subite.
-
---Qu'est-ce que vous faites ici, mon garçon?
-
-Il arrêta sur Claude son regard glauque où le jeune homme, malgré son
-trouble, reconnut la couleur des yeux de May. M. Dupont-Gunther, vêtu
-de cover-coat, portait au petit doigt un solitaire; une trop lourde
-chaîne barrait son ventre. La voix de Claude s'étrangla, et ce fut
-Edward qui répondit nonchalamment:
-
---J'avais demandé à Claude Favereau de nous aider pour le classement de
-la bibliothèque ...
-
---Ce n'est point ici la bibliothèque.
-
-Sur le front de M. Dupont-Gunther la colère gonfla une veine, et
-derrière son dos fit trembler ses mains:
-
---Personne ici n'a le droit de disposer de mes gens. Et, se tournant
-vers Claude: Vous n'avez d'ordres à recevoir que de moi, mon garçon;
-je vous avertis une fois pour toutes; allez dire à Favereau qu'il
-m'attende aux chais.
-
-Lorsque Claude eut quitté la pièce, M. Dupont-Gunther, tourné vers
-Edward, ramassé, eut l'air d'un bull-dogue prêt à fondre. Edward dit à
-sa sœur:
-
---May, mon petit, va dans ta chambre, va.
-
-Elle s'éloigna droite, sans regarder son père.
-
---Tu oses... Tu oses ... balbutia-t-il.
-
-Edward, appuyé contre le piano, les mains dans ses poches, sa grande
-bouche rouge, élargie encore par un sourire voulu, la tête rejetée,
-s'installait dans le calme en face du gros homme déchaîné.
-
---Vous avez raison, mon père, je reconnais mes torts; j'eusse mieux
-fait de ne pas amener ici ce jeune homme; veuillez agréer mes excuses.
-
---Et voilà ... et voilà... Tu t'imagines t'en tirer ainsi...
-
---Vous n'avez pas la prétention, n'est-ce pas, de me donner le fouet ni
-de me mettre au pain sec? Adieu: je pense qu'un peu de solitude vous
-est nécessaire.
-
-Il inclina la tête, s'éloigna de son pas glissant, ouvrit la porte avec
-si peu de bruit qu'il heurta presque la poitrine de Mme Gonzalès aux
-écoutes. Elle balbutia:
-
---J'entrais justement au salon...
-
-Edward s'excuse, avec une insolence appuyée, de déranger ses habitudes,
-puis se retire.
-
-Mme Gonzalès s'arrête en face du maître de céans toujours immobile, les
-jambes un peu écartées et tel qu'un homme abruti qui écoute son sang
-battre. Suavement, elle sourit, cache ses mains dans les poches d'un
-tablier de linon et, d'une voix de tête un peu chantante:
-
---Cher Monsieur, ne souhaiteriez-vous pas de prendre un bain de pieds
-sinapisé?
-
-Imprudente parole! Bertie Dupont-Gunther, avec des onomatopées rauques,
-des aboiements, demanda à la dame s'il était gâteux, cria qu'il en
-avait assez d'être à ce point ravalé dans sa propre demeure, que
-d'ailleurs il ferait maison nette et ne souffrirait plus, toujours en
-face de lui, le museau d'une vieille...
-
-Le mot lancé fit tressauter la dame qui se rengorgea, pinça ses lèvres,
-se dressa sur ses hauts talons en murmurant qu'elle n'était qu'une
-faible femme sans défense et qu'elle savait ce qui lui restait à faire.
-Mais Dupont-Gunther soulagé se rappela sa profession d'homme du monde.
-On lui connaissait cette politesse excessive par quoi les gens coléreux
-et qui ne se possèdent pas, se rattrapent, donnent le change; impulsif
-et grossier comme pas un de ses maîtres de chais, toujours Bertie joua
-au gentleman.
-
---Vous m'excuserez, Mélanie; vous m'avez surpris à un mauvais moment.
-Je vous prie de ne pas douter de mes sentiments à votre égard.
-
-Sa lèvre trop courte, hérissée de poivre et sel, découvrit ses
-incisives de rongeur. Mme Gonzalès n'avait point acquis, au long d'une
-aventureuse carrière, une connaissance des hommes aussi approfondie
-qu'on l'eût pu croire. Elle imagina un retour de tendresse chez ce
-Bertie sur qui elle n'avait pas tort de se croire quelque influence,
-bien que depuis nombre d'années il ne lui demandât plus rien de ce
-qu'elle avait eu tant de plaisir à ne lui jamais refuser. C'était du
-temps que vivait Mme Dupont-Gunther si orgueilleuse, si douloureuse,
-que Mélanie ne se lassait pas de blesser, d'humilier, de regarder
-saigner; sous prétexte d'apprendre la musique aux enfants, Bertie
-l'installa dans la maison: vieille, grotesque, elle s'y maintenait
-encore. Depuis qu'il avait atteint sa cinquantième année, le goût de
-M. Dupont-Gunther pourtant se détournait chaque jour un peu plus de
-telles maturités; aussi fut-il à mille lieues de comprendre la raison
-qui, à cette minute, faisait tumultueusement s'élever et s'abaisser la
-poitrine de la dame:
-
---Oh! Bertie, Bertie, quoique vous disiez, comment douterais-je jamais
-de vous? Nos liens sont indissolubles.
-
-Ici elle parvint à éclater en sanglots.
-
---Il n'est plus question de cela, ma chère: l'histoire ancienne est
-l'histoire ancienne. Souffrez que j'allume un cigare.
-
-Elle tapota ses yeux, le temps de mesurer sa bévue, et reprenant son
-rôle de confidente presque maternelle, fit asseoir Bertie auprès
-d'elle, sur le canapé:
-
---Voyons, mon ami, qu'y a-t-il? La présence d'Edward peut-être?
-
-Bertie gronda:
-
---Un orgueilleux, un propre à rien, un barbouilleur de toiles! mais
-depuis que les enfants jouissent de la fortune maternelle, je n'ai plus
-barre sur eux; impossible de les mater.
-
-Mme Gonzalès émit l'opinion que le code était abominable; et Bertie:
-
---Il n'y a pas à récriminer: Edward a déjà exigé ses capitaux; ceux de
-May restent encore dans mon commerce, mais la voilà bientôt majeure.
-
---Le cas est grave, Bertie...
-
---Plus que vous ne sauriez croire, ma chère, mais c'est par vous que
-tout s'arrangera. Écoutez-moi: May vous déteste.
-
---Chère petite! Je ne cesserai jamais de lui rendre le bien pour le
-mal...
-
---May vous déteste, répéta Gunther, et mes plans exigent que vous lui
-deveniez, à la lettre, insupportable.
-
-La dame protesta qu'elle y aurait de la peine, mais Bertie lui déclara
-tout de go que cela ne lui coûterait rien que de rester naturelle. La
-dame se piqua, prétendit ne pas entrer dans la nécessité d'être haïe.
-
---Comprenez-moi, ma chère: pour que l'argent de May reste dans la
-maison, il faut qu'elle épouse le fils Castagnède, de qui le père fut,
-de son vivant, mon associé. La mère Castagnède, très flattée de cette
-alliance, la désire en dépit de nos religions différentes; il suffirait
-que May eût vent de mon désir, pour ne point consentir à ce mariage.
-
-Mme Gonzalès assura qu'en effet, la jeune fille souvent tourna en
-ridicule «ce garçon qui certes la valait bien»!
-
---C'est un imbécile, dit M. Dupont-Gunther, et c'est tant mieux.
-Lorsque vous aurez exaspéré ma fille au point que la maison lui sera
-devenue odieuse, Marcel Castagnède apparaîtra. Vous n'y perdrez rien,
-Mélanie; et tenez, je suis ravi de ce projet que vous avez d'installer
-ici votre fille, cette jolie Edith que je n'ai point revue depuis le
-temps de ses robes courtes, les enfants seront furieux.
-
-Sous la lèvre retroussée, les incisives parurent. Mme Gonzalès le
-regarda, soupira, sourit:
-
---Qu'en savez-vous? On ne peut voir Edith sans l'aimer, fût-ce même la
-jalouse May...
-
---Alors, gare à moi! risqua M. Dupont-Gunther qui, au moment de
-regagner Bordeaux jusqu'au dimanche suivant, chargea la dame
-d'épier «les enfants», leurs paroles, leurs gestes. Sémillante, et
-l'arrière-train balancé comme du temps qu'elle était une jeune personne
-avec une tournure rembourrée, Mélanie alla méditer dans sa chambre
-devant le portrait de sa fille.
-
-Dans cette pièce meublée d'un vieux lit laqué, tendue de toile de Jouy,
-des pots de fard, des bâtons de rouge, une odeur de seau à toilette et
-les vastes cartons à chapeaux dénonçaient la sorte de dame déshonorant
-le vieux logis. Un dernier rayon joua sur ses cheveux luisants de
-teinture, éclaira la danse innombrable d'une poussière de poudre de
-riz. Avec amour, avec orgueil, la dame contemplait cette photographie,
-sa plus sûre, sa suprême carte.
-
-A la même heure, Edward et May prenaient le thé dans la chambre du
-jeune homme. Ils avaient clos les volets. Une basse lampe de cuivre
-faisait un cercle étroit de lumière, rapprochait leurs chaises, les
-invitait à causer à voix basse. Sur le divan d'acajou en forme de
-lyre, Edward avait jeté une étoffe de Perse noire et or; dans un grès
-de Decœur, pareil à un caillou bleui par l'eau des gaves, une seule
-rose. Au mur, il avait accroché une aquarelle d'Eugène Lamy: salon
-1840, jeune fille au piano, sièges capitonnés, dames perdues dans leurs
-jupes; à la cheminée, quelque Lucien de Rubempré s'accoude.
-
---Tu as tort, je t'assure, Edward, de combler ainsi ce garçon: que de
-fois t'ai-je vu éblouir un camarade, une jeune fille, puis les laisser
-à jamais déçus, appauvris. Mais aujourd'hui, ce serait pire.
-
-Edward jeta sa cigarette, ouvrit la fenêtre, poussa les volets:
-les feuilles s'égouttaient, et les douces flûtes des crapauds se
-répondaient dans l'herbe.
-
---Tu es injuste, chérie: Claude m'inspire plus de sympathie qu'aucun de
-ceux que tu m'accuses d'avoir dédaignés et qui ne surent pas garder le
-visage qu'ils m'avaient montré la première fois que je les vis. Tu sens
-trop comme moi (il sourit de cette expression qui revenait sans cesse
-entre eux), pour ne pas aimer infiniment cet esprit de finesse chez un
-garçon si fruste, étranger à ce que nous haïssons le plus au monde:
-la pose, l'affectation, tout l'artificiel qui m'exaspère en moi, chez
-les autres, en moi surtout, en nous. D'ailleurs, ne fus-tu pas, aussi,
-séduite? Tu as chanté pour lui, toi qui ne chantes pour personne.
-
-May sourit et ne répondit pas. Ils entendirent ronfler l'auto qui
-ramenait M. Gunther à son travail et à ses maîtresses. Tout près
-d'eux, la cloche sonna pour le repas dans un bruit de vigne vierge et
-de jasmin remués. A table, Mme Gonzalès mangea, les coudes rapprochés
-du buste, et ne tint son verre qu'avec trois doigts, l'auriculaire
-levé. Elle savait aussi qu'il ne faut pas montrer ce que l'on a dans
-la bouche et ses lèvres hermétiques l'obligeaient de moudre longuement
-la nourriture. Vers la fin du repas, des bouffées lui montèrent aux
-joues; elle se détourna, frotta ses chairs couperosées d'une feuille de
-papier poudre. Les jeunes gens passèrent au salon où Mme Gonzalès ne
-les suivit pas; mais ils la savaient tapie dans l'ombre du vestibule,
-faussement somnolente, attentive.
-
-Edward parla bas à May, ouvrit le piano, choisit une partition, et sa
-sœur lui dit à mi-voix:
-
---La fenêtre est-elle assez ouverte pour qu'il entende?
-
-Claude, ce soir-là, mangea sans dire un mot, en face de son père très
-appliqué à garnir des rectangles de pain avec de petits morceaux de
-lard. Le gros homme, d'un coup, vidait son verre, s'essuyait les
-moustaches du revers de la main; Maria, à chaque instant, se levait
-pour le service. Claude la supplia de s'asseoir. Elle dit qu'elle
-n'avait jamais mangé tranquille que chez les autres, à des repas de
-noce ou d'enterrement. Le jeune homme monta à sa chambre, et, devant
-la fenêtre ouverte, attendit. Il reconnut, à un bruit de pas sur
-la route de Viridis, que le vent venait de l'est. Enfin le chant
-attendu s'éleva, car il l'attendait sans qu'il eût osé se l'avouer,
-cette supplication, ce nostalgique désir, cette ardeur du désespoir.
-Malgré la distance, deux vers du poème qui reviennent sans cesse lui
-parvinrent distincts et il les répéta bien longtemps après qu'eut cessé
-le chant triste. Il négligea, pour les redire encore, sa prière du soir.
-
-
-V
-
-
-Sieste: Claude regarde les hommes, comme une armée anéantie, joncher
-la prairie. Autour des meules, ils étendent leurs bras crucifiés. Des
-mouchoirs protègent leurs visages. Lui, il ne veut pas dormir, mais
-s'abandonner âme et corps à cette chaleur qui perd sa vie dans la Vie.
-Il rêve que ses pieds s'enracinent, que ses mains étendues se tordent
-et que sous la poussée de la sève, sa tête, dans les nuées, agite une
-chevelure de feuillages sombres. Son père lui a ordonné de ratisser
-les allées, et il ramasse un bout doré de ces cigarettes que fume
-Edward, et indéfiniment contemple dans l'argile sèche de la terrasse
-l'empreinte d'un pas menu. Il voudrait s'avancer vers ces marronniers
-où il a suspendu, ce matin, deux hamacs: il rôde alentour et de loin
-envie les cimes immobiles, qui font silence sur le sommeil des jeunes
-maîtres. Une cigale éclate, grince longuement, puis trouve son rythme
-et bat comme le cœur souffrant de Cybèle engourdie. En dépit de
-lui-même, le garçon se rapproche.
-
---Est-ce vous, Claude?
-
-Il accourt. Edward est assis sur le hamac, ses cheveux ébouriffés,
-le col ouvert. May demeure étendue, sa robe blanche la couvre
-chastement jusqu'aux chevilles, et l'enfant paysan s'émerveille, de
-deux pantoufles d'argent qui pèsent au filet du lit aérien, comme deux
-poissons minuscules. Il s'étonne que la jeune fille le considère avec
-un sourire, que sa main un peu forte,--sa main de pianiste, dit son
-frère,--se tende. Edward regarde la plaine où la chaleur tremble:
-
---Qu'est-ce donc cette tache qui luit, là-bas?
-
-Et Claude, dans un grand rire:
-
---Mais monsieur, c'est la Garonne!
-
---Comme elle est près! Claude, connaissez-vous un endroit où nous
-pourrions nous baigner?
-
-Claude répond que dans sa petite enfance il allait entre
-Saint-Pierre-d'Aurillac et Saint-Macaire où est une plage sous les
-saules, mais il fallait compter trois quarts d'heure de marche, et tel
-était le retour qu'il y perdait la fraîcheur acquise dans l'eau du
-fleuve.
-
---Nous irons en automobile! s'écrie Edward.
-
-La promesse de ce plaisir le ressuscite; il saute à pieds joints le
-hamac d'où sa sœur ne s'est pas levée, il l'oblige de courir à la salle
-à manger pour préparer la collation. Cette fiévreuse joie déroute
-Claude, lui semble sans proportion avec le plaisir d'une baignade, il
-aime mieux voir son maître accablé et sombre qu'en proie à cette gaîté
-frénétique.
-
-Voici Edward au volant et Claude à ses cotés. Au fond de la voiture,
-May demeure seule; l'auto glisse et, sous les roues, la route se
-décompose en nuage. Dans le pare-brise, l'image vacillante de May
-se reflète; au rythme du moteur, Claude poursuit cette apparence
-inaccessible. L'auto lentement s'engage dans un chemin qui conduit au
-fleuve. Tandis que May prépare le goûter, les deux jeunes gens sous
-les saules s'enfoncent. Avec tant de mollesse le fleuve se répand, que
-d'abord ils ne discernent pas sa pente. Dévêtus et, après quelques
-brasses, étendus la face vers l'azur dormant, tous deux s'abandonnent à
-la vie du fleuve, à cette circulation de la terre vivante. O bien-être!
-Le vol mou d'un oiseau trouble l'azur; l'oblique soleil les oblige de
-ne plus rien voir du monde qu'au travers de leurs cils rapprochés.
-Entre l'eau et l'éther, leurs minces corps sont pris. Un poisson saute
-comme une goutte de mercure. Enfin, arrachés au tiède embrassement
-du fleuve, les jeunes gens envahis d'orgueil physique, gonflent leur
-poitrine, tendent vers la lumière des bras musculeux qui déjà ne
-ruissellent plus.
-
-May ordonne le goûter, affairée et soudain puérile, rieuse comme toutes
-les jeune filles.
-
---Dépêchez-vous! Il ne vous restera plus de reines-Claude.
-
-Les jeunes gens se couchent dans l'herbe qui les porte comme, tout à
-l'heure, l'eau. Edward s'étonne que «les beautés de la nature» servent
-à la fois d'argument à ceux qui veulent y trouver une intelligence
-créatrice et à ceux qui ne croient qu'à la matière, à des lois
-aveugles. Claude, selon sa coutume, pose candidement une question
-directe:
-
---Et qu'y voyez-vous, monsieur?
-
-Edward déclare éprouver, plutôt, le sentiment d'une absence. Le
-théologien que fut Claude, le garçon dès l'adolescence assoupli aux
-controverses, à ce mot «sentiment», s'emporte. Il ose risquer une
-allusion à l'hérésie de ses jeunes maîtres; il se rappelle un cours
-très bien fait de M. Garros qui, né dans le Lot-et-Garonne où les
-huguenots pullulent, avait étudié sur le vif, la religion prétendue
-réformée.
-
---A vous, Monsieur, il ne vous est donné que de «sentir» une présence
-ou une absence: sevrés des sacrements--et du sacrement essentiel--par
-des discours et encore des discours qu'ils veulent brûlants, vos
-ministres essaient de créer en vous des étals de sensibilité.
-
-Edward, amusé, observait ce soudain retour de métaphysique chez ce
-jeune être fruste--si animal tout à l'heure dans le fleuve--puis, nu et
-appuyé à un saule, pareil au berger David, et maintenant, sa chemise
-entrouverte laissait voir sur sa poitrine la brûlure d'un coup de
-soleil. May levait vers le controversiste une anxieuse figure, tandis
-qu'Edward objectait:
-
---Votre Pascal ne parle-t-il pas du Dieu sensible au cœur, non à la
-raison?
-
-Rouge, hérissé, comme le séminariste qui naguère arpentait la cour,
-aux côtés de M. de Floirac, Claude fit front: oui, par une touche
-intérieure, et, d'un mot, par l'amour, la Grâce pénétrait le chrétien;
-mais une fois cette connaissance au dedans de lui acquise, le fidèle
-en dehors de lui découvre de cet amour la Source: Quelqu'un existe,
-distinct de la chose créée qu'il sait où prendre, et qu'il mange et
-qu'il boit.
-
-Edward sourit encore, tellement indifférent à ces sortes de questions
-qu'il n'essaie pas de poursuivre le colloque. La jeune fille, au
-contraire, interroge:
-
---Si vous me vouliez convertir, Claude, que me diriez-vous?
-
---Je vous demanderais d'abord si, dans votre Église, rien ne vous
-manque. Vous êtes en face de Dieu, et, de vous à lui, il n'est pas de
-routes. Des exhortations, des prières communes très pathétiques vous
-peuvent donner la sensation de sa présence; hors ces minutes d'ardeur
-collective. Il vous demeure inaccessible.
-
-May, devant les mois, hésite comme toute femme aux prises avec des
-formules abstraites:
-
---Peut-être est-il vrai que notre faiblesse est de ne savoir jamais si
-nous sommes justifiés. Sans doute, je crois bien que vos dogmes sont
-puérils, et toute cette idolâtrie!
-
-Claude, trop familier, se rebiffa:
-
---Vous parlez de ce que vous ignorez.
-
-Le mépris du séminariste pour la femme était sensible, mais la jeune
-fille ne parut pas entendre et, comme se parlant à soi-même, elle dit:
-
---Si j'étais catholique, j'aimerais cette règle extérieure, ce repos de
-croire ce qu'on me dirait de croire, et surtout cette assurance d'être
-pardonnée.
-
-Claude joignit les mains et, ce cri lui échappa:
-
---Oh! vous, Mademoiselle, quelles fautes pouvez-vous commettre?
-
-Edward éclata de rire, à la lois inquiet et curieux de ce que
-répondrait son orgueilleuse sœur, mais elle ne prit point ce masque de
-froideur et de morgue qu'on lui voyait communément après ses échappées
-de confiance, et dit rêveusement:
-
---Je me souviens qu'enfants, nous répétions cela à maman: qu'elle ne
-pouvait commettre de péchés ... n'est-ce pas, Edward?... Claude (il
-tressaillit de l'entendre prononcer son nom) vous êtes resté un naïf
-petit garçon, malgré toute votre science.
-
-Elle ajouta, craignant qu'il fût blessé:
-
---Mais c'est une louange que je vous donne.
-
-Edward avertit sa sœur que Claude, bien qu'il la crût sans péché, ne
-doutait pas qu'un jour elle serait damnée ainsi qu'il convient à une
-hérétique. Le jeune paysan protesta: il ne pouvait souffrir qu'on
-touchât plaisamment à ce sujet, et tandis qu'avec précision il exposait
-que beaucoup appartiennent à l'âme de l'Église, sinon à son corps,
-il souffrait du sourire d'Edward, de cette cruauté dans ses yeux et,
-aux coins tombants de sa grande bouche, de cette lassitude; pourtant
-il ne s'arrêta point de parler, flatté et troublé par l'attention
-de May dont il songeait qu'elle devait avoir la face ardente d'une
-Jacqueline Pascal au milieu des docteurs jansénistes. Comme il avançait
-que chercher Dieu c'est déjà, sans doute, l'avoir trouvé, Edward
-l'interrompit:
-
---Je vous en prie, mon cher, faites-nous grâce de la citation du
-Mystère de Jésus qui, à cet endroit de la conversation, ne rate jamais.
-
-Claude détourna les yeux du railleur et se tut.
-
---Ne vous scandalisez pas, dit May qui, s'étant levée, entoura de ses
-deux bras le cou de son frère, voyez-vous, il a cette pudeur, lorsque
-la conversation tourne à la grandiloquence, de la clore par une fausse
-note.
-
---Oui, dit-il, (et il appuya les lèvres sur les cheveux de sa sœur),
-nous tenons à éviter toute ritournelle.
-
-Ils rirent ensemble de ce mot qu'ils employaient souvent entre eux.
-Claude essayait de comprendre; il s'étonnait de souffrir et ne savait
-pas de quoi il souffrait, ni pourquoi ce brusque désir d'être seul.
-Edward ramassa dans l'herbe un exemplaire des _Fleurs du Mal_ que May,
-pendant leur baignade, avait lu.
-
---Voilà, dit-il, le finale qu'à cette après-midi il convient de donner.
-
-Claude ne connaissait rien de cet auteur, hors _l'Invitation au Voyage_
-que Mademoiselle avait chantée. Edward se proposa pour une lecture à
-haute voix, mais la jeune fille ne le voulut pas.
-
---Ce sera moi, dit-elle, tu lis trop mal.
-
-Elle essaya de lui arracher le livre des mains, il s'échappa en
-suffoquant de rire, elle le poursuivit; on eût dit des enfants, un soir
-de grandes vacances. Claude souhaitait passionnément que ce fût la voix
-de May qui lui apportât cette révélation. Edward se laissa vaincre,
-mais il fallut attendre que sa sœur ne fût plus essoufflée. Elle relut
-_l'Invitation au Voyage_, puis _la Vie antérieure, le Balcon_, d'autres
-poèmes encore, avec monotonie. L'ombre de longues herbes traversait les
-pages du livre. Ils rentrèrent en silence. Claude regardait la lune qui
-d'arbre en arbre suivait l'auto. Mme Gonzalès guettait leur retour.
-Elle leur annonça avec pompe qu'Edith, sa fille bien-aimée, lui avait
-fait la surprise de débarquer au train de quatre heures. Edward et May
-qui, depuis longtemps, s'attendaient à la surprise, ne daignèrent pas
-s'informer du voyage de la jeune fille, ni de la chambre qu'on lui
-avait préparée. Mme Gonzalès, à qui Edith avait interdit de la venir
-troubler dans ses ablutions, soulagea son cœur avec une longue épître à
-M. Dupont-Gunther:
-
-«Vos enfants, lui mandait-elle, vont se baigner et faire mille folies
-avec le petit Favereau; mais cela est excellent: pour des raisons que
-j'ignore, ce garçon rôde autour de moi; je lui tirerai les vers du nez.
-Enfin, mon ami, Edith est là. Elle renonce à sa situation de gérante
-au Splendid Hôtel de Biarritz, où les clients, par trop d'assiduités,
-eussent risqué de la compromettre. Il suffit de la voir pour s'assurer
-qu'on ne se peut défendre de l'adorer. A samedi, mon cher Bertie.»
-
-Claude, à la fenêtre de sa chambre, se penchait dans le clair de lune.
-Il répétait l'un des vers que May lui avait enseignés au bord du fleuve:
-
- Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses...
-
-Qu'il retentissait en lui ce vers si simple! La lueur du ciel réveilla
-les coqs. Les minutes heureuses... Claude voulait les évoquer, les
-garder pour qu'elles le soutinssent au long des mois sans joie qui
-allaient venir. Une étoile filante glissa, s'anéantit. Peut-être, par
-le monde, d'autres enfants rêveurs l'ont vue et, à voix basse, ont fait
-un vœu. L'obscur désir qui est en toi, oserais-tu l'avouer, pauvre cœur?
-
-
-VI
-
-
-La présence d'Edith Gonzalès détourna Edward de Claude: ces cheveux
-oxygénés, cette figure peinte lui rappelaient Paris, comme il
-commençait de trouver bien monotone le séjour à Lur. Il y était venu
-enthousiaste, lorsque après des mois d'agitation, rien n'attire plus le
-cœur qu'une maison des champs, l'isolement, le silence. La rencontre
-de Claude avait, de quelques semaines, empêché un retour offensif de
-l'ennui. Mais on a vite fait le tour d'un petit paysan, même s'il
-fut lévite: Edward commença donc d'ouvrir sa boîte à couleurs et de
-nettoyer ses pinceaux. Lorsqu'il songeait au travail, c'était vraiment
-qu'il n'avait plus rien ni personne avec quoi jouer; l'art lui fut
-toujours un pis-aller: d'aucune de ses toiles, il n'avait à attendre
-de surprise; qu'il usât de la déformation, ou qu'il reproduisit avec
-exactitude ce qu'il voyait, il n'échappait pas au procédé. Aucune
-sincérité: ses pommes étaient de mauvais Cézanne. Pas une touche, sur
-sa toile, qu'il ne reconnût. Il se rendait exacte justice. Quelques
-louanges qu'il reçut à Paris tombèrent à faux: on l'admira pour ce
-qu'il y avait de médiocre en lui ou pour ce qui ne lui appartenait pas
-en propre. Au contraire, il souscrivait à toutes les condamnations
-subies, et même il reconnaissait la justice de ce silence, de cet oubli
-qui déjà l'enveloppaient, qu'il sentait éternels.
-
-Donc, cette belle fille survint, lorsque Edward commençait d'être
-inoccupé et dans ces après-midi de grande chaleur où un jeune être
-sans discipline intérieure connaît la tyrannie de sa chair. Il tourna
-autour de la jeune femme de qui l'indifférence forcée le piqua au jeu.
-Les gloussements de poule inquiète de la Gonzalès l'avertirent que sa
-manœuvre en déjouait une autre plus secrète. Les efforts d'Edith, dès
-le samedi soir et jusqu'au mardi matin, pour ne plus le connaître et
-pour ne s'occuper que de Bertie Dupont-Gunther, avertirent Edward qu'il
-accomplirait une œuvre pie en troublant cette arrogante personne, cette
-belle pièce de fille, comme disait le père Favereau.
-
-Ainsi, tout à son intrigue, il laissa Claude et May à leurs propos de
-théologie. May ne se lassait pas d'interroger l'ancien séminariste qui
-eût mieux aimé de moins abstraites questions. Tout de même, cet enfant
-chrétien gardait trop de scrupules pour ne pas éclairer la petite
-calviniste anxieuse de qui d'ailleurs les idées touchant l'Église
-étaient telles que Claude s'indignait, mettait à les réfuter toute
-sa passion. Il lui montrait les limites de l'infaillibilité papale
-et qu'elle n'implique pas l'impeccabilité. May fut bien contente
-d'apprendre que les catholiques n'adoraient pas la Vierge, et que les
-indulgences, dont le trafic déclencha la Réforme, s'annexent au dogme
-admirable de la communion des saints.
-
-Leurs conversations avaient lieu, le plus souvent, sur la terrasse,
-à l'heure où la sieste vide la campagne, où le soleil oblige hommes
-et bêtes à chercher la nuit de leurs tanières, du sommeil afin que
-sur les vignes et sur les routes pâles, il demeure seul. Mais les
-deux jeunes gens ne le redoutaient pas, et peut-être bénissaient-ils
-ce feu, cette férocité complice qui les enveloppait d'une solitude
-enchantée, qui les isolait au centre de la fournaise universelle. La
-Gonzalès elle-même, qui toujours épie, redoutait la congestion et
-jamais, avant cinq heures, ne se fût aventurée hors de sa chambre.
-Claude voulait et ne voulait pas s'évader de la théologie qui était
-le prétexte de ces colloques. Chaque jour il décidait de pousser une
-pointe à côté de ces hauts sujets, mais jamais il ne put s'y résoudre;
-au contraire il s'y cantonnait, comme si, hors le débat religieux, tout
-n'eût été pour lui qu'embûches; d'ailleurs May, à peine flairait-elle
-l'approche de moins austères propos que, par une question directe, elle
-y ramenait Claude. D'abord elle le fit d'instinct, puis, s'y appliqua,
-dès qu'elle eut pressenti le désir de Claude et discerné, dans son
-propre cœur, une complicité. Elle s'en admirait, sans se rendre assez
-compte que d'abord il s'agissait pour elle de se donner un prétexte,
-de légitimer ces entrevues, d'empêcher qu'une seule parole imprudente
-les rendît à jamais impossibles. Non qu'elle cessât un instant de
-se passionner pour ces pieux débats: Claude, après s'y être laissé
-traîner, atteignait toujours à les traiter de bon cœur. Vainement leurs
-jeunesses s'attiraient et l'une l'autre s'émouvaient, il fallait qu'ils
-parlassent de cela: à cet obscur drame charnel, un autre s'ajoute qui
-le dépasse.
-
-
-Claude apparut sur le seuil du hall, pressant contre son cœur une botte
-de roseaux qu'il cueillit à cette mare aux grenouilles dont le vacarme,
-chaque soir, fait regretter à Mme Gonzalès le temps où les serfs
-battaient les fossés du château.
-
---Ah! ah! voilà ce qu'il nous faut, crie la dame à croupeton sur le
-billard d'où elle peut atteindre la suspension de porcelaine. Au-dessus
-de son toupet mal ajusté, elle tend de gros petits bras, mais ils
-sont trop courts. Edward et May ont levé les yeux de l'album qu'ils
-regardent ensemble, sourient à peine, échangent des regards que, sur
-le divan d'en face, Edith Gonzalès, du coin de l'œil, surveille.
-Elle quitte enfin sa pose d'odalisque, monte aussi sur le billard,
-recommence l'ouvrage de sa mère; celle-ci, dans un grand souffle,
-proclame qu'elle y renonce, se laisse choir sur le divan, s'évente avec
-un grand mouchoir qu'elle dit être «de rhume de cerveau».
-
---Vous n'avez plus besoin de moi, Madame? demande Claude qui sait bien
-qu'à peine sur les marches du perron, il sera rappelé par la dame.
-
---Si j'ai besoin de vous?... (Elle le toise du regard, l'esprit
-ailleurs.) Nous faut-il d'autres fleurs, May?
-
-Elle braque son face-à-main sur la jeune fille qui, auprès de son
-frère, sur le divan d'en face, a l'air d'être dans l'autre camp comme
-au jeu de barres. May répond qu'elle n'a cure d'aucune espèce de
-fleurs, continue de feuilleter l'album avec une grande affectation de
-ne rien éprouver de cette fièvre d'arrangements.
-
-Edward et May savent pourquoi viennent, aujourd'hui, les Castagnède,
-quand même la jeune fille n'aurait pas été assiégée, depuis sa seizième
-année, par le timide mais tenace désir de Marcel Castagnède, que nulle
-rebuffade, aucun dédain ne découragèrent. Il avait toujours suffi que
-Mme Gonzalès fût dans le secret d'un projet de M. Gunther pour que,
-sans qu'elle en dît un mot, ce secret émanât d'elle: il suintait en
-quelque sorte de son importante personne. A table, elle avait une façon
-de mettre, à propos de rien, la conversation sur les Castagnède, de
-dire, tout d'un coup, que les yeux de Marcel Castagnède comptaient
-parmi les plus beaux qu'elle eût jamais admirés...
-
---Vous plairait-il, risqua Edith Gonzalès avec un sourire affable, que
-nous allions voir les dahlias?
-
-May répondit qu'elle se sentait lasse et, deux minutes après, accrut
-son impolitesse en demandant à Edward s'il ne voulait point faire un
-tour au jardin.
-
-Claude s'oubliait, au milieu de la pièce, les bras ballants,
-prodigieusement intéressé par ce drame dont les racontars d'office lui
-avaient fait connaître les dessous: Mme Gonzalès vivait avec sa femme
-de chambre dans une grande familiarité et le service était fort au
-courant de toutes les histoires des maîtres.
-
-Il serait resté là plus longtemps encore, si Mme Gonzalès ne l'avait
-congédié avec un: «Vous pouvez vous retirer, mon garçon». où l'on
-sentait, la foudre prête à éclater...
-
-D'ailleurs l'après-midi lourd s'emplissait d'un silence et comme d'une
-immobilité qu'expliquait au sud, là-bas, dans l'encadrement épais et
-sombre des charmes, cet horizon d'ardoise qui, peu à peu, montait,
-ternissait l'azur.
-
-Edward et May se levèrent à leur tour. Ils marchaient, côte à côte,
-sans rien se dire. Voyant Claude au loin, occupé à sarcler l'allée qui
-longeait «le point de vue», ils voulurent l'éviter et, malgré le pesant
-soleil, se dirigèrent vers les vignes.
-
---Quelle vie! quelle vie! murmure May. Tout ce qu'il y avait déjà
-pouvait suffire, ne penses-tu pas. Edward?... et voilà cette nouvelle
-persécution qui va fondre sur moi à propos de Marcel Castagnède, cet
-imbécile...
-
-Le mot, entre ses lèvres, siffla. Edward ne répondit pas; la jeune
-fille reconnut ce sourire mauvais qui agrandissait la bouche de son
-frère jusqu'à enlaidir ce visage. Le regard du jeune homme prit aussi
-cet éclair équivoque et méchant qui, petite fille, lui faisait dire:
-«Ne prends pas tes yeux de chat», ces yeux qui étaient les yeux
-paternels...
-
---Voyons, mon petit, dit-il, ne fais pas de drame. Avoue que tu adores
-mettre le drame dans ta vie.
-
---Tu es dur aujourd'hui, Edward.
-
-Et les yeux de May s'emplirent de larmes, car, avec son frère,
-l'orgueil ne la soutenait plus. Sans s'émouvoir et du même ton coupant,
-Edward lui déclara qu'il voyait bien que les grands mots allaient
-commencer...
-
-May s'arrêta. Une immense nuée orageuse couvrait maintenant le ciel; un
-lourd souffle s'éleva tout d'un coup; les hirondelles nageaient au ras
-des hautes herbes où s'exaspérait la vibration des insectes.
-
---J'aime mieux rentrer, dit-elle. Quand je songe que tu es venu à Lur
-pour moi, pour m'aider, parce que je suis toute seule...
-
-Elle pleurait maintenant, rien ne restait de l'impassible visage contre
-quoi venaient se briser les fureurs paternelles, les grosses perfidies
-de Mme Gonzalès. Le vent avait un peu défait ses cheveux; avec ses yeux
-gonflés, cette grimace de petite fille en larmes, elle était si laide,
-si pitoyable, qu'Edward s'étonna de n'éprouver aucune pitié, de ne rien
-sentir en lui qui fendît ce bloc de sécheresse, de dégoût, d'ennui: son
-cœur des mauvais jours.
-
-Il ne trouva ni un geste, ni une seule parole, tandis que vers les
-charmilles, elle s'éloignait. Elle traversa la terrasse, presque en
-courant, la tête basse, toute abandonnée au vent du sud qui séchait sa
-figure, brûlait ses paupières. Elle heurta Claude au tournant d'une
-allée, perdit contenance, balbutia:
-
---Je crois que l'orage monte. Il ne va plus tarder maintenant.
-
-Claude n'essaya pas de répondre: la bouche entrouverte, ses deux
-grosses mains pendantes et gonflées, il la regardait. Du revers de sa
-manche, il essuya un front ruisselant, puis regarda encore ce pauvre
-visage. May s'éloignait, frappée de ce qu'elle avait lu sur cette face
-de paysan, toute cette ardeur de compassion et (elle osait se le dire
-à elle-même) d'amour. Réfugiée dans sa chambre, où les persiennes
-étaient demeurées closes, étendue sur la chaise longue dont elle aimait
-l'odeur de cretonne, elle se dit qu'elle était venue là pour souffrir
-et qu'au fond, pourtant, elle ne souffrait pas, et que même, malgré
-ses inquiétudes, ses tristesses, ses haines, elle éprouvait une joie
-honteuse à se savoir aimée, une joie mêlée d'angoisse, d'humiliation
-surtout, mais enfin une joie.
-
-Sa sœur s'étant éloignée, Edward s'assit entre deux règes de vigne,
-face à la plaine, les deux poings appuyés à ses joues et regarda au
-fond de lui-même, se disant: c'est vrai que je vins pour la soutenir
-et c'est vrai qu'à cette minute, rien d'elle ne m'intéresse plus. Dès
-longtemps il se connaissait cette faculté atroce de ne plus trouver
-soudain en lui, à la place d'un sentiment qu'il avait cru profond,
-qu'un trou, le vide. Ah! misérable, se dit-il, aurais-tu quelque
-scrupule, aujourd'hui, de l'abandonner à sa misère, de partir n'importe
-où, vers quelque palace à musiques, à rastaquouères, et quêtant
-l'aventure? Mais je reste, je n'ai point envie de m'en aller. Quel être
-est ma joie ici?
-
-Il ne chercha pas longtemps: d'abord il nomma Claude. Il ne goûtait
-rien dans la vie comme ces espèces de rencontres: l'amour de Claude
-pour May, l'amitié que lui-même était assuré d'avoir fait naître dans
-ce jeune cœur. A cela certes il trouvait du charme; mais il y avait
-plus: depuis huit jours qu'Edith Gonzalès était venue ici pour des fins
-que sa mère croyait ignorées de tous, mais qu'Edward avait, dès le
-premier jour, entrevues, cette jeune fille l'intriguait, et toutes ses
-manœuvres. Tant qu'il l'avait vue, obéissante à la grosse diplomatie
-maternelle, tourner autour de Bertie, il admira d'abord ce qu'Edith
-avait su y ajouter de science et de rouerie et comme Bertie avait tôt
-happé l'hameçon. Puis il s'étonna d'apercevoir qu'Edith se détournait
-un peu de sa besogne, devenait distraite, rabrouait le vieux plus qu'il
-n'était politique, et cela, parce qu'elle avait levé les yeux sur lui,
-Edward.
-
-«Cette lutte cornélienne entre la passion et le devoir, se disait-il
-(si l'on admet que le devoir d'Edith est de séduire le maître de
-céans, et sa passion d'être par moi séduite), cette lutte a de quoi me
-divertir.»
-
-La sincérité d'Edward n'alla pas jusqu'à lui faire dire: cette lutte
-à de quoi me flatter. Dieu sait pourtant qu'il l'était! En dépit de
-son visage, de ce mélange de bonne santé et de délicatesse qu'on voit
-aux étudiants de Magdalen-College, Edward ne connut qu'un très petit
-nombre de ce qui s'appelle bonnes fortunes. Peut-être manquait-il de
-simplicité, d'abandon. Aucune femme ne put jamais se donner l'illusion
-de le dominer;, de lui être nécessaire. Toujours il fut à mille
-lieues de leurs habituelles préoccupations. En bref, il ne savait ni
-donner le plaisir, ni le recevoir; «animal triste» s'il en fut, trop
-tôt il ne pensait qu'à s'évader. Les femmes n'eurent pour lui qu'une
-valeur d'usage: en dehors de «ça», répétait-il, elles m'assomment.
-Il redoutait leurs rires, ces propos, ce mouvement à vide qu'elles
-établissent dans une existence; il ne s'intéressait ni à leurs
-servantes, ni à leurs couturières,--et les pédantes, les savantes, plus
-encore l'exaspéraient: il lui fallait une vie de conversations, de
-discussions sans fin avec des jeunes gens de son âge.
-
-«Si je me suicide jamais, disait-il, ce ne sera pour aucune d'elles.
-Aimer au point de désirer mourir, au fond quelle raison de vivre! On
-se tue parce qu'on n'a plus rien, pas même cela». Ainsi songeait-il
-devant l'horizon chargé. Certes jamais les manœuvres d'une femme ne
-l'amusèrent autant que celles d'Edith; pourtant que cela demeurait peu
-de chose dans sa vie: l'espèce de plaisir qu'on peut trouver à une
-pièce bien faite.
-
-«Je m'y intéresse et aussi à Claude, mais c'est qu'aujourd'hui ils sont
-mes seules branches.»
-
-Il employait volontiers avec lui-même cette expression, se comparant
-à un homme soutenu par des branches de hasard sur l'abîme. Chaque
-fois qu'il éprouvait le moindre sentiment d'amour ou d'amitié, il lui
-semblait qu'en dehors de cette émotion rien n'existait entre la mort et
-lui.
-
-«Si je quittais Edith et Claude, dans une chambre d'Aix ou de Biarritz,
-devant la fenêtre ouverte, ce serait là que je...»
-
-Que de fois il s'était raconté à lui-même les circonstances de son
-suicide, jusqu'à composer les notes dans les journaux, jusqu'à
-imaginer le visage de son père, à entendre le cri de May, à mesurer
-l'indifférence de tel camarade.
-
-Il se leva, suivit l'allée par où tout à l'heure sa sœur s'était
-enfuie. Silence étonnant des oiseaux! hors l'immense vibration des
-prairies, nul autre bruit que celui de l'acier sur les cailloux de
-l'allée où Claude enlevait les mauvaises herbes. Edward s'avançait,
-traînant ses sandales, la tête un peu rejetée parce que le vent
-renvoyait dans ses yeux la fumée de sa cigarette; le sourire que May
-redoutait, enlaidissait le bas de ce visage soudain méchant, vieilli.
-Il allait vers Claude; à la hauteur des charmilles, il aurait pu
-remonter vers la maison; il ne doutait pas que cela valut mieux; il ne
-pourrait rien dire à Claude qui ne blessât cet enfant; mais un attrait
-plus fort l'entraînait vers le jeune paysan déjà redressé et qui lui
-souriait de loin. D'abord ils échangèrent quelques mots inévitables à
-cause de l'orage qui ne crevait pas. Puis Claude brusquement dit:
-
---Il faut me pardonner, Monsieur Edward, mais Mademoiselle est passée
-tout à l'heure près de moi, avec une figure si triste ... sans doute,
-je me mêle de ce qui ne me regarde en rien...
-
-Son regard vers Edward appelait au secours; mais le mauvais garçon
-s'amusait trop pour lui venir en aide; il le remercia seulement
-de l'intérêt qu'il portait à sa sœur; peut-être avait-elle des
-préoccupations certainement, rien de grave. Claude insista:
-
---Enfin, Monsieur, vous n'êtes pas inquiet?
-
---Mon petit Claude, je suis en passe de ne m'inquiéter de rien, ni de
-personne.
-
-Le front de Claude se contracta comme chaque fois qu'il se heurtait
-à cet étranger; le son même de cette voix le déroutait: il ne
-reconnaissait plus ces yeux:
-
---Oh! Monsieur, il faut, n'est-ce pas, que vous soyez tout à fait
-rassuré pour parler ainsi?
-
---Claude, Claude, dit Edward, vous commettez une faute d'où peut
-venir votre malheur; vous croyez qu'il existe au monde quelque chose
-d'important.
-
-Claude répondit qu'il croyait, en effet, que tout avait de
-l'importance, parce que nous faisons le moindre geste et que nous nous
-arrêtons à la plus secrète pensée sous le regard de Dieu.
-
-Il pressentit qu'Edward lisait en lui mieux qu'il ne faisait lui-même
-et que ce qu'il n'avait jamais voulu s'avouer, depuis longtemps,
-divertissait ses jeunes maîtres; il resta donc sans dire un mot. Alors
-Edward commença un étrange bavardage; il assura que ce devait être bien
-plaisant d'assister aux menus drames d'une vie familiale, depuis la
-porte de l'office; que pour lui, s'il était né dans le peuple, il n'eût
-point cherché d'autre passe-temps que celui de ces grands laquais trop
-nourris que l'on voit aux banquettes des antichambres et qui peuvent,
-mieux que Balzac, connaître le monde. Mais, pour que ce fût amusant, il
-se fallait garder de quitter les coulisses, de se mêler aux acteurs, de
-tenir un rôle. Claude n'usait pas de la situation pour rire aux dépens
-de tous les grotesques habitant cette masure.
-
-Le jeune homme s'arrêta au bruit que fit le rateau en tombant des
-mains du pauvre garçon de qui la figure avait pâli au point qu'Edward
-remarqua, pour la première fois, sur le nez et sur les joues, des
-taches de rousseur. Des gouttes de pluie s'écrasèrent contre les
-feuilles; l'odeur de la terre s'éleva.
-
-Edward s'éloignait en courant. Dans le vestibule, Edith Gonzalès, le
-front appuyé contre la vitre, le regardait venir; elle lui demanda
-s'il n'avait pas pris froid. Il lui dit de ne pas s'approcher à cause
-de l'odeur de drap mouillé qui est à s'évanouir, et demanda si les
-Castagnède étaient arrivés.
-
---Pas encore, mais il est grand temps de nous habiller. Je monte avec
-vous.
-
-Ils gagnèrent l'escalier assombri à cause de l'orage. Edith marchait
-devant le jeune homme: il nota qu'elle avait les cheveux mal plantés
-sur la nuque. «Elle a une nuque canaille», se répétait-il. Il vit
-aussi, autour de son cou blanc, le quadruple collier d'une ride. Il
-pensa qu'avant cinq ans, elle aurait au bas des joues et sous le
-menton les peaux pendantes des vieilles femmes; à ses poignets fripés
-déjà les veines devaient être saillantes et ce n'était pas pour rien
-qu'elle cachait ses tempes... Lentement Edith montait, persuadée de
-sentir sur son cou le souffle d'un désir et à mesure qu'elle approchait
-de l'étage, elle ralentissait son pas, attendant que ce souffle se
-rapprochât de ses cheveux, devint un baiser. Edward la devina et pour
-ne pas la décevoir, il prit dans ses deux mains les avant-bras de la
-jeune fille un peu oppressée, gonflant son cou de tourterelle; mais
-dans l'ombre, elle aperçut les yeux aigus d'Edward, ce visage cruel, et
-instinctivement elle détourna le sien. Le jeune homme n'insista pas,
-mais à l'oreille, il la loua de sa présence d'esprit:
-
---Vous vous souvenez à temps que vous n'êtes pas venue ici pour vous
-amuser.
-
-Elle s'appuya à la rampe. Edward ne voyait rien de son visage, mais il
-en imaginait l'expression de colère, de honte.
-
---Je ne vous comprends pas, vous êtes un misérable, laissez-moi.
-
-Alors sur le palier une porte s'ouvrit et Mme Gonzalès parut, gainée
-dans une robe scintillante d'acier d'où jaillissait tout ce qu'au long
-du jour on n'admirait qu'en détails à travers la lingerie des blouses
-molles. Le bras gras et court, orné d'un collier de chien où manquaient
-des perles, leva un bougeoir au-dessus d'Edward et d'Edith:
-
---Pas encore habillée? demanda-t-elle sèchement.
-
-Cette grosse figure bilieuse évoquait pour Edward le masque de Napoléon
-reconnaissant, au soir d'une bataille, qu'un ordre s'exécute mal.
-
---Dépêche-toi, petite sotte!
-
-Sans adresser la parole à Edward, dans un cliquetis d'acier et de jais,
-elle descendit tendant sur ses bras poudrés des gants trop étroits.
-
---Madame votre mère, dit Edward, me rappelle la chute d'un sonnet de
-Baudelaire.
-
-Edith haussa les épaules, entra dans son appartement. Edward gagna,
-lui aussi, sa chambre, et se récita avec délices les trois vers qu'il
-considérait comme le leit-motif de la famille Gonzalès:
-
- Je vois la mère, enfant de ce siècle appauvri,
- Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années
- Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri.
-
-Il alluma sa lampe de cuivre, enveloppa d'une main amoureuse le vase de
-grès frais, pareil à un caillou des gaves; l'or des étoffes de Perse
-étincela. Comme un prince, dans quelque capitale étrangère, retrouve
-à l'ambassade sa souveraineté, il respirait dans cette chambre son
-atmosphère de Paris. Il versa l'eau bouillante dans son tub, avec ce
-fiévreux plaisir qui lui rappela les soirs où, avant de sortir, il
-faisait une minutieuse toilette, afin de se savoir disponible quelles
-que fussent les éventualités, prêt à toute aventure.
-
-Assis dans son tub, les bras noués autour des genoux, il songeait:
-«Qu'osais-je attendre encore dans ce désert?» Ah! n'était-ce pas sa
-force secrète et qui l'empêchait de sombrer définitivement, ce pouvoir
-d'attente, ce besoin de ne pas manquer la moindre joie de hasard!
-
-Il entendit gronder une auto, le bruit d'un changement de vitesse,
-des éclats de voix, des rires. Cependant, devant la psyché, toujours
-comme au temps de son adolescence lorsqu'il souhaitait de donner une
-impression d'extraordinaire jeunesse, il se rasa presque jusqu'au sang
-et comme il était très blond, soudain il n'eut plus que dix-huit ans.
-Il garnit de cigarettes un étui d'argent, assujettit à son poignet
-une montre et un bracelet de platine. Une seule perle luisait à sa
-chemise. Il oubliait les raisons financières et d'autres plus obscures
-qu'avait son père pour souhaiter le mariage de May; il ne songeait ni
-au tourment de sa sœur, ni aux luttes qu'elle allait soutenir; rien ne
-lui importait vraiment que de plaire, de troubler, d'allumer au fond
-des yeux d'Edith une lueur qu'il connaissait bien. La présence même des
-Castagnède ne lui déplaisait pas: il comptait se divertir fort du gros
-Marcel amoureux. Enfin, la rencontre de la mère Castagnède et de la
-Gonzalès lui paraissait favorable à du grotesque.
-
-Comme il restait une heure avant le dîner, et qu'Edward ne se souciait
-pas d'un si long tête-à-tête avec les Castagnède, il évita le salon
-plein de jacassements, jeta sur ses épaules un pardessus d'été, et
-revint à la terrasse où il surprit Claude qui, l'apercevant, voulut
-fuir. Edward lui demanda:
-
---Je vous fais peur?
-
---Vous êtes trop compliqué... Oh! je sais qu'il ne faut pas prendre au
-sérieux vos moqueries, mais tout à l'heure, j'ai eu de la peine.
-
-Il craignait qu'Edward éclatât de rire; au contraire le jeune homme
-devint grave:
-
---Il est vrai, Claude, qu'un abîme nous sépare... Je n'entends pas
-parler des distances sociales, mais d'une disproportion d'âme entre
-nous. Je ne saurais vous faire que du mal, et vous ne pouvez rien pour
-moi.
-
---Si, monsieur, je peux souffrir pour vous.
-
-L'ancien séminariste répondit cela, d'instinct. Edward connaissait
-cette doctrine-mystique de la réversibilité. Il dit:
-
---Je ne vous souhaite pas, pauvre petit, de devenir mon bouc émissaire,
-ni d'être chargé de tous mes crimes.
-
-Claude s'étonna lui-même des mots qui, alors, lui vinrent aux lèvres:
-
---Je les assumerai, si vous le voulez bien.
-
-Il lui parut qu'un autre parlait, à sa place. Edward séduit par
-l'étrange pacte, et comme un superstitieux qui, sans croire à
-l'efficacité de telle pratique, ne laisse pas d'en être impressionné,
-saisit la main de Claude:
-
---J'accepte donc et peux, désormais, m'en donner à cœur joie, n'est-ce
-pas? Vous payerez les frais de mes débauches spirituelles et des autres
-aussi...
-
-Sa grande bouche, élargie par un rire, laissa voir deux canines.
-Claude éprouva une secrète répulsion: envers cet homme, il se sentait
-quitte... Ah! que lui importait de souffrir plus tard!
-
---Je vous dis adieu, Claude: personne encore ne sait que je m'éloigne
-de Lur bientôt. Y reviendrai-je jamais?
-
-Ricanant, équivoque, il ajouta:
-
---Rassurez-vous ... May reste...
-
-Et nonchalant, il se dirigea vers le salon illuminé. Claude souhaita de
-ne plus le voir, de ne plus l'entendre; il chassa le souvenir du pacte
-auquel il avait, ce soir, consenti. Pourtant il en garda une inquiétude
-sourde, et le sentiment qu'une rancune inassouvie, inapaisable, autour
-de son destin rôdait.
-
-
-VII
-
-
-L'entrée d'Edward au salon délivra l'assistance d'un mutisme cruel; il
-vit se tourner vers lui, toutes à la fois, ces figures, dans la douce
-et merveilleuse lumière des lampes à huile et des bougies du lustre.
-Mais, à la déception des regards, il comprit que quelqu'un manquait
-encore: sa sœur ne se hâtait pas de descendre, et dans les intervalles
-de silence, on entendait, à l'étage supérieur, les pas traînants de la
-jeune fille. Un peu de jour entrait encore par la fenêtre ouverte, se
-mêlait à la lumière des lampes pour composer un éclairage mortuaire.
-Mme Castagnède emplissait l'un des poufs. Sa tête, à peaux flasques et
-grises, était posée directement sur la masse des épaules: elle avait
-si peu de cou que le collier de diamants semblait cacher des points de
-suture. D'énormes «dormeuses» distendaient les lobes de ses vieilles
-oreilles: sa perruque loyale dessinait sur les sourcils une lisière de
-frisons et rattrapait, à mi-chemin de la nuque, quelques cheveux gris
-naturels. Sa main se tendit vers Edward pour une étreinte virile, mais
-il l'effleura de ses lèvres respectueuses et ironiques. Il se tourna
-vers Marcel Castagnède et dans son «tu vas bien, mon vieux», mit tout
-le dédain à quoi il l'avait accoutumé dès le collège. Marcel tenait
-de sa mère des formes qui épaissiraient, mais il avait de bons yeux
-marrons d'épagneul; sa bouche bée laissait voir des dents saines et mal
-plantées; son front fuyait et l'on ne pouvait avoir moins de menton; de
-larges épaules lui donnaient l'air confortable; il était net, frais,
-possédait ce charme de santé que donnent les sports et l'hydrothérapie;
-de brusques montées de sang, à propos de rien, lui teignaient les joues.
-
-Le gravier de l'allée grinça sous les roues d'une victoria dont les
-lanternes éclairèrent la nuit brièvement, firent luisantes les feuilles
-de laurier qui touchaient à la fenêtre ouverte. M. Dupont-Gunther se
-réjouit d'annoncer à l'assistance l'approche de son excellent voisin et
-ami Firmin Pacaud; il ajouta, tournant vers Mme Castagnède des bajoues
-violettes que soutenait un col trop empesé:
-
---La présence de mon vieux Pacaud ne déparera pas cette fête de famille.
-
-Il souligna ces derniers mots d'un sourire fin; Mme Castagnède ne
-sourcilla pas, mais déclara qu'il manquait à cette fête de famille
-un de ses éléments les plus aimables. Cette allusion à l'absence
-incroyable de May augmenta l'embarras général. Heureusement, Firmin
-Pacaud fit son entrée. C'était l'homme de quarante-cinq ans avec une
-barbe, un ventre, des cheveux ramenés. Bien que le hâle sur ses mains
-et sur son crâne dénotât le campagnard, son smoking très usagé, ses
-escarpins craquelés étaient d'un homme du monde. Edward se rapprocha
-vivement de M. Pacaud qui sourit avec béatitude, lorsque après les
-politesses de rigueur il put rejoindre le jeune homme dont il subissait
-la séduction. Edward l'aimait de ce qu'il avait su garder son esprit,
-son cœur, de tout vieillissement, et parce qu'aucun pli professionnel
-chez lui n'était visible. Il le salua selon sa coutume:
-
---Bonjour Dominique.
-
---Voyons, voyons, jeune moqueur, pourquoi toujours ce Dominique?
-
---Parce que, mon cher ami, Firmin est un nom impossible.
-
---Je ne trouve pas, dit Mme Gonzalès, avec un sourire affreusement
-gentil qui fit luire de l'or dans sa bouche.
-
---Firmin est impossible, insista Edward, d'un air qui exilait net
-l'intruse de la conversation; je vous appelle aussi Dominique parce que
-je n'imagine le héros de Fromentin qu'avec votre figure.
-
-Pacaud affecta d'être piqué:
-
---Enfin, je suis pour vous le raté intelligent et sympathique?
-
---Mais non, mais non, vous êtes l'homme mûr qui n'a pas renoncé au
-rêve. Ce qu'on appelle expérience et toutes les déformations du métier,
-enfin ce qui me fait m'assommer avec les hommes de votre âge, c'est
-cela, mon vieil ami, que vous avez su éviter.
-
---Vous m'êtes pourtant un étranger, Edward; malgré notre affection nous
-n'aimons ni les mêmes vers, ni les mêmes musiques.
-
---Évidemment, vous avez votre style: je vous appelle Dominique! mais
-vous ressemblez plutôt--ne trouvez-vous pas?--aux héros des premiers
-romans de Bourget, à Armand de Querne d'un _Crime d'amour_.
-
---Vous pourriez dire à l'_Ami des femmes_, d'Alexandre Dumas; car nous,
-mon cher, nous aimions les femmes.
-
---Nous aussi.
-
---Parbleu, oui, vous êtes capables de prendre avec elles votre plaisir
-(et encore pas tous) mais vous ne vivez pas pour elles comme nous
-le faisions... C'est vrai,--ajouta Firmin,--qu'elles m'ont coûté
-quatre cent mille francs: je ne regrette rien. J'étais en classe de
-philosophie à Louis-le-Grand avec le fameux Burdeau: tous mes camarades
-se sont fait un nom; j'aurais pu, comme eux, me pousser dans le
-journalisme, dans la politique, compter parmi les gens qui s'agitent à
-la surface; à tout ça, mon cher, j'ai préféré l'amour. Ne vous moquez
-pas.
-
---Pourquoi me moquerais-je, moi qui n'ai rien sacrifié à rien?
-
-Le visage d'Edward s'assombrit, ses épaules remontèrent, il eut un air
-si affaissé, si misérable, que M. Pacaud aurait voulu lui prendre la
-main.
-
-L'éventail de Mme Gonzalès, contre l'acier et le jais de son corsage,
-faisait un régulier cliquetis; Mme Castagnède regardait entre deux
-doigts son gant qui avait éclaté: M. Gunther lançait une phrase comme
-un aboiement et, tandis qu'elle suscitait un bref écho, fronçait
-les sourcils pour en découvrir une autre; Marcel Castagnède posait
-à Edith le questionnaire dont il usait depuis qu'il allait dans le
-monde et dans le même ordre: «Aimez-vous la lecture, Mademoiselle?
-moi je l'adore à mes moments perdus... Et la musique? moi je ne pose
-pas pour celui qui comprend Wagner... Avez-vous beaucoup voyagé?
-C'est si confortable, les hôtels, maintenant... Préférez-vous la mer
-à la montagne? La mer c'est toujours la même chose, et pourtant ce
-n'est jamais pareil; j'ai vu des couchers de soleil à Royan: si un
-peintre en avait reproduit toutes les teintes, on l'aurait pris pour
-un impressionniste.» Ainsi Marcel disait ces choses à la file, dans
-un ordre immuable, comme ses péchés au confessionnal; tout de même il
-regardait obstinément cette porte que May allait franchir, à moins
-qu'elle n'invoquât quelque prétexte pour ne pas descendre.
-
-Firmin Pacaud, sans réflexion, exprima le souci général:
-
---Notre petite May se fait bien attendre, ce soir.
-
-M. Gunther cacha derrière son dos ses mains qui tremblaient et gronda:
-
---Cela dépasse les bornes! Edward, va donc voir ce qu'elle fait.
-
-Mais, dans le silence qui suivit cet éclat, on entendit, derrière la
-porte, un bruit d'étoffe, et la jeune fille parut sur le seuil. Elle
-s'y arrêta un instant: sa robe avait la couleur soufre de certaines
-roses; elle portait au bras un bracelet indien; à la naissance de sa
-gorge, un feston de chemise apparaissait comme il arrive aux jeunes
-filles qui n'ont plus de mère pour corriger, d'un dernier coup-d'œil,
-leur toilette.
-
-Edward observa qu'elle serrait les mains, souriait; il s'étonna de
-ne lui pas voir une mine tragique. «Elle a plutôt l'air absent, se
-disait-il, on dirait d'une somnambule qui vit un songe heureux...» Il
-s'étonna plus encore qu'avec le même sourire vague et tendre elle eût
-accepté le bras de Marcel Castagnède: «Se piquerait-elle de morphine?
-use-t-elle, à mon insu, de coco?» Il savait May dans un état habituel
-de désespoir qui rend possible les plus imbéciles excès.
-
-Marcel, à table, s'assit près d'elle; une joie profonde l'envahissait
-parce que la bien-aimée était si docile à l'entendre, lointaine certes
-et répondant n'importe quoi à ses paroles; mais il lui suffisait
-qu'elle ne fût pas dédaigneuse.
-
-May, cependant, n'entendait rien, ne voyait rien; elle s'était fait à
-elle-même, elle avait osé se faire, cette orgueilleuse, l'aveu de sa
-joie, parce qu'un enfant paysan l'aimait; rien ne la détourna de cette
-délectation, ni de sa complaisance à regarder en elle indéfiniment le
-hagard visage de Claude. Edward lui avait dit qu'il existe au monde
-une seule chose qui vaille la peine de vivre; c'est d'aimer infiniment
-l'être qui nous aime infiniment. Elle posséderait cela!
-
-Contre son habitude, elle vida son verre de Johannisberg et un autre de
-Laffitte pour qu'ils fussent de nouveau remplis; elle sentit en elle
-une vie surabondante, elle put suivre une conversation avec Marcel
-et se donner tout entière au dialogue de feu dont les demandes et
-les réponses se succédaient en elle délivrée, déchaînée... «J'étais,
-songeait-elle, comme une petite fille qui se croit prisonnière dans le
-cercle que l'on a autour d'elle dessiné sur le sable.» Elle s'attacha à
-évoquer Claude, comparant son corps épanoui à la graisse de Marcel, à
-l'affaissement d'Edward; elle trouva même une volupté, l'orgueilleuse
-petite huguenote, à cette humiliation d'aimer un inférieur dont elle
-seule connaissait la royauté secrète. «Cette pureté, cette science, et
-toute la passion charnelle dans un même être! songeait-elle, que vaut
-au prix de cela l'impuissance d'Edward à ne plus rien éprouver, ce goût
-du néant qui l'acculera au suicide, car il se tuera, ajouta-t-elle à
-haute voix.
-
---Mais non, mademoiselle, Bombita ne se tuera pas ... il connaît trop
-bien son métier.
-
-Marcel racontait une course de taureaux qu'il avait vue à
-Saint-Sébastien. May eut une sensation de réveil; elle regarda son
-voisin: ils étaient si rapprochés qu'elle eût pu compter sur ce front
-fuyant les gouttes de sueur; la hideur de toutes les figures autour de
-cette table l'épouvanta et elle rentra librement, invisiblement, dans
-son rêve, elle se joua en elle-même _la Mort d'Isolde_, elle entendit
-les harpes, accueillit l'angoisse montante comme une marée du chant
-mortel et, de nouveau, la tempête intérieure renaissait, se gonflait,
-éclatait comme sous un vent fou et les cris du final l'étouffèrent
-au point que, revenue au salon, elle qui, farouche, ne jouait devant
-personne, interrompit toutes les conversations:
-
---Voulez-vous un peu de musique?
-
-Chacun s'empressa: Marcel ouvrit, le piano, Firmin Pacaud cherchait une
-partition; Bertie se pencha vers Mme Gonzalès et lui souffla:
-
---C'est inespéré.
-
---Voire! murmura l'énigmatique dame.
-
-Mme Castagnède s'installait, montrait sa figure inexpressive de
-concert, se préparait à hocher la tête à contre-temps, à se demander,
-aux points d'orgue, si c'est fini.
-
-Edward, curieusement, observait sa sœur rapprochée de la fenêtre;
-elle interrogeait l'ombre: «Saura-t-il que je chante pour lui?» Elle
-alla au piano, enleva les préludes que Firmin Pacaud avait déjà
-disposés sur le pupitre et prit dans le casier _la Mort d'Isolde_.
-Firmin protesta: Wagner n'était supportable qu'à l'orchestre, cette
-musique s'accordait mal au salon Louis-Philippe et ce vieux jardin de
-France ne l'accueillerait pas. May sourit, n'ayant rien entendu; un
-accord s'épandit et l'on eut le sentiment qu'il emplissait la nuit,
-les espaces, et que ces vagues de douloureuse passion, se détruisant
-l'une l'autre, montaient jusqu'à l'indifférence des planètes. Elle
-demeura devant le clavier quand l'ouragan de son fut passé. Un malaise
-possédait l'assemblée. Marcel cherchait un compliment:
-
---Quelle maestria! On jurerait d'une professionnelle!
-
-D'un air indifférent et comme somnambule, May annonça:
-
---Maintenant, je vais chanter.
-
-Lorsque les premières paroles de _l'Invitation au voyage_ s'élevèrent,
-seul de tous les gens réunis dans cette salle, Edward ne s'étonnait
-plus, il souriait; il avait compris.
-
-Elle ferma le piano et, de nouveau, indifférente à l'effet produit,
-s'accouda à la fenêtre. Un nuage de tabac baignait les tentures bleues;
-la digestion rendait hideuses ces têtes cinquantenaires: on pouvait
-présumer que le coup de sang de M. Dupont-Gunther serait pour ce soir;
-Mme Gonzalès, dans les coins, se barbouillait de poudre, mais le sang
-brûlait ses joues au point qu'on eût dit que tant de plâtre cachait un
-mal. Mme Castagnède fit à Marcel un signe impératif, il se rapprocha
-de May, toujours immobile, face au jardin nocturne. Il s'accouda
-près d'elle, qui ne savait pas qu'il fût là. M. Gunther sourit à Mme
-Castagnède d'un air qu'il voulait attendri... Après qu'il eut longtemps
-cherché une entrée en matière, le jeune homme risqua:
-
---La belle nuit, n'est-ce pas?
-
-May tressaillit, considéra un instant cette grosse figure cramoisie
-tout près d'elle, secoua la tête, comme on chasse une mouche.
-
-Le jeune homme la remercia d'avoir été si bonne pour lui, ce soir.
-
---Oh! dit-elle, vraiment? Je vous jure que je ne l'ai pas fait exprès!
-
-Redoutant quelque maladresse, Mme Castagnède ordonna à son fils d'aller
-quérir l'auto. Edward et Edith avaient accompagné Firmin Pacaud jusqu'à
-sa voiture et ne rentraient pas. Mme Gonzalès, depuis le perron, appela
-sa fille avec des mots espagnols qui, peut-être, étaient de gros mots.
-Toutes les grenouilles se turent à la fois. Enfin Edith, rieuse et les
-cheveux fous, parut, et derrière elle, la cigarette d'Edward dansait
-comme une luciole.
-
-Ce même soir, qui était la veille du 15 août, Claude, dès qu'il eut
-dîné, vint à la terrasse. De brèves fusées mouraient sur les domaines
-lointains où des familles fêtaient une Marie. La musique s'éleva
-et il la reconnut; elle vint vers lui fidèlement, elle retrouva la
-route de ce cœur à qui une jeune fille l'adressait; le crissement des
-insectes faisait au chant une basse continue; Claude, au-dessus de lui,
-regardait les étoiles filer, s'anéantir dans ce ciel nocturne d'août
-traversé de bolides perdus. Il écoutait cette voix comme si elle lui
-livrait un peu de ce corps inaccessible. Il pleura, songeant à ce
-portrait qu'il avait vu au salon où May et Edward enfants confondaient
-leurs boucles: «Ils m'oublieront, se disait-il, ils ne me doivent
-rien, ils se sont penchés sur moi un instant, par eux j'ai connu des
-heures qui donnent à ma pauvre vie un prix infini. Un monde inconnu de
-sentiments, de délicatesses m'a été révélé le jour qu'ils m'ont souri.
-Quoi qu'il advienne de moi, ô jeunes êtres, chères âmes inaccessibles,
-soyez à jamais bénies, que Dieu vous garde à jamais!»
-
-Il entendit qu'on marchait dans les charmilles, discerna la blancheur
-d'une robe, d'un plastron, le ver luisant d'une cigarette: n'était-ce
-point May qu'il allait voir, consentante et suspendue au bras de
-l'étranger? Il se rejeta derrière les noisetiers, content que son
-visage fût égratigné; le vent parut plus froid à ses joues mouillées.
-Quelle délivrance lorsqu'il reconnut la voix d'Edward!
-
---Cette insolence dont vous me tenez rigueur n'était qu'un effort
-misérable pour vous échapper, Edith; vous savez que je souffre
-malaisément qu'un sentiment me domine.
-
-Edith appuya sa tête sur l'épaule du jeune homme et Claude imagina plus
-qu'il ne la vit cette gorge blanche et gonflée; à travers les feuilles,
-le petit paysan tendait une figure avide. L'aigre voix de Mme Gonzalès
-fit se hâter vers le château les jeunes gens. Les phares de l'auto
-violent l'ombre et, dans le silence de la nuit, Claude peut suivre
-longtemps le grondement du moteur. L'étranger reviendra un jour et ne
-repartira pas sans «elle»... Claude répète le petit nom bien-aimé...
-Alors il pensa au séminaire, à des jours calmes, à cette paix. La nuit
-sentait les roses mourantes comme la chapelle où il se souvint qu'il
-restait après les autres; puis il resongea à un ami de sa quinzième
-année qui mourut, un soir de juin, dans un grand frémissement.
-
-
-VIII
-
-
-Ni le chocolat fumant, ni les rôties beurrées, ni la lumière matinale
-sur son lit défait ne détournent M. Gunther de relire une fois encore
-la lettre non signée qui lui mande que Mlle Rose Subra, sa maîtresse,
-se moque de lui; que Juste, le valet de chambre cher à M. Gunther,
-est le propre cousin de la dame; qu'on jasait déjà sur leur compte
-à Saint-Macaire, leur village d'origine, lorsqu'il était un garçon
-boucher de quinze ans et elle une fille d'auberge; que si M. Gunther ne
-veut pas croire sans avoir vu, un ami s'offre à lui faire admirer pour
-rien un spectacle plaisant.
-
-M. Gunther étouffe de colère; mais en face de lui, dans la glace, il
-voit ses joues violettes, ses yeux injectés. Le dîner de la veille
-lui pèse; il se sent de la tension artérielle. La terreur de la mort
-le retient au bord d'une de ces épouvantables colères qui, jadis,
-remplissaient la maison de gémissements. Inquiet, il entrouvre sa
-chemise, glisse sa main parmi la toison de sa poitrine, son cœur bat la
-chamade, il se lève, plonge son visage dans une cuvette pleine d'eau,
-s'ébroue, puis, d'un geste instinctif, choisit un cigare long et noir,
-le flaire, le fait craquer à son oreille; au moment de l'allumer, il
-se rappelle l'objurgation du médecin: pas de tabac à jeun. Ah! qu'il
-a peur de la mort! D'abord, il n'imagine pas qu'il ne puisse plus, un
-jour, goûter de la femme: à cela, il sacrifie tout. Aucun journal,
-aucun livre ne le sollicite. Les affaires même ne lui sont qu'une
-source d'or pour contenter ses appétits: la bonne chère ne l'intéresse
-que parce qu'elle lui communique une passagère ardeur. Être privé de
-«ça» pour l'éternité! Il a envie de crier; d'ailleurs, de son enfance
-huguenote et préservée, il lui reste de vagues terreurs théologiques;
-la longue et crapuleuse débauche de sa vie le porte à croire que Dieu
-l'attend à un tournant de cette sale vieillesse.
-
-Il s'habille, descend au jardin; la chaleur est déjà, là, les oiseaux
-commencent de se taire et les insectes de crisser. Il entend sous la
-charmille un bruit de râteau; il aperçoit Claude qui, appuyé à la
-balustrade, un instant se repose. Avec une morne jalousie, M. Gunther
-suit des yeux la ligne de ce corps athlétique. Sa fureur éclate tout
-d'un coup:
-
---Espèce de fainéant! Est-ce que je te paye pour que tu rêvasses? Tu
-n'es plus au séminaire ici; si tu veux te croiser les bras, retourne
-chez les curés.
-
-Claude rougit, ne répond rien. Il sent que sa jeunesse est une
-suffisante vengeance, qu'elle soufflète ce sexagénaire. Il recommence
-de ratisser; à l'abri de son chapeau de soleil rabattu, il regarde May
-assise sur ce banc à quelques pas de lui et lisant un livre dont le
-vent soulève un peu les feuilles. Ce matin il a vu sa robe de toile
-blanche se rapprocher, puis s'éloigner de lui. Ils n'ont pourtant
-échangé qu'un salut et qu'un sourire; mais il suffit à Claude d'avoir
-senti dans ce sourire une volonté de douceur; elle a rôdé autour de
-lui; une joie l'étouffe. Si May ne l'a pas abordé, c'est que Mme
-Gonzalès circule, armée de son face à main comme d'un fusil à deux
-coups. Il est dix heures; de lourds papillons s'abattent sur l'herbe;
-des bourdons font se plier les fleurs de trèfle; à l'écorce d'un
-tilleul une cigale suit l'ascension du soleil. Pour May, le bruit d'un
-râteau aux cailloux de l'allée emplit le silence du monde. Elle regarde
-en dessous cette chemise ouverte de Claude; elle voudrait y appuyer
-sa joue. Est-ce une mauvaise pensée, cela? Une jeune fille catholique
-se confesserait-elle de ce désir? Ah! Elle est fatiguée de se faire
-à elle-même une loi. Que son cœur, désormais, comme ces papillons,
-obéisse à tous les souffles et, comme ces guêpes ivres, à toutes les
-odeurs. Voilà encore l'ombrelle orange de Mme Gonzalès: une robe de
-toile écrue sangle son ventre, pour l'instant elle n'espionne pas,
-mais elle se hâte, le cou tendu, telle une grosse poule qui de loin
-voit un insecte; elle va vers les vignes que M. Gunther, en forcené,
-parcourt. Elle l'aborde et lui exprime sa joie de ce que l'entrevue
-de l'avant-veille se passa mieux que l'affreux caractère de May ne le
-laissait prévoir. M. Gunther témoigne par un gros mot qu'il se moque
-bien de cette entrevue. Mme Gonzalès observe l'homme; elle l'entraîne
-vers la maison où une odeur de cigare froid règne encore:
-
---Voyons, mon bon ami, qu'y a-t-il? Dites-moi tout.
-
-L'autre, sans mot dire, tend la lettre anonyme à Mme Gonzalès qui la
-lit comme font les actrices, avec une rapidité incroyable, et qui
-pourrait faire supposer qu'elle a des raisons d'en connaître la teneur.
-Elle replie le papier, le glisse dans son sac à main:
-
---Mon pauvre ami, je voudrais pouvoir vous dire que tout cela n'est pas
-vrai.
-
---Mais vous n'en doutez pas, Mélanie?
-
---Non, je n'en doute pas; ah! Bertie, vous savez ce que vous fûtes pour
-moi, mais mon attachement à vos intérêts m'enlève tout orgueil, et le
-jour où j'ai pu croire que Rose Subra assurerait votre bonheur...
-
-M. Gunther l'interrompit pour crier qu'il savait bien que c'était elle
-qui lui avait présenté cette fille, et qu'il ne l'en remerciait pas. Et
-Mme Gonzalès, avec un soupir:
-
---Sans doute, mon ami, me suis-je trompée. Grand enfant! Pourquoi cette
-colère? Vous ne l'aimez pas.
-
-M. Gunther, furieux, lui demanda ce qu'elle en savait. Elle reprit
-doucement:
-
---Je vous connais.
-
-Elle baissa la voix, ferma les veux, pour glisser:
-
---Je connais vos habitudes.
-
-Elle avait en effet des raisons de ne pas les ignorer. Elle ajouta.
-
---En somme, Rose n'est plus toute jeune.
-
---Elle a trente ans, dit M. Gunther, soudain apaisé et intéressé.
-
---Elle en a trente-huit, mon cher. Pourquoi vous accrocher à une sotte,
-qui demain sera une vieille femme, qui vous coûte les yeux de la tête,
-vous trompe avec un domestique, vous entretient dans une inquiétude qui
-est ce que le docteur redoute le plus pour vous?
-
-Sans vergogne, Bertie demanda à la dame si elle avait un meilleur
-article à lui proposer. Mme Gonzalès sut mettre dans son «Pour qui me
-prenez-vous?» cet accent de tendresse froissée et de fierté qui craint
-d'être importune, bien connu au Conservatoire. M. Gunther l'obligea de
-se rasseoir, s'excusa, mais la dame ne voulait plus rien dire. Vaincue
-enfin par les instances de son maître, elle risqua:
-
---A votre âge, il vous faudrait une belle et saine jeunesse assez
-raisonnable pour ménager vos forces, donc, qui ne serait pas une grue:
-digne, au besoin, de porter votre nom.
-
---Nous y voilà!
-
---Mais oui, nous y voilà. Le mariage, pour un homme de votre sorte, est
-une sottise tant qu'il a trop d'appétit et souhaite goûter à tous les
-plats. Il serait une sottise encore à soixante-dix ans où vous feriez
-figure d'un vieillard dupé. Mais vous voici au temps où l'homme sage,
-pour ne pas dételer, enraye, organise chez soi un plaisir légitime et
-qui offre l'avantage unique lorsqu'on a passé quarante ans, de coûter
-moins que rien.
-
-Mélanie se lui et, le cœur battant, attendit. M. Gunther se leva,
-s'appuya à la cheminée, fixa la dame de ses yeux glauques et répondit:
-
---Je prétends jouer cartes sur table. Votre raisonnement est limpide.
-Je crains d'être dupe. Mon avantage en tout ceci m'apparaît moins
-clairement que le vôtre,--hors mon plaisir à faire enrager mes
-enfants,--car je vois bien où vous tendez, fine mouche.
-
-Et il rit grassement. Mme Gonzalès, les lèvres pincées, faisait tourner
-autour de son doigt boudiné l'alliance tardive que M. Gonzalès lui
-passa _in extremis:_
-
---Oui, Bertie, je joue cartes sur table. Mais, mon cher, si nous
-nous entendons si bien depuis quelques lustres, n'est-ce pas que nos
-intérêts se confondent? En vérité, jamais ils ne s'accordèrent comme
-aujourd'hui: songez que votre femme serait sous ma coupe...
-
---Tout cela est bel et bon, mais votre Edith me parait s'occuper de moi
-beaucoup moins que d'Edward.
-
---Gros sot qui ne voit pas la manœuvre! Ne faut-il pas détourner les
-soupçons de vos enfants? Ne pas mettre d'obstacle au mariage de May?
-
-Elle ne voulut pas attendre de réponse; folâtre, un doigt sur la
-bouche, pleine de mystère, elle gagna la porte, laissant Bertie à sa
-méditation.
-
-
-La grosse dame, armée de son ombrelle et de son face-à-main, recommença
-d'errer, inoccupée en apparence, mais obéissant à des mobiles qu'elle
-seule connaissait. Il sembla d'abord qu'elle eût à faire du côté de
-la charmille qui touche au verger: on est là comme au théâtre dans la
-nuit d'une baignoire; à travers les troncs feuillus des charmes, le
-verger apparaît, décor illuminé; Mme Gonzalès eut raison de braquer son
-face-à-main.
-
---Donnez-moi les plus mûres, disait May à Claude, juché sur une échelle
-et dépouillant un prunier.
-
-Elle lève un visage que la chaleur pâlit; sous trop de lumière ses
-paupières battent; dans ses cheveux serrés, le soleil creuse des remous
-d'or sombre. Ce que dit Claude échappe à Mme Gonzalès, mais elle
-entend le rire jeune, frais, éclatant de May; puis Claude descend,
-s'arrête à mi-hauteur de l'échelle et la jeune fille n'a plus besoin
-de beaucoup lever la tête; elle choisit des reines-Claude, en rejette
-une à cause d'un ver; Claude, vivement, la ramasse, l'écrase sur
-ses dents. May regarde obstinément ses sandales, elle tourmente le
-bracelet indien à son poignet bruni; le sang bat aux tempes du jeune
-homme, il se raccroche aux barreaux de l'échelle, ne voit plus rien,
-se laisse choir dans l'herbe; à un faible cri de May, il rouvre les
-yeux: le visage bien-aimé est là, plein de stupeur et de douceur,
-leurs lèvres se touchent à peine et déjà la jeune fille se relève; ce
-simple effleurement, peut-être l'odeur de ce jeune corps la dégrise.
-Claude la regarde s'éloigner vers la maison. Lui-même, après une minute
-d'immobilité, quitte le parc; ses espadrilles font sur la route sa
-marche silencieuse. Plus de soleil, mais un ciel terni qui semblait
-peser lourdement aux lignes infléchies des coteaux.
-
-
-May tourna la clef de sa chambre, s'assit sur la chaise longue, y
-demeura les mains ouvertes. Lorsque la cloche sonna, elle ouvrit la
-fenêtre et cria qu'elle ne descendrait pas déjeuner; puis, les volets
-refermés, elle s'abattit à la même place, suivant le mouvement indéfini
-de sa pensée d'un point à un autre: tantôt, elle se voyait déshonorée
-à jamais, criminelle, et tantôt s'indignait de sa lâcheté bourgeoise
-qui la rendait honteuse, moins du baiser reçu que de la condition
-subalterne de son complice. Elle se leva, s'étira, ramena ses mains
-un peu épaisses sur son visage, puis s'accroupit sur la natte, comme
-depuis l'enfance, avec Edward, ils avaient accoutumé de faire, les
-mains nouées autour des genoux. «S'il ne s'agissait pas du fils d'un
-paysan, si j'avais reçu ce baiser d'un ami d'Edward, éprouverais-je
-tant de honte?» Elle revenait indéfiniment à ce point douloureux de
-sa pensée; c'était sa manie de petite fille huguenote de juger la
-valeur morale de tous ses actes, de remonter la chaîne des motifs et
-des causes. Elle enviait ses amies catholiques qui, croyait-elle,
-possédaient un formulaire où se cotait exactement chaque péché, une
-nomenclature où, d'un coup d'œil, elle jugerait si sa faute était
-mortelle ou vénielle. Puis elle sourit de cette idée puérile: «Ah! du
-moins ont-elles, s'il leur plaît, un directeur» Mais elle s'avoua que
-jamais son orgueil ne lui permettrait une telle confidence. Tout, de
-même, comme sa religion la laissait seule! Elle se rappelait l'agonie
-d'une sœur de son père et la stupeur d'une amie catholique parce que le
-pasteur ne pouvait rien pour secourir celle qui s'en allait.
-
-Elle entendit, à l'étage au-dessous, le bruit des fourchettes contre
-les assiettes, le même qui venait jusqu'à son lit d'enfant, au temps
-de sa rougeole, et qui la faisait pleurer parce qu'elle n'était pas
-assise avec les autres dans la lumière de la grosse lampe suspendue.
-Elle essaya de prier: «Dieu, tu m'as donné un seul guide qui est mon
-frère, mais tu as dit qu'un aveugle ne pouvait conduire un aveugle...»
-La voix en elle ne s'éleva pas qui rendait autrefois le calme aux eaux
-soulevées. «Comment peut-on croire qu'Il réside dans un tabernacle?
-Si je le croyais, j'irais Le forcer, en quelque sorte, dans Sa maison
-... et Claude aussi croit cela.» Elle se rappelle alors le baiser
-reçu: avait-il duré longtemps? Les lèvres du jeune homme avaient-elles
-touché sa lèvre inférieure ou seulement la fossette de son menton?
-Avait-elle éprouvé de la joie, de l'horreur, du dégoût? Elle se souvint
-de l'animale et chaude odeur qui montait de la chemise défaite ...
-pouvait-elle nier qu'elle y trouvait par la pensée une jouissance? Elle
-pleura de honte. Qu'était devenue sa certitude intérieure de n'être
-point soumise à ce que le pasteur appelait la chair? Naguère elle
-aimait se reconnaître dans ces jeunes filles sublimes qu'inventent les
-écrivains modernes; volontiers, elle se classait parmi ces vierges
-hautaines qui ont le goût de la perfection et qu'une infortune
-consentie, des sacrifices cherchés, attirent plus que le bonheur d'une
-commune destinée. May s'était bien des fois complue à ce sentiment de
-sa sublimité, inquiète de s'imposer un renoncement, de s'immoler à elle
-ne savait quoi. «Perdre sa vie pour la sauver», elle avait écrit ce
-texte saint en exergue de ses notes secrètes, persuadée que, pareille
-aux héroïnes de ses romans préférés, elle n'était pas soumise aux
-basses concupiscences et que toujours elle ignorerait les mauvaises
-délectations... Aujourd'hui, voilà qu'elle se reconnaissait la sœur
-misérable, la sœur charnelle des filles d'Ève, esclave de la chair et
-du sang, sujette au même instinct, au même appétit que les bêtes: une
-femelle!
-
-
-On gratta à la porte: Mme Gonzalès parut avec une tasse de bouillon;
-elle venait s'assurer que «sa chère petite» n'était pas plus
-souffrante. May dédaignait trop la dame pour lui prêter la moindre
-attention; pourtant elle ne put éviter de voir l'extraordinaire
-éclat de ses yeux charbonnés et, sous des manières patelines, un air
-d'insolence, de triomphe. La jeune fille, inquiète, assura qu'elle
-allait mieux et qu'elle n'avait besoin que de calme, de solitude.
-
---Oui, mon enfant, de solitude, répondit suavement Mme Gonzalès, qui
-démentit son approbation en s'installant sur la chaise longue:
-
---Vous m'avez toujours méconnue, petite May.
-
-La jeune fille ne protesta pas. Immobile et le front impassible,
-tournée contre l'ennemie, elle attendait. La dame continua:
-
---Tant que vous fûtes mon élève, je ne m'étonnai pas de votre
-hostilité, mais à présent que vous voilà une grande personne, ne
-trouveriez-vous pas en moi un appui, des conseils?
-
-La dame se réjouit de voir May rougir, puis devenir blanche, avant de
-balbutier qu'elle n'avait besoin de conseil ni d'appui d'aucune sorte.
-
---Vous vous vantez, ma chère, vous vous vantez... D'ailleurs, comme je
-vous comprends!
-
---Je n'en saurais dire autant, répondit May d'une voix éteinte, soyez
-assurée, madame, que je n'entre pas dans tous vos mystères.
-
-Mme Gonzalès improvisa un discours prolixe et confus: elle avait
-l'expérience de la jeunesse, elle compatissait aux entraînements d'un
-jeune cœur, menus incidents sans importance, pourvu qu'on ne négligeât
-pas de redresser le gouvernail.
-
---Enfin, madame, où voulez-vous en venir? J'ai une migraine affreuse,
-il me faut du repos.
-
-Mme Gonzalès ne broncha pas:
-
---Les circonstances sont trop graves, mon enfant, vous m'inspirez trop
-d'amitié, en dépit de vos bouderies, pour qu'une simple migraine me
-fasse différer une explication urgente... Je connais votre secret, May.
-
---Je n'ai pas de secret, Madame.
-
-La jeune fille debout, essayait encore de faire la brave, mais elle
-ramena sur sa poitrine deux mains tremblantes.
-
---Il serait plus juste de dire que vous n'en avez plus, riposta la dame
-d'un ton où perçait enfin la joie; et, mutine:
-
---J'ai tout entendu, j'ai tout vu de ce qu'abritait, il y a une heure à
-peine, un prunier du verger.
-
---Vous avez mal vu, Madame.
-
-La tête rejetée en arrière, May oppose, quelques instants, un visage
-impassible, jusqu'à ce que les réticences, les douceâtres consolations,
-les sales insinuations de Mme Gonzalès aient raison de son attitude.
-Alors, elle s'abattit, sanglotante, sur la chaise longue, ne fut plus
-qu'une petite fille vaincue. Mme Gonzalès posa sur elle ce regard
-du chasseur sur la perdrix palpitante à ses pieds: elle ne doutait
-plus que May s'appellerait un jour Mme Castagnède, qu'Edith aurait le
-champ libre pour devenir Mme Dupont-Gunther et qu'elle-même, forte de
-sa double victoire, régnerait sur Bertie mieux qu'au temps de leurs
-amours. Elle s'assit près de May, prit entre ses deux mains courtes la
-main moite de la jeune fille; la dame avait retrouvé sa voix suave pour
-supplier «la chère petite» de lui montrer quelque confiance; elle lui
-protesta qu'il ne fallait point douter de sa discrétion, pourvu que May
-se montrât raisonnable: un jeune homme, depuis longtemps, l'adorait qui
-offrait toutes les garanties de bonheur...
-
-Ces paroles résonnaient étrangement dans le cœur de May: elle n'en
-perdait aucune, bien que des pensées étrangères assiégeassent en foule
-son cerveau; elle sentait en elle une absence de toute volonté, elle
-avait conscience d'un effondrement de ses résistances intérieures.
-L'idée que cette femme, assise là, possédait son secret--ce secret!--ne
-lui laissait plus que le désir de s'en aller, de s'anéantir. Ah!
-quelqu'un! quelqu'un vers qui crier: mais, dans le désert de sa vie,
-rien ne lui apparut que le sourire trouble d'Edward, ce regard lucide
-et sec.
-
---Que vous demande-t-on, May, pour accomplir ce mariage qui serait
-votre salut? continuait la dame. Que souhaite-t-on de vous? De renoncer
-à l'erreur protestante: sur ce point, la mère Castagnède ne transigera
-pas. Je sais qu'il est dur d'abandonner ce que vous considérâtes
-jusqu'à présent comme la vérité, mais notre sainte religion
-n'offre-t-elle pas plus de garanties que la Réforme?
-
-A tout autre moment, May aurait éclaté d'un rire qui eût coupé court
-à l'apologétique inattendue de Mme Gonzalès; tandis que la grosse
-femme s'empêtrait dans des formules, May, pourtant, songeait à cela
-qui précéderait son mariage, si elle y consentait; et elle était
-attirée par ce prétendu sacrifice au point que le mariage projeté
-lui parut accessoire et que cette conversion s'offrait à elle comme
-une rénovation, un recommencement. Elle vit ce phare, triste mouette
-blessée; elle oublia un instant Mme Gonzalès, Marcel Castagnède, Claude
-lui-même: elle imaginait cette Adeline Valadier, naguère sa plus
-chère amie, lorsque revenant du cours, elles traversaient ensemble
-la cathédrale: May demeurait debout aux côtés d'Adeline prosternée,
-anéantie, déchargeant son cœur.
-
-Dans l'ombre de la chambre, elle n'entendait plus les paroles de Mme
-Gonzalès que comme un indistinct murmure. Elle se disait: «Je n'ai
-plus rien; tout est brisé autour de moi; toute issue m'est fermée,
-hors celle-là par où il faut que je me délivre. Seule au monde, sans
-famille, je n'aurai à passer sur le corps de personne pour m'évader
-du temple glacial et entrer dans la nuit chaude, étoilée de cierges,
-emplie d'une présence infinie.
-
---Puis-je, mon enfant, compter que vous serez raisonnable? Porterai-je
-à votre père une parole d'espoir?
-
-Mme Gonzalès s'était levée; May fit oui de la tête et avertit la dame
-qu'elle ne descendrait pas pour le dîner. Seule, enfin, elle demeura
-assise les yeux grand ouverts dans l'ombre; elle s'étonna de la fuite
-des heures; le temps lui manquait pour assouvir la curiosité qu'elle
-avait de son cœur. Soudain, elle imagina la Gonzalès et sa fille se
-repaissant de son triste secret; elle crut les entendre rire de ce
-qu'un baiser donné à un petit paysan déclencherait une conversion et un
-mariage. May aurait voulu crier, se faire mal. Elle braverait en face
-le monde! Elle épouserait Claude, sans chercher de lâches consolations
-dans l'idolâtrie catholique. Elle s'acharna à raviver la mourante
-flamme de son orgueil; un brusque désir la mit debout: elle irait
-chercher un refuge entre les bras de son amour, elle prononça le nom de
-Claude et, en même temps, se sentit criminelle, quitta sa chambre, ne
-sachant où courir. Une ombre la guettait dans le couloir: elle reconnut
-la voix de Mme Gonzalès:
-
---Eh bien, ma belle, avons-nous réfléchi?
-
---Il suffit, Madame ... ceci me regarde seule.
-
-Comme elle parlait d'un ton insolent, May se souvint que la dame «avait
-vu», et l'eût-elle oublié, le «plaît-il ma petite?» que l'autre lui
-lança, eût suffi à la rappeler à sa servitude; c'est pourquoi elle
-ajouta lâchement:
-
---Soyez assurée, Madame, que je vous sais gré de vos conseils.
-
-La Gonzalès connut l'étendue de sa victoire:
-
---Tout s'arrangera, mon enfant, laissez-moi faire, donnez-moi la
-confiance que je mérite et dont, jusqu'à ce jour, vous m'avez frustrée,
-méchante.
-
-Elle attira contre sa poitrine la jeune fille raidie puis, discrète,
-courut à d'autres intrigues.
-
-May, marchant comme une aveugle, les mains tendues, s'arrêta à la
-porte de son frère. La lueur de la lampe éclairait le plancher. A
-peine eut-elle frappé, que des voix se turent, un fauteuil fut remué.
-Elle entra et d'abord reconnut mal ces deux visages tournés vers elle:
-son frère sur le divan, les jambes repliées; Edith debout près de lui
-jouait avec ce collier de corail que portent les femmes sans fortune, à
-défaut de perles.
-
---Je vous dérange? dit May sottement.
-
-Edward répondit du bout des lèvres:
-
---Mais non, mais non. Veux-tu du thé? Nous goûtions, nous bavardions un
-peu, les journées sont bien longues...
-
-Edith offrit à May une assiette de petits fours. Edward observait en
-dessous sa sœur, à travers la fumée d'une cigarette. May crut voir
-dans ces yeux familiers une détresse telle qu'un instant elle oublia
-sa propre angoisse. Au contraire, Edith parlait joyeusement; sa robe
-claire semblait ne pas tenir à ses épaules; une expansion soudaine lui
-faisait inventer des formules gentilles afin de retenir May: pour la
-première fois, elle se sentait la plus riche.
-
---Restez un peu: nous goûterons à trois; vous savez qu'Edward a des
-petits fours bien meilleurs que ceux de la salle à manger.
-
-May refusa encore, s'excusa, referma la porte. Edward dit:
-
---Pauvre petite!
-
-Edith haussa les épaules.
-
---Il faut vouloir son bonheur comme nous l'avons voulu: ta sœur
-s'efface, se renonce. Ah! vous êtes bien du même sang, tous les deux!
-Dieu merci, tu m'as rencontrée, toi, mon petit.
-
-Et elle prenait le visage d'Edward entre ses deux mains et le
-rapprochait de sa bouche, avec adoration. Edward se dégagea doucement
-et dit:
-
---Devons-nous tant nous féliciter?
-
-Edith crut qu'il avait peur à cause d'elle seule:
-
---Je ne regrette rien: pour toi, je m'étais gardée. Oh! ne me crois
-pas désintéressée; le désintéressement est une vertu de lâche; je veux
-faire ma vie, je la ferai de mon amour et pour mon amour, avec toi et
-pour toi.
-
-Edward baissait la tête: chaque parole ajoutait un anneau à sa chaîne;
-il se disait: je suis dans un tombeau; quelqu'un entasse au-dessus de
-moi des pierres.
-
-Edith, qu'une existence précaire avait exercée à la lutte et à la ruse,
-ne s'aperçut pourtant pas de ce désespoir. La volupté partagée, la
-sensualité de ce garçon indolent et veule, il n'en fallait point tant
-pour dérouter une jeune fille même avertie et d'une prudence savante.
-Avant de rencontrer Edward, elle ne s'était donnée à personne tout à
-fait; elle connaissait donc l'homme quand il désire, quand il assiège;
-elle excellait à manœuvrer le mâle suppliant, mais elle l'ignorait
-assouvi, déçu et qui n'a plus envie que de s'en aller.
-
-Elle alluma une cigarette, regarda par la fente des volets qui
-demeuraient clos, bien que le soleil fût couché, déjà.
-
---Ah! ah! ton père et maman, très animés, descendent des charmilles!
-Pauvre mère qui fait jouer ses grosses ficelles et qui s'imagine que
-nous donnons dans ses panneaux! Elle m'accuse de n'être pas ambitieuse
-et pourtant, que son ambition est misérable au prix de la mienne! Car
-je veux la fortune mais aussi la gloire, l'amour, tout ce que nous
-allons trouver, n'est-ce pas, chéri, dans ton «flat» de la rue de
-Bellechasse où nous serons bientôt?
-
-Il était entendu entre eux qu'Edward partirait seul dès le lendemain
-et qu'Edith, après quelques jours, l'irait rejoindre à Paris. Edward
-réalisa comme il n'avait pu le faire encore son désastre: cette femme
-établie à jamais peut-être dans le refuge où il se terrait. Comment
-avait-il pu proposer cela? que ne se taisait-il dans les brefs moments
-de volupté!
-
---Comme nous allons vivre intensément, chéri! Ne crois pas que je
-veuille t'isoler: nous voulons le succès, n'est-ce pas? Il faudra voir
-du monde; d'ailleurs tu as, comme moi, le goût des visages, des êtres.
-Je t'obligerai à devenir célèbre, cher paresseux.
-
-Il demanda par quelle route il atteindrait la gloire.
-
---Mais, mon amour, il y a la peinture! j'ai vu de toi des choses
-ravissantes. N'as-tu pas eu, il y a deux ans, une exposition très
-réussie chez Mannheim?
-
-Edward haussa les épaules. Depuis des mois, il connaissait son
-impuissance. Éternel amateur, ses toiles étaient le reflet de ses
-admirations. Lui qui ne s'intéressait qu'à lui-même, comment ne se
-fût-il pas dégoûté de son œuvre où il ne retrouvait que les autres? Son
-orgueil incommensurable et toujours saignant ne pouvait plus souffrir
-l'indifférence, le dédain des vrais artistes. Edith insistait:
-
---Mais si, mais si, Firmin Pacaud dit que tu as le sens de la couleur:
-et puis, il faut que je te l'avoue, je n'ai point perdu mon temps...
-Tu ne te moqueras pas de moi? J'ai un roman et un livre de vers déjà
-dactylographiés... Ne fais pas la grimace; ne dis rien avant d'avoir
-lu mes manuscrits. Oh! je savais que tu serais mécontent, aussi ai-je
-attendu d'être sûre de toi, de ton amour, pour t'en parler. Va,
-laisse-moi faire, mon tout petit: je sais ce que je veux; même si ce
-que j'écris ne vaut rien, il importe, comprends-tu, que je sois une
-femme de lettres afin de n'être pas une femme entretenue.
-
-Edward ne put se défendre d'admirer une telle science de la vie; il
-se dit: si je la lâche, elle ne se noiera pas, elle sait nager. Edith
-continuait de s'étendre sur un sujet qui la passionnait, sans voir
-l'accablement d'Edward qui se leva:
-
---Depuis longtemps, la chaleur est tombée.
-
-Et il poussa les volets. Edith n'eut pas peur de son silence. Elle
-avait réussi sa manœuvre: sans s'offrir expressément, elle s'était
-donnée à Edward «pour le mieux dominer», se disait-elle; au fond,
-incapable de résister à son instinct, esclave de sa chair; ce que
-peut donner une volonté tenace, elle l'avait obtenu; elle croyait
-à la perfection de son ouvrage; elle ignorait cette race d'hommes
-clairvoyants devant chaque piège, mais qui s'y laissent de bonne
-grâce et par nonchalance choir, et cèdent indéfiniment jusqu'à ce que
-soudain ils ne soient plus là, car ils ne possèdent qu'une sorte de
-courage; celui de fuir, de secouer les épaules, de laisser tomber. Le
-contentement d'Edward, aux minutes de plaisir, détournait la jeune
-fille de redouter cette politesse glacée. Ne serait-elle pas morte
-si, dans le moment que son front cherchait le creux de l'épaule
-du bien-aimé, elle avait pu lire sa pensée secrète: «Comme elle
-s'attable...»?
-
-
-IX
-
-
-Edith, couchée et les yeux mi-clos, regardait le soleil matinier rendre
-vivantes les roses transparentes de la cretonne. Sa mère entra, réduite
-à ses seuls cheveux, vêtue d'un peignoir rose où s'envolaient des
-cigognes; le fard de la veille salissait son visage où le sommeil avait
-creusé, sous les yeux, des poches marron:
-
---Edith, mon amour, sais-tu qu'Edward a pris le train de dix heures,
-qu'il a emporté de nombreuses malles, et qu'enfin nous en voilà
-débarrassées?
-
-Mme Gonzalès épiait sur le visage de sa fille un signe de détresse;
-elle n'y vit qu'un sourire et qui l'inquiéta:
-
---Tu le savais, petit masque?
-
-La jeune fille ne le nia pas.
-
---Tu me sembles considérer cet événement avec philosophie: il est bien
-vrai que nous devons nous en réjouir; ce petit monsieur te détournait
-de ton jeu; c'est le papa qui nous intéresse; il te sera plus facile,
-maintenant, de t'y attacher: mais il est grand temps de coordonner
-nos efforts; pour ma part, j'estime avoir joué aussi bien que me le
-permettait la partenaire détestable que tu fus jusqu'à présent. Enfin,
-rien ne va plus troubler nos combinaisons! le départ de ton flirt est
-ce qui nous pouvait arriver de plus heureux.
-
-Mme Gonzalès s'arrêta, un peu troublée de voir qu'Edith continuait
-de sourire, prenait sur la table une cigarette, puis, renversée dans
-ses oreillers, contemplait, au-dessus de son lit, des lacs de fumée.
-Mme Gonzalès, d'un ton plaisant, demanda ce qu'il y avait dans cette
-mauvaise tête:
-
---J'aimerais mieux te voir pleurer, ma chérie. Je n'aime pas tes
-silences.
-
-Edith, d'un air innocent, assura qu'elle n'avait point de raison d'être
-triste; Mme Gonzalès répartit qu'elle n'en croyait rien, qu'au reste
-elle ne voyait aucun mal à une légère intrigue, pourvu qu'Edith ne fût
-pas détournée de sa vraie voie.
-
---Allons, avoue que cet Edward ne t'était pas indifférent?
-
-La jeune fille répondit, avec beaucoup de sang-froid, qu'elle était
-même très sûre de l'aimer. La dame, d'une voix pleine d'angoisse, la
-félicita de ce qu'elle se consolait si vite d'un départ qui mettait
-fin à ce flirt dangereux. Edith jeta sa cigarette dans le cendrier et,
-regardant sa mère en face:
-
---Ce départ ne met fin à rien: dans huit jours j'aurai rejoint Edward à
-Paris.
-
-Des plaques jaunes se dessinèrent sur les bajoues et sur le front de
-Mme Gonzalès:
-
---Tu ne feras pas cette bêtise.
-
-Edith demanda qui pourrait bien l'empêcher.
-
---Crois-tu, petite sotte, que j'aurai sacrifié toute ma vie à ta
-fortune, crois-tu que pendant des années, au prix de mon honneur et de
-ma réputation, je t'aurai préparé les voies...
-
---Maman, je t'en prie, ne parle pas si fort, c'est du dernier commun,
-et puis quelle imprudence!
-
-Le flegme de la jeune fille, son persiflage à froid, toujours avaient
-déconcerté Mme Gonzalès.
-
---Maman, je le demande seulement de me laisser parler une minute.
-Je suis amoureuse, il est vrai, mais je suis ambitieuse aussi et
-infiniment plus que tu ne l'es toi-même; car je veux la richesse et une
-situation mondaine, mais alors que cela te contente, il me faut à moi
-autre chose et que le vieux Gunther ne saurait me donner, il me faut le
-bonheur. L'argent ne me serait rien si je n'ai en même temps l'amour.
-Tout ce que j'aurais reçu du père, je l'obtiendrai d'Edward, qui a de
-la fortune et qui habite Paris, mais il y ajoutera l'essentiel.
-
---Petite sotte, ne vois-tu pas que l'affaire est dans le sac, que le
-vieux t'épousera, alors que ton gigolo aura tôt fait de te renvoyer au
-trottoir?
-
---Je ne suis pas si sotte ni si naïve: pendant que tu t'obstinais sur
-une mauvaise piste, que tu travaillais le vieux, moi je m'occupais du
-jeune: ce fut dur, je ne le nie pas, mais maintenant, je le tiens, j'en
-suis sûre.
-
---Ma chérie, tu as vingt-huit ans, tu n'as plus de temps à perdre: avec
-Bertie, la réussite est assurée, avec le gosse, elle reste douteuse.
-Écoute-moi, Edith (et la dame retrouvait soudain une voix grasse de
-fille), écoute-moi: je connais les hommes, eh bien ton Edward n'est pas
-un de ceux sur lesquels nous ayons pouvoir: il est femme, il est plus
-femme que toi, il nous ressemble trop pour nous aimer, il n'aime pas
-les femmes.
-
-Edith eut un petit rire:
-
---Je sais ce que je sais...
-
---Peut-être ne dédaigne-t-il pas certains plaisirs et lui as-tu mis
-au cou une chaîne d'habitudes dont tu t'imagines qu'il ne se passera
-plus... Ah! pauvre enfant, je les connais, ces petits-là: quand on
-croit les mieux tenir, alors ils s'évadent, ils se laissent conduire
-jusqu'au seuil de la mairie, mais, la veille de la cérémonie, ils
-prennent l'Orient-express et laissent sur la table une lettre d'excuse
-avec vingt-cinq louis.
-
---A la précision de ce chiffre, je devine qu'un souvenir personnel
-obscurcit ton jugement ... toi et moi, cela fait deux; tu n'es pas
-faite pour réduire Edward...
-
---Pauvre sotte qui prétend m'en remontrer!
-
---Mais oui, maman, mais oui! Sans doute je ne saurais comme toi mener,
-par le bout du nez, Bertie ...
-
---Mais à toi les travaux de finesse? Eh bien, ma fille, nous verrons
-cela! Mais non, dis-moi que nous ne le verrons pas; j'espère encore te
-convaincre, on ne renonce pas à une proie certaine!
-
-Mme Gonzalès connaissait trop sa fille pour garder quelque espoir de
-la convaincre; tout de même il lui restait huit jours de manœuvres, M.
-Gunther n'ayant pas quitté Bordeaux ce dimanche-là: tout pouvait être
-sauvé encore.
-
-
-Ce matin même, May, à peine descendue de sa chambre, suivit l'allée des
-vignes, ouvrit la porte rouillée qui donnait sur un étroit chemin par
-où l'on gagne, à travers champs, Viridis. Une cloche tintait, annonçant
-la fin de la messe; la brume présageait un après-midi torride; les pas
-de la jeune fille faisaient se lever des vols palpitants de papillons
-bleus et les petits cœurs des lézards battaient dans les pierres des
-clôtures. Tant de luttes intérieures ne se révélaient plus sur cette
-face inexpressive; une décision prise pendant la nuit lui enveloppait
-l'âme d'apaisement; lorsque à l'aube, après des heures d'insomnie,
-à l'instant de l'éveil des oiseaux, elle avait surpris--avec quelle
-indignation!--le départ furtif d'Edward et le démarrage en douceur
-de l'auto chargée de bagages, May, surmontant son angoisse, s'était
-fortifiée dans une volonté de rénovation, de recommencement: son
-frère la trahissait, elle renoncerait à son frère! Marcel Castagnède
-ne lui fut plus que le signe sensible de cette autre vie où elle
-pénétrait; elle imaginait l'Église ainsi qu'une communion, un cœur à
-cœur, un écrasement de sa vieille ennemie la solitude; un autre homme
-la dirigerait au long d'une route sûre, jalonnée de pratiques, sans
-qu'elle ait à se déchirer à tous les carrefours, dans l'incertitude, en
-face des chemins qui se croisent. L'infâme relent que son père, Edward,
-les Gonzalès entretenaient à Lur et dont la jeune fille avait commencé
-de se sentir empoisonnée, enfin cette folie charnelle qui déjà l'avait
-atteinte, lui rendit moins redoutable l'accès de la maison Castagnède;
-elle évoquait, tout en marchant, cet «intérieur» où, résolument, il
-fallait s'ensevelir.
-
-Ces braves gens se suffisaient à eux-mêmes; le monde, pour eux,
-finissait aux cousins issus de germains. Ce que cette race des
-Castagnède pouvait produire d'intelligence, de sainteté, d'héroïsme,
-se consommait sur place, dans l'hôtel où ils procréaient depuis un
-siècle. Les filles ne se mariaient jamais hors la ville, à peine hors
-la maison, jamais hors la rue ou le quartier. Les domestiques, bien
-que modiquement payés, ne pouvaient s'accoutumer à d'autres places;
-ceux qu'un coup de tête chassait de ce modeste paradis, n'avaient
-de cesse qu'ils n'y fussent réintégrés. Il était rare qu'on y priât
-un étranger à dîner, mais dans cette occurrence, des plats cuisinés
-l'émerveillaient pour le reste de sa vie. Personne jamais ne prit,
-chez les Castagnède, ses habitudes; un parent par alliance, habitant
-le Nord, et qui prétendit s'y installer huit jours, dut fuir le
-surlendemain de son arrivée. Marcel, affilié à la section bordelaise
-d'un parti néo-monarchiste et préposé à l'organisation des chahuts et
-des sabotages des cours d'un professeur germanisant, avait hébergé
-chez sa mère, à l'occasion d'un congrès, quelques Parisiens éminents,
-rédacteurs au journal du parti; l'esprit, la blague, les charges
-incompréhensibles, passées les fortifications, cet orgueil des gens de
-lettres qui démolissent d'une phrase un Lamartine ou un Hugo, exaspéra
-les Castagnède incapables de «mettre au point», prenant tout au pied
-de la lettre, hostiles à tout ce qui n'est pas à leur échelle. May
-le savait; en avait-elle assez ri avec Edward! Les Castagnède, dès
-l'enfance, leur avaient été un jeu de massacre. Aujourd'hui, elle n'en
-riait plus, elle aspirait à cette règle, à cet ordre et surtout à cette
-propreté morale, à cette dignité: chez eux, rien de vil ni de bas, ni
-de suspect, l'ombre d'aucun vice au fond des regards.
-
-May s'inquiéta de n'avoir pas encore rencontré, sur le petit chemin,
-celui qu'elle y venait chercher. Elle avait décidé de parler à Claude:
-«Ne lui ai-je pas donné quelques droits»? se disait-elle bravement.
-Parce qu'il était un pieux enfant, elle crut qu'il serait facile de
-l'apaiser. «Je ne l'aborderai que s'il revient seul de la messe,
-songeait-elle, sinon, je passerai sans le voir.» A un tournant, près
-d'un moulin abandonné, elle le vit apparaître. Comme il marchait, les
-yeux fixés à terre, il ne l'aperçut pas d'abord. Endimanché, Claude
-plus qu'avec ses vêtements de travail, avait l'aspect d'un paysan; le
-veston, aux épaules rembourrées, élargissait ridiculement sa carrure,
-les manches trop courtes découvraient les poignets, rendant presque
-monstrueuses les épaisses mains sans ongles; il tenait, son canotier à
-la main, il transpirait; le gilet déboutonné laissait voir le plastron
-mal ajusté à la chemise de flanelle; le soleil allumait des plaques de
-cosmétique à ses cheveux rebelles, ses cheveux frisés de garçon boucher.
-
-May, d'abord, éprouva de la honte et de la colère, songeant que ce gros
-garçon se pouvait à bon droit persuader de l'avoir troublée; alors
-Claude leva vers elle des yeux où elle sut lire une tendresse humiliée
-et terrifiée, une expression de chien caressé par mégarde... Il ne
-s'approcha pas, demeura au milieu de la route, immobile, et May le vit
-tel qu'il était, le pauvre complet-veston acheté à Toulenne désormais
-ne trompa plus ses yeux, elle reconnut le jeune athlète sain, puissant,
-dévoré de vierge passion et, comme dans les incendies des Landes, le
-feu, d'une cime à l'autre, se communique, elle aussi, jeune plante, en
-face de ce bel arbre embrasé, trembla pour elle et n'osa faire un pas
-vers lui; elle eut peur de cette émotion délectable, et qu'il fallait
-vaincre.
-
---J'ai voulu vous voir, dit-elle enfin, parce que je vous dois une
-confidence et que vous me devez un service.
-
-Et comme Claude balbutiait qu'il n'était pas digne, elle ajouta avec un
-rien de condescendance:
-
---J'ai de l'amitié pour vous, Claude, et vous me montrez de la
-sympathie; votre instruction, votre intelligence m'autorisent à vous
-traiter en ami, et même en frère, puisque mon vrai frère m'abandonne...
-
-Elle se tut et Claude ne trouva pas un mot pour combler le silence; il
-la regardait. Elle dit encore:
-
---Votre savoir n'est pas seulement ce qui vous attire ma confiance:
-mais aussi votre religion, votre foi candide.
-
-Il fallait pourtant qu'elle risquât une allusion à la scène du verger.
-Elle se décida:
-
---Claude, vous connaissez ma solitude. Tendez-moi une main secourable.
-Vous m'avez vue, n'est-ce pas, souvent désemparée, faible. Vous savez
-qu'une mauvaise curiosité, ce goût des expériences que je dois à mon
-frère m'inclinent parfois à des démarches peu dignes de moi... Mais
-j'entrevois le salut, et vous m'y aurez aidée...
-
-Stupéfait, ignorant où elle voulait en venir, Claude, au milieu de la
-route, haletait; elle lui dit de se couvrir, il ne le voulut pas et le
-soleil brûlait sa nuque.
-
---Enfin je sais ce qui est exigé de moi: ce ne saurait être par hasard
-qu'un jeune homme qui, avec le consentement de mon père, demande ma
-main, exige d'abord que je devienne catholique. N'est-ce pas, Claude,
-qu'il y a là le signe d'une volonté particulière sur moi?
-
---Vous vous mariez?
-
-Elle affecta de ne pas voir son trouble, assura qu'elle ne doutait
-point du réconfort que Claude puiserait dans cette pensée qu'il avait
-beaucoup fait pour ouvrir les yeux d'une petite hérétique. Elle
-espérait qu'il ne refuserait pas de couronner son œuvre en la mettant
-en relation avec M. Garros ou ce vicaire de Viridis, l'abbé Paulet...
-
-May s'effraya que Claude ne répondît pas. Avait-il seulement écouté? Il
-s'était rapproché d'elle et soudain lui prit le poignet, d'un air de
-brute:
-
---Qui donc épousez-vous? Le fils Castagnède, bien sûr!
-
-Elle se dégagea et les coins tombants de sa bouche exprimèrent un
-dégoût dont Claude fut accablé.
-
---Je vous en ai dit assez, Monsieur, trop, sans doute, puisqu'il paraît
-que je vous connaissais mal...
-
-Il balbutia:
-
---Pardon ... pardon...
-
-Mais courant presque, elle disparut derrière le moulin. Claude ne la
-poursuivit pas, il se coucha d'abord dans le fossé plein d'orties et de
-menthe sauvage, puis, à travers les vignes, s'égratignant aux fils de
-fer, il descendit jusqu'à Toulenne, entra dans la première auberge où
-était attablé le bouvier Abel, s'assit en face de lui, demanda du vin
-blanc.
-
-
-May, le lendemain, rejoignit son père à Bordeaux et lui fit part de
-sa décision. Bertie dissimula sa joie. La demande officielle à peine
-faite, il s'occupa du contrat: Marcel s'engageait à laisser dans la
-maison de commerce la fortune de sa femme. M. Gunther déclara ne point
-faire obstacle à la conversion de May. La jeune fille, qui ne voulait
-pas se retrouver en face de la Gonzalès, fut confiée à Mme Castagnède:
-la bonne dame l'adressa à son confesseur.
-
-Le samedi, comme M. Gunther, épanoui, chargé de petits cadeaux,
-s'installait à table dans la salle à manger de Lur, Edith le pria
-de bien vouloir commander l'auto pour le lendemain matin. Elle
-ajouta qu'elle aurait de nombreux bagages. Comme M. Gunther, très
-paisiblement, lui demandait si elle comptait être absente plusieurs
-jours:
-
---S'il vous plaît, Monsieur, je quitte définitivement Lur: une très
-chère amie m'appelle en Seine-et-Oise où je vais achever mes vacances.
-
---Voilà, Mademoiselle, une étrange nouvelle! Il eût été convenable que
-je fusse consulté.
-
---Mais, Monsieur, j'ai averti ma mère et ce soir je vous fais part de
-ma décision, en vous exprimant ma gratitude.
-
-Elle parlait du ton de quelqu'un qui donne un congé définitif, et
-c'était si apparent que Mme Gonzalès, les yeux dans son assiette,
-n'osait regarder le colérique Gunther qui, cependant, d'une voix
-sourde, l'interrogea:
-
---Étiez-vous informée de ce départ, Madame?
-
-Elle balbutia sottement qu'elle avait fait, pour en détourner Edith,
-l'impossible: c'était avouer que tous leurs projets s'en allaient à
-vau-l'eau. L'orage n'éclata pas d'abord: chacun faisait semblant de
-manger et le domestique pressait le service. Seule, Edith affecta une
-grande liberté d'esprit et redemanda du poulet; mais elle se priva de
-dessert afin d'aller boucler ses valises, pressa la main de M. Gunther,
-et d'un pas aussi nonchalant que de coutume, gagna la porte. M. Gunther
-posa sa serviette sur la table, se dirigea vers le salon, ouvrit la
-fenêtre, déboutonna son col; le souci de sa santé, à ces minutes-là,
-l'aidait maintenant à se contenir. Enfin, d'une voix calme, il demanda
-à Mme Gonzalès quel était le fin mot de cette comédie. La dame poussa
-un grand soupir: elle savait la partie perdue; il lui restait de se
-venger, d'un coup, de vingt années humiliées:
-
---Cela signifie, mon ami, que je m'étais trompée et que le dégoût, chez
-ma fille, l'emporte sur la pitié.
-
---Le dégoût?
-
---Toujours (je vous l'avais caché, mais comment n'être pas sincère
-maintenant?) elle eut horreur de ce qui est vieux, passé, elle n'aime
-que la jeunesse: ce qui de vous lui plaisait, elle n'a pu l'aimer que
-dans votre fils...
-
---A la porte! Allez-vous-en! F..... le camp avec elle! De cette maison,
-à vous deux, vous faisiez une ... Maison. Voilà dix ans que je vous
-supporte, que j'impose à ma fille l'ignominie de votre présence.
-
-Des injures suivirent; le trottoir, on eût dit. Mais Mme Gonzalès
-buvait, le doigt en l'air, son café, regardait Bertie devenir violet,
-songeant que ce serait, tout de même, une chance et une bien grande
-satisfaction pour elle de le voir s'effondrer; il ne s'effondra pas et
-ce qui, sans doute, le sauva, ce fut de montrer le poing à la dame, de
-lui courir sus, de lui arracher des mains la tasse qui se brisa sur le
-parquet, de la pousser vers la porte en dépit de ses gloussements et
-de lui signifier qu'elles auraient à vider les lieux incontinent: ces
-dames prirent à Toulenne le train de 21h. 17m.
-
-A minuit, Bertie rêvait encore au salon, en face d'un petit verre et
-d'un carafon d'armagnac; après l'orage, il s'accordait cette solitaire
-débauche. La satisfaction d'avoir fait maison nette détendit ses nerfs.
-Ces derniers temps, la Gonzalès l'avait enserré de trop près en de trop
-grosses toiles, la vieille araignée! N'empêche qu'une belle proie lui
-échappait; il avait, touchant le corps d'Edith, des imaginations de
-propriétaire... Bah! la belle n'eût rien fait que la bague au doigt,
-... ce mariage, quelle grossière embûche!
-
-Un malaise lui vint d'être seul dans la maison avec deux domestiques:
-des souvenirs de films sinistres l'obsédèrent; il eut la sensation d'un
-silence d'assassinat dans une villa isolée; un chat sauvagement miaula
-sur les toits. Bertie, pour détourner sa pensée, se remémora chaque
-injure adressée à la Gonzalès--satisfaction profonde!--Elle ne s'était
-guère défendue; pourtant il se rappela une petite phrase à quoi d'abord
-il avait prêté peu d'attention, mais, comme une flèche, elle demeurait
-fichée en lui; Bertie en sentit soudain la blessure; il s'agissait de
-sa fille: la Gonzalès s'était déclarée fort contente de n'avoir plus
-la charge d'une donzelle qui aimait se faire bécoter dans les coins
-par le fils du paysan, et avait ajouté que lorsque Bertie comparait sa
-maison à un b..., il ne croyait pas si bien dire. M. Dupont-Gunther
-se rappela une lettre où Mélanie le mettait en garde contre Claude
-Favereau, qui allait se baigner en compagnie d'Edward et de May... Il
-haussa les épaules; comment croire que cette May revêche, puritaine,
-plus orgueilleuse et plus dédaigneuse qu'une paonne, se pût commettre
-avec un paysan! La Gonzalès allait un peu fort! Il lui restait pourtant
-une sourde inquiétude, dont le détourna la brusque imagination d'Edith
-dans les bras d'Edward; une jalousie atroce le brûla; il aurait crié
-de rage; alors il décida de ne pas se coucher avant que le flacon
-d'armagnac fût vide et, derechef, remplit son verre.
-
-
-X
-
-
- EDWARD DUPONT-GUNTHER À FIRMIN PACAUD.
-
- Paris, septembre 19...
-
- Souvent je vous ai entretenu, mon ami, de cette joie particulière aux
- retours de province, lorsque j'entrais dans mes habitudes anciennes
- comme dans ce costume d'intérieur à quoi s'associent des souvenirs
- de travail, de fumeries, de lectures, et qu'avec le trot éreinté
- d'un cheval sur le pavé de bois, le son d'un grelot s'éloignait.
- Je regardais, au fond d'une glace, s'évanouir cet air excédé que
- la province m'impose et réapparaître mon vrai visage; mes goûts,
- un à un se réveillaient en moi, des ambitions, des projets... Je
- revenais à des soins négligés de toilette et de monde. Le téléphone
- m'apportait soudain les voix spirituelles de ceux qui m'amusent et
- que je retrouvais à leur place, prêts pour mon amusement. Je rêvais
- de tendresses possibles... Oh! cela ne durait guère: ma fièvre de
- travail cédait vite à cette persuasion de n'être capable que de
- réminiscences--faux cubiste pour les gens du monde, amateur mondain
- pour les artistes!--J'avais tôt fait de décrocher mon récepteur et
- de ne plus savoir m'amuser avec ceux qui ne s'en lassent pas. Mes
- essais de tendresses devenaient de lugubres impasses; au moins me
- restait-il la solitude, ce dernier bien qui aide à ne pas mourir et
- qui est le droit de demeurer seul dans une chambre; je me réservais,
- pour ces heures-là, telles lectures qui ouvrent au cœur des horizons
- métaphysiques: toujours, j'eus le souci de mettre la religion de
- côté, mais comme une poire pour la soif: un être aussi dénué de
- défense en face de la mort tentatrice, croyez-vous qu'il doive
- négliger cette dernière raison de ne pas devancer son heure? La naïve
- foi (au fond pas si naïve!) du petit Favereau, me déconcerte moins
- que votre jovialité d'ancien élève de Burdeau, indifférent à ce qui
- dépasse les apparences.
-
- De cet le «joie du retour» il faut, cette année, faire mon deuil:
- Edith est là, elle s'installe, non comme la femme épouse de qui la
- lampe éclaire la nuque penchée et qui montre à un petit garçon des
- images, non comme celle de qui la présence est une solitude, moins
- l'angoisse, et dont j'imagine que le souffle mesure le silence
- et ne le trouble pas; il existe de ces ménages heureux... Claude
- Favereau l'affirme qui m'ignore assez pour me recommander ce simple
- et inaccessible bonheur; Edith est la Maîtresse: elle dispose de mon
- temps, de mes livres, de mon corps; avec mes relations elle joue
- aux échecs, organise selon sa petite idée mon avenir. Elle tisse
- sa toile, m'enveloppe, m'englue, je fais le mort, je la l'assure,
- confiant en mon pouvoir de, tout d'un coup, disparaître et assuré
- d'avoir au doigt l'anneau qui rend invisible. Cher Pacaud, qui prenez
- toujours le parti de la femme, ne vous hâtez pas de vous attendrir;
- la première, peut-être, elle me lâchera; ses facultés s'adaptent
- miraculeusement à la vie parisienne; elle n'a déjà plus besoin de
- moi, elle ira loin; c'est l'opinion de sa chère mère, débarquée
- incontinent ici après la tragédie de Lur, et qui s'établit professeur
- de beauté, rue Gaudot-de-Mauroy. J'ai consenti à recevoir une seule
- fois la bonne dame très capable, au reste, de renoncer à sa fille
- pour ne pas déranger ses stratégies, mais je l'inquiète, cette
- vieille routière, elle se méfie, je ne lui dis rien qui vaille, son
- instinct l'avertit qu'on ne fait pas de bon ouvrage avec un gars
- de ma sorte; je compte sur ses directions pour me délivrer d'Edith
- sans trop de douleur; si la comédie vous tente, venez ici vers la
- mi-janvier; Edith aura trouvé alors le «flat» de ses rêves, et nous
- pourrons, comme naguère, bien avant dans la nuit, fumer, boire des
- alcools. Ce nouveau loyer m'oblige à vendre encore des Suez... Quelle
- fatigue! Votre EDWARD.
-
- _P. S._--Qu'advient-il de May, de sa conversion et de son stupide
- mariage? Elle ne répond pas à mes lettres; je connais sa puissance
- de rancune: me voilà son ennemi désormais. Non, comme elle se le
- persuade, parce que je l'ai abandonnée; elle me trahit et passe dans
- le camp de ceux qui veulent vivre.
-
-
- LETTRE DE FIRMIN PACAUD À EDWARD DUPONT-GUNTHER.
-
- _(Fragment.)_
-
- ... Je m'inquiète fort peu que cette Edith tire ou non son épingle
- de vos jeux, et je ne redoute aucun collage pour vous qui êtes si
- singulièrement impropre aux grandes passions. Seule me préoccupe
- votre persévérance à briser tous vos appuis, à délier tout ce qui
- vous rattache à la vie. Je me dis bien que vous parlez trop de
- mourir pour en courir vraiment la chance; n'empêche que j'aimerais
- vous connaître une ambition, une manie,--oserais-je dire un
- vice?--enfin, de quoi remplir vos journées. Enfermez-vous dans
- votre atelier: travaillez avec le maître que vous avez choisi. Le
- premier barbouilleur vous persuade que vous n'avez pas de talent;
- il y a en vous-même un complice de ceux qui, sournoisement, vous
- découragent. Cher Edward, qui vous croyez un grand dédaigneux, comme
- le plus idiot jugement vous obsède! A défaut de travail et puisque
- vous déclarez inguérissable votre impuissance d'aimer, du moins
- cultivez ce goût de ne dédaigner l'action que pour vous passionner
- au spectacle des autres hommes: naguère vous aimiez les salons de
- Paris; vous me rapportiez des conversations avec certains êtres et
- qui ouvrent des abîmes, disiez-vous, devant quoi ont reculé les plus
- audacieuses littératures. N'avez-vous plus de ces curiosités? Je
- vous cherche, tant vous inquiétez ma sollicitude, les plus saugrenus
- divertissements...
-
- ... On me dit que notre petite May s'acclimate avec une facilité
- imprévue: je le tiens de votre père, n'ayant pas mes entrées chez
- les Castagnède; May s'y ensevelit comme au couvent; elle voit chaque
- jour ses deux futures belles-sœurs de qui le programme est d'être à
- perpétuité enceinte ou nourrice. May suit des cours de puériculture;
- on la signale chaque matin à la messe de sept heures. Tout cela est
- bien étrange; elle s'est débarrassée de votre influence avec une
- passion qui me fait croire à quelque événement secret. Rappelez-vous,
- à Lur, le soir du dîner Castagnède, son air halluciné. N'avez-vous
- rien appris? Ma tendresse peut-être est indiscrète? Quoique ma
- réputation de débauché m'ait toujours fait du tort auprès de votre
- sœur, parfois elle m'écoutait et, quand vous n'étiez pas là, elle
- se confiait un peu. Ah! si j'avais été de dix ans plus jeune!...
- Elle s'éloigne en courant dans ces ténèbres mystiques, elle s'enivre
- de l'opium chrétien... Peut-être cela va-t-il nous donner une
- petite sœur de cette Jacqueline Pascal que vous m'avez appris à
- aimer et qui ne voulait point mettre de limite à la pureté ni à la
- perfection; c'est compter sans l'influence du gros Marcel: saura-t-il
- manœuvrer? Jusqu'à présent, il joue le rôle d'accessoire dans une
- conversion; tout de même, c'est un garçon: il lui reste un argument
- dont nous ne connaîtrons l'effet qu'après la cérémonie; votre père
- souhaiterait qu'elle ait lieu sans délai, mais la mère Castagnède
- exige que d'abord sa future bru soit exactement informée des mystères
- chrétiens, et je ne crois pas que le mariage puisse être célébré
- avant le printemps.
-
- Votre père maigrit, c'est mauvais à nos âges; le départ des Gonzalès
- lui a donné un coup; on dit qu'il a rompu avec Rose Subra; jamais
- je ne l'ai vu demeurer si longtemps sans personne. Il monte souvent
- le soir chez moi à cause de mon armagnac 1853; il ne m'ennuie pas:
- nous avons des goûts communs, mon cher, et des souvenirs donc! Les
- affaires vont assez bien; j'ai raflé au bon moment toute la récolte
- de l'entre-deux-mers, il y a eu depuis de la grêle dans l'Aude; mais
- voilà qui vous assomme; ne sauriez-vous trouver, parmi vos hérédités
- bourgeoises, le goût des affaires, de l'argent? Je vous suis un
- exemple qu'on peut y garder quelques intelligentes curiosités...
-
-
- * * * * *
-
-
- LETTRE D'EDWARD DUPONT-GUNTHER A FIRMIN PACAUD.
-
- _(Fragment.)_
-
- Paris, mars 19...
-
- ... La solitude m'est enfin rendue, et si je ne trouvais encore
- dans mon cendrier des épingles à cheveux et aux coussins du divan
- une tenace odeur de chypre, surtout si parfois Edith ne me venait
- surprendre et ne s'abattait sur mes genoux avec cette insouciance des
- femmes persuadées que l'amour les rend impondérables, je me pourrais
- croire au temps où le bonheur m'était donné de souffrir seul.
-
- Il nous a fallu deux semaines pour trouver ce «flat» qu'Edith
- n'imaginait pas hors du seizième arrondissement. Nous franchîmes de
- crêmeux vestibules aux fausses somptuosités, et nous nous confiâmes
- à des ascenseurs si divers que je proposai à Edith d'écrire une
- étude comparée des Pifre et des Samain; je ne concevais pas qu'elle
- pût hésiter entre des appartements identiques: les salons, sans
- panneaux et tout en portes, ouvrent par de vastes baies sur de
- minuscules vestibules; les vitraux de la salle à manger sont de
- la même série que ceux de l'escalier et le même étroit corridor
- ripoliné conduit aux chambres. Enfin elle signa un bail qui, s'il
- m'obligea à vendre des Suez, fit chez moi maison nette. Je n'eus
- plus que des journées d'antiquaires, Edith ne voulant que de
- l'ancien, parce que «ça augmente toujours de valeur». Vigoureuse,
- elle retournait les fauteuils, en quête d'une signature. Entre
- temps, fut publiée cette _Vierge folle_, par Edith Gonzalès, avec
- une ingénieuse préface d'Edward Dupont-Gunther: vous savez que comme
- je suis peintre, le monde m'accorde un petit talent d'écrivain. Ce
- fut un succès; avez-vous lu? C'est ensemble malade et comme il faut,
- relevé d'un grain de saphisme; un observateur y découvrirait, en
- couches superposées, les lectures d'Edith: d'abord les honnêtes, les
- édifiantes (du temps qu'elle était enfant de Marie), puis les autres
- (du temps des premières tentations et du premier faux pas et des
- expériences diverses...).
-
- L'essentiel est que je pus persuader Mme Tziegel, la comtesse de La
- Borde qu'elles avaient «découvert» Edith Gonzalès; cette découverte
- occupe fort notre petit clan: Edith à qui, chez les Castagnède, on
- ferait prendre ses repas à part, ici tient un rôle de muse pour
- personnes du gratin. La mâtine se montre admirable dans l'art d'être
- toujours chez elle, de ne point s'esclaffer quand une duchesse sonne,
- et de siffler son monde quand elle est certaine qu'il ne souhaite
- que d'accourir. De plus elle sait flatter un homme de lettres et lui
- brûler la sorte d'encens qu'exigent ses narines: art difficile, mais
- le posséder assure à son heureuse détentrice ce qui s'appelle un
- salon. «Quand je pourrai avoir table ouverte!» soupire Edith.
-
- J'avais eu raison de vous prédire qu'elle me lâcherait la première:
- elle a commencé de se détacher de moi, avant d'avoir jamais cru que
- je fusse excédé. Tout de même, elle tient à moi; je lui ai amené du
- monde, je fais nombre, je paye. Peut-être vous étonnerez-vous que je
- m'obstine à fréquenter chez une personne qui m'assomme? Mais, mon
- ami, j'attends impatiemment l'heure de m'y présenter, j'arrive le
- premier et toujours m'en vais le dernier. Oh! l'amour n'y est pour
- rien; je m'ennuie, je suis seul, et pour tout vous dire, j'ai peur
- d'être seul ... une peur d'enfant malade... Quand nous avons dîné
- ensemble, je la supplie parfois de ne pas s'en aller, tant ma chère
- solitude à certaines heures m'est une maîtresse redoutable... Edith
- a des raisons de se croire nécessaire. La mère Gonzalès qui, chaque
- matin, la vient masser, attise ses ambitions matrimoniales... Je
- redoute un ultimatum...
-
- Vous me conseillez de lire: A vous aussi, au lycée, on fît développer
- ce texte «qu'il n'est pas de peine qu'un quart-d'heure de lecture
- n'ait apaisée». Mais, mon cher, si vous saviez comme l'imprimé
- m'ennuie! Quand je lis en de jeunes revues que des garçons de mon
- âge se passionnent pour ou contre Mme Bovary, accordent ou refusent
- à Moréas du génie, il faut bien m'humilier et m'avouer que depuis
- le temps qu'en me bouchant les oreilles, je lisais Jules Verne,
- l'imprimé ne m'a jamais détourné de moi-même... Ah! si je me pouvais
- considérer comme une matière à livre! me raconter! Cette manie en
- sauve quelques-uns...
-
- Parfois, je pense à Lur, à l'ombre des charmilles et du cœur de
- Claude ... mais celui-là, le simulacre du pacte sacrilège, qu'un soir
- de férocité, je lui proposai, me l'a fait perdre pour toujours. En
- m'aliénant ce cœur, j'ai déchiré ma carte dernière... Comment vous
- expliquer?...
-
-
-XI
-
-
-Claude, s'enfonça dans l'hiver qui fut cette année-là si pluvieux que
-le jeune homme passait de longues journées à lire dans la cuisine;
-il prenait les livres sans les choisir, à tâtons, dans les ténèbres
-glaciales de la bibliothèque, les portait au grand jour, déchiffrait
-les titres comme un plongeur découvre au grand soleil l'orient de la
-perle qu'il ramène. Au coin de la cheminée, il s'abandonnait à sa
-lecture tandis que son père, tassé sur sa chaise, en face d'un litre,
-se réveillait en sursaut à son propre ronflement et que sa mère, assise
-devant la fenêtre pour perdre le moins possible de jour, ravaudait
-indéfiniment des linges. Parfois, Claude jetait sur sa tête un sac,
-chaussait des sabots et, quelque temps qu'il fît, s'enfonçait dans
-l'air épaissi de brouillard d'eau et de fumée, remontait au hasard les
-chemins inondés entre les saules difformes. Des vols d'oiseaux lourds
-passaient dans le ciel, tombaient ensemble sur les champs nus, univers
-noyé qui devenait pour Claude le monde des apparences de son manuel
-de philosophie. Rien ne l'y détournait de voir May errer de cime en
-cime; au plus épais de l'humide saison, il évoquait soudain la petite
-route dans la lumière d'un matin d'été, la jeune fille immobile, son
-ombre courte. Il secouait la tête, fermait les yeux pour échapper à des
-obsessions sales et tristes. L'isolement de l'hiver, le désœuvrement
-le condamnaient à ces moroses délectations qu'il ignorait à l'époque
-des grands travaux; sa pensée ne respectait plus l'enfant orgueilleuse
-de qui le visage, une seconde, s'était rapproché du sien: vertige des
-yeux! souffles confondus! paumes des mains accolées... Plus tard sous
-la lampe, près du feu, tandis que Favereau ronfle et que l'inlassable
-pluie enserre la maison, les hangars, l'étendue, et plus tard encore,
-dans le lit de fer, son lit d'enfant, dans la lueur diffuse de la nuit
-qui entre par les carreaux sans volets, Claude n'est plus que la proie
-inerte de son désir.
-
-Il rentra un soir avec une douleur au côté, brûlant de fièvre; sa mère
-lui mit une compresse d'eau rouge dont elle avait le secret. «Elle
-se le purgea», comme elle disait; en dépit de son inquiétude, elle
-n'appela pas tout de suite le médecin qui demande des trois francs
-pour une visite; d'ailleurs Claude avait eu ça déjà l'année de sa
-première communion. Favereau le traita de feignant qui voulait couper
-à la reprise des travaux. Le docteur, enfin mandé, diagnostiqua une
-pleurésie double. Claude s'abîma avec un sentiment de délivrance
-dans la maladie. La face contre le mur, il se répétait indéfiniment
-des vers, de vagues formules, se perdait en d'impossibles histoires,
-faisait semblant de ne pas entendre les questions de sa mère; les
-taches sur la chaux formaient des dessins qu'il décomposait et recréait
-comme des nuages. Le battement de l'horloge, le cri d'un oiseau ne
-suffisaient pas à lui donner le sentiment précis d'être dans la vie. A
-la campagne, lorsque la terre commence d'exiger l'effort inlassable de
-l'homme, les malades connaissent une solitude que rien ni personne au
-monde ne trouble; Claude se délectait de cet abandon: la décroissance
-du jour, l'envahissement de l'ombre, la venue muette de la nuit, il en
-mesurait les degrés imperceptibles; il ne soutirait pas, n'avait pas
-faim; il comprenait comme il est facile de se détacher de tout; aux
-visites du docteur, il exagérait sa faiblesse pour être interrogé le
-moins possible. Puis ce fut le premier œuf à la coque et cette unique
-mouillette qui lui rappela ses maladies d'enfant.
-
-Un jour, il s'assit sur le banc de la treille, au soleil de mars: des
-poules picoraient à ses pieds; le décor de l'hiver demeurait, mais
-l'odeur du vent, la qualité de la lumière annonçaient que l'heure était
-proche. Entre les feuilles pourries, Claude fixait la tache jaune et
-mouillée d'une fleur. Déjà s'épanouissait la procession candide des
-arbres à fruit, le soleil aspirait la sève qui tremblait, se gonflait
-au bout des branches noires, dilatait les poisseux et gluants bourgeons.
-
-Le facteur, sans descendre de sa bicyclette, jeta un journal et une
-lettre pour Maria Favereau de qui les lunettes, sur son bec de poule,
-glissèrent. Elle dit:
-
---En voilà une idée! Les mariés viennent coucher ici le soir de leurs
-noces!
-
---Quels mariés?
-
-Claude ignorait donc que Mlle May épousait le fils Castagnède à la fin
-du printemps? Il y aurait à Lur un grand repas pour les travailleurs.
-Il n'était que temps de mettre le château en état. Favereau rit
-grassement et recommande qu'on choisisse des draps solides. Claude se
-leva, appuya ses mains contre le mur, essayant de retrouver la torpeur
-bienheureuse des semaines de maladie. Il ne s'éveilla qu'au milieu
-de la nuit, et tout de suite, connut son angoisse. Il s'étonnait de
-discerner en lui une félicité sombre parce qu'il allait revoir May,
-fût-ce dans une pareille minute et lorsqu'un autre, à chaque instant,
-la tiendrait entre ses bras. Ah! sans doute la verrait-il errer sous
-les charmilles, au matin, pâle et désespérée; il épierait sur ce visage
-les signes de l'horreur, les traces du dégoût: pour ce grand garçon
-ardent et sensuel, les mystères de la chair demeuraient le péché, la
-flétrissure. A la sensualité la plus animale, il mêlait un crucifiant
-désir de pureté. Les fautes dont le souvenir amuse les autres hommes
-l'embarrassaient de remords sans cesse renaissants; il se rappelait
-chaque chute avec ses particularités aggravantes. Les premiers
-troubles de son adolescence, les misères de sa chair éveillée, il ne
-se pardonnait rien, se souvenant même de telle pensée, de tel désir.
-Il ne douta pas un instant que les réalités du mariage ne parussent
-abominables à celle dont il avait vu la bouche se détourner sous son
-souffle. L'ancien séminariste n'attribuait au sacrement nulle vertu
-purificatrice. C'était, selon lui, un moindre mal pour Edward incapable
-de pureté: aussi avait-il naguère, à son jeune maître, conseillé le
-havre d'un foyer. Au fond, il eût volontiers souscrit à la condamnation
-que prononce, contre le mariage même chrétien, Pascal qui le définit:
-«la plus périlleuse et la plus basse des conditions du christianisme,
-vile et préjudiciable selon Dieu». Jamais Claude n'envisagea pour lui
-la joie des noces, persuadé qu'on ne saurait fixer à la volupté des
-limites; ce garçon brûlant de sang concevait qu'il est plus facile
-de s'abstenir que d'appliquer une règle à l'ivresse sensuelle; il ne
-doutait pas que, marié, il s'abandonnerait à toutes les frénésies et
-qu'il ne saurait imposer de bornes à cet appétit infini de luxure. Il
-était donc assuré que May, au lendemain de l'initiation, désespérée,
-chercherait--Dieu sait où?--un refuge, ne se consolerait pas de sa
-pureté morte.
-
-
-La santé en lui reflua. Sa mère voulut qu'il aidât à préparer le
-château: il s'y connaissait pour les arrangements «comme un vrai
-monsieur», disait-elle. Un jour d'avril, après le déjeuner, il franchit
-le seuil du vestibule. L'odeur de l'été y traînait encore. Les mains
-de Claude touchèrent le chapeau de soleil qui était demeuré là et
-sous lequel il avait vu luire les dents de May, ce sourire vaincu. Au
-salon, où déjà Maria bousculait les meubles, il ouvrit le piano, ses
-doigts errèrent sur les touches d'où la jeune fille avait fait jaillir
-pour lui un enchantement désolé. Maria, sur la glace au-dessus de la
-cheminée, passait un linge humide: Claude se regarda; de la maladie, il
-sortait plus vigoureux, élargi: dans sa face presque poupine ses yeux
-lui parurent plus petits; de forte encolure, il ne pouvait boutonner
-sa chemise. Il commença de frotter les parquets, d'encaustiquer les
-panneaux des vieilles armoires. Les manches retroussées, il lava les
-vitres, déplaça les meubles pesants. Au soir, à peine sa soupe avalée,
-il se jeta sur son lit, s'endormit d'un sommeil sans rêves.
-
-Il prit goût à son ouvrage. Un jour, sa mère, du haut de l'escalier,
-le héla. Dans un sourire presque égrillard, elle montrait le trou noir
-de sa bouche où deux vieilles dents paraissaient seules: il s'agissait
-de préparer la chambre, d'y monter un grand lit. Claude, comme un
-blessé cherche, malgré lui, le point sensible de son corps, ne peut
-se défendre de réveiller sa blessure, se complut à disposer lui-même
-les meubles. «Ce sera là, se disait-il, que cet homme va lui donner un
-tel dégoût qu'elle n'aura plus d'autre soutien que le souvenir de mon
-tremblant et religieux amour». Il avait hâte, maintenant, que tout fût
-consommé.
-
-
-Vers le même temps, un soir, May, écrivit pour elle seule:
-
-«Ce matin: communion, la première. Selon l'avertissement du père, je
-ne doutais point que je dusse être déçue; il m'avait dit de m'attendre
-d'abord à du silence, du vide. Il ne fallait souhaiter rien de
-sensible. Fut-ce parce que j'attendais cette froideur que j'éprouvai
-cette chaleur, cette joie, ce calme, cette paix? Aucune possibilité de
-prier, un abandon. «Il» était là, non plus inaccessible, comme au temps
-que j'étais hérétique, mais présent, charnellement; J'évoquai, un à un,
-de chers visages morts et vivants, pour qu'ils fussent participants de
-cette grâce en moi. Messe basse habituelle, sans cantiques, sans rien
-d'extérieur qui émeuve: tout me venait donc de la Présence intérieure.
-Étonnement au retour, de la rue printanière, de la foule, des petites
-voitures au bord des trottoirs. Sentiment, certitude désormais d'un
-refuge contre toute la vie. Plus jamais seule. Le petit déjeuner... Je
-ne sais quoi de noble, de pur sur cette vieille figure de ma future
-mère, si souvent ridiculisée au temps de ma folie. Je l'ai priée de me
-conduire chez ses pauvres. Scrupule d'avoir voulu qu'elle m'admire. Son
-goût pour la vieillarde qui a un cancer. Je suis sûr qu'à ce chevet, ma
-mère s'attardait à cause de l'odeur. Comme je me sentais pâlir, elle
-s'est levée. Son baiser à la joue de cette petite fille au collier
-de scrofules. Je la vénère, elle qui suscita mes rires misérables.
-Après-midi troublé d'une inquiétude: avais-je assez précisé la nature
-des pensées mauvaises qui m'obsédèrent? Mais, en état de péché mortel,
-eussé-je éprouvé tant de joie? Entrevue avec le père qui a dissipé ce
-nuage. Je lui dis ma honte de tout recevoir, de ne rien donner, de
-ne pas souffrir. Ce mariage d'abord m'apparut comme une expiation,
-mais, auprès de Marcel, je n'éprouve plus rien d'hostile. Les êtres
-compliqués, malades, m'ont trop blessée. Que leur sécheresse m'a fait
-du mal! Ce frère naguère tant aimé, que j'ai de peine à ne pas le haïr!
-Sécurité, apaisement aux côtés d'un homme simple, sans arrière-fond,
-sans abîme. Le père m'avertit que d'abord cela seul est exigé de
-moi; l'acceptation d'une destinée commune. Étouffer cette ambition
-démesurée de l'âme, ce goût d'un sacrifice exceptionnel. Mauvais désir
-d'apparaître différente. Orgueil huguenot de certains renoncements.
-Ne pas devancer la grâce, la suivre pas à pas, selon les avis de mon
-directeur. Nulle autre pénitence que celle qu'il autorise. De l'ordre
-dans la charité.»
-
-Une autre nuit, May écrivit:
-
-«Jour du dîner de fiançailles. Je souhaitais d'être éprouvée. Voici
-l'épreuve, Seigneur, et telle qu'un instant, à vos pieds, je me
-réfugie. Après dîner, au salon, Firmin Pacaud, avec son indiscrétion
-coutumière, demande où nous irons le soir de notre mariage. Marcel
-répond que nous n'avons pas réfléchi encore, mais que rien ne lui
-plairait autant que Lur. J'ai inconsidérément protesté: n'importe
-où sauf à Lur! Alors j'ai senti à mes joues une brûlure: mon père
-attentif, lucide, m'a regardée, avec des yeux avertis, des yeux qui
-savaient peut-être. Triste folle! comment pouvais-je croire que les
-Gonzalès, en quittant la maison, se fussent privées de cette vengeance?
-J'eus la force d'ajouter à mi-voix que, somme toute, cette horreur
-de Lur devenait sans raison, puisque celles qui me haïssaient n'y
-reviendraient plus. Mon père a soupiré d'aise. Firmin Pacaud, d'un
-air alléché, m'observait. J'irai donc le soir de mes noces, aux lieux
-où je fus troublée et faible... Dieu, faites que celui à qui je pense
-sache se rendre invisible. Il souffrira peut-être, à moins qu'il m'ait
-oubliée. Il n'est pas de ceux qui oublient. Il est de ceux qui prient...
-
-»Certitude que toute grâce par lui m'est venue. Bien que je l'aie connu
-en proie à la tentation, esclave de sa jeunesse. Sans doute portait-il
-en lui infiniment plus que lui-même. Obsédé par son désir triste,
-asservi à la chair et au sang, il a cru me communiquer sa fièvre, et, à
-son insu, m'a donné Dieu. De sa seule présence la grâce émanait, comme
-d'une lampe la lumière. A travers son charnel désir, elle s'épandait et
-tout de même, je l'ai reçue.»
-
-
-XII
-
-
-Dès l'aube de ce douze mai, Claude s'éveilla. Un peu de lune pâle se
-fondait dans un azur vierge qui faisait rêver à l'enfance du monde.
-Il crut entendre pour la première fois des chants d'oiseaux. Il lui
-parut que c'était lui, le jeune époux, au seuil du jour de ses noces et
-qu'entouraient des effarouchements d'ailes. Il se donna cette fausse
-joie, il entretint dans son cœur cette erreur que le monde saluait en
-lui le bien-aimé. Ses yeux, à travers les baguenaudiers, cherchèrent
-par où, ce soir, elle viendrait vers lui. Alors seulement il osa se
-dire qu'un autre à côté d'elle serait assis. Il se vêtit à la hâte,
-traversa la cuisine où Maria regardait une femme de Viridis allumer le
-feu. Il entendit à peine sa mère se réjouir de ce que aujourd'hui la
-cuisinière du _Cheval blanc_ était chargée du repas:
-
---Je suis tellement habituée à l'ouvrage, que déjà je m'ennuie.
-
-On serait dix-huit, sous le hangar, à festoyer en l'honneur de la
-demoiselle. Il y avait quatre gigots, six poulardes, une tourtière et
-du vin à tire larigo. Elle ajouta:
-
---Toi qui sais faire ça, mets des fleurs partout dans le château.
-Mademoiselle admirait comme tu faisais bien les bouquets.
-
-Claude alla au verger. Les hautes herbes mouillèrent ses jambes à
-travers le pantalon de toile bleue. Les papillons palpitaient dans le
-soleil levant. Il choisit entre tous un prunier pour y appuyer son
-front et qui fut pour lui l'arbre de la science du bien et du mal. Il
-laissa sourdre le désir mauvais, le charnel désir. Des mots ignobles de
-caserne lui revenaient, au souvenir de May, défaillante, consentante:
-«Elle aurait marché», se disait-il.
-
-La table à tréteaux qui sert aux vendanges fut dressée sous le hangar.
-Favereau parut sur le seuil de la cuisine, énuméra aux invités les
-plats qui devaient illustrer cette ripaille. Il insista sur les vins:
-on aurait douze bouteilles de 1906.
-
---Depuis 1893, il n'y a pas eu de meilleure année.
-
-Les hommes approuvèrent Favereau. Inlassablement, ils échangèrent en
-patois les phrases liturgiques sur le vin; ils ne discutaient pas; tous
-étaient du même avis; nul ne variait sur le dogme des meilleurs crus.
-
-Les filles se touchèrent du coude avec des rires et des gloussements
-lorsque Claude parut: son col de monsieur le congestionnait; ses
-épaules faisaient craquer son habit trop étroit. Dès que la soupe fuma
-sur la table, les hommes «mirent bas la veste». Claude s'assit près de
-Fourtille, et tout de suite il sentit un genou presser le sien; bientôt
-il eut rempli et vidé plusieurs fois son verre. Une odeur humaine
-se mêla à celle des plats. Maria se réjouissait de voir son Claude
-rire, boire et crier comme les autres. «Puisqu'il ne veut pas être un
-monsieur, se disait-elle, mieux vaut qu'il redevienne pareil à nous.»
-Indulgente et complaisante, elle voyait Fourtille amoureuse s'appuyer à
-Claude.
-
---Mon coq est lâché, gardez vos poules! cria-t-elle en patois, et
-les gros rires d'éclater. Abel était trop saoul déjà pour entendre
-l'avis. Claude atteignait ce premier état d'ivresse où l'homme domine
-sa destinée et, lucide, mesure sa misère. Il mangeait lentement, comme
-un bœuf, comme tous ceux qui étaient assis là et dont le plaisir de
-ce repas était ce qu'ils aimaient le mieux au monde. Il se laissait
-aller au vertige de cette chute dans un abîme de sensations. Le corps
-de Fourtille brûlait le sien. A cette heure de défaite, il appelait
-l'assouvissement si proche de la mort, il voulait s'enfoncer dans ces
-délices où le fantôme de la jeune fille perdue ne le poursuivrait
-plus. Favereau violet, les yeux injectés, se leva, sortit; quelqu'un
-l'imita. Les poules, autour de la table, picoraient. Dans les instants
-de silence, la campagne était sonore d'aiguisements de faux, de coqs,
-d'abois. Claude vida son verre une fois encore. Maintenant, sa détresse
-même le dégrisait. Les fleurs cueillies le matin et dont il n'avait
-pas eu le temps d'orner le château lui donnèrent une raison de prendre
-congé.
-
-Sur le billard, des monceaux de lilas emplissaient la salle d'odeur.
-Il commença de les arranger dans les vases; l'un d'eux était de grès
-et il se souvint que May en admirait les sourdes flammes bleues; il y
-disposa les premières roses et se dit qu'il convenait de le placer sur
-la cheminée de la chambre. Il monta donc au premier étage, ouvrit la
-porte. Les draps faisaient dans l'ombre une ligne immaculée. Un parfum
-de lavande et de fenouil flottait à leur entour.
-
-Claude s'assit, il ne souffrait plus et amusait son âme endolorie d'une
-histoire que, depuis sa convalescence, indéfiniment il se racontait:
-il imaginait la révolte de la jeune femme; elle chercherait dans les
-bras du petit paysan qu'elle avait aimé un refuge, des consolations,
-l'oubli; les mots vinrent aux lèvres de Claude qu'il lui dirait alors,
-mots brûlants mais chastes et dont elle ne s'offenserait pas. Il
-poserait même sa bouche sur les yeux brûlés par le sel des larmes. Les
-heures, les jours, les semaines, les mois, les années ne pourraient-ils
-s'écouler sans que se dénouât leur étreinte et les deux amants ne
-pourraient-ils entrer ainsi liés et confondus dans l'éternité?
-
-Il se leva enfin et dans le crépuscule acheva d'orner la maison
-avec les lilas déjà mourants. Il ne serait pas obligé de souper ce
-soir-là: Favereau cuvait son vin. Maria préparait le dîner du jeune
-couple. Claude, traversant la salle à manger, regarda longuement les
-deux couverts qui se faisaient face. Il sortit. La verdure jeune et
-drue recevait la lumière horizontale qui allongeait sur la prairie
-l'ombre ondulante des peupliers. Les trois notes d'un rossignol se
-détachèrent comme des gouttes d'eau. Des hannetons accolés tombèrent
-des marronniers feuillus. C'était la saison de l'année où Vénus large
-et merveilleuse fleurit l'éther encore inondé de soleil.
-
-Claude s'accouda à la terrasse: sur la route grise, dans l'ombre
-enfin venue s'avançaient, grossissaient deux aveuglantes lueurs. Les
-feuillages de l'allée s'éclairèrent brièvement comme d'un feu de
-bengale. La voix de Maria dominait le bruit de la machine trépidante.
-Il y eut un éclat de rire, le bruit d'une porte refermée et, de
-nouveau, les flûtes des crapauds se répondirent. Il s'éleva des
-prairies cette vibration nocturne qui annonce l'approche des grandes
-chaleurs.
-
-Claude dormit d'un sommeil d'enfant, se leva dès l'aube parce qu'il
-n'avait pas fini de sarcler les allées. Oserait-elle, dès le matin,
-montrer sa figure défaite? Saurait-elle ne rien révéler de sa stupeur,
-de son horreur? Ou bien les signes du dégoût apparaîtraient-ils sur son
-visage? Ah! avec quelle avide joie Claude saurait les recueillir!
-
-Un «Bonjour, mon brave» le fit se retourner: il vit Marcel Castagnède
-en pyjama. Ses bonnes joues, fouettées par l'air matinal, s'épanouirent
-et, entre les paupières bouffies, les yeux gris luisaient, minuscules:
-
---Prêtez-moi un sécateur. Je veux la réveiller avec des roses.
-
-Il s'éloigna, saccageant les rosiers.
-
-«L'imbécile n'a rien vu, n'a rien compris, se disait Claude, il ne
-s'apercevra même pas qu'elle souffre.»
-
-Il lui semblait qu'il y eût dans Lur plus de silence que lorsque la
-vieille maison était vide. Les hommes, mais aussi le vent, les choses
-faisaient autour de ces murs un univers muet. Claude regardait, entre
-toutes, deux fenêtres du premier étage aux volets entre-bâillés;
-il voyait se défaire des anneaux de fumée au-dessus de la cuisine.
-L'après-midi passa sans que les époux apparussent au jardin. Claude
-imagina, au fond de la chambre obscure, un drame sans éclat. Il crut
-que le désespoir muet de la jeune femme rejoignait le sien, comme un
-fleuve se mêle à la mer, comme naguère la musique de _l'Invitation
-au Voyage_ s'était épandue sur son cœur, pareille à une tempête;
-avait-elle jamais cessé, depuis, de le creuser dans ses abîmes? Sans
-doute, May livrerait au crépuscule sa face brûlée de larmes. Seule,
-elle offrirait son front au souffle de la nuit pour qu'il efface la
-trace des baisers, pour qu'il la purifie de toute souillure. Ainsi
-Claude s'exaltait, s'abandonnait à la jouissance du désespoir pressenti
-dans l'être qu'il aimait le plus au monde. Il avait besoin de ce
-désespoir pour vivre. L'égoïsme forcené de la passion le défigurait:
-bestial, cruel, il attendait l'heure où, caché parmi les branches,
-comme un dieu sylvestre et plein de désirs, il pourrait repaître ses
-yeux du spectacle d'un jeune corps violé qui se cache, fuit, pleure
-d'être à jamais voué aux quotidiennes violences, aux souillures
-nocturnes.
-
-Le crépuscule vint. Un coucou s'effaroucha dans les charmilles et
-son double cri allait décroissant du côté des Landes. L'essaim
-des hannetons de nouveau bourdonna autour des feuillages par eux
-déchiquetés. Favereau, qui venait de sulfater, passa vêtu d'une blouse
-tachée de bleu. Caubet et Lauret rentraient: leurs côtes étaient
-saillantes parce que, à l'époque des grands travaux, ils maigrissent;
-leurs flancs haletaient pareils à ceux des taureaux prêts à s'effondrer
-sur l'arène. Claude entendit grincer la porte d'entrée, il se jeta dans
-le massif d'arbustes et, appuyé contre un chêne, attendit. IL ne vit
-rien d'abord, mais il reconnut la voix de Marcel qu'interrompit un rire
-frais. Claude se persuada que ce rire sonnait faux, il crut y sentir
-une désespérée ironie, mais un doute déjà le torturait. Il retint son
-souffle: les jeunes gens s'engageaient dans l'allée parallèle aux
-charmilles: au tournant ils apparurent; ils ne se donnaient pas le
-bras, mais la main comme des enfants à qui l'on a dit d'aller jouer au
-jardin et d'être sages.
-
---Il n'y a personne, dit May.
-
---L'ennui, ici, c'est que l'on a toujours les paysans sur le dos.
-
-Claude se rappelle avoir entendu de Mme Gonzalès la même insolente
-phrase. Le couple vient à la terrasse; Claude discerne les deux corps
-rapprochés: un peu de vent soulève l'écharpe de la jeune femme, sa
-tête se penche, pèse à l'épaule de l'homme. Claude essaie de ne pas
-comprendre encore, son front se meurtrit à l'écorce du chêne, ses
-ongles en arrachent la mousse. La cloche du repas avertit les jeunes
-gens. Leurs visages émergent de l'ombre: une sérénité profonde détend
-les traits de May, une mollesse les rend moins aigus; ses lèvres,
-naguère un peu pâles, trop minces, paraissent à Claude gonflées
-de sang. Plus lourdes, les paupières diminuent les yeux: cette
-meurtrissure des nuits amoureuses les charge de langueur.
-
-Claude ne songeait plus à se cacher tant il lui parut que cette jeune
-femme ne le connaissait pas, qu'elle n'avait rien de commun avec
-l'enfant farouche et vaincue de qui l'orgueil s'était humilié devant
-lui, un matin d'été. Il ne souffrait pas encore. Il mangea comme
-d'habitude, insensible jusqu'au moment où Favereau et Maria, Fourtille
-et Abel s'entretinrent des époux. Observations sales et précises;
-Fourtille assurait que M. Marcel ne devait pas être manchot...
-
-Claude s'évada; son regard s'attacha à une étoile au-dessus du toit,
-aux boules noires des poules juchées dans le poirier; il eut pu compter
-les cailloux luisants sur l'allée, tant il occupait son esprit aux
-choses extérieures, pour reculer la minute où tout s'anéantirait autour
-de lui de ce qui ne serait pas son horrible douleur: il la sentait, à
-travers les apparences trop faibles, se rapprocher, le brûler. Bien
-qu'il ne fît plus très jour, il coupa des roses mortes, tailla des
-rosiers; un rire vint du salon aux fenêtres ouvertes, des arpèges, une
-voix s'éleva: un chant qui n'était plus pour lui s'épandait sur le
-jardin mais, ce soir, n'y cherchait aucun cœur. Ardeur dont un autre,
-là-bas, aurait à jamais le bénéfice! Cette voix balaya toutes les
-apparences où Claude se raccrochait: dans quelle eau noire se jeter et
-sombrer? La mare n'était pas assez profonde; il n'avait pas de fusil;
-il ne se sentait d'ailleurs aucune force sinon pour se laisser glisser
-les bras étendus et les yeux clos dans un abîme. Alors il songea que le
-fleuve n'était pas loin: un indéfini voile de brume, au milieu de la
-plaine, marquait sa fuite invisible. Une demi-heure de marche et tout
-serait fini, mais cette demi-heure encore! Il gagna la route, se mit à
-courir. Des chiens, sous les treilles aboyèrent. Ah! dormir...
-
-Le vent se leva: de lourdes nuées couraient sous la lune mais on eût
-dit que c'était elle, la voyageuse silencieuse et limpide. Personne
-sur la route où Claude à bout de souffle, dut ralentir le pas. Les
-mouvements de sa pensée affolée se réglèrent sur ceux de son corps: il
-commença de réfléchir. Vers le sommeil, vers la nuit, il s'enfonçait,
-mais la mort était-elle sommeil et nuit? Il s'arrêta, s'appuya contre
-un marronnier de la route; l'humidité du fleuve proche rafraîchit sa
-face. Il respira cette odeur de menthe mouillée, de vase, l'odeur
-du bord des eaux que la nuit exagère. Il était à mi-chemin entre le
-fleuve et Lur. Ce besoin d'anéantissement, la mort le comblerait-elle?
-Contre l'écorce rugueuse, il meurtrit son front, ses mains, sensation
-qu'il rattache depuis son enfance aux heures désolées, lorsque, fuyant
-les grandes personnes et le bras replié, il pleurait contre un arbre,
-muet consolateur. Claude eut peur qu'il ne fût donné à personne de
-s'évader hors la vie. Nous sommes à jamais dans la Vie et ce que les
-eaux lourdes, si Claude s'y jetait, emporteraient à l'océan Atlantique,
-ce ne serait pas cette part de lui-même, souffrante et désespérée:
-au contraire, il introduirait dans l'éternité ce désespoir. Aucune
-évasion possible. La mort est jetée sur la vie comme une arche sur un
-fleuve et l'ombre des piliers de pierre une fois traversée, les eaux
-continuent de rouler éternellement dans la lumière. Échapper au temps
-et à l'espace, aux apparences vertes et bleues, à ce sol durci, au bois
-qui résiste, aux cailloux, à l'herbe, ce n'est pas échapper à la vie;
-il n'est pas donné à l'homme de s'en aller.
-
-Claude avait retrouvé le pouvoir de penser; il remonta jusqu'à la
-cause de cet obscur soulèvement en lui des forces de destruction. Il
-revit ce visage tel qu'il l'avait connu naguère: cette amertume, cette
-sauvagerie, cette insatisfaction, et tel qu'aujourd'hui il lui était
-apparu: alangui, d'une lassitude heureuse, bestial; car elle avait pu
-trouver seulement cela entre les bras de l'épais garçon: le plaisir.
-Elle, May, ce plaisir-là? Claude s'écouta rire dans la nuit. C'est vrai
-que ce plaisir donne aussi l'anéantissement, qu'on peut le renouveler
-tous les soirs, le prolonger d'alcools et de fumées. Il se rappela
-des orgies quand il était soldat, cette plénitude une fois le litre
-vidé, ce camarade sur un coin de table grattant du banjo, les femmes
-saoules et tournoyantes. Claude regarda contre le fleuve les lumières
-de Toulenne. Un kilomètre le séparait de la volupté moins redoutable
-que la mort. Il souhaita d'y courir, mais, lucide, songea au réveil
-atroce, au retour, à ce rire de son père, surtout à l'indulgence de sa
-mère. Sur le marronnier qui l'abritait, la pluie soudain chuchota, le
-feuillage dru ne laissait passer aucune goutte, toute l'ombre s'emplit
-de ce chuchotement, la terre en fut comme éveillée, la pluie lui
-arracha son parfum le plus secret. Claude alors mit sa veste sur sa
-tête et revint. Il allait dans la boue fraîche; parfois une flaque, à
-travers les espadrilles, lui donnait une sensation froide. Bien avant
-d'atteindre Lur, il vit à travers les arbres une lumière, la seule qui
-brillât à cette heure sur toute l'étendue qu'embrassait le regard de
-Claude; il savait quelle chambre elle éclairait, quel lit, quel était
-ce couple incapable encore de se résigner au sommeil. La solitude des
-champs pluvieux entourait les amants; sans doute, l'averse sur les
-tuiles et sur les feuilles, le monotone ruissellement enveloppait comme
-un indéfini soupir d'amour ces deux êtres unis à jamais dans la chair.
-Claude songea que la femme la plus hautaine ne demande à l'homme que
-d'être jeune et de savoir donner le plaisir; que la plus altière adore
-la chaîne de deux bras s'ils ne sont pas débiles et que, pour dormir
-sur une épaule robuste et sur une poitrine, les mystiques renoncent
-à leur goût d'isolement, de solitaire perfection. Il rentra par un
-trou de la haie. Un chien aboya puis jappa doucement, l'ayant reconnu.
-Claude gagna la terrasse, s'y assit les jambes pendantes. L'eau avait
-traversé ses vêtements mais il demeurait là, incapable d'un geste: il
-envia les immobiles et frémissantes ombres des arbres; il souhaita
-qu'un dieu de la nuit, plein de pitié, l'immobilisât dans le sol par
-des racines profondes et qu'il n'eût plus d'autre voix et qu'il ne fît
-pas d'autres signes que le frémissement et le balancement des cimes
-au vent pluvieux. Un merle chanta, il y eut des ébrouements d'ailes
-dans les feuilles mouillées, des roulades interrompues, un cahot de
-charrette. Un lièvre, deux lièvres traversent, au bas de la terrasse,
-la prairie, bondissent à petits sauts vers les vignes. Des hirondelles,
-à peine sorties du nid, piaillèrent sur une branche et la mère voletait
-autour des becs jaunes ouverts. Le tintement d'une cloche se détacha du
-ciel. Dans les vignes, les bouviers devancèrent la chaleur. Claude, au
-«goutiou» se lava les mains et le visage. Une impression d'allégement,
-de vide, naissait de sa fatigue même. Cette nuit d'agonie l'avait comme
-délesté de son désespoir. Il voulut vivre, se livrer âme et corps à
-la terre, s'abrutir de vie physique, s'attacher à cette argile autant
-qu'une jeune vigne et comme ce figuier dru: il se laissa choir dans une
-meule odorante et, grelottant un peu, s'endormit.
-
---Eh! feignant, tu viens donner un coup de main pour sulfater?
-
-Claude se lève, suit son père qui lui attache aux épaules un réservoir
-de sulfate. Il faudra tout le jour, au long des règes, trébucher contre
-les mottes, malgré l'horrible fatigue de cette nuit. De bon cœur, il
-accepte cet abrutissement, cette assurance qu'au crépuscule le sommeil
-le prendra avant qu'il ait eu le temps de pleurer sur lui-même. Quel
-accablement intérieur! De cette May satisfaite, assouvie, sans doute se
-détachera-t-il ou plutôt, c'est elle qui, comme un mirage d'adolescence
-et de pureté, se dissipe. Les jeunes filles que nous avons aimées
-meurent entre les bras de ceux qui les possèdent. Leur étreinte crée
-une femme qui nous est inconnue: Iphigénie immolée disparaît de l'autel
-et il ne reste plus, sa place, qu'un doux animal palpitant.
-
-Ainsi songe Claude. Comme les armures neuves des adolescents luisent
-les feuilles nouvelles des jeunes peupliers. Les colonnes de nuées des
-averses lointaines se détachent au faîte des coteaux. Le vent lustre la
-prairie soyeuse. Un nuage prive de soleil cette vigne et en inonde la
-croupe de cette colline nue. La rivière débordée est pareille à de la
-terre liquide et la lumière s'anéantit dans la boueuse ténèbre des eaux.
-
-
-XIII
-
-
-Mme Gonzalès attendit que la femme de journée eût quitté la chambre.
-Circonspecte, elle poussa la porte brusquement afin de s'assurer
-qu'aucune oreille subalterne n'y demeurait aux écoutes; alors elle osa
-embrasser sa fille de qui elle n'était, aux yeux des fournisseurs,
-que la masseuse favorite. La jeune fille offrit un dos et des reins
-puissants aux mains savantes de la matrone qui poudra de talc la chair
-de sa chair. Cependant, elle se lamentait. Elle l'avait bien dit:
-Edward ne donnait point ce qu'on en avait attendu. Edith objecta qu'en
-revanche, il avait donné ce qu'elle n'espérait guère: une situation
-mondaine. Sans lui, elle ne fût arrivée à rien.
-
---C'est possible, ma chère. Mais au faîte où te voilà montée, il ne
-saurait plus que te nuire. On chuchote qu'il t'entretient. Cela éloigne
-des messieurs sérieux comme ce diplomate poivre et sel, ce Jacques
-Berbinot--en voilà un charmant homme!--celui-là t'épouserait. Il y
-a belle lurette que tu ne tiens plus à Edward qui ne fait même plus
-semblant de t'aimer.
-
---N'empêche que je lui suis nécessaire comme l'air qu'il respire. Sa
-neurasthénie fait des progrès incroyables. Il vit dans mes jupes, et si
-je m'aventure le soir rue de Bellechasse, il ne me laisse plus repartir.
-
---Mon chou, il faut lui mettre, comme on dit, le marché en main: qu'il
-épouse ou qu'il crève.
-
---Il aimera mieux mourir.
-
---Eh bien, tu t'appelleras Mme Jacques Berbinot; le statu quo n'est
-plus possible: j'écoute ce qui se dit à l'office, je fais bavarder mes
-clientes. Tu es à la mode, on ferme les yeux sur ce que la situation
-offre de douteux, d'inquiétant, mais il suffirait d'une brouille. Oh!
-je sais bien que tu es maligne! tout de même cela peut arriver en dépit
-de la plus savante stratégie, et alors, quel lâchage! Dans ce réseau de
-relations qui t'entoure, qu'une maille cède et tout suivra.
-
-Edith se retourna, offrit au massage maternel une gorge fatiguée. Les
-yeux au plafond, elle méditait.
-
-
-Sans doute elle avait bien mené sa barque. Réservée, évitant tout
-tapage, elle souffrait pourtant que chez elle Orphée retrouvât son
-Eurydice et Socrate Alcibiade. Les gens du monde, quelques artistes, y
-jouaient plusieurs sortes de jeux. Au reste, rien d'incorrect dans les
-propos et une dame Castagnède n'y eût pas trouvé matière à scandale.
-Peut-être ceux qui demeuraient les derniers étaient-ils touchés un
-peu--à peine--de porto. Edward nota un soir qu'Edith n'avait plus
-besoin de se mettre de rouge, colorée désormais par ses incursions dans
-le plus accessible des paradis artificiels: le Sandeman. A l'origine
-de sa fortune, Edith voyait un savant battage autour de ses poèmes,
-puis l'engouement d'une amie d'Edward, cette comtesse de Laborde qui,
-quoique fort riche, souffrait d'être entretenue par un Américain du
-Sud. Chez elle, Edith connut tout ce qui, dans le gratin, aspire à
-se libérer: ce miraculeux coup de filet la dispensa de toute pêche
-ultérieure: elle appelait le salon Laborde son «vivier à duchesses».
-Les gens du monde, qui n'ont pas le sens des valeurs, accordaient à
-Edith l'importance de Mme de Staël; le diapason éperdu de ses propos,
-ses façons de pythonisse impressionnaient. Comme elle couchait avec
-son téléphone, tous les potins de la ville, en l'étroit espace de sa
-chambre, ainsi qu'en un central téléphonique, affluaient. Elle était à
-même de confronter les versions diverses du dernier drame de l'adultère
-ou de l'homo-sexualité. Elle avait inventé l'exégèse du potin et
-appliquait à la médisance des procédés scientifiques. D'ailleurs,
-prudente, discrète même, détentrice de secrets graves, armée jusqu'aux
-dents, ne déchirant aucune lettre, paperassière, habile à classer des
-fiches, menaçante, elle se faisait craindre de ceux dont elle n'avait
-pu éviter la haine.
-
-D'abord entourée de poètereaux qui traînent leur premier livre de
-vers comme les poussins la moitié de leur coquille, elle commençait
-d'exhiber quelques chers maîtres. Un auteur ne pouvait la saluer sans
-voir d'abord sur le piano le dernier livre qu'il avait écrit ou le
-fascicule de la revue où était son dernier article. Le livre s'ouvrait
-seul à l'endroit de la dédicace. Elle savait organiser le silence
-autour du bel esprit en mal d'une histoire à placer. Si le mot de la
-fin tombait à plat, elle le reprenait, le commentait, obtenait un
-succès de seconde main, donnait à chacun de ses auteurs le sentiment
-qu'il était le préféré. Auditrice infatigable, elle savait se pâmer,
-serrer les mains du poète, avec le silence d'une personne qui en aurait
-trop à dire, murmurait: «C'est le poème de l'époque.»
-
-
-Edith ne donna pas à sa mère la joie d'une approbation; mais
-l'expérience de la vieille l'impressionnait; elle résolut de suivre
-son avis. A vau-l'eau, Edward peut-être se soumettrait au mariage.
-Vraiment, il s'agissait, pour le misérable garçon, d'être ou de n'être
-plus.
-
-
-Un matin, le corps libre dans un vêtement ample, Edward alluma une
-cigarette, sonna pour que lui fussent portés les pinceaux nettoyés,
-commença de peindre le portrait de Mme de Laborde d'après l'esquisse
-qu'il en avait faite, un jour d'exaltation et de confiance en soi. A
-chaque touche, il reconnaît ses habiletés, ses ficelles. Il se sent
-à jamais le prisonnier de sa facilité, de ses dispositions, et ses
-effets dont les philistins s'ébahiraient, mais qui feraient hausser les
-épaules des habiles, le dégoûtent. A cette minute, il conçoit toutes
-les extravagances, ce désir désolé d'échapper aux redites, à l'ornière,
-de renoncer à copier la nature et même à l'interpréter. Les pinceaux
-lui tombèrent des mains. A ses meilleurs moments, s'était-il jamais
-évadé de lui-même? Il n'avait demandé à l'art que de moins mourir,
-d'être emporté moins vite par l'immense fleuve d'oubli, de lui attirer
-des sympathies, des admirations chaudes. Un artiste d'abord doit être
-désintéressé. «Comment font les autres? se demandait-il. La plupart
-de ceux qui entourent Edith, sous le prétexte de l'art, cachent une
-organisation pour la volupté: apôtres de l'assouvissement, ils ne
-demandent à l'art que de transposer une sensation unique.»
-
-Les autres... Edward pense à Claude Favereau. Ah! celui-là... Un point
-fixe se détachait pour lui de la durée, un principe immuable, éternel,
-un arbre de salut au-dessus de l'étendue mouvante. «Certes, se disait
-Edward, je ne m'étonne pas de cette manie de retours à Dieu qui sévit
-aujourd'hui. C'est l'instinct de conservation qui fait que tant d'âmes
-appareillent vers la certitude. Mais quand on les interroge sur la
-foi, ils vous disent qu'il y faut d'abord la grâce. Mon éducation m'a
-d'ailleurs rendu pour toujours inadmissible la réalité historique du
-christianisme. Je me souviens d'avoir à quinze ans suivi un cours
-d'exégèse où chaque verset des synoptiques était épié, sapé, suspecté
-d'interpolation... La grâce est-elle gratuite? Ils disent qu'on peut la
-mériter par la prière, en inclinant l'automate, mais cela exige déjà
-une grâce préalable: cercle vicieux!»
-
-Pourquoi possédait-il un cœur incapable d'ambitions mondaines,
-politiques? Petites choses qui se posent sur le cœur, l'alourdissent
-pour qu'il ne soit pas emporté. Edward est l'aéronaute qui se
-débarrasse follement de son lest; il se vide de ce qui retient un
-homme sur le monde; avec une fureur de néophyte contre les idoles,
-il a détruit ses appuis: ainsi Polyeucte renverse les faux dieux et,
-détaché des conditions païennes de sa vie, tout pont coupé d'avec
-les «sources délicieuses», n'a plus qu'un seul Dieu; mais Edward, à
-défaut d'un père céleste, ne possède même pas la certitude apaisante du
-néant, de l'éternelle immobilité; il se sent inséré dans la Durée, et
-le mouvement universel l'entraîne vers il ne sait quoi... Il imagine
-tour à tour mille existences possibles, sans découvrir en lui aucune
-velléité pour la réalisation d'aucune d'elles.
-
-Il en était au point de ne pouvoir plus souffrir la lecture d'un
-journal doctrinaire: tant s'agiter pour une race, pour une patrie,
-alors que quelques siècles suffisent à renouveler la face du monde!
-Les nationalistes de Ninive ou de Babylone le détournaient de ceux de
-Paris. Edward ne se savait aucun gré de son attitude, il en avait honte
-comme d'une tare, comme d'un vice. Il jugeait que l'expression en eût
-prêté à rire...
-
-Ah! si l'approche de Lur ne lui avait pas été interdite, c'est vers
-Claude que se fût réfugié ce cœur en panne. Dans le vaste monde, rien
-ne l'appelle plus que cette terrasse telle qu'il l'imagine ce matin
-de printemps: les tilleuls nus mais les charmilles déjà feuillues, le
-soleil attirant hors des vieilles pierres les lézards gris aux flancs
-haletants, et les grillons commencent que la nuit même n'interrompra
-pas; notes d'oiseaux détachées et liquides, le poinçon au loin d'un
-chant de coq, la voix du bouvier excitant, du côté des vignes, Caubet
-et Laurel. C'est l'époque des premiers labours, quand on déchausse
-la vigne, que des boutons pointent aux vieux sarments, nuits de lune
-rousse où la gelée menace: les paysans promènent dans les vignes du
-goudron enflammé, une fumée lourde s'abat sur le vignoble, le défend
-contre le froid. Pas de roses encore ni de fruits. Les feuilles de
-figuier, pareilles à de petites mains, tournent leurs paumes vers le
-soleil. La rivière qui d'ordinaire est à peine visible, peut-être
-a-t-elle débordé: elle s'étend sur la plaine comme une flaque de
-mercure; ses contours ressemblent à ceux d'une vitre ébréchée. Les
-sommets des arbres submergés sont déposés sur elle doucement. Des
-nuages de soufre montent de l'occident; l'herbe encore ensoleillée est
-d'un vert intense et comme malade. La plaine aspire le fleuve ainsi
-qu'un papier buvard. La ligne sombre de l'horizon limite la course
-folle des nuées. De la terrasse, on peut suivre la ruée de trois orages
-différents: celui qui crèvera là-bas sur les Landes, celui qui menace
-Sauternes, celui qui monte vers nous. Les averses lointaines unissent
-le ciel et la terre, s'avancent comme un front d'armée et l'on entend
-le bruit croissant de leur chute bien avant qu'une seule goutte ait
-mouillé une feuille de Lur...
-
-Pendant son insomnie de la nuit dernière, Edward a absorbé du chloral
-dont l'effet commence à se faire sentir, il s'étend sur son divan,
-ferme les yeux, s'endort.
-
-Edith entra doucement dans l'atelier; elle regarda son amant dormir et
-connut qu'il avait vieilli: un jour cru révélait chaque ride sur le
-front, au coin des lèvres; les cheveux étaient éclaircis et comme elle
-se penchait vers lui, elle respira son haleine, y reconnut une secrète
-fétidité. Cette jeunesse qu'elle avait tant aimée se décomposait
-sous ses yeux. De ce beau fruit, la meurtrissure à peine était
-perceptible, mais comment eût-elle échappé à Edith, cette maniaque
-de l'adolescence et des jeunes corps intacts? Un tel déveloutement
-lui était le signe que rien de son amour ne survivait. Elle songea
-qu'aucun reste de tendresse ne la troublerait plus dans la manœuvre
-et, sans éveiller Edward, s'accouda au balcon. Le jeune homme ouvrit
-les yeux. Avant de l'avoir vue, il sut qu'Edith était là: son sac de
-paille noire pendait au dossier d'une chaise. De menus paquets, une
-paire de gants, un mouchoir étaient posés sur une lettre commencée.
-Edward, la bouche amère, se souleva, s'étira. Edith, dans l'encadrement
-de la porte-fenêtre, lui sourit. Paris l'avait rajeunie, ou plutôt
-avait fixé sa jeunesse, avait assuré à ses vingt-cinq ans une espèce
-d'éternité; comme tant de Parisiennes elle aurait le bénéfice de cette
-indétermination bienheureuse... Le blond de ses cheveux échapperait
-au temps; seuls le cou et la gorge témoignaient de la faillite de
-la science où Mme Gonzalès excellait. Cependant elle parlait comme
-à un enfant: cela n'allait pas? Il ne travaillait pas? Elle regarda
-l'esquisse, fit la moue:
-
---Tu vois, au peintre même la solitude ne vaut rien.
-
-Elle s'assit près de lui, prit sa main, soupira:
-
---Tu es mon petit... Je m'inquiète de toi... Je sens qu'il ne faudrait
-jamais te quitter... Tu le sais aussi.
-
-Il eut peur qu'elle lui proposât de vivre ensemble:
-
---Rappelle-toi, Edith, nos premiers jours de vie commune, comme nous
-nous sommes fait souffrir.
-
-Elle répartit vivement qu'elle ne souhaitait pas de recommencer
-l'expérience. D'ailleurs, sa situation dans le monde ne le permettrait
-plus. Mais n'y avait-il une façon plus simple d'être ensemble, tout en
-sauvegardant l'indépendance de chacun?
-
-Edward l'interrogea du regard. Elle cherchait ses mots: c'était si
-simple qu'il n'y pensait pas. Pourquoi ne pas s'associer pour la
-réussite? Elle le soutiendrait, le défendrait contre lui-même, le
-sauverait... Rien ne les empêcherait de faire chambre à part, de
-s'accorder l'un à l'autre une liberté absolue.
-
-Elle le regardait dans les yeux, prête à la larme, attendant le moindre
-signe d'acquiescement. Mais lui, suffoqué, connaissant sa faiblesse
-et son état de moindre résistance, voulut détruire d'un coup l'espoir
-d'Edith. Il se dépêcha d'éclater de rire en criant: «Vous vous payez ma
-tête», inquiet de trouver une grossièreté définitive.
-
---Mais pourquoi me moquerais-je de vous, Edward?
-
-Je vous arracherais à votre neurasthénie, j'aurais de la volonté pour
-deux, je conduirais votre barque et votre salon deviendrait l'un des
-plus fameux de Paris. Ce n'est pas vous qui feriez la mauvaise affaire;
-et d'ailleurs, mon pauvre ami, je me demande si tu as le choix entre la
-mort et moi.
-
-Pris de panique, Edward cria qu'il préférait la mort:
-
---Ah! mille fois oui; la mort! la mort!
-
-Elle se leva; sa lèvre inférieure tremblait un peu. Edward n'osa pas
-regarder ses yeux tout à coup jaunes, ce froncement de nez de chatte
-mauvaise. D'un faux air de nonchalance, elle masqua cette haine qui
-depuis des jours couvait en elle et qui, en une minute, s'épanouit.
-
---N'en parlons plus, enfant gâté! En tout ceci, je n'ai pensé qu'à
-vous; votre refus me délivre, mon cher. Seulement il faudra venir moins
-souvent chez moi. Votre assiduité me fait du tort. Adieu.
-
-Elle lui tendit la main; il ne se fit aucune illusion; il savait que
-la férocité inconsciente d'Edith, durant ces quelques mois de Paris,
-subit une culture savante. L'instinct de défense et de conservation
-développe chez les femmes seules dans le monde une férocité politique,
-une méchanceté nuancée, graduée de la simple rosserie à l'assassinat
-moral. Edith ne connaissait, autour d'elle que des alliés, des neutres
-bienveillants, des neutres suspects, des ennemis.
-
-
-Désormais, quand on lui demandait des nouvelles d'Edward, Edith
-soupirait, protestait qu'elle ne pouvait parler:
-
---Que vous dirai-je, ma chère? Il est devenu impossible, impossible.
-Ces gens-là, pour qu'on les supporte, il faut qu'ils donnent quelque
-agrément à la vie.
-
---Mais enfin, Edith, lui dit brutalement un jour Mme Tziegel, vous en
-contiez des merveilles. Disons tout: vous étiez ensemble.
-
-Là-dessus, Edith éclatait d'un rire nerveux: Ah! non! pouvait-on être
-avec Edward Dupont-Gunther? Elle n'avait jamais cru qu'on pût jaser
-tant il était de tout repos. La main devant la bouche, elle insinuait
-sournoisement la calomnie. Mme Tziegel insista:
-
---Voyons, voyons, vous saviez bien ce qu'on disait de vous deux?
-
---Il se peut: par pitié, je ne démentais pas. Je suis ainsi faite, ma
-chère: je suis seule à connaître ma bonté; ces potins me portaient
-tort, mais ils lui étaient bienfaisants: ils égaraient, les soupçons,
-comprenez-vous? Seulement, j'en ai assez! j'en ai assez. Il est devenu
-impossible.
-
-Un mois après, ce verdict avait force de loi pour tout le petit
-groupe: Edward Dupont-Gunther était devenu décidément impossible. Il
-ne donnait plus d'agrément. Il n'amusait plus. Il n'avait même plus
-la force d'offrir à goûter. Sa présence enténébrait le plus joyeux
-repas. Il ne savait plus laisser au vestiaire son masque fatal. Il
-fut généralement admis qu'il avait le mauvais œil. Et puis comment
-supporter plus longtemps ce garçon qui parlait toujours de se tuer et
-qui ne s'exécutait jamais?
-
-
-Edward était comme un aveugle de qui les mains tâtonnantes ne
-rencontrent plus rien de solide. Des courriers se succédaient sans
-qu'il reçut une lettre. Des journées passaient sans qu'il ait prononcé
-une parole. Comme un condamné, à travers une grille, voit les autres
-hommes, de sa table de restaurant il regardait les gens qui déjeunaient
-ensemble, causaient, riaient. Il se souvint que lorsqu'il était, à
-cinq ans, dans un cours au milieu des leçons bourdonnantes, et lorsque
-ses mains moites salissaient l'histoire de France, il enviait les
-marchandes des quatre-saisons qu'il entendait dans la rue crier les
-petits pois verts; de même, le garçon de café et le chasseur lui
-paraissaient des êtres bienheureux.
-
-Edward n'avait jamais cru possible de vivre sans Edith: il était le
-prisonnier de cette femme; tel qu'un homme qui se ronge dans une
-forteresse dont il sait que des précipices l'enserrent. Il tenait à
-elle comme au garde-fou, un malade sujet à des vertiges. Les heures
-de bavardages, les journées dispersées en mille menues occupations,
-en rendez-vous pour des courses futiles, autant de lièges qui le
-soutenaient sur la vie. Ce visage connu le rassurait la nuit. Il
-souhaitait la présence d'Edith, ainsi un enfant ne pourrait dormir
-s'il n'entend près de lui respirer la servante que pourtant il n'aime
-guère. Rejeté par Edith, il rêva de ce salon inaccessible; il évoquait
-aux murs plusieurs portraits de la jeune femme, signés des peintres
-de son intimité, les faux paravents de Coromandel, le divan ballet
-russe, le _Banquet_ de Platon et l'_Ethique_ de Spinoza ouverts en
-permanence sur la table... Des cigarettes partout, du Porto, ce qu'un
-homme, à toute heure du jour, est heureux de trouver et qui l'incite à
-monter tels étages plutôt que d'autres. Edward s'étonnait de pouvoir
-respirer hors cette atmosphère de tabac, de fleurs, du dernier parfum
-de Guerlain, aussi de cabinet de toilette et d'armoires à robes. Il
-demeura des journées entières étendu, s'abrutissant le soir de chloral.
-Il écrivit à Firmin Pacaud: «J'ai le sentiment de me survivre.» Son
-ami, qui était à Londres pour des affaires, ne lui répondit pas. Une
-lettre lui arriva, timbrée du Carlton de Biarritz, où May essayait
-d'être affectueuse: elle avait commencé d'écrire au bas de la première
-page et Edward y relevait toutes les ruses d'une femme pour remplir une
-feuille de papier avec rien. Il nota qu'elle avait changé d'écriture
-et adoptait la sage calligraphie de Marcel Castagnède: un homme la
-possédait, l'avait détruite pour la pétrir de nouveau à son image et à
-sa ressemblance.
-
-
-XIV
-
-
-Ce soir de juin, le bitume semblait fondre, se mêler à la poussière,
-aux odeurs de cheval et d'essence d'auto. Edward s'était tubé; il avait
-mis pour la première fois un costume gris aux reflets bleus, très
-ajusté. Il se sentait mieux, s'efforçait d'attiser cette étincelle de
-vie qu'il sentait en lui ce soir-là: il soufflait dessus; il imaginait
-une aventure, une rencontre, quelque chose qui l'insérerait de nouveau
-dans la vie. A la terrasse du Fouquet's, il échangea quelques saluts et
-donna même la main à un camarade malheureusement accompagné d'une dame,
-il se fût bien accroché à lui. Tout de même, Edward but son cocktail
-avec un parti pris d'optimisme. Sans doute, la rentrée solitaire chez
-lui, après une soirée décevante, il ne l'imaginait même pas. A cet
-instant, une soirée occupée d'un espoir de rencontre lui apparaissait
-toute une existence à épuiser: un malade, pour subsister, se nourrit
-d'un rien; à ce noyé, une branche suffit pour qu'il surnage. Vers huit
-heures, Edward eut faim. Voici longtemps qu'il ne s'était senti de
-l'appétit. Il résolut de dîner selon son goût au restaurant italien
-de l'avenue Matignon. Il marchait légèrement. Cette étreinte à sa
-nuque d'une main invisible s'était desserrée. Son ennemi lui laissait
-le champ libre. La marche ne lui était plus un effort. Aucune gêne
-dans ses jambes ni dans ses bras; plus rien de cette lassitude qui le
-jetait, des journées entières, sur son divan, perclus autant qu'un
-paralytique. Il se sentit réellement un jeune homme comme les autres
-jeunes gens, et sourit à une ouvrière qui s'était retournée. Ah! il eût
-dû se souvenir de ce supplice de l'espérance qu'imagine Villiers, du
-prisonnier trouvant la porte ouverte, le corridor libre, la cour sans
-gardien et qui, fou de délivrance, atteint la porte dernière où son
-persécuteur l'attend et lui sourit.
-
-Toutes les tables du trottoir étaient envahies. Le maître d'hôtel lui
-fit signe qu'il restait une place à l'intérieur. Edward commanda de
-ces pâtes qu'il aimait en souvenir de Florence et de Naples. Comme il
-emplissait son verre d'un Asti frappé, il tressaillit de reconnaître
-à une table proche Edith Gonzalès, Mme Tziegel et Berbinot. Déjà
-Edward, le visage prêt au sourire, ébauchait un salut. Il était assuré
-d'avoir été reconnu, de même qu'il ne doutait pas d'être l'objet de ce
-chuchotement qui avait rapproché les trois têtes. Il avait surpris ce
-mouvement des yeux qui permet aux femmes du monde, sans se retourner,
-de tout voir. Edward vainement les regarda. Il se piqua au jeu. Edith
-épiait dans la glace la mimique de son amant. Elle le connaissait trop
-pour ne pas lire sur ses traits ce caprice, cette fièvre de ne pas
-les laisser partir sans avoir obtenu d'eux une parole, un sourire.
-Edward était assis assez près de ses anciens amis pour entendre des
-phrases. Edith servait sa tirade sur son goût des êtres, des visages.
-Berbinot l'écoutait, très grave. Mme Tziegel laissait son amie «faire
-séduction», comme elle disait, mais, le coude sur la table et le
-menton dans la main, ne dissimulait pas un ennui profond. Cependant,
-comme Edith, incapable de baisser la voix, faisait l'éloge d'un jeune
-romancier de ses amis, Mme Tziegel laissa tomber:
-
---Il n'y a que Dostoiewsky...
-
-Edward n'entendit pas la réponse de Berbinot, qui sans doute confessait
-ne rien connaître du romancier russe, car Mme Tziegel se tournant vers
-lui, cria, de façon à être entendue de toutes les tables:
-
---Vous n'avez rien lu de lui? Mais mon cher, c'est comme si vous me
-disiez que vous n'avez jamais pris de bain.
-
-Edith dut alors servir son couplet sur Dostoiewsky et l'on entendit,
-derechef, Mme Tziegel:
-
---Mais non, ma chère, vous n'y comprenez rien. Dostoiewsky est simple
-et complexe à la fois comme la vie ... et puis zut! j'ai la paresse de
-vous expliquer...
-
-Apathique, elle pétrissait la mie de pain, pareille à une belle fille
-que traitent au restaurant des clients sérieux et qui l'assomment.
-
-Edward s'exaspérait et bien qu'il fût au dessert lorsque les autres
-commençaient à peine, il résolut de ne partir qu'après eux qui
-seraient obligés de frôler sa table. Il demanda donc du café, puis
-un verre d'armagnac, afin de gagner du temps. Cette pensée accrut
-son supplice qu'à cette minute même Edith savait ce qu'il souffrait,
-qu'elle s'en délectait, qu'elle faisait peut-être partager aux autres
-sa délectation. Elle assouvissait une haine, elle satisfaisait d'un
-coup une vengeance: ce qu'elle avait subi à Lur des Dupont-Gunther,
-son humiliation, de tout cela elle demandait compte à cette épave, à
-cet agonisant. Elle avait deviné le plan d'Edward et fit durer son
-angoisse. Elle regretta que Mme Tziegel se décidât à donner le signal
-du départ; mais ils devaient voir le clair de lune au Bois et souper au
-Pré-Catelan. Lorsqu'elles eurent leur vestiaire, elles passèrent près
-d'Edward, Mme Tziegel avec un salut court; Edith détourna la tête.
-
-Edward à son tour gagna la porte. Il allait comme un asphyxié dans le
-lourd soir orageux. L'orchestre des Ambassadeurs avait attiré la foule.
-Des autos illuminées montaient vers le théâtre des Champs-Élysées qui
-donnait, ce soir-là, une première de ballets russes. Comme d'un autre
-monde, comme une ombre errante au pays des vivants, Edward contemplait
-ces femmes luxueuses entrevues derrière les glaces. Une sorte de paix
-l'enveloppa. Il se sentit désintéressé à jamais de sa douleur même.
-Il eut l'idée d'aller frapper à la porte d'un camarade qui, derrière
-la Butte, mourait lentement en proie à l'opium. Mais il sentit qu'il
-n'aurait pas la force de marcher si loin. Des gens étaient assis autour
-des cafés-concerts, attentifs aux flonflons, aux applaudissements,
-aux rires, reconstituant à leur gré le spectacle invisible. Edward
-demeura un temps indéterminé parmi ces groupes de petits commerçants
-qui prenaient le frais. Puis il se leva, remonta vers la Concorde,
-se perdit dans la foule des boulevards, entra à l'Olympia, s'y
-attabla; mais des femmes le harcelèrent. Il sortit encore, la fatigue
-l'obligea de faire escale au café Riche: des tziganes, une armée de
-garçons inoccupés, des tables éblouissantes, mais personne. Naguère
-Edward trouvait une espèce de charme à la solitude des endroits de
-plaisir désertés. Les maîtres d'hôtel, les garçons, comme des mouches,
-s'abattirent sur lui. Entre chaque danse, une fille vêtue de pauvres
-paillettes, s'asseyait à ses côtés, l'entourait d'un gros manège de
-séductions. Un peu ivre, il avait envie de pleurer contre cette épaule
-maigre. Il demanda l'addition, descendit la rue Royale, entra chez
-Maxim's. Il fut placé près de gros hommes, des marchands de La Villette
-qui goûtaient de la grande noce. Autrefois, il n'eût pu souffrir cinq
-minutes le voisinage d'une telle humanité: les ventres saillants sur
-des cuisses maigres, les bajoues couperosées, les lèvres violettes, les
-cols rabattus, la cravate toute faite, les breloques, les mots ignobles
-adressés aux femmes qui méprisaient ces clients du samedi soir.
-Pourtant Edward resta le dernier, et comme le soleil levant faisait
-fuir au long des murs, tels que des files de cloportes, les balayeurs,
-et illuminait les voitures chargées de carottes, un instinct le poussa
-à s'asseoir sur le banc en face de la Madeleine. Il se rappela ce
-retour de Montmartre à vingt ans avec cet ami mort aujourd'hui. Ils
-s'étaient assis, harassés, et l'enfant avait appuyé sa tête contre
-l'épaule d'Edward, s'était endormi. Il se souvient comme il avait
-veillé sur ce sommeil, tandis que la Madeleine s'éclairait lentement
-dans le carrefour d'une solitude si prodigieuse qu'on eût dit d'une
-ville retrouvée après mille ans sous une lave refroidie. Ah! minutes de
-bonheur si fragiles que d'abord le cœur les regarde fuir sans même les
-suivre des yeux...
-
-Des taxis passèrent, puis un premier autobus. Le jeune homme alla
-au bureau de poste de l'Épatant, écrivit à son domestique de ne pas
-l'attendre avant quelques jours. Une odeur de verdure, de branches
-mouillées venait des Champs-Élysées déserts, pareille à celle qui
-s'élevait sans doute vers le soleil levant des charmilles de Lur.
-Là-bas, les œillets ourlaient d'un parfum blanc les parterres. Ah!
-pourquoi ne pas se délivrer de toute fausse honte, se jeter dans le
-train de Bordeaux, atteindre ce dernier refuge: le cœur de Claude,
-se tapir entre les règes de vigne comme un lièvre blessé dont les
-chiens ont perdu la trace? Edward déjà courait vers la gare d'Orsay.
-Il s'arrêta contre une des fontaines de la place, trempa ses mains
-dans l'eau froide; il vit son père, il imagina cette figure, ah! plus
-bestiale que celle des gros hommes qu'il avait vus cette nuit, rire,
-transpirer et boire avec des filles. Sans doute son père le chasserait,
-ou bien s'en donnerait à cœur joie de l'humilier. Edward revint sur
-ses pas, tournant le dos à la gare. Et pourtant il fallait à tout
-prix prendre un train, fuir, fuir... Mais où? Pour s'assurer lui-même
-qu'il ne céderait plus à la tentation de Lur et de Claude, il héla un
-chauffeur, se fit porter à la gare de l'Est. Il vit, inscrits au-dessus
-d'un guichet, des noms de villes: Epernay, Châlons, Nancy... Il demanda
-au hasard un billet de première pour Châlons. Dans son compartiment
-un général et un capitaine étaient entourés de _Cris de Paris_, de
-_Rires_. Ils dévisagèrent ce garçon bien vêtu, à la figure souillée et
-mal rasée, aux yeux fous, qui, à peine assis, s'endormit lourdement.
-
-
-Vers ce temps-là, May, à Bordeaux, écrivit pour elle seule:
-
-«Retour de mon voyage de noces. Cet appartement inconnu m'est plus
-étranger que notre chambre d'hôtel au Carlton. Je relis avec stupeur
-ce cahier. J'y reconnais à peine ton reflet, ô mon âme de naguère.
-Éprouvais-je, il y a si peu de mois, de telles ferveurs? Ce n'est pas
-que je ne me connaisse encore des scrupules; mais ils sont tels que
-je ne les saurais confier même à ces secrètes feuilles. O Dieu, on
-ne fait pas sa part à la chair... Entre l'ignominie et les caresses
-sanctifiées, que la barrière est mince! Le père m'adjure de contempler
-la chair avec des yeux purs; il croit qu'un reste d'hérésie m'en
-détourne encore. Marcel, si pratiquant, s'inquiète peu de connaître
-les limites de ce que l'Église accorde aux époux. J'avoue au père
-mon angoisse et cette certitude que Dieu est plus exigeant que les
-théologiens: il y a des humiliations intérieures qui ne trompent guère,
-un sentiment de déchéance, un dégoût de soi-même... Encore si je n'y
-trouvais pas ma joie! mais elle est là désormais; et la légitimité de
-cette joie ne me console pas de sa bassesse. Le père m'a imposé, comme
-pénitence, de méditer aujourd'hui le texte de saint Jean: «... Et si
-notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur.»
-
-«Le père souhaiterait que j'attachasse plus d'importance à des
-scrupules d'une autre sorte: par mes confidences et par mes aveux, il
-connaît Edward et Claude. Il s'inquiète de ces inconnus parce que je
-suis lié à l'un selon la nature et à l'autre selon la grâce. Il me
-demande ce que j'ai fait de mon frère. Vainement je lui oppose qu'il
-faudrait savoir plutôt ce que mon frère a failli détruire en moi. Tout
-mal m'est venu de lui, et cette ivraie que j'arrache et qui toujours
-repousse et, dans mon cœur, foisonne, je sais que l'ont semée ses mains
-débiles. C'est pourquoi je n'ai pas de remords. Tout de même, par
-obéissance à mon directeur, il a fallu de Biarritz écrire à Edward. Que
-j'ai peiné sur ces trois pauvres pages! Une autre, cette Edith que je
-m'efforce de ne pas haïr, et qui me l'a pris à jamais, l'aidera sans
-doute à ne pas mourir. C'est lui qui m'a abandonnée. Non, non, je ne
-suis pas responsable de ce cœur. Quant à vous, Claude, qui avez su
-disparaître pendant mon séjour à Lur, au point que j'y ai à peine pensé
-à vous, je vous sais entre des mains toutes puissantes. Je ne suis pas
-en peine de votre salut, enfant choisi, vase d'élection, vous en qui
-le maître a mis toutes ses complaisances; moi-même, ne fus-je sauvée
-par vous? Oui, tandis que nos jeunesses, l'une l'autre charnellement
-s'émouvaient, sur un autre plan, vous m'entr'ouvriez les portes du
-jardin, vous me précédiez dans le Royaume.»
-
-A Châlons, Edward ne trouva pas de voiture. On lui signala l'hôtel de
-la Haute-Mère-Dieu, au centre de la ville, à une demi-heure de la gare.
-Il suivit une morne rue du faubourg, sous un soleil méridien, traîna
-ses pieds fatigués dans la poussière infecte, puis céda à l'attrait
-d'un canal dont l'eau reflétait deux profondes masses de marronniers et
-qui révélait l'ordonnance d'un jardin d'autrefois. Edward, égaré, n'eut
-pas la pensée de demander sa route. Il allait, regardant une porte de
-ville, une maison où revivait encore une douceur de vieille France,
-mais des casernes, des terrains de manœuvre rongeaient la ville comme
-une dartre. Il traversa la rue de Marne où une foule surtout militaire
-l'entraîna entre des magasins «à l'instar de Paris». Edward s'arrêtait
-aux devantures; à l'une d'elles, il reconnut des fusils de chasse, des
-revolvers, elle le retint plus longtemps qu'aucune autre, il y demeura,
-le front collé contre la vitre, mit la main sur le loquet puis, se
-ravisant, entra chez un coiffeur voisin. Parmi des officiers qui le
-dévisageaient, il attendit son tour d'être rasé. Un capitaine usurpa
-la place d'Edward, sans qu'il protestât. Après un coup de brosse à ses
-vêtements et à ses souliers, il retrouva son aspect de jeune homme
-correct; alors il osa rentrer chez l'armurier et acheta un revolver de
-poche que le commis fit jouer devant lui. Edward erra encore jusqu'à
-ce que, dans la rue noire, ses yeux se fussent arrêtés à l'enseigne
-de l'hôtel de la Cloche. Il y demanda une chambre; un garçon crasseux
-l'introduisit, au premier, dans une pièce à tenture et à tapis dont
-l'aspect eût fait frémir Edward à tout autre moment. Elle ouvrait sur
-une galerie de bois: à chaque étage, les lieux d'aisance entretenaient
-une odeur suffocante. Le soleil n'entrait jamais là et il y régnait une
-espèce de fraîcheur pourrie. Entre ces murs aux papiers déchirés et
-souillés, Edward s'assit. Prenant une feuille quadrillée, il écrivit:
-«Je suis à Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche. Si dans cinq jours,
-c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous n'êtes pas auprès de moi, je
-m'en irai.» Il copia ces mots sur une autre feuille, cacheta les deux
-enveloppes, écrivit sur l'une l'adresse d'Edith Gonzalès, sur l'autre
-celle de Claude Favereau. Il alla lui-même les jeter dans la boîte du
-bureau de tabac voisin.
-
-
-XV
-
-
-Le mois de juin où, dans les après-midi assoupis, s'accumulaient sous
-les charmilles les odeurs confondues des tilleuls et des seringas,
-rendait à Claude Favereau la vie. Bercé au bruit de la faucheuse,
-grisé de cette émanation du foin, exténué par l'effort dépensé autour
-des charrettes (tellement pleines que leur charge énorme se détachant
-sur le blême azur recouvre presque les bœufs dont on ne voit plus que
-l'échine tendue que prolongent quatre cornes effilées), il marchait
-pieds nus dans ses espadrilles, devant l'attelage, avec la majesté de
-l'enfant David. Sur son passage, les rosiers du Bengale se souvenant
-que c'est le temps de la Fête-Dieu, échevelés de pétales, aspirent à
-s'abîmer dans la poussière. Le jeune homme gonfle sa poitrine et sait
-que nulle douleur ne résiste en lui à l'ivresse d'avoir vingt ans et
-d'être attaché à cette terre bénie. Le vicaire de Viridis, l'abbé
-Paulet, lui a rendu le calme du cœur. Il attend, avec tranquillité, un
-signe. D'ailleurs, à ce moment de l'année, il faut violenter la terre:
-les journées sont trop courtes; à peine a-t-il déchaussé la vigne que
-le paysan doit en recouvrir le pied, et à peine l'a-t-il tachée de
-sulfate, qu'il en faut poudrer de soufre la fleur plus odorante que le
-réséda; c'est le temps des petits pois, les cerises sont abandonnées
-aux oiseaux du ciel. Les mains manquent pour vider cette corbeille
-débordante sous un incendie d'azur. Tandis que les meules parfument
-l'ombre, un nuage d'orage montre à l'horizon du sud, au-dessus des
-Landes violettes, son front de ténèbre. Déjà les feuillages s'émeuvent,
-frémissent. Pour sauver le foin, on laisse la soupe commencée, et
-lorsque enfin la dernière charge est à l'abri sous le hangar, Claude
-tombe comme une brute sur sa couche et, la fenêtre ouverte, s'endort
-dans le craquement du tonnerre, dans le fracas de la pluie libératrice.
-
-Cette animalité le sauvait. Cette matière pétrie par lui, avec laquelle
-il lui semblait se confondre, l'arrachait aux obsédantes pensées;
-l'ancien lévite, délivré de la tentation par un excès de fatigue, en
-remerciait Dieu chaque soir dans le soupir de fatigue et de foi qui
-lui servait de prière. Le jeudi de la Fête-Dieu, il porta le dais sur
-la route qui était comme un fleuve de feu. Au long des maisons, les
-draps plus blancs que la route, s'étoilaient de camélias moins blancs
-que l'hostie rayonnante au centre de toute cette candeur enflammée. Sur
-les reposoirs, les beaux vases des salons de campagne, les bougeoirs en
-cuivre des cuisines étaient sortis de la nuit des vieux logis, leurs
-flammes blêmes, figées, comme rendues immobiles par la présence réelle.
-Claude, au retour, était heureux que le poids du dais l'accablât. Il
-voyait, à son approche, des groupes paysans tomber dans la poussière.
-
-Comme il rentrait à Lur, vers cinq heures, sa mère lui tendit une
-lettre où il reconnut l'écriture d'Edward. D'abord, il hésita à
-l'ouvrir, mais, la mettant dans sa poche, alla s'asseoir sur la
-terrasse, se disant que cette mince enveloppe peut-être contenait de
-quoi détruire la paix reconquise. Par instants, il redoutait de haïr
-ceux qu'il avait tant aimés. Un dimanche, May était venue à Lur avec
-son mari, et en les saluant, Claude avait senti sa blessure encore
-près de saigner. Du moins avait-il supporté l'épreuve, certain que
-désormais il pourrait vivre malgré ce souvenir amer. Il avait moins
-peur de son ancien amour, de cette May mariée, devenue une autre,
-que de l'esprit du mal enfermé--il en était sûr!--dans cette lettre.
-La laide image le protégeait de celle qu'il avait vue au bras de son
-mari, se dandinant, la figure à la fois gonflée et maigrie avec, dans
-ses yeux une expression vague, endormie, animale. Que restait-il du
-petit être sauvage et pur qui avait troublé son cœur et sa chair? Mais
-avec appréhension, et comme si rien que de redoutable lui pouvait
-arriver par cette lettre, il déchira l'enveloppe et lut: «Je suis à
-Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche, si dans cinq jours, c'est-à-dire
-dimanche soir, à minuit, vous n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.»
-
-Claude froissa la lettre, la mit dans sa poche. Ce jour de fête
-ajoutait dans la campagne du silence, du vide. Il s'efforçait de ne pas
-comprendre le sens de ce «je m'en irai». Mais à la contraction de sa
-gorge, au battement de son cœur, il ne doutait point d'avoir compris.
-De quel droit ce garçon le mêlait-il à sa folie? Déjà par sa sœur et
-par lui, il avait traversé des heures d'agonie, failli sombrer. La
-paix à peine reconquise, ce mot d'Edward le rejetait à l'abîme... Non,
-certes, il n'irait pas, il ne répondrait même pas. Que lui importait
-ce bourgeois, et quel secours un tel raffiné attendait-il d'un paysan?
-D'ailleurs, comment atteindre Châlons?
-
---Ah! et puis, non, il ne se tuera pas!
-
-Claude proféra ces mots à haute voix, comme pour se mieux persuader
-et, à cet instant, il vit en lui-même le visage de son jeune maître,
-ces yeux un peu égarés, cet air de détachement, ce regard éloigné
-dont la flamme semblait venir d'une autre planète. Comment douter que
-le trait dominant de cette nature fût le vertige? le consentement à
-une séduction mortelle plus forte qu'aucun mirage? Et tout d'un coup,
-Claude s'affola. Plus persuasive que ses raisonnements, une certitude
-était en lui qu'il était solidaire de cet homme, qu'il avait sa place
-marquée dans cette destinée. Un soir, par une atroce dérision, Edward
-avait voulu que Claude fût son bouc émissaire. Savons-nous jamais
-jusqu'où retentissent nos plus vaines paroles?
-
-Pourquoi la lecture de ce billet le troublait-elle à ce point? Il ne
-se sentait plus d'affection pour ce garçon qui d'abord l'attira comme
-un bois dont l'orée paraît délicieuse: à peine entré, des marécages,
-des eaux corrompues, des fonds de ténèbres, lui avaient fait rebrousser
-chemin. A cet appel désespéré, il n'éprouvait aucun attendrissement,
-mais, plutôt, un sentiment d'urgence et de nécessité: pratique,
-équilibré, il voyait les difficultés d'une entreprise ou son mysticisme
-l'allait jeter. Où trouver l'argent? Son père le laisserait-il partir
-et quelle apparence qu'il comprît rien à l'urgence de cette mission?
-
-Assis sur la terrasse, les jambes pendantes, Claude mit de l'ordre
-dans ses pensées, s'efforçant d'arrêter avec méthode les moyens
-d'entreprendre ce voyage. Tout bien pesé, il lui parut que le mieux
-serait de se confier à cette Volonté toute-puissante comme un fétu à
-un grand vent. Il se recueilli donc, fit le silence au-dedans de lui
-avec cette habitude de l'oraison qu'il avait acquise au séminaire. Par
-un mouvement passionné de son être intérieur il voulut se mettre en
-communication avec la Force et l'Amour extérieurs au monde, et en qui
-il avait foi. Et ce silence de son cœur prolongea celui de la campagne
-que la Fête-Dieu avait vidée. Chez ce garçon plein de santé, ardent à
-la besogne, sensuel, cette vie intérieure étonnait; par son étrangeté,
-elle avait naguère séduit Edward qui aujourd'hui ne voit plus rien dans
-l'univers que cela pour le retenir au bord du trou.
-
-Claude entra dans la cuisine où son père endimanché, le nez chaussé de
-lunettes, lisait la chronique agricole du _Nouvelliste_:
-
---Le journal dit qu'il faut soufrer la vigne sur la fleur. Moi j'ai
-déjà fait un soufrage avant.
-
-Il avait en lui-même une foi absolue et pour les «savants» un infini
-mépris. Il exigeait d'être écouté comme un oracle, et sa femme, depuis
-trente ans, approuvait les sentences que le bonhomme rendait d'un air
-profond: le phylloxéra n'avait jamais existé, c'était une invention
-des savants, il était plein de telles certitudes. Il ne pensait pas
-qu'il y eût au monde un autre régisseur honnête que lui-même, habile
-à découvrir partout ailleurs que chez lui l'adultère, l'inceste, tous
-les crimes, non par méchanceté, mais pour se grandir, pour le plaisir
-de se savoir exceptionnel dans sa probité et dans ses bonnes mœurs.
-Devant ce front étroit, têtu, cette grosse figure boucanée, Claude
-éprouva un découragement profond. Favereau souriait, paterne, confit
-dans sa science infuse, ayant réduit l'homme et l'univers à sa mesure,
-jugeant en dernier ressort de toutes les choses du ciel et de la terre,
-avec l'intrépidité de son néant. Il était certes à mille lieues de
-comprendre l'urgence qu'il pouvait y avoir à répondre au cri d'appel
-d'Edward. Cependant cet Edward était le fils du maître et Favereau
-n'avait pas accoutumé de discuter les ordres. Claude se résolut donc
-à présenter ainsi sa requête: d'un air détaché, il avertit son père
-que M. Edward avait une importante communication à lui faire de vive
-voix et qu'il lui mandait de venir au plus tôt à Paris. Claude avait
-parlé trop vite et un peu bredouillé. Il vit se plisser le gros front
-paternel:
-
---J'aime pas que tu aies des secrets avec le fils du patron, tu sais
-qu'ils sont brouillés. Écris à M. Edward de te marquer dans sa lettre
-ce qu'il te veut: nous verrons ensemble de quoi il retourne.
-
-Favereau remit ses lunettes, reprit son journal, ayant jugé le cas dans
-sa sagesse. Claude sentait bien que le débat était clos et la décision
-du bonhomme sans appel. Pourtant il fit un nouvel effort: M. Edward
-insistait justement sur la nécessité de s'entendre de vive voix; il
-attachait à cette entrevue une importance extrême:
-
---Tu n'as qu'à m'avancer l'argent du voyage, père. M. Edward me le
-rendra sûrement.
-
---Ah! ah! monsieur veut que je lui avance le prix de sa carte aller et
-retour, histoire d'aller faire le jeune homme à Paris, et au moment des
-grands travaux encore! Quand il faut à la fois, relever la vigne et la
-sulfater et herser et faire les foins.
-
-D'un air malin, avec un petit rire rentré, de vieux «à qui on ne la
-fait pas», il ajoute:
-
---Tu es un bon drôle: c'est la première fois que tu essaies de me tirer
-de l'argent, et tu n'as pas la manière. Allons, allons: il y a quelque
-drôlesse là-dessous, hein, dis, hein? tu peux me le dire à moi, c'est
-de ton âge; mais tu as assez de l'argent que tu gagnes pour rigoler
-ici. Voilà que monsieur veut s'offrir un voyage à Paris!
-
-Il riait, satisfait que son fils se dégourdît un peu, fier de se sentir
-perspicace.
-
---Mais non, père, tu n'y es pas du tout. Je n'ai pas besoin d'argent et
-je ne sais pourquoi tu imagines une femme dans cette affaire. Il n'y a
-rien de plus que ceci: M. Edward a besoin de moi, et puis je ne suis
-plus un gamin: tu pourrais bien m'avancer quelque argent...
-
---En voilà assez, hein!
-
-La face de Favereau se congestionna.
-
---F... le camp d'ici et ne me parle plus de tout ça: tu me prends donc
-pour un ...?
-
-Claude accoutumé au vocabulaire le plus grossier de la caserne, ne le
-pouvait souffrir chez son père. D'ailleurs, il savait toute insistance
-inutile et qu'ils se parlaient, son père et lui, d'un univers à
-l'autre: leurs voix, dans le vide, se perdaient. Il sortit décidé à se
-rendre coûte que coûte au rendez-vous. Mais où trouver de l'argent?
-Favereau pour la nourriture et l'entretien, lui retenait presque tous
-ses gages. Son désir de partir s'exaspérait. Il ne doutait plus que
-cet appel au secours vînt d'un être à bout de forces. Il imaginait
-Edward devant une table, un revolver devant lui posé, et le premier
-coup de minuit sur cette ville inconnue. Il pensa à cette âme dont il
-se savait inexplicablement chargé, dont il s'était porté le garant,
-qu'il retenait seul sur l'immense ténèbre de la perdition. A cette
-angoisse s'ajoute une tendresse réveillée, celle que naguère il éprouva
-à l'arrivée de son jeune maître: cette lettre, tout de même, quelle
-preuve d'affection extraordinaire, et comme il fallait qu'il fût seul!
-A moins que ce ne fût une plaisanterie atroce, un jeu pour mesurer
-son pouvoir sur ce petit paysan. Mais Claude, qui allait à grands pas
-dans l'allée des vignes, vers le soleil couchant, secoua la tête: il
-n'avait jamais cru à cette férocité d'Edward et, à travers les fausses
-roueries du malheureux, l'élève des casuistes avait, dès le premier
-jour, pressenti la désolation infinie de ce cœur: «Quel doit-être
-son abandon, se disait-il, pour qu'à cette minute il n'ait compté,
-dans tout l'univers, que sur ma main tendue! Quelle solitude! Mais où
-trouver l'argent?» Et soudain, il pensa à l'abbé Paulet, le vicaire de
-Viridis, certes aussi pauvre que lui-même, mais il ne s'agissait que
-d'une avance pour quelques jours.
-
-Sous les tilleuls de la place, les orphelines défaisaient le reposoir,
-des petites filles ramassaient dans leurs tabliers les débris d'or et
-les roses mortes. Claude entra dans le presbytère sans soulever le
-marteau. La servante, qui épluchait des asperges, lui dit que M. le
-Vicaire était à son patronage, mais qu'il ne tarderait sûrement pas à
-rentrer. A cause de la procession, il avait gardé ses drôles un peu
-plus longtemps.
-
-Claude monta au premier étage: la chambre du vicaire ouvrait sur le
-jardin, du côté opposé à la place. On voyait de la fenêtre un pergola
-où les roses déjà se fanaient. Les premiers lys s'entr'ouvraient
-au-dessus des fleurs communes. Au bout de l'allée bordée de buis,
-l'humidité d'une charmille enlevait à Notre-Dame-de-Lourdes ses tendres
-couleurs sulpiciennes. Claude s'assit devant le bureau du vicaire,
-feuilleta distraitement _l'Aquitaine_, essayant de fixer sa pensée sur
-une homélie archi-épiscopale. Un petit lit de fer pliant occupait un
-angle. Un paravent noir où s'envolaient des cigognes d'or cachait à
-demi la toilette encombrée de fioles. La bibliothèque vitrée renfermait
-des livres dont l'ordonnance témoignait que jamais le propriétaire n'y
-portait la main. Sur la table un bréviaire bourré d'images de première
-communion et un blaireau encore plein de savon. Derrière la pendule
-à globe, s'accumulaient des photographies de patronages: groupes
-d'enfants en tenue de football avec l'abbé au centre, un gros ballon
-dans les bras. Claude songe à la vie qui aurait pu être la sienne. Il
-s'attendrit, il s'effraie parce qu'il eût pu, lui aussi, devenir un
-saint, mais la chair et le sang l'avaient asservi... De nouveau, il
-pensa à Edward: quel abîme entre cette âme misérable et celle qu'il
-attendait dans cette chambre! Quelle puissance inconnue, à de telles
-distances les uns des autres, faisait graviter les cœurs? Distance
-illusoire pourtant puisque spirituellement et matériellement le vicaire
-l'aiderait sans doute à sauver cet enfant perdu.
-
-Mais l'abbé Paulet trouverait-il les quelques louis nécessaires? Claude
-entendit la voix du prêtre dans le vestibule:
-
---On ne te voit plus, Claude.
-
-Il avait mis, sur les épaules du jeune garçon, ses deux mains. Quand
-sa bouche ne souriait plus, les candides yeux gardaient la lumière du
-sourire. Cette lumière était la grâce unique d'un visage commun, d'une
-mine basse, dévorée par la barbe mal rasée: les cheveux drus et plantés
-bas diminuaient le front. L'abbé, du premier coup d'œil, vit le trouble
-de Claude, mais il le laissait venir et cependant parlait de cette
-Fête-Dieu: Une belle journée! Tout son patronage avait communié; tous
-ses drôles avaient entouré le Saint-Sacrement:
-
---Mais le plus beau, Claude, c'est que tout à l'heure, après les
-avoir quittés, je monte à la tribune de l'orgue pour ranger les
-partitions, et qu'est-ce que je vois dans la nef, en adoration devant
-le Saint-Sacrement? Raymond Paillac et Bordes. Ils ne savaient pas que
-j'étais là. On ne pourra pas dire qu'ils venaient pour me faire plaisir.
-
---Oui, l'abbé, vous faites une œuvre extraordinaire.
-
-Le vicaire, inquiet de s'être enorgueilli, protesta que la gloire en
-était non à lui, mais au Père:
-
---Et toi, Claude, je ne te vois plus; qu'y a-t-il encore?
-
-Claude cherchait ses mots et dit enfin très vite, comme un enfant qui,
-en confession, lâche en hâte le péché difficile:
-
---L'abbé, j'aurais besoin de cinquante francs.
-
---Cinquante francs? Comme tu y vas!
-
---C'est difficile à vous expliquer... Il me semble que je ne pourrai
-jamais me faire entendre...
-
---Nous verrons bien, reprit l'abbé simplement. Dis toujours ton
-histoire. Pour nous assister, il est une autre lumière que celle de
-mon pauvre entendement. Parle donc sans crainte, mon enfant. Quelqu'un
-est là, entre nous, qui sait de toute éternité quels secours tu viens
-chercher dans cette chambre.
-
-Alors Claude passa de l'inquiétude à la plus grande confiance. Il
-s'était souvent dit qu'à l'heure de la mort, beaucoup d'ouvriers
-devaient songer que, dans leur existence misérable, jamais ils
-n'avaient été pris au sérieux que par ce vicaire de faubourg qui,
-lorsqu'ils avaient douze ans, les faisait jouer au ballon, le dimanche,
-et au retour les obligeait de se confier.
-
-Et voilà qu'il parlait lui aussi avec abondance et sans gêne aucune.
-Déjà il avait entretenu l'abbé d'Edward; et cela lui rendait son récit
-plus aisé. L'abbé ne l'interrompit pas, mais comme Claude lui tendait
-la lettre de Châlons, il la prit, fixa sur elle les yeux, bien plus
-longtemps qu'il n'était nécessaire pour la lire. Cependant Claude
-disait:
-
---Il y a en moi une force qui me presse, bonne ou mauvaise? de me
-rendre à cet appel. C'est de vous que j'en attends l'assurance, l'abbé.
-Si vous m'avancez l'argent, il y aura encore à braver mon père. Et que
-se passera-t-il à Châlons? Je n'ose y penser. Mais il faut que j'y
-aille, n'est-ce-pas?
-
-L'abbé se leva sans mot dire, ouvrit un tiroir, y prit une boîte
-de médicament qui contenait de la menue monnaie et deux billets de
-cinquante francs; il en tendit un à Claude.
-
---Je vous le rendrai petit à petit sur mes journées.
-
-Une tête d'enfant parut dans l'entre-bâillement de la porte:
-
---Monsieur l'abbé on vous demande en bas; c'est pour Seconde Hugon, on
-croit qu'elle va passer.
-
-Bien que le soleil fût couché, Claude, à travers ses espadrilles,
-sentait encore la route chaude. Devait-il prendre le train le soir
-même sans avertir son père? La prudence eût été sans doute de ne
-pas s'exposer à une nouvelle dispute. D'autant qu'il ne fallait pas
-perdre un jour: Edward avait fixé, comme limite dernière, le dimanche
-à minuit. Claude calculait que, pour parer à tout retard éventuel, il
-fallait qu'il quittât Toulenne par le train de vingt-deux heures, qu'il
-prît le lendemain matin le train de Paris; ainsi serait-il à Châlons
-samedi matin au plus tard. Mais l'assentiment de l'abbé Paulet l'avait
-empli d'une telle confiance qu'il lui parut indigne de rien dissimuler
-à son père; non! pas de mensonges, aucune tromperie avant ce départ, ce
-mystique embarquement...
-
-Favereau était assis sur le banc du seuil avec Maria de qui les mains
-au repos croisées contre le tablier de cotonnade disaient le jour de
-fête où l'on n'œuvre pas. Elle cria à son fils qu'ils avaient fini de
-souper, mais elle avait mis de côté pour lui de la soupe et du confit.
-
---Regarde-moi ça, dit Favereau, quand on songe à courir la pretentaine,
-on en perd le boire et le manger. Allons, va te mettre à table.
-
---Je n'ai pas faim, père.
-
-Favereau crut que Claude boudait. Il prit son ton d'ancien sergent pour
-dire que ces manières-là ne prenaient pas avec lui. Claude regarda ce
-front comprimé et ces joues larges du bas. Il dit doucement:
-
---L'idée de prendre le train me coupe l'appétit. Ne te fâche pas, je ne
-suis plus un gosse, je sais ce que j'ai à faire. Il faut que je parte
-ce soir.
-
---Il faut que tu partes?
-
-La fureur l'étranglait, mais il retrouva son ton goguenard pour-dire:
-
---Tu voyageras à l'œil, peut-être?
-
---Ne t'inquiète pas, j'ai ce qu'il me faut.
-
---Ah! tu as trouvé de l'argent? mais moi je te jure que tu ne partiras
-pas. Qui commande ici? Ce n'est pas un morveux qui me fera changer
-quand j'ai dit quoique chose. Ce que j'ai dit, je l'ai dit.
-
-Il était debout et brutalement repoussa Maria qui voulait s'interposer.
-Claude sentait lui aussi la colère l'envahir. Il bouscula son père et
-s'engagea dans l'escalier. Favereau, comme un vieux dogue, s'attacha à
-ses chausses.
-
---Tu ne partiras pas! Ou si tu pars, tu ne reviendras pas.
-
-Claude entra dans sa chambre à reculons. Son père se taisait
-maintenant, calmé soudain par une idée qui lui était venue. Le jeune
-homme s'était assis sur son lit, sans quitter des yeux Favereau. Tout
-à coup, le vieux prit la clef de la porte qu'il tira vivement à lui
-et, avant que Claude ait pu intervenir, la clef avait tourné dans la
-serrure: il était prisonnier.
-
---Pars, mon petit, pars. Jette-toi par la fenêtre si ça te chante. Ce
-n'est pas toujours ce soir que tu prendras le train.
-
-Il descendit. Claude secouait la porte. Le vieux trouva sa femme
-tremblante aux écoutes. Il riait, mais avec sa figure mauvaise:
-
---Apporte-moi un litre.
-
---Mais, Favereau, le petit...
-
---Apporte-moi un litre, que j'ai dit.
-
-La femme obéit sans ajouter un mot. Il but toute la soirée. Aucun bruit
-ne venait de la chambre où Claude était enfermé.
-
-
-XVI
-
-
-Edith s'éveilla et d'abord se souvint que Mme Tziegel ne l'avait pas
-invitée à son dîner Gennaro: depuis que le grand poète dalmate était à
-Paris, les gens du monde se disputaient l'honneur de le nourrir. Sans
-doute prenait-il chaque jour ses repas dans une maison différente, mais
-Edith avait pointé minutieusement les tables où il lui restait quelque
-chance de s'asseoir: il lui était apparu qu'on ne l'invitait guère
-qu'en bouche-trou, par téléphone, ou pour de petits dîners impromptus;
-de la seule Mme Tziegel, il n'était pas présomptueux d'attendre un
-signe. Le fait de n'avoir pas dîné une seule fois avec Gennaro rendait
-sa situation de muse du grand monde difficile et même ridicule. Une
-invitation _in extremis_ demeurait possible. Edith savait son amie
-assez rosse pour la laisser longtemps macérer dans l'angoisse. Elle
-résolut de ne téléphoner à personne afin que, le cas échéant, Mme
-Tziegel ne trouvât pas la ligne occupée. Elle se leva, passa une robe
-de chambre, s'assit devant sa glace et, sans indulgence, s'examina.
-Edith se connut une grande lassitude: son faux luxe l'écrasait. C'est
-accablant de mener la vie des grandes dames qui ont des femmes de
-chambre pour les habiller, des autos pour leurs visites et leurs
-sorties du soir et qui, à toute heure de la nuit, trouvent la limousine
-glissante et douce dans le désert du Paris nocturne. Chez elles, tout
-les attend afin qu'elles passent du cabinet de toilette où l'eau est
-toujours chaude, au lit où se dissipent les fumées du Cliquot. Mais
-cette existence accable une jeune femme qui, par calcul, doit plaire à
-telle dame, la faire inviter partout, uniquement parce qu'habitant le
-même quartier, cette personne possède l'auto qui facilite les retours.
-Edith considérait son triste corps du matin. Une crise de rhumatismes
-aigus retenant au lit la mère Gonzalès, elle avait perdu son unique
-servante.
-
---Mademoiselle, c'est l'eau chaude et le courrier.
-
-Elle entendit derrière la porte le bruit du broc que posait la femme
-de service, chercha vivement parmi les lettres une enveloppe aux
-armes de Mme Tziegel. L'écriture d'Edward l'étonna et, à cette minute
-d'abandon, lui fit plaisir. Elle lut, sans la comprendre d'abord, la
-formule qui, à l'autre bout de la France, irait bouleverser Claude.
-Peu à peu, le sens de cet appel se découvrit à sa pensée et, comme
-depuis une heure, la jeune femme s'attendrissait sur elle-même, il lui
-fut facile de s'attendrir sur son amant. Dans un jour heureux, elle
-aurait haussé les épaules et souri; vaincue, elle se sentit pitoyable
-à ce vaincu. Non qu'Edith crût, au fond, qu'il accomplirait sa menace,
-mais il devait tant souffrir! L'humiliée se réjouit de tenir une telle
-place dans la vie d'un homme. Pratique, et ayant un sens très vif
-de la précarité de sa vie, elle décida sur-le-champ de renouer avec
-Edward, et construisait déjà tout un plan d'existence loin de ce gratin
-pire qu'aucune franc-maçonnerie. Elle consulta l'indicateur, décida
-de partir le soir même ou le lendemain: au lieu de s'asseoir à une
-table de snobs, elle roulerait vers son amant désespéré. Ce contraste
-l'ennoblit à ses propres yeux; elle se sentit supérieure aux gens du
-monde, s'attendrit, s'admira, à la fois honteuse et flattée que son
-attitude au restaurant italien ait suffi à bouleverser ainsi le triste
-Edward; heureuse de cette diversion, elle s'y donnait toute, avec son
-instinct de fille pratique, de lutteuse.
-
-Edith s'était étendue sur le lit, rendu à ses fonctions diurnes de
-divan. La sonnerie du téléphone la mit debout. Sa main tremblante ne
-réussissait pas à décrocher le récepteur. O joie! c'était bien la voix
-de Mme Tziegel:
-
---A quoi pensais-je, ma chère? Vous ai-je dit que je comptais sur vous
-pour déjeuner avec Gennaro... Non, pas aujourd'hui... Après-demain
-matin... Oui, vendredi.
-
---Mais je n'y comptais pas du tout, chère amie... D'ailleurs, Mme
-Obligado devait me faire déjeuner cette semaine avec le grand homme.
-
-Mme Tziegel savait qu'il n'en était rien et fut au moment de répondre
-qu'étant très à court de places, elle retirait son invitation puisque
-Edith devait rencontrer ailleurs le poète. Tout de même, elle hésita:
-cruelle certes, elle n'aimait pas que sa cruauté lui attirât des
-jérémiades:
-
---Vous le verrez donc deux fois, chère amie.
-
-Edith se dit qu'elle partirait pour Châlons le vendredi soir et
-arriverait ainsi vingt-quatre heures avant le rendez-vous fixé. Puis
-elle ne pensa plus qu'à sa toilette.
-
-
-Le grand homme reprenait de chaque plat, s'épanouissait, reniflait
-sa provende d'encens, emmagasinait des hommages, de quoi nourrir son
-contentement de soi pendant ses huit mois de Dalmatie. Il grasseyait,
-s'écoutait, content de ce qu'il faisait plus rire à Paris que chez
-lui et ne discernant pas qu'on y riait bien plus de sa mimique et de
-son accent que de ses anecdotes. Edith, déjà émue par des coupes de
-champagne aux fruits, inclinait sa tête enflammée et promenait, d'un
-geste préraphaélique, un lis sur ses narines; elle était là, elle «en
-était». Un jeune peintre expliquait à Gennaro le cubisme:
-
---Je vois d'abord des tons, comprenez-vous? Ensuite je les illustre
-avec de quelconques figures: une pipe, un tuyau. Je construis ma
-toile. J'y établis un ordre où ma vie intérieure s'exprime. Il y a des
-papiers de tenture, dans les lieux d'aisance des maisons de campagne,
-ils sont d'un adorable bleu. Ce n'est pas la peine de reproduire les
-diamants de la Couronne, n'est-ce pas? mais tel cartonnage d'un vieux
-livre de comptes, une pipe m'importe autant qu'une Sainte Famille,
-comprenez-vous?
-
-Non, le poète ne comprenait pas. Il est vrai qu'il n'écoutait guère:
-sa voisine le troublait parce qu'il aimait les pêches mûres; manquant
-d'usage, il ne savait pas cacher son trouble. Les cheveux blancs de
-cette Bolivienne donnaient un aspect miraculeux à ses clairs yeux
-d'enfant.
-
-A travers des sensations confuses, mêlées et délicieuses, Edith voyait
-dans un éclair son voyage du lendemain, mais dépouillé de tout son
-charme: elle ne s'y était complue que comme à un pis-aller en une
-minute d'abandon; à cette table, parmi ce luxe, d'imaginer seulement ce
-départ à six heures, l'attente à la gare de l'Est, l'arrivée dans une
-ville étrangère et surtout «la scène à faire», quel dégoût! Pourtant il
-y fallait aller. Certes, elle irait. Mais pourquoi gâterait-elle, avec
-cette perspective d'un lugubre voyage, le beau plaisir d'aujourd'hui?
-
-La Bolivienne projetait dimanche un déjeuner à Versailles. Le grand
-homme assura qu'il s'était réservé cette journée pour classer des
-notes, mais il ne résista guère à la pressante et presque tendre
-invitation de sa voisine:
-
---Donc, nous nous retrouverons tous dimanche à une heure, au Trianon
-Palace.
-
-Une voix faible, celle d'Edith, répondit:
-
---Je crois que je ne suis pas libre.
-
-Mme Tziegel déclara qu'on était toujours libre pour un plaisir: elle
-se flattait d'avoir décommandé une audience particulière au Vatican...
-Edith ne répondit rien, hésitante en apparence, au fond, certaine déjà
-de sa défaite. A la hâte, elle accumulait des raisons; quelle folie
-de partir sur une lettre, d'obéir à un caprice de cet insupportable
-garçon, à moins que ce ne fut un de ces tours à quoi il se complaisait;
-toujours il avait aimé cette sensation de tenir les gens au bout de ses
-fils et de les manœuvrer à sa guise: «Comme une sotte, j'allais donner
-encore dans le panneau.» Edith avait le don de ne voir les choses que
-déformées par ses nécessités du moment; et de même qu'au reçu de la
-lettre d'Edward, elle n'avait même pas songé à ne pas la prendre au
-sérieux, parce qu'à cette minute le drame était le bienvenu dans sa
-pauvre journée de laissée-pour-compte, elle n'y voyait plus qu'une
-mystification à cet instant où sa nature de soupeuse se dilatait. Si un
-pressentiment tragique lui serrait le cœur, au lieu de le chasser, elle
-s'efforçait de l'apprivoiser, de le regarder en face, de se rappeler
-qu'il faut être dur, ne s'embarrasser d'aucun être, que les autres sont
-nos jouets éternels. Elle croyait que c'était du Nietzche; toujours la
-portèrent à philosopher ses excès de champagne.
-
-
-Edward avait garni de serviettes un lit douteux où il s'étendit. Le
-ciel pluvieux hâtait la venue du crépuscule. Il écoutait de larges
-gouttes sur le zinc des toits. Le bruit d'une troupe armée retentit,
-dans la rue, et il renifla cette odeur de cuir, d'astiquage et
-d'hommes, l'odeur militaire, il fumait des cigarettes opiacées afin
-que la fumée lui dérobât l'aspect de cette chambre. On ne viendrait
-pas. Personne ne viendrait. Il le savait maintenant, sans songer à s'en
-étonner ni même à le regretter: il avait le sentiment d'habiter un
-lieu inaccessible qu'aucun humain, désormais, ne pouvait atteindre. Il
-résolut de s'enfoncer dans les jours finis, de fuir par anticipation la
-vie au plus épais du passé touffu afin que, lorsque la mort viendrait,
-il ait fait déjà beaucoup de pas au-devant d'elle. Indifférent à
-tout, dans l'ombre du tombeau, les souvenirs de sa petite enfance
-l'aspiraient comme pour un enlisement. Mêlée aux relents des rideaux,
-de la table de nuit, du seau de toilette, la fumée composait une odeur
-intolérable. Mais les sensations si puissantes naguère sur Edward, la
-volonté de mourir l'en délivrait. Être décidé à mourir, c'est d'avance
-ne plus donner à la vie aucune prise sur nous. Cependant il cherchait
-dans son passé un coin de fraîcheur, de verdure où reposer ses yeux.
-Il essayait de fixer une minute heureuse. Il se souvenait de ses
-amitiés d'adolescent, il cherchait des visages, il s'étonnait de son
-inlassable bonne volonté à s'émouvoir autour des plus pauvres êtres,
-des plus vaines femmes. Il ne revenait point de sa toute puissance à
-transformer, à repétrir, selon son modèle intérieur, ces cœurs sur
-lesquels il avait jeté son dévolu. Et comme, douloureusement, il avait
-ensuite défendu contre la réalité ces imaginations que l'être choisi
-détruisait lui-même! Trop de désenchantements l'avaient durci...
-Curieusement, il osait regarder en lui à la place de ses vices: il les
-reconnaissait, il osait les dévisager, et celui-là dont il n'avait pas
-encore prononcé le nom, et cet autre auquel il n'avait jamais cédé,
-dont il ne s'était jamais avoué à lui-même la présence: germe enfoui,
-ignoré de tous et de son propre cœur. Ah! connaissance exacte de soi!
-Bas fonds tragiquement révélés! Il se rappela que le brusque éclair des
-confidences avait éclairé, chez des êtres proches, les mêmes abîmes
-ou d'autres profondeurs plus effrayantes; et c'est pourquoi il ne
-s'étonnait plus de son indulgence pour toutes les débauches avouées et
-secrètes. Plus d'hypocrisie maintenant, devant cette nuit épaisse de
-la mort, au seuil du sommeil sans réveil et de l'anéantissement; il
-prononça ce dernier mot à mi-voix, il y trouvait un goût délicieux, une
-sensation de vertigineuse et douce chute.
-
-Edward pensa à des personnes mortes qu'il avait aimées: eût-il été
-heureux de croire, comme un chrétien, qu'il allait les rejoindre
-enfin? Non, non: il les avait aimées périssables, sous leur forme
-périssable, peut-être pour ce qu'il y avait en elles de pire. Et
-maintenant, il considérait toutes ces vies parallèles à la sienne, et
-qui s'étaient jetées dans la mort, avaient atteint, avant lui-même,
-cette plage rongée de néant. Ceux qu'il laissait derrière lui, ah!
-que lui importait! D'avance, il les imagina vieillissant, grotesques;
-il s'abandonna, lui qui allait mourir à vingt-six ans, qui était sûr
-maintenant de mourir à vingt-six ans, à sa haine, à son dégoût de la
-femme et de l'homme d'âge, l'être à ventre, à crâne nu, la bouche
-pleine d'odeur de cigare qui en masque une autre, et leur abjecte
-suffisance, ce contentement de soi des gens arrivés, et leurs yeux
-où des passions hurlaient la faim maintenant qu'il était trop tard
-pour les assouvir. La pensée d'Edward alla vers ce Paris qu'il avait
-tant aimé: il se rappela un soir, au fond d'une baignoire, sa bouche
-s'appuyait contre une épaule tandis que Nijinski s'envolait par la
-fenêtre ouverte sur la nuit artificielle. Il revit des bars, chacun
-avec son atmosphère, son odeur et chacun l'attirait à des heures
-différentes de la nuit: dans celui-là, tel cocktail était inimitable,
-et dans cet autre il y avait la présence réelle d'un vice à qui il
-était consacré. Il se souvint des musiques qui aidaient ses passions à
-jouir d'elles-mêmes, cet andante de Schubert qu'il exigeait que May lui
-jouât chaque soir et cette rengaine russe qu'il cherchait de concert
-en concert. Il évoqua le temps de son ambition juvénile, alors qu'il
-souhaitait ensemble l'adoration des jeunes gens et des cénacles et
-aussi l'applaudissement de la foule, toutes les grandeurs de chair:
-soirs où il périssait de rage à la pensée de ne rien faire pour son
-avancement. Il eût voulu vivre dans des millions de cœurs. Mais, au
-service de cet appétit infini, aucun vouloir, et parce qu'il sentait
-son impuissance à le satisfaire, ce goût du triomphe, qui en aide tant
-d'autres à vivre, était devenu le complice de toutes ces forces de
-destruction. Il lui semblait que de se tuer l'aiderait à ne pas mourir
-dans la mémoire des hommes: «Il faut, ricanaît-il, se suicider pour se
-survivre.»
-
-
-La lumière de ce dimanche de juin enveloppe les tables en fleurs du
-Trianon Palace. L'orchestre joue en sourdine assez pour ne pas couvrir
-la voix de Gennaro qui récite à mi-voix un poème: comme dans _La
-Cène_ du Vinci les têtes des apôtres, tous les convives se penchent,
-attentifs, vers le poète. Edith regarde, par la porte-fenêtre, une
-avenue majestueuse d'ormes, étrangère à cette joie, occupée à créer les
-rues de ce Châlons où elle n'est jamais allée, cette chambre d'hôtel
-qu'elle imagine dans ses plus menus détails et qui ne ressemble à
-aucune de celles qu'elle a déjà traversées. Elle y voit Edward couché:
-endormi? malade? comment savoir? Un peu de son amour lui revient, son
-amour de femme plus âgée, plus forte que le bien-aimé. Elle se souvient
-qu'elle l'appelait: mon petit: et voilà qu'il criait vers elle, pour ne
-pas mourir.
-
-Gennaro se tut. Chacun cherchait le mot à dire. Une dame assura que
-pour un rien elle aurait pleuré. Mme Tziegel se dépêcha de finir sa
-glace. On s'était mis à table très tard, des domestiques baissèrent les
-stores. Des autos commençaient de trépider doucement devant le perron
-de l'hôtel.
-
-Ce n'était plus la peine de partir maintenant, songeait Edith: Edward
-n'avait-il pas fixé ce dimanche soir comme délai dernier? Mais ne
-pourrait-elle atteindre Châlons dans la nuit ou, au moins, au petit
-jour avant qu'il se fût décidé? Si, il était temps encore: on s'accorde
-toujours le quart d'heure de grâce. Edith jouissait de son angoisse, de
-cette certitude soudaine de n'être pas un monstre. Il restait encore,
-dans son assiette, des fraises. Elle se leva, prétexta un rendez-vous
-urgent, se glissa entre les tables. Elle n'avait pas atteint la porte,
-qu'on étouffa de rire: Mme Tziegel nota qu'Edith les avait accoutumés à
-plus de prudence, à mieux cacher son jeu. Il fallait qu'elle fût bien
-prise, cette fois: qui donc allait-elle rejoindre? On ne court ainsi
-qu'à un deuxième rendez-vous, quand le premier a dépassé toute attente.
-Comme Jacques Berbinot, seul, ne riait pas et laissait, lui aussi, ses
-fraises, chacun sentit qu'il fallait que la conversation changeât.
-
-
-XVII
-
-
-D'un sommeil de cauchemar, Claude émergea. Sa cheville lui faisait mal;
-il brûlait de fièvre. Quelle était cette chambre? Des cœurs dessinés
-dans les volets clos fusait la lumière d'un matin d'été. Des cris
-d'hirondelles entouraient cette maison inconnue. Alors, tout à coup,
-il se rappela ses efforts pour briser la porte que son père avait
-verrouillée, son évasion par la fenêtre, sa course à minuit sur les
-toits, et qu'il était descendu au long d'une poutre du hangar mais,
-se croyant plus rapproché du sol, il avait sauté trop tôt et tomba
-mal. En dépit de sa cheville foulée, comment put-il se traîner jusqu'à
-Toulenne? A l'aube, il atteignit les premières maisons et s'arrêta
-dans une auberge où il n'était pas connu; à peine eut-il la force
-de commander un bol de café chaud. Il raconta à l'hôtesse que, venu
-de la campagne pour acheter une vache, il s'était foulé le pied en
-route; elle lui offrit un lit; le jeune homme résolut de se reposer
-jusqu'au train du soir. Il n'osa demander le docteur qui connaissait
-les Favereau et comprima lui-même sa cheville. Vers quatre heures, il
-s'éveilla, prit un peu de bouillon, et de nouveau l'abattit un lourd
-sommeil de fièvre. Il perdit conscience du temps. Le soir vint, des
-rires résonnèrent dans l'estaminet, des billes furent entrechoquées sur
-le billard. Claude voyait deux bras tendus, une face douloureuse; la
-tête d'Edward creusait un oreiller; ses cheveux blonds étaient souillés
-de sang. Claude n'était-il pas dans le train?... Le train l'emportait
-vers Châlons, le berçait, il pouvait dormir tranquille maintenant.
-
-Éveillé, il s'affola, songeant aux heures perdues. La campagne était
-pleine de cris de coqs. L'hôtesse, l'ayant entendu geindre, entra avec
-un bol de café au lait. Claude, hagard, lui demanda:
-
---Quel jour sommes-nous?
-
---Eh té! c'est samedi, jour du marché.
-
-Samedi! Il fallait atteindre Châlons, coûte que coûte, le lendemain
-soir. Claude essaya de se lever: sa cheville allait mieux mais il
-grelottait de fièvre. Il fit un peu de toilette. L'hôtesse qui allait
-au marché le prit dans sa carriole et consentit à le déposer devant la
-gare. Pourvu qu'il n'y trouvai pas son père! Non, Favereau n'était pas
-là. Mais il fallût parler à la marchande de journaux, serrer la main du
-contrôleur. Il raconta qu'il allait consulter un médecin de Bordeaux;
-un employé l'installa dans le wagon: c'était un train omnibus et Claude
-refit, en sens inverse, le même trajet que l'année dernière. De quel
-cœur ardent et confiant, alors, il s'en allait vers Lur! Aujourd'hui,
-il ne regarde pas aux portières.
-
-A Bordeaux, il se traîne jusqu'au guichet, prend son billet,
-s'installe sur un canapé de la salle d'attente. Il faut rester là
-plusieurs heures; il n'a pas faim: son corps est brûlant; il a peur de
-s'évanouir. Puis vient la tentation du sommeil, cet appel irrésistible,
-ce poids écrasant sur les paupières; il lutte, il dormira dans le
-train. Pour ne pas succomber, Claude cherche la buvette, demande un
-verre de rhum qu'ensuite il va vomir aux lieux d'aisances. Des porteurs
-poussent des chariots, dispersent des groupes de voyageurs. La terre
-tremble à l'entrée en gare d'un convoi énorme et noir qui s'immobilise;
-Claude, les coudes aux genoux, tient entre ses deux mains sa tête. Le
-train de Paris ne fut formé qu'à sept heures. Affalé dans un coin du
-compartiment, le jeune homme se laissa glisser, s'abandonna, perdit
-conscience. Des gens montèrent; on déplia des provisions, une odeur
-de charcuterie et de peau d'orange lui souleva le cœur, l'obligea
-d'ouvrir la fenêtre. Quelqu'un se plaignit du froid. Les arrêts
-brusques interrompaient son cauchemar. A Poitiers, deux sœurs de
-Saint-Vincent-de-Paul s'assirent en face de lui. Elles l'observaient:
-la plus âgée lui demanda s'il était souffrant. Les autres voyageurs,
-qui ne lui avaient prêté aucune attention, s'apitoyèrent. La plus
-jeune des religieuses avait de l'aspirine dans son cabas et lui en fit
-absorber deux comprimés; à Saint-Pierre-les-Corps, bien que la buvette
-fût fermée, elle revint avec une tasse de lait chaud. Claude se sentait
-moins perdu à l'abri de ces ailes immaculées et s'endormit plus calme.
-
-Un arrêt du train de nouveau l'éveilla. Il se sentit beaucoup mieux.
-Le soleil se levait sur la Beauce monotone. Aucune gare. Quelqu'un
-parlait d'une panne à la machine. Des voyageurs étaient descendus. On
-attendait des Aubrais une locomotive de secours. On aurait un retard
-de trois heures au moins. Claude prit dans sa poche un indicateur
-froissé. Son doigt tremblant se posa sur le mot Châlons. Il manquerait
-la correspondance; il eut la certitude qu'il fallait qu'il la manquât.
-Lorsque enfin le train se remit en marche, le sort en était jeté;
-aucune puissance au monde ne l'empêcherait d'arriver trop tard.
-
---Comment, vous sentez-vous, Monsieur? demanda la sœur. Elle hocha la
-tête avec inquiétude parce que le jeune homme répondit:
-
---Je vais bien maintenant. Il n'est plus nécessaire que je sois malade.
-
-
-Claude reconnaît de loin l'hôtel de la Cloche parce qu'à cette
-heure matinale le vestibule est ouvert sur la rue et qu'un groupe
-de servantes s'y agite. A peine entré, il prononce le nom d'Edward
-Dupont-Gunther. La gérante, en robe de chambre, et sa maigre tresse
-flottant sur son dos, descend l'escalier:
-
---Vous êtes un parent, Monsieur?
-
-Sa figure s'éclaire, les formalités vont devenir bien simples et il n'y
-aura pas à s'inquiéter pour les frais.
-
---Je suis un ami. J'ai été averti par une lettre. J'arrive trop tard?
-
---Il vit encore, Monsieur. Il repose. Le docteur l'a pansé. Un si beau
-jeune homme! Il paraît qu'il n'y a pas d'espoir. La balle a dévié
-mais le cerveau est intéressé. Quand j'ai entendu cette détonation, à
-minuit, je n'étais pas encore couchée. Mon mari me dit: «Mais on a tiré
-un coup de revolver dans la maison!» Il n'osait pas se lever, alors
-moi...
-
-Claude l'interrompt, s'informe de l'étage et du numéro de la chambre.
-Il monte seul; il pense qu'Edward a gravi hier pour la dernière fois
-ces marches sordides. Il hésite devant la porte, se décide. D'abord,
-sous le bandage blanc qui enveloppe le crâne et une partie du visage,
-il voit deux yeux large ouverts, et puis une voix plaintive, puérile,
-qu'il ne reconnaît pas, s'élève:
-
---Qu'y a-t-il? que s'est-il passé? il faut tout me dire. Je suis à Lur,
-peut-être, puisque te voilà.
-
-La poitrine se soulève et s'abaisse. Autour des lèvres exsangues, la
-barbe a poussé. Claude dit enfin:
-
---Je n'arrive pas trop tard: vous êtes vivant.
-
-Le blessé porte une main tâtonnante à son bandage, tourne un peu la
-tête avec un gémissement, découvre une large tache écarlate. Il ne
-regarde plus Claude. Il répète: Mais qu'y a-t-il, qu'y a-t-il? Et tout
-à coup:
-
---Je vais mourir.
-
-Il prend la main de Claude, la serre avec le geste d'un enfant qui
-a peur. Il le supplie de ne plus le quitter, de rester là toujours.
-Claude sent les ongles de l'agonisant dans sa chair. Du temps passe.
-Edward voit les lèvres de Claude remuer. Il dit:
-
---Claude, à qui parles-tu?
-
-Il comprend que le jeune homme prie et, du fond de son enfance
-protestante, cette parole lui revient:
-
---La Foi nous sauve.
-
---La Foi et aussi le repentir qui est l'amour. Voulez-vous prier?
-
-Claude arrache sa main à l'étreinte du moribond; il lui joint les
-doigts et à voix haute, détache chaque parole du Notre Père qu'Edward
-répète après lui. Quand c'est fini, le mourant dit encore:
-
---Il y a quelqu'un...
-
-Puis il divagua doucement. Le médecin apporta de la glace et une
-calotte en caoutchouc. Il dit qu'à Paris, on aurait pu tenter une
-trépanation. Edward ne paraissait plus souffrir. Une heure passa. Du
-rez-de-chaussée montait un murmure de conversations. Dans le couloir,
-des pas rôdèrent. Claude entr'ouvrit la porte et, dans la pénombre, vit
-un monsieur qui dit très vite:
-
---Excusez-moi, je suis le correspondant du _Châlons-Journal_...
-
-Claude referma la porte. Un instant après, l'hôtesse se présenta et
-attira le jeune homme dans un coin de la chambre: elle avait cru bien
-faire, quoi que tout ne fut pas fini encore, d'avertir les pompes
-funèbres. Le commissaire de police était déjà venu. Il faudrait
-attendre la fin de l'enquête, après quoi on enlèverait le corps
-immédiatement,--dans un hôtel, n'est-ce pas?--Sans doute la famille
-le ferait transporter à Bordeaux. Les pompes funèbres se chargent de
-toutes les démarches.
-
-Elle avait élevé la voix. On n'entendait plus respirer l'agonisant.
-Quand elle se tut, un silence effrayant emplit la chambre. Claude
-revint vers le lit. Les yeux d'Edward ne voyaient plus rien du monde.
-
-
-Au télégramme qu'il adressa à Firmin Pacaud, Claude reçoit une réponse
-dont il se scandalise: Bertie Dupont-Gunther ne désire pas contempler
-une dernière fois le visage de son fils; May est fatiguée--sans doute
-un début de grossesse.--Ses affaires retiennent Firmin Pacaud. Enfin
-on espère que Claude se chargera de la mise en bière, du transport
-à Bordeaux. Un mandat télégraphique lui parvient: «Pour qu'il fasse
-convenablement les choses».
-
-Les volets sont mi-clos, la fenêtre entr'ouverte, un jour brûlant
-s'annonce: il serait grand temps que le cercueil arrivât. Claude ne
-sait pas s'il imagine cette odeur... Il a fallu jeter sur le visage
-et sur les cireuses mains une gaze à cause des mouches. La gérante, à
-chaque instant, intervient «pour qu'on débarrasse la chambre au plus
-vite». Ces pauvres soucis absorbent le jeune homme. Un pas dans le
-corridor, un froissement de robe: la gérante encore, sans doute! Et
-voici qu'entre une dame que d'abord Claude ne reconnaît pas: un manteau
-de voyage kaki, étroit du bas, avec un seul bouton; le chapeau qui est
-un turban; cet air d'odalisque des femmes de 1914: Edith Gonzalès. Elle
-prend la main de Claude avec expression, soupire: «Si j'avais su!»
-s'approche du lit, «s'écroule», murmure distinctement le mot de pardon,
-et enfin pleure.
-
-Claude s'étonne: son jeune maître serait-il mort à cause de cette
-femme? Il serre les poings, puis hausse les épaules: Edith fut tout au
-plus le prétexte que, pour céder au vertige, un malheureux se donna. A
-la minute où il s'y retenait, c'est cette branche-là qui a cédé; mais
-n'importe quelle autre, sous le poids du désespéré, se fût rompue.
-
-Tous les gestes de cette femme lui semblent des simagrées. Pourtant
-Edith verse de vraies larmes, elle soulève un coin de la gaze, se
-penche, recule; moins à cause des cotons dans les narines, de la
-mentonnière qui soutient la mâchoire, que parce qu'elle ne le reconnaît
-pas: c'est un autre tout à coup; ce visage qui n'était qu'inquiétude et
-que trouble, l'éternelle pacification le modèle à nouveau; le voici tel
-qu'il aurait pu être, ce pauvre enfant! Claude s'est rapproché aussi,
-éprouve le même saisissement et dit:
-
---Il faut contempler son ami mort pour s'apercevoir qu'on ne l'a pas
-connu.
-
-Edith, malgré la chaleur dans cette chambre sombre et d'odeur louche,
-est prise d'un tremblement; elle a peur, elle éprouve cette répulsion
-des bêtes à la porte d'un abattoir et d'un air suppliant:
-
---Je n'ai plus rien à faire ici, n'est-ce pas?
-
-Elle mendie la permission de s'évader.
-
---Vous n'avez pas besoin de moi?
-
-Sans répondre, le jeune homme se leva, lui ouvrit la porte; elle prit
-la fuite.
-
-Claude, seul, essaya de prier. La glace de l'armoire et celle qui
-était au-dessus de la toilette multiplièrent la forme rigide étendue
-sur le lit: on eût dit qu'une hécatombe de jeunes hommes emplissait la
-chambre. La chaleur devenait accablante. Claude pensa à la vigne; on
-ferait du bon vin cette année et la récolte de 1914 vaudrait celle de
-1911. Des pas lourds retentirent dans l'escalier. Devant la porte, des
-hommes haletèrent sous le poids de la boîte de plomb.
-
-
-Aux abords de Paris, l'express s'arrête. Edith regarde sur les toits
-la brume de juin. Un appétit sauvage de bonheur lui donne de la honte,
-du dégoût et comme une mouche, elle chasse de sa pensée cette petite
-phrase que Mme Gonzalès, la veille au soir, lui glissa, et qui l'obsède:
-
---Si un homme est mort pour toi, ta fortune est faite, bijou.
-
-_Malagare 1914.--Paris 1920._
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of La chair et le sang, by François Mauriac
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG ***
-
-***** This file should be named 50593-0.txt or 50593-0.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/5/0/5/9/50593/
-
-Produced by Madeleine Fournier. Images made available by
-the Internet Archive.
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
diff --git a/old/50593-0.zip b/old/50593-0.zip
deleted file mode 100644
index a6d2e71..0000000
--- a/old/50593-0.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/50593-h.zip b/old/50593-h.zip
deleted file mode 100644
index a19a836..0000000
--- a/old/50593-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/50593-h/50593-h.htm b/old/50593-h/50593-h.htm
deleted file mode 100644
index 3b2b2d3..0000000
--- a/old/50593-h/50593-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,7298 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
- "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr">
- <head>
- <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" />
- <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" />
- <title>
- The Project Gutenberg eBook of La Chair Et Le Sang, by François Mauriac.
- </title>
- <style type="text/css">
-
-body {
- margin-left: 10%;
- margin-right: 10%;
-}
-
- h1,h2 {
- text-align: center; /* all headings centered */
- clear: both;
-}
-
-p {
- margin-top: .51em;
- text-align: justify;
- margin-bottom: .49em;
-}
-
-.p2 {margin-top: 2em;}
-.p4 {margin-top: 4em;}
-
-hr {
- width: 33%;
- margin-top: 2em;
- margin-bottom: 2em;
- margin-left: auto;
- margin-right: auto;
- clear: both;
-}
-
-hr.tb {width: 45%;}
-hr.chap {width: 65%}
-hr.full {width: 95%;}
-
-hr.r5 {width: 5%; margin-top: 1em; margin-bottom: 1em;}
-hr.r65 {width: 65%; margin-top: 3em; margin-bottom: 3em;}
-
-table {
- margin-left: auto;
- margin-right: auto;
-}
-
-.blockquot {
- margin-left: 5%;
- margin-right: 10%;
-}
-
-.center {text-align: center;}
-
-.right {text-align: right;}
-
-.smcap {font-variant: small-caps;}
-
-.gesperrt
-{
- letter-spacing: 0.2em;
- margin-right: -0.2em;
-}
-
-em.gesperrt
-{
- font-style: normal;
-}
-
-/* Poetry */
-.poem {
- margin-left:10%;
- margin-right:10%;
- text-align: left;
- font-size: 97%;
-}
-/*
-.poem br {display: none;}
-*/
-
-.poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;}
-
-.author {
- font-weight: bold;
- font-size: 130%;
- text-align: center;
- margin-top: 4em;
-}
-
-.editor {
- font-weight: bold;
- font-size: 85%;
- text-align: center;
- margin-top: 2em;
-}
-
-.edition {
- text-align: center;
- font-weight: bold;
- font-size: 110%;
-}
-
-.signature {
- text-align: right;
- margin-right: 4em;
-}
-
-.quotr {
- text-align: right;
- margin-right: 6em;
-}
-
-.cover {
- margin: auto;
- text-align: center;
- width: 450px;
-}
-
-/* table of content */
-.toc p {
- text-align: center;
-}
-
-/* end of toc */
-
-.letter {
- padding-top: 0.5em;
- padding-bottom: 0.5em;
- margin-left: 5%;
- margin-right: 10%;
-}
-
-.letter .date {
- text-align: right;
- margin-right: 2em;
-}
-
-.letter .dest {
- margin-left: 2em;
-}
- </style>
- </head>
-
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of La chair et le sang, by François Mauriac
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-
-
-Title: La chair et le sang
-
-Author: François Mauriac
-
-Release Date: December 2, 2015 [EBook #50593]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG ***
-
-
-
-
-Produced by Madeleine Fournier. Images made available by
-the Internet Archive.
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<div class="cover">
-<img src="images/cover.jpg" alt="" />
-</div>
-
-<hr class="full" />
-
-<p class="author">FRANÇOIS MAURIAC</p>
-<p>&nbsp;</p>
-<h1>LA CHAIR<br />
-
-ET LE SANG</h1>
-
-<p>&nbsp;</p>
-<p>&nbsp;</p>
-
-<p class="editor">PARIS<br /><br />
-ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS<br /><br />
-<span style="font-size:95%;font-weight:normal">100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100<br />
-PLACE BEAUVAU</span><br /><br />
-1920</p>
-
-<hr class="chap" />
-
-<div class="toc">
-<!-- Autogenerated TOC. Modify or delete as required. -->
-<p><a href="#chap_I">I</a></p>
-<p><a href="#chap_II">II</a></p>
-<p><a href="#chap_III">III</a></p>
-<p><a href="#chap_IV">IV</a></p>
-<p><a href="#chap_V">V</a></p>
-<p><a href="#chap_VI">VI</a></p>
-<p><a href="#chap_VII">VII</a></p>
-<p><a href="#chap_VIII">VIII</a></p>
-<p><a href="#chap_IX">IX</a></p>
-<p><a href="#chap_X">X</a></p>
-<p><a href="#chap_XI">XI</a></p>
-<p><a href="#chap_XII">XII</a></p>
-<p><a href="#chap_XIII">XIII</a></p>
-<p><a href="#chap_XIV">XIV</a></p>
-<p><a href="#chap_XV">XV</a></p>
-<p><a href="#chap_XVI">XVI</a></p>
-<p><a href="#chap_XVII">XVII</a></p>
-</div>
-
-<!-- End Autogenerated TOC. -->
-
-<hr class="r65" />
-
-<p class="quotr"><i>A François Le Grix,</i><br />
-<i>Son Ami,</i></p>
-<p class="signature"><i>F. M.</i></p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_I" id="chap_I"></a>I</h2>
-
-<p>Claude Favereau, après qu'il a interrogé les porteurs,
-découvre enfin la voie, en dehors du hall, où
-le train omnibus aligne de vieux wagons, se gare
-avec un air abandonné. Claude aurait dû choisir
-l'express du soir qui n'a besoin que de trois quarts
-d'heure pour atteindre Toulenne; mais le jeune garçon
-a mieux aimé ce petit train d'après déjeuner qui
-le long de la Garonne, rampe, s'attarde à chaque
-gare, et dont on dirait que la chaleur ralentit la
-marche, l'oblige à se traîner au milieu des vergers
-et des vignes accablées. Aux haltes indéfinies, on
-entend, à travers la cloison du compartiment, des
-conversations patoises. Le chef de gare approche le
-sifflet de ses lèvres, avec importance, parce que c'est
-l'acte essentiel de sa journée. Claude aime ces heures
-vagues où rien ne le détourne de penser à soi. Il
-n'en finit pas, il n'en finira jamais de mettre dans
-son cœur de l'ordre; quelle confusion en lui, à cette
-minute, où, pour toujours, il quitte le séminaire! Il
-songe qu'il ne perdra plus ce goût de reploiement,
-cette manie d'examiner sa conscience, ce don de
-transformer en cellule, en oratoire, le wagon de
-troisième classe où il rêve seul: ce lui est presque
-une volupté qu'avec impatience il appelle, alors que,
-sur le quai du départ, le volubile abbé de Floirac le
-retient.</p>
-
-<p>Selon le vœu de ses maîtres, Claude a quitté le
-séminaire sans avertir aucun camarade sauf celui-ci:
-son ami officiel. Quand il a fallu décider qui raccompagnerait
-à la gare, Claude, en même temps
-que M. le Supérieur, prononça le nom de Floirac,
-mais le jeune homme sait bien que cet abbé est le
-seul qu'il ne regrette pas et qu'il se fût plus ému de
-dire adieu, sur ce quai, au gros Parmentier, le dernier
-de sa classe, qui l'entretenait de chasse à la
-palombe, d'histoires de chiens d'arrêt et de bécasses.
-Immobile sur l'asphalte souillé, M. de Floirac ne
-souffre point de la température; des livres déforment
-les poches de sa soutane où, au long des boutons, des
-taches s'égrènent; il parle à Claude, comme naguère
-aux promenades, du père Tyrrel et de l'abbé Loisy.
-Sait-il que dans six minutes, ce train emportera pour
-toujours le seul de ses camarades préoccupé des problèmes
-qui l'obsèdent? Peut-être se connaît-il malhabile
-à rien exprimer de ses sentiments et, avec le
-résumé d'un article du dernier fascicule de la <i>Revue
-d'apologétique</i>, il comble les silences. Le train se
-détache; Claude, un instant, imagine le retour solitaire
-de son ami: «Floirac se consolera avec des
-excès de métaphysique», se dit-il.</p>
-
-<p>Déjà le train s'arrête devant une gare de banlieue,
-mais repart à l'instant; le voyageur attribue à
-une volonté particulière de la Providence cette
-solitude qui lui est départie; personne, en haine du
-soleil, ne lui confisquera, sa journée de Juillet avec
-un store bleu. Claude amoureusement accepte la
-chaleur; voici une propriété où trois marronniers ne
-forment qu'une sphère dense de feuilles; à chaque
-trajet, il reconnaît et salue ces frères immobiles en
-songeant que jamais ses mains ne se rafraîchiront
-contre leur écorce lisse. Déjà les coteaux se soulèvent;
-la plaine garonnaise se gonfle, aspire l'air
-brûlant.</p>
-
-<p>Au delà du paysage reconnu, Claude considère
-la vie qu'il abandonne: il n'ira plus, dès l'aube,
-vers la chapelle, avec des versets de psaumes sur les
-lèvres. Ses directeurs exigent qu'il renonce au sacerdoce
-... mais ses directeurs, toujours ce fut lui qui
-les dirigea; il les a aiguillés vers la décision souhaitée:
-non qu'il y ait eu chez Claude une crise de la
-foi, ni que M. de Floirac lui eût communiqué sa
-fièvre touchant l'auteur du <i>Pentateuque</i> ou celui du
-quatrième Évangile. Seulement, vers sa dix-huitième
-année, il avait connu son propre cœur, ses puissances
-redoutables. Si les hypothèses de M. de Floirac
-sur l'interpolation du verset <i>Tu es Petrus</i> le
-laissaient froid, les vers de Lamartine et de Hugo
-dans les «morceaux choisis» par l'abbé Ragon,
-ruisselaient en lui comme un torrent de délices; une
-seule journée à la campagne, dans l'herbe juteuse et
-foulée, dangereusement l'alanguissait pour une
-semaine.</p>
-
-<p>Dès cette époque, déjà clairvoyant, il avertissait
-M. Garros, son directeur: «Le temps n'est plus,
-lui disait-il, de ces abbés romantiques, aimés du
-père Lacordaire, ou du père Gratry, cœurs résignés
-d'avance à tous les sacrifices mais non à celui de
-n'être plus aimés, et qui morts&mdash;le plus souvent
-poitrinaires &mdash;au seuil même de l'adolescence, nous
-ont légué de trop fiévreuses prières... Je craindrais
-de devenir un René du sacerdoce, dans un temps
-où, vicaire de banlieue, il faut se livrer en pâture
-à des patronages, des syndicats.»</p>
-
-<p>Ce fut au régiment que Claude vit clair en lui,
-connut qu'il devait renoncer à toute sublime vocation.
-M. Garros l'avait mis en garde contre la grossièreté
-de ses camarades, lui avait prédit un martyre
-de vingt-quatre mois. Or, Claude n'en avait pas souffert.
-Fils du maître-valet de ce domaine de Lur où il
-rentrait aujourd'hui, le jeune homme s'était avoué
-que les plus lourdes farces en lui trouvaient un
-écho. D'abord, il avait dû se surveiller pour ne point
-rire de certaines indécences. Au long des randonnées
-de nuit, les refrains chantés sur des airs liturgiques
-sans doute le désolèrent. Mais bien vite, aucune obscénité
-ne le détourna de marcher le visage levé vers les
-étoiles. «Et j'avoue, se disait-il, que le soir,
-autour d'un litre et le dos au poêle, j'éprouvais une
-joie animale, une gaieté énorme et qui ne différait
-guère de la joie des autres... Toutes les puissances
-de ma jeunesse, ma chair et mon sang se soulevaient
-en moi, détruisant mes attitudes cléricales. Mes lectures
-ne servirent qu'à me rendre lucide... J'assistais,
-grâce à elles, clairvoyant et intéressé à cette émeute
-de mes forces d'en bas...»</p>
-
-<p>Souvent le dimanche il avait amené à Lur des
-camarades. Il se rappela dans la cuisine maternelle,
-autour de la table où les verres avaient laissé des
-ronds, ces après-midi de vin blanc avec son père et
-le bouvier Abel. L'appel aux vêpres battait doucement
-et vainement dans la lumière et Claude n'avait
-pas la force de s'arracher à cet abrutissement derrière
-les volets mi-clos.</p>
-
-<p class="p2">Cadaujac, Podensac, Barsac, Preignac ... les villages
-girondins s'égrènent au long du fleuve: leurs petites
-gares pareilles vibrent, dans la chaleur et lorsque le
-train s'en éloigne, un «drôle» aux pieds nus, le
-regarde, la main à la hauteur des sourcils. Claude
-emplit ses yeux de vignes soufrées, de murs croulants,
-de routes blêmes et tigrées. Il tire de sa poche la
-petite glace ronde achetée aux grandes manœuvres
-et arrange le nœud en ficelle de sa cravate groseille.
-Devant son visage désormais séculier, il éprouve une
-joie ivre d'oiseau lâché&mdash;la même qu'au régiment,
-il connut à ses premiers dimanches de sortie. Ah!
-qu'il avait souffert de ce reniement, de son plaisir à
-n'être plus reconnu pour un de ceux «qui étaient
-aussi avec cet Homme». Honteuse joie de s'attabler
-dans une auberge au milieu des servantes et des
-soldats, sans que personne en lui ne discernât le signe
-de ceux qui suivent le Galiléen! Désormais, à cette
-joie comme il s'adonne! Au rythme du wagon, il
-chante des paroles folles sur un air du <i>Joseph</i> de
-Méhul...</p>
-
-<p>M. Garros avait mis du temps à comprendre ces
-raisons de Claude, que d'abord il jugea saugrenues.
-Il ne se résignait pas à perdre ce garçon, si vivant
-qu'autour de lui les autres jeunes clercs paraissaient
-mornes. Il avait voulu le garder une année encore
-après son temps de service, et Claude se rappelle ces
-mois perdus à d'inutiles disputes. Dans la fumée de
-sa cigarette, il évoque M. Garros, ce visage charnu
-où les yeux tiennent le moins possible de place et en
-dépit des plus tristes conjonctures n'arrivent pas à
-n'être pas malins; de même, son informe bouche ne
-sait pas ne pas sourire; à ces yeux, à cette bouche,
-M. Garros est redevable de cette réputation de finesse
-qu'il soutient d'ailleurs avec des histoires d'un effet
-sûr. Ce placier d'anecdotes, ce commis-voyageur en
-drôleries cléricales a tout de même le goût pieux des
-âmes,&mdash;mais qu'il les manie avec de gros doigts!
-Claude se remémore le dernier assaut qu'hier encore
-il dut subir et, pour son plaisir, en arrange le dialogue,
-se donne à lui-même cette comédie:</p>
-
-<p>&mdash;Mon enfant, je sais votre désir de rentrer chez
-votre père et de ne point vous servir du don d'intelligence
-que Dieu vous a départi. Je ne puis pourtant
-vous céler que M. le Supérieur a reçu une proposition
-vous concernant, dont les avantages sont considérables.</p>
-
-<p>&mdash;... Sans doute, monsieur, s'agit-il d'un préceptorat?</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon enfant...</p>
-
-<p>&mdash;Si vous m'aimez, je vous supplie de ne pas
-insister: n'espérez pas que j'entre jamais dans les
-bagages d'une famille. Je sais que la mort de M. le
-marquis de Lur, qui m'employait pendant les vacances
-à classer sa bibliothèque, ne me laisse d'autre ressource
-que de travailler aux potagers ... mais j'y suis
-excellent et peut-être l'acquéreur de Lur voudra-t-il
-me rendre à mes chers bouquins...</p>
-
-<p>Mais, selon M. Garros, il n'y fallait pas compter:
-le nouveau propriétaire, Bertie Dupont-Gunther (de
-la maison Dupont-Gunther et Castagnède) était un
-marchand plein d'arrogance et qui n'avait pas son
-pareil pour la grossièreté, sur la place de Bordeaux.
-Il ajoutait à tous ses vices celui d'appartenir à la religion
-prétendue réformée...</p>
-
-<p>&mdash;Bien qu'il ait épousé une demoiselle Casadessus,
-d'une vieille famille catholique de la paroisse Saint-Michel,
-avait ajouté M. Garros, ses deux enfants
-furent élevés dans l'hérésie. On dit même que sa
-femme est morte de douleur et de remords...</p>
-
-<p>Mais Claude ne redoutait pas ce monstre retenu
-par ses affaires à Bordeaux et qui n'habiterait Lur
-que les dimanches d'été.</p>
-
-<p>M. Garros se rabattit sur de plus lourds arguments:</p>
-
-<p>&mdash;Vous souffrirez, Claude, vous serez à chaque
-instant choqué, froissé...</p>
-
-<p>Le jeune garçon sourit de la théâtrale réponse dont
-il regrette, aujourd'hui, d'avoir affligé M. Garros:
-«Je ne rougis pas de mes parents!» Il regarde, sur
-son pantalon de coutil, ses mains énormes et rouges...
-Le train, entre Preignac et Toulenne s'emballe, se
-croit l'express,&mdash;et Claude se rappelle une semaine
-de Pâques vécue à Floirac, chez son ami; qu'il avait
-souffert! A table, l'emploi de chaque fourchette
-devenait un problème à résoudre immédiatement
-sous le regard attentif des jeunes filles prêtes à pouffer.
-Ah! certes, il souffrirait moins dans la cuisine maternelle;
-d'ailleurs, il comptait bien retrouver la bibliothèque
-et ses saouleries de lectures, d'imaginations
-et de songes; enfin l'église toujours serait ouverte,
-si douce, le soir, et où jamais en vain Claude
-n'apporta un cœur blessé. S'avoue-t-il cet arrière
-espoir que sa retraite à Lur lui sera une attente?
-Doute-t-il que sur cette colline la vie vienne le
-chercher? L'oreille tendue vers il ne sait quel appel.
-Claude veut demeurer là disponible... Il ne redoute
-pas ses parents; ils ne parleront guère ensemble,
-n'ayant rien à se dire, séparés, mais unis par leurs
-racines, comme les chênes de Lur.</p>
-
-<p>Claude comptait qu'à l'arrivée de ce train omnibus,
-la gare de Toulenne serait déserte. Et d'abord, sur
-la place rongée de soleil, où les mouches dansent, il
-ne voit en effet que la carriole de son père, qui
-occupe toute l'ombre sphérique d'un acacia boule:
-la jument Mignonne agite contre les taons ses oreilles
-et sa queue de mulet. Il aperçoit la coiffe noire et le
-dos de sa mère immobile. Son père, sans col, l'estomac
-et le ventre hors du pantalon, prend Claude par
-ses épaules et fait claquer deux «bises» sur ses
-joues; il va chercher lui-même la malle noire pareille
-à celle d'un domestique et la porte à la main ainsi
-qu'une valise. Maria Favereau ne fait guère fête à
-son fils; elle se résigne moins que son mari à n'être
-plus la mère d'un monsieur prêtre, chez qui on finit
-économiquement ses jours, entourée de vénération;
-elle ne doute pas qu'il y ait en tout ceci une histoire
-de jupon; elle s'est entendue avec Favereau pour ne
-pas brusquer le petit et lui laisser le temps de la
-réflexion, mais vers l'automne, ils espèrent le décider
-à ne pas perdre le profit de tout ce qu'il a lu dans
-les livres, à devenir un monsieur.</p>
-
-<p>Claude, assis sur la banquette de derrière, tourne
-le dos à ses parents; la route sort de la voiture
-comme un mètre enroulé de sa petite boîte. Devant
-chaque porte de Toulenne, un tas de poussiéreuses
-immondices attirent les mouches; des femmes en
-jupon et mal peignées paraissent au seuil des corridors
-voilés de lambeaux d'étoffes. Le pont suspendu
-tremble sur la Garonne fauve où, toujours à la même
-place, des enfants nus s'ébattent. Maintenant,
-Mignonne va d'une allure plus lente, car la route
-monte; on peut causer. Dominique Favereau n'est
-guère parleur. Il est au monde un vignoble, six
-hommes, deux femmes et quatre bœufs sur lesquels
-il a autorité et qu'il commande du ton d'un chef
-qui se souvient de son temps d'adjudant. Il se tient
-devant M. Gunther, la main à la couture du pantalon;
-sa raideur militaire lui permet de ne pas broncher
-même avec trois litres de vin blanc dans
-l'estomac. L'œil droit où jadis il reçut un
-plomb, est toujours fermé; pourrait-il au besoin s'en
-servir? Mais l'autre œil, sans cils ni sourcils,
-petite goutte vitrifiée, voit tout ce qui se passe à
-Lur.</p>
-
-<p>Claude profite de la montée pour interroger son
-père sur les nouveaux maîtres; il n'obtient rien que
-ceci: «Pour un homme dur, c'est un homme dur,&mdash;il
-n'a pas peur de l'ouvrier,&mdash;avec lui, il faut que
-ça marche, un sou est un sou.» Claude n'a rien à espérer
-de sa mère, qui ne parle guère plus: un foulard
-noir cache ses cheveux; elle ressemble à ces religieuses
-de qui la coiffe empêche que l'on devine l'âge.
-Sa figure étroite, fermée, exprime un parti pris de
-silence, de claustration. Elle vit dans le souvenir de
-ses deux fils aînés morts à sept et neuf ans. L'existence
-paysanne de travail et de solitude ne saurait
-lui dispenser l'oubli; pendant des années, Maria
-Favereau a vécu d'une seule idée: avoir un caveau,
-une concession à perpétuité où mettre les deux cercueils;
-pourtant la fosse commune est ici inconnue,
-mais ces cercueils, pour cette mère, contiennent tout
-ce qui reste de ses fils; bien qu'elle récite son chapelet
-et parle du bon Dieu, elle croit qu'ils sont dans
-la terre et non ailleurs.</p>
-
-<p>Pour soulager Mignonne, Claude descend de la
-voiture et, regardant le couple dont il est né qui se
-découpe en noir sur le ciel, il se dit (sans aucune
-pensée de moquerie): il est arbre, elle est volaille.
-Un souffle chaud qui ferait croire à l'orage enveloppe
-trois peupliers frémissants. Au bas du coteau, Saint-Macaire
-déjà s'enténèbre autour du vaisseau roman
-de l'église, ancrée depuis des siècles dans les saules
-du fleuve. Les cloches de Viridis, devant Claude qui
-marche les bras écartés, la tête un peu levée, projettent
-son enfance qui s'éveillait et souffrait surtout
-le soir; elle est en lui vivante, inépuisable et tout à
-l'heure, l'odeur de la cuisine, le froid des carreaux
-de sa chambre à ses pieds nus, et plus tard encore
-le battement de l'horloge et le ronflement de son père
-emplissant la maison endormie, feront affleurer de
-son enfance d'autres régions submergées.</p>
-
-<p>Les grands arbres de Lur retiennent entre leurs
-troncs la mourante et oblique lumière; Claude se dit
-qu'ils retiennent aussi les jours inconnus de sa vie,
-ce qui, de toute éternité, l'attend ici... Une douleur,
-une joie sans nom, dans les cimes agitées des vieux
-chênes, lui font signe. Il sent, il voit confusément
-que le calme de cette fin d'après-midi, ces bœufs
-accablés qui rentrent une dernière charge de sulfate,
-tous les symboles de la sérénité le trompent peut-être
-et que son heure est proche.</p>
-
-<p class="p2">La lampe Pigeon se reflète sur la toile cirée, déchirée
-par le petit couteau d'enfant de Claude. Le bouvier
-Abel et sa femme Fourtille, invités en son honneur,
-sont immobiles devant les assiettes creuses:
-Maria les emplit jusqu'au bord d'une soupe brûlante,
-épicée, parfumée d'ail, nourrie de couenne. Les moustaches
-d'Abel ruissellent; il a vingt-cinq ans, peut-être
-quarante; qu'il est sérieux devant la nourriture!
-Mais sa face exprime soudain une convoitise
-plus forte: il annonce qu'il va faire «chabrot»
-et, dans ce qui reste de soupe, verse le vin sanglant
-où le bouillon élargit des yeux de graisse;
-puis, élevant l'assiette entre ses mains, il y ensevelit
-un mufle hirsute; chacun écoute la nourriture
-envahir ce corps puissant autour duquel flotte l'odeur
-du bétail, de la sueur; de la terre; du revers d'un
-bras noir de poils, il essuie sa bouche, et devient
-grave, attendant le petit salé.</p>
-
-<p>Claude, assoupi dans l'ivresse du vin blanc et des
-souvenirs s'éveille pour écouler Fourtille parler des
-nouveaux maîtres. M. Dupont-Gunther lui apparaît
-tel qu'un monstre; il a fait mourir sa femme de chagrin...
-Sa fille M<sup>lle</sup> May est «fiérotte», quant à son
-fils Edward, on ne l'a pas encore aperçu... Tout ce
-monde doit passer ici le mois de juillet, une gouvernante
-arrive demain pour préparer le château...
-Claude ne s'inquiète guère de ces gens dont il
-espère n'être pas connu. Abel et Favereau ont
-allumé leurs pipes; une brume noie les jambons
-pendus aux solives, les pots de confit sur les étagères;
-les calendriers-réclames qu'aiment les mouches, les
-diplômes de certificat d'études, les cachets de première
-communion. Maria range les assiettes et les plats
-qu'elle a nettoyés. Seule Fourtille continue de parler,
-s'étonne que Claude n'essaye pas de gagner sa
-vie dans les écritures, de s'habiller avec une jaquette
-et de coiffer un chapeau melon. Favereau ne veut
-pas aborder ce sujet et dit à Abel:</p>
-
-<p>&mdash;Tu as vu sur le journal qu'un savant de Bordeaux
-a inventé une nouvelle maladie de la vigne?</p>
-
-<p>Maria s'est assise sur la chaise basse et maintenant
-tricote, le buste droit; un souffle entré par la porte
-ouverte fait vaciller la lampe; sur la table, des
-papillons nocturnes titubent.</p>
-
-<p>&mdash;Je vais prendre l'air, dit Claude.</p>
-
-<p>Une nuit épaisse, sans lune, ne laisse rien voir que
-les lueurs de Toulenne, le serpent de feu lent d'un
-train sur le viaduc. La vibration des grillons est
-si soutenue qu'on ne l'entend plus. D'invisibles
-mares coassent. Claude irait les yeux fermés dans
-ces allées; il semble que les arbres le reconnaissent
-et s'écartent, pour ne pas heurter ce front si souvent
-appuyé naguère contre leur écorce. La pierre de la
-terrasse est tiède encore aux mains. Par instants, les
-ramures, d'un seul élan, frémissent. Claude, au milieu
-de ses frères immobiles, demeure attaché au sol, face aux
-longs pays muets, où le grondement du train s'éloigne.</p>
-
-<p>Ah! si les battements de son cœur pouvaient se
-régler sur les constellations sereines, qui ne dévient
-jamais de leurs routes! Mais sa sœur n'était-elle pas
-plutôt l'une de ces étoiles errantes que ses yeux
-d'enfant cherchaient aux nuits de quinze août, et
-dont la course est si brève qu'avant qu'il ait eu le
-temps d'exprimer un vœu, elle s'était déjà perdue
-à jamais dans la dormante immobilité de l'azur?</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_II" id="chap_II"></a>II</h2>
-
-<p>Le château de Lur est l'une de ces basses et longues
-maisons girondines que dans le pays l'on nomme
-communément «chartreuses». Le défunt marquis y
-avait ajouté un pavillon à toit d'ardoises où il installa
-sa bibliothèque, reste encore magnifique de celle
-qu'avait réunie son aïeul vers 1750. Au nord, un
-perron arrondi, construit sous Louis XVI, laisse
-entre ses pierres déjetées fleurir les résédas. Une
-rangée de tilleuls, demeurés grêles à cause des vents
-d'équinoxe, sépare la maison d'une longue prairie
-en pente. Au delà, le pays de Benauge, «l'entre-deux
-mers», renfle ses douces collines rapprochées,
-striées de vignobles rectilignes et où les touffes isolées
-des ormeaux prennent une valeur singulière à cause
-de leur rareté. Au midi, deux ailes dont l'une est
-l'orangerie et l'autre les chais avec le logement des
-Favereau, limitent une cour étroite, où l'hiver même
-demeure si tiède qu'y fleurissent les mimosas. Deux
-murs bas, surmontés chacun d'une colonne que
-devaient couronner jadis les attributs sylvestres et
-réunis par un portail de lierre centenaire, séparent
-la cour des charmilles qui sont la gloire de Lur. Une
-large nef centrale et deux nefs latérales aboutissent
-à une longue terrasse, où la vallée de la Garonne se
-déploie. Un pavillon octogonal à demi-ruiné flanque
-à l'ouest cette terrasse. Le parquet à rosace se soulève,
-les boiseries rongées par l'humidité tombent.
-Des rateaux, des pelles, des arrosoirs hors d'usage
-y sont confondus... Du côté de l'ouest, d'épais
-massifs de chênes, de hêtres et de marronniers où
-des allées savamment tracées tournent et s'enchevêtrent,
-bornent ce qui dans Lur est concédé à l'agrément;
-au delà s'étendent les vignes luxuriantes,
-épaisses dans la lumière et la torpeur de juillet.
-Seules les dominent à l'horizon les trois croix du
-calvaire de Viridis... A l'est des charmilles, toujours
-face au point de vue, un verger offre au soleil les
-fruits qui, par instants, tombent et s'écrasent sur le
-sol durci.</p>
-
-<p>Claude, dès six heures, est au jardin; son père lui
-laisse une journée de repos. Il va savourer chaque
-minute couché sur le domaine argileux, sur la terre
-grasse que les quatre bœufs péniblement défoncent.
-Il resterait des heures à la terrasse devant cet horizon
-que depuis l'enfance il déchiffre sans lassitude,
-car les saisons, les jours y laissent des empreintes
-diverses. Touchant le ciel, les Landes apparaissent,
-ligne d'ombre immobile et de silence, où l'on voit,
-dans les soirs calmes, fulgurer de lointains orages et
-des incendies soufrer le ciel.</p>
-
-<p>A l'heure de la sieste, Claude, qui a la clef de la
-bibliothèque, ouvre la petite porte du pavillon donnant
-sur la cour et monte par l'escalier de bois à la
-haute pièce qui, de ses quatre fenêtres, commande
-l'horizon. Une fraîcheur fade, une odeur de poussière
-et de moisi, mais une odeur surtout de vieux livres
-emplit le silence, ce silence effrayant des pièces où
-l'on n'entre jamais, qui demeurent plongées dans la
-nuit et gardent au fort de l'été l'humidité glaciale de
-l'hiver. Claude ouvre les fenêtres à guillotine, pousse
-les pesants volets; tout l'après-midi emplit en une
-seconde cet espace clos depuis des mois, indifférent
-aux saisons, immuable dans sa nuit avec sa cargaison
-de philosophies, de poèmes. Claude a vécu là
-d'innombrables journées d'été; il s'est gorgé de lectures;
-personne que lui n'aimait cet asile. Une table
-grossière, un divan de cuir qui perd son crin, un
-escabeau pour atteindre aux dernières étagères: c'est
-tout l'ameublement. Le marquis de Lur ne lisait rien,
-hors le catalogue du chasseur français de la manufacture
-d'amies de Saint-Etienne. Claude songe que les
-nouveaux maîtres auront sans doute plus de goût
-pour son refuge. Un jeune homme, une jeune fille,
-que feront-ils à Lur s'ils ne lisent pas? Il sait qu'Edward
-Dupont-Gunther s'occupe de peinture, en amateur,
-selon M. Garros. Claude se rappelle que ce sont
-des protestants: il les imagine obligés par le libre
-examen à recréer sans cesse pour eux-mêmes la
-vérité, à chercher indéfiniment, à travers les livres,
-une règle de conduite. Ce paradis peut-être lui sera
-fermé, et sans doute cela vaut mieux ainsi; la terre
-devra lui suffire; il faut qu'il apprenne à ne plus rien
-déchiffrer que les horizons où s'inscrivent le mauvais
-temps et les signes des constellations.</p>
-
-<p>Pourtant, de même que la cuisine fumeuse restitue
-à Claude son enfance, ici, sur ce divan poussiéreux
-et frais, c'est son adolescence, c'est l'aube de son
-adolescence qui surgit telle qu'il la porte encore en
-lui: heures tristes et bénies où il acceptait d'un cœur
-inquiet le péché des mauvaises lectures. Il se souvient...
-Autour du pavillon, l'août flambait sur les
-vignes oppressées et les cigales n'étaient que la plainte
-monotone des végétaux mourant de soif; des bourdons
-ivres se cognaient au plafond; des volets clos
-jaillissait une flèche fulgurante de feu qui tremblait,
-comme fichée au plus épais de l'ombre. Il se
-rappelle un jour... Quel était ce livre? Ah! le premier
-volume des <i>Mémoires d'Outre-Tombe</i> qui le rendait
-conscient de son adolescence; il se sentait avoir seize
-ans. La même sylphide qui enchantait François-René
-de Chateaubriand troublait le cœur de l'enfant campagnard,
-défendu contre la canicule, dans cette bibliothèque
-déserte et froide.</p>
-
-<p>Au miroir bas d'un trumeau, Claude se reconnaît
-presque pareil au fort garçon qui rêvait là naguère:
-il y appuya son visage brûlant de sang, les paumes
-humides de ses mains. Est-ce du fond de son passé
-ou des jours qui vont venir que monte et l'envahit
-cette ardeur mélancolique? Dernier adieu de son
-adolescence finissante, ou bien souffle brûlant qu'à
-l'approche d'une terre inconnue les matelots
-reçoivent en plein visage? Quelles choses le menacent
-ici? Il s'arrache au divan, descend l'escalier intérieur
-qui le conduit au premier étage du château. Sur le
-long corridor voûté, les chambres muettes attendent
-et redoutent l'arrivée des maîtres inconnus. Les trumeaux,
-les étranges verres d'eau de couleur tendre,
-l'odeur des vieilles cretonnes lui faisaient éprouver
-des sensations autrefois familières à des personnes
-mortes. Au rez-de-chaussée, on avait commencé
-d'aérer le salon et la salle à manger, que sépare le
-hall où est le billard.</p>
-
-<p>Une fille balayait, tandis qu'une forte dame brune
-donnait, d'une voix de contralto, des ordres contradictoires.
-Claude s'arrêta interdit, et la dame choisit,
-parmi les breloques étalées sur son ventre, un face à
-main d'écaillé qu'elle braqua comme une arme à
-feu:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que tu viens faire ici, mon bonhomme?</p>
-
-<p>&mdash;Madame, je suis le fils de l'homme d'affaires...
-Je demande pardon à Madame... J'étais, sous le
-défunt marquis, chargé de la bibliothèque. Je venais
-voir si tout en était en ordre.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ah! tu es le petit séminariste?</p>
-
-<p>Elle montra, dans un sourire, des aurifications
-alternées. Une veine bleue se dessina sur son front
-mat où deux accroche-cœurs, comme tracés au pinceau,
-témoignaient de la conscience qu'avait la dame
-de son type espagnol.</p>
-
-<p>&mdash;Alors on a trouvé le régime de la sainte maison
-un peu austère, hein?</p>
-
-<p>Trois de ses mentons, écrasés contre sa poitrine,
-elle considère le jeune homme en dessous, avec complaisance;
-puis, d'un geste mutin, elle croise les
-mains derrière le dos, tend sa croupe et familièrement:</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'avez l'air de n'avoir pas froid aux yeux.</p>
-
-<p>Claude s'étonne et pense que cette virago devrait,
-selon le précepte, arracher son œil droit et même
-son œil gauche.</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous demandez qui je suis? Apprenez à
-connaître M<sup>me</sup> Gonzalès, dame de compagnie de
-M<sup>lle</sup> May Dupont-Gunther. Vous n'en revenez pas,
-mon ami, de voir une dame de ma sorte, dans cette
-position subalterne?</p>
-
-<p>Et vite, comme si elle avait hâte que son interlocuteur
-ne se fit pas plus longtemps une fausse idée
-touchant l'importance sociale d'une Gonzalès, elle
-l'avertit que, fille d'un grand d'Espagne et veuve
-d'un important banquier de Rayonne, elle fut obligée
-de gagner son pain. M<sup>me</sup> Gonzalès s'exprimait
-avec abondance, avec une loquacité voluptueuse,
-comme une bavarde qui depuis deux jours n'avait
-personne à qui parler; elle mettait dans son discoure
-la complaisance d'une dame de qui la manie est
-d'éblouir les gens par la peinture de ses splendeurs
-passées et de les attendrir par l'étalage de ses
-misères présentes: elle avait la prétention d'avoir
-été, à la fois, la femme la plus heureuse et la plus
-malheureuse; admirait que son mari se fut ruiné
-pour lui faire une vie royale; mais assurait qu'après
-les désastres survenus, elle avait stupéfié ses relations
-par son aisance à gagner sa vie et celle de sa
-fille.</p>
-
-<p>Claude se rendait, compte qu'un des fauteuils eût
-mieux que lui rempli son rôle de confident; il redoutait
-de montrer un excès d'intérêt ou un excès
-d'indifférence, mais il s'attardait au plaisir de
-renifler les saines émanations de la dame, cette
-odeur d'une personne très soignée et un peu forte:</p>
-
-<p>&mdash;Voilà comment, conclut-elle, je loge depuis dix
-ans chez M. Dupont-Gunther, qui m'a chargée de
-rendre habitable cette masure. Ce n'est pas un
-homme commode, mais je le ferais passer par le
-trou d'une aiguille.</p>
-
-<p>D'un geste, qui pouvait paraître maternel, elle
-tapota la joue du jeune homme, et, l'assurant de sa
-protection, elle héla la fille de chambre, gagna le
-premier étage.</p>
-
-<p>Claude regarda le salon où presque rien n'était
-changé depuis la mort du marquis. Le vieux damas
-des murs montrait une teinte plus vive aux endroits
-que les portraits de famille ne protégeaient plus. Ce
-piano à queue avait été apporté quelques jours avant
-l'arrivée de Claude: peut-être un peu de musique lui
-viendrait le soir à travers les branches... L'escalier
-retentit sous les pas de M<sup>me</sup> Gonzalès et le jeune
-homme n'eut que le temps de fuir. Le soleil déclinant
-le frappa en plein visage: c'était l'heure où les
-cigales descendent au long des troncs avec la lumière.
-Il s'arrêta devant un cep, souleva les feuilles violacées
-de sulfate, cherchant sur les grappes vertes des
-traces de maladie. Des herbes allumées au milieu de
-l'allée, la fumée s'élevait comme sur les images des
-histoires saintes où l'on voit le sacrifice d'Abel.
-Claude descendit le coteau vers Viridis, dont le clocher
-italien avait des anneaux d'hirondelles sifflantes
-et de pigeons. Sur la place, les boutiques étaient
-vides où l'on débite, les jours de pèlerinage, des
-médailles et des chapelets. Dans l'église noire, un
-peu de jour demeurait pris aux guirlandes des petits
-cœurs bombés, aux cadres dorés qui entourent une
-couronne de mariée, des épaulettes pareilles à celles
-du duc d'Aumale, une peinture où le lit du malade
-a des rideaux blancs avec la Vierge dans un coin du
-plafond. Claude déchiffre machinalement l'inscription
-qui l'aidait à ne pas s'endormir aux nasillardes
-et somnolentes vêpres: «En 182.... M<sup>me</sup> la duchesse
-d'Angoulême vint à Viridis avec une suite nombreuse,
-pour mettre sous la protection de Notre-Dame,
-les armes de son auguste époux.» Il salue, au centre
-des lampes perpétuelles, la Vierge dans sa robe de
-tous les jours, car elle a une garde-robe nombreuse
-et change d'atours, les dimanches et jours fériés.
-Claude se recueille aux pieds de celle dont chaque
-angélus, à l'aube et au crépuscule, fait fleurir le nom
-sur ses lèvres. Ah! plus que jamais qu'elle le garde,
-aujourd'hui qu'il n'aura d'autre compagne que la
-terre chaude et douce et complice de la chair des
-hommes et de qui l'odeur, aux soirs orageux, est
-celle même du désir... Que la Vierge le défende
-contre nos frères païens, les arbres, contre la superbe
-des chênes et contre les tilleuls qui sentent l'ardeur
-et l'amour; qu'elle lui apparaisse plus consolatrice
-que les aveugles et sourdes constellations, avec
-leurs noms de mauvais dieux!</p>
-
-<p>Il se souvient du vicaire, l'abbé Paulet, qui est
-son ami; il s'étonne de sa joie lorsque la servante
-l'avertit que le vicaire est parti en vacances pour un
-mois; paresse d'expliquer son cœur, de réfuter des
-objections vaines. Au retour, une large étoile
-tremble au couchant et, comme un reste de chaleur,
-les insectes vibrent. Des paysans disent bonsoir à
-Claude et se retournent parce qu'ils ne le reconnaissent
-pas. Il monta tôt à sa chambre, ce soir là et,
-selon le vœu de M. Garros, fit oraison. De tous les
-villages du pays de Benauge, les hommes purent
-contempler sa lampe qui éclairait le colloque d'un
-enfant campagnard et de Dieu.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_III" id="chap_III"></a>III</h2>
-
-<p>Dès l'aube, Claude est éveillé par les oiseaux,
-ceux des charmilles: merles et rossignols que le
-jour n'arrête pas, ceux des poutres et des tuiles:
-moineaux, hirondelles, ces dernières si près de lui
-qu'il les pourrait croire dans sa chambre; elles y
-entrent d'ailleurs et étoilent de blanches fientes, les
-carreaux. De sa fenêtre, Claude domine les chais où
-il reconnaît les tuiles cassées par ses pieds de petit
-garçon, du temps qu'il courait les toits comme un
-chat maigre. Au delà, dans l'azur de l'aube, la masse
-épaisse des charmes se révèle trempée de lumière
-naissante, et toute bruissante de vols empêtrés, de
-roulades ivres. La lune s'est levée si tard que sa lueur
-se mêle d'aube, résiste au soleil levant; les cimes
-balancées apparaissent dans cet irréel mélange de lune
-et d'aurore qui fait rêver aux premiers âges du monde.</p>
-
-<p>Le feu de l'été déborde l'horizon, le soleil monte
-dans une lente victoire. Claude, les cheveux sur les
-yeux, les pieds nus dans des espadrilles, descend le
-raide escalier de bois qui aboutit, à la cuisine. Déjà
-son père est assis devant un litre à demi vide; mais
-le vin qui n'est plus dans la bouteille est visible sur
-ses joues; il se lève pour embrasser Claude qui
-reconnaît que son père a déjeuné d'une croûte de
-pain frottée d'ail. L'air frais du matin gonfle la toile
-à camaïeu tendue devant la porte.</p>
-
-<p>&mdash;Il y a de l'ouvrage pour toi, mon drôle. Le
-patron m'a fait arracher la vigne dans la pièce qui
-touche aux charmilles pour y installer un terrain de
-tennis, qu'il appelle ça. Si encore c'étaient de
-vieux ceps; mais le défunt monsieur les avait
-greffés il n'y a pas dix ans. Il faut faire comme il le
-dit; la grosse dame qui est au château attend tout
-son monde pour aujourd'hui. Va, mon drôle: le
-terrain est déblayé; tu n'as plus qu'à porter la terre
-de route et à passer le rouleau.</p>
-
-<p>Claude accepte de tuer le ver avant d'aller à
-l'ouvrage; puis, dans la cour, sous les grenadiers
-dont les fleurs sanglantes évoquent des lèvres de
-cigarières, Claude fait grincer la pompe; le puits
-ventru a sa margelle usée là où naguère une chaîne
-remontait le seau, il écarte sa chemise, l'eau coule
-par un tuyau rouillé sur les cheveux, dans les
-oreilles; elle emplit l'auge creuse et réfléchit ce
-visage penché. Fourtille, un seau dans chaque main,
-s'approche; elle rappelle au jeune homme l'image
-d'une Athénienne dans ce manuel d'histoire grecque
-à l'usage des maisons d'éducation chrétienne par
-M. l'abbé Gagnol; mais il n'aime pas ce cou de
-bétail, ni ces mains d'homme, ni la vivacité stupide
-qu'a cet œil rond de volaille. Il s'inquiète de ce que,
-chaque matin, Fourtille guette son arrivée; avec une
-grosse rouerie, elle essaie d'établir entre eux une
-complicité. Aujourd'hui, elle se plaint parce que le
-puits se trouve tout contre la maison: les nouveaux
-maîtres arrivent, on ne pourra plus causer le matin.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin tu peux toujours m'aider à porter les seaux.</p>
-
-<p>Claude a eu la faiblesse de lui rendre une fois ce
-service; il en connaît les inconvénients: pour aller
-chez le bouvier depuis la cour, il faut traverser les
-chais obscurs et le jeune homme se méfie de ce
-passage; il trébuche, ne trouve pas la porte et
-Fourtille, avec une maladresse appliquée, le secourt.</p>
-
-<p>Aussi déclare-t-il rudement qu'il a de la besogne
-pressée et, les mains dans les poches, sifflotant,
-s'éloigne. Il contourne les charmilles où de petites
-flaques de soleil tigrent la terre. Voici le terrain
-où, à la place d'une vivace vigne, un jeune homme
-et une jeune fille inconnus trouveront du plaisir
-à se renvoyer des balles. Pas d'ombre. Le soleil
-tape férocement sur la nuque de Claude, tandis
-qu'il emplit de terreau le baquet qu'inventa Pascal.
-Au ras des vignes, pêchers et pruniers font d'inutiles
-touffes d'ombre. La voix traînante d'Abel excite les
-bœufs dont l'un, depuis des siècles, s'appelle Caubet
-et l'autre Lauret. La chaleur s'installe; Claude la
-voit, du côté de la Benauge, danser sur les routes
-vides; du côté de la plaine, comme une alose entre
-des joncs, la Garonne luit. Claude n'aperçoit pas la
-prairie, mais il vient d'elle, vers la vigne, avec une
-odeur de vert, de mous papillons blancs qui se
-poursuivent au hasard. Le facteur, courbé comme un
-damné sur sa bicyclette, sans s'arrêter jette deux
-lettres au jeune homme, qui reconnaît sur une
-enveloppe cette sage et renversée écriture de
-M. Garros, naguère si indiscrète en marge des
-dissertations. Il décacheté la seconde sans impatience
-et lit sans plaisir quatre pages aussi nettes
-que de l'imprimé, où M. de Floirac l'invite à partager
-son enthousiasme touchant la thèse de M. Leroy
-sur le symbolisme des dogmes. Tout le détourne
-de ces mois abstraits: des effarouchements de
-merles à travers les arbustes et, en lui, le bruit de
-son sang. Fourtille passe là-bas, une bêche à
-l'épaule; sa marche fait remuer ses hanches, ses
-reins que sangle un tablier bleu sombre.</p>
-
-<p>Claude accablé s'asseoit sur sa brouette, attendant
-le fricot, le vin blanc, puis la sieste dans le grand
-silence de la campagne où Pan sommeille. Là-bas,
-sur la route, dans un nuage, un point bouge, le son
-d'une trompe annonce l'approche d'une auto; sans
-effort, elle grimpe le coteau: comme s'il eût regardé
-la moindre charrette, Claude la suit des yeux; maintenant,
-des arbres la cachent mais le ronflement du
-moteur se rapproche. Elle doit atteindre le grand
-portail... Elle le franchit... Voilà donc sans doute les
-étrangers, les nouveaux maîtres. Le cœur de Claude
-ne bat pas plus vite. Il se remet à l'ouvrage, puisque
-le maître est là. A onze heures, il va dans la cour où
-la lumière a l'odeur des héliotropes sombres, dilatés,
-entourés de bourdonnements. De nouveau il se lave
-au puits; alors, derrière les volets mi-clos du rez-de-chaussée
-une voix nasillarde déclare:</p>
-
-<p>&mdash;Je ferai combler ce puits.</p>
-
-<p>Claude pour la première fois comprend qu'une
-puissance étrangère désormais règne à Lur. Il rejoint
-Favereau, Maria, Abel et Fourtille qui en oublient la
-soupe. Favereau, que vient de harceler M. Gunther
-dans ses vignes, exprime son opinion:</p>
-
-<p>&mdash;Ça ne connaît rien à la vigne et ça veut me faire
-la leçon.</p>
-
-<p>&mdash;C'est bien vrai, dit Abel: il trouve que les
-règes sont trop larges, que nous perdons du terrain,
-qu'il en fera planter trois là où maintenant il y en a
-deux. J'ai répondu qu'en temps de sécheresse, la
-terre est si dure qu'on n'a pas trop de deux bœufs à
-la charrue, qu'il faut donc laisser de l'espace entre
-les règes. Faut voir comme il m'a reçu!</p>
-
-<p>Favereau, les yeux injectés, interpelle Maria:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien! feignante, on ne dîne pas aujourd'hui?</p>
-
-<p>Elle se lève et bientôt les faïences blanches luisent
-sur la table. Claude, la miche contre sa poitrine,
-penché vers la soupière, coupe le pain. Ils
-mâchent à lentes bouchées, sans lien se dire. Une
-poule, deux poules hésitent, puis s'enhardissent,
-circonspectes et voraces. Claude mange à peine, boit
-beaucoup, pose quelquefois ses mains au flanc de la
-cruche suintante. Sa mère, édentée, moud la nourriture
-à la manière des ruminants et son œil cherche
-au mur les photographies jaunies, où les visages
-s'effacent des deux frères que Claude n'a pas connus.
-Il se réfugie dans la prairie du nord qui descend vers
-la Benauge,&mdash;le meilleur endroit pour la sieste.
-C'est bien près du château, mais Claude songe qu'à
-cette heure-ci aucun Dupont-Gunther ne saurait
-mettre le nez dehors. À travers les paupières baissées,
-la lumière viole ses yeux, emplit sa nuit de
-soleils, d'astres qui montent et se diluent. Avec une
-monotone furie une seule cigale grince, comme pour
-donner la mesure de ce silence de la deuxième heure,
-dans la campagne, l'été.</p>
-
-<p>Soudain un étrange accord éclate et, des volets
-mi-clos, une tumultueuse musique s'épand dans la
-lumière. Claude se redresse et la tête renversée contre
-un tilleul écoute passer cet orage; il revoit la salle
-aux murs blancs du séminaire, qui contenait un
-piano antique et un harmonium poussif: là, outre
-le plain-chant, il apprit à aimer Bach, César Franck ...
-mais ils ne l'avaient pas préparé à cette musique sauvage.</p>
-
-<p>La porte s'entr'ouvre: M<sup>me</sup> Gonzalès paraît dans
-une robe de toile blanche si étroite que de descendre
-le perron donne de l'émotion à la dame. Claude juge
-qu'il est trop tard pour s'enfuir et s'étonne qu'un
-corps si considérable, des jambes apparemment vigoureuses
-fussent soutenus par ces pieds minuscules
-et mous mal équilibrés sur des talons tordus.
-La musique cesse et Claude entend le bruit d'un
-piano refermé. M<sup>me</sup> Gonzalès s'avance et, à la vue
-d'une forme humaine à demi soulevée dans l'herbe,
-s'indigne.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà l'inconvénient du voisinage des communs
-... on trouve toujours quelque paysan aux
-alentours du château.</p>
-
-<p>Claude se lève, gauchement fait un geste d'excuse.
-La dame le reconnaît, se radoucit:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! c'est vous, petit curé? Je n'en voulais
-qu'aux rustres qu'on heurte ici à chaque pas... Comment
-supporter d'avoir à sa porte les paysans et le
-bétail? Je trouve à tout ce que je mange une odeur
-de fumier... Comme je me déclarais incommodée par
-les mouches qui nous disputent la sauce dans nos
-assiettes, M. Dupont s'en est excusé sur les bœufs
-dont nous entendons, depuis la salle à manger, les
-chaînes racler les mangeoires.</p>
-
-<p>Claude, pressé de fuir, vainement essaye de s'en
-tirer avec un vague assentiment, mais la dame le
-retient d'un geste:</p>
-
-<p>&mdash;Cet homme n'aurait pas l'idée de reconstruire
-ailleurs ces bâtiments, il est incapable d'une dépense
-qui ne lui rapporterait pas. M. Gonzalès, lorsqu'il
-achetait une propriété, avait accoutumé de tout
-démolir pour tout reconstruire selon ses goûts, ou
-plutôt selon les miens. Vous me comprenez, vous,
-une âme délicate. C'est dur de vivre avec les Béotiens.</p>
-
-<p>Claude dit sottement:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! non, Madame, oh! non.</p>
-
-<p>&mdash;Des ladres qui ont horreur de l'Art.</p>
-
-<p>&mdash;Pourtant, Madame... M. Edward n'est-il pas
-peintre? Et j'ai entendu tout à l'heure le piano...</p>
-
-<p>&mdash;C'est cette musique qui m'a fait fuir, mon cher.
-J'ai la prétention de m'y connaître un peu: j'obtins
-naguère un premier accessit au conservatoire de Bordeaux.
-Non que j'aie jamais été une professionnelle,
-mais mon père exigea que mon talent fût consacré
-par de compétentes autorités. Ces auteurs qu'affecte
-de préférer M<sup>lle</sup> May, ce n'est que du bruit, mon cher,
-et vous pouvez m'en croire: la pécore fait semblant
-de s'y complaire par snobisme et pour me fronder;
-mais retenez qu'ici l'essentiel est de s'entendre avec
-le maître de céans.</p>
-
-<p>Un sourire sournois fripa son visage. Elle ressemblait
-à une vieille actrice d'un théâtre provincial
-dans le rôle de Carmen.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous prie, Madame, de m'excuser, mais je
-dois passer le rouleau sur le tennis.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès continua sans l'entendre:</p>
-
-<p>&mdash;Tu parles de musique? Dans quelques jours
-tu écouteras ma fille Edith qui doit me rejoindre ici,
-au mois d'août. Elle te jouera, mon cher, avec un
-éclat, un brio: c'est autre chose que toutes ces dissonances!</p>
-
-<p>Elle s'avisa de sa familiarité avec un paysan, pinça
-les lèvres, gonfla son jabot, et d'un ton superbe:</p>
-
-<p>&mdash;Au travail, mon garçon, tu perds ton temps
-ici.</p>
-
-<p>Elle rentra dans la maison, et Claude, s'attelant au
-rouleau, passa et repassa sur le rectangle du tennis.
-Un plaisir animal le possède; il dépense un excès de
-force et n'atteint jamais à l'épuisement; bien loin
-qu'elle l'accable, la chaleur, comme une eau le porte.
-Soudain une voix crie derrière lui:</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est un terrain mouvant! Les balles ne
-rebondiront pas!</p>
-
-<p>Claude relève sa face ruisselante. Un jeune homme
-et une jeune fille de haut le regardent. M. Edward
-est vêtu de flanelle blanche; une chemise molle et
-basse rend son cou plus allongé; la manche large
-découvre au poignet un bracelet de platine; Claude,
-d'abord, ne peut détourner les yeux de l'étrange bijou.
-Une ligne drue de cheveux rejetés et collés limite
-haut le front d'Edward, ce visage coloré, doré,
-presque roux. Aux lèvres du jeune homme, un long
-fume-cigarettes donne à cet après-midi une odeur de
-ville, de quartier riche. May tient par la bride son
-chapeau de soleil; Claude ne voit rien d'elle que
-l'eau grise, glacée, d'un regard non fuyant, mais
-peureux et qui ne se pose pas... M. Edward dit avec
-nonchalance:</p>
-
-<p>&mdash;Avant de passer le rouleau, il conviendrait
-d'ajouter de la terre de route, c'est un travail idiot
-que vous faites là.</p>
-
-<p>Et May, du talon, creuse un trou dans le tennis.
-Edward ajoute:</p>
-
-<p>&mdash;Prenez la brouette, une pelle. Allez chercher de
-la terre de route, il faut que nous puissions jouer
-demain.</p>
-
-<p>Déjà Claude obéit, lorsque Favereau survient,
-congestionné d'une longue sieste, le pantalon si bas
-qu'on ne sait comment il tient:</p>
-
-<p>&mdash;Où vas-tu comme ça, Claude?</p>
-
-<p>Le jeune paysan rejoint son père et entend l'exclamation
-d'Edward:</p>
-
-<p>&mdash;Sommes-nous gaffeurs! C'est le petit curé!</p>
-
-<p>Ce soir-là, Claude regarda de sa chambre monter
-un orage: les arbres tous à la fois frémirent: le vent
-du sud y creusa des houles. Un contrevent claqua,
-mais dominant la rumeur des végétations et la persistante
-vibration des insectes, cette même musique
-qui avait troublé sa sieste emplit la nuit, y mêla
-comme la voix d'un océan invisible. Le piano se tut,
-le vent tomba: «l'orage n'est pas pour nous»,
-murmure Claude. Il pleut sur les feuillages qu'aucun
-souffle ne froisse plus; l'odeur de la terre monte
-comme un obscur élan de joie végétale; Claude
-éprouve dans sa chair la volupté des labours exténués
-que l'eau pénètre, amollit. Demi-nu sur son lit
-non défait, il s'endort dans le bruit de ce ruissellement
-sur la campagne.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_IV" id="chap_IV"></a>IV</h2>
-
-<p>Le lendemain le soleil ne se leva pas. Favereau,
-en face de son vin blanc, émit les phrases consacrées
-pour le temps de pluie:</p>
-
-<p>&mdash;La vigne aime la chaleur; c'est la maladie qui
-tombe, plus qu'on sulfate, plus que l'eau en enlève.</p>
-
-<p>La cuisine a l'odeur de graisse de confit et des
-paysans qui ne prennent d'autres bains que de soleil.
-Claude lit <i>Graziella</i>. Favereau, tout à coup, se met
-au port d'arme: d'un air timide, M. Edward est
-entré; il serre les mains en retirant trop vite la
-sienne, et prie le jeune paysan de bien vouloir le
-suivre sous le hangar:</p>
-
-<p>&mdash;Quand je vous ai parlé hier au tennis, j'ignorais
-qui vous étiez. Je n'ai pas d'ordres à donner au fils
-de notre régisseur, à un ... (Il hésita, cherchant le
-mot convenable) à un jeune homme de votre
-mérite...</p>
-
-<p>Claude répondit qu'il trouvait tout naturel de
-recevoir des ordres. Ils demeuraient l'un en face de
-l'autre, ainsi que deux petits garçons qui ne se connaissent
-pas et à qui l'on a dit: allez jouer. Edward,
-le premier, reprit son assurance et déclara&mdash;comme
-dans un salon, il l'eût fait à la dame qui n'a
-aucune espèce de conversation&mdash;que cette pluie
-était la plus désagréable du monde. Poliment, Claude
-espéra qu'elle ne lui rendrait pas Lur odieux, et
-Edward notait qu'en dépit d'un corps de jeune géant,
-d'un teint cuit, ce garçon baissait vers la terre le
-plus intelligent visage. Il se dit que ce petit paysan
-cultivé devait valoir qu'on s'en inquiétât: cependant
-que Claude admirait que ce bourgeois, son maître et
-son aîné, ait montré tant de délicatesse.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous envie de supporter encore cela, dit
-Edward, en désignant <i>Graziella</i>. Mais, ajouta-t-il,
-c'est l'édition de 1852.</p>
-
-<p>Claude, tout heureux que son maître fût un amateur
-de livres, répartit qu'il aimait Lamartine à force
-de l'avoir lu, et rougit de ne pas connaître les noms
-des auteurs qu'Edward déclara préférer à tout; il
-reçut l'assurance que la bibliothèque lui resterait
-ouverte. Autour d'eux les gouttières débordaient, les
-eaux ravinaient l'allée; des hirondelles rasaient la
-terre, puis se cachaient dans les poutres du hangar
-pleines de piaillements.</p>
-
-<p>Il fallut que la cloche du déjeuner sonnât une troisième
-fois pour appeler Edward. Claude, à table,
-laissa monologuer son père. Il songeait qu'Edward
-était pareil à ces jeunes gens entrevus chez son confrère
-de Floirac; il échafauda à l'instant une de ces
-vies qui lui seraient à jamais inconnues. Il imagina
-de vifs adolescents aux chemises molles, des parties
-de chasse, les départs à l'aube, les puérils chasseurs
-guêtrés de cuir jaune, les abois de chiens autour du
-grand breack, toute cette joie dans cet air vierge que
-les belles nuits laissent flotter derrière elles sur la
-campagne réveillée.</p>
-
-<p>Après le déjeuner, la pluie ne cessant pas, il
-revint sous le hangar, et debout, au milieu de
-l'universel ruissellement, il se disait: c'est là que
-tout l'heure nous causions. Cependant, il entendit
-des pas précipités de quelqu'un qui se hâtait sous la
-pluie. Il n'osait espérer que ce fût Edward, mais il le
-vit apparaître courant, la tête nue et rejetée. Le
-jeune maître lui dit, d'une voix entrecoupée par
-l'essoufflement, qu'avec sa sœur ils avaient imaginé,
-pour tuer le temps, de ranger la bibliothèque et
-qu'ils avaient besoin de ses lumières.</p>
-
-<p>Ils gagnèrent l'escalier extérieur, pénétrèrent dans
-la salle où l'avant-veille Claude s'était penché sur sa
-seizième année. Il vit d'abord, appuyée près de la
-fenêtre, la jeune fille May. Derrière elle un ciel lourd
-de nuées montrait par des déchirures un métallique
-azur. La pluie cessait, mais le vent faisait s'égoutter
-les arbres; les oiseaux avaient leurs voix particulières
-des fins d'orage. Claude eut peur que May,
-comme son frère, ne s'excusât; elle lui tendit
-seulement la main. Edward parlait des éditions
-intéressantes qu'il avait entrevues: Claude, sans
-l'entendre, se regardait dans le trumeau où lui était
-apparu, l'avant-veille, l'écolier songeur et grave qu'il
-avait été; aujourd'hui le miroir révèle à Claude,&mdash;pour
-la première fois, lui semble-t-il,&mdash;des cheveux
-trop frisés, une cravate rouge toute faite, des mains
-gonflées aux ongles terreux, et cette chemise de
-flanelle grise.</p>
-
-<p>Dès lors, tandis que pour la forme il demande à
-Edward s'il veut placer les livres par ordre alphabétique
-des noms d'auteurs, il n'éprouve plus qu'un
-désir: disparaître. May, jusque-là silencieuse, d'une
-voix un peu haletante et pressée, comme les gens
-timides et qui ont hâte de se taire, dit qu'à Paris,
-chez son frère, les livres sont rangés selon la couleur
-des reliures. Sur son cou, une masse de cheveux
-semblent tirer en arrière sa trop petite tête; on ne
-voit que par intervalles l'eau glacée de ses yeux que
-recouvrent presque toujours des paupières un peu
-malades. Claude, interdit, et pour ne pas rester muet
-s'informa assez niaisement si elle avait du goût pour
-la lecture:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! la lecture et moi! fit-elle. Peu de livres me
-suffisent. M<sup>me</sup> Gonzalès, abonnée d'une «bibliothèque
-circulante» s'indigne parce que «je ne me
-tiens pas au courant de ce qui paraît».</p>
-
-<p>&mdash;Quels sont les livres qui vous suffisent? demanda
-Claude soudain intéressé et incapable de discrétion.</p>
-
-<p>Elle fronça les sourcils, dit du bout des lèvres que
-c'était sans importance, se rapprocha, d'un pas
-traînant, de la bibliothèque.</p>
-
-<p>Claude ne s'aperçut pas de la leçon; mais Edward,
-craignant qu'il fût blessé, se hâta de lui dévoiler que
-les saintes Écritures, Eschyle et, parmi les modernes,
-le seul Baudelaire, composaient la bibliothèque de sa
-sœur.</p>
-
-<p>&mdash;Ne soyez pas ébloui, dit-elle; sauf ma Bible, je
-ne les ouvre guère.</p>
-
-<p>Edward ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;La musique lui tient lieu de tout.</p>
-
-<p>Claude, très à l'aise et un peu pompeux, déclara
-qu'en effet il avait été réveillé «par des flots d'harmonie»,
-que, lui aussi, l'aimait passionnément,
-mais que, hors le grégorien et des morceaux d'orgue,
-son ignorance était extrême. Edward, accroupi sur le
-divan, alluma une cigarette qui sentait l'ambre,
-l'encens, la rose sèche; affectant de chercher ses
-mots, il exprimait des choses que Claude portait
-depuis longtemps dans son cœur. Il dit que pour
-ceux qui ne peuvent se résigner aux apparences, la
-musique arrache les voiles, les jette face à face avec
-la mort, et de cette confrontation crée une volupté;
-il raconta qu'à des jeunes gens qui se tuèrent et, qui
-furent ses amis, elle apparut comme le dernier lien
-qui attache à la vie. Il nomma l'un d'eux qui, dans
-ses derniers jours, couché sur le tapis du salon, ne
-voulait point que sa sœur quittât le piano, et la
-suppliait: encore! encore!</p>
-
-<p>Claude ne songe pas à s'en aller, les yeux fixés
-sur les lèvres d'Edward, comme ceux d'un enfant
-qui écoute une histoire; et furtivement, ils s'arrêtent
-sur May, assise auprès de son frère, les bras relevés
-et les deux mains nouées contre la nuque. Claude se
-rappela plus tard qu'il avait répondu que la musique
-pouvait être aussi une prière, un cri de joie et
-d'amour, un acte de foi, et qu'Edward l'avait
-approuvé, lui parlant de Beethoven et de la
-neuvième symphonie: «Mais à Paris, disait-il, on
-commence de réagir contre toute musique trop
-chargée et qui s'écoute la tête dans les mains: on la
-veut dépouillée, simple et nue».</p>
-
-<p>La pluie avait recommencé de les isoler dans son
-réseau traversé de fugitifs coups de lumière. Au
-centre de cette haute pièce qu'embaumaient les vieilles
-reliures et ce tabac blond, Claude se retrouvait, hors
-du temps et comme si cette minute dût être éternelle.
-Il dit que, dans le parti qu'il avait choisi de revenir
-à ses origines, la musique, plus qu'aucune autre
-joie, lui manquerait. Il raconta qu'une seule fois,
-chez les Floirac, il avait entendu une voix de femme
-et qu'elle continuait de chanter en lui.</p>
-
-<p>&mdash;Quel dommage, dit Edward, que May ne veuille
-jamais chanter pour un autre que pour moi... Ce
-vous serait une telle révélation ...</p>
-
-<p>Et May, d'une voix un peu âpre, ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai horreur d'aider à la digestion des gens, de
-laisser à leurs voitures le temps d'arriver; plutôt
-mourir que de chanter au sortir de table comme on
-donne le café et les liqueurs; mais pour vous,
-Monsieur, si vous y pouviez trouver quelque plaisir...</p>
-
-<p>Claude interdit, ne put faire qu'un geste. Avec une
-hâte fiévreuse, une joie étrange et disproportionnée,
-Edward les entraîna au salon. May s'assit au piano,
-son frère choisit lui-même la partition.</p>
-
-<p>Il parut à Claude que le ruissellement de l'eau sur
-le feuillage, que le vent dans les tilleuls, que toute
-la campagne submergée faisaient silence autour de
-ce chant, ou plutôt que les rumeurs du pluvieux
-après-midi étaient passées dans la voix du la jeune
-fille. Cela s'appelait l'<i>Invitation au voyage</i>. Chaque
-cri le frappait au cœur comme une petite vague; il
-entrevoyait d'inaccessibles joies; des bonheurs déchirants.</p>
-
-<p class="p2">La porte s'ouvrit: May ferma le piano et se leva;
-Claude vit un homme corpulent, court, avec des
-cheveux en brosse presque blancs qui rendaient terrible
-l'aspect de ses joues violacées, de sa tête à mort
-subite.</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce que vous faites ici, mon garçon?</p>
-
-<p>Il arrêta sur Claude son regard glauque où le jeune
-homme, malgré son trouble, reconnut la couleur des
-yeux de May. M. Dupont-Gunther, vêtu de cover-coat,
-portait au petit doigt un solitaire; une trop lourde
-chaîne barrait son ventre. La voix de Claude s'étrangla,
-et ce fut Edward qui répondit nonchalamment:</p>
-
-<p>&mdash;J'avais demandé à Claude Favereau de nous
-aider pour le classement de la bibliothèque ...</p>
-
-<p>&mdash;Ce n'est point ici la bibliothèque.</p>
-
-<p>Sur le front de M. Dupont-Gunther la colère gonfla
-une veine, et derrière son dos fit trembler ses mains:</p>
-
-<p>&mdash;Personne ici n'a le droit de disposer de mes
-gens. Et, se tournant vers Claude: Vous n'avez
-d'ordres à recevoir que de moi, mon garçon; je vous
-avertis une fois pour toutes; allez dire à Favereau
-qu'il m'attende aux chais.</p>
-
-<p>Lorsque Claude eut quitté la pièce, M. Dupont-Gunther,
-tourné vers Edward, ramassé, eut l'air d'un
-bull-dogue prêt à fondre. Edward dit à sa sœur:</p>
-
-<p>&mdash;May, mon petit, va dans ta chambre, va.</p>
-
-<p>Elle s'éloigna droite, sans regarder son père.</p>
-
-<p>&mdash;Tu oses... Tu oses ... balbutia-t-il.</p>
-
-<p>Edward, appuyé contre le piano, les mains dans
-ses poches, sa grande bouche rouge, élargie encore
-par un sourire voulu, la tête rejetée, s'installait dans
-le calme en face du gros homme déchaîné.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez raison, mon père, je reconnais mes
-torts; j'eusse mieux fait de ne pas amener ici ce jeune
-homme; veuillez agréer mes excuses.</p>
-
-<p>&mdash;Et voilà ... et voilà... Tu t'imagines t'en tirer
-ainsi...</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez pas la prétention, n'est-ce pas, de
-me donner le fouet ni de me mettre au pain sec?
-Adieu: je pense qu'un peu de solitude vous est nécessaire.</p>
-
-<p>Il inclina la tête, s'éloigna de son pas glissant,
-ouvrit la porte avec si peu de bruit qu'il heurta
-presque la poitrine de M<sup>me</sup> Gonzalès aux écoutes.
-Elle balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;J'entrais justement au salon...</p>
-
-<p>Edward s'excuse, avec une insolence appuyée, de
-déranger ses habitudes, puis se retire.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès s'arrête en face du maître de céans
-toujours immobile, les jambes un peu écartées et tel
-qu'un homme abruti qui écoute son sang battre. Suavement,
-elle sourit, cache ses mains dans les poches
-d'un tablier de linon et, d'une voix de tête un peu
-chantante:</p>
-
-<p>&mdash;Cher Monsieur, ne souhaiteriez-vous pas de
-prendre un bain de pieds sinapisé?</p>
-
-<p>Imprudente parole! Bertie Dupont-Gunther, avec
-des onomatopées rauques, des aboiements, demanda
-à la dame s'il était gâteux, cria qu'il en avait assez
-d'être à ce point ravalé dans sa propre demeure, que
-d'ailleurs il ferait maison nette et ne souffrirait plus,
-toujours en face de lui, le museau d'une vieille...</p>
-
-<p>Le mot lancé fit tressauter la dame qui se rengorgea,
-pinça ses lèvres, se dressa sur ses hauts talons
-en murmurant qu'elle n'était qu'une faible femme
-sans défense et qu'elle savait ce qui lui restait à
-faire. Mais Dupont-Gunther soulagé se rappela sa
-profession d'homme du monde. On lui connaissait
-cette politesse excessive par quoi les gens coléreux et
-qui ne se possèdent pas, se rattrapent, donnent le
-change; impulsif et grossier comme pas un de ses
-maîtres de chais, toujours Bertie joua au gentleman.</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'excuserez, Mélanie; vous m'avez surpris
-à un mauvais moment. Je vous prie de ne pas
-douter de mes sentiments à votre égard.</p>
-
-<p>Sa lèvre trop courte, hérissée de poivre et sel,
-découvrit ses incisives de rongeur. M<sup>me</sup> Gonzalès
-n'avait point acquis, au long d'une aventureuse carrière,
-une connaissance des hommes aussi approfondie
-qu'on l'eût pu croire. Elle imagina un retour
-de tendresse chez ce Bertie sur qui elle n'avait pas
-tort de se croire quelque influence, bien que depuis
-nombre d'années il ne lui demandât plus rien de ce
-qu'elle avait eu tant de plaisir à ne lui jamais refuser.
-C'était du temps que vivait M<sup>me</sup> Dupont-Gunther si
-orgueilleuse, si douloureuse, que Mélanie ne se lassait
-pas de blesser, d'humilier, de regarder saigner; sous
-prétexte d'apprendre la musique aux enfants, Bertie
-l'installa dans la maison: vieille, grotesque, elle s'y
-maintenait encore. Depuis qu'il avait atteint sa cinquantième
-année, le goût de M. Dupont-Gunther
-pourtant se détournait chaque jour un peu plus de
-telles maturités; aussi fut-il à mille lieues de comprendre
-la raison qui, à cette minute, faisait tumultueusement
-s'élever et s'abaisser la poitrine de la
-dame:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Bertie, Bertie, quoique vous disiez,
-comment douterais-je jamais de vous? Nos liens sont
-indissolubles.</p>
-
-<p>Ici elle parvint à éclater en sanglots.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'est plus question de cela, ma chère:
-l'histoire ancienne est l'histoire ancienne. Souffrez
-que j'allume un cigare.</p>
-
-<p>Elle tapota ses yeux, le temps de mesurer sa
-bévue, et reprenant son rôle de confidente presque
-maternelle, fit asseoir Bertie auprès d'elle, sur le
-canapé:</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, mon ami, qu'y a-t-il? La présence
-d'Edward peut-être?</p>
-
-<p>Bertie gronda:</p>
-
-<p>&mdash;Un orgueilleux, un propre à rien, un barbouilleur
-de toiles! mais depuis que les enfants
-jouissent de la fortune maternelle, je n'ai plus barre
-sur eux; impossible de les mater.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès émit l'opinion que le code était
-abominable; et Bertie:</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a pas à récriminer: Edward a déjà
-exigé ses capitaux; ceux de May restent encore
-dans mon commerce, mais la voilà bientôt majeure.</p>
-
-<p>&mdash;Le cas est grave, Bertie...</p>
-
-<p>&mdash;Plus que vous ne sauriez croire, ma chère,
-mais c'est par vous que tout s'arrangera. Écoutez-moi:
-May vous déteste.</p>
-
-<p>&mdash;Chère petite! Je ne cesserai jamais de lui rendre
-le bien pour le mal...</p>
-
-<p>&mdash;May vous déteste, répéta Gunther, et mes plans exigent
-que vous lui deveniez, à la lettre, insupportable.</p>
-
-<p>La dame protesta qu'elle y aurait de la peine,
-mais Bertie lui déclara tout de go que cela ne lui
-coûterait rien que de rester naturelle. La dame se piqua,
-prétendit ne pas entrer dans la nécessité d'être haïe.</p>
-
-<p>&mdash;Comprenez-moi, ma chère: pour que l'argent
-de May reste dans la maison, il faut qu'elle épouse le
-fils Castagnède, de qui le père fut, de son vivant, mon
-associé. La mère Castagnède, très flattée de cette
-alliance, la désire en dépit de nos religions différentes;
-il suffirait que May eût vent de mon désir,
-pour ne point consentir à ce mariage.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès assura qu'en effet, la jeune fille
-souvent tourna en ridicule «ce garçon qui certes la
-valait bien»!</p>
-
-<p>&mdash;C'est un imbécile, dit M. Dupont-Gunther, et
-c'est tant mieux. Lorsque vous aurez exaspéré ma
-fille au point que la maison lui sera devenue odieuse,
-Marcel Castagnède apparaîtra. Vous n'y perdrez rien,
-Mélanie; et tenez, je suis ravi de ce projet que vous
-avez d'installer ici votre fille, cette jolie Edith que je
-n'ai point revue depuis le temps de ses robes courtes,
-les enfants seront furieux.</p>
-
-<p>Sous la lèvre retroussée, les incisives parurent.
-M<sup>me</sup> Gonzalès le regarda, soupira, sourit:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'en savez-vous? On ne peut voir Edith sans
-l'aimer, fût-ce même la jalouse May...</p>
-
-<p>&mdash;Alors, gare à moi! risqua M. Dupont-Gunther
-qui, au moment de regagner Bordeaux jusqu'au
-dimanche suivant, chargea la dame d'épier «les
-enfants», leurs paroles, leurs gestes. Sémillante, et
-l'arrière-train balancé comme du temps qu'elle était
-une jeune personne avec une tournure rembourrée,
-Mélanie alla méditer dans sa chambre devant le
-portrait de sa fille.</p>
-
-<p>Dans cette pièce meublée d'un vieux lit laqué,
-tendue de toile de Jouy, des pots de fard, des bâtons
-de rouge, une odeur de seau à toilette et les vastes
-cartons à chapeaux dénonçaient la sorte de dame déshonorant
-le vieux logis. Un dernier rayon joua sur
-ses cheveux luisants de teinture, éclaira la danse
-innombrable d'une poussière de poudre de riz. Avec
-amour, avec orgueil, la dame contemplait cette photographie,
-sa plus sûre, sa suprême carte.</p>
-
-<p>A la même heure, Edward et May prenaient le thé
-dans la chambre du jeune homme. Ils avaient clos
-les volets. Une basse lampe de cuivre faisait un
-cercle étroit de lumière, rapprochait leurs chaises,
-les invitait à causer à voix basse. Sur le divan d'acajou
-en forme de lyre, Edward avait jeté une étoffe
-de Perse noire et or; dans un grès de Decœur, pareil
-à un caillou bleui par l'eau des gaves, une seule
-rose. Au mur, il avait accroché une aquarelle d'Eugène
-Lamy: salon 1840, jeune fille au piano, sièges
-capitonnés, dames perdues dans leurs jupes; à la
-cheminée, quelque Lucien de Rubempré s'accoude.</p>
-
-<p>&mdash;Tu as tort, je t'assure, Edward, de combler
-ainsi ce garçon: que de fois t'ai-je vu éblouir un
-camarade, une jeune fille, puis les laisser à jamais
-déçus, appauvris. Mais aujourd'hui, ce serait pire.</p>
-
-<p>Edward jeta sa cigarette, ouvrit la fenêtre, poussa
-les volets: les feuilles s'égouttaient, et les douces
-flûtes des crapauds se répondaient dans l'herbe.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es injuste, chérie: Claude m'inspire plus
-de sympathie qu'aucun de ceux que tu m'accuses
-d'avoir dédaignés et qui ne surent pas garder le visage
-qu'ils m'avaient montré la première fois que je
-les vis. Tu sens trop comme moi (il sourit de cette
-expression qui revenait sans cesse entre eux), pour
-ne pas aimer infiniment cet esprit de finesse chez
-un garçon si fruste, étranger à ce que nous haïssons
-le plus au monde: la pose, l'affectation,
-tout l'artificiel qui m'exaspère en moi, chez les
-autres, en moi surtout, en nous. D'ailleurs, ne fus-tu
-pas, aussi, séduite? Tu as chanté pour lui, toi qui
-ne chantes pour personne.</p>
-
-<p>May sourit et ne répondit pas. Ils entendirent ronfler
-l'auto qui ramenait M. Gunther à son travail et
-à ses maîtresses. Tout près d'eux, la cloche sonna
-pour le repas dans un bruit de vigne vierge et de
-jasmin remués. A table, M<sup>me</sup> Gonzalès mangea, les
-coudes rapprochés du buste, et ne tint son verre qu'avec
-trois doigts, l'auriculaire levé. Elle savait aussi
-qu'il ne faut pas montrer ce que l'on a dans la bouche
-et ses lèvres hermétiques l'obligeaient de moudre
-longuement la nourriture. Vers la fin du repas, des
-bouffées lui montèrent aux joues; elle se détourna,
-frotta ses chairs couperosées d'une feuille de papier
-poudre. Les jeunes gens passèrent au salon où
-M<sup>me</sup> Gonzalès ne les suivit pas; mais ils la savaient
-tapie dans l'ombre du vestibule, faussement somnolente,
-attentive.</p>
-
-<p>Edward parla bas à May, ouvrit le piano, choisit
-une partition, et sa sœur lui dit à mi-voix:</p>
-
-<p>&mdash;La fenêtre est-elle assez ouverte pour qu'il entende?</p>
-
-<p>Claude, ce soir-là, mangea sans dire un mot, en
-face de son père très appliqué à garnir des rectangles
-de pain avec de petits morceaux de lard. Le gros
-homme, d'un coup, vidait son verre, s'essuyait les
-moustaches du revers de la main; Maria, à chaque
-instant, se levait pour le service. Claude la supplia
-de s'asseoir. Elle dit qu'elle n'avait jamais mangé
-tranquille que chez les autres, à des repas de noce
-ou d'enterrement. Le jeune homme monta à sa
-chambre, et, devant la fenêtre ouverte, attendit. Il
-reconnut, à un bruit de pas sur la route de Viridis,
-que le vent venait de l'est. Enfin le chant attendu
-s'éleva, car il l'attendait sans qu'il eût osé se l'avouer,
-cette supplication, ce nostalgique désir, cette
-ardeur du désespoir. Malgré la distance, deux vers
-du poème qui reviennent sans cesse lui parvinrent
-distincts et il les répéta bien longtemps après qu'eut
-cessé le chant triste. Il négligea, pour les redire encore,
-sa prière du soir.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_V" id="chap_V"></a>V</h2>
-
-<p>Sieste: Claude regarde les hommes, comme une
-armée anéantie, joncher la prairie. Autour des
-meules, ils étendent leurs bras crucifiés. Des mouchoirs
-protègent leurs visages. Lui, il ne veut pas
-dormir, mais s'abandonner âme et corps à cette chaleur
-qui perd sa vie dans la Vie. Il rêve que ses
-pieds s'enracinent, que ses mains étendues se tordent
-et que sous la poussée de la sève, sa tête, dans
-les nuées, agite une chevelure de feuillages sombres.
-Son père lui a ordonné de ratisser les allées, et il
-ramasse un bout doré de ces cigarettes que fume
-Edward, et indéfiniment contemple dans l'argile
-sèche de la terrasse l'empreinte d'un pas menu. Il
-voudrait s'avancer vers ces marronniers où il a suspendu,
-ce matin, deux hamacs: il rôde alentour et
-de loin envie les cimes immobiles, qui font silence
-sur le sommeil des jeunes maîtres. Une cigale éclate,
-grince longuement, puis trouve son rythme et bat
-comme le cœur souffrant de Cybèle engourdie. En
-dépit de lui-même, le garçon se rapproche.</p>
-
-<p>&mdash;Est-ce vous, Claude?</p>
-
-<p>Il accourt. Edward est assis sur le hamac, ses
-cheveux ébouriffés, le col ouvert. May demeure étendue,
-sa robe blanche la couvre chastement jusqu'aux
-chevilles, et l'enfant paysan s'émerveille, de deux
-pantoufles d'argent qui pèsent au filet du lit aérien,
-comme deux poissons minuscules. Il s'étonne que la
-jeune fille le considère avec un sourire, que sa main
-un peu forte,&mdash;sa main de pianiste, dit son frère,&mdash;se
-tende. Edward regarde la plaine où la chaleur
-tremble:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'est-ce donc cette tache qui luit, là-bas?</p>
-
-<p>Et Claude, dans un grand rire:</p>
-
-<p>&mdash;Mais monsieur, c'est la Garonne!</p>
-
-<p>&mdash;Comme elle est près! Claude, connaissez-vous
-un endroit où nous pourrions nous baigner?</p>
-
-<p>Claude répond que dans sa petite enfance il allait
-entre Saint-Pierre-d'Aurillac et Saint-Macaire où est
-une plage sous les saules, mais il fallait compter trois
-quarts d'heure de marche, et tel était le retour qu'il
-y perdait la fraîcheur acquise dans l'eau du fleuve.</p>
-
-<p>&mdash;Nous irons en automobile! s'écrie Edward.</p>
-
-<p>La promesse de ce plaisir le ressuscite; il saute à
-pieds joints le hamac d'où sa sœur ne s'est pas
-levée, il l'oblige de courir à la salle à manger pour
-préparer la collation. Cette fiévreuse joie déroute
-Claude, lui semble sans proportion avec le plaisir
-d'une baignade, il aime mieux voir son maître accablé
-et sombre qu'en proie à cette gaîté frénétique.</p>
-
-<p>Voici Edward au volant et Claude à ses cotés. Au
-fond de la voiture, May demeure seule; l'auto glisse
-et, sous les roues, la route se décompose en nuage.
-Dans le pare-brise, l'image vacillante de May se
-reflète; au rythme du moteur, Claude poursuit cette
-apparence inaccessible. L'auto lentement s'engage
-dans un chemin qui conduit au fleuve. Tandis que
-May prépare le goûter, les deux jeunes gens sous les
-saules s'enfoncent. Avec tant de mollesse le fleuve
-se répand, que d'abord ils ne discernent pas sa
-pente. Dévêtus et, après quelques brasses, étendus
-la face vers l'azur dormant, tous deux s'abandonnent
-à la vie du fleuve, à cette circulation de la terre
-vivante. O bien-être! Le vol mou d'un oiseau trouble
-l'azur; l'oblique soleil les oblige de ne plus rien voir
-du monde qu'au travers de leurs cils rapprochés.
-Entre l'eau et l'éther, leurs minces corps sont pris.
-Un poisson saute comme une goutte de mercure.
-Enfin, arrachés au tiède embrassement du fleuve, les
-jeunes gens envahis d'orgueil physique, gonflent
-leur poitrine, tendent vers la lumière des bras musculeux
-qui déjà ne ruissellent plus.</p>
-
-<p>May ordonne le goûter, affairée et soudain puérile,
-rieuse comme toutes les jeune filles.</p>
-
-<p>&mdash;Dépêchez-vous! Il ne vous restera plus de reines-Claude.</p>
-
-<p>Les jeunes gens se couchent dans l'herbe qui les
-porte comme, tout à l'heure, l'eau. Edward s'étonne
-que «les beautés de la nature» servent à la fois d'argument
-à ceux qui veulent y trouver une intelligence
-créatrice et à ceux qui ne croient qu'à la
-matière, à des lois aveugles. Claude, selon sa coutume,
-pose candidement une question directe:</p>
-
-<p>&mdash;Et qu'y voyez-vous, monsieur?</p>
-
-<p>Edward déclare éprouver, plutôt, le sentiment
-d'une absence. Le théologien que fut Claude, le garçon
-dès l'adolescence assoupli aux controverses, à ce
-mot «sentiment», s'emporte. Il ose risquer une
-allusion à l'hérésie de ses jeunes maîtres; il se rappelle
-un cours très bien fait de M. Garros qui, né dans
-le Lot-et-Garonne où les huguenots pullulent, avait
-étudié sur le vif, la religion prétendue réformée.</p>
-
-<p>&mdash;A vous, Monsieur, il ne vous est donné que de
-«sentir» une présence ou une absence: sevrés des
-sacrements&mdash;et du sacrement essentiel&mdash;par des
-discours et encore des discours qu'ils veulent brûlants,
-vos ministres essaient de créer en vous des
-étals de sensibilité.</p>
-
-<p>Edward, amusé, observait ce soudain retour de
-métaphysique chez ce jeune être fruste&mdash;si animal
-tout à l'heure dans le fleuve&mdash;puis, nu et appuyé à
-un saule, pareil au berger David, et maintenant, sa
-chemise entrouverte laissait voir sur sa poitrine la
-brûlure d'un coup de soleil. May levait vers le controversiste
-une anxieuse figure, tandis qu'Edward
-objectait:</p>
-
-<p>&mdash;Votre Pascal ne parle-t-il pas du Dieu sensible
-au cœur, non à la raison?</p>
-
-<p>Rouge, hérissé, comme le séminariste qui naguère
-arpentait la cour, aux côtés de M. de Floirac, Claude
-fit front: oui, par une touche intérieure, et, d'un
-mot, par l'amour, la Grâce pénétrait le chrétien;
-mais une fois cette connaissance au dedans de lui
-acquise, le fidèle en dehors de lui découvre de cet
-amour la Source: Quelqu'un existe, distinct de la chose
-créée qu'il sait où prendre, et qu'il mange et qu'il boit.</p>
-
-<p>Edward sourit encore, tellement indifférent à ces
-sortes de questions qu'il n'essaie pas de poursuivre
-le colloque. La jeune fille, au contraire, interroge:</p>
-
-<p>&mdash;Si vous me vouliez convertir, Claude, que me
-diriez-vous?</p>
-
-<p>&mdash;Je vous demanderais d'abord si, dans votre Église,
-rien ne vous manque. Vous êtes en face de Dieu, et,
-de vous à lui, il n'est pas de routes. Des exhortations,
-des prières communes très pathétiques vous peuvent
-donner la sensation de sa présence; hors ces minutes
-d'ardeur collective. Il vous demeure inaccessible.</p>
-
-<p>May, devant les mois, hésite comme toute femme
-aux prises avec des formules abstraites:</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être est-il vrai que notre faiblesse est de
-ne savoir jamais si nous sommes justifiés. Sans doute,
-je crois bien que vos dogmes sont puérils, et toute
-cette idolâtrie!</p>
-
-<p>Claude, trop familier, se rebiffa:</p>
-
-<p>&mdash;Vous parlez de ce que vous ignorez.</p>
-
-<p>Le mépris du séminariste pour la femme était sensible,
-mais la jeune fille ne parut pas entendre et,
-comme se parlant à soi-même, elle dit:</p>
-
-<p>&mdash;Si j'étais catholique, j'aimerais cette règle extérieure,
-ce repos de croire ce qu'on me dirait de croire,
-et surtout cette assurance d'être pardonnée.</p>
-
-<p>Claude joignit les mains et, ce cri lui échappa:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! vous, Mademoiselle, quelles fautes pouvez-vous
-commettre?</p>
-
-<p>Edward éclata de rire, à la lois inquiet et curieux
-de ce que répondrait son orgueilleuse sœur, mais
-elle ne prit point ce masque de froideur et de morgue
-qu'on lui voyait communément après ses échappées
-de confiance, et dit rêveusement:</p>
-
-<p>&mdash;Je me souviens qu'enfants, nous répétions cela
-à maman: qu'elle ne pouvait commettre de péchés ...
-n'est-ce pas, Edward?... Claude (il tressaillit de l'entendre
-prononcer son nom) vous êtes resté un naïf
-petit garçon, malgré toute votre science.</p>
-
-<p>Elle ajouta, craignant qu'il fût blessé:</p>
-
-<p>&mdash;Mais c'est une louange que je vous donne.</p>
-
-<p>Edward avertit sa sœur que Claude, bien qu'il la
-crût sans péché, ne doutait pas qu'un jour elle serait
-damnée ainsi qu'il convient à une hérétique. Le jeune
-paysan protesta: il ne pouvait souffrir qu'on touchât
-plaisamment à ce sujet, et tandis qu'avec précision il
-exposait que beaucoup appartiennent à l'âme de
-l'Église, sinon à son corps, il souffrait du sourire
-d'Edward, de cette cruauté dans ses yeux et, aux coins
-tombants de sa grande bouche, de cette lassitude;
-pourtant il ne s'arrêta point de parler, flatté et troublé
-par l'attention de May dont il songeait qu'elle
-devait avoir la face ardente d'une Jacqueline Pascal
-au milieu des docteurs jansénistes. Comme il avançait
-que chercher Dieu c'est déjà, sans doute, l'avoir
-trouvé, Edward l'interrompit:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous en prie, mon cher, faites-nous grâce
-de la citation du Mystère de Jésus qui, à cet endroit
-de la conversation, ne rate jamais.</p>
-
-<p>Claude détourna les yeux du railleur et se tut.</p>
-
-<p>&mdash;Ne vous scandalisez pas, dit May qui, s'étant
-levée, entoura de ses deux bras le cou de son frère,
-voyez-vous, il a cette pudeur, lorsque la conversation
-tourne à la grandiloquence, de la clore par une
-fausse note.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, dit-il, (et il appuya les lèvres sur les
-cheveux de sa sœur), nous tenons à éviter toute
-ritournelle.</p>
-
-<p>Ils rirent ensemble de ce mot qu'ils employaient
-souvent entre eux. Claude essayait de comprendre;
-il s'étonnait de souffrir et ne savait pas de quoi il
-souffrait, ni pourquoi ce brusque désir d'être seul.
-Edward ramassa dans l'herbe un exemplaire des
-<i>Fleurs du Mal</i> que May, pendant leur baignade,
-avait lu.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, dit-il, le finale qu'à cette après-midi il
-convient de donner.</p>
-
-<p>Claude ne connaissait rien de cet auteur, hors
-<i>l'Invitation au Voyage</i> que Mademoiselle avait
-chantée. Edward se proposa pour une lecture à
-haute voix, mais la jeune fille ne le voulut pas.</p>
-
-<p>&mdash;Ce sera moi, dit-elle, tu lis trop mal.</p>
-
-<p>Elle essaya de lui arracher le livre des mains, il
-s'échappa en suffoquant de rire, elle le poursuivit;
-on eût dit des enfants, un soir de grandes vacances.
-Claude souhaitait passionnément que ce fût la voix
-de May qui lui apportât cette révélation. Edward se
-laissa vaincre, mais il fallut attendre que sa sœur ne fût
-plus essoufflée. Elle relut <i>l'Invitation au Voyage</i>, puis
-<i>la Vie antérieure, le Balcon</i>, d'autres poèmes encore,
-avec monotonie. L'ombre de longues herbes
-traversait les pages du livre. Ils rentrèrent en silence.
-Claude regardait la lune qui d'arbre en arbre suivait
-l'auto. M<sup>me</sup> Gonzalès guettait leur retour. Elle leur
-annonça avec pompe qu'Edith, sa fille bien-aimée,
-lui avait fait la surprise de débarquer au train de
-quatre heures. Edward et May qui, depuis longtemps,
-s'attendaient à la surprise, ne daignèrent pas s'informer
-du voyage de la jeune fille, ni de la chambre
-qu'on lui avait préparée. M<sup>me</sup> Gonzalès, à qui Edith
-avait interdit de la venir troubler dans ses ablutions,
-soulagea son cœur avec une longue épître à
-M. Dupont-Gunther:</p>
-
-<p>«Vos enfants, lui mandait-elle, vont se baigner et
-faire mille folies avec le petit Favereau; mais cela est
-excellent: pour des raisons que j'ignore, ce garçon
-rôde autour de moi; je lui tirerai les vers du nez.
-Enfin, mon ami, Edith est là. Elle renonce à sa
-situation de gérante au Splendid Hôtel de Biarritz,
-où les clients, par trop d'assiduités, eussent risqué
-de la compromettre. Il suffit de la voir pour s'assurer
-qu'on ne se peut défendre de l'adorer. A samedi,
-mon cher Bertie.»</p>
-
-<p>Claude, à la fenêtre de sa chambre, se penchait
-dans le clair de lune. Il répétait l'un des vers que
-May lui avait enseignés au bord du fleuve:</p>
-
-<div class="poem">
-<p class="stanza">
-Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses...<br />
-</p>
-</div>
-
-<p>Qu'il retentissait en lui ce vers si simple! La lueur
-du ciel réveilla les coqs. Les minutes heureuses...
-Claude voulait les évoquer, les garder pour qu'elles
-le soutinssent au long des mois sans joie qui allaient
-venir. Une étoile filante glissa, s'anéantit. Peut-être,
-par le monde, d'autres enfants rêveurs l'ont vue et,
-à voix basse, ont fait un vœu. L'obscur désir qui est
-en toi, oserais-tu l'avouer, pauvre cœur?</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_VI" id="chap_VI"></a>VI</h2>
-
-<p>La présence d'Edith Gonzalès détourna Edward de
-Claude: ces cheveux oxygénés, cette figure peinte
-lui rappelaient Paris, comme il commençait de trouver
-bien monotone le séjour à Lur. Il y était venu
-enthousiaste, lorsque après des mois d'agitation,
-rien n'attire plus le cœur qu'une maison des champs,
-l'isolement, le silence. La rencontre de Claude avait,
-de quelques semaines, empêché un retour offensif
-de l'ennui. Mais on a vite fait le tour d'un petit
-paysan, même s'il fut lévite: Edward commença
-donc d'ouvrir sa boîte à couleurs et de nettoyer ses
-pinceaux. Lorsqu'il songeait au travail, c'était vraiment
-qu'il n'avait plus rien ni personne avec quoi
-jouer; l'art lui fut toujours un pis-aller: d'aucune
-de ses toiles, il n'avait à attendre de surprise; qu'il
-usât de la déformation, ou qu'il reproduisit avec
-exactitude ce qu'il voyait, il n'échappait pas au procédé.
-Aucune sincérité: ses pommes étaient de
-mauvais Cézanne. Pas une touche, sur sa toile, qu'il
-ne reconnût. Il se rendait exacte justice. Quelques
-louanges qu'il reçut à Paris tombèrent à faux: on
-l'admira pour ce qu'il y avait de médiocre en lui ou
-pour ce qui ne lui appartenait pas en propre. Au
-contraire, il souscrivait à toutes les condamnations
-subies, et même il reconnaissait la justice de ce
-silence, de cet oubli qui déjà l'enveloppaient, qu'il
-sentait éternels.</p>
-
-<p>Donc, cette belle fille survint, lorsque Edward
-commençait d'être inoccupé et dans ces après-midi
-de grande chaleur où un jeune être sans discipline
-intérieure connaît la tyrannie de sa chair. Il tourna
-autour de la jeune femme de qui l'indifférence forcée
-le piqua au jeu. Les gloussements de poule inquiète
-de la Gonzalès l'avertirent que sa manœuvre en
-déjouait une autre plus secrète. Les efforts d'Edith,
-dès le samedi soir et jusqu'au mardi matin, pour ne
-plus le connaître et pour ne s'occuper que de Bertie
-Dupont-Gunther, avertirent Edward qu'il accomplirait
-une œuvre pie en troublant cette arrogante
-personne, cette belle pièce de fille, comme disait le
-père Favereau.</p>
-
-<p>Ainsi, tout à son intrigue, il laissa Claude et May
-à leurs propos de théologie. May ne se lassait pas
-d'interroger l'ancien séminariste qui eût mieux
-aimé de moins abstraites questions. Tout de même,
-cet enfant chrétien gardait trop de scrupules pour ne
-pas éclairer la petite calviniste anxieuse de qui d'ailleurs
-les idées touchant l'Église étaient telles que
-Claude s'indignait, mettait à les réfuter toute sa passion.
-Il lui montrait les limites de l'infaillibilité
-papale et qu'elle n'implique pas l'impeccabilité. May
-fut bien contente d'apprendre que les catholiques
-n'adoraient pas la Vierge, et que les indulgences,
-dont le trafic déclencha la Réforme, s'annexent au
-dogme admirable de la communion des saints.</p>
-
-<p>Leurs conversations avaient lieu, le plus souvent,
-sur la terrasse, à l'heure où la sieste vide la campagne,
-où le soleil oblige hommes et bêtes à chercher
-la nuit de leurs tanières, du sommeil afin
-que sur les vignes et sur les routes pâles, il demeure
-seul. Mais les deux jeunes gens ne le redoutaient pas,
-et peut-être bénissaient-ils ce feu, cette férocité complice
-qui les enveloppait d'une solitude enchantée,
-qui les isolait au centre de la fournaise universelle.
-La Gonzalès elle-même, qui toujours épie, redoutait
-la congestion et jamais, avant cinq heures, ne se fût
-aventurée hors de sa chambre. Claude voulait et ne
-voulait pas s'évader de la théologie qui était le prétexte
-de ces colloques. Chaque jour il décidait de
-pousser une pointe à côté de ces hauts sujets, mais
-jamais il ne put s'y résoudre; au contraire il s'y cantonnait,
-comme si, hors le débat religieux, tout
-n'eût été pour lui qu'embûches; d'ailleurs May, à
-peine flairait-elle l'approche de moins austères propos
-que, par une question directe, elle y ramenait
-Claude. D'abord elle le fit d'instinct, puis, s'y appliqua,
-dès qu'elle eut pressenti le désir de Claude et
-discerné, dans son propre cœur, une complicité. Elle
-s'en admirait, sans se rendre assez compte que d'abord
-il s'agissait pour elle de se donner un prétexte, de
-légitimer ces entrevues, d'empêcher qu'une seule
-parole imprudente les rendît à jamais impossibles.
-Non qu'elle cessât un instant de se passionner pour
-ces pieux débats: Claude, après s'y être laissé traîner,
-atteignait toujours à les traiter de bon cœur.
-Vainement leurs jeunesses s'attiraient et l'une l'autre
-s'émouvaient, il fallait qu'ils parlassent de cela: à
-cet obscur drame charnel, un autre s'ajoute qui le
-dépasse.</p>
-
-<p class="p2">Claude apparut sur le seuil du hall, pressant
-contre son cœur une botte de roseaux qu'il cueillit à
-cette mare aux grenouilles dont le vacarme, chaque
-soir, fait regretter à M<sup>me</sup> Gonzalès le temps où les
-serfs battaient les fossés du château.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ah! voilà ce qu'il nous faut, crie
-la dame à croupeton sur le billard d'où elle
-peut atteindre la suspension de porcelaine. Au-dessus
-de son toupet mal ajusté, elle tend de gros petits
-bras, mais ils sont trop courts. Edward et May
-ont levé les yeux de l'album qu'ils regardent
-ensemble, sourient à peine, échangent des regards
-que, sur le divan d'en face, Edith Gonzalès, du coin
-de l'œil, surveille. Elle quitte enfin sa pose d'odalisque,
-monte aussi sur le billard, recommence l'ouvrage
-de sa mère; celle-ci, dans un grand souffle,
-proclame qu'elle y renonce, se laisse choir sur le
-divan, s'évente avec un grand mouchoir qu'elle dit
-être «de rhume de cerveau».</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez plus besoin de moi, Madame?
-demande Claude qui sait bien qu'à peine sur les
-marches du perron, il sera rappelé par la dame.</p>
-
-<p>&mdash;Si j'ai besoin de vous?... (Elle le toise du
-regard, l'esprit ailleurs.) Nous faut-il d'autres fleurs,
-May?</p>
-
-<p>Elle braque son face-à-main sur la jeune fille qui,
-auprès de son frère, sur le divan d'en face, a l'air
-d'être dans l'autre camp comme au jeu de barres.
-May répond qu'elle n'a cure d'aucune espèce de
-fleurs, continue de feuilleter l'album avec une
-grande affectation de ne rien éprouver de cette fièvre
-d'arrangements.</p>
-
-<p>Edward et May savent pourquoi viennent, aujourd'hui,
-les Castagnède, quand même la jeune fille
-n'aurait pas été assiégée, depuis sa seizième année,
-par le timide mais tenace désir de Marcel Castagnède,
-que nulle rebuffade, aucun dédain ne découragèrent.
-Il avait toujours suffi que M<sup>me</sup> Gonzalès fût dans
-le secret d'un projet de M. Gunther pour que,
-sans qu'elle en dît un mot, ce secret émanât
-d'elle: il suintait en quelque sorte de son importante
-personne. A table, elle avait une façon
-de mettre, à propos de rien, la conversation sur
-les Castagnède, de dire, tout d'un coup, que les
-yeux de Marcel Castagnède comptaient parmi les
-plus beaux qu'elle eût jamais admirés...</p>
-
-<p>&mdash;Vous plairait-il, risqua Edith Gonzalès avec un
-sourire affable, que nous allions voir les dahlias?</p>
-
-<p>May répondit qu'elle se sentait lasse et, deux
-minutes après, accrut son impolitesse en demandant
-à Edward s'il ne voulait point faire un tour au
-jardin.</p>
-
-<p>Claude s'oubliait, au milieu de la pièce, les bras
-ballants, prodigieusement intéressé par ce drame
-dont les racontars d'office lui avaient fait connaître
-les dessous: M<sup>me</sup> Gonzalès vivait avec sa femme de
-chambre dans une grande familiarité et le service
-était fort au courant de toutes les histoires des
-maîtres.</p>
-
-<p>Il serait resté là plus longtemps encore, si
-M<sup>me</sup> Gonzalès ne l'avait congédié avec un: «Vous
-pouvez vous retirer, mon garçon». où l'on sentait,
-la foudre prête à éclater...</p>
-
-<p>D'ailleurs l'après-midi lourd s'emplissait d'un
-silence et comme d'une immobilité qu'expliquait au
-sud, là-bas, dans l'encadrement épais et sombre des
-charmes, cet horizon d'ardoise qui, peu à peu, montait,
-ternissait l'azur.</p>
-
-<p>Edward et May se levèrent à leur tour. Ils marchaient,
-côte à côte, sans rien se dire. Voyant Claude
-au loin, occupé à sarcler l'allée qui longeait «le
-point de vue», ils voulurent l'éviter et, malgré le
-pesant soleil, se dirigèrent vers les vignes.</p>
-
-<p>&mdash;Quelle vie! quelle vie! murmure May. Tout ce
-qu'il y avait déjà pouvait suffire, ne penses-tu pas.
-Edward?... et voilà cette nouvelle persécution qui
-va fondre sur moi à propos de Marcel Castagnède,
-cet imbécile...</p>
-
-<p>Le mot, entre ses lèvres, siffla. Edward ne répondit
-pas; la jeune fille reconnut ce sourire mauvais
-qui agrandissait la bouche de son frère jusqu'à
-enlaidir ce visage. Le regard du jeune homme prit
-aussi cet éclair équivoque et méchant qui, petite
-fille, lui faisait dire: «Ne prends pas tes yeux de
-chat», ces yeux qui étaient les yeux paternels...</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, mon petit, dit-il, ne fais pas de
-drame. Avoue que tu adores mettre le drame dans
-ta vie.</p>
-
-<p>&mdash;Tu es dur aujourd'hui, Edward.</p>
-
-<p>Et les yeux de May s'emplirent de larmes, car,
-avec son frère, l'orgueil ne la soutenait plus. Sans
-s'émouvoir et du même ton coupant, Edward lui
-déclara qu'il voyait bien que les grands mots allaient
-commencer...</p>
-
-<p>May s'arrêta. Une immense nuée orageuse couvrait
-maintenant le ciel; un lourd souffle s'éleva tout d'un
-coup; les hirondelles nageaient au ras des hautes
-herbes où s'exaspérait la vibration des insectes.</p>
-
-<p>&mdash;J'aime mieux rentrer, dit-elle. Quand je songe
-que tu es venu à Lur pour moi, pour m'aider, parce
-que je suis toute seule...</p>
-
-<p>Elle pleurait maintenant, rien ne restait de l'impassible
-visage contre quoi venaient se briser les
-fureurs paternelles, les grosses perfidies de M<sup>me</sup> Gonzalès.
-Le vent avait un peu défait ses cheveux; avec
-ses yeux gonflés, cette grimace de petite fille en
-larmes, elle était si laide, si pitoyable, qu'Edward
-s'étonna de n'éprouver aucune pitié, de ne rien sentir
-en lui qui fendît ce bloc de sécheresse, de
-dégoût, d'ennui: son cœur des mauvais jours.</p>
-
-<p>Il ne trouva ni un geste, ni une seule parole, tandis
-que vers les charmilles, elle s'éloignait. Elle traversa
-la terrasse, presque en courant, la tête basse,
-toute abandonnée au vent du sud qui séchait sa
-figure, brûlait ses paupières. Elle heurta Claude au
-tournant d'une allée, perdit contenance, balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Je crois que l'orage monte. Il ne va plus tarder
-maintenant.</p>
-
-<p>Claude n'essaya pas de répondre: la bouche
-entrouverte, ses deux grosses mains pendantes et
-gonflées, il la regardait. Du revers de sa manche, il
-essuya un front ruisselant, puis regarda encore ce
-pauvre visage. May s'éloignait, frappée de ce qu'elle
-avait lu sur cette face de paysan, toute cette ardeur
-de compassion et (elle osait se le dire à elle-même)
-d'amour. Réfugiée dans sa chambre, où les persiennes
-étaient demeurées closes, étendue sur la
-chaise longue dont elle aimait l'odeur de cretonne,
-elle se dit qu'elle était venue là pour souffrir et qu'au
-fond, pourtant, elle ne souffrait pas, et que même,
-malgré ses inquiétudes, ses tristesses, ses haines, elle
-éprouvait une joie honteuse à se savoir aimée, une
-joie mêlée d'angoisse, d'humiliation surtout, mais
-enfin une joie.</p>
-
-<p>Sa sœur s'étant éloignée, Edward s'assit entre
-deux règes de vigne, face à la plaine, les deux poings
-appuyés à ses joues et regarda au fond de lui-même,
-se disant: c'est vrai que je vins pour la soutenir et
-c'est vrai qu'à cette minute, rien d'elle ne m'intéresse
-plus. Dès longtemps il se connaissait cette faculté
-atroce de ne plus trouver soudain en lui, à la place
-d'un sentiment qu'il avait cru profond, qu'un trou,
-le vide. Ah! misérable, se dit-il, aurais-tu quelque
-scrupule, aujourd'hui, de l'abandonner à sa misère,
-de partir n'importe où, vers quelque palace à
-musiques, à rastaquouères, et quêtant l'aventure?
-Mais je reste, je n'ai point envie de m'en aller. Quel
-être est ma joie ici?</p>
-
-<p>Il ne chercha pas longtemps: d'abord il nomma
-Claude. Il ne goûtait rien dans la vie comme ces
-espèces de rencontres: l'amour de Claude pour May,
-l'amitié que lui-même était assuré d'avoir fait naître
-dans ce jeune cœur. A cela certes il trouvait du
-charme; mais il y avait plus: depuis huit jours
-qu'Edith Gonzalès était venue ici pour des fins que
-sa mère croyait ignorées de tous, mais qu'Edward
-avait, dès le premier jour, entrevues, cette jeune fille
-l'intriguait, et toutes ses manœuvres. Tant qu'il
-l'avait vue, obéissante à la grosse diplomatie maternelle,
-tourner autour de Bertie, il admira d'abord ce
-qu'Edith avait su y ajouter de science et de rouerie
-et comme Bertie avait tôt happé l'hameçon. Puis il
-s'étonna d'apercevoir qu'Edith se détournait un peu
-de sa besogne, devenait distraite, rabrouait le vieux
-plus qu'il n'était politique, et cela, parce qu'elle avait
-levé les yeux sur lui, Edward.</p>
-
-<p>«Cette lutte cornélienne entre la passion et le
-devoir, se disait-il (si l'on admet que le devoir
-d'Edith est de séduire le maître de céans, et sa
-passion d'être par moi séduite), cette lutte a de quoi
-me divertir.»</p>
-
-<p>La sincérité d'Edward n'alla pas jusqu'à lui faire
-dire: cette lutte à de quoi me flatter. Dieu sait
-pourtant qu'il l'était! En dépit de son visage, de ce
-mélange de bonne santé et de délicatesse qu'on voit
-aux étudiants de Magdalen-College, Edward ne
-connut qu'un très petit nombre de ce qui s'appelle
-bonnes fortunes. Peut-être manquait-il de simplicité,
-d'abandon. Aucune femme ne put jamais se donner
-l'illusion de le dominer;, de lui être nécessaire.
-Toujours il fut à mille lieues de leurs habituelles
-préoccupations. En bref, il ne savait ni donner le
-plaisir, ni le recevoir; «animal triste» s'il en fut, trop
-tôt il ne pensait qu'à s'évader. Les femmes n'eurent
-pour lui qu'une valeur d'usage: en dehors de «ça»,
-répétait-il, elles m'assomment. Il redoutait leurs rires,
-ces propos, ce mouvement à vide qu'elles établissent
-dans une existence; il ne s'intéressait ni à leurs
-servantes, ni à leurs couturières,&mdash;et les pédantes,
-les savantes, plus encore l'exaspéraient: il lui fallait
-une vie de conversations, de discussions sans fin avec
-des jeunes gens de son âge.</p>
-
-<p>«Si je me suicide jamais, disait-il, ce ne sera pour
-aucune d'elles. Aimer au point de désirer mourir, au
-fond quelle raison de vivre! On se tue parce qu'on
-n'a plus rien, pas même cela». Ainsi songeait-il
-devant l'horizon chargé. Certes jamais les manœuvres
-d'une femme ne l'amusèrent autant que
-celles d'Edith; pourtant que cela demeurait peu de
-chose dans sa vie: l'espèce de plaisir qu'on peut
-trouver à une pièce bien faite.</p>
-
-<p>«Je m'y intéresse et aussi à Claude, mais c'est
-qu'aujourd'hui ils sont mes seules branches.»</p>
-
-<p>Il employait volontiers avec lui-même cette expression,
-se comparant à un homme soutenu par des
-branches de hasard sur l'abîme. Chaque fois qu'il
-éprouvait le moindre sentiment d'amour ou d'amitié,
-il lui semblait qu'en dehors de cette émotion rien
-n'existait entre la mort et lui.</p>
-
-<p>«Si je quittais Edith et Claude, dans une chambre
-d'Aix ou de Biarritz, devant la fenêtre ouverte, ce
-serait là que je...»</p>
-
-<p>Que de fois il s'était raconté à lui-même les
-circonstances de son suicide, jusqu'à composer les
-notes dans les journaux, jusqu'à imaginer le visage
-de son père, à entendre le cri de May, à mesurer
-l'indifférence de tel camarade.</p>
-
-<p>Il se leva, suivit l'allée par où tout à l'heure sa
-sœur s'était enfuie. Silence étonnant des oiseaux! hors
-l'immense vibration des prairies, nul autre bruit que
-celui de l'acier sur les cailloux de l'allée où Claude
-enlevait les mauvaises herbes. Edward s'avançait,
-traînant ses sandales, la tête un peu rejetée parce que
-le vent renvoyait dans ses yeux la fumée de sa
-cigarette; le sourire que May redoutait, enlaidissait
-le bas de ce visage soudain méchant, vieilli. Il allait
-vers Claude; à la hauteur des charmilles, il aurait pu
-remonter vers la maison; il ne doutait pas que cela
-valut mieux; il ne pourrait rien dire à Claude qui
-ne blessât cet enfant; mais un attrait plus fort
-l'entraînait vers le jeune paysan déjà redressé et qui
-lui souriait de loin. D'abord ils échangèrent quelques
-mots inévitables à cause de l'orage qui ne crevait pas.
-Puis Claude brusquement dit:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut me pardonner, Monsieur Edward, mais
-Mademoiselle est passée tout à l'heure près de moi,
-avec une figure si triste ... sans doute, je me mêle
-de ce qui ne me regarde en rien...</p>
-
-<p>Son regard vers Edward appelait au secours; mais
-le mauvais garçon s'amusait trop pour lui venir en
-aide; il le remercia seulement de l'intérêt qu'il portait
-à sa sœur; peut-être avait-elle des préoccupations
-certainement, rien de grave. Claude insista:</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, Monsieur, vous n'êtes pas inquiet?</p>
-
-<p>&mdash;Mon petit Claude, je suis en passe de ne m'inquiéter
-de rien, ni de personne.</p>
-
-<p>Le front de Claude se contracta comme chaque fois
-qu'il se heurtait à cet étranger; le son même de cette
-voix le déroutait: il ne reconnaissait plus ces
-yeux:</p>
-
-<p>&mdash;Oh! Monsieur, il faut, n'est-ce pas, que vous
-soyez tout à fait rassuré pour parler ainsi?</p>
-
-<p>&mdash;Claude, Claude, dit Edward, vous commettez
-une faute d'où peut venir votre malheur; vous croyez
-qu'il existe au monde quelque chose d'important.</p>
-
-<p>Claude répondit qu'il croyait, en effet, que tout avait
-de l'importance, parce que nous faisons le moindre
-geste et que nous nous arrêtons à la plus secrète pensée
-sous le regard de Dieu.</p>
-
-<p>Il pressentit qu'Edward lisait en lui mieux qu'il
-ne faisait lui-même et que ce qu'il n'avait jamais
-voulu s'avouer, depuis longtemps, divertissait ses
-jeunes maîtres; il resta donc sans dire un mot. Alors
-Edward commença un étrange bavardage; il assura
-que ce devait être bien plaisant d'assister aux menus
-drames d'une vie familiale, depuis la porte de l'office;
-que pour lui, s'il était né dans le peuple, il n'eût
-point cherché d'autre passe-temps que celui de ces
-grands laquais trop nourris que l'on voit aux banquettes
-des antichambres et qui peuvent, mieux que
-Balzac, connaître le monde. Mais, pour que ce fût
-amusant, il se fallait garder de quitter les coulisses,
-de se mêler aux acteurs, de tenir un rôle. Claude
-n'usait pas de la situation pour rire aux dépens de
-tous les grotesques habitant cette masure.</p>
-
-<p>Le jeune homme s'arrêta au bruit que fit le rateau
-en tombant des mains du pauvre garçon de qui la
-figure avait pâli au point qu'Edward remarqua, pour
-la première fois, sur le nez et sur les joues, des taches
-de rousseur. Des gouttes de pluie s'écrasèrent contre
-les feuilles; l'odeur de la terre s'éleva.</p>
-
-<p>Edward s'éloignait en courant. Dans le vestibule,
-Edith Gonzalès, le front appuyé contre la vitre, le
-regardait venir; elle lui demanda s'il n'avait pas pris
-froid. Il lui dit de ne pas s'approcher à cause de
-l'odeur de drap mouillé qui est à s'évanouir, et
-demanda si les Castagnède étaient arrivés.</p>
-
-<p>&mdash;Pas encore, mais il est grand temps de nous
-habiller. Je monte avec vous.</p>
-
-<p>Ils gagnèrent l'escalier assombri à cause de l'orage.
-Edith marchait devant le jeune homme: il nota
-qu'elle avait les cheveux mal plantés sur la nuque.
-«Elle a une nuque canaille», se répétait-il. Il
-vit aussi, autour de son cou blanc, le quadruple
-collier d'une ride. Il pensa qu'avant cinq ans, elle
-aurait au bas des joues et sous le menton les peaux
-pendantes des vieilles femmes; à ses poignets
-fripés déjà les veines devaient être saillantes et ce
-n'était pas pour rien qu'elle cachait ses tempes...
-Lentement Edith montait, persuadée de sentir sur
-son cou le souffle d'un désir et à mesure qu'elle
-approchait de l'étage, elle ralentissait son pas,
-attendant que ce souffle se rapprochât de ses cheveux,
-devint un baiser. Edward la devina et pour ne
-pas la décevoir, il prit dans ses deux mains les
-avant-bras de la jeune fille un peu oppressée,
-gonflant son cou de tourterelle; mais dans l'ombre,
-elle aperçut les yeux aigus d'Edward, ce visage
-cruel, et instinctivement elle détourna le sien. Le
-jeune homme n'insista pas, mais à l'oreille, il la
-loua de sa présence d'esprit:</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous souvenez à temps que vous n'êtes
-pas venue ici pour vous amuser.</p>
-
-<p>Elle s'appuya à la rampe. Edward ne voyait rien de
-son visage, mais il en imaginait l'expression de colère,
-de honte.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous comprends pas, vous êtes un misérable,
-laissez-moi.</p>
-
-<p>Alors sur le palier une porte s'ouvrit et M<sup>me</sup> Gonzalès
-parut, gainée dans une robe scintillante d'acier
-d'où jaillissait tout ce qu'au long du jour on n'admirait
-qu'en détails à travers la lingerie des blouses
-molles. Le bras gras et court, orné d'un collier de
-chien où manquaient des perles, leva un bougeoir
-au-dessus d'Edward et d'Edith:</p>
-
-<p>&mdash;Pas encore habillée? demanda-t-elle sèchement.</p>
-
-<p>Cette grosse figure bilieuse évoquait pour Edward
-le masque de Napoléon reconnaissant, au soir d'une
-bataille, qu'un ordre s'exécute mal.</p>
-
-<p>&mdash;Dépêche-toi, petite sotte!</p>
-
-<p>Sans adresser la parole à Edward, dans un cliquetis
-d'acier et de jais, elle descendit tendant sur ses bras
-poudrés des gants trop étroits.</p>
-
-<p>&mdash;Madame votre mère, dit Edward, me rappelle la
-chute d'un sonnet de Baudelaire.</p>
-
-<p>Edith haussa les épaules, entra dans son appartement.
-Edward gagna, lui aussi, sa chambre, et se
-récita avec délices les trois vers qu'il considérait
-comme le leit-motif de la famille Gonzalès:</p>
-
-<div class="poem">
-<p class="stanza">
-Je vois la mère, enfant de ce siècle appauvri,<br />
-Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années<br />
-Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri.<br />
-</p>
-</div>
-<p>Il alluma sa lampe de cuivre, enveloppa d'une
-main amoureuse le vase de grès frais, pareil à un
-caillou des gaves; l'or des étoffes de Perse étincela.
-Comme un prince, dans quelque capitale étrangère,
-retrouve à l'ambassade sa souveraineté, il respirait
-dans cette chambre son atmosphère de Paris. Il versa
-l'eau bouillante dans son tub, avec ce fiévreux plaisir
-qui lui rappela les soirs où, avant de sortir, il faisait
-une minutieuse toilette, afin de se savoir disponible
-quelles que fussent les éventualités, prêt à toute
-aventure.</p>
-
-<p>Assis dans son tub, les bras noués autour des
-genoux, il songeait: «Qu'osais-je attendre encore
-dans ce désert?» Ah! n'était-ce pas sa force secrète
-et qui l'empêchait de sombrer définitivement, ce pouvoir
-d'attente, ce besoin de ne pas manquer la
-moindre joie de hasard!</p>
-
-<p>Il entendit gronder une auto, le bruit d'un changement
-de vitesse, des éclats de voix, des rires.
-Cependant, devant la psyché, toujours comme au
-temps de son adolescence lorsqu'il souhaitait de donner
-une impression d'extraordinaire jeunesse, il se
-rasa presque jusqu'au sang et comme il était très blond,
-soudain il n'eut plus que dix-huit ans. Il garnit de
-cigarettes un étui d'argent, assujettit à son poignet
-une montre et un bracelet de platine. Une seule perle
-luisait à sa chemise. Il oubliait les raisons financières
-et d'autres plus obscures qu'avait son père pour
-souhaiter le mariage de May; il ne songeait ni au
-tourment de sa sœur, ni aux luttes qu'elle allait soutenir;
-rien ne lui importait vraiment que de plaire,
-de troubler, d'allumer au fond des yeux d'Edith une
-lueur qu'il connaissait bien. La présence même des
-Castagnède ne lui déplaisait pas: il comptait se divertir
-fort du gros Marcel amoureux. Enfin, la rencontre
-de la mère Castagnède et de la Gonzalès lui paraissait
-favorable à du grotesque.</p>
-
-<p>Comme il restait une heure avant le dîner, et
-qu'Edward ne se souciait pas d'un si long tête-à-tête
-avec les Castagnède, il évita le salon plein de jacassements,
-jeta sur ses épaules un pardessus d'été, et
-revint à la terrasse où il surprit Claude qui, l'apercevant,
-voulut fuir. Edward lui demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous fais peur?</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes trop compliqué... Oh! je sais qu'il ne
-faut pas prendre au sérieux vos moqueries, mais
-tout à l'heure, j'ai eu de la peine.</p>
-
-<p>Il craignait qu'Edward éclatât de rire; au contraire
-le jeune homme devint grave:</p>
-
-<p>&mdash;Il est vrai, Claude, qu'un abîme nous sépare...
-Je n'entends pas parler des distances sociales, mais
-d'une disproportion d'âme entre nous. Je ne saurais
-vous faire que du mal, et vous ne pouvez rien pour
-moi.</p>
-
-<p>&mdash;Si, monsieur, je peux souffrir pour vous.</p>
-
-<p>L'ancien séminariste répondit cela, d'instinct.
-Edward connaissait cette doctrine-mystique de la
-réversibilité. Il dit:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne vous souhaite pas, pauvre petit, de devenir
-mon bouc émissaire, ni d'être chargé de tous mes
-crimes.</p>
-
-<p>Claude s'étonna lui-même des mots qui, alors, lui
-vinrent aux lèvres:</p>
-
-<p>&mdash;Je les assumerai, si vous le voulez bien.</p>
-
-<p>Il lui parut qu'un autre parlait, à sa place. Edward
-séduit par l'étrange pacte, et comme un superstitieux
-qui, sans croire à l'efficacité de telle pratique, ne
-laisse pas d'en être impressionné, saisit la main de
-Claude:</p>
-
-<p>&mdash;J'accepte donc et peux, désormais, m'en donner
-à cœur joie, n'est-ce pas? Vous payerez les frais de
-mes débauches spirituelles et des autres aussi...</p>
-
-<p>Sa grande bouche, élargie par un rire, laissa voir
-deux canines. Claude éprouva une secrète répulsion:
-envers cet homme, il se sentait quitte... Ah! que lui
-importait de souffrir plus tard!</p>
-
-<p>&mdash;Je vous dis adieu, Claude: personne encore ne
-sait que je m'éloigne de Lur bientôt. Y reviendrai-je
-jamais?</p>
-
-<p>Ricanant, équivoque, il ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Rassurez-vous ... May reste...</p>
-
-<p>Et nonchalant, il se dirigea vers le salon illuminé.
-Claude souhaita de ne plus le voir, de ne plus l'entendre;
-il chassa le souvenir du pacte auquel il avait,
-ce soir, consenti. Pourtant il en garda une inquiétude
-sourde, et le sentiment qu'une rancune inassouvie,
-inapaisable, autour de son destin rôdait.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_VII" id="chap_VII"></a>VII</h2>
-
-<p>L'entrée d'Edward au salon délivra l'assistance
-d'un mutisme cruel; il vit se tourner vers lui, toutes
-à la fois, ces figures, dans la douce et merveilleuse
-lumière des lampes à huile et des bougies du lustre.
-Mais, à la déception des regards, il comprit que quelqu'un
-manquait encore: sa sœur ne se hâtait pas de
-descendre, et dans les intervalles de silence, on
-entendait, à l'étage supérieur, les pas traînants de
-la jeune fille. Un peu de jour entrait encore par la
-fenêtre ouverte, se mêlait à la lumière des lampes
-pour composer un éclairage mortuaire. M<sup>me</sup> Castagnède
-emplissait l'un des poufs. Sa tête, à peaux
-flasques et grises, était posée directement sur la
-masse des épaules: elle avait si peu de cou que le
-collier de diamants semblait cacher des points de
-suture. D'énormes «dormeuses» distendaient les
-lobes de ses vieilles oreilles: sa perruque loyale
-dessinait sur les sourcils une lisière de frisons et
-rattrapait, à mi-chemin de la nuque, quelques cheveux
-gris naturels. Sa main se tendit vers Edward
-pour une étreinte virile, mais il l'effleura de ses
-lèvres respectueuses et ironiques. Il se tourna vers
-Marcel Castagnède et dans son «tu vas bien, mon
-vieux», mit tout le dédain à quoi il l'avait accoutumé
-dès le collège. Marcel tenait de sa mère des formes
-qui épaissiraient, mais il avait de bons yeux marrons
-d'épagneul; sa bouche bée laissait voir des dents
-saines et mal plantées; son front fuyait et l'on ne
-pouvait avoir moins de menton; de larges épaules
-lui donnaient l'air confortable; il était net, frais,
-possédait ce charme de santé que donnent les sports
-et l'hydrothérapie; de brusques montées de sang, à
-propos de rien, lui teignaient les joues.</p>
-
-<p>Le gravier de l'allée grinça sous les roues d'une
-victoria dont les lanternes éclairèrent la nuit brièvement,
-firent luisantes les feuilles de laurier qui touchaient
-à la fenêtre ouverte. M. Dupont-Gunther se
-réjouit d'annoncer à l'assistance l'approche de son
-excellent voisin et ami Firmin Pacaud; il ajouta,
-tournant vers M<sup>me</sup> Castagnède des bajoues violettes
-que soutenait un col trop empesé:</p>
-
-<p>&mdash;La présence de mon vieux Pacaud ne déparera
-pas cette fête de famille.</p>
-
-<p>Il souligna ces derniers mots d'un sourire fin;
-M<sup>me</sup> Castagnède ne sourcilla pas, mais déclara qu'il
-manquait à cette fête de famille un de ses éléments les
-plus aimables. Cette allusion à l'absence incroyable
-de May augmenta l'embarras général. Heureusement,
-Firmin Pacaud fit son entrée. C'était l'homme de
-quarante-cinq ans avec une barbe, un ventre, des
-cheveux ramenés. Bien que le hâle sur ses mains et
-sur son crâne dénotât le campagnard, son smoking
-très usagé, ses escarpins craquelés étaient d'un
-homme du monde. Edward se rapprocha vivement
-de M. Pacaud qui sourit avec béatitude, lorsque après
-les politesses de rigueur il put rejoindre le jeune
-homme dont il subissait la séduction. Edward l'aimait
-de ce qu'il avait su garder son esprit, son cœur,
-de tout vieillissement, et parce qu'aucun pli professionnel
-chez lui n'était visible. Il le salua selon sa
-coutume:</p>
-
-<p>&mdash;Bonjour Dominique.</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, voyons, jeune moqueur, pourquoi toujours
-ce Dominique?</p>
-
-<p>&mdash;Parce que, mon cher ami, Firmin est un nom
-impossible.</p>
-
-<p>&mdash;Je ne trouve pas, dit M<sup>me</sup> Gonzalès, avec un sourire
-affreusement gentil qui fit luire de l'or dans sa
-bouche.</p>
-
-<p>&mdash;Firmin est impossible, insista Edward, d'un
-air qui exilait net l'intruse de la conversation; je
-vous appelle aussi Dominique parce que je n'imagine
-le héros de Fromentin qu'avec votre figure.</p>
-
-<p>Pacaud affecta d'être piqué:</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, je suis pour vous le raté intelligent et
-sympathique?</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, mais non, vous êtes l'homme mûr
-qui n'a pas renoncé au rêve. Ce qu'on appelle expérience
-et toutes les déformations du métier, enfin ce
-qui me fait m'assommer avec les hommes de votre
-âge, c'est cela, mon vieil ami, que vous avez su éviter.</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'êtes pourtant un étranger, Edward;
-malgré notre affection nous n'aimons ni les mêmes
-vers, ni les mêmes musiques.</p>
-
-<p>&mdash;Évidemment, vous avez votre style: je vous
-appelle Dominique! mais vous ressemblez plutôt&mdash;ne
-trouvez-vous pas?&mdash;aux héros des premiers romans
-de Bourget, à Armand de Querne d'un <i>Crime d'amour</i>.</p>
-
-<p>&mdash;Vous pourriez dire à l'<i>Ami des femmes</i>, d'Alexandre
-Dumas; car nous, mon cher, nous aimions
-les femmes.</p>
-
-<p>&mdash;Nous aussi.</p>
-
-<p>&mdash;Parbleu, oui, vous êtes capables de prendre
-avec elles votre plaisir (et encore pas tous) mais vous
-ne vivez pas pour elles comme nous le faisions...
-C'est vrai,&mdash;ajouta Firmin,&mdash;qu'elles m'ont coûté
-quatre cent mille francs: je ne regrette rien. J'étais
-en classe de philosophie à Louis-le-Grand avec le
-fameux Burdeau: tous mes camarades se sont fait
-un nom; j'aurais pu, comme eux, me pousser dans
-le journalisme, dans la politique, compter parmi les
-gens qui s'agitent à la surface; à tout ça, mon cher,
-j'ai préféré l'amour. Ne vous moquez pas.</p>
-
-<p>&mdash;Pourquoi me moquerais-je, moi qui n'ai rien
-sacrifié à rien?</p>
-
-<p>Le visage d'Edward s'assombrit, ses épaules remontèrent,
-il eut un air si affaissé, si misérable, que
-M. Pacaud aurait voulu lui prendre la main.</p>
-
-<p>L'éventail de M<sup>me</sup> Gonzalès, contre l'acier et le jais
-de son corsage, faisait un régulier cliquetis; M<sup>me</sup> Castagnède
-regardait entre deux doigts son gant qui avait
-éclaté: M. Gunther lançait une phrase comme un
-aboiement et, tandis qu'elle suscitait un bref écho,
-fronçait les sourcils pour en découvrir une autre;
-Marcel Castagnède posait à Edith le questionnaire
-dont il usait depuis qu'il allait dans le monde et
-dans le même ordre: «Aimez-vous la lecture, Mademoiselle?
-moi je l'adore à mes moments perdus... Et
-la musique? moi je ne pose pas pour celui qui comprend
-Wagner... Avez-vous beaucoup voyagé? C'est
-si confortable, les hôtels, maintenant... Préférez-vous
-la mer à la montagne? La mer c'est toujours la même
-chose, et pourtant ce n'est jamais pareil; j'ai vu des
-couchers de soleil à Royan: si un peintre en avait
-reproduit toutes les teintes, on l'aurait pris pour un
-impressionniste.» Ainsi Marcel disait ces choses à la
-file, dans un ordre immuable, comme ses péchés au
-confessionnal; tout de même il regardait obstinément
-cette porte que May allait franchir, à moins
-qu'elle n'invoquât quelque prétexte pour ne pas descendre.</p>
-
-<p>Firmin Pacaud, sans réflexion, exprima le souci
-général:</p>
-
-<p>&mdash;Notre petite May se fait bien attendre, ce soir.</p>
-
-<p>M. Gunther cacha derrière son dos ses mains qui
-tremblaient et gronda:</p>
-
-<p>&mdash;Cela dépasse les bornes! Edward, va donc voir
-ce qu'elle fait.</p>
-
-<p>Mais, dans le silence qui suivit cet éclat, on entendit,
-derrière la porte, un bruit d'étoffe, et la jeune
-fille parut sur le seuil. Elle s'y arrêta un instant: sa
-robe avait la couleur soufre de certaines roses; elle
-portait au bras un bracelet indien; à la naissance de
-sa gorge, un feston de chemise apparaissait comme
-il arrive aux jeunes filles qui n'ont plus de mère
-pour corriger, d'un dernier coup-d'œil, leur toilette.</p>
-
-<p>Edward observa qu'elle serrait les mains, souriait;
-il s'étonna de ne lui pas voir une mine tragique.
-«Elle a plutôt l'air absent, se disait-il, on dirait d'une
-somnambule qui vit un songe heureux...» Il s'étonna
-plus encore qu'avec le même sourire vague et tendre
-elle eût accepté le bras de Marcel Castagnède: «Se
-piquerait-elle de morphine? use-t-elle, à mon insu,
-de coco?» Il savait May dans un état habituel de
-désespoir qui rend possible les plus imbéciles excès.</p>
-
-<p>Marcel, à table, s'assit près d'elle; une joie profonde
-l'envahissait parce que la bien-aimée était si
-docile à l'entendre, lointaine certes et répondant
-n'importe quoi à ses paroles; mais il lui suffisait
-qu'elle ne fût pas dédaigneuse.</p>
-
-<p>May, cependant, n'entendait rien, ne voyait rien;
-elle s'était fait à elle-même, elle avait osé se faire,
-cette orgueilleuse, l'aveu de sa joie, parce qu'un
-enfant paysan l'aimait; rien ne la détourna de cette
-délectation, ni de sa complaisance à regarder en elle
-indéfiniment le hagard visage de Claude. Edward lui
-avait dit qu'il existe au monde une seule chose qui
-vaille la peine de vivre; c'est d'aimer infiniment l'être
-qui nous aime infiniment. Elle posséderait cela!</p>
-
-<p>Contre son habitude, elle vida son verre de Johannisberg
-et un autre de Laffitte pour qu'ils fussent de
-nouveau remplis; elle sentit en elle une vie surabondante,
-elle put suivre une conversation avec Marcel
-et se donner tout entière au dialogue de feu dont les
-demandes et les réponses se succédaient en elle délivrée,
-déchaînée... «J'étais, songeait-elle, comme
-une petite fille qui se croit prisonnière dans le cercle
-que l'on a autour d'elle dessiné sur le sable.» Elle
-s'attacha à évoquer Claude, comparant son corps
-épanoui à la graisse de Marcel, à l'affaissement
-d'Edward; elle trouva même une volupté, l'orgueilleuse
-petite huguenote, à cette humiliation d'aimer
-un inférieur dont elle seule connaissait la royauté
-secrète. «Cette pureté, cette science, et toute la passion
-charnelle dans un même être! songeait-elle,
-que vaut au prix de cela l'impuissance d'Edward
-à ne plus rien éprouver, ce goût du néant qui l'acculera
-au suicide, car il se tuera, ajouta-t-elle à haute
-voix.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, mademoiselle, Bombita ne se tuera
-pas ... il connaît trop bien son métier.</p>
-
-<p>Marcel racontait une course de taureaux qu'il
-avait vue à Saint-Sébastien. May eut une sensation
-de réveil; elle regarda son voisin: ils étaient si rapprochés
-qu'elle eût pu compter sur ce front fuyant
-les gouttes de sueur; la hideur de toutes les figures
-autour de cette table l'épouvanta et elle rentra librement,
-invisiblement, dans son rêve, elle se joua en
-elle-même <i>la Mort d'Isolde</i>, elle entendit les harpes,
-accueillit l'angoisse montante comme une marée du
-chant mortel et, de nouveau, la tempête intérieure
-renaissait, se gonflait, éclatait comme sous un vent
-fou et les cris du final l'étouffèrent au point que,
-revenue au salon, elle qui, farouche, ne jouait devant
-personne, interrompit toutes les conversations:</p>
-
-<p>&mdash;Voulez-vous un peu de musique?</p>
-
-<p>Chacun s'empressa: Marcel ouvrit, le piano, Firmin
-Pacaud cherchait une partition; Bertie se pencha
-vers M<sup>me</sup> Gonzalès et lui souffla:</p>
-
-<p>&mdash;C'est inespéré.</p>
-
-<p>&mdash;Voire! murmura l'énigmatique dame.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Castagnède s'installait, montrait sa figure
-inexpressive de concert, se préparait à hocher la tête
-à contre-temps, à se demander, aux points d'orgue,
-si c'est fini.</p>
-
-<p>Edward, curieusement, observait sa sœur rapprochée
-de la fenêtre; elle interrogeait l'ombre:
-«Saura-t-il que je chante pour lui?» Elle alla au
-piano, enleva les préludes que Firmin Pacaud avait
-déjà disposés sur le pupitre et prit dans le casier <i>la
-Mort d'Isolde</i>. Firmin protesta: Wagner n'était supportable
-qu'à l'orchestre, cette musique s'accordait
-mal au salon Louis-Philippe et ce vieux jardin de
-France ne l'accueillerait pas. May sourit, n'ayant
-rien entendu; un accord s'épandit et l'on eut le sentiment
-qu'il emplissait la nuit, les espaces, et que
-ces vagues de douloureuse passion, se détruisant
-l'une l'autre, montaient jusqu'à l'indifférence des
-planètes. Elle demeura devant le clavier quand l'ouragan
-de son fut passé. Un malaise possédait l'assemblée.
-Marcel cherchait un compliment:</p>
-
-<p>&mdash;Quelle maestria! On jurerait d'une professionnelle!</p>
-
-<p>D'un air indifférent et comme somnambule, May
-annonça:</p>
-
-<p>&mdash;Maintenant, je vais chanter.</p>
-
-<p>Lorsque les premières paroles de <i>l'Invitation au
-voyage</i> s'élevèrent, seul de tous les gens réunis dans
-cette salle, Edward ne s'étonnait plus, il souriait; il
-avait compris.</p>
-
-<p>Elle ferma le piano et, de nouveau, indifférente à
-l'effet produit, s'accouda à la fenêtre. Un nuage de
-tabac baignait les tentures bleues; la digestion rendait
-hideuses ces têtes cinquantenaires: on pouvait
-présumer que le coup de sang de M. Dupont-Gunther
-serait pour ce soir; M<sup>me</sup> Gonzalès, dans les coins, se
-barbouillait de poudre, mais le sang brûlait ses joues
-au point qu'on eût dit que tant de plâtre cachait un
-mal. M<sup>me</sup> Castagnède fit à Marcel un signe impératif,
-il se rapprocha de May, toujours immobile, face au
-jardin nocturne. Il s'accouda près d'elle, qui ne
-savait pas qu'il fût là. M. Gunther sourit à Mme Castagnède
-d'un air qu'il voulait attendri... Après qu'il
-eut longtemps cherché une entrée en matière, le
-jeune homme risqua:</p>
-
-<p>&mdash;La belle nuit, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>May tressaillit, considéra un instant cette grosse
-figure cramoisie tout près d'elle, secoua la tête,
-comme on chasse une mouche.</p>
-
-<p>Le jeune homme la remercia d'avoir été si bonne
-pour lui, ce soir.</p>
-
-<p>&mdash;Oh! dit-elle, vraiment? Je vous jure que je ne
-l'ai pas fait exprès!</p>
-
-<p>Redoutant quelque maladresse, M<sup>me</sup> Castagnède
-ordonna à son fils d'aller quérir l'auto. Edward et
-Edith avaient accompagné Firmin Pacaud jusqu'à sa
-voiture et ne rentraient pas. M<sup>me</sup> Gonzalès, depuis le
-perron, appela sa fille avec des mots espagnols qui,
-peut-être, étaient de gros mots. Toutes les grenouilles
-se turent à la fois. Enfin Edith, rieuse et les cheveux
-fous, parut, et derrière elle, la cigarette d'Edward
-dansait comme une luciole.</p>
-
-<p>Ce même soir, qui était la veille du 15 août, Claude,
-dès qu'il eut dîné, vint à la terrasse. De brèves
-fusées mouraient sur les domaines lointains où des
-familles fêtaient une Marie. La musique s'éleva et il
-la reconnut; elle vint vers lui fidèlement, elle
-retrouva la route de ce cœur à qui une jeune fille
-l'adressait; le crissement des insectes faisait au chant
-une basse continue; Claude, au-dessus de lui, regardait
-les étoiles filer, s'anéantir dans ce ciel nocturne d'août
-traversé de bolides perdus. Il écoutait cette voix
-comme si elle lui livrait un peu de ce corps
-inaccessible. Il pleura, songeant à ce portrait qu'il
-avait vu au salon où May et Edward enfants confondaient
-leurs boucles: «Ils m'oublieront, se disait-il,
-ils ne me doivent rien, ils se sont penchés sur moi un
-instant, par eux j'ai connu des heures qui donnent
-à ma pauvre vie un prix infini. Un monde inconnu
-de sentiments, de délicatesses m'a été révélé le jour
-qu'ils m'ont souri. Quoi qu'il advienne de moi, ô
-jeunes êtres, chères âmes inaccessibles, soyez à
-jamais bénies, que Dieu vous garde à jamais!»</p>
-
-<p>Il entendit qu'on marchait dans les charmilles,
-discerna la blancheur d'une robe, d'un plastron, le
-ver luisant d'une cigarette: n'était-ce point May
-qu'il allait voir, consentante et suspendue au bras de
-l'étranger? Il se rejeta derrière les noisetiers, content
-que son visage fût égratigné; le vent parut plus froid
-à ses joues mouillées. Quelle délivrance lorsqu'il
-reconnut la voix d'Edward!</p>
-
-<p>&mdash;Cette insolence dont vous me tenez rigueur
-n'était qu'un effort misérable pour vous échapper,
-Edith; vous savez que je souffre malaisément qu'un
-sentiment me domine.</p>
-
-<p>Edith appuya sa tête sur l'épaule du jeune homme
-et Claude imagina plus qu'il ne la vit cette gorge
-blanche et gonflée; à travers les feuilles, le petit
-paysan tendait une figure avide. L'aigre voix de
-M<sup>me</sup> Gonzalès fit se hâter vers le château les jeunes
-gens. Les phares de l'auto violent l'ombre et, dans
-le silence de la nuit, Claude peut suivre longtemps
-le grondement du moteur. L'étranger reviendra un
-jour et ne repartira pas sans «elle»... Claude répète
-le petit nom bien-aimé... Alors il pensa au séminaire,
-à des jours calmes, à cette paix. La nuit sentait les
-roses mourantes comme la chapelle où il se souvint
-qu'il restait après les autres; puis il resongea à un
-ami de sa quinzième année qui mourut, un soir de
-juin, dans un grand frémissement.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_VIII" id="chap_VIII"></a>VIII</h2>
-
-<p>Ni le chocolat fumant, ni les rôties beurrées, ni la
-lumière matinale sur son lit défait ne détournent
-M. Gunther de relire une fois encore la lettre non
-signée qui lui mande que M<sup>lle</sup> Rose Subra, sa maîtresse,
-se moque de lui; que Juste, le valet de
-chambre cher à M. Gunther, est le propre cousin de
-la dame; qu'on jasait déjà sur leur compte à
-Saint-Macaire, leur village d'origine, lorsqu'il était
-un garçon boucher de quinze ans et elle une fille
-d'auberge; que si M. Gunther ne veut pas croire
-sans avoir vu, un ami s'offre à lui faire admirer pour
-rien un spectacle plaisant.</p>
-
-<p>M. Gunther étouffe de colère; mais en face de lui,
-dans la glace, il voit ses joues violettes, ses yeux
-injectés. Le dîner de la veille lui pèse; il se sent de
-la tension artérielle. La terreur de la mort le retient
-au bord d'une de ces épouvantables colères qui, jadis,
-remplissaient la maison de gémissements. Inquiet, il
-entrouvre sa chemise, glisse sa main parmi la toison
-de sa poitrine, son cœur bat la chamade, il se lève,
-plonge son visage dans une cuvette pleine d'eau,
-s'ébroue, puis, d'un geste instinctif, choisit un cigare
-long et noir, le flaire, le fait craquer à son oreille;
-au moment de l'allumer, il se rappelle l'objurgation
-du médecin: pas de tabac à jeun. Ah! qu'il a peur
-de la mort! D'abord, il n'imagine pas qu'il ne puisse
-plus, un jour, goûter de la femme: à cela, il sacrifie
-tout. Aucun journal, aucun livre ne le sollicite.
-Les affaires même ne lui sont qu'une source
-d'or pour contenter ses appétits: la bonne chère ne
-l'intéresse que parce qu'elle lui communique une
-passagère ardeur. Être privé de «ça» pour l'éternité!
-Il a envie de crier; d'ailleurs, de son enfance huguenote
-et préservée, il lui reste de vagues terreurs théologiques;
-la longue et crapuleuse débauche de sa vie
-le porte à croire que Dieu l'attend à un tournant de
-cette sale vieillesse.</p>
-
-<p>Il s'habille, descend au jardin; la chaleur est déjà,
-là, les oiseaux commencent de se taire et les insectes
-de crisser. Il entend sous la charmille un bruit de
-râteau; il aperçoit Claude qui, appuyé à la balustrade,
-un instant se repose. Avec une morne jalousie,
-M. Gunther suit des yeux la ligne de ce corps athlétique.
-Sa fureur éclate tout d'un coup:</p>
-
-<p>&mdash;Espèce de fainéant! Est-ce que je te paye pour
-que tu rêvasses? Tu n'es plus au séminaire ici;
-si tu veux te croiser les bras, retourne chez les
-curés.</p>
-
-<p>Claude rougit, ne répond rien. Il sent que sa jeunesse
-est une suffisante vengeance, qu'elle soufflète
-ce sexagénaire. Il recommence de ratisser; à l'abri de
-son chapeau de soleil rabattu, il regarde May assise
-sur ce banc à quelques pas de lui et lisant un livre
-dont le vent soulève un peu les feuilles. Ce matin il
-a vu sa robe de toile blanche se rapprocher, puis
-s'éloigner de lui. Ils n'ont pourtant échangé qu'un
-salut et qu'un sourire; mais il suffit à Claude d'avoir
-senti dans ce sourire une volonté de douceur; elle a
-rôdé autour de lui; une joie l'étouffe. Si May ne l'a
-pas abordé, c'est que M<sup>me</sup> Gonzalès circule, armée de
-son face à main comme d'un fusil à deux coups. Il
-est dix heures; de lourds papillons s'abattent sur
-l'herbe; des bourdons font se plier les fleurs de
-trèfle; à l'écorce d'un tilleul une cigale suit l'ascension
-du soleil. Pour May, le bruit d'un râteau aux
-cailloux de l'allée emplit le silence du monde. Elle
-regarde en dessous cette chemise ouverte de Claude;
-elle voudrait y appuyer sa joue. Est-ce une mauvaise
-pensée, cela? Une jeune fille catholique se confesserait-elle
-de ce désir? Ah! Elle est fatiguée de se faire
-à elle-même une loi. Que son cœur, désormais,
-comme ces papillons, obéisse à tous les souffles et,
-comme ces guêpes ivres, à toutes les odeurs. Voilà
-encore l'ombrelle orange de M<sup>me</sup> Gonzalès: une robe
-de toile écrue sangle son ventre, pour l'instant elle
-n'espionne pas, mais elle se hâte, le cou tendu, telle
-une grosse poule qui de loin voit un insecte; elle va
-vers les vignes que M. Gunther, en forcené, parcourt.
-Elle l'aborde et lui exprime sa joie de ce que l'entrevue
-de l'avant-veille se passa mieux que l'affreux
-caractère de May ne le laissait prévoir. M. Gunther
-témoigne par un gros mot qu'il se moque bien de
-cette entrevue. M<sup>me</sup> Gonzalès observe l'homme; elle
-l'entraîne vers la maison où une odeur de cigare froid
-règne encore:</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, mon bon ami, qu'y a-t-il? Dites-moi tout.</p>
-
-<p>L'autre, sans mot dire, tend la lettre anonyme à
-M<sup>me</sup> Gonzalès qui la lit comme font les actrices, avec
-une rapidité incroyable, et qui pourrait faire supposer
-qu'elle a des raisons d'en connaître la teneur.
-Elle replie le papier, le glisse dans son sac à main:</p>
-
-<p>&mdash;Mon pauvre ami, je voudrais pouvoir vous dire
-que tout cela n'est pas vrai.</p>
-
-<p>&mdash;Mais vous n'en doutez pas, Mélanie?</p>
-
-<p>&mdash;Non, je n'en doute pas; ah! Bertie, vous savez
-ce que vous fûtes pour moi, mais mon attachement
-à vos intérêts m'enlève tout orgueil, et le jour où j'ai
-pu croire que Rose Subra assurerait votre bonheur...</p>
-
-<p>M. Gunther l'interrompit pour crier qu'il savait
-bien que c'était elle qui lui avait présenté cette fille,
-et qu'il ne l'en remerciait pas. Et M<sup>me</sup> Gonzalès, avec
-un soupir:</p>
-
-<p>&mdash;Sans doute, mon ami, me suis-je trompée. Grand
-enfant! Pourquoi cette colère? Vous ne l'aimez pas.</p>
-
-<p>M. Gunther, furieux, lui demanda ce qu'elle en
-savait. Elle reprit doucement:</p>
-
-<p>&mdash;Je vous connais.</p>
-
-<p>Elle baissa la voix, ferma les veux, pour glisser:</p>
-
-<p>&mdash;Je connais vos habitudes.</p>
-
-<p>Elle avait en effet des raisons de ne pas les ignorer.
-Elle ajouta.</p>
-
-<p>&mdash;En somme, Rose n'est plus toute jeune.</p>
-
-<p>&mdash;Elle a trente ans, dit M. Gunther, soudain
-apaisé et intéressé.</p>
-
-<p>&mdash;Elle en a trente-huit, mon cher. Pourquoi vous
-accrocher à une sotte, qui demain sera une vieille
-femme, qui vous coûte les yeux de la tête, vous
-trompe avec un domestique, vous entretient dans une
-inquiétude qui est ce que le docteur redoute le plus
-pour vous?</p>
-
-<p>Sans vergogne, Bertie demanda à la dame si elle
-avait un meilleur article à lui proposer. M<sup>me</sup> Gonzalès
-sut mettre dans son «Pour qui me prenez-vous?»
-cet accent de tendresse froissée et de fierté qui craint
-d'être importune, bien connu au Conservatoire.
-M. Gunther l'obligea de se rasseoir, s'excusa, mais la
-dame ne voulait plus rien dire. Vaincue enfin par les
-instances de son maître, elle risqua:</p>
-
-<p>&mdash;A votre âge, il vous faudrait une belle et saine
-jeunesse assez raisonnable pour ménager vos forces,
-donc, qui ne serait pas une grue: digne, au besoin, de
-porter votre nom.</p>
-
-<p>&mdash;Nous y voilà!</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, nous y voilà. Le mariage, pour un
-homme de votre sorte, est une sottise tant qu'il a trop
-d'appétit et souhaite goûter à tous les plats. Il serait
-une sottise encore à soixante-dix ans où vous feriez
-figure d'un vieillard dupé. Mais vous voici au temps
-où l'homme sage, pour ne pas dételer, enraye, organise
-chez soi un plaisir légitime et qui offre l'avantage
-unique lorsqu'on a passé quarante ans, de coûter
-moins que rien.</p>
-
-<p>Mélanie se lui et, le cœur battant, attendit. M. Gunther
-se leva, s'appuya à la cheminée, fixa la dame de
-ses yeux glauques et répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Je prétends jouer cartes sur table. Votre raisonnement
-est limpide. Je crains d'être dupe. Mon
-avantage en tout ceci m'apparaît moins clairement
-que le vôtre,&mdash;hors mon plaisir à faire enrager
-mes enfants,&mdash;car je vois bien où vous tendez, fine
-mouche.</p>
-
-<p>Et il rit grassement. M<sup>me</sup> Gonzalès, les lèvres pincées,
-faisait tourner autour de son doigt boudiné
-l'alliance tardive que M. Gonzalès lui passa <i>in extremis:</i></p>
-
-<p>&mdash;Oui, Bertie, je joue cartes sur table. Mais, mon
-cher, si nous nous entendons si bien depuis quelques
-lustres, n'est-ce pas que nos intérêts se confondent?
-En vérité, jamais ils ne s'accordèrent comme aujourd'hui:
-songez que votre femme serait sous ma
-coupe...</p>
-
-<p>&mdash;Tout cela est bel et bon, mais votre Edith me
-parait s'occuper de moi beaucoup moins que d'Edward.</p>
-
-<p>&mdash;Gros sot qui ne voit pas la manœuvre! Ne faut-il
-pas détourner les soupçons de vos enfants? Ne pas
-mettre d'obstacle au mariage de May?</p>
-
-<p>Elle ne voulut pas attendre de réponse; folâtre, un
-doigt sur la bouche, pleine de mystère, elle gagna la
-porte, laissant Bertie à sa méditation.</p>
-
-<p class="p2">La grosse dame, armée de son ombrelle et de son
-face-à-main, recommença d'errer, inoccupée en
-apparence, mais obéissant à des mobiles qu'elle
-seule connaissait. Il sembla d'abord qu'elle eût à
-faire du côté de la charmille qui touche au verger:
-on est là comme au théâtre dans la nuit d'une baignoire;
-à travers les troncs feuillus des charmes, le
-verger apparaît, décor illuminé; M<sup>me</sup> Gonzalès eut
-raison de braquer son face-à-main.</p>
-
-<p>&mdash;Donnez-moi les plus mûres, disait May à Claude,
-juché sur une échelle et dépouillant un prunier.</p>
-
-<p>Elle lève un visage que la chaleur pâlit; sous trop
-de lumière ses paupières battent; dans ses cheveux
-serrés, le soleil creuse des remous d'or sombre. Ce
-que dit Claude échappe à M<sup>me</sup> Gonzalès, mais elle
-entend le rire jeune, frais, éclatant de May; puis
-Claude descend, s'arrête à mi-hauteur de l'échelle et
-la jeune fille n'a plus besoin de beaucoup lever la
-tête; elle choisit des reines-Claude, en rejette une à
-cause d'un ver; Claude, vivement, la ramasse, l'écrase
-sur ses dents. May regarde obstinément ses sandales,
-elle tourmente le bracelet indien à son poignet
-bruni; le sang bat aux tempes du jeune homme, il
-se raccroche aux barreaux de l'échelle, ne voit plus
-rien, se laisse choir dans l'herbe; à un faible cri de
-May, il rouvre les yeux: le visage bien-aimé est là,
-plein de stupeur et de douceur, leurs lèvres se touchent
-à peine et déjà la jeune fille se relève; ce
-simple effleurement, peut-être l'odeur de ce jeune
-corps la dégrise. Claude la regarde s'éloigner vers la
-maison. Lui-même, après une minute d'immobilité,
-quitte le parc; ses espadrilles font sur la route sa
-marche silencieuse. Plus de soleil, mais un ciel terni
-qui semblait peser lourdement aux lignes infléchies
-des coteaux.</p>
-
-<p class="p2">May tourna la clef de sa chambre, s'assit sur la
-chaise longue, y demeura les mains ouvertes. Lorsque
-la cloche sonna, elle ouvrit la fenêtre et cria qu'elle
-ne descendrait pas déjeuner; puis, les volets refermés,
-elle s'abattit à la même place, suivant le mouvement
-indéfini de sa pensée d'un point à un autre: tantôt,
-elle se voyait déshonorée à jamais, criminelle, et
-tantôt s'indignait de sa lâcheté bourgeoise qui la
-rendait honteuse, moins du baiser reçu que de la
-condition subalterne de son complice. Elle se leva,
-s'étira, ramena ses mains un peu épaisses sur son
-visage, puis s'accroupit sur la natte, comme depuis
-l'enfance, avec Edward, ils avaient accoutumé de
-faire, les mains nouées autour des genoux. «S'il ne
-s'agissait pas du fils d'un paysan, si j'avais reçu ce
-baiser d'un ami d'Edward, éprouverais-je tant de
-honte?» Elle revenait indéfiniment à ce point douloureux
-de sa pensée; c'était sa manie de petite fille
-huguenote de juger la valeur morale de tous ses actes,
-de remonter la chaîne des motifs et des causes. Elle
-enviait ses amies catholiques qui, croyait-elle, possédaient
-un formulaire où se cotait exactement chaque
-péché, une nomenclature où, d'un coup d'œil, elle
-jugerait si sa faute était mortelle ou vénielle. Puis elle
-sourit de cette idée puérile: «Ah! du moins ont-elles,
-s'il leur plaît, un directeur» Mais elle s'avoua
-que jamais son orgueil ne lui permettrait une telle
-confidence. Tout, de même, comme sa religion la laissait seule!
-Elle se rappelait l'agonie d'une sœur de
-son père et la stupeur d'une amie catholique parce
-que le pasteur ne pouvait rien pour secourir celle
-qui s'en allait.</p>
-
-<p>Elle entendit, à l'étage au-dessous, le bruit des
-fourchettes contre les assiettes, le même qui venait
-jusqu'à son lit d'enfant, au temps de sa rougeole, et
-qui la faisait pleurer parce qu'elle n'était pas assise
-avec les autres dans la lumière de la grosse lampe
-suspendue. Elle essaya de prier: «Dieu, tu m'as
-donné un seul guide qui est mon frère, mais tu as
-dit qu'un aveugle ne pouvait conduire un aveugle...»
-La voix en elle ne s'éleva pas qui rendait autrefois
-le calme aux eaux soulevées. «Comment peut-on
-croire qu'Il réside dans un tabernacle? Si je le croyais,
-j'irais Le forcer, en quelque sorte, dans Sa maison ...
-et Claude aussi croit cela.» Elle se rappelle alors le
-baiser reçu: avait-il duré longtemps? Les lèvres du
-jeune homme avaient-elles touché sa lèvre inférieure
-ou seulement la fossette de son menton? Avait-elle
-éprouvé de la joie, de l'horreur, du dégoût? Elle se
-souvint de l'animale et chaude odeur qui montait de
-la chemise défaite ... pouvait-elle nier qu'elle y trouvait
-par la pensée une jouissance? Elle pleura de
-honte. Qu'était devenue sa certitude intérieure de
-n'être point soumise à ce que le pasteur appelait la
-chair? Naguère elle aimait se reconnaître dans ces
-jeunes filles sublimes qu'inventent les écrivains modernes;
-volontiers, elle se classait parmi ces vierges
-hautaines qui ont le goût de la perfection et qu'une
-infortune consentie, des sacrifices cherchés, attirent
-plus que le bonheur d'une commune destinée. May
-s'était bien des fois complue à ce sentiment de sa
-sublimité, inquiète de s'imposer un renoncement, de
-s'immoler à elle ne savait quoi. «Perdre sa vie pour
-la sauver», elle avait écrit ce texte saint en exergue
-de ses notes secrètes, persuadée que, pareille aux
-héroïnes de ses romans préférés, elle n'était pas soumise
-aux basses concupiscences et que toujours elle
-ignorerait les mauvaises délectations... Aujourd'hui,
-voilà qu'elle se reconnaissait la sœur misérable, la
-sœur charnelle des filles d'Ève, esclave de la chair et
-du sang, sujette au même instinct, au même appétit
-que les bêtes: une femelle!</p>
-
-<p class="p2">On gratta à la porte: M<sup>me</sup> Gonzalès parut avec une
-tasse de bouillon; elle venait s'assurer que «sa chère
-petite» n'était pas plus souffrante. May dédaignait
-trop la dame pour lui prêter la moindre attention;
-pourtant elle ne put éviter de voir l'extraordinaire
-éclat de ses yeux charbonnés et, sous des manières
-patelines, un air d'insolence, de triomphe. La jeune
-fille, inquiète, assura qu'elle allait mieux et qu'elle
-n'avait besoin que de calme, de solitude.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, mon enfant, de solitude, répondit suavement
-M<sup>me</sup> Gonzalès, qui démentit son approbation
-en s'installant sur la chaise longue:</p>
-
-<p>&mdash;Vous m'avez toujours méconnue, petite May.</p>
-
-<p>La jeune fille ne protesta pas. Immobile et le front
-impassible, tournée contre l'ennemie, elle attendait.
-La dame continua:</p>
-
-<p>&mdash;Tant que vous fûtes mon élève, je ne m'étonnai
-pas de votre hostilité, mais à présent que vous
-voilà une grande personne, ne trouveriez-vous pas
-en moi un appui, des conseils?</p>
-
-<p>La dame se réjouit de voir May rougir, puis devenir
-blanche, avant de balbutier qu'elle n'avait besoin
-de conseil ni d'appui d'aucune sorte.</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous vantez, ma chère, vous vous vantez...
-D'ailleurs, comme je vous comprends!</p>
-
-<p>&mdash;Je n'en saurais dire autant, répondit May
-d'une voix éteinte, soyez assurée, madame, que je
-n'entre pas dans tous vos mystères.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès improvisa un discours prolixe et
-confus: elle avait l'expérience de la jeunesse, elle
-compatissait aux entraînements d'un jeune cœur,
-menus incidents sans importance, pourvu qu'on ne
-négligeât pas de redresser le gouvernail.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin, madame, où voulez-vous en venir? J'ai
-une migraine affreuse, il me faut du repos.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès ne broncha pas:</p>
-
-<p>&mdash;Les circonstances sont trop graves, mon enfant,
-vous m'inspirez trop d'amitié, en dépit de vos bouderies,
-pour qu'une simple migraine me fasse différer
-une explication urgente... Je connais votre secret,
-May.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas de secret, Madame.</p>
-
-<p>La jeune fille debout, essayait encore de faire la
-brave, mais elle ramena sur sa poitrine deux mains
-tremblantes.</p>
-
-<p>&mdash;Il serait plus juste de dire que vous n'en avez
-plus, riposta la dame d'un ton où perçait enfin la
-joie; et, mutine:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai tout entendu, j'ai tout vu de ce qu'abritait,
-il y a une heure à peine, un prunier du verger.</p>
-
-<p>&mdash;Vous avez mal vu, Madame.</p>
-
-<p>La tête rejetée en arrière, May oppose, quelques
-instants, un visage impassible, jusqu'à ce que les
-réticences, les douceâtres consolations, les sales insinuations
-de M<sup>me</sup> Gonzalès aient raison de son attitude.
-Alors, elle s'abattit, sanglotante, sur la chaise longue,
-ne fut plus qu'une petite fille vaincue. M<sup>me</sup>
-Gonzalès posa sur elle ce regard du chasseur
-sur la perdrix palpitante à ses pieds: elle ne doutait
-plus que May s'appellerait un jour M<sup>me</sup> Castagnède,
-qu'Edith aurait le champ libre pour devenir M<sup>me</sup> Dupont-Gunther
-et qu'elle-même, forte de sa double
-victoire, régnerait sur Bertie mieux qu'au temps de
-leurs amours. Elle s'assit près de May, prit entre ses
-deux mains courtes la main moite de la jeune fille;
-la dame avait retrouvé sa voix suave pour supplier
-«la chère petite» de lui montrer quelque confiance;
-elle lui protesta qu'il ne fallait point douter
-de sa discrétion, pourvu que May se montrât raisonnable:
-un jeune homme, depuis longtemps,
-l'adorait qui offrait toutes les garanties de bonheur...</p>
-
-<p>Ces paroles résonnaient étrangement dans le cœur
-de May: elle n'en perdait aucune, bien que des
-pensées étrangères assiégeassent en foule son cerveau;
-elle sentait en elle une absence de toute
-volonté, elle avait conscience d'un effondrement de
-ses résistances intérieures. L'idée que cette femme,
-assise là, possédait son secret&mdash;ce secret!&mdash;ne lui
-laissait plus que le désir de s'en aller, de s'anéantir.
-Ah! quelqu'un! quelqu'un vers qui crier: mais,
-dans le désert de sa vie, rien ne lui apparut que le
-sourire trouble d'Edward, ce regard lucide et sec.</p>
-
-<p>&mdash;Que vous demande-t-on, May, pour accomplir
-ce mariage qui serait votre salut? continuait la dame.
-Que souhaite-t-on de vous? De renoncer à l'erreur
-protestante: sur ce point, la mère Castagnède ne
-transigera pas. Je sais qu'il est dur d'abandonner ce
-que vous considérâtes jusqu'à présent comme la
-vérité, mais notre sainte religion n'offre-t-elle pas
-plus de garanties que la Réforme?</p>
-
-<p>A tout autre moment, May aurait éclaté d'un rire
-qui eût coupé court à l'apologétique inattendue de
-M<sup>me</sup> Gonzalès; tandis que la grosse femme s'empêtrait
-dans des formules, May, pourtant, songeait à
-cela qui précéderait son mariage, si elle y consentait;
-et elle était attirée par ce prétendu sacrifice au point
-que le mariage projeté lui parut accessoire et que
-cette conversion s'offrait à elle comme une rénovation,
-un recommencement. Elle vit ce phare, triste mouette
-blessée; elle oublia un instant M<sup>me</sup> Gonzalès, Marcel
-Castagnède, Claude lui-même: elle imaginait cette
-Adeline Valadier, naguère sa plus chère amie,
-lorsque revenant du cours, elles traversaient ensemble
-la cathédrale: May demeurait debout aux côtés
-d'Adeline prosternée, anéantie, déchargeant son
-cœur.</p>
-
-<p>Dans l'ombre de la chambre, elle n'entendait plus
-les paroles de M<sup>me</sup> Gonzalès que comme un indistinct
-murmure. Elle se disait: «Je n'ai plus rien; tout
-est brisé autour de moi; toute issue m'est fermée,
-hors celle-là par où il faut que je me délivre. Seule
-au monde, sans famille, je n'aurai à passer sur le
-corps de personne pour m'évader du temple glacial
-et entrer dans la nuit chaude, étoilée de cierges,
-emplie d'une présence infinie.</p>
-
-<p>&mdash;Puis-je, mon enfant, compter que vous serez
-raisonnable? Porterai-je à votre père une parole
-d'espoir?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès s'était levée; May fit oui de la tête
-et avertit la dame qu'elle ne descendrait pas pour le
-dîner. Seule, enfin, elle demeura assise les yeux
-grand ouverts dans l'ombre; elle s'étonna de la fuite
-des heures; le temps lui manquait pour assouvir la
-curiosité qu'elle avait de son cœur. Soudain, elle
-imagina la Gonzalès et sa fille se repaissant de son
-triste secret; elle crut les entendre rire de ce qu'un
-baiser donné à un petit paysan déclencherait une
-conversion et un mariage. May aurait voulu crier, se
-faire mal. Elle braverait en face le monde! Elle
-épouserait Claude, sans chercher de lâches consolations
-dans l'idolâtrie catholique. Elle s'acharna à
-raviver la mourante flamme de son orgueil; un
-brusque désir la mit debout: elle irait chercher un
-refuge entre les bras de son amour, elle prononça le
-nom de Claude et, en même temps, se sentit criminelle,
-quitta sa chambre, ne sachant où courir. Une
-ombre la guettait dans le couloir: elle reconnut la
-voix de M<sup>me</sup> Gonzalès:</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, ma belle, avons-nous réfléchi?</p>
-
-<p>&mdash;Il suffit, Madame ... ceci me regarde seule.</p>
-
-<p>Comme elle parlait d'un ton insolent, May se
-souvint que la dame «avait vu», et l'eût-elle oublié,
-le «plaît-il ma petite?» que l'autre lui lança, eût
-suffi à la rappeler à sa servitude; c'est pourquoi elle
-ajouta lâchement:</p>
-
-<p>&mdash;Soyez assurée, Madame, que je vous sais gré de
-vos conseils.</p>
-
-<p>La Gonzalès connut l'étendue de sa victoire:</p>
-
-<p>&mdash;Tout s'arrangera, mon enfant, laissez-moi faire,
-donnez-moi la confiance que je mérite et dont,
-jusqu'à ce jour, vous m'avez frustrée, méchante.</p>
-
-<p>Elle attira contre sa poitrine la jeune fille raidie
-puis, discrète, courut à d'autres intrigues.</p>
-
-<p>May, marchant comme une aveugle, les mains tendues,
-s'arrêta à la porte de son frère. La lueur de la
-lampe éclairait le plancher. A peine eut-elle frappé,
-que des voix se turent, un fauteuil fut remué. Elle
-entra et d'abord reconnut mal ces deux visages tournés
-vers elle: son frère sur le divan, les jambes
-repliées; Edith debout près de lui jouait avec ce collier
-de corail que portent les femmes sans fortune, à
-défaut de perles.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous dérange? dit May sottement.</p>
-
-<p>Edward répondit du bout des lèvres:</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, mais non. Veux-tu du thé? Nous
-goûtions, nous bavardions un peu, les journées sont
-bien longues...</p>
-
-<p>Edith offrit à May une assiette de petits fours.
-Edward observait en dessous sa sœur, à travers la
-fumée d'une cigarette. May crut voir dans ces yeux
-familiers une détresse telle qu'un instant elle oublia
-sa propre angoisse. Au contraire, Edith parlait joyeusement;
-sa robe claire semblait ne pas tenir à ses
-épaules; une expansion soudaine lui faisait inventer
-des formules gentilles afin de retenir May: pour la
-première fois, elle se sentait la plus riche.</p>
-
-<p>&mdash;Restez un peu: nous goûterons à trois; vous
-savez qu'Edward a des petits fours bien meilleurs
-que ceux de la salle à manger.</p>
-
-<p>May refusa encore, s'excusa, referma la porte.
-Edward dit:</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre petite!</p>
-
-<p>Edith haussa les épaules.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut vouloir son bonheur comme nous l'avons
-voulu: ta sœur s'efface, se renonce. Ah! vous êtes
-bien du même sang, tous les deux! Dieu merci, tu
-m'as rencontrée, toi, mon petit.</p>
-
-<p>Et elle prenait le visage d'Edward entre ses deux
-mains et le rapprochait de sa bouche, avec adoration.
-Edward se dégagea doucement et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Devons-nous tant nous féliciter?</p>
-
-<p>Edith crut qu'il avait peur à cause d'elle seule:</p>
-
-<p>&mdash;Je ne regrette rien: pour toi, je m'étais gardée.
-Oh! ne me crois pas désintéressée; le désintéressement
-est une vertu de lâche; je veux faire ma vie,
-je la ferai de mon amour et pour mon amour, avec
-toi et pour toi.</p>
-
-<p>Edward baissait la tête: chaque parole ajoutait un
-anneau à sa chaîne; il se disait: je suis dans un
-tombeau; quelqu'un entasse au-dessus de moi des
-pierres.</p>
-
-<p>Edith, qu'une existence précaire avait exercée à la
-lutte et à la ruse, ne s'aperçut pourtant pas de ce
-désespoir. La volupté partagée, la sensualité de ce
-garçon indolent et veule, il n'en fallait point tant
-pour dérouter une jeune fille même avertie et d'une
-prudence savante. Avant de rencontrer Edward, elle
-ne s'était donnée à personne tout à fait; elle connaissait
-donc l'homme quand il désire, quand il assiège;
-elle excellait à manœuvrer le mâle suppliant, mais
-elle l'ignorait assouvi, déçu et qui n'a plus envie que
-de s'en aller.</p>
-
-<p>Elle alluma une cigarette, regarda par la fente des
-volets qui demeuraient clos, bien que le soleil fût
-couché, déjà.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ah! ton père et maman, très animés, descendent
-des charmilles! Pauvre mère qui fait jouer
-ses grosses ficelles et qui s'imagine que nous donnons
-dans ses panneaux! Elle m'accuse de n'être pas
-ambitieuse et pourtant, que son ambition est misérable
-au prix de la mienne! Car je veux la fortune
-mais aussi la gloire, l'amour, tout ce que nous allons
-trouver, n'est-ce pas, chéri, dans ton «flat» de la
-rue de Bellechasse où nous serons bientôt?</p>
-
-<p>Il était entendu entre eux qu'Edward partirait seul
-dès le lendemain et qu'Edith, après quelques jours,
-l'irait rejoindre à Paris. Edward réalisa comme il
-n'avait pu le faire encore son désastre: cette femme
-établie à jamais peut-être dans le refuge où il se terrait.
-Comment avait-il pu proposer cela? que ne se
-taisait-il dans les brefs moments de volupté!</p>
-
-<p>&mdash;Comme nous allons vivre intensément, chéri!
-Ne crois pas que je veuille t'isoler: nous voulons
-le succès, n'est-ce pas? Il faudra voir du monde;
-d'ailleurs tu as, comme moi, le goût des visages,
-des êtres. Je t'obligerai à devenir célèbre, cher paresseux.</p>
-
-<p>Il demanda par quelle route il atteindrait la
-gloire.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, mon amour, il y a la peinture! j'ai vu de
-toi des choses ravissantes. N'as-tu pas eu, il y a deux
-ans, une exposition très réussie chez Mannheim?</p>
-
-<p>Edward haussa les épaules. Depuis des mois, il connaissait
-son impuissance. Éternel amateur, ses toiles
-étaient le reflet de ses admirations. Lui qui ne
-s'intéressait qu'à lui-même, comment ne se fût-il
-pas dégoûté de son œuvre où il ne retrouvait que
-les autres? Son orgueil incommensurable et toujours
-saignant ne pouvait plus souffrir l'indifférence, le
-dédain des vrais artistes. Edith insistait:</p>
-
-<p>&mdash;Mais si, mais si, Firmin Pacaud dit que tu as le
-sens de la couleur: et puis, il faut que je te l'avoue,
-je n'ai point perdu mon temps... Tu ne te moqueras
-pas de moi? J'ai un roman et un livre de vers déjà
-dactylographiés... Ne fais pas la grimace; ne dis rien
-avant d'avoir lu mes manuscrits. Oh! je savais que
-tu serais mécontent, aussi ai-je attendu d'être sûre
-de toi, de ton amour, pour t'en parler. Va, laisse-moi
-faire, mon tout petit: je sais ce que je veux; même
-si ce que j'écris ne vaut rien, il importe, comprends-tu,
-que je sois une femme de lettres afin de
-n'être pas une femme entretenue.</p>
-
-<p>Edward ne put se défendre d'admirer une telle
-science de la vie; il se dit: si je la lâche, elle ne se
-noiera pas, elle sait nager. Edith continuait de
-s'étendre sur un sujet qui la passionnait, sans voir
-l'accablement d'Edward qui se leva:</p>
-
-<p>&mdash;Depuis longtemps, la chaleur est tombée.</p>
-
-<p>Et il poussa les volets. Edith n'eut pas peur de son
-silence. Elle avait réussi sa manœuvre: sans s'offrir
-expressément, elle s'était donnée à Edward «pour le
-mieux dominer», se disait-elle; au fond, incapable
-de résister à son instinct, esclave de sa chair; ce
-que peut donner une volonté tenace, elle l'avait
-obtenu; elle croyait à la perfection de son ouvrage;
-elle ignorait cette race d'hommes clairvoyants devant
-chaque piège, mais qui s'y laissent de bonne grâce
-et par nonchalance choir, et cèdent indéfiniment
-jusqu'à ce que soudain ils ne soient plus là, car ils
-ne possèdent qu'une sorte de courage; celui de fuir,
-de secouer les épaules, de laisser tomber. Le contentement
-d'Edward, aux minutes de plaisir, détournait
-la jeune fille de redouter cette politesse glacée. Ne
-serait-elle pas morte si, dans le moment que son front
-cherchait le creux de l'épaule du bien-aimé, elle avait
-pu lire sa pensée secrète: «Comme elle s'attable...»?</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_IX" id="chap_IX"></a>IX</h2>
-
-<p>Edith, couchée et les yeux mi-clos, regardait le
-soleil matinier rendre vivantes les roses transparentes
-de la cretonne. Sa mère entra, réduite à ses seuls
-cheveux, vêtue d'un peignoir rose où s'envolaient
-des cigognes; le fard de la veille salissait son visage
-où le sommeil avait creusé, sous les yeux, des poches
-marron:</p>
-
-<p>&mdash;Edith, mon amour, sais-tu qu'Edward a pris le
-train de dix heures, qu'il a emporté de nombreuses
-malles, et qu'enfin nous en voilà débarrassées?</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès épiait sur le visage de sa fille un
-signe de détresse; elle n'y vit qu'un sourire et qui
-l'inquiéta:</p>
-
-<p>&mdash;Tu le savais, petit masque?</p>
-
-<p>La jeune fille ne le nia pas.</p>
-
-<p>&mdash;Tu me sembles considérer cet événement avec
-philosophie: il est bien vrai que nous devons nous
-en réjouir; ce petit monsieur te détournait de ton
-jeu; c'est le papa qui nous intéresse; il te sera plus
-facile, maintenant, de t'y attacher: mais il est grand
-temps de coordonner nos efforts; pour ma part,
-j'estime avoir joué aussi bien que me le permettait
-la partenaire détestable que tu fus jusqu'à présent.
-Enfin, rien ne va plus troubler nos combinaisons!
-le départ de ton flirt est ce qui nous pouvait arriver
-de plus heureux.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès s'arrêta, un peu troublée de voir
-qu'Edith continuait de sourire, prenait sur la table
-une cigarette, puis, renversée dans ses oreillers,
-contemplait, au-dessus de son lit, des lacs de fumée.
-M<sup>me</sup> Gonzalès, d'un ton plaisant, demanda ce qu'il
-y avait dans cette mauvaise tête:</p>
-
-<p>&mdash;J'aimerais mieux te voir pleurer, ma chérie. Je
-n'aime pas tes silences.</p>
-
-<p>Edith, d'un air innocent, assura qu'elle n'avait
-point de raison d'être triste; M<sup>me</sup> Gonzalès répartit
-qu'elle n'en croyait rien, qu'au reste elle ne voyait
-aucun mal à une légère intrigue, pourvu qu'Edith
-ne fût pas détournée de sa vraie voie.</p>
-
-<p>&mdash;Allons, avoue que cet Edward ne t'était pas
-indifférent?</p>
-
-<p>La jeune fille répondit, avec beaucoup de sang-froid,
-qu'elle était même très sûre de l'aimer. La
-dame, d'une voix pleine d'angoisse, la félicita de ce
-qu'elle se consolait si vite d'un départ qui mettait fin
-à ce flirt dangereux. Edith jeta sa cigarette dans le
-cendrier et, regardant sa mère en face:</p>
-
-<p>&mdash;Ce départ ne met fin à rien: dans huit jours
-j'aurai rejoint Edward à Paris.</p>
-
-<p>Des plaques jaunes se dessinèrent sur les bajoues
-et sur le front de M<sup>me</sup> Gonzalès:</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne feras pas cette bêtise.</p>
-
-<p>Edith demanda qui pourrait bien l'empêcher.</p>
-
-<p>&mdash;Crois-tu, petite sotte, que j'aurai sacrifié toute
-ma vie à ta fortune, crois-tu que pendant des années,
-au prix de mon honneur et de ma réputation, je
-t'aurai préparé les voies...</p>
-
-<p>&mdash;Maman, je t'en prie, ne parle pas si fort, c'est
-du dernier commun, et puis quelle imprudence!</p>
-
-<p>Le flegme de la jeune fille, son persiflage à froid,
-toujours avaient déconcerté M<sup>me</sup> Gonzalès.</p>
-
-<p>&mdash;Maman, je le demande seulement de me laisser
-parler une minute. Je suis amoureuse, il est vrai, mais
-je suis ambitieuse aussi et infiniment plus que tu ne
-l'es toi-même; car je veux la richesse et une situation
-mondaine, mais alors que cela te contente, il me
-faut à moi autre chose et que le vieux Gunther ne saurait
-me donner, il me faut le bonheur. L'argent ne
-me serait rien si je n'ai en même temps l'amour.
-Tout ce que j'aurais reçu du père, je l'obtiendrai
-d'Edward, qui a de la fortune et qui habite Paris,
-mais il y ajoutera l'essentiel.</p>
-
-<p>&mdash;Petite sotte, ne vois-tu pas que l'affaire est dans
-le sac, que le vieux t'épousera, alors que ton gigolo
-aura tôt fait de te renvoyer au trottoir?</p>
-
-<p>&mdash;Je ne suis pas si sotte ni si naïve: pendant que
-tu t'obstinais sur une mauvaise piste, que tu travaillais
-le vieux, moi je m'occupais du jeune: ce fut dur,
-je ne le nie pas, mais maintenant, je le tiens, j'en
-suis sûre.</p>
-
-<p>&mdash;Ma chérie, tu as vingt-huit ans, tu n'as plus de
-temps à perdre: avec Bertie, la réussite est assurée,
-avec le gosse, elle reste douteuse. Écoute-moi, Edith
-(et la dame retrouvait soudain une voix grasse de
-fille), écoute-moi: je connais les hommes, eh bien
-ton Edward n'est pas un de ceux sur lesquels nous
-ayons pouvoir: il est femme, il est plus femme
-que toi, il nous ressemble trop pour nous aimer, il
-n'aime pas les femmes.</p>
-
-<p>Edith eut un petit rire:</p>
-
-<p>&mdash;Je sais ce que je sais...</p>
-
-<p>&mdash;Peut-être ne dédaigne-t-il pas certains plaisirs
-et lui as-tu mis au cou une chaîne d'habitudes dont
-tu t'imagines qu'il ne se passera plus... Ah! pauvre
-enfant, je les connais, ces petits-là: quand on croit
-les mieux tenir, alors ils s'évadent, ils se laissent conduire
-jusqu'au seuil de la mairie, mais, la veille de
-la cérémonie, ils prennent l'Orient-express et laissent
-sur la table une lettre d'excuse avec vingt-cinq louis.</p>
-
-<p>&mdash;A la précision de ce chiffre, je devine qu'un
-souvenir personnel obscurcit ton jugement ... toi et
-moi, cela fait deux; tu n'es pas faite pour réduire
-Edward...</p>
-
-<p>&mdash;Pauvre sotte qui prétend m'en remontrer!</p>
-
-<p>&mdash;Mais oui, maman, mais oui! Sans doute je ne
-saurais comme toi mener, par le bout du nez, Bertie ...</p>
-
-<p>&mdash;Mais à toi les travaux de finesse? Eh bien, ma
-fille, nous verrons cela! Mais non, dis-moi que nous
-ne le verrons pas; j'espère encore te convaincre, on
-ne renonce pas à une proie certaine!</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès connaissait trop sa fille pour garder
-quelque espoir de la convaincre; tout de même il lui
-restait huit jours de manœuvres, M. Gunther n'ayant
-pas quitté Bordeaux ce dimanche-là: tout pouvait
-être sauvé encore.</p>
-
-<p class="p2">Ce matin même, May, à peine descendue de sa
-chambre, suivit l'allée des vignes, ouvrit la porte
-rouillée qui donnait sur un étroit chemin par où l'on
-gagne, à travers champs, Viridis. Une cloche tintait,
-annonçant la fin de la messe; la brume présageait un
-après-midi torride; les pas de la jeune fille faisaient
-se lever des vols palpitants de papillons bleus et les
-petits cœurs des lézards battaient dans les pierres des
-clôtures. Tant de luttes intérieures ne se révélaient
-plus sur cette face inexpressive; une décision prise
-pendant la nuit lui enveloppait l'âme d'apaisement;
-lorsque à l'aube, après des heures d'insomnie, à l'instant
-de l'éveil des oiseaux, elle avait surpris&mdash;avec
-quelle indignation!&mdash;le départ furtif d'Edward et le
-démarrage en douceur de l'auto chargée de bagages,
-May, surmontant son angoisse, s'était fortifiée dans
-une volonté de rénovation, de recommencement:
-son frère la trahissait, elle renoncerait à son frère!
-Marcel Castagnède ne lui fut plus que le signe sensible
-de cette autre vie où elle pénétrait; elle imaginait
-l'Église ainsi qu'une communion, un cœur à
-cœur, un écrasement de sa vieille ennemie la solitude;
-un autre homme la dirigerait au long d'une
-route sûre, jalonnée de pratiques, sans qu'elle ait à
-se déchirer à tous les carrefours, dans l'incertitude,
-en face des chemins qui se croisent. L'infâme relent
-que son père, Edward, les Gonzalès entretenaient à
-Lur et dont la jeune fille avait commencé de se sentir
-empoisonnée, enfin cette folie charnelle qui déjà
-l'avait atteinte, lui rendit moins redoutable l'accès de
-la maison Castagnède; elle évoquait, tout en marchant,
-cet «intérieur» où, résolument, il fallait s'ensevelir.</p>
-
-<p>Ces braves gens se suffisaient à eux-mêmes; le
-monde, pour eux, finissait aux cousins issus de germains.
-Ce que cette race des Castagnède pouvait produire
-d'intelligence, de sainteté, d'héroïsme, se consommait
-sur place, dans l'hôtel où ils procréaient
-depuis un siècle. Les filles ne se mariaient jamais
-hors la ville, à peine hors la maison, jamais hors la
-rue ou le quartier. Les domestiques, bien que modiquement
-payés, ne pouvaient s'accoutumer à d'autres
-places; ceux qu'un coup de tête chassait de ce
-modeste paradis, n'avaient de cesse qu'ils n'y fussent
-réintégrés. Il était rare qu'on y priât un étranger
-à dîner, mais dans cette occurrence, des plats cuisinés
-l'émerveillaient pour le reste de sa vie. Personne
-jamais ne prit, chez les Castagnède, ses habitudes; un
-parent par alliance, habitant le Nord, et qui prétendit
-s'y installer huit jours, dut fuir le surlendemain
-de son arrivée. Marcel, affilié à la section bordelaise
-d'un parti néo-monarchiste et préposé à l'organisation
-des chahuts et des sabotages des cours d'un professeur
-germanisant, avait hébergé chez sa mère, à
-l'occasion d'un congrès, quelques Parisiens éminents,
-rédacteurs au journal du parti; l'esprit, la blague, les
-charges incompréhensibles, passées les fortifications,
-cet orgueil des gens de lettres qui démolissent d'une
-phrase un Lamartine ou un Hugo, exaspéra les Castagnède
-incapables de «mettre au point», prenant
-tout au pied de la lettre, hostiles à tout ce qui n'est
-pas à leur échelle. May le savait; en avait-elle assez
-ri avec Edward! Les Castagnède, dès l'enfance, leur
-avaient été un jeu de massacre. Aujourd'hui, elle
-n'en riait plus, elle aspirait à cette règle, à cet ordre
-et surtout à cette propreté morale, à cette dignité:
-chez eux, rien de vil ni de bas, ni de suspect, l'ombre
-d'aucun vice au fond des regards.</p>
-
-<p>May s'inquiéta de n'avoir pas encore rencontré,
-sur le petit chemin, celui qu'elle y venait chercher.
-Elle avait décidé de parler à Claude: «Ne lui ai-je
-pas donné quelques droits»? se disait-elle bravement.
-Parce qu'il était un pieux enfant, elle crut qu'il
-serait facile de l'apaiser. «Je ne l'aborderai que s'il
-revient seul de la messe, songeait-elle, sinon, je passerai
-sans le voir.» A un tournant, près d'un moulin
-abandonné, elle le vit apparaître. Comme il marchait,
-les yeux fixés à terre, il ne l'aperçut pas
-d'abord. Endimanché, Claude plus qu'avec ses vêtements
-de travail, avait l'aspect d'un paysan; le veston,
-aux épaules rembourrées, élargissait ridiculement
-sa carrure, les manches trop courtes découvraient
-les poignets, rendant presque monstrueuses les épaisses
-mains sans ongles; il tenait, son canotier à la main, il
-transpirait; le gilet déboutonné laissait voir le plastron
-mal ajusté à la chemise de flanelle; le soleil
-allumait des plaques de cosmétique à ses cheveux
-rebelles, ses cheveux frisés de garçon boucher.</p>
-
-<p>May, d'abord, éprouva de la honte et de la colère,
-songeant que ce gros garçon se pouvait à bon droit
-persuader de l'avoir troublée; alors Claude leva vers
-elle des yeux où elle sut lire une tendresse humiliée
-et terrifiée, une expression de chien caressé par
-mégarde... Il ne s'approcha pas, demeura au milieu
-de la route, immobile, et May le vit tel qu'il était,
-le pauvre complet-veston acheté à Toulenne désormais
-ne trompa plus ses yeux, elle reconnut le jeune
-athlète sain, puissant, dévoré de vierge passion et,
-comme dans les incendies des Landes, le feu, d'une
-cime à l'autre, se communique, elle aussi, jeune
-plante, en face de ce bel arbre embrasé, trembla
-pour elle et n'osa faire un pas vers lui; elle eut peur
-de cette émotion délectable, et qu'il fallait vaincre.</p>
-
-<p>&mdash;J'ai voulu vous voir, dit-elle enfin, parce que
-je vous dois une confidence et que vous me devez
-un service.</p>
-
-<p>Et comme Claude balbutiait qu'il n'était pas digne,
-elle ajouta avec un rien de condescendance:</p>
-
-<p>&mdash;J'ai de l'amitié pour vous, Claude, et vous me
-montrez de la sympathie; votre instruction, votre
-intelligence m'autorisent à vous traiter en ami, et
-même en frère, puisque mon vrai frère m'abandonne...</p>
-
-<p>Elle se tut et Claude ne trouva pas un mot pour
-combler le silence; il la regardait. Elle dit encore:</p>
-
-<p>&mdash;Votre savoir n'est pas seulement ce qui vous
-attire ma confiance: mais aussi votre religion, votre
-foi candide.</p>
-
-<p>Il fallait pourtant qu'elle risquât une allusion à la
-scène du verger. Elle se décida:</p>
-
-<p>&mdash;Claude, vous connaissez ma solitude. Tendez-moi
-une main secourable. Vous m'avez vue, n'est-ce
-pas, souvent désemparée, faible. Vous savez qu'une
-mauvaise curiosité, ce goût des expériences que je
-dois à mon frère m'inclinent parfois à des démarches
-peu dignes de moi... Mais j'entrevois le salut, et vous
-m'y aurez aidée...</p>
-
-<p>Stupéfait, ignorant où elle voulait en venir, Claude,
-au milieu de la route, haletait; elle lui dit de se
-couvrir, il ne le voulut pas et le soleil brûlait sa
-nuque.</p>
-
-<p>&mdash;Enfin je sais ce qui est exigé de moi: ce ne
-saurait être par hasard qu'un jeune homme qui, avec
-le consentement de mon père, demande ma main,
-exige d'abord que je devienne catholique. N'est-ce
-pas, Claude, qu'il y a là le signe d'une volonté particulière
-sur moi?</p>
-
-<p>&mdash;Vous vous mariez?</p>
-
-<p>Elle affecta de ne pas voir son trouble, assura
-qu'elle ne doutait point du réconfort que Claude
-puiserait dans cette pensée qu'il avait beaucoup fait
-pour ouvrir les yeux d'une petite hérétique. Elle
-espérait qu'il ne refuserait pas de couronner son
-œuvre en la mettant en relation avec M. Garros ou
-ce vicaire de Viridis, l'abbé Paulet...</p>
-
-<p>May s'effraya que Claude ne répondît pas. Avait-il
-seulement écouté? Il s'était rapproché d'elle et
-soudain lui prit le poignet, d'un air de brute:</p>
-
-<p>&mdash;Qui donc épousez-vous? Le fils Castagnède,
-bien sûr!</p>
-
-<p>Elle se dégagea et les coins tombants de sa bouche
-exprimèrent un dégoût dont Claude fut accablé.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous en ai dit assez, Monsieur, trop, sans
-doute, puisqu'il paraît que je vous connaissais mal...</p>
-
-<p>Il balbutia:</p>
-
-<p>&mdash;Pardon ... pardon...</p>
-
-<p>Mais courant presque, elle disparut derrière le
-moulin. Claude ne la poursuivit pas, il se coucha
-d'abord dans le fossé plein d'orties et de menthe
-sauvage, puis, à travers les vignes, s'égratignant
-aux fils de fer, il descendit jusqu'à Toulenne, entra
-dans la première auberge où était attablé le bouvier
-Abel, s'assit en face de lui, demanda du vin blanc.</p>
-
-<p class="p2">May, le lendemain, rejoignit son père à Bordeaux
-et lui fit part de sa décision. Bertie dissimula sa joie.
-La demande officielle à peine faite, il s'occupa du
-contrat: Marcel s'engageait à laisser dans la maison
-de commerce la fortune de sa femme. M. Gunther
-déclara ne point faire obstacle à la conversion de
-May. La jeune fille, qui ne voulait pas se retrouver en
-face de la Gonzalès, fut confiée à M<sup>me</sup> Castagnède:
-la bonne dame l'adressa à son confesseur.</p>
-
-<p>Le samedi, comme M. Gunther, épanoui, chargé
-de petits cadeaux, s'installait à table dans la salle à
-manger de Lur, Edith le pria de bien vouloir
-commander l'auto pour le lendemain matin. Elle
-ajouta qu'elle aurait de nombreux bagages. Comme
-M. Gunther, très paisiblement, lui demandait si elle
-comptait être absente plusieurs jours:</p>
-
-<p>&mdash;S'il vous plaît, Monsieur, je quitte définitivement
-Lur: une très chère amie m'appelle en Seine-et-Oise
-où je vais achever mes vacances.</p>
-
-<p>&mdash;Voilà, Mademoiselle, une étrange nouvelle! Il
-eût été convenable que je fusse consulté.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, Monsieur, j'ai averti ma mère et ce soir
-je vous fais part de ma décision, en vous exprimant
-ma gratitude.</p>
-
-<p>Elle parlait du ton de quelqu'un qui donne un
-congé définitif, et c'était si apparent que M<sup>me</sup> Gonzalès,
-les yeux dans son assiette, n'osait regarder le
-colérique Gunther qui, cependant, d'une voix sourde,
-l'interrogea:</p>
-
-<p>&mdash;Étiez-vous informée de ce départ, Madame?</p>
-
-<p>Elle balbutia sottement qu'elle avait fait, pour en
-détourner Edith, l'impossible: c'était avouer que
-tous leurs projets s'en allaient à vau-l'eau. L'orage
-n'éclata pas d'abord: chacun faisait semblant de
-manger et le domestique pressait le service. Seule,
-Edith affecta une grande liberté d'esprit et redemanda
-du poulet; mais elle se priva de dessert afin d'aller
-boucler ses valises, pressa la main de M. Gunther, et
-d'un pas aussi nonchalant que de coutume, gagna
-la porte. M. Gunther posa sa serviette sur la table,
-se dirigea vers le salon, ouvrit la fenêtre, déboutonna
-son col; le souci de sa santé, à ces minutes-là,
-l'aidait maintenant à se contenir. Enfin, d'une voix
-calme, il demanda à M<sup>me</sup> Gonzalès quel était le fin
-mot de cette comédie. La dame poussa un grand
-soupir: elle savait la partie perdue; il lui restait de
-se venger, d'un coup, de vingt années humiliées:</p>
-
-<p>&mdash;Cela signifie, mon ami, que je m'étais trompée
-et que le dégoût, chez ma fille, l'emporte sur la pitié.</p>
-
-<p>&mdash;Le dégoût?</p>
-
-<p>&mdash;Toujours (je vous l'avais caché, mais comment
-n'être pas sincère maintenant?) elle eut horreur de
-ce qui est vieux, passé, elle n'aime que la jeunesse:
-ce qui de vous lui plaisait, elle n'a pu l'aimer que
-dans votre fils...</p>
-
-<p>&mdash;A la porte! Allez-vous-en! F..... le camp avec
-elle! De cette maison, à vous deux, vous faisiez une ...
-Maison. Voilà dix ans que je vous supporte, que
-j'impose à ma fille l'ignominie de votre présence.</p>
-
-<p>Des injures suivirent; le trottoir, on eût dit. Mais
-M<sup>me</sup> Gonzalès buvait, le doigt en l'air, son café,
-regardait Bertie devenir violet, songeant que ce
-serait, tout de même, une chance et une bien grande
-satisfaction pour elle de le voir s'effondrer; il ne
-s'effondra pas et ce qui, sans doute, le sauva, ce fut
-de montrer le poing à la dame, de lui courir sus, de
-lui arracher des mains la tasse qui se brisa sur le
-parquet, de la pousser vers la porte en dépit de ses
-gloussements et de lui signifier qu'elles auraient à
-vider les lieux incontinent: ces dames prirent à
-Toulenne le train de 21h. 17m.</p>
-
-<p>A minuit, Bertie rêvait encore au salon, en face
-d'un petit verre et d'un carafon d'armagnac; après
-l'orage, il s'accordait cette solitaire débauche. La
-satisfaction d'avoir fait maison nette détendit ses
-nerfs. Ces derniers temps, la Gonzalès l'avait enserré
-de trop près en de trop grosses toiles, la vieille
-araignée! N'empêche qu'une belle proie lui échappait;
-il avait, touchant le corps d'Edith, des imaginations
-de propriétaire... Bah! la belle n'eût rien
-fait que la bague au doigt, ... ce mariage, quelle
-grossière embûche!</p>
-
-<p>Un malaise lui vint d'être seul dans la maison avec
-deux domestiques: des souvenirs de films sinistres
-l'obsédèrent; il eut la sensation d'un silence d'assassinat
-dans une villa isolée; un chat sauvagement
-miaula sur les toits. Bertie, pour détourner sa pensée,
-se remémora chaque injure adressée à la Gonzalès&mdash;satisfaction
-profonde!&mdash;Elle ne s'était guère défendue;
-pourtant il se rappela une petite phrase à quoi
-d'abord il avait prêté peu d'attention, mais, comme
-une flèche, elle demeurait fichée en lui; Bertie en
-sentit soudain la blessure; il s'agissait de sa fille: la
-Gonzalès s'était déclarée fort contente de n'avoir plus
-la charge d'une donzelle qui aimait se faire bécoter
-dans les coins par le fils du paysan, et avait ajouté
-que lorsque Bertie comparait sa maison à un b..., il
-ne croyait pas si bien dire. M. Dupont-Gunther se
-rappela une lettre où Mélanie le mettait en garde
-contre Claude Favereau, qui allait se baigner en
-compagnie d'Edward et de May... Il haussa les
-épaules; comment croire que cette May revêche, puritaine,
-plus orgueilleuse et plus dédaigneuse qu'une
-paonne, se pût commettre avec un paysan! La Gonzalès
-allait un peu fort! Il lui restait pourtant une
-sourde inquiétude, dont le détourna la brusque imagination
-d'Edith dans les bras d'Edward; une jalousie
-atroce le brûla; il aurait crié de rage; alors il
-décida de ne pas se coucher avant que le flacon
-d'armagnac fût vide et, derechef, remplit son verre.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_X" id="chap_X"></a>X</h2>
-
-<div class="letter">
-
-<p class="center"><span class="smcap">Edward Dupont-Gunther à Firmin Pacaud.</span></p>
-
-<p class="date">Paris, septembre 19...</p>
-
-<p>Souvent je vous ai entretenu, mon ami, de cette
-joie particulière aux retours de province, lorsque
-j'entrais dans mes habitudes anciennes comme dans
-ce costume d'intérieur à quoi s'associent des souvenirs
-de travail, de fumeries, de lectures, et qu'avec le
-trot éreinté d'un cheval sur le pavé de bois, le son
-d'un grelot s'éloignait. Je regardais, au fond d'une
-glace, s'évanouir cet air excédé que la province
-m'impose et réapparaître mon vrai visage; mes
-goûts, un à un se réveillaient en moi, des ambitions,
-des projets... Je revenais à des soins négligés de
-toilette et de monde. Le téléphone m'apportait soudain
-les voix spirituelles de ceux qui m'amusent et
-que je retrouvais à leur place, prêts pour mon amusement.
-Je rêvais de tendresses possibles... Oh! cela
-ne durait guère: ma fièvre de travail cédait vite à cette
-persuasion de n'être capable que de réminiscences&mdash;faux
-cubiste pour les gens du monde, amateur mondain
-pour les artistes!&mdash;J'avais tôt fait de décrocher
-mon récepteur et de ne plus savoir m'amuser avec
-ceux qui ne s'en lassent pas. Mes essais de tendresses
-devenaient de lugubres impasses; au moins me
-restait-il la solitude, ce dernier bien qui aide à ne
-pas mourir et qui est le droit de demeurer seul dans
-une chambre; je me réservais, pour ces heures-là,
-telles lectures qui ouvrent au cœur des horizons
-métaphysiques: toujours, j'eus le souci de mettre
-la religion de côté, mais comme une poire pour la
-soif: un être aussi dénué de défense en face de la
-mort tentatrice, croyez-vous qu'il doive négliger cette
-dernière raison de ne pas devancer son heure? La
-naïve foi (au fond pas si naïve!) du petit Favereau,
-me déconcerte moins que votre jovialité d'ancien
-élève de Burdeau, indifférent à ce qui dépasse les
-apparences.</p>
-
-<p>De cet le «joie du retour» il faut, cette année,
-faire mon deuil: Edith est là, elle s'installe, non
-comme la femme épouse de qui la lampe éclaire la
-nuque penchée et qui montre à un petit garçon des
-images, non comme celle de qui la présence est une
-solitude, moins l'angoisse, et dont j'imagine que le
-souffle mesure le silence et ne le trouble pas; il existe
-de ces ménages heureux... Claude Favereau l'affirme
-qui m'ignore assez pour me recommander ce
-simple et inaccessible bonheur; Edith est la Maîtresse:
-elle dispose de mon temps, de mes livres, de mon
-corps; avec mes relations elle joue aux échecs,
-organise selon sa petite idée mon avenir. Elle tisse
-sa toile, m'enveloppe, m'englue, je fais le mort, je la
-l'assure, confiant en mon pouvoir de, tout d'un coup,
-disparaître et assuré d'avoir au doigt l'anneau qui
-rend invisible. Cher Pacaud, qui prenez toujours le
-parti de la femme, ne vous hâtez pas de vous attendrir;
-la première, peut-être, elle me lâchera; ses
-facultés s'adaptent miraculeusement à la vie parisienne;
-elle n'a déjà plus besoin de moi, elle ira
-loin; c'est l'opinion de sa chère mère, débarquée
-incontinent ici après la tragédie de Lur, et qui s'établit
-professeur de beauté, rue Gaudot-de-Mauroy.
-J'ai consenti à recevoir une seule fois la bonne dame
-très capable, au reste, de renoncer à sa fille pour ne
-pas déranger ses stratégies, mais je l'inquiète, cette
-vieille routière, elle se méfie, je ne lui dis rien qui
-vaille, son instinct l'avertit qu'on ne fait pas de bon
-ouvrage avec un gars de ma sorte; je compte sur ses
-directions pour me délivrer d'Edith sans trop de douleur;
-si la comédie vous tente, venez ici vers la
-mi-janvier; Edith aura trouvé alors le «flat» de ses
-rêves, et nous pourrons, comme naguère, bien avant
-dans la nuit, fumer, boire des alcools. Ce nouveau
-loyer m'oblige à vendre encore des Suez... Quelle
-fatigue! Votre <span class="smcap">Edward</span>.</p>
-
-<p><i>P. S.</i>&mdash;Qu'advient-il de May, de sa conversion
-et de son stupide mariage? Elle ne répond pas à mes
-lettres; je connais sa puissance de rancune: me voilà
-son ennemi désormais. Non, comme elle se le persuade,
-parce que je l'ai abandonnée; elle me trahit
-et passe dans le camp de ceux qui veulent vivre.</p></div>
-
-<div class="letter">
-
-<p class="center"><span class="smcap">Lettre de Firmin Pacaud à Edward Dupont-Gunther.</span></p>
-
-<p class="center"><i>(Fragment.)</i></p>
-
-<p>... Je m'inquiète fort peu que cette Edith tire ou
-non son épingle de vos jeux, et je ne redoute aucun
-collage pour vous qui êtes si singulièrement impropre
-aux grandes passions. Seule me préoccupe votre persévérance
-à briser tous vos appuis, à délier tout ce
-qui vous rattache à la vie. Je me dis bien que vous
-parlez trop de mourir pour en courir vraiment la
-chance; n'empêche que j'aimerais vous connaître une
-ambition, une manie,&mdash;oserais-je dire un vice?&mdash;enfin,
-de quoi remplir vos journées. Enfermez-vous
-dans votre atelier: travaillez avec le maître que vous
-avez choisi. Le premier barbouilleur vous persuade
-que vous n'avez pas de talent; il y a en vous-même
-un complice de ceux qui, sournoisement, vous découragent.
-Cher Edward, qui vous croyez un grand dédaigneux,
-comme le plus idiot jugement vous obsède! A
-défaut de travail et puisque vous déclarez inguérissable
-votre impuissance d'aimer, du moins cultivez
-ce goût de ne dédaigner l'action que pour vous passionner
-au spectacle des autres hommes: naguère
-vous aimiez les salons de Paris; vous me rapportiez
-des conversations avec certains êtres et qui ouvrent
-des abîmes, disiez-vous, devant quoi ont reculé les
-plus audacieuses littératures. N'avez-vous plus de ces
-curiosités? Je vous cherche, tant vous inquiétez ma
-sollicitude, les plus saugrenus divertissements...</p>
-
-<p>... On me dit que notre petite May s'acclimate avec
-une facilité imprévue: je le tiens de votre père,
-n'ayant pas mes entrées chez les Castagnède; May s'y
-ensevelit comme au couvent; elle voit chaque jour
-ses deux futures belles-sœurs de qui le programme
-est d'être à perpétuité enceinte ou nourrice. May suit
-des cours de puériculture; on la signale chaque matin
-à la messe de sept heures. Tout cela est bien étrange;
-elle s'est débarrassée de votre influence avec une passion
-qui me fait croire à quelque événement secret.
-Rappelez-vous, à Lur, le soir du dîner Castagnède,
-son air halluciné. N'avez-vous rien appris? Ma tendresse
-peut-être est indiscrète? Quoique ma réputation
-de débauché m'ait toujours fait du tort auprès de votre
-sœur, parfois elle m'écoutait et, quand vous n'étiez
-pas là, elle se confiait un peu. Ah! si j'avais été de
-dix ans plus jeune!... Elle s'éloigne en courant dans
-ces ténèbres mystiques, elle s'enivre de l'opium chrétien...
-Peut-être cela va-t-il nous donner une petite
-sœur de cette Jacqueline Pascal que vous m'avez
-appris à aimer et qui ne voulait point mettre de
-limite à la pureté ni à la perfection; c'est compter
-sans l'influence du gros Marcel: saura-t-il manœuvrer?
-Jusqu'à présent, il joue le rôle d'accessoire dans
-une conversion; tout de même, c'est un garçon: il
-lui reste un argument dont nous ne connaîtrons l'effet
-qu'après la cérémonie; votre père souhaiterait qu'elle
-ait lieu sans délai, mais la mère Castagnède exige
-que d'abord sa future bru soit exactement informée
-des mystères chrétiens, et je ne crois pas que le
-mariage puisse être célébré avant le printemps.</p>
-
-<p>Votre père maigrit, c'est mauvais à nos âges; le
-départ des Gonzalès lui a donné un coup; on dit
-qu'il a rompu avec Rose Subra; jamais je ne l'ai vu
-demeurer si longtemps sans personne. Il monte souvent
-le soir chez moi à cause de mon armagnac 1853;
-il ne m'ennuie pas: nous avons des goûts communs,
-mon cher, et des souvenirs donc! Les affaires vont
-assez bien; j'ai raflé au bon moment toute la récolte
-de l'entre-deux-mers, il y a eu depuis de la grêle
-dans l'Aude; mais voilà qui vous assomme; ne sauriez-vous
-trouver, parmi vos hérédités bourgeoises, le
-goût des affaires, de l'argent? Je vous suis un
-exemple qu'on peut y garder quelques intelligentes
-curiosités...</p></div>
-
-<hr class="tb" />
-
-<div class="letter">
-
-<p class="center"><span class="smcap">Lettre d'Edward Dupont-Gunther a Firmin Pacaud.</span></p>
-
-<p class="center"><i>(Fragment.)</i></p>
-
-<p class="date">Paris, mars 19...</p>
-
-<p>... La solitude m'est enfin rendue, et si je ne trouvais
-encore dans mon cendrier des épingles à cheveux
-et aux coussins du divan une tenace odeur de
-chypre, surtout si parfois Edith ne me venait surprendre
-et ne s'abattait sur mes genoux avec cette
-insouciance des femmes persuadées que l'amour les
-rend impondérables, je me pourrais croire au temps
-où le bonheur m'était donné de souffrir seul.</p>
-
-<p>Il nous a fallu deux semaines pour trouver ce
-«flat» qu'Edith n'imaginait pas hors du seizième
-arrondissement. Nous franchîmes de crêmeux vestibules
-aux fausses somptuosités, et nous nous confiâmes
-à des ascenseurs si divers que je proposai à
-Edith d'écrire une étude comparée des Pifre et des
-Samain; je ne concevais pas qu'elle pût hésiter entre
-des appartements identiques: les salons, sans
-panneaux et tout en portes, ouvrent par de vastes
-baies sur de minuscules vestibules; les vitraux de
-la salle à manger sont de la même série que ceux
-de l'escalier et le même étroit corridor ripoliné conduit
-aux chambres. Enfin elle signa un bail qui, s'il
-m'obligea à vendre des Suez, fit chez moi maison
-nette. Je n'eus plus que des journées d'antiquaires,
-Edith ne voulant que de l'ancien, parce que «ça
-augmente toujours de valeur». Vigoureuse, elle
-retournait les fauteuils, en quête d'une signature.
-Entre temps, fut publiée cette <i>Vierge folle</i>, par
-Edith Gonzalès, avec une ingénieuse préface d'Edward
-Dupont-Gunther: vous savez que comme je
-suis peintre, le monde m'accorde un petit talent
-d'écrivain. Ce fut un succès; avez-vous lu? C'est
-ensemble malade et comme il faut, relevé d'un
-grain de saphisme; un observateur y découvrirait,
-en couches superposées, les lectures d'Edith:
-d'abord les honnêtes, les édifiantes (du temps qu'elle
-était enfant de Marie), puis les autres (du temps
-des premières tentations et du premier faux pas
-et des expériences diverses...).</p>
-
-<p>L'essentiel est que je pus persuader M<sup>me</sup> Tziegel,
-la comtesse de La Borde qu'elles avaient «découvert»
-Edith Gonzalès; cette découverte occupe fort
-notre petit clan: Edith à qui, chez les Castagnède,
-on ferait prendre ses repas à part, ici tient un rôle
-de muse pour personnes du gratin. La mâtine se
-montre admirable dans l'art d'être toujours chez elle,
-de ne point s'esclaffer quand une duchesse sonne,
-et de siffler son monde quand elle est certaine qu'il
-ne souhaite que d'accourir. De plus elle sait flatter un
-homme de lettres et lui brûler la sorte d'encens
-qu'exigent ses narines: art difficile, mais le posséder
-assure à son heureuse détentrice ce qui s'appelle un
-salon. «Quand je pourrai avoir table ouverte!»
-soupire Edith.</p>
-
-<p>J'avais eu raison de vous prédire qu'elle me lâcherait
-la première: elle a commencé de se détacher
-de moi, avant d'avoir jamais cru que je fusse excédé.
-Tout de même, elle tient à moi; je lui ai amené du
-monde, je fais nombre, je paye. Peut-être vous étonnerez-vous
-que je m'obstine à fréquenter chez une
-personne qui m'assomme? Mais, mon ami, j'attends
-impatiemment l'heure de m'y présenter, j'arrive le
-premier et toujours m'en vais le dernier. Oh! l'amour
-n'y est pour rien; je m'ennuie, je suis seul, et pour
-tout vous dire, j'ai peur d'être seul ... une peur
-d'enfant malade... Quand nous avons dîné ensemble,
-je la supplie parfois de ne pas s'en aller, tant ma chère
-solitude à certaines heures m'est une maîtresse
-redoutable... Edith a des raisons de se croire
-nécessaire. La mère Gonzalès qui, chaque matin,
-la vient masser, attise ses ambitions matrimoniales...
-Je redoute un ultimatum...</p>
-
-<p>Vous me conseillez de lire: A vous aussi, au lycée,
-on fît développer ce texte «qu'il n'est pas de peine
-qu'un quart-d'heure de lecture n'ait apaisée».
-Mais, mon cher, si vous saviez comme l'imprimé
-m'ennuie! Quand je lis en de jeunes revues que des
-garçons de mon âge se passionnent pour ou contre
-M<sup>me</sup> Bovary, accordent ou refusent à Moréas du génie,
-il faut bien m'humilier et m'avouer que depuis le
-temps qu'en me bouchant les oreilles, je lisais Jules
-Verne, l'imprimé ne m'a jamais détourné de moi-même...
-Ah! si je me pouvais considérer comme
-une matière à livre! me raconter! Cette manie en
-sauve quelques-uns...</p>
-
-<p>Parfois, je pense à Lur, à l'ombre des charmilles
-et du cœur de Claude ... mais celui-là, le simulacre
-du pacte sacrilège, qu'un soir de férocité, je lui
-proposai, me l'a fait perdre pour toujours. En
-m'aliénant ce cœur, j'ai déchiré ma carte dernière...
-Comment vous expliquer?...</p></div>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_XI" id="chap_XI"></a>XI</h2>
-
-<p>Claude, s'enfonça dans l'hiver qui fut cette année-là
-si pluvieux que le jeune homme passait de longues
-journées à lire dans la cuisine; il prenait les livres
-sans les choisir, à tâtons, dans les ténèbres glaciales
-de la bibliothèque, les portait au grand jour,
-déchiffrait les titres comme un plongeur découvre au
-grand soleil l'orient de la perle qu'il ramène. Au
-coin de la cheminée, il s'abandonnait à sa lecture
-tandis que son père, tassé sur sa chaise, en face d'un
-litre, se réveillait en sursaut à son propre ronflement
-et que sa mère, assise devant la fenêtre pour perdre
-le moins possible de jour, ravaudait indéfiniment
-des linges. Parfois, Claude jetait sur sa tête un sac,
-chaussait des sabots et, quelque temps qu'il fît,
-s'enfonçait dans l'air épaissi de brouillard d'eau et
-de fumée, remontait au hasard les chemins inondés
-entre les saules difformes. Des vols d'oiseaux lourds
-passaient dans le ciel, tombaient ensemble sur les
-champs nus, univers noyé qui devenait pour
-Claude le monde des apparences de son manuel de
-philosophie. Rien ne l'y détournait de voir May
-errer de cime en cime; au plus épais de l'humide
-saison, il évoquait soudain la petite route dans la
-lumière d'un matin d'été, la jeune fille immobile,
-son ombre courte. Il secouait la tête, fermait les
-yeux pour échapper à des obsessions sales et tristes.
-L'isolement de l'hiver, le désœuvrement le condamnaient
-à ces moroses délectations qu'il ignorait à
-l'époque des grands travaux; sa pensée ne respectait
-plus l'enfant orgueilleuse de qui le visage, une
-seconde, s'était rapproché du sien: vertige des yeux!
-souffles confondus! paumes des mains accolées...
-Plus tard sous la lampe, près du feu, tandis que
-Favereau ronfle et que l'inlassable pluie enserre
-la maison, les hangars, l'étendue, et plus tard
-encore, dans le lit de fer, son lit d'enfant, dans la
-lueur diffuse de la nuit qui entre par les carreaux
-sans volets, Claude n'est plus que la proie inerte de
-son désir.</p>
-
-<p>Il rentra un soir avec une douleur au côté, brûlant
-de fièvre; sa mère lui mit une compresse d'eau rouge
-dont elle avait le secret. «Elle se le purgea», comme
-elle disait; en dépit de son inquiétude, elle n'appela
-pas tout de suite le médecin qui demande des trois
-francs pour une visite; d'ailleurs Claude avait eu ça
-déjà l'année de sa première communion. Favereau le
-traita de feignant qui voulait couper à la reprise des
-travaux. Le docteur, enfin mandé, diagnostiqua une
-pleurésie double. Claude s'abîma avec un sentiment
-de délivrance dans la maladie. La face contre le mur,
-il se répétait indéfiniment des vers, de vagues formules,
-se perdait en d'impossibles histoires, faisait
-semblant de ne pas entendre les questions de sa
-mère; les taches sur la chaux formaient des
-dessins qu'il décomposait et recréait comme des
-nuages. Le battement de l'horloge, le cri d'un oiseau
-ne suffisaient pas à lui donner le sentiment précis
-d'être dans la vie. A la campagne, lorsque la terre
-commence d'exiger l'effort inlassable de l'homme,
-les malades connaissent une solitude que rien ni
-personne au monde ne trouble; Claude se délectait
-de cet abandon: la décroissance du jour, l'envahissement
-de l'ombre, la venue muette de la nuit, il
-en mesurait les degrés imperceptibles; il ne soutirait
-pas, n'avait pas faim; il comprenait comme il est
-facile de se détacher de tout; aux visites du docteur,
-il exagérait sa faiblesse pour être interrogé le moins
-possible. Puis ce fut le premier œuf à la coque et
-cette unique mouillette qui lui rappela ses maladies
-d'enfant.</p>
-
-<p>Un jour, il s'assit sur le banc de la treille, au
-soleil de mars: des poules picoraient à ses pieds; le
-décor de l'hiver demeurait, mais l'odeur du vent, la
-qualité de la lumière annonçaient que l'heure était
-proche. Entre les feuilles pourries, Claude fixait la
-tache jaune et mouillée d'une fleur. Déjà s'épanouissait
-la procession candide des arbres à fruit, le
-soleil aspirait la sève qui tremblait, se gonflait au bout
-des branches noires, dilatait les poisseux et gluants
-bourgeons.</p>
-
-<p>Le facteur, sans descendre de sa bicyclette, jeta un
-journal et une lettre pour Maria Favereau de qui les
-lunettes, sur son bec de poule, glissèrent. Elle dit:</p>
-
-<p>&mdash;En voilà une idée! Les mariés viennent coucher
-ici le soir de leurs noces!</p>
-
-<p>&mdash;Quels mariés?</p>
-
-<p>Claude ignorait donc que M<sup>lle</sup> May épousait le fils
-Castagnède à la fin du printemps? Il y aurait à Lur
-un grand repas pour les travailleurs. Il n'était que
-temps de mettre le château en état. Favereau rit
-grassement et recommande qu'on choisisse des draps
-solides. Claude se leva, appuya ses mains contre le
-mur, essayant de retrouver la torpeur bienheureuse
-des semaines de maladie. Il ne s'éveilla qu'au milieu
-de la nuit, et tout de suite, connut son angoisse. Il
-s'étonnait de discerner en lui une félicité sombre
-parce qu'il allait revoir May, fût-ce dans une
-pareille minute et lorsqu'un autre, à chaque instant,
-la tiendrait entre ses bras. Ah! sans doute la verrait-il
-errer sous les charmilles, au matin, pâle et
-désespérée; il épierait sur ce visage les signes de
-l'horreur, les traces du dégoût: pour ce grand garçon
-ardent et sensuel, les mystères de la chair demeuraient
-le péché, la flétrissure. A la sensualité la plus
-animale, il mêlait un crucifiant désir de pureté. Les
-fautes dont le souvenir amuse les autres hommes
-l'embarrassaient de remords sans cesse renaissants;
-il se rappelait chaque chute avec ses particularités
-aggravantes. Les premiers troubles de son adolescence,
-les misères de sa chair éveillée, il ne se pardonnait
-rien, se souvenant même de telle pensée,
-de tel désir. Il ne douta pas un instant que les réalités
-du mariage ne parussent abominables à celle
-dont il avait vu la bouche se détourner sous son
-souffle. L'ancien séminariste n'attribuait au sacrement
-nulle vertu purificatrice. C'était, selon lui, un
-moindre mal pour Edward incapable de pureté:
-aussi avait-il naguère, à son jeune maître, conseillé
-le havre d'un foyer. Au fond, il eût volontiers souscrit
-à la condamnation que prononce, contre le
-mariage même chrétien, Pascal qui le définit: «la
-plus périlleuse et la plus basse des conditions du
-christianisme, vile et préjudiciable selon Dieu».
-Jamais Claude n'envisagea pour lui la joie des noces,
-persuadé qu'on ne saurait fixer à la volupté des
-limites; ce garçon brûlant de sang concevait qu'il est
-plus facile de s'abstenir que d'appliquer une règle à
-l'ivresse sensuelle; il ne doutait pas que, marié, il
-s'abandonnerait à toutes les frénésies et qu'il ne
-saurait imposer de bornes à cet appétit infini de
-luxure. Il était donc assuré que May, au lendemain
-de l'initiation, désespérée, chercherait&mdash;Dieu sait
-où?&mdash;un refuge, ne se consolerait pas de sa pureté
-morte.</p>
-
-<p class="p2">La santé en lui reflua. Sa mère voulut qu'il aidât
-à préparer le château: il s'y connaissait pour les
-arrangements «comme un vrai monsieur», disait-elle.
-Un jour d'avril, après le déjeuner, il franchit le
-seuil du vestibule. L'odeur de l'été y traînait encore.
-Les mains de Claude touchèrent le chapeau de soleil
-qui était demeuré là et sous lequel il avait vu luire
-les dents de May, ce sourire vaincu. Au salon, où
-déjà Maria bousculait les meubles, il ouvrit le piano,
-ses doigts errèrent sur les touches d'où la jeune fille
-avait fait jaillir pour lui un enchantement désolé.
-Maria, sur la glace au-dessus de la cheminée, passait
-un linge humide: Claude se regarda; de la maladie,
-il sortait plus vigoureux, élargi: dans sa face presque
-poupine ses yeux lui parurent plus petits; de forte
-encolure, il ne pouvait boutonner sa chemise. Il
-commença de frotter les parquets, d'encaustiquer
-les panneaux des vieilles armoires. Les manches
-retroussées, il lava les vitres, déplaça les meubles
-pesants. Au soir, à peine sa soupe avalée, il se jeta
-sur son lit, s'endormit d'un sommeil sans rêves.</p>
-
-<p>Il prit goût à son ouvrage. Un jour, sa mère, du
-haut de l'escalier, le héla. Dans un sourire presque
-égrillard, elle montrait le trou noir de sa bouche où
-deux vieilles dents paraissaient seules: il s'agissait
-de préparer la chambre, d'y monter un grand lit.
-Claude, comme un blessé cherche, malgré lui, le
-point sensible de son corps, ne peut se défendre de
-réveiller sa blessure, se complut à disposer lui-même
-les meubles. «Ce sera là, se disait-il, que cet homme
-va lui donner un tel dégoût qu'elle n'aura plus d'autre
-soutien que le souvenir de mon tremblant et religieux
-amour». Il avait hâte, maintenant, que tout
-fût consommé.</p>
-
-<p class="p2">Vers le même temps, un soir, May, écrivit pour
-elle seule:</p>
-
-<p>«Ce matin: communion, la première. Selon
-l'avertissement du père, je ne doutais point que je
-dusse être déçue; il m'avait dit de m'attendre d'abord
-à du silence, du vide. Il ne fallait souhaiter rien de
-sensible. Fut-ce parce que j'attendais cette froideur
-que j'éprouvai cette chaleur, cette joie, ce calme,
-cette paix? Aucune possibilité de prier, un abandon.
-«Il» était là, non plus inaccessible, comme au
-temps que j'étais hérétique, mais présent, charnellement;
-J'évoquai, un à un, de chers visages morts et
-vivants, pour qu'ils fussent participants de cette
-grâce en moi. Messe basse habituelle, sans cantiques,
-sans rien d'extérieur qui émeuve: tout me venait
-donc de la Présence intérieure. Étonnement au
-retour, de la rue printanière, de la foule, des petites
-voitures au bord des trottoirs. Sentiment, certitude
-désormais d'un refuge contre toute la vie. Plus
-jamais seule. Le petit déjeuner... Je ne sais quoi de
-noble, de pur sur cette vieille figure de ma future
-mère, si souvent ridiculisée au temps de ma folie. Je
-l'ai priée de me conduire chez ses pauvres. Scrupule
-d'avoir voulu qu'elle m'admire. Son goût pour la
-vieillarde qui a un cancer. Je suis sûr qu'à ce chevet,
-ma mère s'attardait à cause de l'odeur. Comme je
-me sentais pâlir, elle s'est levée. Son baiser à la joue
-de cette petite fille au collier de scrofules. Je la vénère,
-elle qui suscita mes rires misérables. Après-midi
-troublé d'une inquiétude: avais-je assez précisé la
-nature des pensées mauvaises qui m'obsédèrent?
-Mais, en état de péché mortel, eussé-je éprouvé tant
-de joie? Entrevue avec le père qui a dissipé ce
-nuage. Je lui dis ma honte de tout recevoir, de ne
-rien donner, de ne pas souffrir. Ce mariage d'abord
-m'apparut comme une expiation, mais, auprès de
-Marcel, je n'éprouve plus rien d'hostile. Les êtres
-compliqués, malades, m'ont trop blessée. Que leur
-sécheresse m'a fait du mal! Ce frère naguère tant
-aimé, que j'ai de peine à ne pas le haïr! Sécurité,
-apaisement aux côtés d'un homme simple, sans
-arrière-fond, sans abîme. Le père m'avertit que
-d'abord cela seul est exigé de moi; l'acceptation
-d'une destinée commune. Étouffer cette ambition
-démesurée de l'âme, ce goût d'un sacrifice exceptionnel.
-Mauvais désir d'apparaître différente. Orgueil
-huguenot de certains renoncements. Ne pas devancer
-la grâce, la suivre pas à pas, selon les avis de mon
-directeur. Nulle autre pénitence que celle qu'il autorise.
-De l'ordre dans la charité.»</p>
-
-<p>Une autre nuit, May écrivit:</p>
-
-<p>«Jour du dîner de fiançailles. Je souhaitais d'être
-éprouvée. Voici l'épreuve, Seigneur, et telle qu'un
-instant, à vos pieds, je me réfugie. Après dîner, au
-salon, Firmin Pacaud, avec son indiscrétion coutumière,
-demande où nous irons le soir de notre
-mariage. Marcel répond que nous n'avons pas réfléchi
-encore, mais que rien ne lui plairait autant que
-Lur. J'ai inconsidérément protesté: n'importe où sauf
-à Lur! Alors j'ai senti à mes joues une brûlure:
-mon père attentif, lucide, m'a regardée, avec des yeux
-avertis, des yeux qui savaient peut-être. Triste folle!
-comment pouvais-je croire que les Gonzalès, en
-quittant la maison, se fussent privées de cette vengeance?
-J'eus la force d'ajouter à mi-voix que, somme
-toute, cette horreur de Lur devenait sans raison,
-puisque celles qui me haïssaient n'y reviendraient plus.
-Mon père a soupiré d'aise. Firmin Pacaud, d'un air
-alléché, m'observait. J'irai donc le soir de mes noces,
-aux lieux où je fus troublée et faible... Dieu, faites
-que celui à qui je pense sache se rendre invisible. Il
-souffrira peut-être, à moins qu'il m'ait oubliée. Il n'est
-pas de ceux qui oublient. Il est de ceux qui prient...</p>
-
-<p>»Certitude que toute grâce par lui m'est venue.
-Bien que je l'aie connu en proie à la tentation,
-esclave de sa jeunesse. Sans doute portait-il en lui
-infiniment plus que lui-même. Obsédé par son désir
-triste, asservi à la chair et au sang, il a cru me communiquer
-sa fièvre, et, à son insu, m'a donné Dieu.
-De sa seule présence la grâce émanait, comme d'une
-lampe la lumière. A travers son charnel désir, elle
-s'épandait et tout de même, je l'ai reçue.»</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_XII" id="chap_XII"></a>XII</h2>
-
-<p>Dès l'aube de ce douze mai, Claude s'éveilla. Un
-peu de lune pâle se fondait dans un azur vierge qui
-faisait rêver à l'enfance du monde. Il crut entendre
-pour la première fois des chants d'oiseaux. Il lui
-parut que c'était lui, le jeune époux, au seuil du
-jour de ses noces et qu'entouraient des effarouchements
-d'ailes. Il se donna cette fausse joie, il entretint
-dans son cœur cette erreur que le monde saluait
-en lui le bien-aimé. Ses yeux, à travers les baguenaudiers,
-cherchèrent par où, ce soir, elle viendrait
-vers lui. Alors seulement il osa se dire qu'un autre
-à côté d'elle serait assis. Il se vêtit à la hâte, traversa
-la cuisine où Maria regardait une femme de Viridis
-allumer le feu. Il entendit à peine sa mère se réjouir
-de ce que aujourd'hui la cuisinière du <i>Cheval blanc</i>
-était chargée du repas:</p>
-
-<p>&mdash;Je suis tellement habituée à l'ouvrage, que déjà
-je m'ennuie.</p>
-
-<p>On serait dix-huit, sous le hangar, à festoyer en
-l'honneur de la demoiselle. Il y avait quatre gigots,
-six poulardes, une tourtière et du vin à tire larigo.
-Elle ajouta:</p>
-
-<p>&mdash;Toi qui sais faire ça, mets des fleurs partout
-dans le château. Mademoiselle admirait comme tu
-faisais bien les bouquets.</p>
-
-<p>Claude alla au verger. Les hautes herbes mouillèrent
-ses jambes à travers le pantalon de toile bleue.
-Les papillons palpitaient dans le soleil levant. Il choisit
-entre tous un prunier pour y appuyer son front
-et qui fut pour lui l'arbre de la science du bien et du
-mal. Il laissa sourdre le désir mauvais, le charnel
-désir. Des mots ignobles de caserne lui revenaient,
-au souvenir de May, défaillante, consentante: «Elle
-aurait marché», se disait-il.</p>
-
-<p>La table à tréteaux qui sert aux vendanges fut dressée
-sous le hangar. Favereau parut sur le seuil de la
-cuisine, énuméra aux invités les plats qui devaient
-illustrer cette ripaille. Il insista sur les vins: on
-aurait douze bouteilles de 1906.</p>
-
-<p>&mdash;Depuis 1893, il n'y a pas eu de meilleure année.</p>
-
-<p>Les hommes approuvèrent Favereau. Inlassablement,
-ils échangèrent en patois les phrases liturgiques
-sur le vin; ils ne discutaient pas; tous étaient
-du même avis; nul ne variait sur le dogme des meilleurs
-crus.</p>
-
-<p>Les filles se touchèrent du coude avec des rires et
-des gloussements lorsque Claude parut: son col
-de monsieur le congestionnait; ses épaules faisaient
-craquer son habit trop étroit. Dès que la soupe
-fuma sur la table, les hommes «mirent bas la veste».
-Claude s'assit près de Fourtille, et tout de suite il
-sentit un genou presser le sien; bientôt il eut
-rempli et vidé plusieurs fois son verre. Une odeur
-humaine se mêla à celle des plats. Maria se réjouissait
-de voir son Claude rire, boire et crier comme les
-autres. «Puisqu'il ne veut pas être un monsieur, se
-disait-elle, mieux vaut qu'il redevienne pareil à
-nous.» Indulgente et complaisante, elle voyait Fourtille
-amoureuse s'appuyer à Claude.</p>
-
-<p>&mdash;Mon coq est lâché, gardez vos poules! cria-t-elle
-en patois, et les gros rires d'éclater. Abel était trop
-saoul déjà pour entendre l'avis. Claude atteignait ce
-premier état d'ivresse où l'homme domine sa destinée
-et, lucide, mesure sa misère. Il mangeait lentement,
-comme un bœuf, comme tous ceux qui étaient assis
-là et dont le plaisir de ce repas était ce qu'ils aimaient
-le mieux au monde. Il se laissait aller au vertige de
-cette chute dans un abîme de sensations. Le corps de
-Fourtille brûlait le sien. A cette heure de défaite, il
-appelait l'assouvissement si proche de la mort, il
-voulait s'enfoncer dans ces délices où le fantôme de
-la jeune fille perdue ne le poursuivrait plus. Favereau
-violet, les yeux injectés, se leva, sortit; quelqu'un
-l'imita. Les poules, autour de la table, picoraient.
-Dans les instants de silence, la campagne était
-sonore d'aiguisements de faux, de coqs, d'abois.
-Claude vida son verre une fois encore. Maintenant,
-sa détresse même le dégrisait. Les fleurs cueillies
-le matin et dont il n'avait pas eu le temps d'orner
-le château lui donnèrent une raison de prendre
-congé.</p>
-
-<p>Sur le billard, des monceaux de lilas emplissaient
-la salle d'odeur. Il commença de les arranger dans
-les vases; l'un d'eux était de grès et il se souvint
-que May en admirait les sourdes flammes bleues;
-il y disposa les premières roses et se dit qu'il convenait
-de le placer sur la cheminée de la chambre.
-Il monta donc au premier étage, ouvrit la porte.
-Les draps faisaient dans l'ombre une ligne immaculée.
-Un parfum de lavande et de fenouil flottait à
-leur entour.</p>
-
-<p>Claude s'assit, il ne souffrait plus et amusait son
-âme endolorie d'une histoire que, depuis sa convalescence,
-indéfiniment il se racontait: il imaginait
-la révolte de la jeune femme; elle chercherait dans
-les bras du petit paysan qu'elle avait aimé un refuge,
-des consolations, l'oubli; les mots vinrent aux lèvres
-de Claude qu'il lui dirait alors, mots brûlants
-mais chastes et dont elle ne s'offenserait pas. Il poserait
-même sa bouche sur les yeux brûlés par le sel
-des larmes. Les heures, les jours, les semaines, les
-mois, les années ne pourraient-ils s'écouler sans que
-se dénouât leur étreinte et les deux amants ne pourraient-ils
-entrer ainsi liés et confondus dans l'éternité?</p>
-
-<p>Il se leva enfin et dans le crépuscule acheva d'orner
-la maison avec les lilas déjà mourants. Il ne serait
-pas obligé de souper ce soir-là: Favereau cuvait son
-vin. Maria préparait le dîner du jeune couple. Claude,
-traversant la salle à manger, regarda longuement les
-deux couverts qui se faisaient face. Il sortit. La verdure
-jeune et drue recevait la lumière horizontale
-qui allongeait sur la prairie l'ombre ondulante des
-peupliers. Les trois notes d'un rossignol se détachèrent
-comme des gouttes d'eau. Des hannetons accolés tombèrent
-des marronniers feuillus. C'était la saison de
-l'année où Vénus large et merveilleuse fleurit l'éther
-encore inondé de soleil.</p>
-
-<p>Claude s'accouda à la terrasse: sur la route grise,
-dans l'ombre enfin venue s'avançaient, grossissaient
-deux aveuglantes lueurs. Les feuillages de l'allée
-s'éclairèrent brièvement comme d'un feu de bengale.
-La voix de Maria dominait le bruit de la machine
-trépidante. Il y eut un éclat de rire, le bruit d'une
-porte refermée et, de nouveau, les flûtes des crapauds
-se répondirent. Il s'éleva des prairies cette vibration
-nocturne qui annonce l'approche des grandes chaleurs.</p>
-
-<p>Claude dormit d'un sommeil d'enfant, se leva dès
-l'aube parce qu'il n'avait pas fini de sarcler les allées.
-Oserait-elle, dès le matin, montrer sa figure défaite?
-Saurait-elle ne rien révéler de sa stupeur, de son
-horreur? Ou bien les signes du dégoût apparaîtraient-ils
-sur son visage? Ah! avec quelle avide joie
-Claude saurait les recueillir!</p>
-
-<p>Un «Bonjour, mon brave» le fit se retourner: il
-vit Marcel Castagnède en pyjama. Ses bonnes joues,
-fouettées par l'air matinal, s'épanouirent et, entre les
-paupières bouffies, les yeux gris luisaient, minuscules:</p>
-
-<p>&mdash;Prêtez-moi un sécateur. Je veux la réveiller avec
-des roses.</p>
-
-<p>Il s'éloigna, saccageant les rosiers.</p>
-
-<p>«L'imbécile n'a rien vu, n'a rien compris, se
-disait Claude, il ne s'apercevra même pas qu'elle
-souffre.»</p>
-
-<p>Il lui semblait qu'il y eût dans Lur plus de
-silence que lorsque la vieille maison était vide. Les
-hommes, mais aussi le vent, les choses faisaient
-autour de ces murs un univers muet. Claude regardait,
-entre toutes, deux fenêtres du premier étage aux
-volets entre-bâillés; il voyait se défaire des anneaux
-de fumée au-dessus de la cuisine. L'après-midi passa
-sans que les époux apparussent au jardin. Claude
-imagina, au fond de la chambre obscure, un drame
-sans éclat. Il crut que le désespoir muet de la jeune
-femme rejoignait le sien, comme un fleuve se mêle
-à la mer, comme naguère la musique de <i>l'Invitation
-au Voyage</i> s'était épandue sur son cœur, pareille à
-une tempête; avait-elle jamais cessé, depuis, de le
-creuser dans ses abîmes? Sans doute, May livrerait
-au crépuscule sa face brûlée de larmes. Seule, elle
-offrirait son front au souffle de la nuit pour qu'il
-efface la trace des baisers, pour qu'il la purifie de
-toute souillure. Ainsi Claude s'exaltait, s'abandonnait
-à la jouissance du désespoir pressenti dans l'être qu'il
-aimait le plus au monde. Il avait besoin de ce désespoir
-pour vivre. L'égoïsme forcené de la passion le
-défigurait: bestial, cruel, il attendait l'heure où,
-caché parmi les branches, comme un dieu sylvestre
-et plein de désirs, il pourrait repaître ses yeux du
-spectacle d'un jeune corps violé qui se cache, fuit,
-pleure d'être à jamais voué aux quotidiennes violences,
-aux souillures nocturnes.</p>
-
-<p>Le crépuscule vint. Un coucou s'effaroucha dans
-les charmilles et son double cri allait décroissant du
-côté des Landes. L'essaim des hannetons de nouveau
-bourdonna autour des feuillages par eux déchiquetés.
-Favereau, qui venait de sulfater, passa vêtu d'une
-blouse tachée de bleu. Caubet et Lauret rentraient:
-leurs côtes étaient saillantes parce que, à l'époque
-des grands travaux, ils maigrissent; leurs flancs
-haletaient pareils à ceux des taureaux prêts à
-s'effondrer sur l'arène. Claude entendit grincer la
-porte d'entrée, il se jeta dans le massif d'arbustes et,
-appuyé contre un chêne, attendit. IL ne vit rien
-d'abord, mais il reconnut la voix de Marcel
-qu'interrompit un rire frais. Claude se persuada que
-ce rire sonnait faux, il crut y sentir une désespérée
-ironie, mais un doute déjà le torturait. Il retint son
-souffle: les jeunes gens s'engageaient dans l'allée
-parallèle aux charmilles: au tournant ils apparurent;
-ils ne se donnaient pas le bras, mais la main
-comme des enfants à qui l'on a dit d'aller jouer au
-jardin et d'être sages.</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a personne, dit May.</p>
-
-<p>&mdash;L'ennui, ici, c'est que l'on a toujours les
-paysans sur le dos.</p>
-
-<p>Claude se rappelle avoir entendu de M<sup>me</sup> Gonzalès
-la même insolente phrase. Le couple vient à la
-terrasse; Claude discerne les deux corps rapprochés:
-un peu de vent soulève l'écharpe de la jeune femme,
-sa tête se penche, pèse à l'épaule de l'homme.
-Claude essaie de ne pas comprendre encore, son
-front se meurtrit à l'écorce du chêne, ses ongles en
-arrachent la mousse. La cloche du repas avertit les
-jeunes gens. Leurs visages émergent de l'ombre:
-une sérénité profonde détend les traits de May, une
-mollesse les rend moins aigus; ses lèvres, naguère
-un peu pâles, trop minces, paraissent à Claude gonflées
-de sang. Plus lourdes, les paupières diminuent
-les yeux: cette meurtrissure des nuits amoureuses
-les charge de langueur.</p>
-
-<p>Claude ne songeait plus à se cacher tant il lui
-parut que cette jeune femme ne le connaissait pas,
-qu'elle n'avait rien de commun avec l'enfant farouche
-et vaincue de qui l'orgueil s'était humilié
-devant lui, un matin d'été. Il ne souffrait pas encore.
-Il mangea comme d'habitude, insensible jusqu'au
-moment où Favereau et Maria, Fourtille et Abel
-s'entretinrent des époux. Observations sales et précises;
-Fourtille assurait que M. Marcel ne devait pas
-être manchot...</p>
-
-<p>Claude s'évada; son regard s'attacha à une étoile
-au-dessus du toit, aux boules noires des poules
-juchées dans le poirier; il eut pu compter les
-cailloux luisants sur l'allée, tant il occupait son
-esprit aux choses extérieures, pour reculer la minute
-où tout s'anéantirait autour de lui de ce qui ne serait
-pas son horrible douleur: il la sentait, à travers les
-apparences trop faibles, se rapprocher, le brûler.
-Bien qu'il ne fît plus très jour, il coupa des roses
-mortes, tailla des rosiers; un rire vint du salon aux
-fenêtres ouvertes, des arpèges, une voix s'éleva: un
-chant qui n'était plus pour lui s'épandait sur le jardin
-mais, ce soir, n'y cherchait aucun cœur. Ardeur
-dont un autre, là-bas, aurait à jamais le bénéfice!
-Cette voix balaya toutes les apparences où Claude se
-raccrochait: dans quelle eau noire se jeter et
-sombrer? La mare n'était pas assez profonde; il
-n'avait pas de fusil; il ne se sentait d'ailleurs aucune
-force sinon pour se laisser glisser les bras étendus et
-les yeux clos dans un abîme. Alors il songea que le
-fleuve n'était pas loin: un indéfini voile de brume,
-au milieu de la plaine, marquait sa fuite invisible.
-Une demi-heure de marche et tout serait fini, mais
-cette demi-heure encore! Il gagna la route, se mit à
-courir. Des chiens, sous les treilles aboyèrent. Ah!
-dormir...</p>
-
-<p>Le vent se leva: de lourdes nuées couraient sous
-la lune mais on eût dit que c'était elle, la voyageuse
-silencieuse et limpide. Personne sur la route où
-Claude à bout de souffle, dut ralentir le pas. Les
-mouvements de sa pensée affolée se réglèrent sur
-ceux de son corps: il commença de réfléchir. Vers le
-sommeil, vers la nuit, il s'enfonçait, mais la mort
-était-elle sommeil et nuit? Il s'arrêta, s'appuya
-contre un marronnier de la route; l'humidité du
-fleuve proche rafraîchit sa face. Il respira cette
-odeur de menthe mouillée, de vase, l'odeur du bord
-des eaux que la nuit exagère. Il était à mi-chemin
-entre le fleuve et Lur. Ce besoin d'anéantissement,
-la mort le comblerait-elle? Contre l'écorce rugueuse,
-il meurtrit son front, ses mains, sensation qu'il
-rattache depuis son enfance aux heures désolées,
-lorsque, fuyant les grandes personnes et le bras
-replié, il pleurait contre un arbre, muet consolateur.
-Claude eut peur qu'il ne fût donné à personne de
-s'évader hors la vie. Nous sommes à jamais dans
-la Vie et ce que les eaux lourdes, si Claude s'y jetait,
-emporteraient à l'océan Atlantique, ce ne serait pas
-cette part de lui-même, souffrante et désespérée: au
-contraire, il introduirait dans l'éternité ce désespoir.
-Aucune évasion possible. La mort est jetée sur la vie
-comme une arche sur un fleuve et l'ombre des piliers
-de pierre une fois traversée, les eaux continuent de
-rouler éternellement dans la lumière. Échapper au
-temps et à l'espace, aux apparences vertes et bleues,
-à ce sol durci, au bois qui résiste, aux cailloux, à
-l'herbe, ce n'est pas échapper à la vie; il n'est pas
-donné à l'homme de s'en aller.</p>
-
-<p>Claude avait retrouvé le pouvoir de penser; il
-remonta jusqu'à la cause de cet obscur soulèvement
-en lui des forces de destruction. Il revit ce visage tel
-qu'il l'avait connu naguère: cette amertume, cette
-sauvagerie, cette insatisfaction, et tel qu'aujourd'hui
-il lui était apparu: alangui, d'une lassitude
-heureuse, bestial; car elle avait pu trouver seulement
-cela entre les bras de l'épais garçon: le plaisir. Elle,
-May, ce plaisir-là? Claude s'écouta rire dans la nuit.
-C'est vrai que ce plaisir donne aussi l'anéantissement,
-qu'on peut le renouveler tous les soirs, le prolonger
-d'alcools et de fumées. Il se rappela des orgies quand
-il était soldat, cette plénitude une fois le litre
-vidé, ce camarade sur un coin de table grattant
-du banjo, les femmes saoules et tournoyantes. Claude
-regarda contre le fleuve les lumières de Toulenne.
-Un kilomètre le séparait de la volupté moins redoutable
-que la mort. Il souhaita d'y courir, mais,
-lucide, songea au réveil atroce, au retour, à ce rire
-de son père, surtout à l'indulgence de sa mère. Sur
-le marronnier qui l'abritait, la pluie soudain chuchota,
-le feuillage dru ne laissait passer aucune
-goutte, toute l'ombre s'emplit de ce chuchotement,
-la terre en fut comme éveillée, la pluie lui arracha
-son parfum le plus secret. Claude alors mit sa veste
-sur sa tête et revint. Il allait dans la boue fraîche;
-parfois une flaque, à travers les espadrilles, lui donnait
-une sensation froide. Bien avant d'atteindre Lur,
-il vit à travers les arbres une lumière, la seule qui
-brillât à cette heure sur toute l'étendue qu'embrassait
-le regard de Claude; il savait quelle chambre elle
-éclairait, quel lit, quel était ce couple incapable
-encore de se résigner au sommeil. La solitude des
-champs pluvieux entourait les amants; sans doute,
-l'averse sur les tuiles et sur les feuilles, le monotone
-ruissellement enveloppait comme un indéfini soupir
-d'amour ces deux êtres unis à jamais dans la chair.
-Claude songea que la femme la plus hautaine ne
-demande à l'homme que d'être jeune et de savoir donner
-le plaisir; que la plus altière adore la chaîne de deux
-bras s'ils ne sont pas débiles et que, pour dormir sur
-une épaule robuste et sur une poitrine, les mystiques
-renoncent à leur goût d'isolement, de solitaire perfection.
-Il rentra par un trou de la haie. Un chien
-aboya puis jappa doucement, l'ayant reconnu.
-Claude gagna la terrasse, s'y assit les jambes pendantes.
-L'eau avait traversé ses vêtements mais il
-demeurait là, incapable d'un geste: il envia les
-immobiles et frémissantes ombres des arbres; il souhaita
-qu'un dieu de la nuit, plein de pitié, l'immobilisât
-dans le sol par des racines profondes et qu'il
-n'eût plus d'autre voix et qu'il ne fît pas d'autres
-signes que le frémissement et le balancement des
-cimes au vent pluvieux. Un merle chanta, il y eut
-des ébrouements d'ailes dans les feuilles mouillées,
-des roulades interrompues, un cahot de charrette. Un
-lièvre, deux lièvres traversent, au bas de la terrasse,
-la prairie, bondissent à petits sauts vers les vignes.
-Des hirondelles, à peine sorties du nid, piaillèrent
-sur une branche et la mère voletait autour des becs
-jaunes ouverts. Le tintement d'une cloche se détacha
-du ciel. Dans les vignes, les bouviers devancèrent la
-chaleur. Claude, au «goutiou» se lava les mains et
-le visage. Une impression d'allégement, de vide,
-naissait de sa fatigue même. Cette nuit d'agonie
-l'avait comme délesté de son désespoir. Il voulut
-vivre, se livrer âme et corps à la terre, s'abrutir de
-vie physique, s'attacher à cette argile autant qu'une
-jeune vigne et comme ce figuier dru: il se laissa
-choir dans une meule odorante et, grelottant un peu,
-s'endormit.</p>
-
-<p>&mdash;Eh! feignant, tu viens donner un coup de main
-pour sulfater?</p>
-
-<p>Claude se lève, suit son père qui lui attache aux
-épaules un réservoir de sulfate. Il faudra tout le jour,
-au long des règes, trébucher contre les mottes, malgré
-l'horrible fatigue de cette nuit. De bon cœur, il
-accepte cet abrutissement, cette assurance qu'au crépuscule
-le sommeil le prendra avant qu'il ait eu le
-temps de pleurer sur lui-même. Quel accablement
-intérieur! De cette May satisfaite, assouvie, sans doute
-se détachera-t-il ou plutôt, c'est elle qui, comme
-un mirage d'adolescence et de pureté, se dissipe. Les
-jeunes filles que nous avons aimées meurent entre
-les bras de ceux qui les possèdent. Leur étreinte crée
-une femme qui nous est inconnue: Iphigénie
-immolée disparaît de l'autel et il ne reste plus, sa
-place, qu'un doux animal palpitant.</p>
-
-<p>Ainsi songe Claude. Comme les armures neuves
-des adolescents luisent les feuilles nouvelles des
-jeunes peupliers. Les colonnes de nuées des averses
-lointaines se détachent au faîte des coteaux. Le vent
-lustre la prairie soyeuse. Un nuage prive de soleil
-cette vigne et en inonde la croupe de cette colline
-nue. La rivière débordée est pareille à de la terre
-liquide et la lumière s'anéantit dans la boueuse
-ténèbre des eaux.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_XIII" id="chap_XIII"></a>XIII</h2>
-
-<p>M<sup>me</sup> Gonzalès attendit que la femme de journée eût
-quitté la chambre. Circonspecte, elle poussa la porte
-brusquement afin de s'assurer qu'aucune oreille
-subalterne n'y demeurait aux écoutes; alors elle osa
-embrasser sa fille de qui elle n'était, aux yeux des
-fournisseurs, que la masseuse favorite. La jeune fille
-offrit un dos et des reins puissants aux mains savantes
-de la matrone qui poudra de talc la chair de sa chair.
-Cependant, elle se lamentait. Elle l'avait bien dit:
-Edward ne donnait point ce qu'on en avait attendu.
-Edith objecta qu'en revanche, il avait donné ce qu'elle
-n'espérait guère: une situation mondaine. Sans lui,
-elle ne fût arrivée à rien.</p>
-
-<p>&mdash;C'est possible, ma chère. Mais au faîte où te
-voilà montée, il ne saurait plus que te nuire. On chuchote
-qu'il t'entretient. Cela éloigne des messieurs
-sérieux comme ce diplomate poivre et sel, ce Jacques
-Berbinot&mdash;en voilà un charmant homme!&mdash;celui-là
-t'épouserait. Il y a belle lurette que tu ne tiens
-plus à Edward qui ne fait même plus semblant de
-t'aimer.</p>
-
-<p>&mdash;N'empêche que je lui suis nécessaire comme
-l'air qu'il respire. Sa neurasthénie fait des progrès
-incroyables. Il vit dans mes jupes, et si je m'aventure
-le soir rue de Bellechasse, il ne me laisse plus repartir.</p>
-
-<p>&mdash;Mon chou, il faut lui mettre, comme on dit, le
-marché en main: qu'il épouse ou qu'il crève.</p>
-
-<p>&mdash;Il aimera mieux mourir.</p>
-
-<p>&mdash;Eh bien, tu t'appelleras M<sup>me</sup> Jacques Berbinot;
-le statu quo n'est plus possible: j'écoute ce qui se
-dit à l'office, je fais bavarder mes clientes. Tu es à la
-mode, on ferme les yeux sur ce que la situation offre
-de douteux, d'inquiétant, mais il suffirait d'une
-brouille. Oh! je sais bien que tu es maligne! tout
-de même cela peut arriver en dépit de la plus savante
-stratégie, et alors, quel lâchage! Dans ce réseau de
-relations qui t'entoure, qu'une maille cède et tout
-suivra.</p>
-
-<p>Edith se retourna, offrit au massage maternel une
-gorge fatiguée. Les yeux au plafond, elle méditait.</p>
-
-<p class="p2">Sans doute elle avait bien mené sa barque. Réservée,
-évitant tout tapage, elle souffrait pourtant que
-chez elle Orphée retrouvât son Eurydice et Socrate
-Alcibiade. Les gens du monde, quelques artistes, y
-jouaient plusieurs sortes de jeux. Au reste, rien d'incorrect
-dans les propos et une dame Castagnède n'y
-eût pas trouvé matière à scandale. Peut-être ceux qui
-demeuraient les derniers étaient-ils touchés un peu&mdash;à
-peine&mdash;de porto. Edward nota un soir qu'Edith
-n'avait plus besoin de se mettre de rouge, colorée
-désormais par ses incursions dans le plus accessible
-des paradis artificiels: le Sandeman. A l'origine de sa
-fortune, Edith voyait un savant battage autour de ses
-poèmes, puis l'engouement d'une amie d'Edward,
-cette comtesse de Laborde qui, quoique fort riche,
-souffrait d'être entretenue par un Américain du Sud.
-Chez elle, Edith connut tout ce qui, dans le gratin,
-aspire à se libérer: ce miraculeux coup de filet la
-dispensa de toute pêche ultérieure: elle appelait le
-salon Laborde son «vivier à duchesses». Les gens
-du monde, qui n'ont pas le sens des valeurs,
-accordaient à Edith l'importance de M<sup>me</sup> de Staël; le
-diapason éperdu de ses propos, ses façons de pythonisse
-impressionnaient. Comme elle couchait avec son
-téléphone, tous les potins de la ville, en l'étroit espace
-de sa chambre, ainsi qu'en un central téléphonique,
-affluaient. Elle était à même de confronter les versions
-diverses du dernier drame de l'adultère ou de
-l'homo-sexualité. Elle avait inventé l'exégèse du
-potin et appliquait à la médisance des procédés
-scientifiques. D'ailleurs, prudente, discrète même,
-détentrice de secrets graves, armée jusqu'aux dents,
-ne déchirant aucune lettre, paperassière, habile à
-classer des fiches, menaçante, elle se faisait craindre
-de ceux dont elle n'avait pu éviter la haine.</p>
-
-<p>D'abord entourée de poètereaux qui traînent leur
-premier livre de vers comme les poussins la moitié
-de leur coquille, elle commençait d'exhiber quelques
-chers maîtres. Un auteur ne pouvait la saluer sans
-voir d'abord sur le piano le dernier livre qu'il avait
-écrit ou le fascicule de la revue où était son dernier
-article. Le livre s'ouvrait seul à l'endroit de la dédicace.
-Elle savait organiser le silence autour du bel
-esprit en mal d'une histoire à placer. Si le mot de la
-fin tombait à plat, elle le reprenait, le commentait,
-obtenait un succès de seconde main, donnait à
-chacun de ses auteurs le sentiment qu'il était le préféré.
-Auditrice infatigable, elle savait se pâmer, serrer
-les mains du poète, avec le silence d'une personne
-qui en aurait trop à dire, murmurait: «C'est le
-poème de l'époque.»</p>
-
-<p class="p2">Edith ne donna pas à sa mère la joie d'une approbation;
-mais l'expérience de la vieille l'impressionnait;
-elle résolut de suivre son avis. A vau-l'eau,
-Edward peut-être se soumettrait au mariage. Vraiment,
-il s'agissait, pour le misérable garçon, d'être
-ou de n'être plus.</p>
-
-<p class="p2">Un matin, le corps libre dans un vêtement ample,
-Edward alluma une cigarette, sonna pour que lui
-fussent portés les pinceaux nettoyés, commença de
-peindre le portrait de M<sup>me</sup> de Laborde d'après l'esquisse
-qu'il en avait faite, un jour d'exaltation et de
-confiance en soi. A chaque touche, il reconnaît ses
-habiletés, ses ficelles. Il se sent à jamais le prisonnier
-de sa facilité, de ses dispositions, et ses effets
-dont les philistins s'ébahiraient, mais qui feraient
-hausser les épaules des habiles, le dégoûtent. A cette
-minute, il conçoit toutes les extravagances, ce désir
-désolé d'échapper aux redites, à l'ornière, de
-renoncer à copier la nature et même à l'interpréter.
-Les pinceaux lui tombèrent des mains. A ses
-meilleurs moments, s'était-il jamais évadé de lui-même?
-Il n'avait demandé à l'art que de moins
-mourir, d'être emporté moins vite par l'immense
-fleuve d'oubli, de lui attirer des sympathies, des
-admirations chaudes. Un artiste d'abord doit être
-désintéressé. «Comment font les autres? se demandait-il.
-La plupart de ceux qui entourent Edith,
-sous le prétexte de l'art, cachent une organisation
-pour la volupté: apôtres de l'assouvissement, ils ne
-demandent à l'art que de transposer une sensation
-unique.»</p>
-
-<p>Les autres... Edward pense à Claude Favereau.
-Ah! celui-là... Un point fixe se détachait pour lui de
-la durée, un principe immuable, éternel, un arbre
-de salut au-dessus de l'étendue mouvante. «Certes,
-se disait Edward, je ne m'étonne pas de cette manie
-de retours à Dieu qui sévit aujourd'hui. C'est l'instinct
-de conservation qui fait que tant d'âmes appareillent
-vers la certitude. Mais quand on les interroge
-sur la foi, ils vous disent qu'il y faut d'abord la grâce.
-Mon éducation m'a d'ailleurs rendu pour toujours
-inadmissible la réalité historique du christianisme.
-Je me souviens d'avoir à quinze ans suivi un cours
-d'exégèse où chaque verset des synoptiques était épié,
-sapé, suspecté d'interpolation... La grâce est-elle
-gratuite? Ils disent qu'on peut la mériter par la prière,
-en inclinant l'automate, mais cela exige déjà une
-grâce préalable: cercle vicieux!»</p>
-
-<p>Pourquoi possédait-il un cœur incapable d'ambitions
-mondaines, politiques? Petites choses qui se
-posent sur le cœur, l'alourdissent pour qu'il ne soit
-pas emporté. Edward est l'aéronaute qui se débarrasse
-follement de son lest; il se vide de ce qui
-retient un homme sur le monde; avec une fureur de
-néophyte contre les idoles, il a détruit ses appuis:
-ainsi Polyeucte renverse les faux dieux et, détaché
-des conditions païennes de sa vie, tout pont coupé
-d'avec les «sources délicieuses», n'a plus qu'un seul
-Dieu; mais Edward, à défaut d'un père céleste, ne
-possède même pas la certitude apaisante du néant,
-de l'éternelle immobilité; il se sent inséré dans la
-Durée, et le mouvement universel l'entraîne vers il
-ne sait quoi... Il imagine tour à tour mille existences
-possibles, sans découvrir en lui aucune velléité pour
-la réalisation d'aucune d'elles.</p>
-
-<p>Il en était au point de ne pouvoir plus souffrir la
-lecture d'un journal doctrinaire: tant s'agiter pour
-une race, pour une patrie, alors que quelques siècles
-suffisent à renouveler la face du monde! Les nationalistes
-de Ninive ou de Babylone le détournaient
-de ceux de Paris. Edward ne se savait aucun gré de
-son attitude, il en avait honte comme d'une tare,
-comme d'un vice. Il jugeait que l'expression en eût
-prêté à rire...</p>
-
-<p>Ah! si l'approche de Lur ne lui avait pas été interdite,
-c'est vers Claude que se fût réfugié ce cœur en
-panne. Dans le vaste monde, rien ne l'appelle plus
-que cette terrasse telle qu'il l'imagine ce matin de
-printemps: les tilleuls nus mais les charmilles déjà
-feuillues, le soleil attirant hors des vieilles pierres
-les lézards gris aux flancs haletants, et les grillons
-commencent que la nuit même n'interrompra pas;
-notes d'oiseaux détachées et liquides, le poinçon au
-loin d'un chant de coq, la voix du bouvier excitant,
-du côté des vignes, Caubet et Laurel. C'est l'époque
-des premiers labours, quand on déchausse la vigne,
-que des boutons pointent aux vieux sarments,
-nuits de lune rousse où la gelée menace: les paysans
-promènent dans les vignes du goudron enflammé,
-une fumée lourde s'abat sur le vignoble, le défend
-contre le froid. Pas de roses encore ni de fruits. Les
-feuilles de figuier, pareilles à de petites mains,
-tournent leurs paumes vers le soleil. La rivière qui
-d'ordinaire est à peine visible, peut-être a-t-elle
-débordé: elle s'étend sur la plaine comme une flaque
-de mercure; ses contours ressemblent à ceux d'une
-vitre ébréchée. Les sommets des arbres submergés
-sont déposés sur elle doucement. Des nuages de soufre
-montent de l'occident; l'herbe encore ensoleillée est
-d'un vert intense et comme malade. La plaine aspire
-le fleuve ainsi qu'un papier buvard. La ligne sombre
-de l'horizon limite la course folle des nuées. De la
-terrasse, on peut suivre la ruée de trois orages différents:
-celui qui crèvera là-bas sur les Landes, celui
-qui menace Sauternes, celui qui monte vers nous.
-Les averses lointaines unissent le ciel et la terre,
-s'avancent comme un front d'armée et l'on entend le
-bruit croissant de leur chute bien avant qu'une seule
-goutte ait mouillé une feuille de Lur...</p>
-
-<p>Pendant son insomnie de la nuit dernière, Edward
-a absorbé du chloral dont l'effet commence à se faire
-sentir, il s'étend sur son divan, ferme les yeux,
-s'endort.</p>
-
-<p>Edith entra doucement dans l'atelier; elle regarda
-son amant dormir et connut qu'il avait vieilli: un
-jour cru révélait chaque ride sur le front, au coin des
-lèvres; les cheveux étaient éclaircis et comme elle se
-penchait vers lui, elle respira son haleine, y reconnut
-une secrète fétidité. Cette jeunesse qu'elle avait
-tant aimée se décomposait sous ses yeux. De ce beau
-fruit, la meurtrissure à peine était perceptible, mais
-comment eût-elle échappé à Edith, cette maniaque
-de l'adolescence et des jeunes corps intacts? Un tel
-déveloutement lui était le signe que rien de son amour
-ne survivait. Elle songea qu'aucun reste de tendresse
-ne la troublerait plus dans la manœuvre et, sans
-éveiller Edward, s'accouda au balcon. Le jeune
-homme ouvrit les yeux. Avant de l'avoir vue, il sut
-qu'Edith était là: son sac de paille noire pendait au
-dossier d'une chaise. De menus paquets, une paire
-de gants, un mouchoir étaient posés sur une lettre
-commencée. Edward, la bouche amère, se souleva,
-s'étira. Edith, dans l'encadrement de la porte-fenêtre,
-lui sourit. Paris l'avait rajeunie, ou plutôt avait fixé
-sa jeunesse, avait assuré à ses vingt-cinq ans une
-espèce d'éternité; comme tant de Parisiennes elle
-aurait le bénéfice de cette indétermination bienheureuse...
-Le blond de ses cheveux échapperait au
-temps; seuls le cou et la gorge témoignaient de la
-faillite de la science où M<sup>me</sup> Gonzalès excellait.
-Cependant elle parlait comme à un enfant: cela
-n'allait pas? Il ne travaillait pas? Elle regarda l'esquisse,
-fit la moue:</p>
-
-<p>&mdash;Tu vois, au peintre même la solitude ne vaut
-rien.</p>
-
-<p>Elle s'assit près de lui, prit sa main, soupira:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es mon petit... Je m'inquiète de toi... Je sens
-qu'il ne faudrait jamais te quitter... Tu le sais aussi.</p>
-
-<p>Il eut peur qu'elle lui proposât de vivre ensemble:</p>
-
-<p>&mdash;Rappelle-toi, Edith, nos premiers jours de
-vie commune, comme nous nous sommes fait
-souffrir.</p>
-
-<p>Elle répartit vivement qu'elle ne souhaitait pas de
-recommencer l'expérience. D'ailleurs, sa situation
-dans le monde ne le permettrait plus. Mais n'y
-avait-il une façon plus simple d'être ensemble, tout
-en sauvegardant l'indépendance de chacun?</p>
-
-<p>Edward l'interrogea du regard. Elle cherchait ses
-mots: c'était si simple qu'il n'y pensait pas. Pourquoi
-ne pas s'associer pour la réussite? Elle le soutiendrait,
-le défendrait contre lui-même, le sauverait... Rien
-ne les empêcherait de faire chambre à part, de s'accorder
-l'un à l'autre une liberté absolue.</p>
-
-<p>Elle le regardait dans les yeux, prête à la larme,
-attendant le moindre signe d'acquiescement. Mais lui,
-suffoqué, connaissant sa faiblesse et son état de
-moindre résistance, voulut détruire d'un coup l'espoir
-d'Edith. Il se dépêcha d'éclater de rire en criant:
-«Vous vous payez ma tête», inquiet de trouver une
-grossièreté définitive.</p>
-
-<p>&mdash;Mais pourquoi me moquerais-je de vous, Edward?</p>
-
-<p>Je vous arracherais à votre neurasthénie, j'aurais de
-la volonté pour deux, je conduirais votre barque et
-votre salon deviendrait l'un des plus fameux de
-Paris. Ce n'est pas vous qui feriez la mauvaise affaire;
-et d'ailleurs, mon pauvre ami, je me demande si tu
-as le choix entre la mort et moi.</p>
-
-<p>Pris de panique, Edward cria qu'il préférait la
-mort:</p>
-
-<p>&mdash;Ah! mille fois oui; la mort! la mort!</p>
-
-<p>Elle se leva; sa lèvre inférieure tremblait un peu.
-Edward n'osa pas regarder ses yeux tout à coup
-jaunes, ce froncement de nez de chatte mauvaise.
-D'un faux air de nonchalance, elle masqua cette
-haine qui depuis des jours couvait en elle et qui, en
-une minute, s'épanouit.</p>
-
-<p>&mdash;N'en parlons plus, enfant gâté! En tout ceci, je
-n'ai pensé qu'à vous; votre refus me délivre, mon
-cher. Seulement il faudra venir moins souvent chez
-moi. Votre assiduité me fait du tort. Adieu.</p>
-
-<p>Elle lui tendit la main; il ne se fit aucune illusion;
-il savait que la férocité inconsciente d'Edith, durant
-ces quelques mois de Paris, subit une culture savante.
-L'instinct de défense et de conservation développe
-chez les femmes seules dans le monde une férocité
-politique, une méchanceté nuancée, graduée de la
-simple rosserie à l'assassinat moral. Edith ne connaissait,
-autour d'elle que des alliés, des neutres bienveillants,
-des neutres suspects, des ennemis.</p>
-
-<p class="p2">Désormais, quand on lui demandait des nouvelles
-d'Edward, Edith soupirait, protestait qu'elle ne pouvait
-parler:</p>
-
-<p>&mdash;Que vous dirai-je, ma chère? Il est devenu
-impossible, impossible. Ces gens-là, pour qu'on les
-supporte, il faut qu'ils donnent quelque agrément
-à la vie.</p>
-
-<p>&mdash;Mais enfin, Edith, lui dit brutalement un jour
-M<sup>me</sup> Tziegel, vous en contiez des merveilles. Disons
-tout: vous étiez ensemble.</p>
-
-<p>Là-dessus, Edith éclatait d'un rire nerveux: Ah!
-non! pouvait-on être avec Edward Dupont-Gunther?
-Elle n'avait jamais cru qu'on pût jaser tant il était
-de tout repos. La main devant la bouche, elle insinuait
-sournoisement la calomnie. M<sup>me</sup> Tziegel insista:</p>
-
-<p>&mdash;Voyons, voyons, vous saviez bien ce qu'on disait
-de vous deux?</p>
-
-<p>&mdash;Il se peut: par pitié, je ne démentais pas. Je
-suis ainsi faite, ma chère: je suis seule à connaître
-ma bonté; ces potins me portaient tort, mais ils lui
-étaient bienfaisants: ils égaraient, les soupçons, comprenez-vous?
-Seulement, j'en ai assez! j'en ai assez.
-Il est devenu impossible.</p>
-
-<p>Un mois après, ce verdict avait force de loi pour
-tout le petit groupe: Edward Dupont-Gunther était
-devenu décidément impossible. Il ne donnait plus
-d'agrément. Il n'amusait plus. Il n'avait même plus
-la force d'offrir à goûter. Sa présence enténébrait le
-plus joyeux repas. Il ne savait plus laisser au vestiaire
-son masque fatal. Il fut généralement admis
-qu'il avait le mauvais œil. Et puis comment supporter
-plus longtemps ce garçon qui parlait toujours de
-se tuer et qui ne s'exécutait jamais?</p>
-
-<p class="p2">Edward était comme un aveugle de qui les mains
-tâtonnantes ne rencontrent plus rien de solide. Des
-courriers se succédaient sans qu'il reçut une lettre.
-Des journées passaient sans qu'il ait prononcé une
-parole. Comme un condamné, à travers une grille,
-voit les autres hommes, de sa table de restaurant
-il regardait les gens qui déjeunaient ensemble,
-causaient, riaient. Il se souvint que lorsqu'il était, à
-cinq ans, dans un cours au milieu des leçons bourdonnantes,
-et lorsque ses mains moites salissaient
-l'histoire de France, il enviait les marchandes des
-quatre-saisons qu'il entendait dans la rue crier les
-petits pois verts; de même, le garçon de café et le
-chasseur lui paraissaient des êtres bienheureux.</p>
-
-<p>Edward n'avait jamais cru possible de vivre sans
-Edith: il était le prisonnier de cette femme; tel qu'un
-homme qui se ronge dans une forteresse dont il
-sait que des précipices l'enserrent. Il tenait à elle
-comme au garde-fou, un malade sujet à des vertiges.
-Les heures de bavardages, les journées dispersées en
-mille menues occupations, en rendez-vous pour des
-courses futiles, autant de lièges qui le soutenaient
-sur la vie. Ce visage connu le rassurait la nuit. Il
-souhaitait la présence d'Edith, ainsi un enfant ne
-pourrait dormir s'il n'entend près de lui respirer la
-servante que pourtant il n'aime guère. Rejeté par
-Edith, il rêva de ce salon inaccessible; il évoquait
-aux murs plusieurs portraits de la jeune femme, signés
-des peintres de son intimité, les faux paravents de
-Coromandel, le divan ballet russe, le <i>Banquet</i> de
-Platon et l'<i>Ethique</i> de Spinoza ouverts en permanence
-sur la table... Des cigarettes partout, du Porto,
-ce qu'un homme, à toute heure du jour, est heureux
-de trouver et qui l'incite à monter tels étages
-plutôt que d'autres. Edward s'étonnait de pouvoir
-respirer hors cette atmosphère de tabac, de fleurs, du
-dernier parfum de Guerlain, aussi de cabinet de
-toilette et d'armoires à robes. Il demeura des journées
-entières étendu, s'abrutissant le soir de chloral.
-Il écrivit à Firmin Pacaud: «J'ai le sentiment de me
-survivre.» Son ami, qui était à Londres pour des
-affaires, ne lui répondit pas. Une lettre lui arriva,
-timbrée du Carlton de Biarritz, où May essayait d'être
-affectueuse: elle avait commencé d'écrire au bas de
-la première page et Edward y relevait toutes les ruses
-d'une femme pour remplir une feuille de papier
-avec rien. Il nota qu'elle avait changé d'écriture et
-adoptait la sage calligraphie de Marcel Castagnède:
-un homme la possédait, l'avait détruite pour la pétrir
-de nouveau à son image et à sa ressemblance.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_XIV" id="chap_XIV"></a>XIV</h2>
-
-<p>Ce soir de juin, le bitume semblait fondre, se
-mêler à la poussière, aux odeurs de cheval et d'essence
-d'auto. Edward s'était tubé; il avait mis pour
-la première fois un costume gris aux reflets bleus,
-très ajusté. Il se sentait mieux, s'efforçait d'attiser
-cette étincelle de vie qu'il sentait en lui ce soir-là:
-il soufflait dessus; il imaginait une aventure, une
-rencontre, quelque chose qui l'insérerait de nouveau
-dans la vie. A la terrasse du Fouquet's, il échangea
-quelques saluts et donna même la main à un camarade
-malheureusement accompagné d'une dame,
-il se fût bien accroché à lui. Tout de même, Edward
-but son cocktail avec un parti pris d'optimisme. Sans
-doute, la rentrée solitaire chez lui, après une soirée
-décevante, il ne l'imaginait même pas. A cet instant,
-une soirée occupée d'un espoir de rencontre lui apparaissait
-toute une existence à épuiser: un malade,
-pour subsister, se nourrit d'un rien; à ce noyé, une
-branche suffit pour qu'il surnage. Vers huit heures,
-Edward eut faim. Voici longtemps qu'il ne s'était
-senti de l'appétit. Il résolut de dîner selon son goût
-au restaurant italien de l'avenue Matignon. Il marchait
-légèrement. Cette étreinte à sa nuque d'une main
-invisible s'était desserrée. Son ennemi lui laissait le
-champ libre. La marche ne lui était plus un effort.
-Aucune gêne dans ses jambes ni dans ses bras; plus
-rien de cette lassitude qui le jetait, des journées
-entières, sur son divan, perclus autant qu'un
-paralytique. Il se sentit réellement un jeune homme
-comme les autres jeunes gens, et sourit à une
-ouvrière qui s'était retournée. Ah! il eût dû se souvenir
-de ce supplice de l'espérance qu'imagine Villiers,
-du prisonnier trouvant la porte ouverte, le
-corridor libre, la cour sans gardien et qui, fou de
-délivrance, atteint la porte dernière où son persécuteur
-l'attend et lui sourit.</p>
-
-<p>Toutes les tables du trottoir étaient envahies. Le
-maître d'hôtel lui fit signe qu'il restait une place à
-l'intérieur. Edward commanda de ces pâtes qu'il
-aimait en souvenir de Florence et de Naples. Comme
-il emplissait son verre d'un Asti frappé, il tressaillit
-de reconnaître à une table proche Edith Gonzalès,
-M<sup>me</sup> Tziegel et Berbinot. Déjà Edward, le visage prêt
-au sourire, ébauchait un salut. Il était assuré d'avoir
-été reconnu, de même qu'il ne doutait pas d'être
-l'objet de ce chuchotement qui avait rapproché
-les trois têtes. Il avait surpris ce mouvement des
-yeux qui permet aux femmes du monde, sans
-se retourner, de tout voir. Edward vainement
-les regarda. Il se piqua au jeu. Edith épiait dans
-la glace la mimique de son amant. Elle le connaissait
-trop pour ne pas lire sur ses traits ce
-caprice, cette fièvre de ne pas les laisser partir sans
-avoir obtenu d'eux une parole, un sourire. Edward
-était assis assez près de ses anciens amis pour
-entendre des phrases. Edith servait sa tirade sur son
-goût des êtres, des visages. Berbinot l'écoutait, très
-grave. M<sup>me</sup> Tziegel laissait son amie «faire séduction»,
-comme elle disait, mais, le coude sur la table
-et le menton dans la main, ne dissimulait pas un
-ennui profond. Cependant, comme Edith, incapable
-de baisser la voix, faisait l'éloge d'un jeune romancier
-de ses amis, M<sup>me</sup> Tziegel laissa tomber:</p>
-
-<p>&mdash;Il n'y a que Dostoiewsky...</p>
-
-<p>Edward n'entendit pas la réponse de Berbinot, qui
-sans doute confessait ne rien connaître du romancier
-russe, car M<sup>me</sup> Tziegel se tournant vers lui, cria, de
-façon à être entendue de toutes les tables:</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez rien lu de lui? Mais mon cher, c'est
-comme si vous me disiez que vous n'avez jamais pris
-de bain.</p>
-
-<p>Edith dut alors servir son couplet sur Dostoiewsky
-et l'on entendit, derechef, M<sup>me</sup> Tziegel:</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, ma chère, vous n'y comprenez rien.
-Dostoiewsky est simple et complexe à la fois comme
-la vie ... et puis zut! j'ai la paresse de vous expliquer...</p>
-
-<p>Apathique, elle pétrissait la mie de pain, pareille
-à une belle fille que traitent au restaurant des clients
-sérieux et qui l'assomment.</p>
-
-<p>Edward s'exaspérait et bien qu'il fût au dessert
-lorsque les autres commençaient à peine, il résolut
-de ne partir qu'après eux qui seraient obligés de
-frôler sa table. Il demanda donc du café, puis un
-verre d'armagnac, afin de gagner du temps. Cette
-pensée accrut son supplice qu'à cette minute même
-Edith savait ce qu'il souffrait, qu'elle s'en délectait,
-qu'elle faisait peut-être partager aux autres sa délectation.
-Elle assouvissait une haine, elle satisfaisait
-d'un coup une vengeance: ce qu'elle avait subi à Lur
-des Dupont-Gunther, son humiliation, de tout cela
-elle demandait compte à cette épave, à cet agonisant.
-Elle avait deviné le plan d'Edward et fit durer son
-angoisse. Elle regretta que M<sup>me</sup> Tziegel se décidât à
-donner le signal du départ; mais ils devaient voir le
-clair de lune au Bois et souper au Pré-Catelan. Lorsqu'elles
-eurent leur vestiaire, elles passèrent près
-d'Edward, M<sup>me</sup> Tziegel avec un salut court; Edith
-détourna la tête.</p>
-
-<p>Edward à son tour gagna la porte. Il allait comme
-un asphyxié dans le lourd soir orageux. L'orchestre
-des Ambassadeurs avait attiré la foule. Des autos
-illuminées montaient vers le théâtre des Champs-Élysées
-qui donnait, ce soir-là, une première de ballets
-russes. Comme d'un autre monde, comme une
-ombre errante au pays des vivants, Edward contemplait
-ces femmes luxueuses entrevues derrière les
-glaces. Une sorte de paix l'enveloppa. Il se sentit
-désintéressé à jamais de sa douleur même. Il eut l'idée
-d'aller frapper à la porte d'un camarade qui, derrière
-la Butte, mourait lentement en proie à l'opium. Mais
-il sentit qu'il n'aurait pas la force de marcher si loin.
-Des gens étaient assis autour des cafés-concerts, attentifs
-aux flonflons, aux applaudissements, aux rires,
-reconstituant à leur gré le spectacle invisible. Edward
-demeura un temps indéterminé parmi ces groupes de
-petits commerçants qui prenaient le frais. Puis il se
-leva, remonta vers la Concorde, se perdit dans la
-foule des boulevards, entra à l'Olympia, s'y attabla;
-mais des femmes le harcelèrent. Il sortit encore, la
-fatigue l'obligea de faire escale au café Riche: des
-tziganes, une armée de garçons inoccupés, des tables
-éblouissantes, mais personne. Naguère Edward trouvait
-une espèce de charme à la solitude des endroits
-de plaisir désertés. Les maîtres d'hôtel, les garçons,
-comme des mouches, s'abattirent sur lui. Entre chaque
-danse, une fille vêtue de pauvres paillettes, s'asseyait
-à ses côtés, l'entourait d'un gros manège de
-séductions. Un peu ivre, il avait envie de pleurer
-contre cette épaule maigre. Il demanda l'addition, descendit
-la rue Royale, entra chez Maxim's. Il fut placé
-près de gros hommes, des marchands de La Villette
-qui goûtaient de la grande noce. Autrefois, il n'eût
-pu souffrir cinq minutes le voisinage d'une telle
-humanité: les ventres saillants sur des cuisses
-maigres, les bajoues couperosées, les lèvres violettes,
-les cols rabattus, la cravate toute faite, les breloques,
-les mots ignobles adressés aux femmes qui méprisaient
-ces clients du samedi soir. Pourtant Edward
-resta le dernier, et comme le soleil levant faisait fuir
-au long des murs, tels que des files de cloportes, les
-balayeurs, et illuminait les voitures chargées de
-carottes, un instinct le poussa à s'asseoir sur le banc
-en face de la Madeleine. Il se rappela ce retour de
-Montmartre à vingt ans avec cet ami mort aujourd'hui.
-Ils s'étaient assis, harassés, et l'enfant avait
-appuyé sa tête contre l'épaule d'Edward, s'était endormi.
-Il se souvient comme il avait veillé sur ce
-sommeil, tandis que la Madeleine s'éclairait lentement
-dans le carrefour d'une solitude si prodigieuse
-qu'on eût dit d'une ville retrouvée après mille ans
-sous une lave refroidie. Ah! minutes de bonheur si
-fragiles que d'abord le cœur les regarde fuir sans
-même les suivre des yeux...</p>
-
-<p>Des taxis passèrent, puis un premier autobus. Le
-jeune homme alla au bureau de poste de l'Épatant,
-écrivit à son domestique de ne pas l'attendre avant
-quelques jours. Une odeur de verdure, de branches
-mouillées venait des Champs-Élysées déserts, pareille
-à celle qui s'élevait sans doute vers le soleil levant des
-charmilles de Lur. Là-bas, les œillets ourlaient d'un
-parfum blanc les parterres. Ah! pourquoi ne pas se
-délivrer de toute fausse honte, se jeter dans le train
-de Bordeaux, atteindre ce dernier refuge: le cœur de
-Claude, se tapir entre les règes de vigne comme un
-lièvre blessé dont les chiens ont perdu la trace?
-Edward déjà courait vers la gare d'Orsay. Il s'arrêta
-contre une des fontaines de la place, trempa ses mains
-dans l'eau froide; il vit son père, il imagina cette
-figure, ah! plus bestiale que celle des gros hommes
-qu'il avait vus cette nuit, rire, transpirer et boire avec
-des filles. Sans doute son père le chasserait, ou bien
-s'en donnerait à cœur joie de l'humilier. Edward
-revint sur ses pas, tournant le dos à la gare. Et pourtant
-il fallait à tout prix prendre un train, fuir, fuir...
-Mais où? Pour s'assurer lui-même qu'il ne céderait
-plus à la tentation de Lur et de Claude, il héla un
-chauffeur, se fit porter à la gare de l'Est. Il vit, inscrits
-au-dessus d'un guichet, des noms de villes:
-Epernay, Châlons, Nancy... Il demanda au hasard un
-billet de première pour Châlons. Dans son compartiment
-un général et un capitaine étaient entourés
-de <i>Cris de Paris</i>, de <i>Rires</i>. Ils dévisagèrent ce
-garçon bien vêtu, à la figure souillée et mal
-rasée, aux yeux fous, qui, à peine assis, s'endormit
-lourdement.</p>
-
-<p class="p2">Vers ce temps-là, May, à Bordeaux, écrivit pour
-elle seule:</p>
-
-<p>«Retour de mon voyage de noces. Cet appartement
-inconnu m'est plus étranger que notre chambre
-d'hôtel au Carlton. Je relis avec stupeur ce cahier.
-J'y reconnais à peine ton reflet, ô mon âme de
-naguère. Éprouvais-je, il y a si peu de mois, de
-telles ferveurs? Ce n'est pas que je ne me connaisse
-encore des scrupules; mais ils sont tels que je ne les
-saurais confier même à ces secrètes feuilles. O Dieu,
-on ne fait pas sa part à la chair... Entre l'ignominie
-et les caresses sanctifiées, que la barrière est mince!
-Le père m'adjure de contempler la chair avec des
-yeux purs; il croit qu'un reste d'hérésie m'en
-détourne encore. Marcel, si pratiquant, s'inquiète
-peu de connaître les limites de ce que l'Église accorde
-aux époux. J'avoue au père mon angoisse et cette
-certitude que Dieu est plus exigeant que les théologiens:
-il y a des humiliations intérieures qui ne
-trompent guère, un sentiment de déchéance, un
-dégoût de soi-même... Encore si je n'y trouvais pas
-ma joie! mais elle est là désormais; et la légitimité
-de cette joie ne me console pas de sa bassesse. Le
-père m'a imposé, comme pénitence, de méditer
-aujourd'hui le texte de saint Jean: «... Et si notre
-cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre
-cœur.»</p>
-
-<p>«Le père souhaiterait que j'attachasse plus d'importance
-à des scrupules d'une autre sorte: par mes
-confidences et par mes aveux, il connaît Edward et
-Claude. Il s'inquiète de ces inconnus parce que je
-suis lié à l'un selon la nature et à l'autre selon la
-grâce. Il me demande ce que j'ai fait de mon frère.
-Vainement je lui oppose qu'il faudrait savoir plutôt
-ce que mon frère a failli détruire en moi. Tout mal
-m'est venu de lui, et cette ivraie que j'arrache et qui
-toujours repousse et, dans mon cœur, foisonne, je
-sais que l'ont semée ses mains débiles. C'est pourquoi
-je n'ai pas de remords. Tout de même, par
-obéissance à mon directeur, il a fallu de Biarritz
-écrire à Edward. Que j'ai peiné sur ces trois pauvres
-pages! Une autre, cette Edith que je m'efforce de
-ne pas haïr, et qui me l'a pris à jamais, l'aidera sans
-doute à ne pas mourir. C'est lui qui m'a abandonnée.
-Non, non, je ne suis pas responsable de ce
-cœur. Quant à vous, Claude, qui avez su disparaître
-pendant mon séjour à Lur, au point que j'y ai à
-peine pensé à vous, je vous sais entre des mains
-toutes puissantes. Je ne suis pas en peine de votre
-salut, enfant choisi, vase d'élection, vous en qui le
-maître a mis toutes ses complaisances; moi-même,
-ne fus-je sauvée par vous? Oui, tandis que nos jeunesses,
-l'une l'autre charnellement s'émouvaient, sur
-un autre plan, vous m'entr'ouvriez les portes du jardin,
-vous me précédiez dans le Royaume.»</p>
-
-<p>A Châlons, Edward ne trouva pas de voiture. On
-lui signala l'hôtel de la Haute-Mère-Dieu, au centre
-de la ville, à une demi-heure de la gare. Il suivit
-une morne rue du faubourg, sous un soleil méridien,
-traîna ses pieds fatigués dans la poussière
-infecte, puis céda à l'attrait d'un canal dont l'eau
-reflétait deux profondes masses de marronniers et
-qui révélait l'ordonnance d'un jardin d'autrefois.
-Edward, égaré, n'eut pas la pensée de demander sa
-route. Il allait, regardant une porte de ville, une
-maison où revivait encore une douceur de vieille
-France, mais des casernes, des terrains de manœuvre
-rongeaient la ville comme une dartre. Il traversa la
-rue de Marne où une foule surtout militaire l'entraîna
-entre des magasins «à l'instar de Paris». Edward
-s'arrêtait aux devantures; à l'une d'elles, il reconnut
-des fusils de chasse, des revolvers, elle le retint plus
-longtemps qu'aucune autre, il y demeura, le front
-collé contre la vitre, mit la main sur le loquet puis,
-se ravisant, entra chez un coiffeur voisin. Parmi des
-officiers qui le dévisageaient, il attendit son tour d'être
-rasé. Un capitaine usurpa la place d'Edward, sans
-qu'il protestât. Après un coup de brosse à ses
-vêtements et à ses souliers, il retrouva son aspect de
-jeune homme correct; alors il osa rentrer chez l'armurier
-et acheta un revolver de poche que le commis
-fit jouer devant lui. Edward erra encore jusqu'à
-ce que, dans la rue noire, ses yeux se fussent arrêtés
-à l'enseigne de l'hôtel de la Cloche. Il y demanda
-une chambre; un garçon crasseux l'introduisit, au
-premier, dans une pièce à tenture et à tapis dont
-l'aspect eût fait frémir Edward à tout autre
-moment. Elle ouvrait sur une galerie de bois:
-à chaque étage, les lieux d'aisance entretenaient une
-odeur suffocante. Le soleil n'entrait jamais là et il y
-régnait une espèce de fraîcheur pourrie. Entre ces
-murs aux papiers déchirés et souillés, Edward s'assit.
-Prenant une feuille quadrillée, il écrivit: «Je suis à
-Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche. Si dans cinq
-jours, c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous
-n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.» Il copia ces
-mots sur une autre feuille, cacheta les deux enveloppes,
-écrivit sur l'une l'adresse d'Edith Gonzalès,
-sur l'autre celle de Claude Favereau. Il alla lui-même
-les jeter dans la boîte du bureau de tabac voisin.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_XV" id="chap_XV"></a>XV</h2>
-
-<p>Le mois de juin où, dans les après-midi assoupis,
-s'accumulaient sous les charmilles les odeurs confondues
-des tilleuls et des seringas, rendait à Claude
-Favereau la vie. Bercé au bruit de la faucheuse, grisé
-de cette émanation du foin, exténué par l'effort
-dépensé autour des charrettes (tellement pleines que
-leur charge énorme se détachant sur le blême azur
-recouvre presque les bœufs dont on ne voit plus que
-l'échine tendue que prolongent quatre cornes effilées),
-il marchait pieds nus dans ses espadrilles,
-devant l'attelage, avec la majesté de l'enfant David.
-Sur son passage, les rosiers du Bengale se souvenant
-que c'est le temps de la Fête-Dieu, échevelés de
-pétales, aspirent à s'abîmer dans la poussière. Le jeune
-homme gonfle sa poitrine et sait que nulle douleur
-ne résiste en lui à l'ivresse d'avoir vingt ans et d'être
-attaché à cette terre bénie. Le vicaire de Viridis,
-l'abbé Paulet, lui a rendu le calme du cœur. Il attend,
-avec tranquillité, un signe. D'ailleurs, à ce moment
-de l'année, il faut violenter la terre: les journées
-sont trop courtes; à peine a-t-il déchaussé la vigne
-que le paysan doit en recouvrir le pied, et à peine
-l'a-t-il tachée de sulfate, qu'il en faut poudrer de
-soufre la fleur plus odorante que le réséda; c'est le
-temps des petits pois, les cerises sont abandonnées
-aux oiseaux du ciel. Les mains manquent pour vider
-cette corbeille débordante sous un incendie d'azur.
-Tandis que les meules parfument l'ombre, un nuage
-d'orage montre à l'horizon du sud, au-dessus des
-Landes violettes, son front de ténèbre. Déjà les
-feuillages s'émeuvent, frémissent. Pour sauver le foin,
-on laisse la soupe commencée, et lorsque enfin la
-dernière charge est à l'abri sous le hangar, Claude
-tombe comme une brute sur sa couche et, la fenêtre
-ouverte, s'endort dans le craquement du tonnerre,
-dans le fracas de la pluie libératrice.</p>
-
-<p>Cette animalité le sauvait. Cette matière pétrie par
-lui, avec laquelle il lui semblait se confondre, l'arrachait
-aux obsédantes pensées; l'ancien lévite, délivré
-de la tentation par un excès de fatigue, en
-remerciait Dieu chaque soir dans le soupir de fatigue
-et de foi qui lui servait de prière. Le jeudi de la Fête-Dieu,
-il porta le dais sur la route qui était comme
-un fleuve de feu. Au long des maisons, les draps
-plus blancs que la route, s'étoilaient de camélias
-moins blancs que l'hostie rayonnante au centre de
-toute cette candeur enflammée. Sur les reposoirs,
-les beaux vases des salons de campagne, les bougeoirs
-en cuivre des cuisines étaient sortis de la nuit des
-vieux logis, leurs flammes blêmes, figées, comme
-rendues immobiles par la présence réelle. Claude, au
-retour, était heureux que le poids du dais l'accablât.
-Il voyait, à son approche, des groupes paysans
-tomber dans la poussière.</p>
-
-<p>Comme il rentrait à Lur, vers cinq heures, sa
-mère lui tendit une lettre où il reconnut l'écriture
-d'Edward. D'abord, il hésita à l'ouvrir, mais, la
-mettant dans sa poche, alla s'asseoir sur la terrasse,
-se disant que cette mince enveloppe peut-être
-contenait de quoi détruire la paix reconquise. Par
-instants, il redoutait de haïr ceux qu'il avait tant
-aimés. Un dimanche, May était venue à Lur
-avec son mari, et en les saluant, Claude avait
-senti sa blessure encore près de saigner. Du moins
-avait-il supporté l'épreuve, certain que désormais il
-pourrait vivre malgré ce souvenir amer. Il avait
-moins peur de son ancien amour, de cette May
-mariée, devenue une autre, que de l'esprit du mal
-enfermé&mdash;il en était sûr!&mdash;dans cette lettre. La
-laide image le protégeait de celle qu'il avait vue au
-bras de son mari, se dandinant, la figure à la fois
-gonflée et maigrie avec, dans ses yeux une expression
-vague, endormie, animale. Que restait-il du
-petit être sauvage et pur qui avait troublé son cœur
-et sa chair? Mais avec appréhension, et comme si
-rien que de redoutable lui pouvait arriver par cette
-lettre, il déchira l'enveloppe et lut: «Je suis à
-Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche, si dans
-cinq jours, c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous
-n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.»</p>
-
-<p>Claude froissa la lettre, la mit dans sa poche. Ce
-jour de fête ajoutait dans la campagne du silence,
-du vide. Il s'efforçait de ne pas comprendre le sens
-de ce «je m'en irai». Mais à la contraction de sa
-gorge, au battement de son cœur, il ne doutait point
-d'avoir compris. De quel droit ce garçon le mêlait-il
-à sa folie? Déjà par sa sœur et par lui, il avait traversé
-des heures d'agonie, failli sombrer. La paix à
-peine reconquise, ce mot d'Edward le rejetait à
-l'abîme... Non, certes, il n'irait pas, il ne répondrait
-même pas. Que lui importait ce bourgeois, et quel
-secours un tel raffiné attendait-il d'un paysan? D'ailleurs,
-comment atteindre Châlons?</p>
-
-<p>&mdash;Ah! et puis, non, il ne se tuera pas!</p>
-
-<p>Claude proféra ces mots à haute voix, comme pour
-se mieux persuader et, à cet instant, il vit en lui-même
-le visage de son jeune maître, ces yeux un peu
-égarés, cet air de détachement, ce regard éloigné dont
-la flamme semblait venir d'une autre planète. Comment
-douter que le trait dominant de cette nature fût
-le vertige? le consentement à une séduction mortelle
-plus forte qu'aucun mirage? Et tout d'un coup,
-Claude s'affola. Plus persuasive que ses raisonnements,
-une certitude était en lui qu'il était solidaire
-de cet homme, qu'il avait sa place marquée dans cette
-destinée. Un soir, par une atroce dérision, Edward
-avait voulu que Claude fût son bouc émissaire.
-Savons-nous jamais jusqu'où retentissent nos plus
-vaines paroles?</p>
-
-<p>Pourquoi la lecture de ce billet le troublait-elle à
-ce point? Il ne se sentait plus d'affection pour ce garçon
-qui d'abord l'attira comme un bois dont l'orée
-paraît délicieuse: à peine entré, des marécages, des
-eaux corrompues, des fonds de ténèbres, lui avaient
-fait rebrousser chemin. A cet appel désespéré, il n'éprouvait
-aucun attendrissement, mais, plutôt, un sentiment
-d'urgence et de nécessité: pratique, équilibré,
-il voyait les difficultés d'une entreprise ou son mysticisme
-l'allait jeter. Où trouver l'argent? Son père le
-laisserait-il partir et quelle apparence qu'il comprît
-rien à l'urgence de cette mission?</p>
-
-<p>Assis sur la terrasse, les jambes pendantes, Claude
-mit de l'ordre dans ses pensées, s'efforçant d'arrêter
-avec méthode les moyens d'entreprendre ce voyage.
-Tout bien pesé, il lui parut que le mieux serait de se
-confier à cette Volonté toute-puissante comme un
-fétu à un grand vent. Il se recueilli donc, fit le
-silence au-dedans de lui avec cette habitude de
-l'oraison qu'il avait acquise au séminaire. Par un
-mouvement passionné de son être intérieur il voulut
-se mettre en communication avec la Force et l'Amour
-extérieurs au monde, et en qui il avait foi. Et ce
-silence de son cœur prolongea celui de la campagne
-que la Fête-Dieu avait vidée. Chez ce garçon plein de
-santé, ardent à la besogne, sensuel, cette vie intérieure
-étonnait; par son étrangeté, elle avait naguère
-séduit Edward qui aujourd'hui ne voit plus rien
-dans l'univers que cela pour le retenir au bord du
-trou.</p>
-
-<p>Claude entra dans la cuisine où son père endimanché,
-le nez chaussé de lunettes, lisait la chronique
-agricole du <i>Nouvelliste</i>:</p>
-
-<p>&mdash;Le journal dit qu'il faut soufrer la vigne sur la
-fleur. Moi j'ai déjà fait un soufrage avant.</p>
-
-<p>Il avait en lui-même une foi absolue et pour les
-«savants» un infini mépris. Il exigeait d'être écouté
-comme un oracle, et sa femme, depuis trente ans,
-approuvait les sentences que le bonhomme rendait
-d'un air profond: le phylloxéra n'avait jamais existé,
-c'était une invention des savants, il était plein de
-telles certitudes. Il ne pensait pas qu'il y eût au
-monde un autre régisseur honnête que lui-même,
-habile à découvrir partout ailleurs que chez lui
-l'adultère, l'inceste, tous les crimes, non par méchanceté,
-mais pour se grandir, pour le plaisir de se
-savoir exceptionnel dans sa probité et dans ses bonnes
-mœurs. Devant ce front étroit, têtu, cette grosse
-figure boucanée, Claude éprouva un découragement
-profond. Favereau souriait, paterne, confit dans sa
-science infuse, ayant réduit l'homme et l'univers à
-sa mesure, jugeant en dernier ressort de toutes les
-choses du ciel et de la terre, avec l'intrépidité de son
-néant. Il était certes à mille lieues de comprendre
-l'urgence qu'il pouvait y avoir à répondre au cri
-d'appel d'Edward. Cependant cet Edward était le
-fils du maître et Favereau n'avait pas accoutumé de
-discuter les ordres. Claude se résolut donc à présenter
-ainsi sa requête: d'un air détaché, il avertit son
-père que M. Edward avait une importante communication
-à lui faire de vive voix et qu'il lui mandait
-de venir au plus tôt à Paris. Claude avait parlé trop
-vite et un peu bredouillé. Il vit se plisser le gros front
-paternel:</p>
-
-<p>&mdash;J'aime pas que tu aies des secrets avec le fils
-du patron, tu sais qu'ils sont brouillés. Écris à
-M. Edward de te marquer dans sa lettre ce qu'il
-te veut: nous verrons ensemble de quoi il retourne.</p>
-
-<p>Favereau remit ses lunettes, reprit son journal,
-ayant jugé le cas dans sa sagesse. Claude sentait bien
-que le débat était clos et la décision du bonhomme
-sans appel. Pourtant il fit un nouvel effort:
-M. Edward insistait justement sur la nécessité de
-s'entendre de vive voix; il attachait à cette entrevue
-une importance extrême:</p>
-
-<p>&mdash;Tu n'as qu'à m'avancer l'argent du voyage, père.
-M. Edward me le rendra sûrement.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! ah! monsieur veut que je lui avance le
-prix de sa carte aller et retour, histoire d'aller faire
-le jeune homme à Paris, et au moment des grands
-travaux encore! Quand il faut à la fois, relever la
-vigne et la sulfater et herser et faire les foins.</p>
-
-<p>D'un air malin, avec un petit rire rentré, de vieux
-«à qui on ne la fait pas», il ajoute:</p>
-
-<p>&mdash;Tu es un bon drôle: c'est la première fois que tu
-essaies de me tirer de l'argent, et tu n'as pas la
-manière. Allons, allons: il y a quelque drôlesse
-là-dessous, hein, dis, hein? tu peux me le dire à
-moi, c'est de ton âge; mais tu as assez de l'argent que
-tu gagnes pour rigoler ici. Voilà que monsieur veut
-s'offrir un voyage à Paris!</p>
-
-<p>Il riait, satisfait que son fils se dégourdît un peu,
-fier de se sentir perspicace.</p>
-
-<p>&mdash;Mais non, père, tu n'y es pas du tout. Je n'ai
-pas besoin d'argent et je ne sais pourquoi tu imagines
-une femme dans cette affaire. Il n'y a rien de
-plus que ceci: M. Edward a besoin de moi, et puis
-je ne suis plus un gamin: tu pourrais bien m'avancer
-quelque argent...</p>
-
-<p>&mdash;En voilà assez, hein!</p>
-
-<p>La face de Favereau se congestionna.</p>
-
-<p>&mdash;F... le camp d'ici et ne me parle plus de tout ça:
-tu me prends donc pour un ...?</p>
-
-<p>Claude accoutumé au vocabulaire le plus grossier
-de la caserne, ne le pouvait souffrir chez son père.
-D'ailleurs, il savait toute insistance inutile et qu'ils se
-parlaient, son père et lui, d'un univers à l'autre: leurs
-voix, dans le vide, se perdaient. Il sortit décidé à se
-rendre coûte que coûte au rendez-vous. Mais où
-trouver de l'argent? Favereau pour la nourriture et
-l'entretien, lui retenait presque tous ses gages. Son
-désir de partir s'exaspérait. Il ne doutait plus que cet
-appel au secours vînt d'un être à bout de forces. Il
-imaginait Edward devant une table, un revolver
-devant lui posé, et le premier coup de minuit sur
-cette ville inconnue. Il pensa à cette âme dont il se
-savait inexplicablement chargé, dont il s'était porté
-le garant, qu'il retenait seul sur l'immense ténèbre
-de la perdition. A cette angoisse s'ajoute une
-tendresse réveillée, celle que naguère il éprouva à
-l'arrivée de son jeune maître: cette lettre, tout de
-même, quelle preuve d'affection extraordinaire, et
-comme il fallait qu'il fût seul! A moins que ce ne
-fût une plaisanterie atroce, un jeu pour mesurer son
-pouvoir sur ce petit paysan. Mais Claude, qui allait
-à grands pas dans l'allée des vignes, vers le soleil
-couchant, secoua la tête: il n'avait jamais cru à cette
-férocité d'Edward et, à travers les fausses roueries
-du malheureux, l'élève des casuistes avait, dès le
-premier jour, pressenti la désolation infinie de ce
-cœur: «Quel doit-être son abandon, se disait-il,
-pour qu'à cette minute il n'ait compté, dans tout
-l'univers, que sur ma main tendue! Quelle solitude!
-Mais où trouver l'argent?» Et soudain, il pensa à
-l'abbé Paulet, le vicaire de Viridis, certes aussi
-pauvre que lui-même, mais il ne s'agissait que d'une
-avance pour quelques jours.</p>
-
-<p>Sous les tilleuls de la place, les orphelines défaisaient
-le reposoir, des petites filles ramassaient dans
-leurs tabliers les débris d'or et les roses mortes.
-Claude entra dans le presbytère sans soulever le
-marteau. La servante, qui épluchait des asperges, lui
-dit que M. le Vicaire était à son patronage, mais
-qu'il ne tarderait sûrement pas à rentrer. A cause de
-la procession, il avait gardé ses drôles un peu plus
-longtemps.</p>
-
-<p>Claude monta au premier étage: la chambre du
-vicaire ouvrait sur le jardin, du côté opposé à la
-place. On voyait de la fenêtre un pergola où les roses
-déjà se fanaient. Les premiers lys s'entr'ouvraient
-au-dessus des fleurs communes. Au bout de l'allée
-bordée de buis, l'humidité d'une charmille enlevait
-à Notre-Dame-de-Lourdes ses tendres couleurs sulpiciennes.
-Claude s'assit devant le bureau du vicaire,
-feuilleta distraitement <i>l'Aquitaine</i>, essayant de fixer
-sa pensée sur une homélie archi-épiscopale. Un petit
-lit de fer pliant occupait un angle. Un paravent noir
-où s'envolaient des cigognes d'or cachait à demi la
-toilette encombrée de fioles. La bibliothèque vitrée
-renfermait des livres dont l'ordonnance témoignait
-que jamais le propriétaire n'y portait la main. Sur
-la table un bréviaire bourré d'images de première
-communion et un blaireau encore plein de savon.
-Derrière la pendule à globe, s'accumulaient des photographies
-de patronages: groupes d'enfants en tenue
-de football avec l'abbé au centre, un gros ballon
-dans les bras. Claude songe à la vie qui aurait pu
-être la sienne. Il s'attendrit, il s'effraie parce qu'il
-eût pu, lui aussi, devenir un saint, mais la chair
-et le sang l'avaient asservi... De nouveau, il pensa
-à Edward: quel abîme entre cette âme misérable et
-celle qu'il attendait dans cette chambre! Quelle
-puissance inconnue, à de telles distances les uns
-des autres, faisait graviter les cœurs? Distance illusoire
-pourtant puisque spirituellement et matériellement
-le vicaire l'aiderait sans doute à sauver cet
-enfant perdu.</p>
-
-<p>Mais l'abbé Paulet trouverait-il les quelques louis
-nécessaires? Claude entendit la voix du prêtre dans
-le vestibule:</p>
-
-<p>&mdash;On ne te voit plus, Claude.</p>
-
-<p>Il avait mis, sur les épaules du jeune garçon, ses
-deux mains. Quand sa bouche ne souriait plus, les candides
-yeux gardaient la lumière du sourire. Cette
-lumière était la grâce unique d'un visage commun,
-d'une mine basse, dévorée par la barbe mal rasée:
-les cheveux drus et plantés bas diminuaient le front.
-L'abbé, du premier coup d'œil, vit le trouble de
-Claude, mais il le laissait venir et cependant parlait
-de cette Fête-Dieu: Une belle journée! Tout son
-patronage avait communié; tous ses drôles avaient
-entouré le Saint-Sacrement:</p>
-
-<p>&mdash;Mais le plus beau, Claude, c'est que tout à
-l'heure, après les avoir quittés, je monte à la tribune
-de l'orgue pour ranger les partitions, et qu'est-ce que
-je vois dans la nef, en adoration devant le Saint-Sacrement?
-Raymond Paillac et Bordes. Ils ne
-savaient pas que j'étais là. On ne pourra pas dire
-qu'ils venaient pour me faire plaisir.</p>
-
-<p>&mdash;Oui, l'abbé, vous faites une œuvre extraordinaire.</p>
-
-<p>Le vicaire, inquiet de s'être enorgueilli, protesta
-que la gloire en était non à lui, mais au Père:</p>
-
-<p>&mdash;Et toi, Claude, je ne te vois plus; qu'y a-t-il
-encore?</p>
-
-<p>Claude cherchait ses mots et dit enfin très vite,
-comme un enfant qui, en confession, lâche en hâte
-le péché difficile:</p>
-
-<p>&mdash;L'abbé, j'aurais besoin de cinquante francs.</p>
-
-<p>&mdash;Cinquante francs? Comme tu y vas!</p>
-
-<p>&mdash;C'est difficile à vous expliquer... Il me semble
-que je ne pourrai jamais me faire entendre...</p>
-
-<p>&mdash;Nous verrons bien, reprit l'abbé simplement.
-Dis toujours ton histoire. Pour nous assister, il est
-une autre lumière que celle de mon pauvre entendement.
-Parle donc sans crainte, mon enfant.
-Quelqu'un est là, entre nous, qui sait de toute
-éternité quels secours tu viens chercher dans cette
-chambre.</p>
-
-<p>Alors Claude passa de l'inquiétude à la plus grande
-confiance. Il s'était souvent dit qu'à l'heure de la
-mort, beaucoup d'ouvriers devaient songer que, dans
-leur existence misérable, jamais ils n'avaient été pris
-au sérieux que par ce vicaire de faubourg qui, lorsqu'ils
-avaient douze ans, les faisait jouer au ballon,
-le dimanche, et au retour les obligeait de se confier.</p>
-
-<p>Et voilà qu'il parlait lui aussi avec abondance et sans
-gêne aucune. Déjà il avait entretenu l'abbé d'Edward;
-et cela lui rendait son récit plus aisé. L'abbé
-ne l'interrompit pas, mais comme Claude lui tendait
-la lettre de Châlons, il la prit, fixa sur elle les yeux,
-bien plus longtemps qu'il n'était nécessaire pour la
-lire. Cependant Claude disait:</p>
-
-<p>&mdash;Il y a en moi une force qui me presse, bonne
-ou mauvaise? de me rendre à cet appel. C'est de vous
-que j'en attends l'assurance, l'abbé. Si vous m'avancez
-l'argent, il y aura encore à braver mon père. Et
-que se passera-t-il à Châlons? Je n'ose y penser. Mais
-il faut que j'y aille, n'est-ce-pas?</p>
-
-<p>L'abbé se leva sans mot dire, ouvrit un tiroir, y
-prit une boîte de médicament qui contenait de la
-menue monnaie et deux billets de cinquante francs;
-il en tendit un à Claude.</p>
-
-<p>&mdash;Je vous le rendrai petit à petit sur mes journées.</p>
-
-<p>Une tête d'enfant parut dans l'entre-bâillement de
-la porte:</p>
-
-<p>&mdash;Monsieur l'abbé on vous demande en bas; c'est
-pour Seconde Hugon, on croit qu'elle va passer.</p>
-
-<p>Bien que le soleil fût couché, Claude, à travers ses
-espadrilles, sentait encore la route chaude. Devait-il
-prendre le train le soir même sans avertir son père?
-La prudence eût été sans doute de ne pas s'exposer à
-une nouvelle dispute. D'autant qu'il ne fallait pas
-perdre un jour: Edward avait fixé, comme limite
-dernière, le dimanche à minuit. Claude calculait
-que, pour parer à tout retard éventuel, il fallait
-qu'il quittât Toulenne par le train de vingt-deux
-heures, qu'il prît le lendemain matin le train de
-Paris; ainsi serait-il à Châlons samedi matin au
-plus tard. Mais l'assentiment de l'abbé Paulet
-l'avait empli d'une telle confiance qu'il lui parut
-indigne de rien dissimuler à son père; non! pas de
-mensonges, aucune tromperie avant ce départ, ce
-mystique embarquement...</p>
-
-<p>Favereau était assis sur le banc du seuil avec Maria
-de qui les mains au repos croisées contre le tablier
-de cotonnade disaient le jour de fête où l'on n'œuvre
-pas. Elle cria à son fils qu'ils avaient fini de souper,
-mais elle avait mis de côté pour lui de la soupe et du
-confit.</p>
-
-<p>&mdash;Regarde-moi ça, dit Favereau, quand on songe
-à courir la pretentaine, on en perd le boire et le
-manger. Allons, va te mettre à table.</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai pas faim, père.</p>
-
-<p>Favereau crut que Claude boudait. Il prit son ton
-d'ancien sergent pour dire que ces manières-là ne
-prenaient pas avec lui. Claude regarda ce front
-comprimé et ces joues larges du bas. Il dit doucement:</p>
-
-<p>&mdash;L'idée de prendre le train me coupe l'appétit.
-Ne te fâche pas, je ne suis plus un gosse, je sais ce
-que j'ai à faire. Il faut que je parte ce soir.</p>
-
-<p>&mdash;Il faut que tu partes?</p>
-
-<p>La fureur l'étranglait, mais il retrouva son ton
-goguenard pour-dire:</p>
-
-<p>&mdash;Tu voyageras à l'œil, peut-être?</p>
-
-<p>&mdash;Ne t'inquiète pas, j'ai ce qu'il me faut.</p>
-
-<p>&mdash;Ah! tu as trouvé de l'argent? mais moi je te jure
-que tu ne partiras pas. Qui commande ici? Ce n'est
-pas un morveux qui me fera changer quand j'ai dit
-quoique chose. Ce que j'ai dit, je l'ai dit.</p>
-
-<p>Il était debout et brutalement repoussa Maria qui
-voulait s'interposer. Claude sentait lui aussi la colère
-l'envahir. Il bouscula son père et s'engagea dans
-l'escalier. Favereau, comme un vieux dogue, s'attacha
-à ses chausses.</p>
-
-<p>&mdash;Tu ne partiras pas! Ou si tu pars, tu ne reviendras
-pas.</p>
-
-<p>Claude entra dans sa chambre à reculons. Son
-père se taisait maintenant, calmé soudain par une
-idée qui lui était venue. Le jeune homme s'était assis
-sur son lit, sans quitter des yeux Favereau. Tout à
-coup, le vieux prit la clef de la porte qu'il tira vivement
-à lui et, avant que Claude ait pu intervenir, la
-clef avait tourné dans la serrure: il était prisonnier.</p>
-
-<p>&mdash;Pars, mon petit, pars. Jette-toi par la fenêtre si
-ça te chante. Ce n'est pas toujours ce soir que tu prendras
-le train.</p>
-
-<p>Il descendit. Claude secouait la porte. Le vieux
-trouva sa femme tremblante aux écoutes. Il riait,
-mais avec sa figure mauvaise:</p>
-
-<p>&mdash;Apporte-moi un litre.</p>
-
-<p>&mdash;Mais, Favereau, le petit...</p>
-
-<p>&mdash;Apporte-moi un litre, que j'ai dit.</p>
-
-<p>La femme obéit sans ajouter un mot. Il but toute la
-soirée. Aucun bruit ne venait de la chambre où Claude
-était enfermé.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_XVI" id="chap_XVI"></a>XVI</h2>
-
-<p>Edith s'éveilla et d'abord se souvint que M<sup>me</sup> Tziegel
-ne l'avait pas invitée à son dîner Gennaro: depuis
-que le grand poète dalmate était à Paris, les gens du
-monde se disputaient l'honneur de le nourrir. Sans
-doute prenait-il chaque jour ses repas dans une maison
-différente, mais Edith avait pointé minutieusement
-les tables où il lui restait quelque chance de
-s'asseoir: il lui était apparu qu'on ne l'invitait guère
-qu'en bouche-trou, par téléphone, ou pour de petits
-dîners impromptus; de la seule M<sup>me</sup> Tziegel, il n'était
-pas présomptueux d'attendre un signe. Le fait de
-n'avoir pas dîné une seule fois avec Gennaro rendait
-sa situation de muse du grand monde difficile et même
-ridicule. Une invitation <i>in extremis</i> demeurait possible.
-Edith savait son amie assez rosse pour la
-laisser longtemps macérer dans l'angoisse. Elle
-résolut de ne téléphoner à personne afin que, le cas
-échéant, M<sup>me</sup> Tziegel ne trouvât pas la ligne occupée.
-Elle se leva, passa une robe de chambre, s'assit
-devant sa glace et, sans indulgence, s'examina. Edith
-se connut une grande lassitude: son faux luxe l'écrasait.
-C'est accablant de mener la vie des grandes dames
-qui ont des femmes de chambre pour les habiller,
-des autos pour leurs visites et leurs sorties du soir et
-qui, à toute heure de la nuit, trouvent la limousine glissante
-et douce dans le désert du Paris nocturne. Chez
-elles, tout les attend afin qu'elles passent du cabinet
-de toilette où l'eau est toujours chaude, au lit où se
-dissipent les fumées du Cliquot. Mais cette existence
-accable une jeune femme qui, par calcul, doit plaire
-à telle dame, la faire inviter partout, uniquement
-parce qu'habitant le même quartier, cette personne
-possède l'auto qui facilite les retours. Edith considérait
-son triste corps du matin. Une crise de rhumatismes
-aigus retenant au lit la mère Gonzalès, elle
-avait perdu son unique servante.</p>
-
-<p>&mdash;Mademoiselle, c'est l'eau chaude et le courrier.</p>
-
-<p>Elle entendit derrière la porte le bruit du broc que
-posait la femme de service, chercha vivement parmi
-les lettres une enveloppe aux armes de M<sup>me</sup> Tziegel.
-L'écriture d'Edward l'étonna et, à cette minute
-d'abandon, lui fit plaisir. Elle lut, sans la comprendre
-d'abord, la formule qui, à l'autre bout de la France,
-irait bouleverser Claude. Peu à peu, le sens de cet
-appel se découvrit à sa pensée et, comme depuis une
-heure, la jeune femme s'attendrissait sur elle-même,
-il lui fut facile de s'attendrir sur son amant. Dans un
-jour heureux, elle aurait haussé les épaules et souri;
-vaincue, elle se sentit pitoyable à ce vaincu. Non
-qu'Edith crût, au fond, qu'il accomplirait sa menace,
-mais il devait tant souffrir! L'humiliée se réjouit de
-tenir une telle place dans la vie d'un homme. Pratique,
-et ayant un sens très vif de la précarité de sa
-vie, elle décida sur-le-champ de renouer avec
-Edward, et construisait déjà tout un plan d'existence
-loin de ce gratin pire qu'aucune franc-maçonnerie.
-Elle consulta l'indicateur, décida de partir le
-soir même ou le lendemain: au lieu de s'asseoir à
-une table de snobs, elle roulerait vers son amant
-désespéré. Ce contraste l'ennoblit à ses propres yeux;
-elle se sentit supérieure aux gens du monde, s'attendrit,
-s'admira, à la fois honteuse et flattée que son attitude
-au restaurant italien ait suffi à bouleverser ainsi
-le triste Edward; heureuse de cette diversion, elle s'y
-donnait toute, avec son instinct de fille pratique, de
-lutteuse.</p>
-
-<p>Edith s'était étendue sur le lit, rendu à ses fonctions
-diurnes de divan. La sonnerie du téléphone la
-mit debout. Sa main tremblante ne réussissait pas à
-décrocher le récepteur. O joie! c'était bien la voix de
-M<sup>me</sup> Tziegel:</p>
-
-<p>&mdash;A quoi pensais-je, ma chère? Vous ai-je dit
-que je comptais sur vous pour déjeuner avec
-Gennaro... Non, pas aujourd'hui... Après-demain
-matin... Oui, vendredi.</p>
-
-<p>&mdash;Mais je n'y comptais pas du tout, chère amie...
-D'ailleurs, M<sup>me</sup> Obligado devait me faire déjeuner
-cette semaine avec le grand homme.</p>
-
-<p>M<sup>m</sup>e Tziegel savait qu'il n'en était rien et fut au
-moment de répondre qu'étant très à court de places,
-elle retirait son invitation puisque Edith devait rencontrer
-ailleurs le poète. Tout de même, elle hésita:
-cruelle certes, elle n'aimait pas que sa cruauté lui
-attirât des jérémiades:</p>
-
-<p>&mdash;Vous le verrez donc deux fois, chère amie.</p>
-
-<p>Edith se dit qu'elle partirait pour Châlons le vendredi
-soir et arriverait ainsi vingt-quatre heures avant le rendez-vous
-fixé. Puis elle ne pensa plus qu'à sa toilette.</p>
-
-<p class="p2">Le grand homme reprenait de chaque plat, s'épanouissait,
-reniflait sa provende d'encens, emmagasinait
-des hommages, de quoi nourrir son contentement
-de soi pendant ses huit mois de Dalmatie.
-Il grasseyait, s'écoutait, content de ce qu'il faisait
-plus rire à Paris que chez lui et ne discernant pas
-qu'on y riait bien plus de sa mimique et de son
-accent que de ses anecdotes. Edith, déjà émue par
-des coupes de champagne aux fruits, inclinait sa tête
-enflammée et promenait, d'un geste préraphaélique,
-un lis sur ses narines; elle était là, elle «en était».
-Un jeune peintre expliquait à Gennaro le cubisme:</p>
-
-<p>&mdash;Je vois d'abord des tons, comprenez-vous?
-Ensuite je les illustre avec de quelconques figures:
-une pipe, un tuyau. Je construis ma toile. J'y établis
-un ordre où ma vie intérieure s'exprime. Il y a des
-papiers de tenture, dans les lieux d'aisance des maisons
-de campagne, ils sont d'un adorable bleu. Ce n'est
-pas la peine de reproduire les diamants de la Couronne,
-n'est-ce pas? mais tel cartonnage d'un vieux
-livre de comptes, une pipe m'importe autant qu'une
-Sainte Famille, comprenez-vous?</p>
-
-<p>Non, le poète ne comprenait pas. Il est vrai qu'il
-n'écoutait guère: sa voisine le troublait parce qu'il
-aimait les pêches mûres; manquant d'usage, il ne
-savait pas cacher son trouble. Les cheveux blancs de
-cette Bolivienne donnaient un aspect miraculeux à
-ses clairs yeux d'enfant.</p>
-
-<p>A travers des sensations confuses, mêlées et délicieuses,
-Edith voyait dans un éclair son voyage du
-lendemain, mais dépouillé de tout son charme: elle
-ne s'y était complue que comme à un pis-aller en
-une minute d'abandon; à cette table, parmi ce luxe,
-d'imaginer seulement ce départ à six heures, l'attente
-à la gare de l'Est, l'arrivée dans une ville étrangère
-et surtout «la scène à faire», quel dégoût! Pourtant
-il y fallait aller. Certes, elle irait. Mais pourquoi
-gâterait-elle, avec cette perspective d'un lugubre
-voyage, le beau plaisir d'aujourd'hui?</p>
-
-<p>La Bolivienne projetait dimanche un déjeuner
-à Versailles. Le grand homme assura qu'il s'était
-réservé cette journée pour classer des notes, mais il
-ne résista guère à la pressante et presque tendre invitation
-de sa voisine:</p>
-
-<p>&mdash;Donc, nous nous retrouverons tous dimanche à
-une heure, au Trianon Palace.</p>
-
-<p>Une voix faible, celle d'Edith, répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Je crois que je ne suis pas libre.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Tziegel déclara qu'on était toujours libre pour
-un plaisir: elle se flattait d'avoir décommandé une
-audience particulière au Vatican... Edith ne répondit
-rien, hésitante en apparence, au fond, certaine déjà
-de sa défaite. A la hâte, elle accumulait des raisons;
-quelle folie de partir sur une lettre, d'obéir à un
-caprice de cet insupportable garçon, à moins que
-ce ne fut un de ces tours à quoi il se complaisait;
-toujours il avait aimé cette sensation de tenir les gens
-au bout de ses fils et de les manœuvrer à sa guise:
-«Comme une sotte, j'allais donner encore dans le
-panneau.» Edith avait le don de ne voir les choses
-que déformées par ses nécessités du moment; et de
-même qu'au reçu de la lettre d'Edward, elle n'avait
-même pas songé à ne pas la prendre au sérieux, parce
-qu'à cette minute le drame était le bienvenu dans sa
-pauvre journée de laissée-pour-compte, elle n'y voyait
-plus qu'une mystification à cet instant où sa nature
-de soupeuse se dilatait. Si un pressentiment tragique
-lui serrait le cœur, au lieu de le chasser, elle s'efforçait
-de l'apprivoiser, de le regarder en face, de se
-rappeler qu'il faut être dur, ne s'embarrasser d'aucun
-être, que les autres sont nos jouets éternels. Elle
-croyait que c'était du Nietzche; toujours la portèrent
-à philosopher ses excès de champagne.</p>
-
-<p class="p2">Edward avait garni de serviettes un lit douteux où
-il s'étendit. Le ciel pluvieux hâtait la venue du crépuscule.
-Il écoutait de larges gouttes sur le zinc des
-toits. Le bruit d'une troupe armée retentit, dans la
-rue, et il renifla cette odeur de cuir, d'astiquage et
-d'hommes, l'odeur militaire, il fumait des cigarettes
-opiacées afin que la fumée lui dérobât l'aspect de cette
-chambre. On ne viendrait pas. Personne ne viendrait.
-Il le savait maintenant, sans songer à s'en étonner ni
-même à le regretter: il avait le sentiment d'habiter
-un lieu inaccessible qu'aucun humain, désormais, ne
-pouvait atteindre. Il résolut de s'enfoncer dans les
-jours finis, de fuir par anticipation la vie au plus
-épais du passé touffu afin que, lorsque la mort viendrait,
-il ait fait déjà beaucoup de pas au-devant d'elle.
-Indifférent à tout, dans l'ombre du tombeau, les souvenirs
-de sa petite enfance l'aspiraient comme pour
-un enlisement. Mêlée aux relents des rideaux, de la
-table de nuit, du seau de toilette, la fumée composait
-une odeur intolérable. Mais les sensations si puissantes
-naguère sur Edward, la volonté de mourir l'en délivrait.
-Être décidé à mourir, c'est d'avance ne plus
-donner à la vie aucune prise sur nous. Cependant il
-cherchait dans son passé un coin de fraîcheur, de verdure
-où reposer ses yeux. Il essayait de fixer une
-minute heureuse. Il se souvenait de ses amitiés d'adolescent,
-il cherchait des visages, il s'étonnait de son
-inlassable bonne volonté à s'émouvoir autour des
-plus pauvres êtres, des plus vaines femmes. Il ne
-revenait point de sa toute puissance à transformer,
-à repétrir, selon son modèle intérieur, ces cœurs sur
-lesquels il avait jeté son dévolu. Et comme, douloureusement,
-il avait ensuite défendu contre la réalité
-ces imaginations que l'être choisi détruisait lui-même!
-Trop de désenchantements l'avaient durci... Curieusement,
-il osait regarder en lui à la place de ses vices:
-il les reconnaissait, il osait les dévisager, et celui-là
-dont il n'avait pas encore prononcé le nom, et cet
-autre auquel il n'avait jamais cédé, dont il ne s'était
-jamais avoué à lui-même la présence: germe enfoui,
-ignoré de tous et de son propre cœur. Ah! connaissance
-exacte de soi! Bas fonds tragiquement révélés!
-Il se rappela que le brusque éclair des confidences
-avait éclairé, chez des êtres proches, les mêmes
-abîmes ou d'autres profondeurs plus effrayantes; et
-c'est pourquoi il ne s'étonnait plus de son indulgence
-pour toutes les débauches avouées et secrètes. Plus
-d'hypocrisie maintenant, devant cette nuit épaisse de
-la mort, au seuil du sommeil sans réveil et de l'anéantissement;
-il prononça ce dernier mot à mi-voix,
-il y trouvait un goût délicieux, une sensation de
-vertigineuse et douce chute.</p>
-
-<p>Edward pensa à des personnes mortes qu'il avait
-aimées: eût-il été heureux de croire, comme un
-chrétien, qu'il allait les rejoindre enfin? Non, non:
-il les avait aimées périssables, sous leur forme périssable,
-peut-être pour ce qu'il y avait en elles de pire.
-Et maintenant, il considérait toutes ces vies parallèles
-à la sienne, et qui s'étaient jetées dans la mort,
-avaient atteint, avant lui-même, cette plage rongée
-de néant. Ceux qu'il laissait derrière lui, ah! que lui
-importait! D'avance, il les imagina vieillissant, grotesques;
-il s'abandonna, lui qui allait mourir à vingt-six
-ans, qui était sûr maintenant de mourir à vingt-six
-ans, à sa haine, à son dégoût de la femme et
-de l'homme d'âge, l'être à ventre, à crâne nu, la
-bouche pleine d'odeur de cigare qui en masque une
-autre, et leur abjecte suffisance, ce contentement de
-soi des gens arrivés, et leurs yeux où des passions
-hurlaient la faim maintenant qu'il était trop tard pour
-les assouvir. La pensée d'Edward alla vers ce Paris
-qu'il avait tant aimé: il se rappela un soir, au fond d'une
-baignoire, sa bouche s'appuyait contre une épaule
-tandis que Nijinski s'envolait par la fenêtre ouverte
-sur la nuit artificielle. Il revit des bars, chacun avec
-son atmosphère, son odeur et chacun l'attirait à des
-heures différentes de la nuit: dans celui-là, tel cocktail
-était inimitable, et dans cet autre il y avait la
-présence réelle d'un vice à qui il était consacré. Il se
-souvint des musiques qui aidaient ses passions à jouir
-d'elles-mêmes, cet andante de Schubert qu'il exigeait
-que May lui jouât chaque soir et cette rengaine russe
-qu'il cherchait de concert en concert. Il évoqua le
-temps de son ambition juvénile, alors qu'il souhaitait
-ensemble l'adoration des jeunes gens et des
-cénacles et aussi l'applaudissement de la foule, toutes
-les grandeurs de chair: soirs où il périssait de rage
-à la pensée de ne rien faire pour son avancement. Il
-eût voulu vivre dans des millions de cœurs. Mais, au
-service de cet appétit infini, aucun vouloir, et parce
-qu'il sentait son impuissance à le satisfaire, ce goût
-du triomphe, qui en aide tant d'autres à vivre, était
-devenu le complice de toutes ces forces de destruction.
-Il lui semblait que de se tuer l'aiderait à ne pas
-mourir dans la mémoire des hommes: «Il faut, ricanaît-il,
-se suicider pour se survivre.»</p>
-
-<p class="p2">La lumière de ce dimanche de juin enveloppe les
-tables en fleurs du Trianon Palace. L'orchestre joue
-en sourdine assez pour ne pas couvrir la voix de
-Gennaro qui récite à mi-voix un poème: comme
-dans <i>La Cène</i> du Vinci les têtes des apôtres, tous les
-convives se penchent, attentifs, vers le poète. Edith
-regarde, par la porte-fenêtre, une avenue majestueuse
-d'ormes, étrangère à cette joie, occupée à
-créer les rues de ce Châlons où elle n'est jamais
-allée, cette chambre d'hôtel qu'elle imagine dans ses
-plus menus détails et qui ne ressemble à aucune de
-celles qu'elle a déjà traversées. Elle y voit Edward
-couché: endormi? malade? comment savoir? Un
-peu de son amour lui revient, son amour de femme
-plus âgée, plus forte que le bien-aimé. Elle se souvient
-qu'elle l'appelait: mon petit: et voilà qu'il
-criait vers elle, pour ne pas mourir.</p>
-
-<p>Gennaro se tut. Chacun cherchait le mot à dire.
-Une dame assura que pour un rien elle aurait pleuré.
-M<sup>me</sup> Tziegel se dépêcha de finir sa glace. On s'était
-mis à table très tard, des domestiques baissèrent les
-stores. Des autos commençaient de trépider doucement
-devant le perron de l'hôtel.</p>
-
-<p>Ce n'était plus la peine de partir maintenant, songeait
-Edith: Edward n'avait-il pas fixé ce dimanche
-soir comme délai dernier? Mais ne pourrait-elle
-atteindre Châlons dans la nuit ou, au moins, au
-petit jour avant qu'il se fût décidé? Si, il était
-temps encore: on s'accorde toujours le quart
-d'heure de grâce. Edith jouissait de son angoisse, de
-cette certitude soudaine de n'être pas un monstre. Il
-restait encore, dans son assiette, des fraises. Elle se
-leva, prétexta un rendez-vous urgent, se glissa entre
-les tables. Elle n'avait pas atteint la porte, qu'on
-étouffa de rire: M<sup>me</sup> Tziegel nota qu'Edith les avait
-accoutumés à plus de prudence, à mieux cacher son
-jeu. Il fallait qu'elle fût bien prise, cette fois: qui
-donc allait-elle rejoindre? On ne court ainsi qu'à un
-deuxième rendez-vous, quand le premier a dépassé
-toute attente. Comme Jacques Berbinot, seul, ne riait
-pas et laissait, lui aussi, ses fraises, chacun sentit
-qu'il fallait que la conversation changeât.</p>
-
-<hr class="chap" />
-<h2><a name="chap_XVII" id="chap_XVII"></a>XVII</h2>
-
-<p>D'un sommeil de cauchemar, Claude émergea. Sa
-cheville lui faisait mal; il brûlait de fièvre. Quelle
-était cette chambre? Des cœurs dessinés dans les
-volets clos fusait la lumière d'un matin d'été. Des
-cris d'hirondelles entouraient cette maison inconnue.
-Alors, tout à coup, il se rappela ses efforts pour
-briser la porte que son père avait verrouillée, son
-évasion par la fenêtre, sa course à minuit sur les
-toits, et qu'il était descendu au long d'une poutre
-du hangar mais, se croyant plus rapproché du sol, il
-avait sauté trop tôt et tomba mal. En dépit de sa
-cheville foulée, comment put-il se traîner jusqu'à
-Toulenne? A l'aube, il atteignit les premières maisons
-et s'arrêta dans une auberge où il n'était pas connu;
-à peine eut-il la force de commander un bol de café
-chaud. Il raconta à l'hôtesse que, venu de la campagne
-pour acheter une vache, il s'était foulé le pied
-en route; elle lui offrit un lit; le jeune homme
-résolut de se reposer jusqu'au train du soir. Il n'osa
-demander le docteur qui connaissait les Favereau et
-comprima lui-même sa cheville. Vers quatre heures,
-il s'éveilla, prit un peu de bouillon, et de nouveau
-l'abattit un lourd sommeil de fièvre. Il perdit conscience
-du temps. Le soir vint, des rires résonnèrent
-dans l'estaminet, des billes furent entrechoquées sur
-le billard. Claude voyait deux bras tendus, une face
-douloureuse; la tête d'Edward creusait un oreiller; ses
-cheveux blonds étaient souillés de sang. Claude
-n'était-il pas dans le train?... Le train l'emportait vers
-Châlons, le berçait, il pouvait dormir tranquille maintenant.</p>
-
-<p>Éveillé, il s'affola, songeant aux heures perdues.
-La campagne était pleine de cris de coqs. L'hôtesse,
-l'ayant entendu geindre, entra avec un bol de café au
-lait. Claude, hagard, lui demanda:</p>
-
-<p>&mdash;Quel jour sommes-nous?</p>
-
-<p>&mdash;Eh té! c'est samedi, jour du marché.</p>
-
-<p>Samedi! Il fallait atteindre Châlons, coûte que
-coûte, le lendemain soir. Claude essaya de se lever:
-sa cheville allait mieux mais il grelottait de fièvre. Il
-fit un peu de toilette. L'hôtesse qui allait au marché
-le prit dans sa carriole et consentit à le déposer
-devant la gare. Pourvu qu'il n'y trouvai pas son
-père! Non, Favereau n'était pas là. Mais il fallût
-parler à la marchande de journaux, serrer la main
-du contrôleur. Il raconta qu'il allait consulter un
-médecin de Bordeaux; un employé l'installa dans le
-wagon: c'était un train omnibus et Claude refit, en
-sens inverse, le même trajet que l'année dernière.
-De quel cœur ardent et confiant, alors, il s'en allait
-vers Lur! Aujourd'hui, il ne regarde pas aux portières.</p>
-
-<p>A Bordeaux, il se traîne jusqu'au guichet, prend
-son billet, s'installe sur un canapé de la salle d'attente.
-Il faut rester là plusieurs heures; il n'a pas faim:
-son corps est brûlant; il a peur de s'évanouir. Puis
-vient la tentation du sommeil, cet appel irrésistible,
-ce poids écrasant sur les paupières; il lutte, il dormira
-dans le train. Pour ne pas succomber, Claude
-cherche la buvette, demande un verre de rhum
-qu'ensuite il va vomir aux lieux d'aisances. Des
-porteurs poussent des chariots, dispersent des groupes
-de voyageurs. La terre tremble à l'entrée en gare
-d'un convoi énorme et noir qui s'immobilise; Claude,
-les coudes aux genoux, tient entre ses deux mains sa
-tête. Le train de Paris ne fut formé qu'à sept heures.
-Affalé dans un coin du compartiment, le jeune
-homme se laissa glisser, s'abandonna, perdit conscience.
-Des gens montèrent; on déplia des provisions,
-une odeur de charcuterie et de peau d'orange lui
-souleva le cœur, l'obligea d'ouvrir la fenêtre. Quelqu'un
-se plaignit du froid. Les arrêts brusques
-interrompaient son cauchemar. A Poitiers, deux sœurs
-de Saint-Vincent-de-Paul s'assirent en face de lui.
-Elles l'observaient: la plus âgée lui demanda s'il
-était souffrant. Les autres voyageurs, qui ne lui
-avaient prêté aucune attention, s'apitoyèrent. La plus
-jeune des religieuses avait de l'aspirine dans son
-cabas et lui en fit absorber deux comprimés; à Saint-Pierre-les-Corps,
-bien que la buvette fût fermée, elle
-revint avec une tasse de lait chaud. Claude se sentait
-moins perdu à l'abri de ces ailes immaculées et s'endormit
-plus calme.</p>
-
-<p>Un arrêt du train de nouveau l'éveilla. Il se sentit
-beaucoup mieux. Le soleil se levait sur la Beauce
-monotone. Aucune gare. Quelqu'un parlait d'une
-panne à la machine. Des voyageurs étaient descendus.
-On attendait des Aubrais une locomotive de
-secours. On aurait un retard de trois heures au
-moins. Claude prit dans sa poche un indicateur
-froissé. Son doigt tremblant se posa sur le mot Châlons.
-Il manquerait la correspondance; il eut la
-certitude qu'il fallait qu'il la manquât. Lorsque enfin
-le train se remit en marche, le sort en était jeté;
-aucune puissance au monde ne l'empêcherait d'arriver
-trop tard.</p>
-
-<p>&mdash;Comment, vous sentez-vous, Monsieur? demanda
-la sœur. Elle hocha la tête avec inquiétude parce que
-le jeune homme répondit:</p>
-
-<p>&mdash;Je vais bien maintenant. Il n'est plus nécessaire
-que je sois malade.</p>
-
-<p class="p2">Claude reconnaît de loin l'hôtel de la Cloche
-parce qu'à cette heure matinale le vestibule est
-ouvert sur la rue et qu'un groupe de servantes s'y
-agite. A peine entré, il prononce le nom d'Edward
-Dupont-Gunther. La gérante, en robe de chambre, et
-sa maigre tresse flottant sur son dos, descend l'escalier:</p>
-
-<p>&mdash;Vous êtes un parent, Monsieur?</p>
-
-<p>Sa figure s'éclaire, les formalités vont devenir bien
-simples et il n'y aura pas à s'inquiéter pour les frais.</p>
-
-<p>&mdash;Je suis un ami. J'ai été averti par une lettre.
-J'arrive trop tard?</p>
-
-<p>&mdash;Il vit encore, Monsieur. Il repose. Le docteur
-l'a pansé. Un si beau jeune homme! Il paraît qu'il
-n'y a pas d'espoir. La balle a dévié mais le cerveau
-est intéressé. Quand j'ai entendu cette détonation, à
-minuit, je n'étais pas encore couchée. Mon mari me
-dit: «Mais on a tiré un coup de revolver dans la
-maison!» Il n'osait pas se lever, alors moi...</p>
-
-<p>Claude l'interrompt, s'informe de l'étage et du
-numéro de la chambre. Il monte seul; il pense
-qu'Edward a gravi hier pour la dernière fois ces
-marches sordides. Il hésite devant la porte, se décide.
-D'abord, sous le bandage blanc qui enveloppe le
-crâne et une partie du visage, il voit deux yeux large
-ouverts, et puis une voix plaintive, puérile, qu'il ne
-reconnaît pas, s'élève:</p>
-
-<p>&mdash;Qu'y a-t-il? que s'est-il passé? il faut tout
-me dire. Je suis à Lur, peut-être, puisque te voilà.</p>
-
-<p>La poitrine se soulève et s'abaisse. Autour des
-lèvres exsangues, la barbe a poussé. Claude dit enfin:</p>
-
-<p>&mdash;Je n'arrive pas trop tard: vous êtes vivant.</p>
-
-<p>Le blessé porte une main tâtonnante à son bandage,
-tourne un peu la tête avec un gémissement,
-découvre une large tache écarlate. Il ne regarde plus
-Claude. Il répète: Mais qu'y a-t-il, qu'y a-t-il? Et
-tout à coup:</p>
-
-<p>&mdash;Je vais mourir.</p>
-
-<p>Il prend la main de Claude, la serre avec le geste
-d'un enfant qui a peur. Il le supplie de ne plus le
-quitter, de rester là toujours. Claude sent les ongles
-de l'agonisant dans sa chair. Du temps passe. Edward
-voit les lèvres de Claude remuer. Il dit:</p>
-
-<p>&mdash;Claude, à qui parles-tu?</p>
-
-<p>Il comprend que le jeune homme prie et, du fond
-de son enfance protestante, cette parole lui revient:</p>
-
-<p>&mdash;La Foi nous sauve.</p>
-
-<p>&mdash;La Foi et aussi le repentir qui est l'amour. Voulez-vous
-prier?</p>
-
-<p>Claude arrache sa main à l'étreinte du moribond;
-il lui joint les doigts et à voix haute, détache chaque
-parole du Notre Père qu'Edward répète après lui.
-Quand c'est fini, le mourant dit encore:</p>
-
-<p>&mdash;Il y a quelqu'un...</p>
-
-<p>Puis il divagua doucement. Le médecin apporta
-de la glace et une calotte en caoutchouc. Il dit qu'à
-Paris, on aurait pu tenter une trépanation. Edward
-ne paraissait plus souffrir. Une heure passa. Du rez-de-chaussée
-montait un murmure de conversations.
-Dans le couloir, des pas rôdèrent. Claude entr'ouvrit
-la porte et, dans la pénombre, vit un monsieur qui
-dit très vite:</p>
-
-<p>&mdash;Excusez-moi, je suis le correspondant du <i>Châlons-Journal</i>...</p>
-
-<p>Claude referma la porte. Un instant après, l'hôtesse
-se présenta et attira le jeune homme dans un coin de
-la chambre: elle avait cru bien faire, quoi que tout
-ne fut pas fini encore, d'avertir les pompes funèbres.
-Le commissaire de police était déjà venu. Il faudrait
-attendre la fin de l'enquête, après quoi on enlèverait
-le corps immédiatement,&mdash;dans un hôtel, n'est-ce
-pas?&mdash;Sans doute la famille le ferait transporter à
-Bordeaux. Les pompes funèbres se chargent de toutes
-les démarches.</p>
-
-<p>Elle avait élevé la voix. On n'entendait plus respirer
-l'agonisant. Quand elle se tut, un silence
-effrayant emplit la chambre. Claude revint vers le
-lit. Les yeux d'Edward ne voyaient plus rien du
-monde.</p>
-
-<p class="p2">Au télégramme qu'il adressa à Firmin Pacaud,
-Claude reçoit une réponse dont il se scandalise:
-Bertie Dupont-Gunther ne désire pas contempler une
-dernière fois le visage de son fils; May est fatiguée&mdash;sans
-doute un début de grossesse.&mdash;Ses affaires
-retiennent Firmin Pacaud. Enfin on espère que Claude
-se chargera de la mise en bière, du transport à Bordeaux.
-Un mandat télégraphique lui parvient: «Pour
-qu'il fasse convenablement les choses».</p>
-
-<p>Les volets sont mi-clos, la fenêtre entr'ouverte, un
-jour brûlant s'annonce: il serait grand temps que le
-cercueil arrivât. Claude ne sait pas s'il imagine cette
-odeur... Il a fallu jeter sur le visage et sur les cireuses
-mains une gaze à cause des mouches. La gérante, à
-chaque instant, intervient «pour qu'on débarrasse
-la chambre au plus vite». Ces pauvres soucis absorbent
-le jeune homme. Un pas dans le corridor, un
-froissement de robe: la gérante encore, sans doute!
-Et voici qu'entre une dame que d'abord Claude ne
-reconnaît pas: un manteau de voyage kaki, étroit du
-bas, avec un seul bouton; le chapeau qui est un turban;
-cet air d'odalisque des femmes de 1914: Edith
-Gonzalès. Elle prend la main de Claude avec expression,
-soupire: «Si j'avais su!» s'approche du lit,
-«s'écroule», murmure distinctement le mot de pardon,
-et enfin pleure.</p>
-
-<p>Claude s'étonne: son jeune maître serait-il mort à
-cause de cette femme? Il serre les poings, puis hausse
-les épaules: Edith fut tout au plus le prétexte que,
-pour céder au vertige, un malheureux se donna. A
-la minute où il s'y retenait, c'est cette branche-là qui
-a cédé; mais n'importe quelle autre, sous le poids
-du désespéré, se fût rompue.</p>
-
-<p>Tous les gestes de cette femme lui semblent des
-simagrées. Pourtant Edith verse de vraies larmes,
-elle soulève un coin de la gaze, se penche, recule;
-moins à cause des cotons dans les narines, de la
-mentonnière qui soutient la mâchoire, que parce
-qu'elle ne le reconnaît pas: c'est un autre tout à
-coup; ce visage qui n'était qu'inquiétude et que
-trouble, l'éternelle pacification le modèle à nouveau;
-le voici tel qu'il aurait pu être, ce pauvre
-enfant! Claude s'est rapproché aussi, éprouve le
-même saisissement et dit:</p>
-
-<p>&mdash;Il faut contempler son ami mort pour s'apercevoir
-qu'on ne l'a pas connu.</p>
-
-<p>Edith, malgré la chaleur dans cette chambre
-sombre et d'odeur louche, est prise d'un tremblement;
-elle a peur, elle éprouve cette répulsion des bêtes à
-la porte d'un abattoir et d'un air suppliant:</p>
-
-<p>&mdash;Je n'ai plus rien à faire ici, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>Elle mendie la permission de s'évader.</p>
-
-<p>&mdash;Vous n'avez pas besoin de moi?</p>
-
-<p>Sans répondre, le jeune homme se leva, lui ouvrit
-la porte; elle prit la fuite.</p>
-
-<p>Claude, seul, essaya de prier. La glace de l'armoire
-et celle qui était au-dessus de la toilette multiplièrent
-la forme rigide étendue sur le lit: on eût dit qu'une
-hécatombe de jeunes hommes emplissait la chambre.
-La chaleur devenait accablante. Claude pensa à la
-vigne; on ferait du bon vin cette année et la récolte
-de 1914 vaudrait celle de 1911. Des pas lourds
-retentirent dans l'escalier. Devant la porte, des
-hommes haletèrent sous le poids de la boîte de
-plomb.</p>
-
-<p class="p2">Aux abords de Paris, l'express s'arrête. Edith
-regarde sur les toits la brume de juin. Un appétit
-sauvage de bonheur lui donne de la honte, du dégoût
-et comme une mouche, elle chasse de sa pensée cette
-petite phrase que M<sup>me</sup> Gonzalès, la veille au soir, lui
-glissa, et qui l'obsède:</p>
-
-<p>&mdash;Si un homme est mort pour toi, ta fortune est
-faite, bijou.</p>
-
-<p class="p4" style="text-align: right"><i>Malagar 1914.&ndash;Paris 1920.</i></p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of La chair et le sang, by François Mauriac
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG ***
-
-***** This file should be named 50593-h.htm or 50593-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/5/0/5/9/50593/
-
-Produced by Madeleine Fournier. Images made available by
-the Internet Archive.
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-
-</pre>
-
-</body>
-</html>
diff --git a/old/50593-h/images/cover.jpg b/old/50593-h/images/cover.jpg
deleted file mode 100644
index aa07f77..0000000
--- a/old/50593-h/images/cover.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ