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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: La chair et le sang - -Author: François Mauriac - -Release Date: December 2, 2015 [EBook #50593] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG *** - - - - -Produced by Madeleine Fournier. Images made available by -the Internet Archive. - - - - - -LA CHAIR ET LE SANG - - - -FRANÇOIS MAURIAC - -LA CHAIR - -ET LE SANG - - - -PARIS - -ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS - -100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100 - -PLACE BEAUVAU - - -1920 - - - - -_A François Le Grix,_ - -_Son Ami,_ - -_F. M._ - - - -I - - -Claude Favereau, après qu'il a interrogé les porteurs, découvre enfin -la voie, en dehors du hall, où le train omnibus aligne de vieux wagons, -se gare avec un air abandonné. Claude aurait dû choisir l'express -du soir qui n'a besoin que de trois quarts d'heure pour atteindre -Toulenne; mais le jeune garçon a mieux aimé ce petit train d'après -déjeuner qui le long de la Garonne, rampe, s'attarde à chaque gare, et -dont on dirait que la chaleur ralentit la marche, l'oblige à se traîner -au milieu des vergers et des vignes accablées. Aux haltes indéfinies, -on entend, à travers la cloison du compartiment, des conversations -patoises. Le chef de gare approche le sifflet de ses lèvres, avec -importance, parce que c'est l'acte essentiel de sa journée. Claude -aime ces heures vagues où rien ne le détourne de penser à soi. Il n'en -finit pas, il n'en finira jamais de mettre dans son cœur de l'ordre; -quelle confusion en lui, à cette minute, où, pour toujours, il quitte -le séminaire! Il songe qu'il ne perdra plus ce goût de reploiement, -cette manie d'examiner sa conscience, ce don de transformer en cellule, -en oratoire, le wagon de troisième classe où il rêve seul: ce lui est -presque une volupté qu'avec impatience il appelle, alors que, sur le -quai du départ, le volubile abbé de Floirac le retient. - -Selon le vœu de ses maîtres, Claude a quitté le séminaire sans avertir -aucun camarade sauf celui-ci: son ami officiel. Quand il a fallu -décider qui raccompagnerait à la gare, Claude, en même temps que M. -le Supérieur, prononça le nom de Floirac, mais le jeune homme sait -bien que cet abbé est le seul qu'il ne regrette pas et qu'il se fût -plus ému de dire adieu, sur ce quai, au gros Parmentier, le dernier de -sa classe, qui l'entretenait de chasse à la palombe, d'histoires de -chiens d'arrêt et de bécasses. Immobile sur l'asphalte souillé, M. de -Floirac ne souffre point de la température; des livres déforment les -poches de sa soutane où, au long des boutons, des taches s'égrènent; -il parle à Claude, comme naguère aux promenades, du père Tyrrel et -de l'abbé Loisy. Sait-il que dans six minutes, ce train emportera -pour toujours le seul de ses camarades préoccupé des problèmes qui -l'obsèdent? Peut-être se connaît-il malhabile à rien exprimer de ses -sentiments et, avec le résumé d'un article du dernier fascicule de la -_Revue d'apologétique_, il comble les silences. Le train se détache; -Claude, un instant, imagine le retour solitaire de son ami: «Floirac se -consolera avec des excès de métaphysique», se dit-il. - -Déjà le train s'arrête devant une gare de banlieue, mais repart à -l'instant; le voyageur attribue à une volonté particulière de la -Providence cette solitude qui lui est départie; personne, en haine -du soleil, ne lui confisquera, sa journée de Juillet avec un store -bleu. Claude amoureusement accepte la chaleur; voici une propriété où -trois marronniers ne forment qu'une sphère dense de feuilles; à chaque -trajet, il reconnaît et salue ces frères immobiles en songeant que -jamais ses mains ne se rafraîchiront contre leur écorce lisse. Déjà -les coteaux se soulèvent; la plaine garonnaise se gonfle, aspire l'air -brûlant. - -Au delà du paysage reconnu, Claude considère la vie qu'il abandonne: il -n'ira plus, dès l'aube, vers la chapelle, avec des versets de psaumes -sur les lèvres. Ses directeurs exigent qu'il renonce au sacerdoce ... -mais ses directeurs, toujours ce fut lui qui les dirigea; il les a -aiguillés vers la décision souhaitée: non qu'il y ait eu chez Claude -une crise de la foi, ni que M. de Floirac lui eût communiqué sa fièvre -touchant l'auteur du _Pentateuque_ ou celui du quatrième Évangile. -Seulement, vers sa dix-huitième année, il avait connu son propre cœur, -ses puissances redoutables. Si les hypothèses de M. de Floirac sur -l'interpolation du verset _Tu es Petrus_ le laissaient froid, les vers -de Lamartine et de Hugo dans les «morceaux choisis» par l'abbé Ragon, -ruisselaient en lui comme un torrent de délices; une seule journée à la -campagne, dans l'herbe juteuse et foulée, dangereusement l'alanguissait -pour une semaine. - -Dès cette époque, déjà clairvoyant, il avertissait M. Garros, -son directeur: «Le temps n'est plus, lui disait-il, de ces abbés -romantiques, aimés du père Lacordaire, ou du père Gratry, cœurs -résignés d'avance à tous les sacrifices mais non à celui de n'être -plus aimés, et qui morts--le plus souvent poitrinaires --au seuil -même de l'adolescence, nous ont légué de trop fiévreuses prières... -Je craindrais de devenir un René du sacerdoce, dans un temps où, -vicaire de banlieue, il faut se livrer en pâture à des patronages, des -syndicats.» - -Ce fut au régiment que Claude vit clair en lui, connut qu'il devait -renoncer à toute sublime vocation. M. Garros l'avait mis en garde -contre la grossièreté de ses camarades, lui avait prédit un martyre -de vingt-quatre mois. Or, Claude n'en avait pas souffert. Fils du -maître-valet de ce domaine de Lur où il rentrait aujourd'hui, le jeune -homme s'était avoué que les plus lourdes farces en lui trouvaient -un écho. D'abord, il avait dû se surveiller pour ne point rire de -certaines indécences. Au long des randonnées de nuit, les refrains -chantés sur des airs liturgiques sans doute le désolèrent. Mais bien -vite, aucune obscénité ne le détourna de marcher le visage levé vers -les étoiles. «Et j'avoue, se disait-il, que le soir, autour d'un litre -et le dos au poêle, j'éprouvais une joie animale, une gaieté énorme et -qui ne différait guère de la joie des autres... Toutes les puissances -de ma jeunesse, ma chair et mon sang se soulevaient en moi, détruisant -mes attitudes cléricales. Mes lectures ne servirent qu'à me rendre -lucide... J'assistais, grâce à elles, clairvoyant et intéressé à cette -émeute de mes forces d'en bas...» - -Souvent le dimanche il avait amené à Lur des camarades. Il se rappela -dans la cuisine maternelle, autour de la table où les verres avaient -laissé des ronds, ces après-midi de vin blanc avec son père et le -bouvier Abel. L'appel aux vêpres battait doucement et vainement -dans la lumière et Claude n'avait pas la force de s'arracher à cet -abrutissement derrière les volets mi-clos. - - -Cadaujac, Podensac, Barsac, Preignac ... les villages girondins -s'égrènent au long du fleuve: leurs petites gares pareilles vibrent, -dans la chaleur et lorsque le train s'en éloigne, un «drôle» aux pieds -nus, le regarde, la main à la hauteur des sourcils. Claude emplit -ses yeux de vignes soufrées, de murs croulants, de routes blêmes et -tigrées. Il tire de sa poche la petite glace ronde achetée aux grandes -manœuvres et arrange le nœud en ficelle de sa cravate groseille. Devant -son visage désormais séculier, il éprouve une joie ivre d'oiseau -lâché--la même qu'au régiment, il connut à ses premiers dimanches de -sortie. Ah! qu'il avait souffert de ce reniement, de son plaisir à -n'être plus reconnu pour un de ceux «qui étaient aussi avec cet Homme». -Honteuse joie de s'attabler dans une auberge au milieu des servantes -et des soldats, sans que personne en lui ne discernât le signe de ceux -qui suivent le Galiléen! Désormais, à cette joie comme il s'adonne! Au -rythme du wagon, il chante des paroles folles sur un air du _Joseph_ de -Méhul... - -M. Garros avait mis du temps à comprendre ces raisons de Claude, que -d'abord il jugea saugrenues. Il ne se résignait pas à perdre ce garçon, -si vivant qu'autour de lui les autres jeunes clercs paraissaient -mornes. Il avait voulu le garder une année encore après son temps de -service, et Claude se rappelle ces mois perdus à d'inutiles disputes. -Dans la fumée de sa cigarette, il évoque M. Garros, ce visage charnu -où les yeux tiennent le moins possible de place et en dépit des plus -tristes conjonctures n'arrivent pas à n'être pas malins; de même, son -informe bouche ne sait pas ne pas sourire; à ces yeux, à cette bouche, -M. Garros est redevable de cette réputation de finesse qu'il soutient -d'ailleurs avec des histoires d'un effet sûr. Ce placier d'anecdotes, -ce commis-voyageur en drôleries cléricales a tout de même le goût pieux -des âmes,--mais qu'il les manie avec de gros doigts! Claude se remémore -le dernier assaut qu'hier encore il dut subir et, pour son plaisir, en -arrange le dialogue, se donne à lui-même cette comédie: - ---Mon enfant, je sais votre désir de rentrer chez votre père et de ne -point vous servir du don d'intelligence que Dieu vous a départi. Je ne -puis pourtant vous céler que M. le Supérieur a reçu une proposition -vous concernant, dont les avantages sont considérables. - ---... Sans doute, monsieur, s'agit-il d'un préceptorat? - ---Oui, mon enfant... - ---Si vous m'aimez, je vous supplie de ne pas insister: n'espérez pas -que j'entre jamais dans les bagages d'une famille. Je sais que la mort -de M. le marquis de Lur, qui m'employait pendant les vacances à classer -sa bibliothèque, ne me laisse d'autre ressource que de travailler aux -potagers ... mais j'y suis excellent et peut-être l'acquéreur de Lur -voudra-t-il me rendre à mes chers bouquins... - -Mais, selon M. Garros, il n'y fallait pas compter: le nouveau -propriétaire, Bertie Dupont-Gunther (de la maison Dupont-Gunther et -Castagnède) était un marchand plein d'arrogance et qui n'avait pas son -pareil pour la grossièreté, sur la place de Bordeaux. Il ajoutait à -tous ses vices celui d'appartenir à la religion prétendue réformée... - ---Bien qu'il ait épousé une demoiselle Casadessus, d'une vieille -famille catholique de la paroisse Saint-Michel, avait ajouté M. Garros, -ses deux enfants furent élevés dans l'hérésie. On dit même que sa femme -est morte de douleur et de remords... - -Mais Claude ne redoutait pas ce monstre retenu par ses affaires à -Bordeaux et qui n'habiterait Lur que les dimanches d'été. - -M. Garros se rabattit sur de plus lourds arguments: - ---Vous souffrirez, Claude, vous serez à chaque instant choqué, -froissé... - -Le jeune garçon sourit de la théâtrale réponse dont il regrette, -aujourd'hui, d'avoir affligé M. Garros: «Je ne rougis pas de mes -parents!» Il regarde, sur son pantalon de coutil, ses mains énormes -et rouges... Le train, entre Preignac et Toulenne s'emballe, se -croit l'express,--et Claude se rappelle une semaine de Pâques vécue -à Floirac, chez son ami; qu'il avait souffert! A table, l'emploi de -chaque fourchette devenait un problème à résoudre immédiatement sous -le regard attentif des jeunes filles prêtes à pouffer. Ah! certes, -il souffrirait moins dans la cuisine maternelle; d'ailleurs, il -comptait bien retrouver la bibliothèque et ses saouleries de lectures, -d'imaginations et de songes; enfin l'église toujours serait ouverte, si -douce, le soir, et où jamais en vain Claude n'apporta un cœur blessé. -S'avoue-t-il cet arrière espoir que sa retraite à Lur lui sera une -attente? Doute-t-il que sur cette colline la vie vienne le chercher? -L'oreille tendue vers il ne sait quel appel. Claude veut demeurer là -disponible... Il ne redoute pas ses parents; ils ne parleront guère -ensemble, n'ayant rien à se dire, séparés, mais unis par leurs racines, -comme les chênes de Lur. - -Claude comptait qu'à l'arrivée de ce train omnibus, la gare de Toulenne -serait déserte. Et d'abord, sur la place rongée de soleil, où les -mouches dansent, il ne voit en effet que la carriole de son père, qui -occupe toute l'ombre sphérique d'un acacia boule: la jument Mignonne -agite contre les taons ses oreilles et sa queue de mulet. Il aperçoit -la coiffe noire et le dos de sa mère immobile. Son père, sans col, -l'estomac et le ventre hors du pantalon, prend Claude par ses épaules -et fait claquer deux «bises» sur ses joues; il va chercher lui-même -la malle noire pareille à celle d'un domestique et la porte à la -main ainsi qu'une valise. Maria Favereau ne fait guère fête à son -fils; elle se résigne moins que son mari à n'être plus la mère d'un -monsieur prêtre, chez qui on finit économiquement ses jours, entourée -de vénération; elle ne doute pas qu'il y ait en tout ceci une histoire -de jupon; elle s'est entendue avec Favereau pour ne pas brusquer le -petit et lui laisser le temps de la réflexion, mais vers l'automne, ils -espèrent le décider à ne pas perdre le profit de tout ce qu'il a lu -dans les livres, à devenir un monsieur. - -Claude, assis sur la banquette de derrière, tourne le dos à ses -parents; la route sort de la voiture comme un mètre enroulé de sa -petite boîte. Devant chaque porte de Toulenne, un tas de poussiéreuses -immondices attirent les mouches; des femmes en jupon et mal peignées -paraissent au seuil des corridors voilés de lambeaux d'étoffes. Le pont -suspendu tremble sur la Garonne fauve où, toujours à la même place, -des enfants nus s'ébattent. Maintenant, Mignonne va d'une allure plus -lente, car la route monte; on peut causer. Dominique Favereau n'est -guère parleur. Il est au monde un vignoble, six hommes, deux femmes et -quatre bœufs sur lesquels il a autorité et qu'il commande du ton d'un -chef qui se souvient de son temps d'adjudant. Il se tient devant M. -Gunther, la main à la couture du pantalon; sa raideur militaire lui -permet de ne pas broncher même avec trois litres de vin blanc dans -l'estomac. L'œil droit où jadis il reçut un plomb, est toujours fermé; -pourrait-il au besoin s'en servir? Mais l'autre œil, sans cils ni -sourcils, petite goutte vitrifiée, voit tout ce qui se passe à Lur. - -Claude profite de la montée pour interroger son père sur les nouveaux -maîtres; il n'obtient rien que ceci: «Pour un homme dur, c'est un homme -dur,--il n'a pas peur de l'ouvrier,--avec lui, il faut que ça marche, -un sou est un sou.» Claude n'a rien à espérer de sa mère, qui ne parle -guère plus: un foulard noir cache ses cheveux; elle ressemble à ces -religieuses de qui la coiffe empêche que l'on devine l'âge. Sa figure -étroite, fermée, exprime un parti pris de silence, de claustration. -Elle vit dans le souvenir de ses deux fils aînés morts à sept et neuf -ans. L'existence paysanne de travail et de solitude ne saurait lui -dispenser l'oubli; pendant des années, Maria Favereau a vécu d'une -seule idée: avoir un caveau, une concession à perpétuité où mettre -les deux cercueils; pourtant la fosse commune est ici inconnue, mais -ces cercueils, pour cette mère, contiennent tout ce qui reste de ses -fils; bien qu'elle récite son chapelet et parle du bon Dieu, elle croit -qu'ils sont dans la terre et non ailleurs. - -Pour soulager Mignonne, Claude descend de la voiture et, regardant le -couple dont il est né qui se découpe en noir sur le ciel, il se dit -(sans aucune pensée de moquerie): il est arbre, elle est volaille. Un -souffle chaud qui ferait croire à l'orage enveloppe trois peupliers -frémissants. Au bas du coteau, Saint-Macaire déjà s'enténèbre autour du -vaisseau roman de l'église, ancrée depuis des siècles dans les saules -du fleuve. Les cloches de Viridis, devant Claude qui marche les bras -écartés, la tête un peu levée, projettent son enfance qui s'éveillait -et souffrait surtout le soir; elle est en lui vivante, inépuisable et -tout à l'heure, l'odeur de la cuisine, le froid des carreaux de sa -chambre à ses pieds nus, et plus tard encore le battement de l'horloge -et le ronflement de son père emplissant la maison endormie, feront -affleurer de son enfance d'autres régions submergées. - -Les grands arbres de Lur retiennent entre leurs troncs la mourante -et oblique lumière; Claude se dit qu'ils retiennent aussi les jours -inconnus de sa vie, ce qui, de toute éternité, l'attend ici... Une -douleur, une joie sans nom, dans les cimes agitées des vieux chênes, -lui font signe. Il sent, il voit confusément que le calme de cette fin -d'après-midi, ces bœufs accablés qui rentrent une dernière charge de -sulfate, tous les symboles de la sérénité le trompent peut-être et que -son heure est proche. - - -La lampe Pigeon se reflète sur la toile cirée, déchirée par le petit -couteau d'enfant de Claude. Le bouvier Abel et sa femme Fourtille, -invités en son honneur, sont immobiles devant les assiettes creuses: -Maria les emplit jusqu'au bord d'une soupe brûlante, épicée, parfumée -d'ail, nourrie de couenne. Les moustaches d'Abel ruissellent; il -a vingt-cinq ans, peut-être quarante; qu'il est sérieux devant la -nourriture! Mais sa face exprime soudain une convoitise plus forte: -il annonce qu'il va faire «chabrot» et, dans ce qui reste de soupe, -verse le vin sanglant où le bouillon élargit des yeux de graisse; puis, -élevant l'assiette entre ses mains, il y ensevelit un mufle hirsute; -chacun écoute la nourriture envahir ce corps puissant autour duquel -flotte l'odeur du bétail, de la sueur; de la terre; du revers d'un bras -noir de poils, il essuie sa bouche, et devient grave, attendant le -petit salé. - -Claude, assoupi dans l'ivresse du vin blanc et des souvenirs s'éveille -pour écouler Fourtille parler des nouveaux maîtres. M. Dupont-Gunther -lui apparaît tel qu'un monstre; il a fait mourir sa femme de chagrin... -Sa fille Mlle May est «fiérotte», quant à son fils Edward, on ne l'a -pas encore aperçu... Tout ce monde doit passer ici le mois de juillet, -une gouvernante arrive demain pour préparer le château... Claude ne -s'inquiète guère de ces gens dont il espère n'être pas connu. Abel et -Favereau ont allumé leurs pipes; une brume noie les jambons pendus aux -solives, les pots de confit sur les étagères; les calendriers-réclames -qu'aiment les mouches, les diplômes de certificat d'études, les cachets -de première communion. Maria range les assiettes et les plats qu'elle -a nettoyés. Seule Fourtille continue de parler, s'étonne que Claude -n'essaye pas de gagner sa vie dans les écritures, de s'habiller avec -une jaquette et de coiffer un chapeau melon. Favereau ne veut pas -aborder ce sujet et dit à Abel: - ---Tu as vu sur le journal qu'un savant de Bordeaux a inventé une -nouvelle maladie de la vigne? - -Maria s'est assise sur la chaise basse et maintenant tricote, le buste -droit; un souffle entré par la porte ouverte fait vaciller la lampe; -sur la table, des papillons nocturnes titubent. - ---Je vais prendre l'air, dit Claude. - -Une nuit épaisse, sans lune, ne laisse rien voir que les lueurs de -Toulenne, le serpent de feu lent d'un train sur le viaduc. La vibration -des grillons est si soutenue qu'on ne l'entend plus. D'invisibles mares -coassent. Claude irait les yeux fermés dans ces allées; il semble que -les arbres le reconnaissent et s'écartent, pour ne pas heurter ce front -si souvent appuyé naguère contre leur écorce. La pierre de la terrasse -est tiède encore aux mains. Par instants, les ramures, d'un seul élan, -frémissent. Claude, au milieu de ses frères immobiles, demeure attaché -au sol, face aux longs pays muets, où le grondement du train s'éloigne. - -Ah! si les battements de son cœur pouvaient se régler sur les -constellations sereines, qui ne dévient jamais de leurs routes! Mais sa -sœur n'était-elle pas plutôt l'une de ces étoiles errantes que ses yeux -d'enfant cherchaient aux nuits de quinze août, et dont la course est si -brève qu'avant qu'il ait eu le temps d'exprimer un vœu, elle s'était -déjà perdue à jamais dans la dormante immobilité de l'azur? - - -II - - -Le château de Lur est l'une de ces basses et longues maisons girondines -que dans le pays l'on nomme communément «chartreuses». Le défunt -marquis y avait ajouté un pavillon à toit d'ardoises où il installa -sa bibliothèque, reste encore magnifique de celle qu'avait réunie son -aïeul vers 1750. Au nord, un perron arrondi, construit sous Louis XVI, -laisse entre ses pierres déjetées fleurir les résédas. Une rangée de -tilleuls, demeurés grêles à cause des vents d'équinoxe, sépare la -maison d'une longue prairie en pente. Au delà, le pays de Benauge, -«l'entre-deux mers», renfle ses douces collines rapprochées, striées de -vignobles rectilignes et où les touffes isolées des ormeaux prennent -une valeur singulière à cause de leur rareté. Au midi, deux ailes -dont l'une est l'orangerie et l'autre les chais avec le logement des -Favereau, limitent une cour étroite, où l'hiver même demeure si tiède -qu'y fleurissent les mimosas. Deux murs bas, surmontés chacun d'une -colonne que devaient couronner jadis les attributs sylvestres et réunis -par un portail de lierre centenaire, séparent la cour des charmilles -qui sont la gloire de Lur. Une large nef centrale et deux nefs -latérales aboutissent à une longue terrasse, où la vallée de la Garonne -se déploie. Un pavillon octogonal à demi-ruiné flanque à l'ouest cette -terrasse. Le parquet à rosace se soulève, les boiseries rongées par -l'humidité tombent. Des rateaux, des pelles, des arrosoirs hors d'usage -y sont confondus... Du côté de l'ouest, d'épais massifs de chênes, de -hêtres et de marronniers où des allées savamment tracées tournent et -s'enchevêtrent, bornent ce qui dans Lur est concédé à l'agrément; au -delà s'étendent les vignes luxuriantes, épaisses dans la lumière et la -torpeur de juillet. Seules les dominent à l'horizon les trois croix du -calvaire de Viridis... A l'est des charmilles, toujours face au point -de vue, un verger offre au soleil les fruits qui, par instants, tombent -et s'écrasent sur le sol durci. - -Claude, dès six heures, est au jardin; son père lui laisse une journée -de repos. Il va savourer chaque minute couché sur le domaine argileux, -sur la terre grasse que les quatre bœufs péniblement défoncent. Il -resterait des heures à la terrasse devant cet horizon que depuis -l'enfance il déchiffre sans lassitude, car les saisons, les jours -y laissent des empreintes diverses. Touchant le ciel, les Landes -apparaissent, ligne d'ombre immobile et de silence, où l'on voit, dans -les soirs calmes, fulgurer de lointains orages et des incendies soufrer -le ciel. - -A l'heure de la sieste, Claude, qui a la clef de la bibliothèque, -ouvre la petite porte du pavillon donnant sur la cour et monte par -l'escalier de bois à la haute pièce qui, de ses quatre fenêtres, -commande l'horizon. Une fraîcheur fade, une odeur de poussière et de -moisi, mais une odeur surtout de vieux livres emplit le silence, ce -silence effrayant des pièces où l'on n'entre jamais, qui demeurent -plongées dans la nuit et gardent au fort de l'été l'humidité glaciale -de l'hiver. Claude ouvre les fenêtres à guillotine, pousse les pesants -volets; tout l'après-midi emplit en une seconde cet espace clos depuis -des mois, indifférent aux saisons, immuable dans sa nuit avec sa -cargaison de philosophies, de poèmes. Claude a vécu là d'innombrables -journées d'été; il s'est gorgé de lectures; personne que lui n'aimait -cet asile. Une table grossière, un divan de cuir qui perd son crin, -un escabeau pour atteindre aux dernières étagères: c'est tout -l'ameublement. Le marquis de Lur ne lisait rien, hors le catalogue du -chasseur français de la manufacture d'amies de Saint-Etienne. Claude -songe que les nouveaux maîtres auront sans doute plus de goût pour son -refuge. Un jeune homme, une jeune fille, que feront-ils à Lur s'ils -ne lisent pas? Il sait qu'Edward Dupont-Gunther s'occupe de peinture, -en amateur, selon M. Garros. Claude se rappelle que ce sont des -protestants: il les imagine obligés par le libre examen à recréer sans -cesse pour eux-mêmes la vérité, à chercher indéfiniment, à travers les -livres, une règle de conduite. Ce paradis peut-être lui sera fermé, -et sans doute cela vaut mieux ainsi; la terre devra lui suffire; il -faut qu'il apprenne à ne plus rien déchiffrer que les horizons où -s'inscrivent le mauvais temps et les signes des constellations. - -Pourtant, de même que la cuisine fumeuse restitue à Claude son enfance, -ici, sur ce divan poussiéreux et frais, c'est son adolescence, c'est -l'aube de son adolescence qui surgit telle qu'il la porte encore en -lui: heures tristes et bénies où il acceptait d'un cœur inquiet le -péché des mauvaises lectures. Il se souvient... Autour du pavillon, -l'août flambait sur les vignes oppressées et les cigales n'étaient -que la plainte monotone des végétaux mourant de soif; des bourdons -ivres se cognaient au plafond; des volets clos jaillissait une flèche -fulgurante de feu qui tremblait, comme fichée au plus épais de -l'ombre. Il se rappelle un jour... Quel était ce livre? Ah! le premier -volume des _Mémoires d'Outre-Tombe_ qui le rendait conscient de son -adolescence; il se sentait avoir seize ans. La même sylphide qui -enchantait François-René de Chateaubriand troublait le cœur de l'enfant -campagnard, défendu contre la canicule, dans cette bibliothèque déserte -et froide. - -Au miroir bas d'un trumeau, Claude se reconnaît presque pareil au fort -garçon qui rêvait là naguère: il y appuya son visage brûlant de sang, -les paumes humides de ses mains. Est-ce du fond de son passé ou des -jours qui vont venir que monte et l'envahit cette ardeur mélancolique? -Dernier adieu de son adolescence finissante, ou bien souffle brûlant -qu'à l'approche d'une terre inconnue les matelots reçoivent en plein -visage? Quelles choses le menacent ici? Il s'arrache au divan, descend -l'escalier intérieur qui le conduit au premier étage du château. Sur -le long corridor voûté, les chambres muettes attendent et redoutent -l'arrivée des maîtres inconnus. Les trumeaux, les étranges verres -d'eau de couleur tendre, l'odeur des vieilles cretonnes lui faisaient -éprouver des sensations autrefois familières à des personnes mortes. -Au rez-de-chaussée, on avait commencé d'aérer le salon et la salle à -manger, que sépare le hall où est le billard. - -Une fille balayait, tandis qu'une forte dame brune donnait, d'une voix -de contralto, des ordres contradictoires. Claude s'arrêta interdit, et -la dame choisit, parmi les breloques étalées sur son ventre, un face à -main d'écaillé qu'elle braqua comme une arme à feu: - ---Qu'est-ce que tu viens faire ici, mon bonhomme? - ---Madame, je suis le fils de l'homme d'affaires... Je demande pardon à -Madame... J'étais, sous le défunt marquis, chargé de la bibliothèque. -Je venais voir si tout en était en ordre. - ---Ah! ah! tu es le petit séminariste? - -Elle montra, dans un sourire, des aurifications alternées. Une veine -bleue se dessina sur son front mat où deux accroche-cœurs, comme tracés -au pinceau, témoignaient de la conscience qu'avait la dame de son type -espagnol. - ---Alors on a trouvé le régime de la sainte maison un peu austère, hein? - -Trois de ses mentons, écrasés contre sa poitrine, elle considère le -jeune homme en dessous, avec complaisance; puis, d'un geste mutin, elle -croise les mains derrière le dos, tend sa croupe et familièrement: - ---Vous m'avez l'air de n'avoir pas froid aux yeux. - -Claude s'étonne et pense que cette virago devrait, selon le précepte, -arracher son œil droit et même son œil gauche. - ---Vous vous demandez qui je suis? Apprenez à connaître Mme Gonzalès, -dame de compagnie de Mlle May Dupont-Gunther. Vous n'en revenez pas, -mon ami, de voir une dame de ma sorte, dans cette position subalterne? - -Et vite, comme si elle avait hâte que son interlocuteur ne se fit pas -plus longtemps une fausse idée touchant l'importance sociale d'une -Gonzalès, elle l'avertit que, fille d'un grand d'Espagne et veuve d'un -important banquier de Rayonne, elle fut obligée de gagner son pain. Mme -Gonzalès s'exprimait avec abondance, avec une loquacité voluptueuse, -comme une bavarde qui depuis deux jours n'avait personne à qui parler; -elle mettait dans son discoure la complaisance d'une dame de qui la -manie est d'éblouir les gens par la peinture de ses splendeurs passées -et de les attendrir par l'étalage de ses misères présentes: elle avait -la prétention d'avoir été, à la fois, la femme la plus heureuse et la -plus malheureuse; admirait que son mari se fut ruiné pour lui faire une -vie royale; mais assurait qu'après les désastres survenus, elle avait -stupéfié ses relations par son aisance à gagner sa vie et celle de sa -fille. - -Claude se rendait, compte qu'un des fauteuils eût mieux que lui rempli -son rôle de confident; il redoutait de montrer un excès d'intérêt ou un -excès d'indifférence, mais il s'attardait au plaisir de renifler les -saines émanations de la dame, cette odeur d'une personne très soignée -et un peu forte: - ---Voilà comment, conclut-elle, je loge depuis dix ans chez M. -Dupont-Gunther, qui m'a chargée de rendre habitable cette masure. Ce -n'est pas un homme commode, mais je le ferais passer par le trou d'une -aiguille. - -D'un geste, qui pouvait paraître maternel, elle tapota la joue du jeune -homme, et, l'assurant de sa protection, elle héla la fille de chambre, -gagna le premier étage. - -Claude regarda le salon où presque rien n'était changé depuis la mort -du marquis. Le vieux damas des murs montrait une teinte plus vive -aux endroits que les portraits de famille ne protégeaient plus. Ce -piano à queue avait été apporté quelques jours avant l'arrivée de -Claude: peut-être un peu de musique lui viendrait le soir à travers -les branches... L'escalier retentit sous les pas de Mme Gonzalès et le -jeune homme n'eut que le temps de fuir. Le soleil déclinant le frappa -en plein visage: c'était l'heure où les cigales descendent au long des -troncs avec la lumière. Il s'arrêta devant un cep, souleva les feuilles -violacées de sulfate, cherchant sur les grappes vertes des traces de -maladie. Des herbes allumées au milieu de l'allée, la fumée s'élevait -comme sur les images des histoires saintes où l'on voit le sacrifice -d'Abel. Claude descendit le coteau vers Viridis, dont le clocher -italien avait des anneaux d'hirondelles sifflantes et de pigeons. Sur -la place, les boutiques étaient vides où l'on débite, les jours de -pèlerinage, des médailles et des chapelets. Dans l'église noire, un -peu de jour demeurait pris aux guirlandes des petits cœurs bombés, -aux cadres dorés qui entourent une couronne de mariée, des épaulettes -pareilles à celles du duc d'Aumale, une peinture où le lit du malade -a des rideaux blancs avec la Vierge dans un coin du plafond. Claude -déchiffre machinalement l'inscription qui l'aidait à ne pas s'endormir -aux nasillardes et somnolentes vêpres: «En 182.... Mme la duchesse -d'Angoulême vint à Viridis avec une suite nombreuse, pour mettre sous -la protection de Notre-Dame, les armes de son auguste époux.» Il salue, -au centre des lampes perpétuelles, la Vierge dans sa robe de tous les -jours, car elle a une garde-robe nombreuse et change d'atours, les -dimanches et jours fériés. Claude se recueille aux pieds de celle dont -chaque angélus, à l'aube et au crépuscule, fait fleurir le nom sur -ses lèvres. Ah! plus que jamais qu'elle le garde, aujourd'hui qu'il -n'aura d'autre compagne que la terre chaude et douce et complice de la -chair des hommes et de qui l'odeur, aux soirs orageux, est celle même -du désir... Que la Vierge le défende contre nos frères païens, les -arbres, contre la superbe des chênes et contre les tilleuls qui sentent -l'ardeur et l'amour; qu'elle lui apparaisse plus consolatrice que les -aveugles et sourdes constellations, avec leurs noms de mauvais dieux! - -Il se souvient du vicaire, l'abbé Paulet, qui est son ami; il s'étonne -de sa joie lorsque la servante l'avertit que le vicaire est parti en -vacances pour un mois; paresse d'expliquer son cœur, de réfuter des -objections vaines. Au retour, une large étoile tremble au couchant et, -comme un reste de chaleur, les insectes vibrent. Des paysans disent -bonsoir à Claude et se retournent parce qu'ils ne le reconnaissent pas. -Il monta tôt à sa chambre, ce soir là et, selon le vœu de M. Garros, -fit oraison. De tous les villages du pays de Benauge, les hommes purent -contempler sa lampe qui éclairait le colloque d'un enfant campagnard et -de Dieu. - - -III - - -Dès l'aube, Claude est éveillé par les oiseaux, ceux des charmilles: -merles et rossignols que le jour n'arrête pas, ceux des poutres et des -tuiles: moineaux, hirondelles, ces dernières si près de lui qu'il les -pourrait croire dans sa chambre; elles y entrent d'ailleurs et étoilent -de blanches fientes, les carreaux. De sa fenêtre, Claude domine les -chais où il reconnaît les tuiles cassées par ses pieds de petit garçon, -du temps qu'il courait les toits comme un chat maigre. Au delà, dans -l'azur de l'aube, la masse épaisse des charmes se révèle trempée de -lumière naissante, et toute bruissante de vols empêtrés, de roulades -ivres. La lune s'est levée si tard que sa lueur se mêle d'aube, résiste -au soleil levant; les cimes balancées apparaissent dans cet irréel -mélange de lune et d'aurore qui fait rêver aux premiers âges du monde. - -Le feu de l'été déborde l'horizon, le soleil monte dans une lente -victoire. Claude, les cheveux sur les yeux, les pieds nus dans des -espadrilles, descend le raide escalier de bois qui aboutit, à la -cuisine. Déjà son père est assis devant un litre à demi vide; mais le -vin qui n'est plus dans la bouteille est visible sur ses joues; il se -lève pour embrasser Claude qui reconnaît que son père a déjeuné d'une -croûte de pain frottée d'ail. L'air frais du matin gonfle la toile à -camaïeu tendue devant la porte. - ---Il y a de l'ouvrage pour toi, mon drôle. Le patron m'a fait arracher -la vigne dans la pièce qui touche aux charmilles pour y installer un -terrain de tennis, qu'il appelle ça. Si encore c'étaient de vieux ceps; -mais le défunt monsieur les avait greffés il n'y a pas dix ans. Il faut -faire comme il le dit; la grosse dame qui est au château attend tout -son monde pour aujourd'hui. Va, mon drôle: le terrain est déblayé; tu -n'as plus qu'à porter la terre de route et à passer le rouleau. - -Claude accepte de tuer le ver avant d'aller à l'ouvrage; puis, dans -la cour, sous les grenadiers dont les fleurs sanglantes évoquent des -lèvres de cigarières, Claude fait grincer la pompe; le puits ventru a -sa margelle usée là où naguère une chaîne remontait le seau, il écarte -sa chemise, l'eau coule par un tuyau rouillé sur les cheveux, dans les -oreilles; elle emplit l'auge creuse et réfléchit ce visage penché. -Fourtille, un seau dans chaque main, s'approche; elle rappelle au jeune -homme l'image d'une Athénienne dans ce manuel d'histoire grecque à -l'usage des maisons d'éducation chrétienne par M. l'abbé Gagnol; mais -il n'aime pas ce cou de bétail, ni ces mains d'homme, ni la vivacité -stupide qu'a cet œil rond de volaille. Il s'inquiète de ce que, chaque -matin, Fourtille guette son arrivée; avec une grosse rouerie, elle -essaie d'établir entre eux une complicité. Aujourd'hui, elle se plaint -parce que le puits se trouve tout contre la maison: les nouveaux -maîtres arrivent, on ne pourra plus causer le matin. - ---Enfin tu peux toujours m'aider à porter les seaux. - -Claude a eu la faiblesse de lui rendre une fois ce service; il en -connaît les inconvénients: pour aller chez le bouvier depuis la cour, -il faut traverser les chais obscurs et le jeune homme se méfie de ce -passage; il trébuche, ne trouve pas la porte et Fourtille, avec une -maladresse appliquée, le secourt. - -Aussi déclare-t-il rudement qu'il a de la besogne pressée et, les mains -dans les poches, sifflotant, s'éloigne. Il contourne les charmilles où -de petites flaques de soleil tigrent la terre. Voici le terrain où, à -la place d'une vivace vigne, un jeune homme et une jeune fille inconnus -trouveront du plaisir à se renvoyer des balles. Pas d'ombre. Le soleil -tape férocement sur la nuque de Claude, tandis qu'il emplit de terreau -le baquet qu'inventa Pascal. Au ras des vignes, pêchers et pruniers -font d'inutiles touffes d'ombre. La voix traînante d'Abel excite les -bœufs dont l'un, depuis des siècles, s'appelle Caubet et l'autre -Lauret. La chaleur s'installe; Claude la voit, du côté de la Benauge, -danser sur les routes vides; du côté de la plaine, comme une alose -entre des joncs, la Garonne luit. Claude n'aperçoit pas la prairie, -mais il vient d'elle, vers la vigne, avec une odeur de vert, de mous -papillons blancs qui se poursuivent au hasard. Le facteur, courbé comme -un damné sur sa bicyclette, sans s'arrêter jette deux lettres au jeune -homme, qui reconnaît sur une enveloppe cette sage et renversée écriture -de M. Garros, naguère si indiscrète en marge des dissertations. Il -décacheté la seconde sans impatience et lit sans plaisir quatre pages -aussi nettes que de l'imprimé, où M. de Floirac l'invite à partager -son enthousiasme touchant la thèse de M. Leroy sur le symbolisme des -dogmes. Tout le détourne de ces mois abstraits: des effarouchements -de merles à travers les arbustes et, en lui, le bruit de son sang. -Fourtille passe là-bas, une bêche à l'épaule; sa marche fait remuer ses -hanches, ses reins que sangle un tablier bleu sombre. - -Claude accablé s'asseoit sur sa brouette, attendant le fricot, le vin -blanc, puis la sieste dans le grand silence de la campagne où Pan -sommeille. Là-bas, sur la route, dans un nuage, un point bouge, le son -d'une trompe annonce l'approche d'une auto; sans effort, elle grimpe le -coteau: comme s'il eût regardé la moindre charrette, Claude la suit des -yeux; maintenant, des arbres la cachent mais le ronflement du moteur se -rapproche. Elle doit atteindre le grand portail... Elle le franchit... -Voilà donc sans doute les étrangers, les nouveaux maîtres. Le cœur de -Claude ne bat pas plus vite. Il se remet à l'ouvrage, puisque le maître -est là. A onze heures, il va dans la cour où la lumière a l'odeur des -héliotropes sombres, dilatés, entourés de bourdonnements. De nouveau il -se lave au puits; alors, derrière les volets mi-clos du rez-de-chaussée -une voix nasillarde déclare: - ---Je ferai combler ce puits. - -Claude pour la première fois comprend qu'une puissance étrangère -désormais règne à Lur. Il rejoint Favereau, Maria, Abel et Fourtille -qui en oublient la soupe. Favereau, que vient de harceler M. Gunther -dans ses vignes, exprime son opinion: - ---Ça ne connaît rien à la vigne et ça veut me faire la leçon. - ---C'est bien vrai, dit Abel: il trouve que les règes sont trop larges, -que nous perdons du terrain, qu'il en fera planter trois là où -maintenant il y en a deux. J'ai répondu qu'en temps de sécheresse, la -terre est si dure qu'on n'a pas trop de deux bœufs à la charrue, qu'il -faut donc laisser de l'espace entre les règes. Faut voir comme il m'a -reçu! - -Favereau, les yeux injectés, interpelle Maria: - ---Eh bien! feignante, on ne dîne pas aujourd'hui? - -Elle se lève et bientôt les faïences blanches luisent sur la table. -Claude, la miche contre sa poitrine, penché vers la soupière, coupe le -pain. Ils mâchent à lentes bouchées, sans lien se dire. Une poule, deux -poules hésitent, puis s'enhardissent, circonspectes et voraces. Claude -mange à peine, boit beaucoup, pose quelquefois ses mains au flanc de -la cruche suintante. Sa mère, édentée, moud la nourriture à la manière -des ruminants et son œil cherche au mur les photographies jaunies, où -les visages s'effacent des deux frères que Claude n'a pas connus. Il -se réfugie dans la prairie du nord qui descend vers la Benauge,--le -meilleur endroit pour la sieste. C'est bien près du château, mais -Claude songe qu'à cette heure-ci aucun Dupont-Gunther ne saurait mettre -le nez dehors. À travers les paupières baissées, la lumière viole ses -yeux, emplit sa nuit de soleils, d'astres qui montent et se diluent. -Avec une monotone furie une seule cigale grince, comme pour donner la -mesure de ce silence de la deuxième heure, dans la campagne, l'été. - -Soudain un étrange accord éclate et, des volets mi-clos, une -tumultueuse musique s'épand dans la lumière. Claude se redresse et la -tête renversée contre un tilleul écoute passer cet orage; il revoit la -salle aux murs blancs du séminaire, qui contenait un piano antique et -un harmonium poussif: là, outre le plain-chant, il apprit à aimer Bach, -César Franck ... mais ils ne l'avaient pas préparé à cette musique -sauvage. - -La porte s'entr'ouvre: Mme Gonzalès paraît dans une robe de toile -blanche si étroite que de descendre le perron donne de l'émotion à la -dame. Claude juge qu'il est trop tard pour s'enfuir et s'étonne qu'un -corps si considérable, des jambes apparemment vigoureuses fussent -soutenus par ces pieds minuscules et mous mal équilibrés sur des talons -tordus. La musique cesse et Claude entend le bruit d'un piano refermé. -Mme Gonzalès s'avance et, à la vue d'une forme humaine à demi soulevée -dans l'herbe, s'indigne. - ---Voilà l'inconvénient du voisinage des communs ... on trouve toujours -quelque paysan aux alentours du château. - -Claude se lève, gauchement fait un geste d'excuse. La dame le -reconnaît, se radoucit: - ---Ah! c'est vous, petit curé? Je n'en voulais qu'aux rustres qu'on -heurte ici à chaque pas... Comment supporter d'avoir à sa porte les -paysans et le bétail? Je trouve à tout ce que je mange une odeur de -fumier... Comme je me déclarais incommodée par les mouches qui nous -disputent la sauce dans nos assiettes, M. Dupont s'en est excusé sur -les bœufs dont nous entendons, depuis la salle à manger, les chaînes -racler les mangeoires. - -Claude, pressé de fuir, vainement essaye de s'en tirer avec un vague -assentiment, mais la dame le retient d'un geste: - ---Cet homme n'aurait pas l'idée de reconstruire ailleurs ces bâtiments, -il est incapable d'une dépense qui ne lui rapporterait pas. M. -Gonzalès, lorsqu'il achetait une propriété, avait accoutumé de tout -démolir pour tout reconstruire selon ses goûts, ou plutôt selon les -miens. Vous me comprenez, vous, une âme délicate. C'est dur de vivre -avec les Béotiens. - -Claude dit sottement: - ---Oh! non, Madame, oh! non. - ---Des ladres qui ont horreur de l'Art. - ---Pourtant, Madame... M. Edward n'est-il pas peintre? Et j'ai entendu -tout à l'heure le piano... - ---C'est cette musique qui m'a fait fuir, mon cher. J'ai la -prétention de m'y connaître un peu: j'obtins naguère un premier -accessit au conservatoire de Bordeaux. Non que j'aie jamais été une -professionnelle, mais mon père exigea que mon talent fût consacré par -de compétentes autorités. Ces auteurs qu'affecte de préférer Mlle May, -ce n'est que du bruit, mon cher, et vous pouvez m'en croire: la pécore -fait semblant de s'y complaire par snobisme et pour me fronder; mais -retenez qu'ici l'essentiel est de s'entendre avec le maître de céans. - -Un sourire sournois fripa son visage. Elle ressemblait à une vieille -actrice d'un théâtre provincial dans le rôle de Carmen. - ---Je vous prie, Madame, de m'excuser, mais je dois passer le rouleau -sur le tennis. - -Mme Gonzalès continua sans l'entendre: - ---Tu parles de musique? Dans quelques jours tu écouteras ma fille Edith -qui doit me rejoindre ici, au mois d'août. Elle te jouera, mon cher, -avec un éclat, un brio: c'est autre chose que toutes ces dissonances! - -Elle s'avisa de sa familiarité avec un paysan, pinça les lèvres, gonfla -son jabot, et d'un ton superbe: - ---Au travail, mon garçon, tu perds ton temps ici. - -Elle rentra dans la maison, et Claude, s'attelant au rouleau, passa et -repassa sur le rectangle du tennis. Un plaisir animal le possède; il -dépense un excès de force et n'atteint jamais à l'épuisement; bien loin -qu'elle l'accable, la chaleur, comme une eau le porte. Soudain une voix -crie derrière lui: - ---Mais c'est un terrain mouvant! Les balles ne rebondiront pas! - -Claude relève sa face ruisselante. Un jeune homme et une jeune fille de -haut le regardent. M. Edward est vêtu de flanelle blanche; une chemise -molle et basse rend son cou plus allongé; la manche large découvre au -poignet un bracelet de platine; Claude, d'abord, ne peut détourner -les yeux de l'étrange bijou. Une ligne drue de cheveux rejetés et -collés limite haut le front d'Edward, ce visage coloré, doré, presque -roux. Aux lèvres du jeune homme, un long fume-cigarettes donne à cet -après-midi une odeur de ville, de quartier riche. May tient par la -bride son chapeau de soleil; Claude ne voit rien d'elle que l'eau -grise, glacée, d'un regard non fuyant, mais peureux et qui ne se pose -pas... M. Edward dit avec nonchalance: - ---Avant de passer le rouleau, il conviendrait d'ajouter de la terre de -route, c'est un travail idiot que vous faites là. - -Et May, du talon, creuse un trou dans le tennis. Edward ajoute: - ---Prenez la brouette, une pelle. Allez chercher de la terre de route, -il faut que nous puissions jouer demain. - -Déjà Claude obéit, lorsque Favereau survient, congestionné d'une longue -sieste, le pantalon si bas qu'on ne sait comment il tient: - ---Où vas-tu comme ça, Claude? - -Le jeune paysan rejoint son père et entend l'exclamation d'Edward: - ---Sommes-nous gaffeurs! C'est le petit curé! - -Ce soir-là, Claude regarda de sa chambre monter un orage: les arbres -tous à la fois frémirent: le vent du sud y creusa des houles. Un -contrevent claqua, mais dominant la rumeur des végétations et la -persistante vibration des insectes, cette même musique qui avait -troublé sa sieste emplit la nuit, y mêla comme la voix d'un océan -invisible. Le piano se tut, le vent tomba: «l'orage n'est pas pour -nous», murmure Claude. Il pleut sur les feuillages qu'aucun souffle ne -froisse plus; l'odeur de la terre monte comme un obscur élan de joie -végétale; Claude éprouve dans sa chair la volupté des labours exténués -que l'eau pénètre, amollit. Demi-nu sur son lit non défait, il s'endort -dans le bruit de ce ruissellement sur la campagne. - - -IV - - -Le lendemain le soleil ne se leva pas. Favereau, en face de son vin -blanc, émit les phrases consacrées pour le temps de pluie: - ---La vigne aime la chaleur; c'est la maladie qui tombe, plus qu'on -sulfate, plus que l'eau en enlève. - -La cuisine a l'odeur de graisse de confit et des paysans qui ne -prennent d'autres bains que de soleil. Claude lit _Graziella_. -Favereau, tout à coup, se met au port d'arme: d'un air timide, M. -Edward est entré; il serre les mains en retirant trop vite la sienne, -et prie le jeune paysan de bien vouloir le suivre sous le hangar: - ---Quand je vous ai parlé hier au tennis, j'ignorais qui vous étiez. Je -n'ai pas d'ordres à donner au fils de notre régisseur, à un ... (Il -hésita, cherchant le mot convenable) à un jeune homme de votre mérite... - -Claude répondit qu'il trouvait tout naturel de recevoir des ordres. -Ils demeuraient l'un en face de l'autre, ainsi que deux petits garçons -qui ne se connaissent pas et à qui l'on a dit: allez jouer. Edward, le -premier, reprit son assurance et déclara--comme dans un salon, il l'eût -fait à la dame qui n'a aucune espèce de conversation--que cette pluie -était la plus désagréable du monde. Poliment, Claude espéra qu'elle ne -lui rendrait pas Lur odieux, et Edward notait qu'en dépit d'un corps de -jeune géant, d'un teint cuit, ce garçon baissait vers la terre le plus -intelligent visage. Il se dit que ce petit paysan cultivé devait valoir -qu'on s'en inquiétât: cependant que Claude admirait que ce bourgeois, -son maître et son aîné, ait montré tant de délicatesse. - ---Je vous envie de supporter encore cela, dit Edward, en désignant -_Graziella_. Mais, ajouta-t-il, c'est l'édition de 1852. - -Claude, tout heureux que son maître fût un amateur de livres, répartit -qu'il aimait Lamartine à force de l'avoir lu, et rougit de ne pas -connaître les noms des auteurs qu'Edward déclara préférer à tout; il -reçut l'assurance que la bibliothèque lui resterait ouverte. Autour -d'eux les gouttières débordaient, les eaux ravinaient l'allée; des -hirondelles rasaient la terre, puis se cachaient dans les poutres du -hangar pleines de piaillements. - -Il fallut que la cloche du déjeuner sonnât une troisième fois pour -appeler Edward. Claude, à table, laissa monologuer son père. Il -songeait qu'Edward était pareil à ces jeunes gens entrevus chez son -confrère de Floirac; il échafauda à l'instant une de ces vies qui -lui seraient à jamais inconnues. Il imagina de vifs adolescents aux -chemises molles, des parties de chasse, les départs à l'aube, les -puérils chasseurs guêtrés de cuir jaune, les abois de chiens autour du -grand breack, toute cette joie dans cet air vierge que les belles nuits -laissent flotter derrière elles sur la campagne réveillée. - -Après le déjeuner, la pluie ne cessant pas, il revint sous le hangar, -et debout, au milieu de l'universel ruissellement, il se disait: -c'est là que tout l'heure nous causions. Cependant, il entendit des -pas précipités de quelqu'un qui se hâtait sous la pluie. Il n'osait -espérer que ce fût Edward, mais il le vit apparaître courant, la -tête nue et rejetée. Le jeune maître lui dit, d'une voix entrecoupée -par l'essoufflement, qu'avec sa sœur ils avaient imaginé, pour tuer -le temps, de ranger la bibliothèque et qu'ils avaient besoin de ses -lumières. - -Ils gagnèrent l'escalier extérieur, pénétrèrent dans la salle où -l'avant-veille Claude s'était penché sur sa seizième année. Il vit -d'abord, appuyée près de la fenêtre, la jeune fille May. Derrière elle -un ciel lourd de nuées montrait par des déchirures un métallique azur. -La pluie cessait, mais le vent faisait s'égoutter les arbres; les -oiseaux avaient leurs voix particulières des fins d'orage. Claude eut -peur que May, comme son frère, ne s'excusât; elle lui tendit seulement -la main. Edward parlait des éditions intéressantes qu'il avait -entrevues: Claude, sans l'entendre, se regardait dans le trumeau où lui -était apparu, l'avant-veille, l'écolier songeur et grave qu'il avait -été; aujourd'hui le miroir révèle à Claude,--pour la première fois, lui -semble-t-il,--des cheveux trop frisés, une cravate rouge toute faite, -des mains gonflées aux ongles terreux, et cette chemise de flanelle -grise. - -Dès lors, tandis que pour la forme il demande à Edward s'il veut placer -les livres par ordre alphabétique des noms d'auteurs, il n'éprouve plus -qu'un désir: disparaître. May, jusque-là silencieuse, d'une voix un -peu haletante et pressée, comme les gens timides et qui ont hâte de se -taire, dit qu'à Paris, chez son frère, les livres sont rangés selon la -couleur des reliures. Sur son cou, une masse de cheveux semblent tirer -en arrière sa trop petite tête; on ne voit que par intervalles l'eau -glacée de ses yeux que recouvrent presque toujours des paupières un peu -malades. Claude, interdit, et pour ne pas rester muet s'informa assez -niaisement si elle avait du goût pour la lecture: - ---Oh! la lecture et moi! fit-elle. Peu de livres me suffisent. Mme -Gonzalès, abonnée d'une «bibliothèque circulante» s'indigne parce que -«je ne me tiens pas au courant de ce qui paraît». - ---Quels sont les livres qui vous suffisent? demanda Claude soudain -intéressé et incapable de discrétion. - -Elle fronça les sourcils, dit du bout des lèvres que c'était sans -importance, se rapprocha, d'un pas traînant, de la bibliothèque. - -Claude ne s'aperçut pas de la leçon; mais Edward, craignant qu'il fût -blessé, se hâta de lui dévoiler que les saintes Écritures, Eschyle et, -parmi les modernes, le seul Baudelaire, composaient la bibliothèque de -sa sœur. - ---Ne soyez pas ébloui, dit-elle; sauf ma Bible, je ne les ouvre guère. - -Edward ajouta: - ---La musique lui tient lieu de tout. - -Claude, très à l'aise et un peu pompeux, déclara qu'en effet il avait -été réveillé «par des flots d'harmonie», que, lui aussi, l'aimait -passionnément, mais que, hors le grégorien et des morceaux d'orgue, -son ignorance était extrême. Edward, accroupi sur le divan, alluma -une cigarette qui sentait l'ambre, l'encens, la rose sèche; affectant -de chercher ses mots, il exprimait des choses que Claude portait -depuis longtemps dans son cœur. Il dit que pour ceux qui ne peuvent se -résigner aux apparences, la musique arrache les voiles, les jette face -à face avec la mort, et de cette confrontation crée une volupté; il -raconta qu'à des jeunes gens qui se tuèrent et, qui furent ses amis, -elle apparut comme le dernier lien qui attache à la vie. Il nomma l'un -d'eux qui, dans ses derniers jours, couché sur le tapis du salon, ne -voulait point que sa sœur quittât le piano, et la suppliait: encore! -encore! - -Claude ne songe pas à s'en aller, les yeux fixés sur les lèvres -d'Edward, comme ceux d'un enfant qui écoute une histoire; et -furtivement, ils s'arrêtent sur May, assise auprès de son frère, les -bras relevés et les deux mains nouées contre la nuque. Claude se -rappela plus tard qu'il avait répondu que la musique pouvait être aussi -une prière, un cri de joie et d'amour, un acte de foi, et qu'Edward -l'avait approuvé, lui parlant de Beethoven et de la neuvième symphonie: -«Mais à Paris, disait-il, on commence de réagir contre toute musique -trop chargée et qui s'écoute la tête dans les mains: on la veut -dépouillée, simple et nue». - -La pluie avait recommencé de les isoler dans son réseau traversé -de fugitifs coups de lumière. Au centre de cette haute pièce -qu'embaumaient les vieilles reliures et ce tabac blond, Claude se -retrouvait, hors du temps et comme si cette minute dût être éternelle. -Il dit que, dans le parti qu'il avait choisi de revenir à ses origines, -la musique, plus qu'aucune autre joie, lui manquerait. Il raconta -qu'une seule fois, chez les Floirac, il avait entendu une voix de femme -et qu'elle continuait de chanter en lui. - ---Quel dommage, dit Edward, que May ne veuille jamais chanter pour un -autre que pour moi... Ce vous serait une telle révélation ... - -Et May, d'une voix un peu âpre, ajouta: - ---J'ai horreur d'aider à la digestion des gens, de laisser à leurs -voitures le temps d'arriver; plutôt mourir que de chanter au sortir de -table comme on donne le café et les liqueurs; mais pour vous, Monsieur, -si vous y pouviez trouver quelque plaisir... - -Claude interdit, ne put faire qu'un geste. Avec une hâte fiévreuse, une -joie étrange et disproportionnée, Edward les entraîna au salon. May -s'assit au piano, son frère choisit lui-même la partition. - -Il parut à Claude que le ruissellement de l'eau sur le feuillage, que -le vent dans les tilleuls, que toute la campagne submergée faisaient -silence autour de ce chant, ou plutôt que les rumeurs du pluvieux -après-midi étaient passées dans la voix du la jeune fille. Cela -s'appelait l'_Invitation au voyage_. Chaque cri le frappait au cœur -comme une petite vague; il entrevoyait d'inaccessibles joies; des -bonheurs déchirants. - - -La porte s'ouvrit: May ferma le piano et se leva; Claude vit un homme -corpulent, court, avec des cheveux en brosse presque blancs qui -rendaient terrible l'aspect de ses joues violacées, de sa tête à mort -subite. - ---Qu'est-ce que vous faites ici, mon garçon? - -Il arrêta sur Claude son regard glauque où le jeune homme, malgré son -trouble, reconnut la couleur des yeux de May. M. Dupont-Gunther, vêtu -de cover-coat, portait au petit doigt un solitaire; une trop lourde -chaîne barrait son ventre. La voix de Claude s'étrangla, et ce fut -Edward qui répondit nonchalamment: - ---J'avais demandé à Claude Favereau de nous aider pour le classement de -la bibliothèque ... - ---Ce n'est point ici la bibliothèque. - -Sur le front de M. Dupont-Gunther la colère gonfla une veine, et -derrière son dos fit trembler ses mains: - ---Personne ici n'a le droit de disposer de mes gens. Et, se tournant -vers Claude: Vous n'avez d'ordres à recevoir que de moi, mon garçon; -je vous avertis une fois pour toutes; allez dire à Favereau qu'il -m'attende aux chais. - -Lorsque Claude eut quitté la pièce, M. Dupont-Gunther, tourné vers -Edward, ramassé, eut l'air d'un bull-dogue prêt à fondre. Edward dit à -sa sœur: - ---May, mon petit, va dans ta chambre, va. - -Elle s'éloigna droite, sans regarder son père. - ---Tu oses... Tu oses ... balbutia-t-il. - -Edward, appuyé contre le piano, les mains dans ses poches, sa grande -bouche rouge, élargie encore par un sourire voulu, la tête rejetée, -s'installait dans le calme en face du gros homme déchaîné. - ---Vous avez raison, mon père, je reconnais mes torts; j'eusse mieux -fait de ne pas amener ici ce jeune homme; veuillez agréer mes excuses. - ---Et voilà ... et voilà... Tu t'imagines t'en tirer ainsi... - ---Vous n'avez pas la prétention, n'est-ce pas, de me donner le fouet ni -de me mettre au pain sec? Adieu: je pense qu'un peu de solitude vous -est nécessaire. - -Il inclina la tête, s'éloigna de son pas glissant, ouvrit la porte avec -si peu de bruit qu'il heurta presque la poitrine de Mme Gonzalès aux -écoutes. Elle balbutia: - ---J'entrais justement au salon... - -Edward s'excuse, avec une insolence appuyée, de déranger ses habitudes, -puis se retire. - -Mme Gonzalès s'arrête en face du maître de céans toujours immobile, les -jambes un peu écartées et tel qu'un homme abruti qui écoute son sang -battre. Suavement, elle sourit, cache ses mains dans les poches d'un -tablier de linon et, d'une voix de tête un peu chantante: - ---Cher Monsieur, ne souhaiteriez-vous pas de prendre un bain de pieds -sinapisé? - -Imprudente parole! Bertie Dupont-Gunther, avec des onomatopées rauques, -des aboiements, demanda à la dame s'il était gâteux, cria qu'il en -avait assez d'être à ce point ravalé dans sa propre demeure, que -d'ailleurs il ferait maison nette et ne souffrirait plus, toujours en -face de lui, le museau d'une vieille... - -Le mot lancé fit tressauter la dame qui se rengorgea, pinça ses lèvres, -se dressa sur ses hauts talons en murmurant qu'elle n'était qu'une -faible femme sans défense et qu'elle savait ce qui lui restait à faire. -Mais Dupont-Gunther soulagé se rappela sa profession d'homme du monde. -On lui connaissait cette politesse excessive par quoi les gens coléreux -et qui ne se possèdent pas, se rattrapent, donnent le change; impulsif -et grossier comme pas un de ses maîtres de chais, toujours Bertie joua -au gentleman. - ---Vous m'excuserez, Mélanie; vous m'avez surpris à un mauvais moment. -Je vous prie de ne pas douter de mes sentiments à votre égard. - -Sa lèvre trop courte, hérissée de poivre et sel, découvrit ses -incisives de rongeur. Mme Gonzalès n'avait point acquis, au long d'une -aventureuse carrière, une connaissance des hommes aussi approfondie -qu'on l'eût pu croire. Elle imagina un retour de tendresse chez ce -Bertie sur qui elle n'avait pas tort de se croire quelque influence, -bien que depuis nombre d'années il ne lui demandât plus rien de ce -qu'elle avait eu tant de plaisir à ne lui jamais refuser. C'était du -temps que vivait Mme Dupont-Gunther si orgueilleuse, si douloureuse, -que Mélanie ne se lassait pas de blesser, d'humilier, de regarder -saigner; sous prétexte d'apprendre la musique aux enfants, Bertie -l'installa dans la maison: vieille, grotesque, elle s'y maintenait -encore. Depuis qu'il avait atteint sa cinquantième année, le goût de -M. Dupont-Gunther pourtant se détournait chaque jour un peu plus de -telles maturités; aussi fut-il à mille lieues de comprendre la raison -qui, à cette minute, faisait tumultueusement s'élever et s'abaisser la -poitrine de la dame: - ---Oh! Bertie, Bertie, quoique vous disiez, comment douterais-je jamais -de vous? Nos liens sont indissolubles. - -Ici elle parvint à éclater en sanglots. - ---Il n'est plus question de cela, ma chère: l'histoire ancienne est -l'histoire ancienne. Souffrez que j'allume un cigare. - -Elle tapota ses yeux, le temps de mesurer sa bévue, et reprenant son -rôle de confidente presque maternelle, fit asseoir Bertie auprès -d'elle, sur le canapé: - ---Voyons, mon ami, qu'y a-t-il? La présence d'Edward peut-être? - -Bertie gronda: - ---Un orgueilleux, un propre à rien, un barbouilleur de toiles! mais -depuis que les enfants jouissent de la fortune maternelle, je n'ai plus -barre sur eux; impossible de les mater. - -Mme Gonzalès émit l'opinion que le code était abominable; et Bertie: - ---Il n'y a pas à récriminer: Edward a déjà exigé ses capitaux; ceux de -May restent encore dans mon commerce, mais la voilà bientôt majeure. - ---Le cas est grave, Bertie... - ---Plus que vous ne sauriez croire, ma chère, mais c'est par vous que -tout s'arrangera. Écoutez-moi: May vous déteste. - ---Chère petite! Je ne cesserai jamais de lui rendre le bien pour le -mal... - ---May vous déteste, répéta Gunther, et mes plans exigent que vous lui -deveniez, à la lettre, insupportable. - -La dame protesta qu'elle y aurait de la peine, mais Bertie lui déclara -tout de go que cela ne lui coûterait rien que de rester naturelle. La -dame se piqua, prétendit ne pas entrer dans la nécessité d'être haïe. - ---Comprenez-moi, ma chère: pour que l'argent de May reste dans la -maison, il faut qu'elle épouse le fils Castagnède, de qui le père fut, -de son vivant, mon associé. La mère Castagnède, très flattée de cette -alliance, la désire en dépit de nos religions différentes; il suffirait -que May eût vent de mon désir, pour ne point consentir à ce mariage. - -Mme Gonzalès assura qu'en effet, la jeune fille souvent tourna en -ridicule «ce garçon qui certes la valait bien»! - ---C'est un imbécile, dit M. Dupont-Gunther, et c'est tant mieux. -Lorsque vous aurez exaspéré ma fille au point que la maison lui sera -devenue odieuse, Marcel Castagnède apparaîtra. Vous n'y perdrez rien, -Mélanie; et tenez, je suis ravi de ce projet que vous avez d'installer -ici votre fille, cette jolie Edith que je n'ai point revue depuis le -temps de ses robes courtes, les enfants seront furieux. - -Sous la lèvre retroussée, les incisives parurent. Mme Gonzalès le -regarda, soupira, sourit: - ---Qu'en savez-vous? On ne peut voir Edith sans l'aimer, fût-ce même la -jalouse May... - ---Alors, gare à moi! risqua M. Dupont-Gunther qui, au moment de -regagner Bordeaux jusqu'au dimanche suivant, chargea la dame -d'épier «les enfants», leurs paroles, leurs gestes. Sémillante, et -l'arrière-train balancé comme du temps qu'elle était une jeune personne -avec une tournure rembourrée, Mélanie alla méditer dans sa chambre -devant le portrait de sa fille. - -Dans cette pièce meublée d'un vieux lit laqué, tendue de toile de Jouy, -des pots de fard, des bâtons de rouge, une odeur de seau à toilette et -les vastes cartons à chapeaux dénonçaient la sorte de dame déshonorant -le vieux logis. Un dernier rayon joua sur ses cheveux luisants de -teinture, éclaira la danse innombrable d'une poussière de poudre de -riz. Avec amour, avec orgueil, la dame contemplait cette photographie, -sa plus sûre, sa suprême carte. - -A la même heure, Edward et May prenaient le thé dans la chambre du -jeune homme. Ils avaient clos les volets. Une basse lampe de cuivre -faisait un cercle étroit de lumière, rapprochait leurs chaises, les -invitait à causer à voix basse. Sur le divan d'acajou en forme de -lyre, Edward avait jeté une étoffe de Perse noire et or; dans un grès -de Decœur, pareil à un caillou bleui par l'eau des gaves, une seule -rose. Au mur, il avait accroché une aquarelle d'Eugène Lamy: salon -1840, jeune fille au piano, sièges capitonnés, dames perdues dans leurs -jupes; à la cheminée, quelque Lucien de Rubempré s'accoude. - ---Tu as tort, je t'assure, Edward, de combler ainsi ce garçon: que de -fois t'ai-je vu éblouir un camarade, une jeune fille, puis les laisser -à jamais déçus, appauvris. Mais aujourd'hui, ce serait pire. - -Edward jeta sa cigarette, ouvrit la fenêtre, poussa les volets: -les feuilles s'égouttaient, et les douces flûtes des crapauds se -répondaient dans l'herbe. - ---Tu es injuste, chérie: Claude m'inspire plus de sympathie qu'aucun de -ceux que tu m'accuses d'avoir dédaignés et qui ne surent pas garder le -visage qu'ils m'avaient montré la première fois que je les vis. Tu sens -trop comme moi (il sourit de cette expression qui revenait sans cesse -entre eux), pour ne pas aimer infiniment cet esprit de finesse chez un -garçon si fruste, étranger à ce que nous haïssons le plus au monde: -la pose, l'affectation, tout l'artificiel qui m'exaspère en moi, chez -les autres, en moi surtout, en nous. D'ailleurs, ne fus-tu pas, aussi, -séduite? Tu as chanté pour lui, toi qui ne chantes pour personne. - -May sourit et ne répondit pas. Ils entendirent ronfler l'auto qui -ramenait M. Gunther à son travail et à ses maîtresses. Tout près -d'eux, la cloche sonna pour le repas dans un bruit de vigne vierge et -de jasmin remués. A table, Mme Gonzalès mangea, les coudes rapprochés -du buste, et ne tint son verre qu'avec trois doigts, l'auriculaire -levé. Elle savait aussi qu'il ne faut pas montrer ce que l'on a dans -la bouche et ses lèvres hermétiques l'obligeaient de moudre longuement -la nourriture. Vers la fin du repas, des bouffées lui montèrent aux -joues; elle se détourna, frotta ses chairs couperosées d'une feuille de -papier poudre. Les jeunes gens passèrent au salon où Mme Gonzalès ne -les suivit pas; mais ils la savaient tapie dans l'ombre du vestibule, -faussement somnolente, attentive. - -Edward parla bas à May, ouvrit le piano, choisit une partition, et sa -sœur lui dit à mi-voix: - ---La fenêtre est-elle assez ouverte pour qu'il entende? - -Claude, ce soir-là, mangea sans dire un mot, en face de son père très -appliqué à garnir des rectangles de pain avec de petits morceaux de -lard. Le gros homme, d'un coup, vidait son verre, s'essuyait les -moustaches du revers de la main; Maria, à chaque instant, se levait -pour le service. Claude la supplia de s'asseoir. Elle dit qu'elle -n'avait jamais mangé tranquille que chez les autres, à des repas de -noce ou d'enterrement. Le jeune homme monta à sa chambre, et, devant -la fenêtre ouverte, attendit. Il reconnut, à un bruit de pas sur -la route de Viridis, que le vent venait de l'est. Enfin le chant -attendu s'éleva, car il l'attendait sans qu'il eût osé se l'avouer, -cette supplication, ce nostalgique désir, cette ardeur du désespoir. -Malgré la distance, deux vers du poème qui reviennent sans cesse lui -parvinrent distincts et il les répéta bien longtemps après qu'eut cessé -le chant triste. Il négligea, pour les redire encore, sa prière du soir. - - -V - - -Sieste: Claude regarde les hommes, comme une armée anéantie, joncher -la prairie. Autour des meules, ils étendent leurs bras crucifiés. Des -mouchoirs protègent leurs visages. Lui, il ne veut pas dormir, mais -s'abandonner âme et corps à cette chaleur qui perd sa vie dans la Vie. -Il rêve que ses pieds s'enracinent, que ses mains étendues se tordent -et que sous la poussée de la sève, sa tête, dans les nuées, agite une -chevelure de feuillages sombres. Son père lui a ordonné de ratisser -les allées, et il ramasse un bout doré de ces cigarettes que fume -Edward, et indéfiniment contemple dans l'argile sèche de la terrasse -l'empreinte d'un pas menu. Il voudrait s'avancer vers ces marronniers -où il a suspendu, ce matin, deux hamacs: il rôde alentour et de loin -envie les cimes immobiles, qui font silence sur le sommeil des jeunes -maîtres. Une cigale éclate, grince longuement, puis trouve son rythme -et bat comme le cœur souffrant de Cybèle engourdie. En dépit de -lui-même, le garçon se rapproche. - ---Est-ce vous, Claude? - -Il accourt. Edward est assis sur le hamac, ses cheveux ébouriffés, -le col ouvert. May demeure étendue, sa robe blanche la couvre -chastement jusqu'aux chevilles, et l'enfant paysan s'émerveille, de -deux pantoufles d'argent qui pèsent au filet du lit aérien, comme deux -poissons minuscules. Il s'étonne que la jeune fille le considère avec -un sourire, que sa main un peu forte,--sa main de pianiste, dit son -frère,--se tende. Edward regarde la plaine où la chaleur tremble: - ---Qu'est-ce donc cette tache qui luit, là-bas? - -Et Claude, dans un grand rire: - ---Mais monsieur, c'est la Garonne! - ---Comme elle est près! Claude, connaissez-vous un endroit où nous -pourrions nous baigner? - -Claude répond que dans sa petite enfance il allait entre -Saint-Pierre-d'Aurillac et Saint-Macaire où est une plage sous les -saules, mais il fallait compter trois quarts d'heure de marche, et tel -était le retour qu'il y perdait la fraîcheur acquise dans l'eau du -fleuve. - ---Nous irons en automobile! s'écrie Edward. - -La promesse de ce plaisir le ressuscite; il saute à pieds joints le -hamac d'où sa sœur ne s'est pas levée, il l'oblige de courir à la salle -à manger pour préparer la collation. Cette fiévreuse joie déroute -Claude, lui semble sans proportion avec le plaisir d'une baignade, il -aime mieux voir son maître accablé et sombre qu'en proie à cette gaîté -frénétique. - -Voici Edward au volant et Claude à ses cotés. Au fond de la voiture, -May demeure seule; l'auto glisse et, sous les roues, la route se -décompose en nuage. Dans le pare-brise, l'image vacillante de May -se reflète; au rythme du moteur, Claude poursuit cette apparence -inaccessible. L'auto lentement s'engage dans un chemin qui conduit au -fleuve. Tandis que May prépare le goûter, les deux jeunes gens sous -les saules s'enfoncent. Avec tant de mollesse le fleuve se répand, que -d'abord ils ne discernent pas sa pente. Dévêtus et, après quelques -brasses, étendus la face vers l'azur dormant, tous deux s'abandonnent à -la vie du fleuve, à cette circulation de la terre vivante. O bien-être! -Le vol mou d'un oiseau trouble l'azur; l'oblique soleil les oblige de -ne plus rien voir du monde qu'au travers de leurs cils rapprochés. -Entre l'eau et l'éther, leurs minces corps sont pris. Un poisson saute -comme une goutte de mercure. Enfin, arrachés au tiède embrassement -du fleuve, les jeunes gens envahis d'orgueil physique, gonflent leur -poitrine, tendent vers la lumière des bras musculeux qui déjà ne -ruissellent plus. - -May ordonne le goûter, affairée et soudain puérile, rieuse comme toutes -les jeune filles. - ---Dépêchez-vous! Il ne vous restera plus de reines-Claude. - -Les jeunes gens se couchent dans l'herbe qui les porte comme, tout à -l'heure, l'eau. Edward s'étonne que «les beautés de la nature» servent -à la fois d'argument à ceux qui veulent y trouver une intelligence -créatrice et à ceux qui ne croient qu'à la matière, à des lois -aveugles. Claude, selon sa coutume, pose candidement une question -directe: - ---Et qu'y voyez-vous, monsieur? - -Edward déclare éprouver, plutôt, le sentiment d'une absence. Le -théologien que fut Claude, le garçon dès l'adolescence assoupli aux -controverses, à ce mot «sentiment», s'emporte. Il ose risquer une -allusion à l'hérésie de ses jeunes maîtres; il se rappelle un cours -très bien fait de M. Garros qui, né dans le Lot-et-Garonne où les -huguenots pullulent, avait étudié sur le vif, la religion prétendue -réformée. - ---A vous, Monsieur, il ne vous est donné que de «sentir» une présence -ou une absence: sevrés des sacrements--et du sacrement essentiel--par -des discours et encore des discours qu'ils veulent brûlants, vos -ministres essaient de créer en vous des étals de sensibilité. - -Edward, amusé, observait ce soudain retour de métaphysique chez ce -jeune être fruste--si animal tout à l'heure dans le fleuve--puis, nu et -appuyé à un saule, pareil au berger David, et maintenant, sa chemise -entrouverte laissait voir sur sa poitrine la brûlure d'un coup de -soleil. May levait vers le controversiste une anxieuse figure, tandis -qu'Edward objectait: - ---Votre Pascal ne parle-t-il pas du Dieu sensible au cœur, non à la -raison? - -Rouge, hérissé, comme le séminariste qui naguère arpentait la cour, -aux côtés de M. de Floirac, Claude fit front: oui, par une touche -intérieure, et, d'un mot, par l'amour, la Grâce pénétrait le chrétien; -mais une fois cette connaissance au dedans de lui acquise, le fidèle -en dehors de lui découvre de cet amour la Source: Quelqu'un existe, -distinct de la chose créée qu'il sait où prendre, et qu'il mange et -qu'il boit. - -Edward sourit encore, tellement indifférent à ces sortes de questions -qu'il n'essaie pas de poursuivre le colloque. La jeune fille, au -contraire, interroge: - ---Si vous me vouliez convertir, Claude, que me diriez-vous? - ---Je vous demanderais d'abord si, dans votre Église, rien ne vous -manque. Vous êtes en face de Dieu, et, de vous à lui, il n'est pas de -routes. Des exhortations, des prières communes très pathétiques vous -peuvent donner la sensation de sa présence; hors ces minutes d'ardeur -collective. Il vous demeure inaccessible. - -May, devant les mois, hésite comme toute femme aux prises avec des -formules abstraites: - ---Peut-être est-il vrai que notre faiblesse est de ne savoir jamais si -nous sommes justifiés. Sans doute, je crois bien que vos dogmes sont -puérils, et toute cette idolâtrie! - -Claude, trop familier, se rebiffa: - ---Vous parlez de ce que vous ignorez. - -Le mépris du séminariste pour la femme était sensible, mais la jeune -fille ne parut pas entendre et, comme se parlant à soi-même, elle dit: - ---Si j'étais catholique, j'aimerais cette règle extérieure, ce repos de -croire ce qu'on me dirait de croire, et surtout cette assurance d'être -pardonnée. - -Claude joignit les mains et, ce cri lui échappa: - ---Oh! vous, Mademoiselle, quelles fautes pouvez-vous commettre? - -Edward éclata de rire, à la lois inquiet et curieux de ce que -répondrait son orgueilleuse sœur, mais elle ne prit point ce masque de -froideur et de morgue qu'on lui voyait communément après ses échappées -de confiance, et dit rêveusement: - ---Je me souviens qu'enfants, nous répétions cela à maman: qu'elle ne -pouvait commettre de péchés ... n'est-ce pas, Edward?... Claude (il -tressaillit de l'entendre prononcer son nom) vous êtes resté un naïf -petit garçon, malgré toute votre science. - -Elle ajouta, craignant qu'il fût blessé: - ---Mais c'est une louange que je vous donne. - -Edward avertit sa sœur que Claude, bien qu'il la crût sans péché, ne -doutait pas qu'un jour elle serait damnée ainsi qu'il convient à une -hérétique. Le jeune paysan protesta: il ne pouvait souffrir qu'on -touchât plaisamment à ce sujet, et tandis qu'avec précision il exposait -que beaucoup appartiennent à l'âme de l'Église, sinon à son corps, -il souffrait du sourire d'Edward, de cette cruauté dans ses yeux et, -aux coins tombants de sa grande bouche, de cette lassitude; pourtant -il ne s'arrêta point de parler, flatté et troublé par l'attention -de May dont il songeait qu'elle devait avoir la face ardente d'une -Jacqueline Pascal au milieu des docteurs jansénistes. Comme il avançait -que chercher Dieu c'est déjà, sans doute, l'avoir trouvé, Edward -l'interrompit: - ---Je vous en prie, mon cher, faites-nous grâce de la citation du -Mystère de Jésus qui, à cet endroit de la conversation, ne rate jamais. - -Claude détourna les yeux du railleur et se tut. - ---Ne vous scandalisez pas, dit May qui, s'étant levée, entoura de ses -deux bras le cou de son frère, voyez-vous, il a cette pudeur, lorsque -la conversation tourne à la grandiloquence, de la clore par une fausse -note. - ---Oui, dit-il, (et il appuya les lèvres sur les cheveux de sa sœur), -nous tenons à éviter toute ritournelle. - -Ils rirent ensemble de ce mot qu'ils employaient souvent entre eux. -Claude essayait de comprendre; il s'étonnait de souffrir et ne savait -pas de quoi il souffrait, ni pourquoi ce brusque désir d'être seul. -Edward ramassa dans l'herbe un exemplaire des _Fleurs du Mal_ que May, -pendant leur baignade, avait lu. - ---Voilà, dit-il, le finale qu'à cette après-midi il convient de donner. - -Claude ne connaissait rien de cet auteur, hors _l'Invitation au Voyage_ -que Mademoiselle avait chantée. Edward se proposa pour une lecture à -haute voix, mais la jeune fille ne le voulut pas. - ---Ce sera moi, dit-elle, tu lis trop mal. - -Elle essaya de lui arracher le livre des mains, il s'échappa en -suffoquant de rire, elle le poursuivit; on eût dit des enfants, un soir -de grandes vacances. Claude souhaitait passionnément que ce fût la voix -de May qui lui apportât cette révélation. Edward se laissa vaincre, -mais il fallut attendre que sa sœur ne fût plus essoufflée. Elle relut -_l'Invitation au Voyage_, puis _la Vie antérieure, le Balcon_, d'autres -poèmes encore, avec monotonie. L'ombre de longues herbes traversait les -pages du livre. Ils rentrèrent en silence. Claude regardait la lune qui -d'arbre en arbre suivait l'auto. Mme Gonzalès guettait leur retour. -Elle leur annonça avec pompe qu'Edith, sa fille bien-aimée, lui avait -fait la surprise de débarquer au train de quatre heures. Edward et May -qui, depuis longtemps, s'attendaient à la surprise, ne daignèrent pas -s'informer du voyage de la jeune fille, ni de la chambre qu'on lui -avait préparée. Mme Gonzalès, à qui Edith avait interdit de la venir -troubler dans ses ablutions, soulagea son cœur avec une longue épître à -M. Dupont-Gunther: - -«Vos enfants, lui mandait-elle, vont se baigner et faire mille folies -avec le petit Favereau; mais cela est excellent: pour des raisons que -j'ignore, ce garçon rôde autour de moi; je lui tirerai les vers du nez. -Enfin, mon ami, Edith est là. Elle renonce à sa situation de gérante -au Splendid Hôtel de Biarritz, où les clients, par trop d'assiduités, -eussent risqué de la compromettre. Il suffit de la voir pour s'assurer -qu'on ne se peut défendre de l'adorer. A samedi, mon cher Bertie.» - -Claude, à la fenêtre de sa chambre, se penchait dans le clair de lune. -Il répétait l'un des vers que May lui avait enseignés au bord du fleuve: - - Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses... - -Qu'il retentissait en lui ce vers si simple! La lueur du ciel réveilla -les coqs. Les minutes heureuses... Claude voulait les évoquer, les -garder pour qu'elles le soutinssent au long des mois sans joie qui -allaient venir. Une étoile filante glissa, s'anéantit. Peut-être, par -le monde, d'autres enfants rêveurs l'ont vue et, à voix basse, ont fait -un vœu. L'obscur désir qui est en toi, oserais-tu l'avouer, pauvre cœur? - - -VI - - -La présence d'Edith Gonzalès détourna Edward de Claude: ces cheveux -oxygénés, cette figure peinte lui rappelaient Paris, comme il -commençait de trouver bien monotone le séjour à Lur. Il y était venu -enthousiaste, lorsque après des mois d'agitation, rien n'attire plus le -cœur qu'une maison des champs, l'isolement, le silence. La rencontre -de Claude avait, de quelques semaines, empêché un retour offensif de -l'ennui. Mais on a vite fait le tour d'un petit paysan, même s'il -fut lévite: Edward commença donc d'ouvrir sa boîte à couleurs et de -nettoyer ses pinceaux. Lorsqu'il songeait au travail, c'était vraiment -qu'il n'avait plus rien ni personne avec quoi jouer; l'art lui fut -toujours un pis-aller: d'aucune de ses toiles, il n'avait à attendre -de surprise; qu'il usât de la déformation, ou qu'il reproduisit avec -exactitude ce qu'il voyait, il n'échappait pas au procédé. Aucune -sincérité: ses pommes étaient de mauvais Cézanne. Pas une touche, sur -sa toile, qu'il ne reconnût. Il se rendait exacte justice. Quelques -louanges qu'il reçut à Paris tombèrent à faux: on l'admira pour ce -qu'il y avait de médiocre en lui ou pour ce qui ne lui appartenait pas -en propre. Au contraire, il souscrivait à toutes les condamnations -subies, et même il reconnaissait la justice de ce silence, de cet oubli -qui déjà l'enveloppaient, qu'il sentait éternels. - -Donc, cette belle fille survint, lorsque Edward commençait d'être -inoccupé et dans ces après-midi de grande chaleur où un jeune être -sans discipline intérieure connaît la tyrannie de sa chair. Il tourna -autour de la jeune femme de qui l'indifférence forcée le piqua au jeu. -Les gloussements de poule inquiète de la Gonzalès l'avertirent que sa -manœuvre en déjouait une autre plus secrète. Les efforts d'Edith, dès -le samedi soir et jusqu'au mardi matin, pour ne plus le connaître et -pour ne s'occuper que de Bertie Dupont-Gunther, avertirent Edward qu'il -accomplirait une œuvre pie en troublant cette arrogante personne, cette -belle pièce de fille, comme disait le père Favereau. - -Ainsi, tout à son intrigue, il laissa Claude et May à leurs propos de -théologie. May ne se lassait pas d'interroger l'ancien séminariste qui -eût mieux aimé de moins abstraites questions. Tout de même, cet enfant -chrétien gardait trop de scrupules pour ne pas éclairer la petite -calviniste anxieuse de qui d'ailleurs les idées touchant l'Église -étaient telles que Claude s'indignait, mettait à les réfuter toute -sa passion. Il lui montrait les limites de l'infaillibilité papale -et qu'elle n'implique pas l'impeccabilité. May fut bien contente -d'apprendre que les catholiques n'adoraient pas la Vierge, et que les -indulgences, dont le trafic déclencha la Réforme, s'annexent au dogme -admirable de la communion des saints. - -Leurs conversations avaient lieu, le plus souvent, sur la terrasse, -à l'heure où la sieste vide la campagne, où le soleil oblige hommes -et bêtes à chercher la nuit de leurs tanières, du sommeil afin que -sur les vignes et sur les routes pâles, il demeure seul. Mais les -deux jeunes gens ne le redoutaient pas, et peut-être bénissaient-ils -ce feu, cette férocité complice qui les enveloppait d'une solitude -enchantée, qui les isolait au centre de la fournaise universelle. La -Gonzalès elle-même, qui toujours épie, redoutait la congestion et -jamais, avant cinq heures, ne se fût aventurée hors de sa chambre. -Claude voulait et ne voulait pas s'évader de la théologie qui était -le prétexte de ces colloques. Chaque jour il décidait de pousser une -pointe à côté de ces hauts sujets, mais jamais il ne put s'y résoudre; -au contraire il s'y cantonnait, comme si, hors le débat religieux, tout -n'eût été pour lui qu'embûches; d'ailleurs May, à peine flairait-elle -l'approche de moins austères propos que, par une question directe, elle -y ramenait Claude. D'abord elle le fit d'instinct, puis, s'y appliqua, -dès qu'elle eut pressenti le désir de Claude et discerné, dans son -propre cœur, une complicité. Elle s'en admirait, sans se rendre assez -compte que d'abord il s'agissait pour elle de se donner un prétexte, -de légitimer ces entrevues, d'empêcher qu'une seule parole imprudente -les rendît à jamais impossibles. Non qu'elle cessât un instant de -se passionner pour ces pieux débats: Claude, après s'y être laissé -traîner, atteignait toujours à les traiter de bon cœur. Vainement leurs -jeunesses s'attiraient et l'une l'autre s'émouvaient, il fallait qu'ils -parlassent de cela: à cet obscur drame charnel, un autre s'ajoute qui -le dépasse. - - -Claude apparut sur le seuil du hall, pressant contre son cœur une botte -de roseaux qu'il cueillit à cette mare aux grenouilles dont le vacarme, -chaque soir, fait regretter à Mme Gonzalès le temps où les serfs -battaient les fossés du château. - ---Ah! ah! voilà ce qu'il nous faut, crie la dame à croupeton sur le -billard d'où elle peut atteindre la suspension de porcelaine. Au-dessus -de son toupet mal ajusté, elle tend de gros petits bras, mais ils -sont trop courts. Edward et May ont levé les yeux de l'album qu'ils -regardent ensemble, sourient à peine, échangent des regards que, sur -le divan d'en face, Edith Gonzalès, du coin de l'œil, surveille. -Elle quitte enfin sa pose d'odalisque, monte aussi sur le billard, -recommence l'ouvrage de sa mère; celle-ci, dans un grand souffle, -proclame qu'elle y renonce, se laisse choir sur le divan, s'évente avec -un grand mouchoir qu'elle dit être «de rhume de cerveau». - ---Vous n'avez plus besoin de moi, Madame? demande Claude qui sait bien -qu'à peine sur les marches du perron, il sera rappelé par la dame. - ---Si j'ai besoin de vous?... (Elle le toise du regard, l'esprit -ailleurs.) Nous faut-il d'autres fleurs, May? - -Elle braque son face-à-main sur la jeune fille qui, auprès de son -frère, sur le divan d'en face, a l'air d'être dans l'autre camp comme -au jeu de barres. May répond qu'elle n'a cure d'aucune espèce de -fleurs, continue de feuilleter l'album avec une grande affectation de -ne rien éprouver de cette fièvre d'arrangements. - -Edward et May savent pourquoi viennent, aujourd'hui, les Castagnède, -quand même la jeune fille n'aurait pas été assiégée, depuis sa seizième -année, par le timide mais tenace désir de Marcel Castagnède, que nulle -rebuffade, aucun dédain ne découragèrent. Il avait toujours suffi que -Mme Gonzalès fût dans le secret d'un projet de M. Gunther pour que, -sans qu'elle en dît un mot, ce secret émanât d'elle: il suintait en -quelque sorte de son importante personne. A table, elle avait une façon -de mettre, à propos de rien, la conversation sur les Castagnède, de -dire, tout d'un coup, que les yeux de Marcel Castagnède comptaient -parmi les plus beaux qu'elle eût jamais admirés... - ---Vous plairait-il, risqua Edith Gonzalès avec un sourire affable, que -nous allions voir les dahlias? - -May répondit qu'elle se sentait lasse et, deux minutes après, accrut -son impolitesse en demandant à Edward s'il ne voulait point faire un -tour au jardin. - -Claude s'oubliait, au milieu de la pièce, les bras ballants, -prodigieusement intéressé par ce drame dont les racontars d'office lui -avaient fait connaître les dessous: Mme Gonzalès vivait avec sa femme -de chambre dans une grande familiarité et le service était fort au -courant de toutes les histoires des maîtres. - -Il serait resté là plus longtemps encore, si Mme Gonzalès ne l'avait -congédié avec un: «Vous pouvez vous retirer, mon garçon». où l'on -sentait, la foudre prête à éclater... - -D'ailleurs l'après-midi lourd s'emplissait d'un silence et comme d'une -immobilité qu'expliquait au sud, là-bas, dans l'encadrement épais et -sombre des charmes, cet horizon d'ardoise qui, peu à peu, montait, -ternissait l'azur. - -Edward et May se levèrent à leur tour. Ils marchaient, côte à côte, -sans rien se dire. Voyant Claude au loin, occupé à sarcler l'allée qui -longeait «le point de vue», ils voulurent l'éviter et, malgré le pesant -soleil, se dirigèrent vers les vignes. - ---Quelle vie! quelle vie! murmure May. Tout ce qu'il y avait déjà -pouvait suffire, ne penses-tu pas. Edward?... et voilà cette nouvelle -persécution qui va fondre sur moi à propos de Marcel Castagnède, cet -imbécile... - -Le mot, entre ses lèvres, siffla. Edward ne répondit pas; la jeune -fille reconnut ce sourire mauvais qui agrandissait la bouche de son -frère jusqu'à enlaidir ce visage. Le regard du jeune homme prit aussi -cet éclair équivoque et méchant qui, petite fille, lui faisait dire: -«Ne prends pas tes yeux de chat», ces yeux qui étaient les yeux -paternels... - ---Voyons, mon petit, dit-il, ne fais pas de drame. Avoue que tu adores -mettre le drame dans ta vie. - ---Tu es dur aujourd'hui, Edward. - -Et les yeux de May s'emplirent de larmes, car, avec son frère, -l'orgueil ne la soutenait plus. Sans s'émouvoir et du même ton coupant, -Edward lui déclara qu'il voyait bien que les grands mots allaient -commencer... - -May s'arrêta. Une immense nuée orageuse couvrait maintenant le ciel; un -lourd souffle s'éleva tout d'un coup; les hirondelles nageaient au ras -des hautes herbes où s'exaspérait la vibration des insectes. - ---J'aime mieux rentrer, dit-elle. Quand je songe que tu es venu à Lur -pour moi, pour m'aider, parce que je suis toute seule... - -Elle pleurait maintenant, rien ne restait de l'impassible visage contre -quoi venaient se briser les fureurs paternelles, les grosses perfidies -de Mme Gonzalès. Le vent avait un peu défait ses cheveux; avec ses yeux -gonflés, cette grimace de petite fille en larmes, elle était si laide, -si pitoyable, qu'Edward s'étonna de n'éprouver aucune pitié, de ne rien -sentir en lui qui fendît ce bloc de sécheresse, de dégoût, d'ennui: son -cœur des mauvais jours. - -Il ne trouva ni un geste, ni une seule parole, tandis que vers les -charmilles, elle s'éloignait. Elle traversa la terrasse, presque en -courant, la tête basse, toute abandonnée au vent du sud qui séchait sa -figure, brûlait ses paupières. Elle heurta Claude au tournant d'une -allée, perdit contenance, balbutia: - ---Je crois que l'orage monte. Il ne va plus tarder maintenant. - -Claude n'essaya pas de répondre: la bouche entrouverte, ses deux -grosses mains pendantes et gonflées, il la regardait. Du revers de sa -manche, il essuya un front ruisselant, puis regarda encore ce pauvre -visage. May s'éloignait, frappée de ce qu'elle avait lu sur cette face -de paysan, toute cette ardeur de compassion et (elle osait se le dire -à elle-même) d'amour. Réfugiée dans sa chambre, où les persiennes -étaient demeurées closes, étendue sur la chaise longue dont elle aimait -l'odeur de cretonne, elle se dit qu'elle était venue là pour souffrir -et qu'au fond, pourtant, elle ne souffrait pas, et que même, malgré -ses inquiétudes, ses tristesses, ses haines, elle éprouvait une joie -honteuse à se savoir aimée, une joie mêlée d'angoisse, d'humiliation -surtout, mais enfin une joie. - -Sa sœur s'étant éloignée, Edward s'assit entre deux règes de vigne, -face à la plaine, les deux poings appuyés à ses joues et regarda au -fond de lui-même, se disant: c'est vrai que je vins pour la soutenir -et c'est vrai qu'à cette minute, rien d'elle ne m'intéresse plus. Dès -longtemps il se connaissait cette faculté atroce de ne plus trouver -soudain en lui, à la place d'un sentiment qu'il avait cru profond, -qu'un trou, le vide. Ah! misérable, se dit-il, aurais-tu quelque -scrupule, aujourd'hui, de l'abandonner à sa misère, de partir n'importe -où, vers quelque palace à musiques, à rastaquouères, et quêtant -l'aventure? Mais je reste, je n'ai point envie de m'en aller. Quel être -est ma joie ici? - -Il ne chercha pas longtemps: d'abord il nomma Claude. Il ne goûtait -rien dans la vie comme ces espèces de rencontres: l'amour de Claude -pour May, l'amitié que lui-même était assuré d'avoir fait naître dans -ce jeune cœur. A cela certes il trouvait du charme; mais il y avait -plus: depuis huit jours qu'Edith Gonzalès était venue ici pour des fins -que sa mère croyait ignorées de tous, mais qu'Edward avait, dès le -premier jour, entrevues, cette jeune fille l'intriguait, et toutes ses -manœuvres. Tant qu'il l'avait vue, obéissante à la grosse diplomatie -maternelle, tourner autour de Bertie, il admira d'abord ce qu'Edith -avait su y ajouter de science et de rouerie et comme Bertie avait tôt -happé l'hameçon. Puis il s'étonna d'apercevoir qu'Edith se détournait -un peu de sa besogne, devenait distraite, rabrouait le vieux plus qu'il -n'était politique, et cela, parce qu'elle avait levé les yeux sur lui, -Edward. - -«Cette lutte cornélienne entre la passion et le devoir, se disait-il -(si l'on admet que le devoir d'Edith est de séduire le maître de -céans, et sa passion d'être par moi séduite), cette lutte a de quoi me -divertir.» - -La sincérité d'Edward n'alla pas jusqu'à lui faire dire: cette lutte -à de quoi me flatter. Dieu sait pourtant qu'il l'était! En dépit de -son visage, de ce mélange de bonne santé et de délicatesse qu'on voit -aux étudiants de Magdalen-College, Edward ne connut qu'un très petit -nombre de ce qui s'appelle bonnes fortunes. Peut-être manquait-il de -simplicité, d'abandon. Aucune femme ne put jamais se donner l'illusion -de le dominer;, de lui être nécessaire. Toujours il fut à mille -lieues de leurs habituelles préoccupations. En bref, il ne savait ni -donner le plaisir, ni le recevoir; «animal triste» s'il en fut, trop -tôt il ne pensait qu'à s'évader. Les femmes n'eurent pour lui qu'une -valeur d'usage: en dehors de «ça», répétait-il, elles m'assomment. -Il redoutait leurs rires, ces propos, ce mouvement à vide qu'elles -établissent dans une existence; il ne s'intéressait ni à leurs -servantes, ni à leurs couturières,--et les pédantes, les savantes, plus -encore l'exaspéraient: il lui fallait une vie de conversations, de -discussions sans fin avec des jeunes gens de son âge. - -«Si je me suicide jamais, disait-il, ce ne sera pour aucune d'elles. -Aimer au point de désirer mourir, au fond quelle raison de vivre! On -se tue parce qu'on n'a plus rien, pas même cela». Ainsi songeait-il -devant l'horizon chargé. Certes jamais les manœuvres d'une femme ne -l'amusèrent autant que celles d'Edith; pourtant que cela demeurait peu -de chose dans sa vie: l'espèce de plaisir qu'on peut trouver à une -pièce bien faite. - -«Je m'y intéresse et aussi à Claude, mais c'est qu'aujourd'hui ils sont -mes seules branches.» - -Il employait volontiers avec lui-même cette expression, se comparant -à un homme soutenu par des branches de hasard sur l'abîme. Chaque -fois qu'il éprouvait le moindre sentiment d'amour ou d'amitié, il lui -semblait qu'en dehors de cette émotion rien n'existait entre la mort et -lui. - -«Si je quittais Edith et Claude, dans une chambre d'Aix ou de Biarritz, -devant la fenêtre ouverte, ce serait là que je...» - -Que de fois il s'était raconté à lui-même les circonstances de son -suicide, jusqu'à composer les notes dans les journaux, jusqu'à -imaginer le visage de son père, à entendre le cri de May, à mesurer -l'indifférence de tel camarade. - -Il se leva, suivit l'allée par où tout à l'heure sa sœur s'était -enfuie. Silence étonnant des oiseaux! hors l'immense vibration des -prairies, nul autre bruit que celui de l'acier sur les cailloux de -l'allée où Claude enlevait les mauvaises herbes. Edward s'avançait, -traînant ses sandales, la tête un peu rejetée parce que le vent -renvoyait dans ses yeux la fumée de sa cigarette; le sourire que May -redoutait, enlaidissait le bas de ce visage soudain méchant, vieilli. -Il allait vers Claude; à la hauteur des charmilles, il aurait pu -remonter vers la maison; il ne doutait pas que cela valut mieux; il ne -pourrait rien dire à Claude qui ne blessât cet enfant; mais un attrait -plus fort l'entraînait vers le jeune paysan déjà redressé et qui lui -souriait de loin. D'abord ils échangèrent quelques mots inévitables à -cause de l'orage qui ne crevait pas. Puis Claude brusquement dit: - ---Il faut me pardonner, Monsieur Edward, mais Mademoiselle est passée -tout à l'heure près de moi, avec une figure si triste ... sans doute, -je me mêle de ce qui ne me regarde en rien... - -Son regard vers Edward appelait au secours; mais le mauvais garçon -s'amusait trop pour lui venir en aide; il le remercia seulement -de l'intérêt qu'il portait à sa sœur; peut-être avait-elle des -préoccupations certainement, rien de grave. Claude insista: - ---Enfin, Monsieur, vous n'êtes pas inquiet? - ---Mon petit Claude, je suis en passe de ne m'inquiéter de rien, ni de -personne. - -Le front de Claude se contracta comme chaque fois qu'il se heurtait -à cet étranger; le son même de cette voix le déroutait: il ne -reconnaissait plus ces yeux: - ---Oh! Monsieur, il faut, n'est-ce pas, que vous soyez tout à fait -rassuré pour parler ainsi? - ---Claude, Claude, dit Edward, vous commettez une faute d'où peut -venir votre malheur; vous croyez qu'il existe au monde quelque chose -d'important. - -Claude répondit qu'il croyait, en effet, que tout avait de -l'importance, parce que nous faisons le moindre geste et que nous nous -arrêtons à la plus secrète pensée sous le regard de Dieu. - -Il pressentit qu'Edward lisait en lui mieux qu'il ne faisait lui-même -et que ce qu'il n'avait jamais voulu s'avouer, depuis longtemps, -divertissait ses jeunes maîtres; il resta donc sans dire un mot. Alors -Edward commença un étrange bavardage; il assura que ce devait être bien -plaisant d'assister aux menus drames d'une vie familiale, depuis la -porte de l'office; que pour lui, s'il était né dans le peuple, il n'eût -point cherché d'autre passe-temps que celui de ces grands laquais trop -nourris que l'on voit aux banquettes des antichambres et qui peuvent, -mieux que Balzac, connaître le monde. Mais, pour que ce fût amusant, il -se fallait garder de quitter les coulisses, de se mêler aux acteurs, de -tenir un rôle. Claude n'usait pas de la situation pour rire aux dépens -de tous les grotesques habitant cette masure. - -Le jeune homme s'arrêta au bruit que fit le rateau en tombant des -mains du pauvre garçon de qui la figure avait pâli au point qu'Edward -remarqua, pour la première fois, sur le nez et sur les joues, des -taches de rousseur. Des gouttes de pluie s'écrasèrent contre les -feuilles; l'odeur de la terre s'éleva. - -Edward s'éloignait en courant. Dans le vestibule, Edith Gonzalès, le -front appuyé contre la vitre, le regardait venir; elle lui demanda -s'il n'avait pas pris froid. Il lui dit de ne pas s'approcher à cause -de l'odeur de drap mouillé qui est à s'évanouir, et demanda si les -Castagnède étaient arrivés. - ---Pas encore, mais il est grand temps de nous habiller. Je monte avec -vous. - -Ils gagnèrent l'escalier assombri à cause de l'orage. Edith marchait -devant le jeune homme: il nota qu'elle avait les cheveux mal plantés -sur la nuque. «Elle a une nuque canaille», se répétait-il. Il vit -aussi, autour de son cou blanc, le quadruple collier d'une ride. Il -pensa qu'avant cinq ans, elle aurait au bas des joues et sous le -menton les peaux pendantes des vieilles femmes; à ses poignets fripés -déjà les veines devaient être saillantes et ce n'était pas pour rien -qu'elle cachait ses tempes... Lentement Edith montait, persuadée de -sentir sur son cou le souffle d'un désir et à mesure qu'elle approchait -de l'étage, elle ralentissait son pas, attendant que ce souffle se -rapprochât de ses cheveux, devint un baiser. Edward la devina et pour -ne pas la décevoir, il prit dans ses deux mains les avant-bras de la -jeune fille un peu oppressée, gonflant son cou de tourterelle; mais -dans l'ombre, elle aperçut les yeux aigus d'Edward, ce visage cruel, et -instinctivement elle détourna le sien. Le jeune homme n'insista pas, -mais à l'oreille, il la loua de sa présence d'esprit: - ---Vous vous souvenez à temps que vous n'êtes pas venue ici pour vous -amuser. - -Elle s'appuya à la rampe. Edward ne voyait rien de son visage, mais il -en imaginait l'expression de colère, de honte. - ---Je ne vous comprends pas, vous êtes un misérable, laissez-moi. - -Alors sur le palier une porte s'ouvrit et Mme Gonzalès parut, gainée -dans une robe scintillante d'acier d'où jaillissait tout ce qu'au long -du jour on n'admirait qu'en détails à travers la lingerie des blouses -molles. Le bras gras et court, orné d'un collier de chien où manquaient -des perles, leva un bougeoir au-dessus d'Edward et d'Edith: - ---Pas encore habillée? demanda-t-elle sèchement. - -Cette grosse figure bilieuse évoquait pour Edward le masque de Napoléon -reconnaissant, au soir d'une bataille, qu'un ordre s'exécute mal. - ---Dépêche-toi, petite sotte! - -Sans adresser la parole à Edward, dans un cliquetis d'acier et de jais, -elle descendit tendant sur ses bras poudrés des gants trop étroits. - ---Madame votre mère, dit Edward, me rappelle la chute d'un sonnet de -Baudelaire. - -Edith haussa les épaules, entra dans son appartement. Edward gagna, -lui aussi, sa chambre, et se récita avec délices les trois vers qu'il -considérait comme le leit-motif de la famille Gonzalès: - - Je vois la mère, enfant de ce siècle appauvri, - Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années - Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri. - -Il alluma sa lampe de cuivre, enveloppa d'une main amoureuse le vase de -grès frais, pareil à un caillou des gaves; l'or des étoffes de Perse -étincela. Comme un prince, dans quelque capitale étrangère, retrouve -à l'ambassade sa souveraineté, il respirait dans cette chambre son -atmosphère de Paris. Il versa l'eau bouillante dans son tub, avec ce -fiévreux plaisir qui lui rappela les soirs où, avant de sortir, il -faisait une minutieuse toilette, afin de se savoir disponible quelles -que fussent les éventualités, prêt à toute aventure. - -Assis dans son tub, les bras noués autour des genoux, il songeait: -«Qu'osais-je attendre encore dans ce désert?» Ah! n'était-ce pas sa -force secrète et qui l'empêchait de sombrer définitivement, ce pouvoir -d'attente, ce besoin de ne pas manquer la moindre joie de hasard! - -Il entendit gronder une auto, le bruit d'un changement de vitesse, -des éclats de voix, des rires. Cependant, devant la psyché, toujours -comme au temps de son adolescence lorsqu'il souhaitait de donner une -impression d'extraordinaire jeunesse, il se rasa presque jusqu'au sang -et comme il était très blond, soudain il n'eut plus que dix-huit ans. -Il garnit de cigarettes un étui d'argent, assujettit à son poignet -une montre et un bracelet de platine. Une seule perle luisait à sa -chemise. Il oubliait les raisons financières et d'autres plus obscures -qu'avait son père pour souhaiter le mariage de May; il ne songeait ni -au tourment de sa sœur, ni aux luttes qu'elle allait soutenir; rien ne -lui importait vraiment que de plaire, de troubler, d'allumer au fond -des yeux d'Edith une lueur qu'il connaissait bien. La présence même des -Castagnède ne lui déplaisait pas: il comptait se divertir fort du gros -Marcel amoureux. Enfin, la rencontre de la mère Castagnède et de la -Gonzalès lui paraissait favorable à du grotesque. - -Comme il restait une heure avant le dîner, et qu'Edward ne se souciait -pas d'un si long tête-à-tête avec les Castagnède, il évita le salon -plein de jacassements, jeta sur ses épaules un pardessus d'été, et -revint à la terrasse où il surprit Claude qui, l'apercevant, voulut -fuir. Edward lui demanda: - ---Je vous fais peur? - ---Vous êtes trop compliqué... Oh! je sais qu'il ne faut pas prendre au -sérieux vos moqueries, mais tout à l'heure, j'ai eu de la peine. - -Il craignait qu'Edward éclatât de rire; au contraire le jeune homme -devint grave: - ---Il est vrai, Claude, qu'un abîme nous sépare... Je n'entends pas -parler des distances sociales, mais d'une disproportion d'âme entre -nous. Je ne saurais vous faire que du mal, et vous ne pouvez rien pour -moi. - ---Si, monsieur, je peux souffrir pour vous. - -L'ancien séminariste répondit cela, d'instinct. Edward connaissait -cette doctrine-mystique de la réversibilité. Il dit: - ---Je ne vous souhaite pas, pauvre petit, de devenir mon bouc émissaire, -ni d'être chargé de tous mes crimes. - -Claude s'étonna lui-même des mots qui, alors, lui vinrent aux lèvres: - ---Je les assumerai, si vous le voulez bien. - -Il lui parut qu'un autre parlait, à sa place. Edward séduit par -l'étrange pacte, et comme un superstitieux qui, sans croire à -l'efficacité de telle pratique, ne laisse pas d'en être impressionné, -saisit la main de Claude: - ---J'accepte donc et peux, désormais, m'en donner à cœur joie, n'est-ce -pas? Vous payerez les frais de mes débauches spirituelles et des autres -aussi... - -Sa grande bouche, élargie par un rire, laissa voir deux canines. -Claude éprouva une secrète répulsion: envers cet homme, il se sentait -quitte... Ah! que lui importait de souffrir plus tard! - ---Je vous dis adieu, Claude: personne encore ne sait que je m'éloigne -de Lur bientôt. Y reviendrai-je jamais? - -Ricanant, équivoque, il ajouta: - ---Rassurez-vous ... May reste... - -Et nonchalant, il se dirigea vers le salon illuminé. Claude souhaita de -ne plus le voir, de ne plus l'entendre; il chassa le souvenir du pacte -auquel il avait, ce soir, consenti. Pourtant il en garda une inquiétude -sourde, et le sentiment qu'une rancune inassouvie, inapaisable, autour -de son destin rôdait. - - -VII - - -L'entrée d'Edward au salon délivra l'assistance d'un mutisme cruel; il -vit se tourner vers lui, toutes à la fois, ces figures, dans la douce -et merveilleuse lumière des lampes à huile et des bougies du lustre. -Mais, à la déception des regards, il comprit que quelqu'un manquait -encore: sa sœur ne se hâtait pas de descendre, et dans les intervalles -de silence, on entendait, à l'étage supérieur, les pas traînants de la -jeune fille. Un peu de jour entrait encore par la fenêtre ouverte, se -mêlait à la lumière des lampes pour composer un éclairage mortuaire. -Mme Castagnède emplissait l'un des poufs. Sa tête, à peaux flasques et -grises, était posée directement sur la masse des épaules: elle avait -si peu de cou que le collier de diamants semblait cacher des points de -suture. D'énormes «dormeuses» distendaient les lobes de ses vieilles -oreilles: sa perruque loyale dessinait sur les sourcils une lisière de -frisons et rattrapait, à mi-chemin de la nuque, quelques cheveux gris -naturels. Sa main se tendit vers Edward pour une étreinte virile, mais -il l'effleura de ses lèvres respectueuses et ironiques. Il se tourna -vers Marcel Castagnède et dans son «tu vas bien, mon vieux», mit tout -le dédain à quoi il l'avait accoutumé dès le collège. Marcel tenait -de sa mère des formes qui épaissiraient, mais il avait de bons yeux -marrons d'épagneul; sa bouche bée laissait voir des dents saines et mal -plantées; son front fuyait et l'on ne pouvait avoir moins de menton; de -larges épaules lui donnaient l'air confortable; il était net, frais, -possédait ce charme de santé que donnent les sports et l'hydrothérapie; -de brusques montées de sang, à propos de rien, lui teignaient les joues. - -Le gravier de l'allée grinça sous les roues d'une victoria dont les -lanternes éclairèrent la nuit brièvement, firent luisantes les feuilles -de laurier qui touchaient à la fenêtre ouverte. M. Dupont-Gunther se -réjouit d'annoncer à l'assistance l'approche de son excellent voisin et -ami Firmin Pacaud; il ajouta, tournant vers Mme Castagnède des bajoues -violettes que soutenait un col trop empesé: - ---La présence de mon vieux Pacaud ne déparera pas cette fête de famille. - -Il souligna ces derniers mots d'un sourire fin; Mme Castagnède ne -sourcilla pas, mais déclara qu'il manquait à cette fête de famille -un de ses éléments les plus aimables. Cette allusion à l'absence -incroyable de May augmenta l'embarras général. Heureusement, Firmin -Pacaud fit son entrée. C'était l'homme de quarante-cinq ans avec une -barbe, un ventre, des cheveux ramenés. Bien que le hâle sur ses mains -et sur son crâne dénotât le campagnard, son smoking très usagé, ses -escarpins craquelés étaient d'un homme du monde. Edward se rapprocha -vivement de M. Pacaud qui sourit avec béatitude, lorsque après les -politesses de rigueur il put rejoindre le jeune homme dont il subissait -la séduction. Edward l'aimait de ce qu'il avait su garder son esprit, -son cœur, de tout vieillissement, et parce qu'aucun pli professionnel -chez lui n'était visible. Il le salua selon sa coutume: - ---Bonjour Dominique. - ---Voyons, voyons, jeune moqueur, pourquoi toujours ce Dominique? - ---Parce que, mon cher ami, Firmin est un nom impossible. - ---Je ne trouve pas, dit Mme Gonzalès, avec un sourire affreusement -gentil qui fit luire de l'or dans sa bouche. - ---Firmin est impossible, insista Edward, d'un air qui exilait net -l'intruse de la conversation; je vous appelle aussi Dominique parce que -je n'imagine le héros de Fromentin qu'avec votre figure. - -Pacaud affecta d'être piqué: - ---Enfin, je suis pour vous le raté intelligent et sympathique? - ---Mais non, mais non, vous êtes l'homme mûr qui n'a pas renoncé au -rêve. Ce qu'on appelle expérience et toutes les déformations du métier, -enfin ce qui me fait m'assommer avec les hommes de votre âge, c'est -cela, mon vieil ami, que vous avez su éviter. - ---Vous m'êtes pourtant un étranger, Edward; malgré notre affection nous -n'aimons ni les mêmes vers, ni les mêmes musiques. - ---Évidemment, vous avez votre style: je vous appelle Dominique! mais -vous ressemblez plutôt--ne trouvez-vous pas?--aux héros des premiers -romans de Bourget, à Armand de Querne d'un _Crime d'amour_. - ---Vous pourriez dire à l'_Ami des femmes_, d'Alexandre Dumas; car nous, -mon cher, nous aimions les femmes. - ---Nous aussi. - ---Parbleu, oui, vous êtes capables de prendre avec elles votre plaisir -(et encore pas tous) mais vous ne vivez pas pour elles comme nous -le faisions... C'est vrai,--ajouta Firmin,--qu'elles m'ont coûté -quatre cent mille francs: je ne regrette rien. J'étais en classe de -philosophie à Louis-le-Grand avec le fameux Burdeau: tous mes camarades -se sont fait un nom; j'aurais pu, comme eux, me pousser dans le -journalisme, dans la politique, compter parmi les gens qui s'agitent à -la surface; à tout ça, mon cher, j'ai préféré l'amour. Ne vous moquez -pas. - ---Pourquoi me moquerais-je, moi qui n'ai rien sacrifié à rien? - -Le visage d'Edward s'assombrit, ses épaules remontèrent, il eut un air -si affaissé, si misérable, que M. Pacaud aurait voulu lui prendre la -main. - -L'éventail de Mme Gonzalès, contre l'acier et le jais de son corsage, -faisait un régulier cliquetis; Mme Castagnède regardait entre deux -doigts son gant qui avait éclaté: M. Gunther lançait une phrase comme -un aboiement et, tandis qu'elle suscitait un bref écho, fronçait -les sourcils pour en découvrir une autre; Marcel Castagnède posait -à Edith le questionnaire dont il usait depuis qu'il allait dans le -monde et dans le même ordre: «Aimez-vous la lecture, Mademoiselle? -moi je l'adore à mes moments perdus... Et la musique? moi je ne pose -pas pour celui qui comprend Wagner... Avez-vous beaucoup voyagé? -C'est si confortable, les hôtels, maintenant... Préférez-vous la mer -à la montagne? La mer c'est toujours la même chose, et pourtant ce -n'est jamais pareil; j'ai vu des couchers de soleil à Royan: si un -peintre en avait reproduit toutes les teintes, on l'aurait pris pour -un impressionniste.» Ainsi Marcel disait ces choses à la file, dans -un ordre immuable, comme ses péchés au confessionnal; tout de même il -regardait obstinément cette porte que May allait franchir, à moins -qu'elle n'invoquât quelque prétexte pour ne pas descendre. - -Firmin Pacaud, sans réflexion, exprima le souci général: - ---Notre petite May se fait bien attendre, ce soir. - -M. Gunther cacha derrière son dos ses mains qui tremblaient et gronda: - ---Cela dépasse les bornes! Edward, va donc voir ce qu'elle fait. - -Mais, dans le silence qui suivit cet éclat, on entendit, derrière la -porte, un bruit d'étoffe, et la jeune fille parut sur le seuil. Elle -s'y arrêta un instant: sa robe avait la couleur soufre de certaines -roses; elle portait au bras un bracelet indien; à la naissance de sa -gorge, un feston de chemise apparaissait comme il arrive aux jeunes -filles qui n'ont plus de mère pour corriger, d'un dernier coup-d'œil, -leur toilette. - -Edward observa qu'elle serrait les mains, souriait; il s'étonna de -ne lui pas voir une mine tragique. «Elle a plutôt l'air absent, se -disait-il, on dirait d'une somnambule qui vit un songe heureux...» Il -s'étonna plus encore qu'avec le même sourire vague et tendre elle eût -accepté le bras de Marcel Castagnède: «Se piquerait-elle de morphine? -use-t-elle, à mon insu, de coco?» Il savait May dans un état habituel -de désespoir qui rend possible les plus imbéciles excès. - -Marcel, à table, s'assit près d'elle; une joie profonde l'envahissait -parce que la bien-aimée était si docile à l'entendre, lointaine certes -et répondant n'importe quoi à ses paroles; mais il lui suffisait -qu'elle ne fût pas dédaigneuse. - -May, cependant, n'entendait rien, ne voyait rien; elle s'était fait à -elle-même, elle avait osé se faire, cette orgueilleuse, l'aveu de sa -joie, parce qu'un enfant paysan l'aimait; rien ne la détourna de cette -délectation, ni de sa complaisance à regarder en elle indéfiniment le -hagard visage de Claude. Edward lui avait dit qu'il existe au monde -une seule chose qui vaille la peine de vivre; c'est d'aimer infiniment -l'être qui nous aime infiniment. Elle posséderait cela! - -Contre son habitude, elle vida son verre de Johannisberg et un autre de -Laffitte pour qu'ils fussent de nouveau remplis; elle sentit en elle -une vie surabondante, elle put suivre une conversation avec Marcel -et se donner tout entière au dialogue de feu dont les demandes et -les réponses se succédaient en elle délivrée, déchaînée... «J'étais, -songeait-elle, comme une petite fille qui se croit prisonnière dans le -cercle que l'on a autour d'elle dessiné sur le sable.» Elle s'attacha à -évoquer Claude, comparant son corps épanoui à la graisse de Marcel, à -l'affaissement d'Edward; elle trouva même une volupté, l'orgueilleuse -petite huguenote, à cette humiliation d'aimer un inférieur dont elle -seule connaissait la royauté secrète. «Cette pureté, cette science, et -toute la passion charnelle dans un même être! songeait-elle, que vaut -au prix de cela l'impuissance d'Edward à ne plus rien éprouver, ce goût -du néant qui l'acculera au suicide, car il se tuera, ajouta-t-elle à -haute voix. - ---Mais non, mademoiselle, Bombita ne se tuera pas ... il connaît trop -bien son métier. - -Marcel racontait une course de taureaux qu'il avait vue à -Saint-Sébastien. May eut une sensation de réveil; elle regarda son -voisin: ils étaient si rapprochés qu'elle eût pu compter sur ce front -fuyant les gouttes de sueur; la hideur de toutes les figures autour de -cette table l'épouvanta et elle rentra librement, invisiblement, dans -son rêve, elle se joua en elle-même _la Mort d'Isolde_, elle entendit -les harpes, accueillit l'angoisse montante comme une marée du chant -mortel et, de nouveau, la tempête intérieure renaissait, se gonflait, -éclatait comme sous un vent fou et les cris du final l'étouffèrent -au point que, revenue au salon, elle qui, farouche, ne jouait devant -personne, interrompit toutes les conversations: - ---Voulez-vous un peu de musique? - -Chacun s'empressa: Marcel ouvrit, le piano, Firmin Pacaud cherchait une -partition; Bertie se pencha vers Mme Gonzalès et lui souffla: - ---C'est inespéré. - ---Voire! murmura l'énigmatique dame. - -Mme Castagnède s'installait, montrait sa figure inexpressive de -concert, se préparait à hocher la tête à contre-temps, à se demander, -aux points d'orgue, si c'est fini. - -Edward, curieusement, observait sa sœur rapprochée de la fenêtre; -elle interrogeait l'ombre: «Saura-t-il que je chante pour lui?» Elle -alla au piano, enleva les préludes que Firmin Pacaud avait déjà -disposés sur le pupitre et prit dans le casier _la Mort d'Isolde_. -Firmin protesta: Wagner n'était supportable qu'à l'orchestre, cette -musique s'accordait mal au salon Louis-Philippe et ce vieux jardin de -France ne l'accueillerait pas. May sourit, n'ayant rien entendu; un -accord s'épandit et l'on eut le sentiment qu'il emplissait la nuit, -les espaces, et que ces vagues de douloureuse passion, se détruisant -l'une l'autre, montaient jusqu'à l'indifférence des planètes. Elle -demeura devant le clavier quand l'ouragan de son fut passé. Un malaise -possédait l'assemblée. Marcel cherchait un compliment: - ---Quelle maestria! On jurerait d'une professionnelle! - -D'un air indifférent et comme somnambule, May annonça: - ---Maintenant, je vais chanter. - -Lorsque les premières paroles de _l'Invitation au voyage_ s'élevèrent, -seul de tous les gens réunis dans cette salle, Edward ne s'étonnait -plus, il souriait; il avait compris. - -Elle ferma le piano et, de nouveau, indifférente à l'effet produit, -s'accouda à la fenêtre. Un nuage de tabac baignait les tentures bleues; -la digestion rendait hideuses ces têtes cinquantenaires: on pouvait -présumer que le coup de sang de M. Dupont-Gunther serait pour ce soir; -Mme Gonzalès, dans les coins, se barbouillait de poudre, mais le sang -brûlait ses joues au point qu'on eût dit que tant de plâtre cachait un -mal. Mme Castagnède fit à Marcel un signe impératif, il se rapprocha -de May, toujours immobile, face au jardin nocturne. Il s'accouda -près d'elle, qui ne savait pas qu'il fût là. M. Gunther sourit à Mme -Castagnède d'un air qu'il voulait attendri... Après qu'il eut longtemps -cherché une entrée en matière, le jeune homme risqua: - ---La belle nuit, n'est-ce pas? - -May tressaillit, considéra un instant cette grosse figure cramoisie -tout près d'elle, secoua la tête, comme on chasse une mouche. - -Le jeune homme la remercia d'avoir été si bonne pour lui, ce soir. - ---Oh! dit-elle, vraiment? Je vous jure que je ne l'ai pas fait exprès! - -Redoutant quelque maladresse, Mme Castagnède ordonna à son fils d'aller -quérir l'auto. Edward et Edith avaient accompagné Firmin Pacaud jusqu'à -sa voiture et ne rentraient pas. Mme Gonzalès, depuis le perron, appela -sa fille avec des mots espagnols qui, peut-être, étaient de gros mots. -Toutes les grenouilles se turent à la fois. Enfin Edith, rieuse et les -cheveux fous, parut, et derrière elle, la cigarette d'Edward dansait -comme une luciole. - -Ce même soir, qui était la veille du 15 août, Claude, dès qu'il eut -dîné, vint à la terrasse. De brèves fusées mouraient sur les domaines -lointains où des familles fêtaient une Marie. La musique s'éleva -et il la reconnut; elle vint vers lui fidèlement, elle retrouva la -route de ce cœur à qui une jeune fille l'adressait; le crissement des -insectes faisait au chant une basse continue; Claude, au-dessus de lui, -regardait les étoiles filer, s'anéantir dans ce ciel nocturne d'août -traversé de bolides perdus. Il écoutait cette voix comme si elle lui -livrait un peu de ce corps inaccessible. Il pleura, songeant à ce -portrait qu'il avait vu au salon où May et Edward enfants confondaient -leurs boucles: «Ils m'oublieront, se disait-il, ils ne me doivent -rien, ils se sont penchés sur moi un instant, par eux j'ai connu des -heures qui donnent à ma pauvre vie un prix infini. Un monde inconnu de -sentiments, de délicatesses m'a été révélé le jour qu'ils m'ont souri. -Quoi qu'il advienne de moi, ô jeunes êtres, chères âmes inaccessibles, -soyez à jamais bénies, que Dieu vous garde à jamais!» - -Il entendit qu'on marchait dans les charmilles, discerna la blancheur -d'une robe, d'un plastron, le ver luisant d'une cigarette: n'était-ce -point May qu'il allait voir, consentante et suspendue au bras de -l'étranger? Il se rejeta derrière les noisetiers, content que son -visage fût égratigné; le vent parut plus froid à ses joues mouillées. -Quelle délivrance lorsqu'il reconnut la voix d'Edward! - ---Cette insolence dont vous me tenez rigueur n'était qu'un effort -misérable pour vous échapper, Edith; vous savez que je souffre -malaisément qu'un sentiment me domine. - -Edith appuya sa tête sur l'épaule du jeune homme et Claude imagina plus -qu'il ne la vit cette gorge blanche et gonflée; à travers les feuilles, -le petit paysan tendait une figure avide. L'aigre voix de Mme Gonzalès -fit se hâter vers le château les jeunes gens. Les phares de l'auto -violent l'ombre et, dans le silence de la nuit, Claude peut suivre -longtemps le grondement du moteur. L'étranger reviendra un jour et ne -repartira pas sans «elle»... Claude répète le petit nom bien-aimé... -Alors il pensa au séminaire, à des jours calmes, à cette paix. La nuit -sentait les roses mourantes comme la chapelle où il se souvint qu'il -restait après les autres; puis il resongea à un ami de sa quinzième -année qui mourut, un soir de juin, dans un grand frémissement. - - -VIII - - -Ni le chocolat fumant, ni les rôties beurrées, ni la lumière matinale -sur son lit défait ne détournent M. Gunther de relire une fois encore -la lettre non signée qui lui mande que Mlle Rose Subra, sa maîtresse, -se moque de lui; que Juste, le valet de chambre cher à M. Gunther, -est le propre cousin de la dame; qu'on jasait déjà sur leur compte -à Saint-Macaire, leur village d'origine, lorsqu'il était un garçon -boucher de quinze ans et elle une fille d'auberge; que si M. Gunther ne -veut pas croire sans avoir vu, un ami s'offre à lui faire admirer pour -rien un spectacle plaisant. - -M. Gunther étouffe de colère; mais en face de lui, dans la glace, il -voit ses joues violettes, ses yeux injectés. Le dîner de la veille -lui pèse; il se sent de la tension artérielle. La terreur de la mort -le retient au bord d'une de ces épouvantables colères qui, jadis, -remplissaient la maison de gémissements. Inquiet, il entrouvre sa -chemise, glisse sa main parmi la toison de sa poitrine, son cœur bat la -chamade, il se lève, plonge son visage dans une cuvette pleine d'eau, -s'ébroue, puis, d'un geste instinctif, choisit un cigare long et noir, -le flaire, le fait craquer à son oreille; au moment de l'allumer, il -se rappelle l'objurgation du médecin: pas de tabac à jeun. Ah! qu'il -a peur de la mort! D'abord, il n'imagine pas qu'il ne puisse plus, un -jour, goûter de la femme: à cela, il sacrifie tout. Aucun journal, -aucun livre ne le sollicite. Les affaires même ne lui sont qu'une -source d'or pour contenter ses appétits: la bonne chère ne l'intéresse -que parce qu'elle lui communique une passagère ardeur. Être privé de -«ça» pour l'éternité! Il a envie de crier; d'ailleurs, de son enfance -huguenote et préservée, il lui reste de vagues terreurs théologiques; -la longue et crapuleuse débauche de sa vie le porte à croire que Dieu -l'attend à un tournant de cette sale vieillesse. - -Il s'habille, descend au jardin; la chaleur est déjà, là, les oiseaux -commencent de se taire et les insectes de crisser. Il entend sous la -charmille un bruit de râteau; il aperçoit Claude qui, appuyé à la -balustrade, un instant se repose. Avec une morne jalousie, M. Gunther -suit des yeux la ligne de ce corps athlétique. Sa fureur éclate tout -d'un coup: - ---Espèce de fainéant! Est-ce que je te paye pour que tu rêvasses? Tu -n'es plus au séminaire ici; si tu veux te croiser les bras, retourne -chez les curés. - -Claude rougit, ne répond rien. Il sent que sa jeunesse est une -suffisante vengeance, qu'elle soufflète ce sexagénaire. Il recommence -de ratisser; à l'abri de son chapeau de soleil rabattu, il regarde May -assise sur ce banc à quelques pas de lui et lisant un livre dont le -vent soulève un peu les feuilles. Ce matin il a vu sa robe de toile -blanche se rapprocher, puis s'éloigner de lui. Ils n'ont pourtant -échangé qu'un salut et qu'un sourire; mais il suffit à Claude d'avoir -senti dans ce sourire une volonté de douceur; elle a rôdé autour de -lui; une joie l'étouffe. Si May ne l'a pas abordé, c'est que Mme -Gonzalès circule, armée de son face à main comme d'un fusil à deux -coups. Il est dix heures; de lourds papillons s'abattent sur l'herbe; -des bourdons font se plier les fleurs de trèfle; à l'écorce d'un -tilleul une cigale suit l'ascension du soleil. Pour May, le bruit d'un -râteau aux cailloux de l'allée emplit le silence du monde. Elle regarde -en dessous cette chemise ouverte de Claude; elle voudrait y appuyer -sa joue. Est-ce une mauvaise pensée, cela? Une jeune fille catholique -se confesserait-elle de ce désir? Ah! Elle est fatiguée de se faire -à elle-même une loi. Que son cœur, désormais, comme ces papillons, -obéisse à tous les souffles et, comme ces guêpes ivres, à toutes les -odeurs. Voilà encore l'ombrelle orange de Mme Gonzalès: une robe de -toile écrue sangle son ventre, pour l'instant elle n'espionne pas, -mais elle se hâte, le cou tendu, telle une grosse poule qui de loin -voit un insecte; elle va vers les vignes que M. Gunther, en forcené, -parcourt. Elle l'aborde et lui exprime sa joie de ce que l'entrevue -de l'avant-veille se passa mieux que l'affreux caractère de May ne le -laissait prévoir. M. Gunther témoigne par un gros mot qu'il se moque -bien de cette entrevue. Mme Gonzalès observe l'homme; elle l'entraîne -vers la maison où une odeur de cigare froid règne encore: - ---Voyons, mon bon ami, qu'y a-t-il? Dites-moi tout. - -L'autre, sans mot dire, tend la lettre anonyme à Mme Gonzalès qui la -lit comme font les actrices, avec une rapidité incroyable, et qui -pourrait faire supposer qu'elle a des raisons d'en connaître la teneur. -Elle replie le papier, le glisse dans son sac à main: - ---Mon pauvre ami, je voudrais pouvoir vous dire que tout cela n'est pas -vrai. - ---Mais vous n'en doutez pas, Mélanie? - ---Non, je n'en doute pas; ah! Bertie, vous savez ce que vous fûtes pour -moi, mais mon attachement à vos intérêts m'enlève tout orgueil, et le -jour où j'ai pu croire que Rose Subra assurerait votre bonheur... - -M. Gunther l'interrompit pour crier qu'il savait bien que c'était elle -qui lui avait présenté cette fille, et qu'il ne l'en remerciait pas. Et -Mme Gonzalès, avec un soupir: - ---Sans doute, mon ami, me suis-je trompée. Grand enfant! Pourquoi cette -colère? Vous ne l'aimez pas. - -M. Gunther, furieux, lui demanda ce qu'elle en savait. Elle reprit -doucement: - ---Je vous connais. - -Elle baissa la voix, ferma les veux, pour glisser: - ---Je connais vos habitudes. - -Elle avait en effet des raisons de ne pas les ignorer. Elle ajouta. - ---En somme, Rose n'est plus toute jeune. - ---Elle a trente ans, dit M. Gunther, soudain apaisé et intéressé. - ---Elle en a trente-huit, mon cher. Pourquoi vous accrocher à une sotte, -qui demain sera une vieille femme, qui vous coûte les yeux de la tête, -vous trompe avec un domestique, vous entretient dans une inquiétude qui -est ce que le docteur redoute le plus pour vous? - -Sans vergogne, Bertie demanda à la dame si elle avait un meilleur -article à lui proposer. Mme Gonzalès sut mettre dans son «Pour qui me -prenez-vous?» cet accent de tendresse froissée et de fierté qui craint -d'être importune, bien connu au Conservatoire. M. Gunther l'obligea de -se rasseoir, s'excusa, mais la dame ne voulait plus rien dire. Vaincue -enfin par les instances de son maître, elle risqua: - ---A votre âge, il vous faudrait une belle et saine jeunesse assez -raisonnable pour ménager vos forces, donc, qui ne serait pas une grue: -digne, au besoin, de porter votre nom. - ---Nous y voilà! - ---Mais oui, nous y voilà. Le mariage, pour un homme de votre sorte, est -une sottise tant qu'il a trop d'appétit et souhaite goûter à tous les -plats. Il serait une sottise encore à soixante-dix ans où vous feriez -figure d'un vieillard dupé. Mais vous voici au temps où l'homme sage, -pour ne pas dételer, enraye, organise chez soi un plaisir légitime et -qui offre l'avantage unique lorsqu'on a passé quarante ans, de coûter -moins que rien. - -Mélanie se lui et, le cœur battant, attendit. M. Gunther se leva, -s'appuya à la cheminée, fixa la dame de ses yeux glauques et répondit: - ---Je prétends jouer cartes sur table. Votre raisonnement est limpide. -Je crains d'être dupe. Mon avantage en tout ceci m'apparaît moins -clairement que le vôtre,--hors mon plaisir à faire enrager mes -enfants,--car je vois bien où vous tendez, fine mouche. - -Et il rit grassement. Mme Gonzalès, les lèvres pincées, faisait tourner -autour de son doigt boudiné l'alliance tardive que M. Gonzalès lui -passa _in extremis:_ - ---Oui, Bertie, je joue cartes sur table. Mais, mon cher, si nous -nous entendons si bien depuis quelques lustres, n'est-ce pas que nos -intérêts se confondent? En vérité, jamais ils ne s'accordèrent comme -aujourd'hui: songez que votre femme serait sous ma coupe... - ---Tout cela est bel et bon, mais votre Edith me parait s'occuper de moi -beaucoup moins que d'Edward. - ---Gros sot qui ne voit pas la manœuvre! Ne faut-il pas détourner les -soupçons de vos enfants? Ne pas mettre d'obstacle au mariage de May? - -Elle ne voulut pas attendre de réponse; folâtre, un doigt sur la -bouche, pleine de mystère, elle gagna la porte, laissant Bertie à sa -méditation. - - -La grosse dame, armée de son ombrelle et de son face-à-main, recommença -d'errer, inoccupée en apparence, mais obéissant à des mobiles qu'elle -seule connaissait. Il sembla d'abord qu'elle eût à faire du côté de -la charmille qui touche au verger: on est là comme au théâtre dans la -nuit d'une baignoire; à travers les troncs feuillus des charmes, le -verger apparaît, décor illuminé; Mme Gonzalès eut raison de braquer son -face-à-main. - ---Donnez-moi les plus mûres, disait May à Claude, juché sur une échelle -et dépouillant un prunier. - -Elle lève un visage que la chaleur pâlit; sous trop de lumière ses -paupières battent; dans ses cheveux serrés, le soleil creuse des remous -d'or sombre. Ce que dit Claude échappe à Mme Gonzalès, mais elle -entend le rire jeune, frais, éclatant de May; puis Claude descend, -s'arrête à mi-hauteur de l'échelle et la jeune fille n'a plus besoin -de beaucoup lever la tête; elle choisit des reines-Claude, en rejette -une à cause d'un ver; Claude, vivement, la ramasse, l'écrase sur -ses dents. May regarde obstinément ses sandales, elle tourmente le -bracelet indien à son poignet bruni; le sang bat aux tempes du jeune -homme, il se raccroche aux barreaux de l'échelle, ne voit plus rien, -se laisse choir dans l'herbe; à un faible cri de May, il rouvre les -yeux: le visage bien-aimé est là, plein de stupeur et de douceur, -leurs lèvres se touchent à peine et déjà la jeune fille se relève; ce -simple effleurement, peut-être l'odeur de ce jeune corps la dégrise. -Claude la regarde s'éloigner vers la maison. Lui-même, après une minute -d'immobilité, quitte le parc; ses espadrilles font sur la route sa -marche silencieuse. Plus de soleil, mais un ciel terni qui semblait -peser lourdement aux lignes infléchies des coteaux. - - -May tourna la clef de sa chambre, s'assit sur la chaise longue, y -demeura les mains ouvertes. Lorsque la cloche sonna, elle ouvrit la -fenêtre et cria qu'elle ne descendrait pas déjeuner; puis, les volets -refermés, elle s'abattit à la même place, suivant le mouvement indéfini -de sa pensée d'un point à un autre: tantôt, elle se voyait déshonorée -à jamais, criminelle, et tantôt s'indignait de sa lâcheté bourgeoise -qui la rendait honteuse, moins du baiser reçu que de la condition -subalterne de son complice. Elle se leva, s'étira, ramena ses mains -un peu épaisses sur son visage, puis s'accroupit sur la natte, comme -depuis l'enfance, avec Edward, ils avaient accoutumé de faire, les -mains nouées autour des genoux. «S'il ne s'agissait pas du fils d'un -paysan, si j'avais reçu ce baiser d'un ami d'Edward, éprouverais-je -tant de honte?» Elle revenait indéfiniment à ce point douloureux de -sa pensée; c'était sa manie de petite fille huguenote de juger la -valeur morale de tous ses actes, de remonter la chaîne des motifs et -des causes. Elle enviait ses amies catholiques qui, croyait-elle, -possédaient un formulaire où se cotait exactement chaque péché, une -nomenclature où, d'un coup d'œil, elle jugerait si sa faute était -mortelle ou vénielle. Puis elle sourit de cette idée puérile: «Ah! du -moins ont-elles, s'il leur plaît, un directeur» Mais elle s'avoua que -jamais son orgueil ne lui permettrait une telle confidence. Tout, de -même, comme sa religion la laissait seule! Elle se rappelait l'agonie -d'une sœur de son père et la stupeur d'une amie catholique parce que le -pasteur ne pouvait rien pour secourir celle qui s'en allait. - -Elle entendit, à l'étage au-dessous, le bruit des fourchettes contre -les assiettes, le même qui venait jusqu'à son lit d'enfant, au temps -de sa rougeole, et qui la faisait pleurer parce qu'elle n'était pas -assise avec les autres dans la lumière de la grosse lampe suspendue. -Elle essaya de prier: «Dieu, tu m'as donné un seul guide qui est mon -frère, mais tu as dit qu'un aveugle ne pouvait conduire un aveugle...» -La voix en elle ne s'éleva pas qui rendait autrefois le calme aux eaux -soulevées. «Comment peut-on croire qu'Il réside dans un tabernacle? -Si je le croyais, j'irais Le forcer, en quelque sorte, dans Sa maison -... et Claude aussi croit cela.» Elle se rappelle alors le baiser -reçu: avait-il duré longtemps? Les lèvres du jeune homme avaient-elles -touché sa lèvre inférieure ou seulement la fossette de son menton? -Avait-elle éprouvé de la joie, de l'horreur, du dégoût? Elle se souvint -de l'animale et chaude odeur qui montait de la chemise défaite ... -pouvait-elle nier qu'elle y trouvait par la pensée une jouissance? Elle -pleura de honte. Qu'était devenue sa certitude intérieure de n'être -point soumise à ce que le pasteur appelait la chair? Naguère elle -aimait se reconnaître dans ces jeunes filles sublimes qu'inventent les -écrivains modernes; volontiers, elle se classait parmi ces vierges -hautaines qui ont le goût de la perfection et qu'une infortune -consentie, des sacrifices cherchés, attirent plus que le bonheur d'une -commune destinée. May s'était bien des fois complue à ce sentiment de -sa sublimité, inquiète de s'imposer un renoncement, de s'immoler à elle -ne savait quoi. «Perdre sa vie pour la sauver», elle avait écrit ce -texte saint en exergue de ses notes secrètes, persuadée que, pareille -aux héroïnes de ses romans préférés, elle n'était pas soumise aux -basses concupiscences et que toujours elle ignorerait les mauvaises -délectations... Aujourd'hui, voilà qu'elle se reconnaissait la sœur -misérable, la sœur charnelle des filles d'Ève, esclave de la chair et -du sang, sujette au même instinct, au même appétit que les bêtes: une -femelle! - - -On gratta à la porte: Mme Gonzalès parut avec une tasse de bouillon; -elle venait s'assurer que «sa chère petite» n'était pas plus -souffrante. May dédaignait trop la dame pour lui prêter la moindre -attention; pourtant elle ne put éviter de voir l'extraordinaire -éclat de ses yeux charbonnés et, sous des manières patelines, un air -d'insolence, de triomphe. La jeune fille, inquiète, assura qu'elle -allait mieux et qu'elle n'avait besoin que de calme, de solitude. - ---Oui, mon enfant, de solitude, répondit suavement Mme Gonzalès, qui -démentit son approbation en s'installant sur la chaise longue: - ---Vous m'avez toujours méconnue, petite May. - -La jeune fille ne protesta pas. Immobile et le front impassible, -tournée contre l'ennemie, elle attendait. La dame continua: - ---Tant que vous fûtes mon élève, je ne m'étonnai pas de votre -hostilité, mais à présent que vous voilà une grande personne, ne -trouveriez-vous pas en moi un appui, des conseils? - -La dame se réjouit de voir May rougir, puis devenir blanche, avant de -balbutier qu'elle n'avait besoin de conseil ni d'appui d'aucune sorte. - ---Vous vous vantez, ma chère, vous vous vantez... D'ailleurs, comme je -vous comprends! - ---Je n'en saurais dire autant, répondit May d'une voix éteinte, soyez -assurée, madame, que je n'entre pas dans tous vos mystères. - -Mme Gonzalès improvisa un discours prolixe et confus: elle avait -l'expérience de la jeunesse, elle compatissait aux entraînements d'un -jeune cœur, menus incidents sans importance, pourvu qu'on ne négligeât -pas de redresser le gouvernail. - ---Enfin, madame, où voulez-vous en venir? J'ai une migraine affreuse, -il me faut du repos. - -Mme Gonzalès ne broncha pas: - ---Les circonstances sont trop graves, mon enfant, vous m'inspirez trop -d'amitié, en dépit de vos bouderies, pour qu'une simple migraine me -fasse différer une explication urgente... Je connais votre secret, May. - ---Je n'ai pas de secret, Madame. - -La jeune fille debout, essayait encore de faire la brave, mais elle -ramena sur sa poitrine deux mains tremblantes. - ---Il serait plus juste de dire que vous n'en avez plus, riposta la dame -d'un ton où perçait enfin la joie; et, mutine: - ---J'ai tout entendu, j'ai tout vu de ce qu'abritait, il y a une heure à -peine, un prunier du verger. - ---Vous avez mal vu, Madame. - -La tête rejetée en arrière, May oppose, quelques instants, un visage -impassible, jusqu'à ce que les réticences, les douceâtres consolations, -les sales insinuations de Mme Gonzalès aient raison de son attitude. -Alors, elle s'abattit, sanglotante, sur la chaise longue, ne fut plus -qu'une petite fille vaincue. Mme Gonzalès posa sur elle ce regard -du chasseur sur la perdrix palpitante à ses pieds: elle ne doutait -plus que May s'appellerait un jour Mme Castagnède, qu'Edith aurait le -champ libre pour devenir Mme Dupont-Gunther et qu'elle-même, forte de -sa double victoire, régnerait sur Bertie mieux qu'au temps de leurs -amours. Elle s'assit près de May, prit entre ses deux mains courtes la -main moite de la jeune fille; la dame avait retrouvé sa voix suave pour -supplier «la chère petite» de lui montrer quelque confiance; elle lui -protesta qu'il ne fallait point douter de sa discrétion, pourvu que May -se montrât raisonnable: un jeune homme, depuis longtemps, l'adorait qui -offrait toutes les garanties de bonheur... - -Ces paroles résonnaient étrangement dans le cœur de May: elle n'en -perdait aucune, bien que des pensées étrangères assiégeassent en foule -son cerveau; elle sentait en elle une absence de toute volonté, elle -avait conscience d'un effondrement de ses résistances intérieures. -L'idée que cette femme, assise là, possédait son secret--ce secret!--ne -lui laissait plus que le désir de s'en aller, de s'anéantir. Ah! -quelqu'un! quelqu'un vers qui crier: mais, dans le désert de sa vie, -rien ne lui apparut que le sourire trouble d'Edward, ce regard lucide -et sec. - ---Que vous demande-t-on, May, pour accomplir ce mariage qui serait -votre salut? continuait la dame. Que souhaite-t-on de vous? De renoncer -à l'erreur protestante: sur ce point, la mère Castagnède ne transigera -pas. Je sais qu'il est dur d'abandonner ce que vous considérâtes -jusqu'à présent comme la vérité, mais notre sainte religion -n'offre-t-elle pas plus de garanties que la Réforme? - -A tout autre moment, May aurait éclaté d'un rire qui eût coupé court -à l'apologétique inattendue de Mme Gonzalès; tandis que la grosse -femme s'empêtrait dans des formules, May, pourtant, songeait à cela -qui précéderait son mariage, si elle y consentait; et elle était -attirée par ce prétendu sacrifice au point que le mariage projeté -lui parut accessoire et que cette conversion s'offrait à elle comme -une rénovation, un recommencement. Elle vit ce phare, triste mouette -blessée; elle oublia un instant Mme Gonzalès, Marcel Castagnède, Claude -lui-même: elle imaginait cette Adeline Valadier, naguère sa plus -chère amie, lorsque revenant du cours, elles traversaient ensemble -la cathédrale: May demeurait debout aux côtés d'Adeline prosternée, -anéantie, déchargeant son cœur. - -Dans l'ombre de la chambre, elle n'entendait plus les paroles de Mme -Gonzalès que comme un indistinct murmure. Elle se disait: «Je n'ai -plus rien; tout est brisé autour de moi; toute issue m'est fermée, -hors celle-là par où il faut que je me délivre. Seule au monde, sans -famille, je n'aurai à passer sur le corps de personne pour m'évader -du temple glacial et entrer dans la nuit chaude, étoilée de cierges, -emplie d'une présence infinie. - ---Puis-je, mon enfant, compter que vous serez raisonnable? Porterai-je -à votre père une parole d'espoir? - -Mme Gonzalès s'était levée; May fit oui de la tête et avertit la dame -qu'elle ne descendrait pas pour le dîner. Seule, enfin, elle demeura -assise les yeux grand ouverts dans l'ombre; elle s'étonna de la fuite -des heures; le temps lui manquait pour assouvir la curiosité qu'elle -avait de son cœur. Soudain, elle imagina la Gonzalès et sa fille se -repaissant de son triste secret; elle crut les entendre rire de ce -qu'un baiser donné à un petit paysan déclencherait une conversion et un -mariage. May aurait voulu crier, se faire mal. Elle braverait en face -le monde! Elle épouserait Claude, sans chercher de lâches consolations -dans l'idolâtrie catholique. Elle s'acharna à raviver la mourante -flamme de son orgueil; un brusque désir la mit debout: elle irait -chercher un refuge entre les bras de son amour, elle prononça le nom de -Claude et, en même temps, se sentit criminelle, quitta sa chambre, ne -sachant où courir. Une ombre la guettait dans le couloir: elle reconnut -la voix de Mme Gonzalès: - ---Eh bien, ma belle, avons-nous réfléchi? - ---Il suffit, Madame ... ceci me regarde seule. - -Comme elle parlait d'un ton insolent, May se souvint que la dame «avait -vu», et l'eût-elle oublié, le «plaît-il ma petite?» que l'autre lui -lança, eût suffi à la rappeler à sa servitude; c'est pourquoi elle -ajouta lâchement: - ---Soyez assurée, Madame, que je vous sais gré de vos conseils. - -La Gonzalès connut l'étendue de sa victoire: - ---Tout s'arrangera, mon enfant, laissez-moi faire, donnez-moi la -confiance que je mérite et dont, jusqu'à ce jour, vous m'avez frustrée, -méchante. - -Elle attira contre sa poitrine la jeune fille raidie puis, discrète, -courut à d'autres intrigues. - -May, marchant comme une aveugle, les mains tendues, s'arrêta à la -porte de son frère. La lueur de la lampe éclairait le plancher. A -peine eut-elle frappé, que des voix se turent, un fauteuil fut remué. -Elle entra et d'abord reconnut mal ces deux visages tournés vers elle: -son frère sur le divan, les jambes repliées; Edith debout près de lui -jouait avec ce collier de corail que portent les femmes sans fortune, à -défaut de perles. - ---Je vous dérange? dit May sottement. - -Edward répondit du bout des lèvres: - ---Mais non, mais non. Veux-tu du thé? Nous goûtions, nous bavardions un -peu, les journées sont bien longues... - -Edith offrit à May une assiette de petits fours. Edward observait en -dessous sa sœur, à travers la fumée d'une cigarette. May crut voir -dans ces yeux familiers une détresse telle qu'un instant elle oublia -sa propre angoisse. Au contraire, Edith parlait joyeusement; sa robe -claire semblait ne pas tenir à ses épaules; une expansion soudaine lui -faisait inventer des formules gentilles afin de retenir May: pour la -première fois, elle se sentait la plus riche. - ---Restez un peu: nous goûterons à trois; vous savez qu'Edward a des -petits fours bien meilleurs que ceux de la salle à manger. - -May refusa encore, s'excusa, referma la porte. Edward dit: - ---Pauvre petite! - -Edith haussa les épaules. - ---Il faut vouloir son bonheur comme nous l'avons voulu: ta sœur -s'efface, se renonce. Ah! vous êtes bien du même sang, tous les deux! -Dieu merci, tu m'as rencontrée, toi, mon petit. - -Et elle prenait le visage d'Edward entre ses deux mains et le -rapprochait de sa bouche, avec adoration. Edward se dégagea doucement -et dit: - ---Devons-nous tant nous féliciter? - -Edith crut qu'il avait peur à cause d'elle seule: - ---Je ne regrette rien: pour toi, je m'étais gardée. Oh! ne me crois -pas désintéressée; le désintéressement est une vertu de lâche; je veux -faire ma vie, je la ferai de mon amour et pour mon amour, avec toi et -pour toi. - -Edward baissait la tête: chaque parole ajoutait un anneau à sa chaîne; -il se disait: je suis dans un tombeau; quelqu'un entasse au-dessus de -moi des pierres. - -Edith, qu'une existence précaire avait exercée à la lutte et à la ruse, -ne s'aperçut pourtant pas de ce désespoir. La volupté partagée, la -sensualité de ce garçon indolent et veule, il n'en fallait point tant -pour dérouter une jeune fille même avertie et d'une prudence savante. -Avant de rencontrer Edward, elle ne s'était donnée à personne tout à -fait; elle connaissait donc l'homme quand il désire, quand il assiège; -elle excellait à manœuvrer le mâle suppliant, mais elle l'ignorait -assouvi, déçu et qui n'a plus envie que de s'en aller. - -Elle alluma une cigarette, regarda par la fente des volets qui -demeuraient clos, bien que le soleil fût couché, déjà. - ---Ah! ah! ton père et maman, très animés, descendent des charmilles! -Pauvre mère qui fait jouer ses grosses ficelles et qui s'imagine que -nous donnons dans ses panneaux! Elle m'accuse de n'être pas ambitieuse -et pourtant, que son ambition est misérable au prix de la mienne! Car -je veux la fortune mais aussi la gloire, l'amour, tout ce que nous -allons trouver, n'est-ce pas, chéri, dans ton «flat» de la rue de -Bellechasse où nous serons bientôt? - -Il était entendu entre eux qu'Edward partirait seul dès le lendemain -et qu'Edith, après quelques jours, l'irait rejoindre à Paris. Edward -réalisa comme il n'avait pu le faire encore son désastre: cette femme -établie à jamais peut-être dans le refuge où il se terrait. Comment -avait-il pu proposer cela? que ne se taisait-il dans les brefs moments -de volupté! - ---Comme nous allons vivre intensément, chéri! Ne crois pas que je -veuille t'isoler: nous voulons le succès, n'est-ce pas? Il faudra voir -du monde; d'ailleurs tu as, comme moi, le goût des visages, des êtres. -Je t'obligerai à devenir célèbre, cher paresseux. - -Il demanda par quelle route il atteindrait la gloire. - ---Mais, mon amour, il y a la peinture! j'ai vu de toi des choses -ravissantes. N'as-tu pas eu, il y a deux ans, une exposition très -réussie chez Mannheim? - -Edward haussa les épaules. Depuis des mois, il connaissait son -impuissance. Éternel amateur, ses toiles étaient le reflet de ses -admirations. Lui qui ne s'intéressait qu'à lui-même, comment ne se -fût-il pas dégoûté de son œuvre où il ne retrouvait que les autres? Son -orgueil incommensurable et toujours saignant ne pouvait plus souffrir -l'indifférence, le dédain des vrais artistes. Edith insistait: - ---Mais si, mais si, Firmin Pacaud dit que tu as le sens de la couleur: -et puis, il faut que je te l'avoue, je n'ai point perdu mon temps... -Tu ne te moqueras pas de moi? J'ai un roman et un livre de vers déjà -dactylographiés... Ne fais pas la grimace; ne dis rien avant d'avoir -lu mes manuscrits. Oh! je savais que tu serais mécontent, aussi ai-je -attendu d'être sûre de toi, de ton amour, pour t'en parler. Va, -laisse-moi faire, mon tout petit: je sais ce que je veux; même si ce -que j'écris ne vaut rien, il importe, comprends-tu, que je sois une -femme de lettres afin de n'être pas une femme entretenue. - -Edward ne put se défendre d'admirer une telle science de la vie; il -se dit: si je la lâche, elle ne se noiera pas, elle sait nager. Edith -continuait de s'étendre sur un sujet qui la passionnait, sans voir -l'accablement d'Edward qui se leva: - ---Depuis longtemps, la chaleur est tombée. - -Et il poussa les volets. Edith n'eut pas peur de son silence. Elle -avait réussi sa manœuvre: sans s'offrir expressément, elle s'était -donnée à Edward «pour le mieux dominer», se disait-elle; au fond, -incapable de résister à son instinct, esclave de sa chair; ce que -peut donner une volonté tenace, elle l'avait obtenu; elle croyait -à la perfection de son ouvrage; elle ignorait cette race d'hommes -clairvoyants devant chaque piège, mais qui s'y laissent de bonne -grâce et par nonchalance choir, et cèdent indéfiniment jusqu'à ce que -soudain ils ne soient plus là, car ils ne possèdent qu'une sorte de -courage; celui de fuir, de secouer les épaules, de laisser tomber. Le -contentement d'Edward, aux minutes de plaisir, détournait la jeune -fille de redouter cette politesse glacée. Ne serait-elle pas morte -si, dans le moment que son front cherchait le creux de l'épaule -du bien-aimé, elle avait pu lire sa pensée secrète: «Comme elle -s'attable...»? - - -IX - - -Edith, couchée et les yeux mi-clos, regardait le soleil matinier rendre -vivantes les roses transparentes de la cretonne. Sa mère entra, réduite -à ses seuls cheveux, vêtue d'un peignoir rose où s'envolaient des -cigognes; le fard de la veille salissait son visage où le sommeil avait -creusé, sous les yeux, des poches marron: - ---Edith, mon amour, sais-tu qu'Edward a pris le train de dix heures, -qu'il a emporté de nombreuses malles, et qu'enfin nous en voilà -débarrassées? - -Mme Gonzalès épiait sur le visage de sa fille un signe de détresse; -elle n'y vit qu'un sourire et qui l'inquiéta: - ---Tu le savais, petit masque? - -La jeune fille ne le nia pas. - ---Tu me sembles considérer cet événement avec philosophie: il est bien -vrai que nous devons nous en réjouir; ce petit monsieur te détournait -de ton jeu; c'est le papa qui nous intéresse; il te sera plus facile, -maintenant, de t'y attacher: mais il est grand temps de coordonner -nos efforts; pour ma part, j'estime avoir joué aussi bien que me le -permettait la partenaire détestable que tu fus jusqu'à présent. Enfin, -rien ne va plus troubler nos combinaisons! le départ de ton flirt est -ce qui nous pouvait arriver de plus heureux. - -Mme Gonzalès s'arrêta, un peu troublée de voir qu'Edith continuait -de sourire, prenait sur la table une cigarette, puis, renversée dans -ses oreillers, contemplait, au-dessus de son lit, des lacs de fumée. -Mme Gonzalès, d'un ton plaisant, demanda ce qu'il y avait dans cette -mauvaise tête: - ---J'aimerais mieux te voir pleurer, ma chérie. Je n'aime pas tes -silences. - -Edith, d'un air innocent, assura qu'elle n'avait point de raison d'être -triste; Mme Gonzalès répartit qu'elle n'en croyait rien, qu'au reste -elle ne voyait aucun mal à une légère intrigue, pourvu qu'Edith ne fût -pas détournée de sa vraie voie. - ---Allons, avoue que cet Edward ne t'était pas indifférent? - -La jeune fille répondit, avec beaucoup de sang-froid, qu'elle était -même très sûre de l'aimer. La dame, d'une voix pleine d'angoisse, la -félicita de ce qu'elle se consolait si vite d'un départ qui mettait -fin à ce flirt dangereux. Edith jeta sa cigarette dans le cendrier et, -regardant sa mère en face: - ---Ce départ ne met fin à rien: dans huit jours j'aurai rejoint Edward à -Paris. - -Des plaques jaunes se dessinèrent sur les bajoues et sur le front de -Mme Gonzalès: - ---Tu ne feras pas cette bêtise. - -Edith demanda qui pourrait bien l'empêcher. - ---Crois-tu, petite sotte, que j'aurai sacrifié toute ma vie à ta -fortune, crois-tu que pendant des années, au prix de mon honneur et de -ma réputation, je t'aurai préparé les voies... - ---Maman, je t'en prie, ne parle pas si fort, c'est du dernier commun, -et puis quelle imprudence! - -Le flegme de la jeune fille, son persiflage à froid, toujours avaient -déconcerté Mme Gonzalès. - ---Maman, je le demande seulement de me laisser parler une minute. -Je suis amoureuse, il est vrai, mais je suis ambitieuse aussi et -infiniment plus que tu ne l'es toi-même; car je veux la richesse et une -situation mondaine, mais alors que cela te contente, il me faut à moi -autre chose et que le vieux Gunther ne saurait me donner, il me faut le -bonheur. L'argent ne me serait rien si je n'ai en même temps l'amour. -Tout ce que j'aurais reçu du père, je l'obtiendrai d'Edward, qui a de -la fortune et qui habite Paris, mais il y ajoutera l'essentiel. - ---Petite sotte, ne vois-tu pas que l'affaire est dans le sac, que le -vieux t'épousera, alors que ton gigolo aura tôt fait de te renvoyer au -trottoir? - ---Je ne suis pas si sotte ni si naïve: pendant que tu t'obstinais sur -une mauvaise piste, que tu travaillais le vieux, moi je m'occupais du -jeune: ce fut dur, je ne le nie pas, mais maintenant, je le tiens, j'en -suis sûre. - ---Ma chérie, tu as vingt-huit ans, tu n'as plus de temps à perdre: avec -Bertie, la réussite est assurée, avec le gosse, elle reste douteuse. -Écoute-moi, Edith (et la dame retrouvait soudain une voix grasse de -fille), écoute-moi: je connais les hommes, eh bien ton Edward n'est pas -un de ceux sur lesquels nous ayons pouvoir: il est femme, il est plus -femme que toi, il nous ressemble trop pour nous aimer, il n'aime pas -les femmes. - -Edith eut un petit rire: - ---Je sais ce que je sais... - ---Peut-être ne dédaigne-t-il pas certains plaisirs et lui as-tu mis -au cou une chaîne d'habitudes dont tu t'imagines qu'il ne se passera -plus... Ah! pauvre enfant, je les connais, ces petits-là: quand on -croit les mieux tenir, alors ils s'évadent, ils se laissent conduire -jusqu'au seuil de la mairie, mais, la veille de la cérémonie, ils -prennent l'Orient-express et laissent sur la table une lettre d'excuse -avec vingt-cinq louis. - ---A la précision de ce chiffre, je devine qu'un souvenir personnel -obscurcit ton jugement ... toi et moi, cela fait deux; tu n'es pas -faite pour réduire Edward... - ---Pauvre sotte qui prétend m'en remontrer! - ---Mais oui, maman, mais oui! Sans doute je ne saurais comme toi mener, -par le bout du nez, Bertie ... - ---Mais à toi les travaux de finesse? Eh bien, ma fille, nous verrons -cela! Mais non, dis-moi que nous ne le verrons pas; j'espère encore te -convaincre, on ne renonce pas à une proie certaine! - -Mme Gonzalès connaissait trop sa fille pour garder quelque espoir de -la convaincre; tout de même il lui restait huit jours de manœuvres, M. -Gunther n'ayant pas quitté Bordeaux ce dimanche-là: tout pouvait être -sauvé encore. - - -Ce matin même, May, à peine descendue de sa chambre, suivit l'allée des -vignes, ouvrit la porte rouillée qui donnait sur un étroit chemin par -où l'on gagne, à travers champs, Viridis. Une cloche tintait, annonçant -la fin de la messe; la brume présageait un après-midi torride; les pas -de la jeune fille faisaient se lever des vols palpitants de papillons -bleus et les petits cœurs des lézards battaient dans les pierres des -clôtures. Tant de luttes intérieures ne se révélaient plus sur cette -face inexpressive; une décision prise pendant la nuit lui enveloppait -l'âme d'apaisement; lorsque à l'aube, après des heures d'insomnie, -à l'instant de l'éveil des oiseaux, elle avait surpris--avec quelle -indignation!--le départ furtif d'Edward et le démarrage en douceur -de l'auto chargée de bagages, May, surmontant son angoisse, s'était -fortifiée dans une volonté de rénovation, de recommencement: son -frère la trahissait, elle renoncerait à son frère! Marcel Castagnède -ne lui fut plus que le signe sensible de cette autre vie où elle -pénétrait; elle imaginait l'Église ainsi qu'une communion, un cœur à -cœur, un écrasement de sa vieille ennemie la solitude; un autre homme -la dirigerait au long d'une route sûre, jalonnée de pratiques, sans -qu'elle ait à se déchirer à tous les carrefours, dans l'incertitude, en -face des chemins qui se croisent. L'infâme relent que son père, Edward, -les Gonzalès entretenaient à Lur et dont la jeune fille avait commencé -de se sentir empoisonnée, enfin cette folie charnelle qui déjà l'avait -atteinte, lui rendit moins redoutable l'accès de la maison Castagnède; -elle évoquait, tout en marchant, cet «intérieur» où, résolument, il -fallait s'ensevelir. - -Ces braves gens se suffisaient à eux-mêmes; le monde, pour eux, -finissait aux cousins issus de germains. Ce que cette race des -Castagnède pouvait produire d'intelligence, de sainteté, d'héroïsme, -se consommait sur place, dans l'hôtel où ils procréaient depuis un -siècle. Les filles ne se mariaient jamais hors la ville, à peine hors -la maison, jamais hors la rue ou le quartier. Les domestiques, bien -que modiquement payés, ne pouvaient s'accoutumer à d'autres places; -ceux qu'un coup de tête chassait de ce modeste paradis, n'avaient -de cesse qu'ils n'y fussent réintégrés. Il était rare qu'on y priât -un étranger à dîner, mais dans cette occurrence, des plats cuisinés -l'émerveillaient pour le reste de sa vie. Personne jamais ne prit, -chez les Castagnède, ses habitudes; un parent par alliance, habitant -le Nord, et qui prétendit s'y installer huit jours, dut fuir le -surlendemain de son arrivée. Marcel, affilié à la section bordelaise -d'un parti néo-monarchiste et préposé à l'organisation des chahuts et -des sabotages des cours d'un professeur germanisant, avait hébergé -chez sa mère, à l'occasion d'un congrès, quelques Parisiens éminents, -rédacteurs au journal du parti; l'esprit, la blague, les charges -incompréhensibles, passées les fortifications, cet orgueil des gens de -lettres qui démolissent d'une phrase un Lamartine ou un Hugo, exaspéra -les Castagnède incapables de «mettre au point», prenant tout au pied -de la lettre, hostiles à tout ce qui n'est pas à leur échelle. May -le savait; en avait-elle assez ri avec Edward! Les Castagnède, dès -l'enfance, leur avaient été un jeu de massacre. Aujourd'hui, elle n'en -riait plus, elle aspirait à cette règle, à cet ordre et surtout à cette -propreté morale, à cette dignité: chez eux, rien de vil ni de bas, ni -de suspect, l'ombre d'aucun vice au fond des regards. - -May s'inquiéta de n'avoir pas encore rencontré, sur le petit chemin, -celui qu'elle y venait chercher. Elle avait décidé de parler à Claude: -«Ne lui ai-je pas donné quelques droits»? se disait-elle bravement. -Parce qu'il était un pieux enfant, elle crut qu'il serait facile de -l'apaiser. «Je ne l'aborderai que s'il revient seul de la messe, -songeait-elle, sinon, je passerai sans le voir.» A un tournant, près -d'un moulin abandonné, elle le vit apparaître. Comme il marchait, les -yeux fixés à terre, il ne l'aperçut pas d'abord. Endimanché, Claude -plus qu'avec ses vêtements de travail, avait l'aspect d'un paysan; le -veston, aux épaules rembourrées, élargissait ridiculement sa carrure, -les manches trop courtes découvraient les poignets, rendant presque -monstrueuses les épaisses mains sans ongles; il tenait, son canotier à -la main, il transpirait; le gilet déboutonné laissait voir le plastron -mal ajusté à la chemise de flanelle; le soleil allumait des plaques de -cosmétique à ses cheveux rebelles, ses cheveux frisés de garçon boucher. - -May, d'abord, éprouva de la honte et de la colère, songeant que ce gros -garçon se pouvait à bon droit persuader de l'avoir troublée; alors -Claude leva vers elle des yeux où elle sut lire une tendresse humiliée -et terrifiée, une expression de chien caressé par mégarde... Il ne -s'approcha pas, demeura au milieu de la route, immobile, et May le vit -tel qu'il était, le pauvre complet-veston acheté à Toulenne désormais -ne trompa plus ses yeux, elle reconnut le jeune athlète sain, puissant, -dévoré de vierge passion et, comme dans les incendies des Landes, le -feu, d'une cime à l'autre, se communique, elle aussi, jeune plante, en -face de ce bel arbre embrasé, trembla pour elle et n'osa faire un pas -vers lui; elle eut peur de cette émotion délectable, et qu'il fallait -vaincre. - ---J'ai voulu vous voir, dit-elle enfin, parce que je vous dois une -confidence et que vous me devez un service. - -Et comme Claude balbutiait qu'il n'était pas digne, elle ajouta avec un -rien de condescendance: - ---J'ai de l'amitié pour vous, Claude, et vous me montrez de la -sympathie; votre instruction, votre intelligence m'autorisent à vous -traiter en ami, et même en frère, puisque mon vrai frère m'abandonne... - -Elle se tut et Claude ne trouva pas un mot pour combler le silence; il -la regardait. Elle dit encore: - ---Votre savoir n'est pas seulement ce qui vous attire ma confiance: -mais aussi votre religion, votre foi candide. - -Il fallait pourtant qu'elle risquât une allusion à la scène du verger. -Elle se décida: - ---Claude, vous connaissez ma solitude. Tendez-moi une main secourable. -Vous m'avez vue, n'est-ce pas, souvent désemparée, faible. Vous savez -qu'une mauvaise curiosité, ce goût des expériences que je dois à mon -frère m'inclinent parfois à des démarches peu dignes de moi... Mais -j'entrevois le salut, et vous m'y aurez aidée... - -Stupéfait, ignorant où elle voulait en venir, Claude, au milieu de la -route, haletait; elle lui dit de se couvrir, il ne le voulut pas et le -soleil brûlait sa nuque. - ---Enfin je sais ce qui est exigé de moi: ce ne saurait être par hasard -qu'un jeune homme qui, avec le consentement de mon père, demande ma -main, exige d'abord que je devienne catholique. N'est-ce pas, Claude, -qu'il y a là le signe d'une volonté particulière sur moi? - ---Vous vous mariez? - -Elle affecta de ne pas voir son trouble, assura qu'elle ne doutait -point du réconfort que Claude puiserait dans cette pensée qu'il avait -beaucoup fait pour ouvrir les yeux d'une petite hérétique. Elle -espérait qu'il ne refuserait pas de couronner son œuvre en la mettant -en relation avec M. Garros ou ce vicaire de Viridis, l'abbé Paulet... - -May s'effraya que Claude ne répondît pas. Avait-il seulement écouté? Il -s'était rapproché d'elle et soudain lui prit le poignet, d'un air de -brute: - ---Qui donc épousez-vous? Le fils Castagnède, bien sûr! - -Elle se dégagea et les coins tombants de sa bouche exprimèrent un -dégoût dont Claude fut accablé. - ---Je vous en ai dit assez, Monsieur, trop, sans doute, puisqu'il paraît -que je vous connaissais mal... - -Il balbutia: - ---Pardon ... pardon... - -Mais courant presque, elle disparut derrière le moulin. Claude ne la -poursuivit pas, il se coucha d'abord dans le fossé plein d'orties et de -menthe sauvage, puis, à travers les vignes, s'égratignant aux fils de -fer, il descendit jusqu'à Toulenne, entra dans la première auberge où -était attablé le bouvier Abel, s'assit en face de lui, demanda du vin -blanc. - - -May, le lendemain, rejoignit son père à Bordeaux et lui fit part de -sa décision. Bertie dissimula sa joie. La demande officielle à peine -faite, il s'occupa du contrat: Marcel s'engageait à laisser dans la -maison de commerce la fortune de sa femme. M. Gunther déclara ne point -faire obstacle à la conversion de May. La jeune fille, qui ne voulait -pas se retrouver en face de la Gonzalès, fut confiée à Mme Castagnède: -la bonne dame l'adressa à son confesseur. - -Le samedi, comme M. Gunther, épanoui, chargé de petits cadeaux, -s'installait à table dans la salle à manger de Lur, Edith le pria -de bien vouloir commander l'auto pour le lendemain matin. Elle -ajouta qu'elle aurait de nombreux bagages. Comme M. Gunther, très -paisiblement, lui demandait si elle comptait être absente plusieurs -jours: - ---S'il vous plaît, Monsieur, je quitte définitivement Lur: une très -chère amie m'appelle en Seine-et-Oise où je vais achever mes vacances. - ---Voilà, Mademoiselle, une étrange nouvelle! Il eût été convenable que -je fusse consulté. - ---Mais, Monsieur, j'ai averti ma mère et ce soir je vous fais part de -ma décision, en vous exprimant ma gratitude. - -Elle parlait du ton de quelqu'un qui donne un congé définitif, et -c'était si apparent que Mme Gonzalès, les yeux dans son assiette, -n'osait regarder le colérique Gunther qui, cependant, d'une voix -sourde, l'interrogea: - ---Étiez-vous informée de ce départ, Madame? - -Elle balbutia sottement qu'elle avait fait, pour en détourner Edith, -l'impossible: c'était avouer que tous leurs projets s'en allaient à -vau-l'eau. L'orage n'éclata pas d'abord: chacun faisait semblant de -manger et le domestique pressait le service. Seule, Edith affecta une -grande liberté d'esprit et redemanda du poulet; mais elle se priva de -dessert afin d'aller boucler ses valises, pressa la main de M. Gunther, -et d'un pas aussi nonchalant que de coutume, gagna la porte. M. Gunther -posa sa serviette sur la table, se dirigea vers le salon, ouvrit la -fenêtre, déboutonna son col; le souci de sa santé, à ces minutes-là, -l'aidait maintenant à se contenir. Enfin, d'une voix calme, il demanda -à Mme Gonzalès quel était le fin mot de cette comédie. La dame poussa -un grand soupir: elle savait la partie perdue; il lui restait de se -venger, d'un coup, de vingt années humiliées: - ---Cela signifie, mon ami, que je m'étais trompée et que le dégoût, chez -ma fille, l'emporte sur la pitié. - ---Le dégoût? - ---Toujours (je vous l'avais caché, mais comment n'être pas sincère -maintenant?) elle eut horreur de ce qui est vieux, passé, elle n'aime -que la jeunesse: ce qui de vous lui plaisait, elle n'a pu l'aimer que -dans votre fils... - ---A la porte! Allez-vous-en! F..... le camp avec elle! De cette maison, -à vous deux, vous faisiez une ... Maison. Voilà dix ans que je vous -supporte, que j'impose à ma fille l'ignominie de votre présence. - -Des injures suivirent; le trottoir, on eût dit. Mais Mme Gonzalès -buvait, le doigt en l'air, son café, regardait Bertie devenir violet, -songeant que ce serait, tout de même, une chance et une bien grande -satisfaction pour elle de le voir s'effondrer; il ne s'effondra pas et -ce qui, sans doute, le sauva, ce fut de montrer le poing à la dame, de -lui courir sus, de lui arracher des mains la tasse qui se brisa sur le -parquet, de la pousser vers la porte en dépit de ses gloussements et -de lui signifier qu'elles auraient à vider les lieux incontinent: ces -dames prirent à Toulenne le train de 21h. 17m. - -A minuit, Bertie rêvait encore au salon, en face d'un petit verre et -d'un carafon d'armagnac; après l'orage, il s'accordait cette solitaire -débauche. La satisfaction d'avoir fait maison nette détendit ses nerfs. -Ces derniers temps, la Gonzalès l'avait enserré de trop près en de trop -grosses toiles, la vieille araignée! N'empêche qu'une belle proie lui -échappait; il avait, touchant le corps d'Edith, des imaginations de -propriétaire... Bah! la belle n'eût rien fait que la bague au doigt, -... ce mariage, quelle grossière embûche! - -Un malaise lui vint d'être seul dans la maison avec deux domestiques: -des souvenirs de films sinistres l'obsédèrent; il eut la sensation d'un -silence d'assassinat dans une villa isolée; un chat sauvagement miaula -sur les toits. Bertie, pour détourner sa pensée, se remémora chaque -injure adressée à la Gonzalès--satisfaction profonde!--Elle ne s'était -guère défendue; pourtant il se rappela une petite phrase à quoi d'abord -il avait prêté peu d'attention, mais, comme une flèche, elle demeurait -fichée en lui; Bertie en sentit soudain la blessure; il s'agissait de -sa fille: la Gonzalès s'était déclarée fort contente de n'avoir plus -la charge d'une donzelle qui aimait se faire bécoter dans les coins -par le fils du paysan, et avait ajouté que lorsque Bertie comparait sa -maison à un b..., il ne croyait pas si bien dire. M. Dupont-Gunther -se rappela une lettre où Mélanie le mettait en garde contre Claude -Favereau, qui allait se baigner en compagnie d'Edward et de May... Il -haussa les épaules; comment croire que cette May revêche, puritaine, -plus orgueilleuse et plus dédaigneuse qu'une paonne, se pût commettre -avec un paysan! La Gonzalès allait un peu fort! Il lui restait pourtant -une sourde inquiétude, dont le détourna la brusque imagination d'Edith -dans les bras d'Edward; une jalousie atroce le brûla; il aurait crié -de rage; alors il décida de ne pas se coucher avant que le flacon -d'armagnac fût vide et, derechef, remplit son verre. - - -X - - - EDWARD DUPONT-GUNTHER À FIRMIN PACAUD. - - Paris, septembre 19... - - Souvent je vous ai entretenu, mon ami, de cette joie particulière aux - retours de province, lorsque j'entrais dans mes habitudes anciennes - comme dans ce costume d'intérieur à quoi s'associent des souvenirs - de travail, de fumeries, de lectures, et qu'avec le trot éreinté - d'un cheval sur le pavé de bois, le son d'un grelot s'éloignait. - Je regardais, au fond d'une glace, s'évanouir cet air excédé que - la province m'impose et réapparaître mon vrai visage; mes goûts, - un à un se réveillaient en moi, des ambitions, des projets... Je - revenais à des soins négligés de toilette et de monde. Le téléphone - m'apportait soudain les voix spirituelles de ceux qui m'amusent et - que je retrouvais à leur place, prêts pour mon amusement. Je rêvais - de tendresses possibles... Oh! cela ne durait guère: ma fièvre de - travail cédait vite à cette persuasion de n'être capable que de - réminiscences--faux cubiste pour les gens du monde, amateur mondain - pour les artistes!--J'avais tôt fait de décrocher mon récepteur et - de ne plus savoir m'amuser avec ceux qui ne s'en lassent pas. Mes - essais de tendresses devenaient de lugubres impasses; au moins me - restait-il la solitude, ce dernier bien qui aide à ne pas mourir et - qui est le droit de demeurer seul dans une chambre; je me réservais, - pour ces heures-là, telles lectures qui ouvrent au cœur des horizons - métaphysiques: toujours, j'eus le souci de mettre la religion de - côté, mais comme une poire pour la soif: un être aussi dénué de - défense en face de la mort tentatrice, croyez-vous qu'il doive - négliger cette dernière raison de ne pas devancer son heure? La naïve - foi (au fond pas si naïve!) du petit Favereau, me déconcerte moins - que votre jovialité d'ancien élève de Burdeau, indifférent à ce qui - dépasse les apparences. - - De cet le «joie du retour» il faut, cette année, faire mon deuil: - Edith est là, elle s'installe, non comme la femme épouse de qui la - lampe éclaire la nuque penchée et qui montre à un petit garçon des - images, non comme celle de qui la présence est une solitude, moins - l'angoisse, et dont j'imagine que le souffle mesure le silence - et ne le trouble pas; il existe de ces ménages heureux... Claude - Favereau l'affirme qui m'ignore assez pour me recommander ce simple - et inaccessible bonheur; Edith est la Maîtresse: elle dispose de mon - temps, de mes livres, de mon corps; avec mes relations elle joue - aux échecs, organise selon sa petite idée mon avenir. Elle tisse - sa toile, m'enveloppe, m'englue, je fais le mort, je la l'assure, - confiant en mon pouvoir de, tout d'un coup, disparaître et assuré - d'avoir au doigt l'anneau qui rend invisible. Cher Pacaud, qui prenez - toujours le parti de la femme, ne vous hâtez pas de vous attendrir; - la première, peut-être, elle me lâchera; ses facultés s'adaptent - miraculeusement à la vie parisienne; elle n'a déjà plus besoin de - moi, elle ira loin; c'est l'opinion de sa chère mère, débarquée - incontinent ici après la tragédie de Lur, et qui s'établit professeur - de beauté, rue Gaudot-de-Mauroy. J'ai consenti à recevoir une seule - fois la bonne dame très capable, au reste, de renoncer à sa fille - pour ne pas déranger ses stratégies, mais je l'inquiète, cette - vieille routière, elle se méfie, je ne lui dis rien qui vaille, son - instinct l'avertit qu'on ne fait pas de bon ouvrage avec un gars - de ma sorte; je compte sur ses directions pour me délivrer d'Edith - sans trop de douleur; si la comédie vous tente, venez ici vers la - mi-janvier; Edith aura trouvé alors le «flat» de ses rêves, et nous - pourrons, comme naguère, bien avant dans la nuit, fumer, boire des - alcools. Ce nouveau loyer m'oblige à vendre encore des Suez... Quelle - fatigue! Votre EDWARD. - - _P. S._--Qu'advient-il de May, de sa conversion et de son stupide - mariage? Elle ne répond pas à mes lettres; je connais sa puissance - de rancune: me voilà son ennemi désormais. Non, comme elle se le - persuade, parce que je l'ai abandonnée; elle me trahit et passe dans - le camp de ceux qui veulent vivre. - - - LETTRE DE FIRMIN PACAUD À EDWARD DUPONT-GUNTHER. - - _(Fragment.)_ - - ... Je m'inquiète fort peu que cette Edith tire ou non son épingle - de vos jeux, et je ne redoute aucun collage pour vous qui êtes si - singulièrement impropre aux grandes passions. Seule me préoccupe - votre persévérance à briser tous vos appuis, à délier tout ce qui - vous rattache à la vie. Je me dis bien que vous parlez trop de - mourir pour en courir vraiment la chance; n'empêche que j'aimerais - vous connaître une ambition, une manie,--oserais-je dire un - vice?--enfin, de quoi remplir vos journées. Enfermez-vous dans - votre atelier: travaillez avec le maître que vous avez choisi. Le - premier barbouilleur vous persuade que vous n'avez pas de talent; - il y a en vous-même un complice de ceux qui, sournoisement, vous - découragent. Cher Edward, qui vous croyez un grand dédaigneux, comme - le plus idiot jugement vous obsède! A défaut de travail et puisque - vous déclarez inguérissable votre impuissance d'aimer, du moins - cultivez ce goût de ne dédaigner l'action que pour vous passionner - au spectacle des autres hommes: naguère vous aimiez les salons de - Paris; vous me rapportiez des conversations avec certains êtres et - qui ouvrent des abîmes, disiez-vous, devant quoi ont reculé les plus - audacieuses littératures. N'avez-vous plus de ces curiosités? Je - vous cherche, tant vous inquiétez ma sollicitude, les plus saugrenus - divertissements... - - ... On me dit que notre petite May s'acclimate avec une facilité - imprévue: je le tiens de votre père, n'ayant pas mes entrées chez - les Castagnède; May s'y ensevelit comme au couvent; elle voit chaque - jour ses deux futures belles-sœurs de qui le programme est d'être à - perpétuité enceinte ou nourrice. May suit des cours de puériculture; - on la signale chaque matin à la messe de sept heures. Tout cela est - bien étrange; elle s'est débarrassée de votre influence avec une - passion qui me fait croire à quelque événement secret. Rappelez-vous, - à Lur, le soir du dîner Castagnède, son air halluciné. N'avez-vous - rien appris? Ma tendresse peut-être est indiscrète? Quoique ma - réputation de débauché m'ait toujours fait du tort auprès de votre - sœur, parfois elle m'écoutait et, quand vous n'étiez pas là, elle - se confiait un peu. Ah! si j'avais été de dix ans plus jeune!... - Elle s'éloigne en courant dans ces ténèbres mystiques, elle s'enivre - de l'opium chrétien... Peut-être cela va-t-il nous donner une - petite sœur de cette Jacqueline Pascal que vous m'avez appris à - aimer et qui ne voulait point mettre de limite à la pureté ni à la - perfection; c'est compter sans l'influence du gros Marcel: saura-t-il - manœuvrer? Jusqu'à présent, il joue le rôle d'accessoire dans une - conversion; tout de même, c'est un garçon: il lui reste un argument - dont nous ne connaîtrons l'effet qu'après la cérémonie; votre père - souhaiterait qu'elle ait lieu sans délai, mais la mère Castagnède - exige que d'abord sa future bru soit exactement informée des mystères - chrétiens, et je ne crois pas que le mariage puisse être célébré - avant le printemps. - - Votre père maigrit, c'est mauvais à nos âges; le départ des Gonzalès - lui a donné un coup; on dit qu'il a rompu avec Rose Subra; jamais - je ne l'ai vu demeurer si longtemps sans personne. Il monte souvent - le soir chez moi à cause de mon armagnac 1853; il ne m'ennuie pas: - nous avons des goûts communs, mon cher, et des souvenirs donc! Les - affaires vont assez bien; j'ai raflé au bon moment toute la récolte - de l'entre-deux-mers, il y a eu depuis de la grêle dans l'Aude; mais - voilà qui vous assomme; ne sauriez-vous trouver, parmi vos hérédités - bourgeoises, le goût des affaires, de l'argent? Je vous suis un - exemple qu'on peut y garder quelques intelligentes curiosités... - - - * * * * * - - - LETTRE D'EDWARD DUPONT-GUNTHER A FIRMIN PACAUD. - - _(Fragment.)_ - - Paris, mars 19... - - ... La solitude m'est enfin rendue, et si je ne trouvais encore - dans mon cendrier des épingles à cheveux et aux coussins du divan - une tenace odeur de chypre, surtout si parfois Edith ne me venait - surprendre et ne s'abattait sur mes genoux avec cette insouciance des - femmes persuadées que l'amour les rend impondérables, je me pourrais - croire au temps où le bonheur m'était donné de souffrir seul. - - Il nous a fallu deux semaines pour trouver ce «flat» qu'Edith - n'imaginait pas hors du seizième arrondissement. Nous franchîmes de - crêmeux vestibules aux fausses somptuosités, et nous nous confiâmes - à des ascenseurs si divers que je proposai à Edith d'écrire une - étude comparée des Pifre et des Samain; je ne concevais pas qu'elle - pût hésiter entre des appartements identiques: les salons, sans - panneaux et tout en portes, ouvrent par de vastes baies sur de - minuscules vestibules; les vitraux de la salle à manger sont de - la même série que ceux de l'escalier et le même étroit corridor - ripoliné conduit aux chambres. Enfin elle signa un bail qui, s'il - m'obligea à vendre des Suez, fit chez moi maison nette. Je n'eus - plus que des journées d'antiquaires, Edith ne voulant que de - l'ancien, parce que «ça augmente toujours de valeur». Vigoureuse, - elle retournait les fauteuils, en quête d'une signature. Entre - temps, fut publiée cette _Vierge folle_, par Edith Gonzalès, avec - une ingénieuse préface d'Edward Dupont-Gunther: vous savez que comme - je suis peintre, le monde m'accorde un petit talent d'écrivain. Ce - fut un succès; avez-vous lu? C'est ensemble malade et comme il faut, - relevé d'un grain de saphisme; un observateur y découvrirait, en - couches superposées, les lectures d'Edith: d'abord les honnêtes, les - édifiantes (du temps qu'elle était enfant de Marie), puis les autres - (du temps des premières tentations et du premier faux pas et des - expériences diverses...). - - L'essentiel est que je pus persuader Mme Tziegel, la comtesse de La - Borde qu'elles avaient «découvert» Edith Gonzalès; cette découverte - occupe fort notre petit clan: Edith à qui, chez les Castagnède, on - ferait prendre ses repas à part, ici tient un rôle de muse pour - personnes du gratin. La mâtine se montre admirable dans l'art d'être - toujours chez elle, de ne point s'esclaffer quand une duchesse sonne, - et de siffler son monde quand elle est certaine qu'il ne souhaite - que d'accourir. De plus elle sait flatter un homme de lettres et lui - brûler la sorte d'encens qu'exigent ses narines: art difficile, mais - le posséder assure à son heureuse détentrice ce qui s'appelle un - salon. «Quand je pourrai avoir table ouverte!» soupire Edith. - - J'avais eu raison de vous prédire qu'elle me lâcherait la première: - elle a commencé de se détacher de moi, avant d'avoir jamais cru que - je fusse excédé. Tout de même, elle tient à moi; je lui ai amené du - monde, je fais nombre, je paye. Peut-être vous étonnerez-vous que je - m'obstine à fréquenter chez une personne qui m'assomme? Mais, mon - ami, j'attends impatiemment l'heure de m'y présenter, j'arrive le - premier et toujours m'en vais le dernier. Oh! l'amour n'y est pour - rien; je m'ennuie, je suis seul, et pour tout vous dire, j'ai peur - d'être seul ... une peur d'enfant malade... Quand nous avons dîné - ensemble, je la supplie parfois de ne pas s'en aller, tant ma chère - solitude à certaines heures m'est une maîtresse redoutable... Edith - a des raisons de se croire nécessaire. La mère Gonzalès qui, chaque - matin, la vient masser, attise ses ambitions matrimoniales... Je - redoute un ultimatum... - - Vous me conseillez de lire: A vous aussi, au lycée, on fît développer - ce texte «qu'il n'est pas de peine qu'un quart-d'heure de lecture - n'ait apaisée». Mais, mon cher, si vous saviez comme l'imprimé - m'ennuie! Quand je lis en de jeunes revues que des garçons de mon - âge se passionnent pour ou contre Mme Bovary, accordent ou refusent - à Moréas du génie, il faut bien m'humilier et m'avouer que depuis - le temps qu'en me bouchant les oreilles, je lisais Jules Verne, - l'imprimé ne m'a jamais détourné de moi-même... Ah! si je me pouvais - considérer comme une matière à livre! me raconter! Cette manie en - sauve quelques-uns... - - Parfois, je pense à Lur, à l'ombre des charmilles et du cœur de - Claude ... mais celui-là, le simulacre du pacte sacrilège, qu'un soir - de férocité, je lui proposai, me l'a fait perdre pour toujours. En - m'aliénant ce cœur, j'ai déchiré ma carte dernière... Comment vous - expliquer?... - - -XI - - -Claude, s'enfonça dans l'hiver qui fut cette année-là si pluvieux que -le jeune homme passait de longues journées à lire dans la cuisine; -il prenait les livres sans les choisir, à tâtons, dans les ténèbres -glaciales de la bibliothèque, les portait au grand jour, déchiffrait -les titres comme un plongeur découvre au grand soleil l'orient de la -perle qu'il ramène. Au coin de la cheminée, il s'abandonnait à sa -lecture tandis que son père, tassé sur sa chaise, en face d'un litre, -se réveillait en sursaut à son propre ronflement et que sa mère, assise -devant la fenêtre pour perdre le moins possible de jour, ravaudait -indéfiniment des linges. Parfois, Claude jetait sur sa tête un sac, -chaussait des sabots et, quelque temps qu'il fît, s'enfonçait dans -l'air épaissi de brouillard d'eau et de fumée, remontait au hasard les -chemins inondés entre les saules difformes. Des vols d'oiseaux lourds -passaient dans le ciel, tombaient ensemble sur les champs nus, univers -noyé qui devenait pour Claude le monde des apparences de son manuel -de philosophie. Rien ne l'y détournait de voir May errer de cime en -cime; au plus épais de l'humide saison, il évoquait soudain la petite -route dans la lumière d'un matin d'été, la jeune fille immobile, son -ombre courte. Il secouait la tête, fermait les yeux pour échapper à des -obsessions sales et tristes. L'isolement de l'hiver, le désœuvrement -le condamnaient à ces moroses délectations qu'il ignorait à l'époque -des grands travaux; sa pensée ne respectait plus l'enfant orgueilleuse -de qui le visage, une seconde, s'était rapproché du sien: vertige des -yeux! souffles confondus! paumes des mains accolées... Plus tard sous -la lampe, près du feu, tandis que Favereau ronfle et que l'inlassable -pluie enserre la maison, les hangars, l'étendue, et plus tard encore, -dans le lit de fer, son lit d'enfant, dans la lueur diffuse de la nuit -qui entre par les carreaux sans volets, Claude n'est plus que la proie -inerte de son désir. - -Il rentra un soir avec une douleur au côté, brûlant de fièvre; sa mère -lui mit une compresse d'eau rouge dont elle avait le secret. «Elle -se le purgea», comme elle disait; en dépit de son inquiétude, elle -n'appela pas tout de suite le médecin qui demande des trois francs -pour une visite; d'ailleurs Claude avait eu ça déjà l'année de sa -première communion. Favereau le traita de feignant qui voulait couper -à la reprise des travaux. Le docteur, enfin mandé, diagnostiqua une -pleurésie double. Claude s'abîma avec un sentiment de délivrance -dans la maladie. La face contre le mur, il se répétait indéfiniment -des vers, de vagues formules, se perdait en d'impossibles histoires, -faisait semblant de ne pas entendre les questions de sa mère; les -taches sur la chaux formaient des dessins qu'il décomposait et recréait -comme des nuages. Le battement de l'horloge, le cri d'un oiseau ne -suffisaient pas à lui donner le sentiment précis d'être dans la vie. A -la campagne, lorsque la terre commence d'exiger l'effort inlassable de -l'homme, les malades connaissent une solitude que rien ni personne au -monde ne trouble; Claude se délectait de cet abandon: la décroissance -du jour, l'envahissement de l'ombre, la venue muette de la nuit, il en -mesurait les degrés imperceptibles; il ne soutirait pas, n'avait pas -faim; il comprenait comme il est facile de se détacher de tout; aux -visites du docteur, il exagérait sa faiblesse pour être interrogé le -moins possible. Puis ce fut le premier œuf à la coque et cette unique -mouillette qui lui rappela ses maladies d'enfant. - -Un jour, il s'assit sur le banc de la treille, au soleil de mars: des -poules picoraient à ses pieds; le décor de l'hiver demeurait, mais -l'odeur du vent, la qualité de la lumière annonçaient que l'heure était -proche. Entre les feuilles pourries, Claude fixait la tache jaune et -mouillée d'une fleur. Déjà s'épanouissait la procession candide des -arbres à fruit, le soleil aspirait la sève qui tremblait, se gonflait -au bout des branches noires, dilatait les poisseux et gluants bourgeons. - -Le facteur, sans descendre de sa bicyclette, jeta un journal et une -lettre pour Maria Favereau de qui les lunettes, sur son bec de poule, -glissèrent. Elle dit: - ---En voilà une idée! Les mariés viennent coucher ici le soir de leurs -noces! - ---Quels mariés? - -Claude ignorait donc que Mlle May épousait le fils Castagnède à la fin -du printemps? Il y aurait à Lur un grand repas pour les travailleurs. -Il n'était que temps de mettre le château en état. Favereau rit -grassement et recommande qu'on choisisse des draps solides. Claude se -leva, appuya ses mains contre le mur, essayant de retrouver la torpeur -bienheureuse des semaines de maladie. Il ne s'éveilla qu'au milieu -de la nuit, et tout de suite, connut son angoisse. Il s'étonnait de -discerner en lui une félicité sombre parce qu'il allait revoir May, -fût-ce dans une pareille minute et lorsqu'un autre, à chaque instant, -la tiendrait entre ses bras. Ah! sans doute la verrait-il errer sous -les charmilles, au matin, pâle et désespérée; il épierait sur ce visage -les signes de l'horreur, les traces du dégoût: pour ce grand garçon -ardent et sensuel, les mystères de la chair demeuraient le péché, la -flétrissure. A la sensualité la plus animale, il mêlait un crucifiant -désir de pureté. Les fautes dont le souvenir amuse les autres hommes -l'embarrassaient de remords sans cesse renaissants; il se rappelait -chaque chute avec ses particularités aggravantes. Les premiers -troubles de son adolescence, les misères de sa chair éveillée, il ne -se pardonnait rien, se souvenant même de telle pensée, de tel désir. -Il ne douta pas un instant que les réalités du mariage ne parussent -abominables à celle dont il avait vu la bouche se détourner sous son -souffle. L'ancien séminariste n'attribuait au sacrement nulle vertu -purificatrice. C'était, selon lui, un moindre mal pour Edward incapable -de pureté: aussi avait-il naguère, à son jeune maître, conseillé le -havre d'un foyer. Au fond, il eût volontiers souscrit à la condamnation -que prononce, contre le mariage même chrétien, Pascal qui le définit: -«la plus périlleuse et la plus basse des conditions du christianisme, -vile et préjudiciable selon Dieu». Jamais Claude n'envisagea pour lui -la joie des noces, persuadé qu'on ne saurait fixer à la volupté des -limites; ce garçon brûlant de sang concevait qu'il est plus facile -de s'abstenir que d'appliquer une règle à l'ivresse sensuelle; il ne -doutait pas que, marié, il s'abandonnerait à toutes les frénésies et -qu'il ne saurait imposer de bornes à cet appétit infini de luxure. Il -était donc assuré que May, au lendemain de l'initiation, désespérée, -chercherait--Dieu sait où?--un refuge, ne se consolerait pas de sa -pureté morte. - - -La santé en lui reflua. Sa mère voulut qu'il aidât à préparer le -château: il s'y connaissait pour les arrangements «comme un vrai -monsieur», disait-elle. Un jour d'avril, après le déjeuner, il franchit -le seuil du vestibule. L'odeur de l'été y traînait encore. Les mains -de Claude touchèrent le chapeau de soleil qui était demeuré là et -sous lequel il avait vu luire les dents de May, ce sourire vaincu. Au -salon, où déjà Maria bousculait les meubles, il ouvrit le piano, ses -doigts errèrent sur les touches d'où la jeune fille avait fait jaillir -pour lui un enchantement désolé. Maria, sur la glace au-dessus de la -cheminée, passait un linge humide: Claude se regarda; de la maladie, il -sortait plus vigoureux, élargi: dans sa face presque poupine ses yeux -lui parurent plus petits; de forte encolure, il ne pouvait boutonner -sa chemise. Il commença de frotter les parquets, d'encaustiquer les -panneaux des vieilles armoires. Les manches retroussées, il lava les -vitres, déplaça les meubles pesants. Au soir, à peine sa soupe avalée, -il se jeta sur son lit, s'endormit d'un sommeil sans rêves. - -Il prit goût à son ouvrage. Un jour, sa mère, du haut de l'escalier, -le héla. Dans un sourire presque égrillard, elle montrait le trou noir -de sa bouche où deux vieilles dents paraissaient seules: il s'agissait -de préparer la chambre, d'y monter un grand lit. Claude, comme un -blessé cherche, malgré lui, le point sensible de son corps, ne peut -se défendre de réveiller sa blessure, se complut à disposer lui-même -les meubles. «Ce sera là, se disait-il, que cet homme va lui donner un -tel dégoût qu'elle n'aura plus d'autre soutien que le souvenir de mon -tremblant et religieux amour». Il avait hâte, maintenant, que tout fût -consommé. - - -Vers le même temps, un soir, May, écrivit pour elle seule: - -«Ce matin: communion, la première. Selon l'avertissement du père, je -ne doutais point que je dusse être déçue; il m'avait dit de m'attendre -d'abord à du silence, du vide. Il ne fallait souhaiter rien de -sensible. Fut-ce parce que j'attendais cette froideur que j'éprouvai -cette chaleur, cette joie, ce calme, cette paix? Aucune possibilité de -prier, un abandon. «Il» était là, non plus inaccessible, comme au temps -que j'étais hérétique, mais présent, charnellement; J'évoquai, un à un, -de chers visages morts et vivants, pour qu'ils fussent participants de -cette grâce en moi. Messe basse habituelle, sans cantiques, sans rien -d'extérieur qui émeuve: tout me venait donc de la Présence intérieure. -Étonnement au retour, de la rue printanière, de la foule, des petites -voitures au bord des trottoirs. Sentiment, certitude désormais d'un -refuge contre toute la vie. Plus jamais seule. Le petit déjeuner... Je -ne sais quoi de noble, de pur sur cette vieille figure de ma future -mère, si souvent ridiculisée au temps de ma folie. Je l'ai priée de me -conduire chez ses pauvres. Scrupule d'avoir voulu qu'elle m'admire. Son -goût pour la vieillarde qui a un cancer. Je suis sûr qu'à ce chevet, ma -mère s'attardait à cause de l'odeur. Comme je me sentais pâlir, elle -s'est levée. Son baiser à la joue de cette petite fille au collier -de scrofules. Je la vénère, elle qui suscita mes rires misérables. -Après-midi troublé d'une inquiétude: avais-je assez précisé la nature -des pensées mauvaises qui m'obsédèrent? Mais, en état de péché mortel, -eussé-je éprouvé tant de joie? Entrevue avec le père qui a dissipé ce -nuage. Je lui dis ma honte de tout recevoir, de ne rien donner, de -ne pas souffrir. Ce mariage d'abord m'apparut comme une expiation, -mais, auprès de Marcel, je n'éprouve plus rien d'hostile. Les êtres -compliqués, malades, m'ont trop blessée. Que leur sécheresse m'a fait -du mal! Ce frère naguère tant aimé, que j'ai de peine à ne pas le haïr! -Sécurité, apaisement aux côtés d'un homme simple, sans arrière-fond, -sans abîme. Le père m'avertit que d'abord cela seul est exigé de -moi; l'acceptation d'une destinée commune. Étouffer cette ambition -démesurée de l'âme, ce goût d'un sacrifice exceptionnel. Mauvais désir -d'apparaître différente. Orgueil huguenot de certains renoncements. -Ne pas devancer la grâce, la suivre pas à pas, selon les avis de mon -directeur. Nulle autre pénitence que celle qu'il autorise. De l'ordre -dans la charité.» - -Une autre nuit, May écrivit: - -«Jour du dîner de fiançailles. Je souhaitais d'être éprouvée. Voici -l'épreuve, Seigneur, et telle qu'un instant, à vos pieds, je me -réfugie. Après dîner, au salon, Firmin Pacaud, avec son indiscrétion -coutumière, demande où nous irons le soir de notre mariage. Marcel -répond que nous n'avons pas réfléchi encore, mais que rien ne lui -plairait autant que Lur. J'ai inconsidérément protesté: n'importe -où sauf à Lur! Alors j'ai senti à mes joues une brûlure: mon père -attentif, lucide, m'a regardée, avec des yeux avertis, des yeux qui -savaient peut-être. Triste folle! comment pouvais-je croire que les -Gonzalès, en quittant la maison, se fussent privées de cette vengeance? -J'eus la force d'ajouter à mi-voix que, somme toute, cette horreur -de Lur devenait sans raison, puisque celles qui me haïssaient n'y -reviendraient plus. Mon père a soupiré d'aise. Firmin Pacaud, d'un -air alléché, m'observait. J'irai donc le soir de mes noces, aux lieux -où je fus troublée et faible... Dieu, faites que celui à qui je pense -sache se rendre invisible. Il souffrira peut-être, à moins qu'il m'ait -oubliée. Il n'est pas de ceux qui oublient. Il est de ceux qui prient... - -»Certitude que toute grâce par lui m'est venue. Bien que je l'aie connu -en proie à la tentation, esclave de sa jeunesse. Sans doute portait-il -en lui infiniment plus que lui-même. Obsédé par son désir triste, -asservi à la chair et au sang, il a cru me communiquer sa fièvre, et, à -son insu, m'a donné Dieu. De sa seule présence la grâce émanait, comme -d'une lampe la lumière. A travers son charnel désir, elle s'épandait et -tout de même, je l'ai reçue.» - - -XII - - -Dès l'aube de ce douze mai, Claude s'éveilla. Un peu de lune pâle se -fondait dans un azur vierge qui faisait rêver à l'enfance du monde. -Il crut entendre pour la première fois des chants d'oiseaux. Il lui -parut que c'était lui, le jeune époux, au seuil du jour de ses noces et -qu'entouraient des effarouchements d'ailes. Il se donna cette fausse -joie, il entretint dans son cœur cette erreur que le monde saluait en -lui le bien-aimé. Ses yeux, à travers les baguenaudiers, cherchèrent -par où, ce soir, elle viendrait vers lui. Alors seulement il osa se -dire qu'un autre à côté d'elle serait assis. Il se vêtit à la hâte, -traversa la cuisine où Maria regardait une femme de Viridis allumer le -feu. Il entendit à peine sa mère se réjouir de ce que aujourd'hui la -cuisinière du _Cheval blanc_ était chargée du repas: - ---Je suis tellement habituée à l'ouvrage, que déjà je m'ennuie. - -On serait dix-huit, sous le hangar, à festoyer en l'honneur de la -demoiselle. Il y avait quatre gigots, six poulardes, une tourtière et -du vin à tire larigo. Elle ajouta: - ---Toi qui sais faire ça, mets des fleurs partout dans le château. -Mademoiselle admirait comme tu faisais bien les bouquets. - -Claude alla au verger. Les hautes herbes mouillèrent ses jambes à -travers le pantalon de toile bleue. Les papillons palpitaient dans le -soleil levant. Il choisit entre tous un prunier pour y appuyer son -front et qui fut pour lui l'arbre de la science du bien et du mal. Il -laissa sourdre le désir mauvais, le charnel désir. Des mots ignobles de -caserne lui revenaient, au souvenir de May, défaillante, consentante: -«Elle aurait marché», se disait-il. - -La table à tréteaux qui sert aux vendanges fut dressée sous le hangar. -Favereau parut sur le seuil de la cuisine, énuméra aux invités les -plats qui devaient illustrer cette ripaille. Il insista sur les vins: -on aurait douze bouteilles de 1906. - ---Depuis 1893, il n'y a pas eu de meilleure année. - -Les hommes approuvèrent Favereau. Inlassablement, ils échangèrent en -patois les phrases liturgiques sur le vin; ils ne discutaient pas; tous -étaient du même avis; nul ne variait sur le dogme des meilleurs crus. - -Les filles se touchèrent du coude avec des rires et des gloussements -lorsque Claude parut: son col de monsieur le congestionnait; ses -épaules faisaient craquer son habit trop étroit. Dès que la soupe fuma -sur la table, les hommes «mirent bas la veste». Claude s'assit près de -Fourtille, et tout de suite il sentit un genou presser le sien; bientôt -il eut rempli et vidé plusieurs fois son verre. Une odeur humaine -se mêla à celle des plats. Maria se réjouissait de voir son Claude -rire, boire et crier comme les autres. «Puisqu'il ne veut pas être un -monsieur, se disait-elle, mieux vaut qu'il redevienne pareil à nous.» -Indulgente et complaisante, elle voyait Fourtille amoureuse s'appuyer à -Claude. - ---Mon coq est lâché, gardez vos poules! cria-t-elle en patois, et -les gros rires d'éclater. Abel était trop saoul déjà pour entendre -l'avis. Claude atteignait ce premier état d'ivresse où l'homme domine -sa destinée et, lucide, mesure sa misère. Il mangeait lentement, comme -un bœuf, comme tous ceux qui étaient assis là et dont le plaisir de -ce repas était ce qu'ils aimaient le mieux au monde. Il se laissait -aller au vertige de cette chute dans un abîme de sensations. Le corps -de Fourtille brûlait le sien. A cette heure de défaite, il appelait -l'assouvissement si proche de la mort, il voulait s'enfoncer dans ces -délices où le fantôme de la jeune fille perdue ne le poursuivrait -plus. Favereau violet, les yeux injectés, se leva, sortit; quelqu'un -l'imita. Les poules, autour de la table, picoraient. Dans les instants -de silence, la campagne était sonore d'aiguisements de faux, de coqs, -d'abois. Claude vida son verre une fois encore. Maintenant, sa détresse -même le dégrisait. Les fleurs cueillies le matin et dont il n'avait -pas eu le temps d'orner le château lui donnèrent une raison de prendre -congé. - -Sur le billard, des monceaux de lilas emplissaient la salle d'odeur. -Il commença de les arranger dans les vases; l'un d'eux était de grès -et il se souvint que May en admirait les sourdes flammes bleues; il y -disposa les premières roses et se dit qu'il convenait de le placer sur -la cheminée de la chambre. Il monta donc au premier étage, ouvrit la -porte. Les draps faisaient dans l'ombre une ligne immaculée. Un parfum -de lavande et de fenouil flottait à leur entour. - -Claude s'assit, il ne souffrait plus et amusait son âme endolorie d'une -histoire que, depuis sa convalescence, indéfiniment il se racontait: -il imaginait la révolte de la jeune femme; elle chercherait dans les -bras du petit paysan qu'elle avait aimé un refuge, des consolations, -l'oubli; les mots vinrent aux lèvres de Claude qu'il lui dirait alors, -mots brûlants mais chastes et dont elle ne s'offenserait pas. Il -poserait même sa bouche sur les yeux brûlés par le sel des larmes. Les -heures, les jours, les semaines, les mois, les années ne pourraient-ils -s'écouler sans que se dénouât leur étreinte et les deux amants ne -pourraient-ils entrer ainsi liés et confondus dans l'éternité? - -Il se leva enfin et dans le crépuscule acheva d'orner la maison -avec les lilas déjà mourants. Il ne serait pas obligé de souper ce -soir-là: Favereau cuvait son vin. Maria préparait le dîner du jeune -couple. Claude, traversant la salle à manger, regarda longuement les -deux couverts qui se faisaient face. Il sortit. La verdure jeune et -drue recevait la lumière horizontale qui allongeait sur la prairie -l'ombre ondulante des peupliers. Les trois notes d'un rossignol se -détachèrent comme des gouttes d'eau. Des hannetons accolés tombèrent -des marronniers feuillus. C'était la saison de l'année où Vénus large -et merveilleuse fleurit l'éther encore inondé de soleil. - -Claude s'accouda à la terrasse: sur la route grise, dans l'ombre -enfin venue s'avançaient, grossissaient deux aveuglantes lueurs. Les -feuillages de l'allée s'éclairèrent brièvement comme d'un feu de -bengale. La voix de Maria dominait le bruit de la machine trépidante. -Il y eut un éclat de rire, le bruit d'une porte refermée et, de -nouveau, les flûtes des crapauds se répondirent. Il s'éleva des -prairies cette vibration nocturne qui annonce l'approche des grandes -chaleurs. - -Claude dormit d'un sommeil d'enfant, se leva dès l'aube parce qu'il -n'avait pas fini de sarcler les allées. Oserait-elle, dès le matin, -montrer sa figure défaite? Saurait-elle ne rien révéler de sa stupeur, -de son horreur? Ou bien les signes du dégoût apparaîtraient-ils sur son -visage? Ah! avec quelle avide joie Claude saurait les recueillir! - -Un «Bonjour, mon brave» le fit se retourner: il vit Marcel Castagnède -en pyjama. Ses bonnes joues, fouettées par l'air matinal, s'épanouirent -et, entre les paupières bouffies, les yeux gris luisaient, minuscules: - ---Prêtez-moi un sécateur. Je veux la réveiller avec des roses. - -Il s'éloigna, saccageant les rosiers. - -«L'imbécile n'a rien vu, n'a rien compris, se disait Claude, il ne -s'apercevra même pas qu'elle souffre.» - -Il lui semblait qu'il y eût dans Lur plus de silence que lorsque la -vieille maison était vide. Les hommes, mais aussi le vent, les choses -faisaient autour de ces murs un univers muet. Claude regardait, entre -toutes, deux fenêtres du premier étage aux volets entre-bâillés; -il voyait se défaire des anneaux de fumée au-dessus de la cuisine. -L'après-midi passa sans que les époux apparussent au jardin. Claude -imagina, au fond de la chambre obscure, un drame sans éclat. Il crut -que le désespoir muet de la jeune femme rejoignait le sien, comme un -fleuve se mêle à la mer, comme naguère la musique de _l'Invitation -au Voyage_ s'était épandue sur son cœur, pareille à une tempête; -avait-elle jamais cessé, depuis, de le creuser dans ses abîmes? Sans -doute, May livrerait au crépuscule sa face brûlée de larmes. Seule, -elle offrirait son front au souffle de la nuit pour qu'il efface la -trace des baisers, pour qu'il la purifie de toute souillure. Ainsi -Claude s'exaltait, s'abandonnait à la jouissance du désespoir pressenti -dans l'être qu'il aimait le plus au monde. Il avait besoin de ce -désespoir pour vivre. L'égoïsme forcené de la passion le défigurait: -bestial, cruel, il attendait l'heure où, caché parmi les branches, -comme un dieu sylvestre et plein de désirs, il pourrait repaître ses -yeux du spectacle d'un jeune corps violé qui se cache, fuit, pleure -d'être à jamais voué aux quotidiennes violences, aux souillures -nocturnes. - -Le crépuscule vint. Un coucou s'effaroucha dans les charmilles et -son double cri allait décroissant du côté des Landes. L'essaim -des hannetons de nouveau bourdonna autour des feuillages par eux -déchiquetés. Favereau, qui venait de sulfater, passa vêtu d'une blouse -tachée de bleu. Caubet et Lauret rentraient: leurs côtes étaient -saillantes parce que, à l'époque des grands travaux, ils maigrissent; -leurs flancs haletaient pareils à ceux des taureaux prêts à s'effondrer -sur l'arène. Claude entendit grincer la porte d'entrée, il se jeta dans -le massif d'arbustes et, appuyé contre un chêne, attendit. IL ne vit -rien d'abord, mais il reconnut la voix de Marcel qu'interrompit un rire -frais. Claude se persuada que ce rire sonnait faux, il crut y sentir -une désespérée ironie, mais un doute déjà le torturait. Il retint son -souffle: les jeunes gens s'engageaient dans l'allée parallèle aux -charmilles: au tournant ils apparurent; ils ne se donnaient pas le -bras, mais la main comme des enfants à qui l'on a dit d'aller jouer au -jardin et d'être sages. - ---Il n'y a personne, dit May. - ---L'ennui, ici, c'est que l'on a toujours les paysans sur le dos. - -Claude se rappelle avoir entendu de Mme Gonzalès la même insolente -phrase. Le couple vient à la terrasse; Claude discerne les deux corps -rapprochés: un peu de vent soulève l'écharpe de la jeune femme, sa -tête se penche, pèse à l'épaule de l'homme. Claude essaie de ne pas -comprendre encore, son front se meurtrit à l'écorce du chêne, ses -ongles en arrachent la mousse. La cloche du repas avertit les jeunes -gens. Leurs visages émergent de l'ombre: une sérénité profonde détend -les traits de May, une mollesse les rend moins aigus; ses lèvres, -naguère un peu pâles, trop minces, paraissent à Claude gonflées -de sang. Plus lourdes, les paupières diminuent les yeux: cette -meurtrissure des nuits amoureuses les charge de langueur. - -Claude ne songeait plus à se cacher tant il lui parut que cette jeune -femme ne le connaissait pas, qu'elle n'avait rien de commun avec -l'enfant farouche et vaincue de qui l'orgueil s'était humilié devant -lui, un matin d'été. Il ne souffrait pas encore. Il mangea comme -d'habitude, insensible jusqu'au moment où Favereau et Maria, Fourtille -et Abel s'entretinrent des époux. Observations sales et précises; -Fourtille assurait que M. Marcel ne devait pas être manchot... - -Claude s'évada; son regard s'attacha à une étoile au-dessus du toit, -aux boules noires des poules juchées dans le poirier; il eut pu compter -les cailloux luisants sur l'allée, tant il occupait son esprit aux -choses extérieures, pour reculer la minute où tout s'anéantirait autour -de lui de ce qui ne serait pas son horrible douleur: il la sentait, à -travers les apparences trop faibles, se rapprocher, le brûler. Bien -qu'il ne fît plus très jour, il coupa des roses mortes, tailla des -rosiers; un rire vint du salon aux fenêtres ouvertes, des arpèges, une -voix s'éleva: un chant qui n'était plus pour lui s'épandait sur le -jardin mais, ce soir, n'y cherchait aucun cœur. Ardeur dont un autre, -là-bas, aurait à jamais le bénéfice! Cette voix balaya toutes les -apparences où Claude se raccrochait: dans quelle eau noire se jeter et -sombrer? La mare n'était pas assez profonde; il n'avait pas de fusil; -il ne se sentait d'ailleurs aucune force sinon pour se laisser glisser -les bras étendus et les yeux clos dans un abîme. Alors il songea que le -fleuve n'était pas loin: un indéfini voile de brume, au milieu de la -plaine, marquait sa fuite invisible. Une demi-heure de marche et tout -serait fini, mais cette demi-heure encore! Il gagna la route, se mit à -courir. Des chiens, sous les treilles aboyèrent. Ah! dormir... - -Le vent se leva: de lourdes nuées couraient sous la lune mais on eût -dit que c'était elle, la voyageuse silencieuse et limpide. Personne -sur la route où Claude à bout de souffle, dut ralentir le pas. Les -mouvements de sa pensée affolée se réglèrent sur ceux de son corps: il -commença de réfléchir. Vers le sommeil, vers la nuit, il s'enfonçait, -mais la mort était-elle sommeil et nuit? Il s'arrêta, s'appuya contre -un marronnier de la route; l'humidité du fleuve proche rafraîchit sa -face. Il respira cette odeur de menthe mouillée, de vase, l'odeur -du bord des eaux que la nuit exagère. Il était à mi-chemin entre le -fleuve et Lur. Ce besoin d'anéantissement, la mort le comblerait-elle? -Contre l'écorce rugueuse, il meurtrit son front, ses mains, sensation -qu'il rattache depuis son enfance aux heures désolées, lorsque, fuyant -les grandes personnes et le bras replié, il pleurait contre un arbre, -muet consolateur. Claude eut peur qu'il ne fût donné à personne de -s'évader hors la vie. Nous sommes à jamais dans la Vie et ce que les -eaux lourdes, si Claude s'y jetait, emporteraient à l'océan Atlantique, -ce ne serait pas cette part de lui-même, souffrante et désespérée: -au contraire, il introduirait dans l'éternité ce désespoir. Aucune -évasion possible. La mort est jetée sur la vie comme une arche sur un -fleuve et l'ombre des piliers de pierre une fois traversée, les eaux -continuent de rouler éternellement dans la lumière. Échapper au temps -et à l'espace, aux apparences vertes et bleues, à ce sol durci, au bois -qui résiste, aux cailloux, à l'herbe, ce n'est pas échapper à la vie; -il n'est pas donné à l'homme de s'en aller. - -Claude avait retrouvé le pouvoir de penser; il remonta jusqu'à la -cause de cet obscur soulèvement en lui des forces de destruction. Il -revit ce visage tel qu'il l'avait connu naguère: cette amertume, cette -sauvagerie, cette insatisfaction, et tel qu'aujourd'hui il lui était -apparu: alangui, d'une lassitude heureuse, bestial; car elle avait pu -trouver seulement cela entre les bras de l'épais garçon: le plaisir. -Elle, May, ce plaisir-là? Claude s'écouta rire dans la nuit. C'est vrai -que ce plaisir donne aussi l'anéantissement, qu'on peut le renouveler -tous les soirs, le prolonger d'alcools et de fumées. Il se rappela -des orgies quand il était soldat, cette plénitude une fois le litre -vidé, ce camarade sur un coin de table grattant du banjo, les femmes -saoules et tournoyantes. Claude regarda contre le fleuve les lumières -de Toulenne. Un kilomètre le séparait de la volupté moins redoutable -que la mort. Il souhaita d'y courir, mais, lucide, songea au réveil -atroce, au retour, à ce rire de son père, surtout à l'indulgence de sa -mère. Sur le marronnier qui l'abritait, la pluie soudain chuchota, le -feuillage dru ne laissait passer aucune goutte, toute l'ombre s'emplit -de ce chuchotement, la terre en fut comme éveillée, la pluie lui -arracha son parfum le plus secret. Claude alors mit sa veste sur sa -tête et revint. Il allait dans la boue fraîche; parfois une flaque, à -travers les espadrilles, lui donnait une sensation froide. Bien avant -d'atteindre Lur, il vit à travers les arbres une lumière, la seule qui -brillât à cette heure sur toute l'étendue qu'embrassait le regard de -Claude; il savait quelle chambre elle éclairait, quel lit, quel était -ce couple incapable encore de se résigner au sommeil. La solitude des -champs pluvieux entourait les amants; sans doute, l'averse sur les -tuiles et sur les feuilles, le monotone ruissellement enveloppait comme -un indéfini soupir d'amour ces deux êtres unis à jamais dans la chair. -Claude songea que la femme la plus hautaine ne demande à l'homme que -d'être jeune et de savoir donner le plaisir; que la plus altière adore -la chaîne de deux bras s'ils ne sont pas débiles et que, pour dormir -sur une épaule robuste et sur une poitrine, les mystiques renoncent -à leur goût d'isolement, de solitaire perfection. Il rentra par un -trou de la haie. Un chien aboya puis jappa doucement, l'ayant reconnu. -Claude gagna la terrasse, s'y assit les jambes pendantes. L'eau avait -traversé ses vêtements mais il demeurait là, incapable d'un geste: il -envia les immobiles et frémissantes ombres des arbres; il souhaita -qu'un dieu de la nuit, plein de pitié, l'immobilisât dans le sol par -des racines profondes et qu'il n'eût plus d'autre voix et qu'il ne fît -pas d'autres signes que le frémissement et le balancement des cimes -au vent pluvieux. Un merle chanta, il y eut des ébrouements d'ailes -dans les feuilles mouillées, des roulades interrompues, un cahot de -charrette. Un lièvre, deux lièvres traversent, au bas de la terrasse, -la prairie, bondissent à petits sauts vers les vignes. Des hirondelles, -à peine sorties du nid, piaillèrent sur une branche et la mère voletait -autour des becs jaunes ouverts. Le tintement d'une cloche se détacha du -ciel. Dans les vignes, les bouviers devancèrent la chaleur. Claude, au -«goutiou» se lava les mains et le visage. Une impression d'allégement, -de vide, naissait de sa fatigue même. Cette nuit d'agonie l'avait comme -délesté de son désespoir. Il voulut vivre, se livrer âme et corps à -la terre, s'abrutir de vie physique, s'attacher à cette argile autant -qu'une jeune vigne et comme ce figuier dru: il se laissa choir dans une -meule odorante et, grelottant un peu, s'endormit. - ---Eh! feignant, tu viens donner un coup de main pour sulfater? - -Claude se lève, suit son père qui lui attache aux épaules un réservoir -de sulfate. Il faudra tout le jour, au long des règes, trébucher contre -les mottes, malgré l'horrible fatigue de cette nuit. De bon cœur, il -accepte cet abrutissement, cette assurance qu'au crépuscule le sommeil -le prendra avant qu'il ait eu le temps de pleurer sur lui-même. Quel -accablement intérieur! De cette May satisfaite, assouvie, sans doute se -détachera-t-il ou plutôt, c'est elle qui, comme un mirage d'adolescence -et de pureté, se dissipe. Les jeunes filles que nous avons aimées -meurent entre les bras de ceux qui les possèdent. Leur étreinte crée -une femme qui nous est inconnue: Iphigénie immolée disparaît de l'autel -et il ne reste plus, sa place, qu'un doux animal palpitant. - -Ainsi songe Claude. Comme les armures neuves des adolescents luisent -les feuilles nouvelles des jeunes peupliers. Les colonnes de nuées des -averses lointaines se détachent au faîte des coteaux. Le vent lustre la -prairie soyeuse. Un nuage prive de soleil cette vigne et en inonde la -croupe de cette colline nue. La rivière débordée est pareille à de la -terre liquide et la lumière s'anéantit dans la boueuse ténèbre des eaux. - - -XIII - - -Mme Gonzalès attendit que la femme de journée eût quitté la chambre. -Circonspecte, elle poussa la porte brusquement afin de s'assurer -qu'aucune oreille subalterne n'y demeurait aux écoutes; alors elle osa -embrasser sa fille de qui elle n'était, aux yeux des fournisseurs, -que la masseuse favorite. La jeune fille offrit un dos et des reins -puissants aux mains savantes de la matrone qui poudra de talc la chair -de sa chair. Cependant, elle se lamentait. Elle l'avait bien dit: -Edward ne donnait point ce qu'on en avait attendu. Edith objecta qu'en -revanche, il avait donné ce qu'elle n'espérait guère: une situation -mondaine. Sans lui, elle ne fût arrivée à rien. - ---C'est possible, ma chère. Mais au faîte où te voilà montée, il ne -saurait plus que te nuire. On chuchote qu'il t'entretient. Cela éloigne -des messieurs sérieux comme ce diplomate poivre et sel, ce Jacques -Berbinot--en voilà un charmant homme!--celui-là t'épouserait. Il y -a belle lurette que tu ne tiens plus à Edward qui ne fait même plus -semblant de t'aimer. - ---N'empêche que je lui suis nécessaire comme l'air qu'il respire. Sa -neurasthénie fait des progrès incroyables. Il vit dans mes jupes, et si -je m'aventure le soir rue de Bellechasse, il ne me laisse plus repartir. - ---Mon chou, il faut lui mettre, comme on dit, le marché en main: qu'il -épouse ou qu'il crève. - ---Il aimera mieux mourir. - ---Eh bien, tu t'appelleras Mme Jacques Berbinot; le statu quo n'est -plus possible: j'écoute ce qui se dit à l'office, je fais bavarder mes -clientes. Tu es à la mode, on ferme les yeux sur ce que la situation -offre de douteux, d'inquiétant, mais il suffirait d'une brouille. Oh! -je sais bien que tu es maligne! tout de même cela peut arriver en dépit -de la plus savante stratégie, et alors, quel lâchage! Dans ce réseau de -relations qui t'entoure, qu'une maille cède et tout suivra. - -Edith se retourna, offrit au massage maternel une gorge fatiguée. Les -yeux au plafond, elle méditait. - - -Sans doute elle avait bien mené sa barque. Réservée, évitant tout -tapage, elle souffrait pourtant que chez elle Orphée retrouvât son -Eurydice et Socrate Alcibiade. Les gens du monde, quelques artistes, y -jouaient plusieurs sortes de jeux. Au reste, rien d'incorrect dans les -propos et une dame Castagnède n'y eût pas trouvé matière à scandale. -Peut-être ceux qui demeuraient les derniers étaient-ils touchés un -peu--à peine--de porto. Edward nota un soir qu'Edith n'avait plus -besoin de se mettre de rouge, colorée désormais par ses incursions dans -le plus accessible des paradis artificiels: le Sandeman. A l'origine -de sa fortune, Edith voyait un savant battage autour de ses poèmes, -puis l'engouement d'une amie d'Edward, cette comtesse de Laborde qui, -quoique fort riche, souffrait d'être entretenue par un Américain du -Sud. Chez elle, Edith connut tout ce qui, dans le gratin, aspire à -se libérer: ce miraculeux coup de filet la dispensa de toute pêche -ultérieure: elle appelait le salon Laborde son «vivier à duchesses». -Les gens du monde, qui n'ont pas le sens des valeurs, accordaient à -Edith l'importance de Mme de Staël; le diapason éperdu de ses propos, -ses façons de pythonisse impressionnaient. Comme elle couchait avec -son téléphone, tous les potins de la ville, en l'étroit espace de sa -chambre, ainsi qu'en un central téléphonique, affluaient. Elle était à -même de confronter les versions diverses du dernier drame de l'adultère -ou de l'homo-sexualité. Elle avait inventé l'exégèse du potin et -appliquait à la médisance des procédés scientifiques. D'ailleurs, -prudente, discrète même, détentrice de secrets graves, armée jusqu'aux -dents, ne déchirant aucune lettre, paperassière, habile à classer des -fiches, menaçante, elle se faisait craindre de ceux dont elle n'avait -pu éviter la haine. - -D'abord entourée de poètereaux qui traînent leur premier livre de -vers comme les poussins la moitié de leur coquille, elle commençait -d'exhiber quelques chers maîtres. Un auteur ne pouvait la saluer sans -voir d'abord sur le piano le dernier livre qu'il avait écrit ou le -fascicule de la revue où était son dernier article. Le livre s'ouvrait -seul à l'endroit de la dédicace. Elle savait organiser le silence -autour du bel esprit en mal d'une histoire à placer. Si le mot de la -fin tombait à plat, elle le reprenait, le commentait, obtenait un -succès de seconde main, donnait à chacun de ses auteurs le sentiment -qu'il était le préféré. Auditrice infatigable, elle savait se pâmer, -serrer les mains du poète, avec le silence d'une personne qui en aurait -trop à dire, murmurait: «C'est le poème de l'époque.» - - -Edith ne donna pas à sa mère la joie d'une approbation; mais -l'expérience de la vieille l'impressionnait; elle résolut de suivre -son avis. A vau-l'eau, Edward peut-être se soumettrait au mariage. -Vraiment, il s'agissait, pour le misérable garçon, d'être ou de n'être -plus. - - -Un matin, le corps libre dans un vêtement ample, Edward alluma une -cigarette, sonna pour que lui fussent portés les pinceaux nettoyés, -commença de peindre le portrait de Mme de Laborde d'après l'esquisse -qu'il en avait faite, un jour d'exaltation et de confiance en soi. A -chaque touche, il reconnaît ses habiletés, ses ficelles. Il se sent -à jamais le prisonnier de sa facilité, de ses dispositions, et ses -effets dont les philistins s'ébahiraient, mais qui feraient hausser les -épaules des habiles, le dégoûtent. A cette minute, il conçoit toutes -les extravagances, ce désir désolé d'échapper aux redites, à l'ornière, -de renoncer à copier la nature et même à l'interpréter. Les pinceaux -lui tombèrent des mains. A ses meilleurs moments, s'était-il jamais -évadé de lui-même? Il n'avait demandé à l'art que de moins mourir, -d'être emporté moins vite par l'immense fleuve d'oubli, de lui attirer -des sympathies, des admirations chaudes. Un artiste d'abord doit être -désintéressé. «Comment font les autres? se demandait-il. La plupart -de ceux qui entourent Edith, sous le prétexte de l'art, cachent une -organisation pour la volupté: apôtres de l'assouvissement, ils ne -demandent à l'art que de transposer une sensation unique.» - -Les autres... Edward pense à Claude Favereau. Ah! celui-là... Un point -fixe se détachait pour lui de la durée, un principe immuable, éternel, -un arbre de salut au-dessus de l'étendue mouvante. «Certes, se disait -Edward, je ne m'étonne pas de cette manie de retours à Dieu qui sévit -aujourd'hui. C'est l'instinct de conservation qui fait que tant d'âmes -appareillent vers la certitude. Mais quand on les interroge sur la -foi, ils vous disent qu'il y faut d'abord la grâce. Mon éducation m'a -d'ailleurs rendu pour toujours inadmissible la réalité historique du -christianisme. Je me souviens d'avoir à quinze ans suivi un cours -d'exégèse où chaque verset des synoptiques était épié, sapé, suspecté -d'interpolation... La grâce est-elle gratuite? Ils disent qu'on peut la -mériter par la prière, en inclinant l'automate, mais cela exige déjà -une grâce préalable: cercle vicieux!» - -Pourquoi possédait-il un cœur incapable d'ambitions mondaines, -politiques? Petites choses qui se posent sur le cœur, l'alourdissent -pour qu'il ne soit pas emporté. Edward est l'aéronaute qui se -débarrasse follement de son lest; il se vide de ce qui retient un -homme sur le monde; avec une fureur de néophyte contre les idoles, -il a détruit ses appuis: ainsi Polyeucte renverse les faux dieux et, -détaché des conditions païennes de sa vie, tout pont coupé d'avec -les «sources délicieuses», n'a plus qu'un seul Dieu; mais Edward, à -défaut d'un père céleste, ne possède même pas la certitude apaisante du -néant, de l'éternelle immobilité; il se sent inséré dans la Durée, et -le mouvement universel l'entraîne vers il ne sait quoi... Il imagine -tour à tour mille existences possibles, sans découvrir en lui aucune -velléité pour la réalisation d'aucune d'elles. - -Il en était au point de ne pouvoir plus souffrir la lecture d'un -journal doctrinaire: tant s'agiter pour une race, pour une patrie, -alors que quelques siècles suffisent à renouveler la face du monde! -Les nationalistes de Ninive ou de Babylone le détournaient de ceux de -Paris. Edward ne se savait aucun gré de son attitude, il en avait honte -comme d'une tare, comme d'un vice. Il jugeait que l'expression en eût -prêté à rire... - -Ah! si l'approche de Lur ne lui avait pas été interdite, c'est vers -Claude que se fût réfugié ce cœur en panne. Dans le vaste monde, rien -ne l'appelle plus que cette terrasse telle qu'il l'imagine ce matin -de printemps: les tilleuls nus mais les charmilles déjà feuillues, le -soleil attirant hors des vieilles pierres les lézards gris aux flancs -haletants, et les grillons commencent que la nuit même n'interrompra -pas; notes d'oiseaux détachées et liquides, le poinçon au loin d'un -chant de coq, la voix du bouvier excitant, du côté des vignes, Caubet -et Laurel. C'est l'époque des premiers labours, quand on déchausse -la vigne, que des boutons pointent aux vieux sarments, nuits de lune -rousse où la gelée menace: les paysans promènent dans les vignes du -goudron enflammé, une fumée lourde s'abat sur le vignoble, le défend -contre le froid. Pas de roses encore ni de fruits. Les feuilles de -figuier, pareilles à de petites mains, tournent leurs paumes vers le -soleil. La rivière qui d'ordinaire est à peine visible, peut-être -a-t-elle débordé: elle s'étend sur la plaine comme une flaque de -mercure; ses contours ressemblent à ceux d'une vitre ébréchée. Les -sommets des arbres submergés sont déposés sur elle doucement. Des -nuages de soufre montent de l'occident; l'herbe encore ensoleillée est -d'un vert intense et comme malade. La plaine aspire le fleuve ainsi -qu'un papier buvard. La ligne sombre de l'horizon limite la course -folle des nuées. De la terrasse, on peut suivre la ruée de trois orages -différents: celui qui crèvera là-bas sur les Landes, celui qui menace -Sauternes, celui qui monte vers nous. Les averses lointaines unissent -le ciel et la terre, s'avancent comme un front d'armée et l'on entend -le bruit croissant de leur chute bien avant qu'une seule goutte ait -mouillé une feuille de Lur... - -Pendant son insomnie de la nuit dernière, Edward a absorbé du chloral -dont l'effet commence à se faire sentir, il s'étend sur son divan, -ferme les yeux, s'endort. - -Edith entra doucement dans l'atelier; elle regarda son amant dormir et -connut qu'il avait vieilli: un jour cru révélait chaque ride sur le -front, au coin des lèvres; les cheveux étaient éclaircis et comme elle -se penchait vers lui, elle respira son haleine, y reconnut une secrète -fétidité. Cette jeunesse qu'elle avait tant aimée se décomposait -sous ses yeux. De ce beau fruit, la meurtrissure à peine était -perceptible, mais comment eût-elle échappé à Edith, cette maniaque -de l'adolescence et des jeunes corps intacts? Un tel déveloutement -lui était le signe que rien de son amour ne survivait. Elle songea -qu'aucun reste de tendresse ne la troublerait plus dans la manœuvre -et, sans éveiller Edward, s'accouda au balcon. Le jeune homme ouvrit -les yeux. Avant de l'avoir vue, il sut qu'Edith était là: son sac de -paille noire pendait au dossier d'une chaise. De menus paquets, une -paire de gants, un mouchoir étaient posés sur une lettre commencée. -Edward, la bouche amère, se souleva, s'étira. Edith, dans l'encadrement -de la porte-fenêtre, lui sourit. Paris l'avait rajeunie, ou plutôt -avait fixé sa jeunesse, avait assuré à ses vingt-cinq ans une espèce -d'éternité; comme tant de Parisiennes elle aurait le bénéfice de cette -indétermination bienheureuse... Le blond de ses cheveux échapperait -au temps; seuls le cou et la gorge témoignaient de la faillite de -la science où Mme Gonzalès excellait. Cependant elle parlait comme -à un enfant: cela n'allait pas? Il ne travaillait pas? Elle regarda -l'esquisse, fit la moue: - ---Tu vois, au peintre même la solitude ne vaut rien. - -Elle s'assit près de lui, prit sa main, soupira: - ---Tu es mon petit... Je m'inquiète de toi... Je sens qu'il ne faudrait -jamais te quitter... Tu le sais aussi. - -Il eut peur qu'elle lui proposât de vivre ensemble: - ---Rappelle-toi, Edith, nos premiers jours de vie commune, comme nous -nous sommes fait souffrir. - -Elle répartit vivement qu'elle ne souhaitait pas de recommencer -l'expérience. D'ailleurs, sa situation dans le monde ne le permettrait -plus. Mais n'y avait-il une façon plus simple d'être ensemble, tout en -sauvegardant l'indépendance de chacun? - -Edward l'interrogea du regard. Elle cherchait ses mots: c'était si -simple qu'il n'y pensait pas. Pourquoi ne pas s'associer pour la -réussite? Elle le soutiendrait, le défendrait contre lui-même, le -sauverait... Rien ne les empêcherait de faire chambre à part, de -s'accorder l'un à l'autre une liberté absolue. - -Elle le regardait dans les yeux, prête à la larme, attendant le moindre -signe d'acquiescement. Mais lui, suffoqué, connaissant sa faiblesse -et son état de moindre résistance, voulut détruire d'un coup l'espoir -d'Edith. Il se dépêcha d'éclater de rire en criant: «Vous vous payez ma -tête», inquiet de trouver une grossièreté définitive. - ---Mais pourquoi me moquerais-je de vous, Edward? - -Je vous arracherais à votre neurasthénie, j'aurais de la volonté pour -deux, je conduirais votre barque et votre salon deviendrait l'un des -plus fameux de Paris. Ce n'est pas vous qui feriez la mauvaise affaire; -et d'ailleurs, mon pauvre ami, je me demande si tu as le choix entre la -mort et moi. - -Pris de panique, Edward cria qu'il préférait la mort: - ---Ah! mille fois oui; la mort! la mort! - -Elle se leva; sa lèvre inférieure tremblait un peu. Edward n'osa pas -regarder ses yeux tout à coup jaunes, ce froncement de nez de chatte -mauvaise. D'un faux air de nonchalance, elle masqua cette haine qui -depuis des jours couvait en elle et qui, en une minute, s'épanouit. - ---N'en parlons plus, enfant gâté! En tout ceci, je n'ai pensé qu'à -vous; votre refus me délivre, mon cher. Seulement il faudra venir moins -souvent chez moi. Votre assiduité me fait du tort. Adieu. - -Elle lui tendit la main; il ne se fit aucune illusion; il savait que -la férocité inconsciente d'Edith, durant ces quelques mois de Paris, -subit une culture savante. L'instinct de défense et de conservation -développe chez les femmes seules dans le monde une férocité politique, -une méchanceté nuancée, graduée de la simple rosserie à l'assassinat -moral. Edith ne connaissait, autour d'elle que des alliés, des neutres -bienveillants, des neutres suspects, des ennemis. - - -Désormais, quand on lui demandait des nouvelles d'Edward, Edith -soupirait, protestait qu'elle ne pouvait parler: - ---Que vous dirai-je, ma chère? Il est devenu impossible, impossible. -Ces gens-là, pour qu'on les supporte, il faut qu'ils donnent quelque -agrément à la vie. - ---Mais enfin, Edith, lui dit brutalement un jour Mme Tziegel, vous en -contiez des merveilles. Disons tout: vous étiez ensemble. - -Là-dessus, Edith éclatait d'un rire nerveux: Ah! non! pouvait-on être -avec Edward Dupont-Gunther? Elle n'avait jamais cru qu'on pût jaser -tant il était de tout repos. La main devant la bouche, elle insinuait -sournoisement la calomnie. Mme Tziegel insista: - ---Voyons, voyons, vous saviez bien ce qu'on disait de vous deux? - ---Il se peut: par pitié, je ne démentais pas. Je suis ainsi faite, ma -chère: je suis seule à connaître ma bonté; ces potins me portaient -tort, mais ils lui étaient bienfaisants: ils égaraient, les soupçons, -comprenez-vous? Seulement, j'en ai assez! j'en ai assez. Il est devenu -impossible. - -Un mois après, ce verdict avait force de loi pour tout le petit -groupe: Edward Dupont-Gunther était devenu décidément impossible. Il -ne donnait plus d'agrément. Il n'amusait plus. Il n'avait même plus -la force d'offrir à goûter. Sa présence enténébrait le plus joyeux -repas. Il ne savait plus laisser au vestiaire son masque fatal. Il -fut généralement admis qu'il avait le mauvais œil. Et puis comment -supporter plus longtemps ce garçon qui parlait toujours de se tuer et -qui ne s'exécutait jamais? - - -Edward était comme un aveugle de qui les mains tâtonnantes ne -rencontrent plus rien de solide. Des courriers se succédaient sans -qu'il reçut une lettre. Des journées passaient sans qu'il ait prononcé -une parole. Comme un condamné, à travers une grille, voit les autres -hommes, de sa table de restaurant il regardait les gens qui déjeunaient -ensemble, causaient, riaient. Il se souvint que lorsqu'il était, à -cinq ans, dans un cours au milieu des leçons bourdonnantes, et lorsque -ses mains moites salissaient l'histoire de France, il enviait les -marchandes des quatre-saisons qu'il entendait dans la rue crier les -petits pois verts; de même, le garçon de café et le chasseur lui -paraissaient des êtres bienheureux. - -Edward n'avait jamais cru possible de vivre sans Edith: il était le -prisonnier de cette femme; tel qu'un homme qui se ronge dans une -forteresse dont il sait que des précipices l'enserrent. Il tenait à -elle comme au garde-fou, un malade sujet à des vertiges. Les heures -de bavardages, les journées dispersées en mille menues occupations, -en rendez-vous pour des courses futiles, autant de lièges qui le -soutenaient sur la vie. Ce visage connu le rassurait la nuit. Il -souhaitait la présence d'Edith, ainsi un enfant ne pourrait dormir -s'il n'entend près de lui respirer la servante que pourtant il n'aime -guère. Rejeté par Edith, il rêva de ce salon inaccessible; il évoquait -aux murs plusieurs portraits de la jeune femme, signés des peintres -de son intimité, les faux paravents de Coromandel, le divan ballet -russe, le _Banquet_ de Platon et l'_Ethique_ de Spinoza ouverts en -permanence sur la table... Des cigarettes partout, du Porto, ce qu'un -homme, à toute heure du jour, est heureux de trouver et qui l'incite à -monter tels étages plutôt que d'autres. Edward s'étonnait de pouvoir -respirer hors cette atmosphère de tabac, de fleurs, du dernier parfum -de Guerlain, aussi de cabinet de toilette et d'armoires à robes. Il -demeura des journées entières étendu, s'abrutissant le soir de chloral. -Il écrivit à Firmin Pacaud: «J'ai le sentiment de me survivre.» Son -ami, qui était à Londres pour des affaires, ne lui répondit pas. Une -lettre lui arriva, timbrée du Carlton de Biarritz, où May essayait -d'être affectueuse: elle avait commencé d'écrire au bas de la première -page et Edward y relevait toutes les ruses d'une femme pour remplir une -feuille de papier avec rien. Il nota qu'elle avait changé d'écriture -et adoptait la sage calligraphie de Marcel Castagnède: un homme la -possédait, l'avait détruite pour la pétrir de nouveau à son image et à -sa ressemblance. - - -XIV - - -Ce soir de juin, le bitume semblait fondre, se mêler à la poussière, -aux odeurs de cheval et d'essence d'auto. Edward s'était tubé; il avait -mis pour la première fois un costume gris aux reflets bleus, très -ajusté. Il se sentait mieux, s'efforçait d'attiser cette étincelle de -vie qu'il sentait en lui ce soir-là: il soufflait dessus; il imaginait -une aventure, une rencontre, quelque chose qui l'insérerait de nouveau -dans la vie. A la terrasse du Fouquet's, il échangea quelques saluts et -donna même la main à un camarade malheureusement accompagné d'une dame, -il se fût bien accroché à lui. Tout de même, Edward but son cocktail -avec un parti pris d'optimisme. Sans doute, la rentrée solitaire chez -lui, après une soirée décevante, il ne l'imaginait même pas. A cet -instant, une soirée occupée d'un espoir de rencontre lui apparaissait -toute une existence à épuiser: un malade, pour subsister, se nourrit -d'un rien; à ce noyé, une branche suffit pour qu'il surnage. Vers huit -heures, Edward eut faim. Voici longtemps qu'il ne s'était senti de -l'appétit. Il résolut de dîner selon son goût au restaurant italien -de l'avenue Matignon. Il marchait légèrement. Cette étreinte à sa -nuque d'une main invisible s'était desserrée. Son ennemi lui laissait -le champ libre. La marche ne lui était plus un effort. Aucune gêne -dans ses jambes ni dans ses bras; plus rien de cette lassitude qui le -jetait, des journées entières, sur son divan, perclus autant qu'un -paralytique. Il se sentit réellement un jeune homme comme les autres -jeunes gens, et sourit à une ouvrière qui s'était retournée. Ah! il eût -dû se souvenir de ce supplice de l'espérance qu'imagine Villiers, du -prisonnier trouvant la porte ouverte, le corridor libre, la cour sans -gardien et qui, fou de délivrance, atteint la porte dernière où son -persécuteur l'attend et lui sourit. - -Toutes les tables du trottoir étaient envahies. Le maître d'hôtel lui -fit signe qu'il restait une place à l'intérieur. Edward commanda de -ces pâtes qu'il aimait en souvenir de Florence et de Naples. Comme il -emplissait son verre d'un Asti frappé, il tressaillit de reconnaître -à une table proche Edith Gonzalès, Mme Tziegel et Berbinot. Déjà -Edward, le visage prêt au sourire, ébauchait un salut. Il était assuré -d'avoir été reconnu, de même qu'il ne doutait pas d'être l'objet de ce -chuchotement qui avait rapproché les trois têtes. Il avait surpris ce -mouvement des yeux qui permet aux femmes du monde, sans se retourner, -de tout voir. Edward vainement les regarda. Il se piqua au jeu. Edith -épiait dans la glace la mimique de son amant. Elle le connaissait trop -pour ne pas lire sur ses traits ce caprice, cette fièvre de ne pas -les laisser partir sans avoir obtenu d'eux une parole, un sourire. -Edward était assis assez près de ses anciens amis pour entendre des -phrases. Edith servait sa tirade sur son goût des êtres, des visages. -Berbinot l'écoutait, très grave. Mme Tziegel laissait son amie «faire -séduction», comme elle disait, mais, le coude sur la table et le -menton dans la main, ne dissimulait pas un ennui profond. Cependant, -comme Edith, incapable de baisser la voix, faisait l'éloge d'un jeune -romancier de ses amis, Mme Tziegel laissa tomber: - ---Il n'y a que Dostoiewsky... - -Edward n'entendit pas la réponse de Berbinot, qui sans doute confessait -ne rien connaître du romancier russe, car Mme Tziegel se tournant vers -lui, cria, de façon à être entendue de toutes les tables: - ---Vous n'avez rien lu de lui? Mais mon cher, c'est comme si vous me -disiez que vous n'avez jamais pris de bain. - -Edith dut alors servir son couplet sur Dostoiewsky et l'on entendit, -derechef, Mme Tziegel: - ---Mais non, ma chère, vous n'y comprenez rien. Dostoiewsky est simple -et complexe à la fois comme la vie ... et puis zut! j'ai la paresse de -vous expliquer... - -Apathique, elle pétrissait la mie de pain, pareille à une belle fille -que traitent au restaurant des clients sérieux et qui l'assomment. - -Edward s'exaspérait et bien qu'il fût au dessert lorsque les autres -commençaient à peine, il résolut de ne partir qu'après eux qui -seraient obligés de frôler sa table. Il demanda donc du café, puis -un verre d'armagnac, afin de gagner du temps. Cette pensée accrut -son supplice qu'à cette minute même Edith savait ce qu'il souffrait, -qu'elle s'en délectait, qu'elle faisait peut-être partager aux autres -sa délectation. Elle assouvissait une haine, elle satisfaisait d'un -coup une vengeance: ce qu'elle avait subi à Lur des Dupont-Gunther, -son humiliation, de tout cela elle demandait compte à cette épave, à -cet agonisant. Elle avait deviné le plan d'Edward et fit durer son -angoisse. Elle regretta que Mme Tziegel se décidât à donner le signal -du départ; mais ils devaient voir le clair de lune au Bois et souper au -Pré-Catelan. Lorsqu'elles eurent leur vestiaire, elles passèrent près -d'Edward, Mme Tziegel avec un salut court; Edith détourna la tête. - -Edward à son tour gagna la porte. Il allait comme un asphyxié dans le -lourd soir orageux. L'orchestre des Ambassadeurs avait attiré la foule. -Des autos illuminées montaient vers le théâtre des Champs-Élysées qui -donnait, ce soir-là, une première de ballets russes. Comme d'un autre -monde, comme une ombre errante au pays des vivants, Edward contemplait -ces femmes luxueuses entrevues derrière les glaces. Une sorte de paix -l'enveloppa. Il se sentit désintéressé à jamais de sa douleur même. -Il eut l'idée d'aller frapper à la porte d'un camarade qui, derrière -la Butte, mourait lentement en proie à l'opium. Mais il sentit qu'il -n'aurait pas la force de marcher si loin. Des gens étaient assis autour -des cafés-concerts, attentifs aux flonflons, aux applaudissements, -aux rires, reconstituant à leur gré le spectacle invisible. Edward -demeura un temps indéterminé parmi ces groupes de petits commerçants -qui prenaient le frais. Puis il se leva, remonta vers la Concorde, -se perdit dans la foule des boulevards, entra à l'Olympia, s'y -attabla; mais des femmes le harcelèrent. Il sortit encore, la fatigue -l'obligea de faire escale au café Riche: des tziganes, une armée de -garçons inoccupés, des tables éblouissantes, mais personne. Naguère -Edward trouvait une espèce de charme à la solitude des endroits de -plaisir désertés. Les maîtres d'hôtel, les garçons, comme des mouches, -s'abattirent sur lui. Entre chaque danse, une fille vêtue de pauvres -paillettes, s'asseyait à ses côtés, l'entourait d'un gros manège de -séductions. Un peu ivre, il avait envie de pleurer contre cette épaule -maigre. Il demanda l'addition, descendit la rue Royale, entra chez -Maxim's. Il fut placé près de gros hommes, des marchands de La Villette -qui goûtaient de la grande noce. Autrefois, il n'eût pu souffrir cinq -minutes le voisinage d'une telle humanité: les ventres saillants sur -des cuisses maigres, les bajoues couperosées, les lèvres violettes, les -cols rabattus, la cravate toute faite, les breloques, les mots ignobles -adressés aux femmes qui méprisaient ces clients du samedi soir. -Pourtant Edward resta le dernier, et comme le soleil levant faisait -fuir au long des murs, tels que des files de cloportes, les balayeurs, -et illuminait les voitures chargées de carottes, un instinct le poussa -à s'asseoir sur le banc en face de la Madeleine. Il se rappela ce -retour de Montmartre à vingt ans avec cet ami mort aujourd'hui. Ils -s'étaient assis, harassés, et l'enfant avait appuyé sa tête contre -l'épaule d'Edward, s'était endormi. Il se souvient comme il avait -veillé sur ce sommeil, tandis que la Madeleine s'éclairait lentement -dans le carrefour d'une solitude si prodigieuse qu'on eût dit d'une -ville retrouvée après mille ans sous une lave refroidie. Ah! minutes de -bonheur si fragiles que d'abord le cœur les regarde fuir sans même les -suivre des yeux... - -Des taxis passèrent, puis un premier autobus. Le jeune homme alla -au bureau de poste de l'Épatant, écrivit à son domestique de ne pas -l'attendre avant quelques jours. Une odeur de verdure, de branches -mouillées venait des Champs-Élysées déserts, pareille à celle qui -s'élevait sans doute vers le soleil levant des charmilles de Lur. -Là-bas, les œillets ourlaient d'un parfum blanc les parterres. Ah! -pourquoi ne pas se délivrer de toute fausse honte, se jeter dans le -train de Bordeaux, atteindre ce dernier refuge: le cœur de Claude, -se tapir entre les règes de vigne comme un lièvre blessé dont les -chiens ont perdu la trace? Edward déjà courait vers la gare d'Orsay. -Il s'arrêta contre une des fontaines de la place, trempa ses mains -dans l'eau froide; il vit son père, il imagina cette figure, ah! plus -bestiale que celle des gros hommes qu'il avait vus cette nuit, rire, -transpirer et boire avec des filles. Sans doute son père le chasserait, -ou bien s'en donnerait à cœur joie de l'humilier. Edward revint sur -ses pas, tournant le dos à la gare. Et pourtant il fallait à tout -prix prendre un train, fuir, fuir... Mais où? Pour s'assurer lui-même -qu'il ne céderait plus à la tentation de Lur et de Claude, il héla un -chauffeur, se fit porter à la gare de l'Est. Il vit, inscrits au-dessus -d'un guichet, des noms de villes: Epernay, Châlons, Nancy... Il demanda -au hasard un billet de première pour Châlons. Dans son compartiment -un général et un capitaine étaient entourés de _Cris de Paris_, de -_Rires_. Ils dévisagèrent ce garçon bien vêtu, à la figure souillée et -mal rasée, aux yeux fous, qui, à peine assis, s'endormit lourdement. - - -Vers ce temps-là, May, à Bordeaux, écrivit pour elle seule: - -«Retour de mon voyage de noces. Cet appartement inconnu m'est plus -étranger que notre chambre d'hôtel au Carlton. Je relis avec stupeur -ce cahier. J'y reconnais à peine ton reflet, ô mon âme de naguère. -Éprouvais-je, il y a si peu de mois, de telles ferveurs? Ce n'est pas -que je ne me connaisse encore des scrupules; mais ils sont tels que -je ne les saurais confier même à ces secrètes feuilles. O Dieu, on -ne fait pas sa part à la chair... Entre l'ignominie et les caresses -sanctifiées, que la barrière est mince! Le père m'adjure de contempler -la chair avec des yeux purs; il croit qu'un reste d'hérésie m'en -détourne encore. Marcel, si pratiquant, s'inquiète peu de connaître -les limites de ce que l'Église accorde aux époux. J'avoue au père -mon angoisse et cette certitude que Dieu est plus exigeant que les -théologiens: il y a des humiliations intérieures qui ne trompent guère, -un sentiment de déchéance, un dégoût de soi-même... Encore si je n'y -trouvais pas ma joie! mais elle est là désormais; et la légitimité de -cette joie ne me console pas de sa bassesse. Le père m'a imposé, comme -pénitence, de méditer aujourd'hui le texte de saint Jean: «... Et si -notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur.» - -«Le père souhaiterait que j'attachasse plus d'importance à des -scrupules d'une autre sorte: par mes confidences et par mes aveux, il -connaît Edward et Claude. Il s'inquiète de ces inconnus parce que je -suis lié à l'un selon la nature et à l'autre selon la grâce. Il me -demande ce que j'ai fait de mon frère. Vainement je lui oppose qu'il -faudrait savoir plutôt ce que mon frère a failli détruire en moi. Tout -mal m'est venu de lui, et cette ivraie que j'arrache et qui toujours -repousse et, dans mon cœur, foisonne, je sais que l'ont semée ses mains -débiles. C'est pourquoi je n'ai pas de remords. Tout de même, par -obéissance à mon directeur, il a fallu de Biarritz écrire à Edward. Que -j'ai peiné sur ces trois pauvres pages! Une autre, cette Edith que je -m'efforce de ne pas haïr, et qui me l'a pris à jamais, l'aidera sans -doute à ne pas mourir. C'est lui qui m'a abandonnée. Non, non, je ne -suis pas responsable de ce cœur. Quant à vous, Claude, qui avez su -disparaître pendant mon séjour à Lur, au point que j'y ai à peine pensé -à vous, je vous sais entre des mains toutes puissantes. Je ne suis pas -en peine de votre salut, enfant choisi, vase d'élection, vous en qui -le maître a mis toutes ses complaisances; moi-même, ne fus-je sauvée -par vous? Oui, tandis que nos jeunesses, l'une l'autre charnellement -s'émouvaient, sur un autre plan, vous m'entr'ouvriez les portes du -jardin, vous me précédiez dans le Royaume.» - -A Châlons, Edward ne trouva pas de voiture. On lui signala l'hôtel de -la Haute-Mère-Dieu, au centre de la ville, à une demi-heure de la gare. -Il suivit une morne rue du faubourg, sous un soleil méridien, traîna -ses pieds fatigués dans la poussière infecte, puis céda à l'attrait -d'un canal dont l'eau reflétait deux profondes masses de marronniers et -qui révélait l'ordonnance d'un jardin d'autrefois. Edward, égaré, n'eut -pas la pensée de demander sa route. Il allait, regardant une porte de -ville, une maison où revivait encore une douceur de vieille France, -mais des casernes, des terrains de manœuvre rongeaient la ville comme -une dartre. Il traversa la rue de Marne où une foule surtout militaire -l'entraîna entre des magasins «à l'instar de Paris». Edward s'arrêtait -aux devantures; à l'une d'elles, il reconnut des fusils de chasse, des -revolvers, elle le retint plus longtemps qu'aucune autre, il y demeura, -le front collé contre la vitre, mit la main sur le loquet puis, se -ravisant, entra chez un coiffeur voisin. Parmi des officiers qui le -dévisageaient, il attendit son tour d'être rasé. Un capitaine usurpa -la place d'Edward, sans qu'il protestât. Après un coup de brosse à ses -vêtements et à ses souliers, il retrouva son aspect de jeune homme -correct; alors il osa rentrer chez l'armurier et acheta un revolver de -poche que le commis fit jouer devant lui. Edward erra encore jusqu'à -ce que, dans la rue noire, ses yeux se fussent arrêtés à l'enseigne -de l'hôtel de la Cloche. Il y demanda une chambre; un garçon crasseux -l'introduisit, au premier, dans une pièce à tenture et à tapis dont -l'aspect eût fait frémir Edward à tout autre moment. Elle ouvrait sur -une galerie de bois: à chaque étage, les lieux d'aisance entretenaient -une odeur suffocante. Le soleil n'entrait jamais là et il y régnait une -espèce de fraîcheur pourrie. Entre ces murs aux papiers déchirés et -souillés, Edward s'assit. Prenant une feuille quadrillée, il écrivit: -«Je suis à Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche. Si dans cinq jours, -c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous n'êtes pas auprès de moi, je -m'en irai.» Il copia ces mots sur une autre feuille, cacheta les deux -enveloppes, écrivit sur l'une l'adresse d'Edith Gonzalès, sur l'autre -celle de Claude Favereau. Il alla lui-même les jeter dans la boîte du -bureau de tabac voisin. - - -XV - - -Le mois de juin où, dans les après-midi assoupis, s'accumulaient sous -les charmilles les odeurs confondues des tilleuls et des seringas, -rendait à Claude Favereau la vie. Bercé au bruit de la faucheuse, -grisé de cette émanation du foin, exténué par l'effort dépensé autour -des charrettes (tellement pleines que leur charge énorme se détachant -sur le blême azur recouvre presque les bœufs dont on ne voit plus que -l'échine tendue que prolongent quatre cornes effilées), il marchait -pieds nus dans ses espadrilles, devant l'attelage, avec la majesté de -l'enfant David. Sur son passage, les rosiers du Bengale se souvenant -que c'est le temps de la Fête-Dieu, échevelés de pétales, aspirent à -s'abîmer dans la poussière. Le jeune homme gonfle sa poitrine et sait -que nulle douleur ne résiste en lui à l'ivresse d'avoir vingt ans et -d'être attaché à cette terre bénie. Le vicaire de Viridis, l'abbé -Paulet, lui a rendu le calme du cœur. Il attend, avec tranquillité, un -signe. D'ailleurs, à ce moment de l'année, il faut violenter la terre: -les journées sont trop courtes; à peine a-t-il déchaussé la vigne que -le paysan doit en recouvrir le pied, et à peine l'a-t-il tachée de -sulfate, qu'il en faut poudrer de soufre la fleur plus odorante que le -réséda; c'est le temps des petits pois, les cerises sont abandonnées -aux oiseaux du ciel. Les mains manquent pour vider cette corbeille -débordante sous un incendie d'azur. Tandis que les meules parfument -l'ombre, un nuage d'orage montre à l'horizon du sud, au-dessus des -Landes violettes, son front de ténèbre. Déjà les feuillages s'émeuvent, -frémissent. Pour sauver le foin, on laisse la soupe commencée, et -lorsque enfin la dernière charge est à l'abri sous le hangar, Claude -tombe comme une brute sur sa couche et, la fenêtre ouverte, s'endort -dans le craquement du tonnerre, dans le fracas de la pluie libératrice. - -Cette animalité le sauvait. Cette matière pétrie par lui, avec laquelle -il lui semblait se confondre, l'arrachait aux obsédantes pensées; -l'ancien lévite, délivré de la tentation par un excès de fatigue, en -remerciait Dieu chaque soir dans le soupir de fatigue et de foi qui -lui servait de prière. Le jeudi de la Fête-Dieu, il porta le dais sur -la route qui était comme un fleuve de feu. Au long des maisons, les -draps plus blancs que la route, s'étoilaient de camélias moins blancs -que l'hostie rayonnante au centre de toute cette candeur enflammée. Sur -les reposoirs, les beaux vases des salons de campagne, les bougeoirs en -cuivre des cuisines étaient sortis de la nuit des vieux logis, leurs -flammes blêmes, figées, comme rendues immobiles par la présence réelle. -Claude, au retour, était heureux que le poids du dais l'accablât. Il -voyait, à son approche, des groupes paysans tomber dans la poussière. - -Comme il rentrait à Lur, vers cinq heures, sa mère lui tendit une -lettre où il reconnut l'écriture d'Edward. D'abord, il hésita à -l'ouvrir, mais, la mettant dans sa poche, alla s'asseoir sur la -terrasse, se disant que cette mince enveloppe peut-être contenait de -quoi détruire la paix reconquise. Par instants, il redoutait de haïr -ceux qu'il avait tant aimés. Un dimanche, May était venue à Lur avec -son mari, et en les saluant, Claude avait senti sa blessure encore -près de saigner. Du moins avait-il supporté l'épreuve, certain que -désormais il pourrait vivre malgré ce souvenir amer. Il avait moins -peur de son ancien amour, de cette May mariée, devenue une autre, -que de l'esprit du mal enfermé--il en était sûr!--dans cette lettre. -La laide image le protégeait de celle qu'il avait vue au bras de son -mari, se dandinant, la figure à la fois gonflée et maigrie avec, dans -ses yeux une expression vague, endormie, animale. Que restait-il du -petit être sauvage et pur qui avait troublé son cœur et sa chair? Mais -avec appréhension, et comme si rien que de redoutable lui pouvait -arriver par cette lettre, il déchira l'enveloppe et lut: «Je suis à -Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche, si dans cinq jours, c'est-à-dire -dimanche soir, à minuit, vous n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.» - -Claude froissa la lettre, la mit dans sa poche. Ce jour de fête -ajoutait dans la campagne du silence, du vide. Il s'efforçait de ne pas -comprendre le sens de ce «je m'en irai». Mais à la contraction de sa -gorge, au battement de son cœur, il ne doutait point d'avoir compris. -De quel droit ce garçon le mêlait-il à sa folie? Déjà par sa sœur et -par lui, il avait traversé des heures d'agonie, failli sombrer. La -paix à peine reconquise, ce mot d'Edward le rejetait à l'abîme... Non, -certes, il n'irait pas, il ne répondrait même pas. Que lui importait -ce bourgeois, et quel secours un tel raffiné attendait-il d'un paysan? -D'ailleurs, comment atteindre Châlons? - ---Ah! et puis, non, il ne se tuera pas! - -Claude proféra ces mots à haute voix, comme pour se mieux persuader -et, à cet instant, il vit en lui-même le visage de son jeune maître, -ces yeux un peu égarés, cet air de détachement, ce regard éloigné -dont la flamme semblait venir d'une autre planète. Comment douter que -le trait dominant de cette nature fût le vertige? le consentement à -une séduction mortelle plus forte qu'aucun mirage? Et tout d'un coup, -Claude s'affola. Plus persuasive que ses raisonnements, une certitude -était en lui qu'il était solidaire de cet homme, qu'il avait sa place -marquée dans cette destinée. Un soir, par une atroce dérision, Edward -avait voulu que Claude fût son bouc émissaire. Savons-nous jamais -jusqu'où retentissent nos plus vaines paroles? - -Pourquoi la lecture de ce billet le troublait-elle à ce point? Il ne -se sentait plus d'affection pour ce garçon qui d'abord l'attira comme -un bois dont l'orée paraît délicieuse: à peine entré, des marécages, -des eaux corrompues, des fonds de ténèbres, lui avaient fait rebrousser -chemin. A cet appel désespéré, il n'éprouvait aucun attendrissement, -mais, plutôt, un sentiment d'urgence et de nécessité: pratique, -équilibré, il voyait les difficultés d'une entreprise ou son mysticisme -l'allait jeter. Où trouver l'argent? Son père le laisserait-il partir -et quelle apparence qu'il comprît rien à l'urgence de cette mission? - -Assis sur la terrasse, les jambes pendantes, Claude mit de l'ordre -dans ses pensées, s'efforçant d'arrêter avec méthode les moyens -d'entreprendre ce voyage. Tout bien pesé, il lui parut que le mieux -serait de se confier à cette Volonté toute-puissante comme un fétu à -un grand vent. Il se recueilli donc, fit le silence au-dedans de lui -avec cette habitude de l'oraison qu'il avait acquise au séminaire. Par -un mouvement passionné de son être intérieur il voulut se mettre en -communication avec la Force et l'Amour extérieurs au monde, et en qui -il avait foi. Et ce silence de son cœur prolongea celui de la campagne -que la Fête-Dieu avait vidée. Chez ce garçon plein de santé, ardent à -la besogne, sensuel, cette vie intérieure étonnait; par son étrangeté, -elle avait naguère séduit Edward qui aujourd'hui ne voit plus rien dans -l'univers que cela pour le retenir au bord du trou. - -Claude entra dans la cuisine où son père endimanché, le nez chaussé de -lunettes, lisait la chronique agricole du _Nouvelliste_: - ---Le journal dit qu'il faut soufrer la vigne sur la fleur. Moi j'ai -déjà fait un soufrage avant. - -Il avait en lui-même une foi absolue et pour les «savants» un infini -mépris. Il exigeait d'être écouté comme un oracle, et sa femme, depuis -trente ans, approuvait les sentences que le bonhomme rendait d'un air -profond: le phylloxéra n'avait jamais existé, c'était une invention -des savants, il était plein de telles certitudes. Il ne pensait pas -qu'il y eût au monde un autre régisseur honnête que lui-même, habile -à découvrir partout ailleurs que chez lui l'adultère, l'inceste, tous -les crimes, non par méchanceté, mais pour se grandir, pour le plaisir -de se savoir exceptionnel dans sa probité et dans ses bonnes mœurs. -Devant ce front étroit, têtu, cette grosse figure boucanée, Claude -éprouva un découragement profond. Favereau souriait, paterne, confit -dans sa science infuse, ayant réduit l'homme et l'univers à sa mesure, -jugeant en dernier ressort de toutes les choses du ciel et de la terre, -avec l'intrépidité de son néant. Il était certes à mille lieues de -comprendre l'urgence qu'il pouvait y avoir à répondre au cri d'appel -d'Edward. Cependant cet Edward était le fils du maître et Favereau -n'avait pas accoutumé de discuter les ordres. Claude se résolut donc -à présenter ainsi sa requête: d'un air détaché, il avertit son père -que M. Edward avait une importante communication à lui faire de vive -voix et qu'il lui mandait de venir au plus tôt à Paris. Claude avait -parlé trop vite et un peu bredouillé. Il vit se plisser le gros front -paternel: - ---J'aime pas que tu aies des secrets avec le fils du patron, tu sais -qu'ils sont brouillés. Écris à M. Edward de te marquer dans sa lettre -ce qu'il te veut: nous verrons ensemble de quoi il retourne. - -Favereau remit ses lunettes, reprit son journal, ayant jugé le cas dans -sa sagesse. Claude sentait bien que le débat était clos et la décision -du bonhomme sans appel. Pourtant il fit un nouvel effort: M. Edward -insistait justement sur la nécessité de s'entendre de vive voix; il -attachait à cette entrevue une importance extrême: - ---Tu n'as qu'à m'avancer l'argent du voyage, père. M. Edward me le -rendra sûrement. - ---Ah! ah! monsieur veut que je lui avance le prix de sa carte aller et -retour, histoire d'aller faire le jeune homme à Paris, et au moment des -grands travaux encore! Quand il faut à la fois, relever la vigne et la -sulfater et herser et faire les foins. - -D'un air malin, avec un petit rire rentré, de vieux «à qui on ne la -fait pas», il ajoute: - ---Tu es un bon drôle: c'est la première fois que tu essaies de me tirer -de l'argent, et tu n'as pas la manière. Allons, allons: il y a quelque -drôlesse là-dessous, hein, dis, hein? tu peux me le dire à moi, c'est -de ton âge; mais tu as assez de l'argent que tu gagnes pour rigoler -ici. Voilà que monsieur veut s'offrir un voyage à Paris! - -Il riait, satisfait que son fils se dégourdît un peu, fier de se sentir -perspicace. - ---Mais non, père, tu n'y es pas du tout. Je n'ai pas besoin d'argent et -je ne sais pourquoi tu imagines une femme dans cette affaire. Il n'y a -rien de plus que ceci: M. Edward a besoin de moi, et puis je ne suis -plus un gamin: tu pourrais bien m'avancer quelque argent... - ---En voilà assez, hein! - -La face de Favereau se congestionna. - ---F... le camp d'ici et ne me parle plus de tout ça: tu me prends donc -pour un ...? - -Claude accoutumé au vocabulaire le plus grossier de la caserne, ne le -pouvait souffrir chez son père. D'ailleurs, il savait toute insistance -inutile et qu'ils se parlaient, son père et lui, d'un univers à -l'autre: leurs voix, dans le vide, se perdaient. Il sortit décidé à se -rendre coûte que coûte au rendez-vous. Mais où trouver de l'argent? -Favereau pour la nourriture et l'entretien, lui retenait presque tous -ses gages. Son désir de partir s'exaspérait. Il ne doutait plus que -cet appel au secours vînt d'un être à bout de forces. Il imaginait -Edward devant une table, un revolver devant lui posé, et le premier -coup de minuit sur cette ville inconnue. Il pensa à cette âme dont il -se savait inexplicablement chargé, dont il s'était porté le garant, -qu'il retenait seul sur l'immense ténèbre de la perdition. A cette -angoisse s'ajoute une tendresse réveillée, celle que naguère il éprouva -à l'arrivée de son jeune maître: cette lettre, tout de même, quelle -preuve d'affection extraordinaire, et comme il fallait qu'il fût seul! -A moins que ce ne fût une plaisanterie atroce, un jeu pour mesurer -son pouvoir sur ce petit paysan. Mais Claude, qui allait à grands pas -dans l'allée des vignes, vers le soleil couchant, secoua la tête: il -n'avait jamais cru à cette férocité d'Edward et, à travers les fausses -roueries du malheureux, l'élève des casuistes avait, dès le premier -jour, pressenti la désolation infinie de ce cœur: «Quel doit-être -son abandon, se disait-il, pour qu'à cette minute il n'ait compté, -dans tout l'univers, que sur ma main tendue! Quelle solitude! Mais où -trouver l'argent?» Et soudain, il pensa à l'abbé Paulet, le vicaire de -Viridis, certes aussi pauvre que lui-même, mais il ne s'agissait que -d'une avance pour quelques jours. - -Sous les tilleuls de la place, les orphelines défaisaient le reposoir, -des petites filles ramassaient dans leurs tabliers les débris d'or et -les roses mortes. Claude entra dans le presbytère sans soulever le -marteau. La servante, qui épluchait des asperges, lui dit que M. le -Vicaire était à son patronage, mais qu'il ne tarderait sûrement pas à -rentrer. A cause de la procession, il avait gardé ses drôles un peu -plus longtemps. - -Claude monta au premier étage: la chambre du vicaire ouvrait sur le -jardin, du côté opposé à la place. On voyait de la fenêtre un pergola -où les roses déjà se fanaient. Les premiers lys s'entr'ouvraient -au-dessus des fleurs communes. Au bout de l'allée bordée de buis, -l'humidité d'une charmille enlevait à Notre-Dame-de-Lourdes ses tendres -couleurs sulpiciennes. Claude s'assit devant le bureau du vicaire, -feuilleta distraitement _l'Aquitaine_, essayant de fixer sa pensée sur -une homélie archi-épiscopale. Un petit lit de fer pliant occupait un -angle. Un paravent noir où s'envolaient des cigognes d'or cachait à -demi la toilette encombrée de fioles. La bibliothèque vitrée renfermait -des livres dont l'ordonnance témoignait que jamais le propriétaire n'y -portait la main. Sur la table un bréviaire bourré d'images de première -communion et un blaireau encore plein de savon. Derrière la pendule -à globe, s'accumulaient des photographies de patronages: groupes -d'enfants en tenue de football avec l'abbé au centre, un gros ballon -dans les bras. Claude songe à la vie qui aurait pu être la sienne. Il -s'attendrit, il s'effraie parce qu'il eût pu, lui aussi, devenir un -saint, mais la chair et le sang l'avaient asservi... De nouveau, il -pensa à Edward: quel abîme entre cette âme misérable et celle qu'il -attendait dans cette chambre! Quelle puissance inconnue, à de telles -distances les uns des autres, faisait graviter les cœurs? Distance -illusoire pourtant puisque spirituellement et matériellement le vicaire -l'aiderait sans doute à sauver cet enfant perdu. - -Mais l'abbé Paulet trouverait-il les quelques louis nécessaires? Claude -entendit la voix du prêtre dans le vestibule: - ---On ne te voit plus, Claude. - -Il avait mis, sur les épaules du jeune garçon, ses deux mains. Quand -sa bouche ne souriait plus, les candides yeux gardaient la lumière du -sourire. Cette lumière était la grâce unique d'un visage commun, d'une -mine basse, dévorée par la barbe mal rasée: les cheveux drus et plantés -bas diminuaient le front. L'abbé, du premier coup d'œil, vit le trouble -de Claude, mais il le laissait venir et cependant parlait de cette -Fête-Dieu: Une belle journée! Tout son patronage avait communié; tous -ses drôles avaient entouré le Saint-Sacrement: - ---Mais le plus beau, Claude, c'est que tout à l'heure, après les -avoir quittés, je monte à la tribune de l'orgue pour ranger les -partitions, et qu'est-ce que je vois dans la nef, en adoration devant -le Saint-Sacrement? Raymond Paillac et Bordes. Ils ne savaient pas que -j'étais là. On ne pourra pas dire qu'ils venaient pour me faire plaisir. - ---Oui, l'abbé, vous faites une œuvre extraordinaire. - -Le vicaire, inquiet de s'être enorgueilli, protesta que la gloire en -était non à lui, mais au Père: - ---Et toi, Claude, je ne te vois plus; qu'y a-t-il encore? - -Claude cherchait ses mots et dit enfin très vite, comme un enfant qui, -en confession, lâche en hâte le péché difficile: - ---L'abbé, j'aurais besoin de cinquante francs. - ---Cinquante francs? Comme tu y vas! - ---C'est difficile à vous expliquer... Il me semble que je ne pourrai -jamais me faire entendre... - ---Nous verrons bien, reprit l'abbé simplement. Dis toujours ton -histoire. Pour nous assister, il est une autre lumière que celle de -mon pauvre entendement. Parle donc sans crainte, mon enfant. Quelqu'un -est là, entre nous, qui sait de toute éternité quels secours tu viens -chercher dans cette chambre. - -Alors Claude passa de l'inquiétude à la plus grande confiance. Il -s'était souvent dit qu'à l'heure de la mort, beaucoup d'ouvriers -devaient songer que, dans leur existence misérable, jamais ils -n'avaient été pris au sérieux que par ce vicaire de faubourg qui, -lorsqu'ils avaient douze ans, les faisait jouer au ballon, le dimanche, -et au retour les obligeait de se confier. - -Et voilà qu'il parlait lui aussi avec abondance et sans gêne aucune. -Déjà il avait entretenu l'abbé d'Edward; et cela lui rendait son récit -plus aisé. L'abbé ne l'interrompit pas, mais comme Claude lui tendait -la lettre de Châlons, il la prit, fixa sur elle les yeux, bien plus -longtemps qu'il n'était nécessaire pour la lire. Cependant Claude -disait: - ---Il y a en moi une force qui me presse, bonne ou mauvaise? de me -rendre à cet appel. C'est de vous que j'en attends l'assurance, l'abbé. -Si vous m'avancez l'argent, il y aura encore à braver mon père. Et que -se passera-t-il à Châlons? Je n'ose y penser. Mais il faut que j'y -aille, n'est-ce-pas? - -L'abbé se leva sans mot dire, ouvrit un tiroir, y prit une boîte -de médicament qui contenait de la menue monnaie et deux billets de -cinquante francs; il en tendit un à Claude. - ---Je vous le rendrai petit à petit sur mes journées. - -Une tête d'enfant parut dans l'entre-bâillement de la porte: - ---Monsieur l'abbé on vous demande en bas; c'est pour Seconde Hugon, on -croit qu'elle va passer. - -Bien que le soleil fût couché, Claude, à travers ses espadrilles, -sentait encore la route chaude. Devait-il prendre le train le soir -même sans avertir son père? La prudence eût été sans doute de ne -pas s'exposer à une nouvelle dispute. D'autant qu'il ne fallait pas -perdre un jour: Edward avait fixé, comme limite dernière, le dimanche -à minuit. Claude calculait que, pour parer à tout retard éventuel, il -fallait qu'il quittât Toulenne par le train de vingt-deux heures, qu'il -prît le lendemain matin le train de Paris; ainsi serait-il à Châlons -samedi matin au plus tard. Mais l'assentiment de l'abbé Paulet l'avait -empli d'une telle confiance qu'il lui parut indigne de rien dissimuler -à son père; non! pas de mensonges, aucune tromperie avant ce départ, ce -mystique embarquement... - -Favereau était assis sur le banc du seuil avec Maria de qui les mains -au repos croisées contre le tablier de cotonnade disaient le jour de -fête où l'on n'œuvre pas. Elle cria à son fils qu'ils avaient fini de -souper, mais elle avait mis de côté pour lui de la soupe et du confit. - ---Regarde-moi ça, dit Favereau, quand on songe à courir la pretentaine, -on en perd le boire et le manger. Allons, va te mettre à table. - ---Je n'ai pas faim, père. - -Favereau crut que Claude boudait. Il prit son ton d'ancien sergent pour -dire que ces manières-là ne prenaient pas avec lui. Claude regarda ce -front comprimé et ces joues larges du bas. Il dit doucement: - ---L'idée de prendre le train me coupe l'appétit. Ne te fâche pas, je ne -suis plus un gosse, je sais ce que j'ai à faire. Il faut que je parte -ce soir. - ---Il faut que tu partes? - -La fureur l'étranglait, mais il retrouva son ton goguenard pour-dire: - ---Tu voyageras à l'œil, peut-être? - ---Ne t'inquiète pas, j'ai ce qu'il me faut. - ---Ah! tu as trouvé de l'argent? mais moi je te jure que tu ne partiras -pas. Qui commande ici? Ce n'est pas un morveux qui me fera changer -quand j'ai dit quoique chose. Ce que j'ai dit, je l'ai dit. - -Il était debout et brutalement repoussa Maria qui voulait s'interposer. -Claude sentait lui aussi la colère l'envahir. Il bouscula son père et -s'engagea dans l'escalier. Favereau, comme un vieux dogue, s'attacha à -ses chausses. - ---Tu ne partiras pas! Ou si tu pars, tu ne reviendras pas. - -Claude entra dans sa chambre à reculons. Son père se taisait -maintenant, calmé soudain par une idée qui lui était venue. Le jeune -homme s'était assis sur son lit, sans quitter des yeux Favereau. Tout -à coup, le vieux prit la clef de la porte qu'il tira vivement à lui -et, avant que Claude ait pu intervenir, la clef avait tourné dans la -serrure: il était prisonnier. - ---Pars, mon petit, pars. Jette-toi par la fenêtre si ça te chante. Ce -n'est pas toujours ce soir que tu prendras le train. - -Il descendit. Claude secouait la porte. Le vieux trouva sa femme -tremblante aux écoutes. Il riait, mais avec sa figure mauvaise: - ---Apporte-moi un litre. - ---Mais, Favereau, le petit... - ---Apporte-moi un litre, que j'ai dit. - -La femme obéit sans ajouter un mot. Il but toute la soirée. Aucun bruit -ne venait de la chambre où Claude était enfermé. - - -XVI - - -Edith s'éveilla et d'abord se souvint que Mme Tziegel ne l'avait pas -invitée à son dîner Gennaro: depuis que le grand poète dalmate était à -Paris, les gens du monde se disputaient l'honneur de le nourrir. Sans -doute prenait-il chaque jour ses repas dans une maison différente, mais -Edith avait pointé minutieusement les tables où il lui restait quelque -chance de s'asseoir: il lui était apparu qu'on ne l'invitait guère -qu'en bouche-trou, par téléphone, ou pour de petits dîners impromptus; -de la seule Mme Tziegel, il n'était pas présomptueux d'attendre un -signe. Le fait de n'avoir pas dîné une seule fois avec Gennaro rendait -sa situation de muse du grand monde difficile et même ridicule. Une -invitation _in extremis_ demeurait possible. Edith savait son amie -assez rosse pour la laisser longtemps macérer dans l'angoisse. Elle -résolut de ne téléphoner à personne afin que, le cas échéant, Mme -Tziegel ne trouvât pas la ligne occupée. Elle se leva, passa une robe -de chambre, s'assit devant sa glace et, sans indulgence, s'examina. -Edith se connut une grande lassitude: son faux luxe l'écrasait. C'est -accablant de mener la vie des grandes dames qui ont des femmes de -chambre pour les habiller, des autos pour leurs visites et leurs -sorties du soir et qui, à toute heure de la nuit, trouvent la limousine -glissante et douce dans le désert du Paris nocturne. Chez elles, tout -les attend afin qu'elles passent du cabinet de toilette où l'eau est -toujours chaude, au lit où se dissipent les fumées du Cliquot. Mais -cette existence accable une jeune femme qui, par calcul, doit plaire à -telle dame, la faire inviter partout, uniquement parce qu'habitant le -même quartier, cette personne possède l'auto qui facilite les retours. -Edith considérait son triste corps du matin. Une crise de rhumatismes -aigus retenant au lit la mère Gonzalès, elle avait perdu son unique -servante. - ---Mademoiselle, c'est l'eau chaude et le courrier. - -Elle entendit derrière la porte le bruit du broc que posait la femme -de service, chercha vivement parmi les lettres une enveloppe aux -armes de Mme Tziegel. L'écriture d'Edward l'étonna et, à cette minute -d'abandon, lui fit plaisir. Elle lut, sans la comprendre d'abord, la -formule qui, à l'autre bout de la France, irait bouleverser Claude. -Peu à peu, le sens de cet appel se découvrit à sa pensée et, comme -depuis une heure, la jeune femme s'attendrissait sur elle-même, il lui -fut facile de s'attendrir sur son amant. Dans un jour heureux, elle -aurait haussé les épaules et souri; vaincue, elle se sentit pitoyable -à ce vaincu. Non qu'Edith crût, au fond, qu'il accomplirait sa menace, -mais il devait tant souffrir! L'humiliée se réjouit de tenir une telle -place dans la vie d'un homme. Pratique, et ayant un sens très vif -de la précarité de sa vie, elle décida sur-le-champ de renouer avec -Edward, et construisait déjà tout un plan d'existence loin de ce gratin -pire qu'aucune franc-maçonnerie. Elle consulta l'indicateur, décida -de partir le soir même ou le lendemain: au lieu de s'asseoir à une -table de snobs, elle roulerait vers son amant désespéré. Ce contraste -l'ennoblit à ses propres yeux; elle se sentit supérieure aux gens du -monde, s'attendrit, s'admira, à la fois honteuse et flattée que son -attitude au restaurant italien ait suffi à bouleverser ainsi le triste -Edward; heureuse de cette diversion, elle s'y donnait toute, avec son -instinct de fille pratique, de lutteuse. - -Edith s'était étendue sur le lit, rendu à ses fonctions diurnes de -divan. La sonnerie du téléphone la mit debout. Sa main tremblante ne -réussissait pas à décrocher le récepteur. O joie! c'était bien la voix -de Mme Tziegel: - ---A quoi pensais-je, ma chère? Vous ai-je dit que je comptais sur vous -pour déjeuner avec Gennaro... Non, pas aujourd'hui... Après-demain -matin... Oui, vendredi. - ---Mais je n'y comptais pas du tout, chère amie... D'ailleurs, Mme -Obligado devait me faire déjeuner cette semaine avec le grand homme. - -Mme Tziegel savait qu'il n'en était rien et fut au moment de répondre -qu'étant très à court de places, elle retirait son invitation puisque -Edith devait rencontrer ailleurs le poète. Tout de même, elle hésita: -cruelle certes, elle n'aimait pas que sa cruauté lui attirât des -jérémiades: - ---Vous le verrez donc deux fois, chère amie. - -Edith se dit qu'elle partirait pour Châlons le vendredi soir et -arriverait ainsi vingt-quatre heures avant le rendez-vous fixé. Puis -elle ne pensa plus qu'à sa toilette. - - -Le grand homme reprenait de chaque plat, s'épanouissait, reniflait -sa provende d'encens, emmagasinait des hommages, de quoi nourrir son -contentement de soi pendant ses huit mois de Dalmatie. Il grasseyait, -s'écoutait, content de ce qu'il faisait plus rire à Paris que chez -lui et ne discernant pas qu'on y riait bien plus de sa mimique et de -son accent que de ses anecdotes. Edith, déjà émue par des coupes de -champagne aux fruits, inclinait sa tête enflammée et promenait, d'un -geste préraphaélique, un lis sur ses narines; elle était là, elle «en -était». Un jeune peintre expliquait à Gennaro le cubisme: - ---Je vois d'abord des tons, comprenez-vous? Ensuite je les illustre -avec de quelconques figures: une pipe, un tuyau. Je construis ma -toile. J'y établis un ordre où ma vie intérieure s'exprime. Il y a des -papiers de tenture, dans les lieux d'aisance des maisons de campagne, -ils sont d'un adorable bleu. Ce n'est pas la peine de reproduire les -diamants de la Couronne, n'est-ce pas? mais tel cartonnage d'un vieux -livre de comptes, une pipe m'importe autant qu'une Sainte Famille, -comprenez-vous? - -Non, le poète ne comprenait pas. Il est vrai qu'il n'écoutait guère: -sa voisine le troublait parce qu'il aimait les pêches mûres; manquant -d'usage, il ne savait pas cacher son trouble. Les cheveux blancs de -cette Bolivienne donnaient un aspect miraculeux à ses clairs yeux -d'enfant. - -A travers des sensations confuses, mêlées et délicieuses, Edith voyait -dans un éclair son voyage du lendemain, mais dépouillé de tout son -charme: elle ne s'y était complue que comme à un pis-aller en une -minute d'abandon; à cette table, parmi ce luxe, d'imaginer seulement ce -départ à six heures, l'attente à la gare de l'Est, l'arrivée dans une -ville étrangère et surtout «la scène à faire», quel dégoût! Pourtant il -y fallait aller. Certes, elle irait. Mais pourquoi gâterait-elle, avec -cette perspective d'un lugubre voyage, le beau plaisir d'aujourd'hui? - -La Bolivienne projetait dimanche un déjeuner à Versailles. Le grand -homme assura qu'il s'était réservé cette journée pour classer des -notes, mais il ne résista guère à la pressante et presque tendre -invitation de sa voisine: - ---Donc, nous nous retrouverons tous dimanche à une heure, au Trianon -Palace. - -Une voix faible, celle d'Edith, répondit: - ---Je crois que je ne suis pas libre. - -Mme Tziegel déclara qu'on était toujours libre pour un plaisir: elle -se flattait d'avoir décommandé une audience particulière au Vatican... -Edith ne répondit rien, hésitante en apparence, au fond, certaine déjà -de sa défaite. A la hâte, elle accumulait des raisons; quelle folie -de partir sur une lettre, d'obéir à un caprice de cet insupportable -garçon, à moins que ce ne fut un de ces tours à quoi il se complaisait; -toujours il avait aimé cette sensation de tenir les gens au bout de ses -fils et de les manœuvrer à sa guise: «Comme une sotte, j'allais donner -encore dans le panneau.» Edith avait le don de ne voir les choses que -déformées par ses nécessités du moment; et de même qu'au reçu de la -lettre d'Edward, elle n'avait même pas songé à ne pas la prendre au -sérieux, parce qu'à cette minute le drame était le bienvenu dans sa -pauvre journée de laissée-pour-compte, elle n'y voyait plus qu'une -mystification à cet instant où sa nature de soupeuse se dilatait. Si un -pressentiment tragique lui serrait le cœur, au lieu de le chasser, elle -s'efforçait de l'apprivoiser, de le regarder en face, de se rappeler -qu'il faut être dur, ne s'embarrasser d'aucun être, que les autres sont -nos jouets éternels. Elle croyait que c'était du Nietzche; toujours la -portèrent à philosopher ses excès de champagne. - - -Edward avait garni de serviettes un lit douteux où il s'étendit. Le -ciel pluvieux hâtait la venue du crépuscule. Il écoutait de larges -gouttes sur le zinc des toits. Le bruit d'une troupe armée retentit, -dans la rue, et il renifla cette odeur de cuir, d'astiquage et -d'hommes, l'odeur militaire, il fumait des cigarettes opiacées afin -que la fumée lui dérobât l'aspect de cette chambre. On ne viendrait -pas. Personne ne viendrait. Il le savait maintenant, sans songer à s'en -étonner ni même à le regretter: il avait le sentiment d'habiter un -lieu inaccessible qu'aucun humain, désormais, ne pouvait atteindre. Il -résolut de s'enfoncer dans les jours finis, de fuir par anticipation la -vie au plus épais du passé touffu afin que, lorsque la mort viendrait, -il ait fait déjà beaucoup de pas au-devant d'elle. Indifférent à -tout, dans l'ombre du tombeau, les souvenirs de sa petite enfance -l'aspiraient comme pour un enlisement. Mêlée aux relents des rideaux, -de la table de nuit, du seau de toilette, la fumée composait une odeur -intolérable. Mais les sensations si puissantes naguère sur Edward, la -volonté de mourir l'en délivrait. Être décidé à mourir, c'est d'avance -ne plus donner à la vie aucune prise sur nous. Cependant il cherchait -dans son passé un coin de fraîcheur, de verdure où reposer ses yeux. -Il essayait de fixer une minute heureuse. Il se souvenait de ses -amitiés d'adolescent, il cherchait des visages, il s'étonnait de son -inlassable bonne volonté à s'émouvoir autour des plus pauvres êtres, -des plus vaines femmes. Il ne revenait point de sa toute puissance à -transformer, à repétrir, selon son modèle intérieur, ces cœurs sur -lesquels il avait jeté son dévolu. Et comme, douloureusement, il avait -ensuite défendu contre la réalité ces imaginations que l'être choisi -détruisait lui-même! Trop de désenchantements l'avaient durci... -Curieusement, il osait regarder en lui à la place de ses vices: il les -reconnaissait, il osait les dévisager, et celui-là dont il n'avait pas -encore prononcé le nom, et cet autre auquel il n'avait jamais cédé, -dont il ne s'était jamais avoué à lui-même la présence: germe enfoui, -ignoré de tous et de son propre cœur. Ah! connaissance exacte de soi! -Bas fonds tragiquement révélés! Il se rappela que le brusque éclair des -confidences avait éclairé, chez des êtres proches, les mêmes abîmes -ou d'autres profondeurs plus effrayantes; et c'est pourquoi il ne -s'étonnait plus de son indulgence pour toutes les débauches avouées et -secrètes. Plus d'hypocrisie maintenant, devant cette nuit épaisse de -la mort, au seuil du sommeil sans réveil et de l'anéantissement; il -prononça ce dernier mot à mi-voix, il y trouvait un goût délicieux, une -sensation de vertigineuse et douce chute. - -Edward pensa à des personnes mortes qu'il avait aimées: eût-il été -heureux de croire, comme un chrétien, qu'il allait les rejoindre -enfin? Non, non: il les avait aimées périssables, sous leur forme -périssable, peut-être pour ce qu'il y avait en elles de pire. Et -maintenant, il considérait toutes ces vies parallèles à la sienne, et -qui s'étaient jetées dans la mort, avaient atteint, avant lui-même, -cette plage rongée de néant. Ceux qu'il laissait derrière lui, ah! -que lui importait! D'avance, il les imagina vieillissant, grotesques; -il s'abandonna, lui qui allait mourir à vingt-six ans, qui était sûr -maintenant de mourir à vingt-six ans, à sa haine, à son dégoût de la -femme et de l'homme d'âge, l'être à ventre, à crâne nu, la bouche -pleine d'odeur de cigare qui en masque une autre, et leur abjecte -suffisance, ce contentement de soi des gens arrivés, et leurs yeux -où des passions hurlaient la faim maintenant qu'il était trop tard -pour les assouvir. La pensée d'Edward alla vers ce Paris qu'il avait -tant aimé: il se rappela un soir, au fond d'une baignoire, sa bouche -s'appuyait contre une épaule tandis que Nijinski s'envolait par la -fenêtre ouverte sur la nuit artificielle. Il revit des bars, chacun -avec son atmosphère, son odeur et chacun l'attirait à des heures -différentes de la nuit: dans celui-là, tel cocktail était inimitable, -et dans cet autre il y avait la présence réelle d'un vice à qui il -était consacré. Il se souvint des musiques qui aidaient ses passions à -jouir d'elles-mêmes, cet andante de Schubert qu'il exigeait que May lui -jouât chaque soir et cette rengaine russe qu'il cherchait de concert -en concert. Il évoqua le temps de son ambition juvénile, alors qu'il -souhaitait ensemble l'adoration des jeunes gens et des cénacles et -aussi l'applaudissement de la foule, toutes les grandeurs de chair: -soirs où il périssait de rage à la pensée de ne rien faire pour son -avancement. Il eût voulu vivre dans des millions de cœurs. Mais, au -service de cet appétit infini, aucun vouloir, et parce qu'il sentait -son impuissance à le satisfaire, ce goût du triomphe, qui en aide tant -d'autres à vivre, était devenu le complice de toutes ces forces de -destruction. Il lui semblait que de se tuer l'aiderait à ne pas mourir -dans la mémoire des hommes: «Il faut, ricanaît-il, se suicider pour se -survivre.» - - -La lumière de ce dimanche de juin enveloppe les tables en fleurs du -Trianon Palace. L'orchestre joue en sourdine assez pour ne pas couvrir -la voix de Gennaro qui récite à mi-voix un poème: comme dans _La -Cène_ du Vinci les têtes des apôtres, tous les convives se penchent, -attentifs, vers le poète. Edith regarde, par la porte-fenêtre, une -avenue majestueuse d'ormes, étrangère à cette joie, occupée à créer les -rues de ce Châlons où elle n'est jamais allée, cette chambre d'hôtel -qu'elle imagine dans ses plus menus détails et qui ne ressemble à -aucune de celles qu'elle a déjà traversées. Elle y voit Edward couché: -endormi? malade? comment savoir? Un peu de son amour lui revient, son -amour de femme plus âgée, plus forte que le bien-aimé. Elle se souvient -qu'elle l'appelait: mon petit: et voilà qu'il criait vers elle, pour ne -pas mourir. - -Gennaro se tut. Chacun cherchait le mot à dire. Une dame assura que -pour un rien elle aurait pleuré. Mme Tziegel se dépêcha de finir sa -glace. On s'était mis à table très tard, des domestiques baissèrent les -stores. Des autos commençaient de trépider doucement devant le perron -de l'hôtel. - -Ce n'était plus la peine de partir maintenant, songeait Edith: Edward -n'avait-il pas fixé ce dimanche soir comme délai dernier? Mais ne -pourrait-elle atteindre Châlons dans la nuit ou, au moins, au petit -jour avant qu'il se fût décidé? Si, il était temps encore: on s'accorde -toujours le quart d'heure de grâce. Edith jouissait de son angoisse, de -cette certitude soudaine de n'être pas un monstre. Il restait encore, -dans son assiette, des fraises. Elle se leva, prétexta un rendez-vous -urgent, se glissa entre les tables. Elle n'avait pas atteint la porte, -qu'on étouffa de rire: Mme Tziegel nota qu'Edith les avait accoutumés à -plus de prudence, à mieux cacher son jeu. Il fallait qu'elle fût bien -prise, cette fois: qui donc allait-elle rejoindre? On ne court ainsi -qu'à un deuxième rendez-vous, quand le premier a dépassé toute attente. -Comme Jacques Berbinot, seul, ne riait pas et laissait, lui aussi, ses -fraises, chacun sentit qu'il fallait que la conversation changeât. - - -XVII - - -D'un sommeil de cauchemar, Claude émergea. Sa cheville lui faisait mal; -il brûlait de fièvre. Quelle était cette chambre? Des cœurs dessinés -dans les volets clos fusait la lumière d'un matin d'été. Des cris -d'hirondelles entouraient cette maison inconnue. Alors, tout à coup, -il se rappela ses efforts pour briser la porte que son père avait -verrouillée, son évasion par la fenêtre, sa course à minuit sur les -toits, et qu'il était descendu au long d'une poutre du hangar mais, -se croyant plus rapproché du sol, il avait sauté trop tôt et tomba -mal. En dépit de sa cheville foulée, comment put-il se traîner jusqu'à -Toulenne? A l'aube, il atteignit les premières maisons et s'arrêta -dans une auberge où il n'était pas connu; à peine eut-il la force -de commander un bol de café chaud. Il raconta à l'hôtesse que, venu -de la campagne pour acheter une vache, il s'était foulé le pied en -route; elle lui offrit un lit; le jeune homme résolut de se reposer -jusqu'au train du soir. Il n'osa demander le docteur qui connaissait -les Favereau et comprima lui-même sa cheville. Vers quatre heures, il -s'éveilla, prit un peu de bouillon, et de nouveau l'abattit un lourd -sommeil de fièvre. Il perdit conscience du temps. Le soir vint, des -rires résonnèrent dans l'estaminet, des billes furent entrechoquées sur -le billard. Claude voyait deux bras tendus, une face douloureuse; la -tête d'Edward creusait un oreiller; ses cheveux blonds étaient souillés -de sang. Claude n'était-il pas dans le train?... Le train l'emportait -vers Châlons, le berçait, il pouvait dormir tranquille maintenant. - -Éveillé, il s'affola, songeant aux heures perdues. La campagne était -pleine de cris de coqs. L'hôtesse, l'ayant entendu geindre, entra avec -un bol de café au lait. Claude, hagard, lui demanda: - ---Quel jour sommes-nous? - ---Eh té! c'est samedi, jour du marché. - -Samedi! Il fallait atteindre Châlons, coûte que coûte, le lendemain -soir. Claude essaya de se lever: sa cheville allait mieux mais il -grelottait de fièvre. Il fit un peu de toilette. L'hôtesse qui allait -au marché le prit dans sa carriole et consentit à le déposer devant la -gare. Pourvu qu'il n'y trouvai pas son père! Non, Favereau n'était pas -là. Mais il fallût parler à la marchande de journaux, serrer la main du -contrôleur. Il raconta qu'il allait consulter un médecin de Bordeaux; -un employé l'installa dans le wagon: c'était un train omnibus et Claude -refit, en sens inverse, le même trajet que l'année dernière. De quel -cœur ardent et confiant, alors, il s'en allait vers Lur! Aujourd'hui, -il ne regarde pas aux portières. - -A Bordeaux, il se traîne jusqu'au guichet, prend son billet, -s'installe sur un canapé de la salle d'attente. Il faut rester là -plusieurs heures; il n'a pas faim: son corps est brûlant; il a peur de -s'évanouir. Puis vient la tentation du sommeil, cet appel irrésistible, -ce poids écrasant sur les paupières; il lutte, il dormira dans le -train. Pour ne pas succomber, Claude cherche la buvette, demande un -verre de rhum qu'ensuite il va vomir aux lieux d'aisances. Des porteurs -poussent des chariots, dispersent des groupes de voyageurs. La terre -tremble à l'entrée en gare d'un convoi énorme et noir qui s'immobilise; -Claude, les coudes aux genoux, tient entre ses deux mains sa tête. Le -train de Paris ne fut formé qu'à sept heures. Affalé dans un coin du -compartiment, le jeune homme se laissa glisser, s'abandonna, perdit -conscience. Des gens montèrent; on déplia des provisions, une odeur -de charcuterie et de peau d'orange lui souleva le cœur, l'obligea -d'ouvrir la fenêtre. Quelqu'un se plaignit du froid. Les arrêts -brusques interrompaient son cauchemar. A Poitiers, deux sœurs de -Saint-Vincent-de-Paul s'assirent en face de lui. Elles l'observaient: -la plus âgée lui demanda s'il était souffrant. Les autres voyageurs, -qui ne lui avaient prêté aucune attention, s'apitoyèrent. La plus -jeune des religieuses avait de l'aspirine dans son cabas et lui en fit -absorber deux comprimés; à Saint-Pierre-les-Corps, bien que la buvette -fût fermée, elle revint avec une tasse de lait chaud. Claude se sentait -moins perdu à l'abri de ces ailes immaculées et s'endormit plus calme. - -Un arrêt du train de nouveau l'éveilla. Il se sentit beaucoup mieux. -Le soleil se levait sur la Beauce monotone. Aucune gare. Quelqu'un -parlait d'une panne à la machine. Des voyageurs étaient descendus. On -attendait des Aubrais une locomotive de secours. On aurait un retard -de trois heures au moins. Claude prit dans sa poche un indicateur -froissé. Son doigt tremblant se posa sur le mot Châlons. Il manquerait -la correspondance; il eut la certitude qu'il fallait qu'il la manquât. -Lorsque enfin le train se remit en marche, le sort en était jeté; -aucune puissance au monde ne l'empêcherait d'arriver trop tard. - ---Comment, vous sentez-vous, Monsieur? demanda la sœur. Elle hocha la -tête avec inquiétude parce que le jeune homme répondit: - ---Je vais bien maintenant. Il n'est plus nécessaire que je sois malade. - - -Claude reconnaît de loin l'hôtel de la Cloche parce qu'à cette -heure matinale le vestibule est ouvert sur la rue et qu'un groupe -de servantes s'y agite. A peine entré, il prononce le nom d'Edward -Dupont-Gunther. La gérante, en robe de chambre, et sa maigre tresse -flottant sur son dos, descend l'escalier: - ---Vous êtes un parent, Monsieur? - -Sa figure s'éclaire, les formalités vont devenir bien simples et il n'y -aura pas à s'inquiéter pour les frais. - ---Je suis un ami. J'ai été averti par une lettre. J'arrive trop tard? - ---Il vit encore, Monsieur. Il repose. Le docteur l'a pansé. Un si beau -jeune homme! Il paraît qu'il n'y a pas d'espoir. La balle a dévié -mais le cerveau est intéressé. Quand j'ai entendu cette détonation, à -minuit, je n'étais pas encore couchée. Mon mari me dit: «Mais on a tiré -un coup de revolver dans la maison!» Il n'osait pas se lever, alors -moi... - -Claude l'interrompt, s'informe de l'étage et du numéro de la chambre. -Il monte seul; il pense qu'Edward a gravi hier pour la dernière fois -ces marches sordides. Il hésite devant la porte, se décide. D'abord, -sous le bandage blanc qui enveloppe le crâne et une partie du visage, -il voit deux yeux large ouverts, et puis une voix plaintive, puérile, -qu'il ne reconnaît pas, s'élève: - ---Qu'y a-t-il? que s'est-il passé? il faut tout me dire. Je suis à Lur, -peut-être, puisque te voilà. - -La poitrine se soulève et s'abaisse. Autour des lèvres exsangues, la -barbe a poussé. Claude dit enfin: - ---Je n'arrive pas trop tard: vous êtes vivant. - -Le blessé porte une main tâtonnante à son bandage, tourne un peu la -tête avec un gémissement, découvre une large tache écarlate. Il ne -regarde plus Claude. Il répète: Mais qu'y a-t-il, qu'y a-t-il? Et tout -à coup: - ---Je vais mourir. - -Il prend la main de Claude, la serre avec le geste d'un enfant qui -a peur. Il le supplie de ne plus le quitter, de rester là toujours. -Claude sent les ongles de l'agonisant dans sa chair. Du temps passe. -Edward voit les lèvres de Claude remuer. Il dit: - ---Claude, à qui parles-tu? - -Il comprend que le jeune homme prie et, du fond de son enfance -protestante, cette parole lui revient: - ---La Foi nous sauve. - ---La Foi et aussi le repentir qui est l'amour. Voulez-vous prier? - -Claude arrache sa main à l'étreinte du moribond; il lui joint les -doigts et à voix haute, détache chaque parole du Notre Père qu'Edward -répète après lui. Quand c'est fini, le mourant dit encore: - ---Il y a quelqu'un... - -Puis il divagua doucement. Le médecin apporta de la glace et une -calotte en caoutchouc. Il dit qu'à Paris, on aurait pu tenter une -trépanation. Edward ne paraissait plus souffrir. Une heure passa. Du -rez-de-chaussée montait un murmure de conversations. Dans le couloir, -des pas rôdèrent. Claude entr'ouvrit la porte et, dans la pénombre, vit -un monsieur qui dit très vite: - ---Excusez-moi, je suis le correspondant du _Châlons-Journal_... - -Claude referma la porte. Un instant après, l'hôtesse se présenta et -attira le jeune homme dans un coin de la chambre: elle avait cru bien -faire, quoi que tout ne fut pas fini encore, d'avertir les pompes -funèbres. Le commissaire de police était déjà venu. Il faudrait -attendre la fin de l'enquête, après quoi on enlèverait le corps -immédiatement,--dans un hôtel, n'est-ce pas?--Sans doute la famille -le ferait transporter à Bordeaux. Les pompes funèbres se chargent de -toutes les démarches. - -Elle avait élevé la voix. On n'entendait plus respirer l'agonisant. -Quand elle se tut, un silence effrayant emplit la chambre. Claude -revint vers le lit. Les yeux d'Edward ne voyaient plus rien du monde. - - -Au télégramme qu'il adressa à Firmin Pacaud, Claude reçoit une réponse -dont il se scandalise: Bertie Dupont-Gunther ne désire pas contempler -une dernière fois le visage de son fils; May est fatiguée--sans doute -un début de grossesse.--Ses affaires retiennent Firmin Pacaud. Enfin -on espère que Claude se chargera de la mise en bière, du transport -à Bordeaux. Un mandat télégraphique lui parvient: «Pour qu'il fasse -convenablement les choses». - -Les volets sont mi-clos, la fenêtre entr'ouverte, un jour brûlant -s'annonce: il serait grand temps que le cercueil arrivât. Claude ne -sait pas s'il imagine cette odeur... Il a fallu jeter sur le visage -et sur les cireuses mains une gaze à cause des mouches. La gérante, à -chaque instant, intervient «pour qu'on débarrasse la chambre au plus -vite». Ces pauvres soucis absorbent le jeune homme. Un pas dans le -corridor, un froissement de robe: la gérante encore, sans doute! Et -voici qu'entre une dame que d'abord Claude ne reconnaît pas: un manteau -de voyage kaki, étroit du bas, avec un seul bouton; le chapeau qui est -un turban; cet air d'odalisque des femmes de 1914: Edith Gonzalès. Elle -prend la main de Claude avec expression, soupire: «Si j'avais su!» -s'approche du lit, «s'écroule», murmure distinctement le mot de pardon, -et enfin pleure. - -Claude s'étonne: son jeune maître serait-il mort à cause de cette -femme? Il serre les poings, puis hausse les épaules: Edith fut tout au -plus le prétexte que, pour céder au vertige, un malheureux se donna. A -la minute où il s'y retenait, c'est cette branche-là qui a cédé; mais -n'importe quelle autre, sous le poids du désespéré, se fût rompue. - -Tous les gestes de cette femme lui semblent des simagrées. Pourtant -Edith verse de vraies larmes, elle soulève un coin de la gaze, se -penche, recule; moins à cause des cotons dans les narines, de la -mentonnière qui soutient la mâchoire, que parce qu'elle ne le reconnaît -pas: c'est un autre tout à coup; ce visage qui n'était qu'inquiétude et -que trouble, l'éternelle pacification le modèle à nouveau; le voici tel -qu'il aurait pu être, ce pauvre enfant! Claude s'est rapproché aussi, -éprouve le même saisissement et dit: - ---Il faut contempler son ami mort pour s'apercevoir qu'on ne l'a pas -connu. - -Edith, malgré la chaleur dans cette chambre sombre et d'odeur louche, -est prise d'un tremblement; elle a peur, elle éprouve cette répulsion -des bêtes à la porte d'un abattoir et d'un air suppliant: - ---Je n'ai plus rien à faire ici, n'est-ce pas? - -Elle mendie la permission de s'évader. - ---Vous n'avez pas besoin de moi? - -Sans répondre, le jeune homme se leva, lui ouvrit la porte; elle prit -la fuite. - -Claude, seul, essaya de prier. La glace de l'armoire et celle qui -était au-dessus de la toilette multiplièrent la forme rigide étendue -sur le lit: on eût dit qu'une hécatombe de jeunes hommes emplissait la -chambre. La chaleur devenait accablante. Claude pensa à la vigne; on -ferait du bon vin cette année et la récolte de 1914 vaudrait celle de -1911. Des pas lourds retentirent dans l'escalier. Devant la porte, des -hommes haletèrent sous le poids de la boîte de plomb. - - -Aux abords de Paris, l'express s'arrête. Edith regarde sur les toits -la brume de juin. Un appétit sauvage de bonheur lui donne de la honte, -du dégoût et comme une mouche, elle chasse de sa pensée cette petite -phrase que Mme Gonzalès, la veille au soir, lui glissa, et qui l'obsède: - ---Si un homme est mort pour toi, ta fortune est faite, bijou. - -_Malagare 1914.--Paris 1920._ - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of La chair et le sang, by François Mauriac - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG *** - -***** This file should be named 50593-0.txt or 50593-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/5/9/50593/ - -Produced by Madeleine Fournier. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: La chair et le sang - -Author: François Mauriac - -Release Date: December 2, 2015 [EBook #50593] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG *** - - - - -Produced by Madeleine Fournier. Images made available by -the Internet Archive. - - - - - - -</pre> - -<div class="cover"> -<img src="images/cover.jpg" alt="" /> -</div> - -<hr class="full" /> - -<p class="author">FRANÇOIS MAURIAC</p> -<p> </p> -<h1>LA CHAIR<br /> - -ET LE SANG</h1> - -<p> </p> -<p> </p> - -<p class="editor">PARIS<br /><br /> -ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS<br /><br /> -<span style="font-size:95%;font-weight:normal">100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100<br /> -PLACE BEAUVAU</span><br /><br /> -1920</p> - -<hr class="chap" /> - -<div class="toc"> -<!-- Autogenerated TOC. Modify or delete as required. --> -<p><a href="#chap_I">I</a></p> -<p><a href="#chap_II">II</a></p> -<p><a href="#chap_III">III</a></p> -<p><a href="#chap_IV">IV</a></p> -<p><a href="#chap_V">V</a></p> -<p><a href="#chap_VI">VI</a></p> -<p><a href="#chap_VII">VII</a></p> -<p><a href="#chap_VIII">VIII</a></p> -<p><a href="#chap_IX">IX</a></p> -<p><a href="#chap_X">X</a></p> -<p><a href="#chap_XI">XI</a></p> -<p><a href="#chap_XII">XII</a></p> -<p><a href="#chap_XIII">XIII</a></p> -<p><a href="#chap_XIV">XIV</a></p> -<p><a href="#chap_XV">XV</a></p> -<p><a href="#chap_XVI">XVI</a></p> -<p><a href="#chap_XVII">XVII</a></p> -</div> - -<!-- End Autogenerated TOC. --> - -<hr class="r65" /> - -<p class="quotr"><i>A François Le Grix,</i><br /> -<i>Son Ami,</i></p> -<p class="signature"><i>F. M.</i></p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_I" id="chap_I"></a>I</h2> - -<p>Claude Favereau, après qu'il a interrogé les porteurs, -découvre enfin la voie, en dehors du hall, où -le train omnibus aligne de vieux wagons, se gare -avec un air abandonné. Claude aurait dû choisir -l'express du soir qui n'a besoin que de trois quarts -d'heure pour atteindre Toulenne; mais le jeune garçon -a mieux aimé ce petit train d'après déjeuner qui -le long de la Garonne, rampe, s'attarde à chaque -gare, et dont on dirait que la chaleur ralentit la -marche, l'oblige à se traîner au milieu des vergers -et des vignes accablées. Aux haltes indéfinies, on -entend, à travers la cloison du compartiment, des -conversations patoises. Le chef de gare approche le -sifflet de ses lèvres, avec importance, parce que c'est -l'acte essentiel de sa journée. Claude aime ces heures -vagues où rien ne le détourne de penser à soi. Il -n'en finit pas, il n'en finira jamais de mettre dans -son cœur de l'ordre; quelle confusion en lui, à cette -minute, où, pour toujours, il quitte le séminaire! Il -songe qu'il ne perdra plus ce goût de reploiement, -cette manie d'examiner sa conscience, ce don de -transformer en cellule, en oratoire, le wagon de -troisième classe où il rêve seul: ce lui est presque -une volupté qu'avec impatience il appelle, alors que, -sur le quai du départ, le volubile abbé de Floirac le -retient.</p> - -<p>Selon le vœu de ses maîtres, Claude a quitté le -séminaire sans avertir aucun camarade sauf celui-ci: -son ami officiel. Quand il a fallu décider qui raccompagnerait -à la gare, Claude, en même temps -que M. le Supérieur, prononça le nom de Floirac, -mais le jeune homme sait bien que cet abbé est le -seul qu'il ne regrette pas et qu'il se fût plus ému de -dire adieu, sur ce quai, au gros Parmentier, le dernier -de sa classe, qui l'entretenait de chasse à la -palombe, d'histoires de chiens d'arrêt et de bécasses. -Immobile sur l'asphalte souillé, M. de Floirac ne -souffre point de la température; des livres déforment -les poches de sa soutane où, au long des boutons, des -taches s'égrènent; il parle à Claude, comme naguère -aux promenades, du père Tyrrel et de l'abbé Loisy. -Sait-il que dans six minutes, ce train emportera pour -toujours le seul de ses camarades préoccupé des problèmes -qui l'obsèdent? Peut-être se connaît-il malhabile -à rien exprimer de ses sentiments et, avec le -résumé d'un article du dernier fascicule de la <i>Revue -d'apologétique</i>, il comble les silences. Le train se -détache; Claude, un instant, imagine le retour solitaire -de son ami: «Floirac se consolera avec des -excès de métaphysique», se dit-il.</p> - -<p>Déjà le train s'arrête devant une gare de banlieue, -mais repart à l'instant; le voyageur attribue à -une volonté particulière de la Providence cette -solitude qui lui est départie; personne, en haine du -soleil, ne lui confisquera, sa journée de Juillet avec -un store bleu. Claude amoureusement accepte la -chaleur; voici une propriété où trois marronniers ne -forment qu'une sphère dense de feuilles; à chaque -trajet, il reconnaît et salue ces frères immobiles en -songeant que jamais ses mains ne se rafraîchiront -contre leur écorce lisse. Déjà les coteaux se soulèvent; -la plaine garonnaise se gonfle, aspire l'air -brûlant.</p> - -<p>Au delà du paysage reconnu, Claude considère -la vie qu'il abandonne: il n'ira plus, dès l'aube, -vers la chapelle, avec des versets de psaumes sur les -lèvres. Ses directeurs exigent qu'il renonce au sacerdoce -... mais ses directeurs, toujours ce fut lui qui -les dirigea; il les a aiguillés vers la décision souhaitée: -non qu'il y ait eu chez Claude une crise de la -foi, ni que M. de Floirac lui eût communiqué sa -fièvre touchant l'auteur du <i>Pentateuque</i> ou celui du -quatrième Évangile. Seulement, vers sa dix-huitième -année, il avait connu son propre cœur, ses puissances -redoutables. Si les hypothèses de M. de Floirac -sur l'interpolation du verset <i>Tu es Petrus</i> le -laissaient froid, les vers de Lamartine et de Hugo -dans les «morceaux choisis» par l'abbé Ragon, -ruisselaient en lui comme un torrent de délices; une -seule journée à la campagne, dans l'herbe juteuse et -foulée, dangereusement l'alanguissait pour une -semaine.</p> - -<p>Dès cette époque, déjà clairvoyant, il avertissait -M. Garros, son directeur: «Le temps n'est plus, -lui disait-il, de ces abbés romantiques, aimés du -père Lacordaire, ou du père Gratry, cœurs résignés -d'avance à tous les sacrifices mais non à celui de -n'être plus aimés, et qui morts—le plus souvent -poitrinaires —au seuil même de l'adolescence, nous -ont légué de trop fiévreuses prières... Je craindrais -de devenir un René du sacerdoce, dans un temps -où, vicaire de banlieue, il faut se livrer en pâture -à des patronages, des syndicats.»</p> - -<p>Ce fut au régiment que Claude vit clair en lui, -connut qu'il devait renoncer à toute sublime vocation. -M. Garros l'avait mis en garde contre la grossièreté -de ses camarades, lui avait prédit un martyre -de vingt-quatre mois. Or, Claude n'en avait pas souffert. -Fils du maître-valet de ce domaine de Lur où il -rentrait aujourd'hui, le jeune homme s'était avoué -que les plus lourdes farces en lui trouvaient un -écho. D'abord, il avait dû se surveiller pour ne point -rire de certaines indécences. Au long des randonnées -de nuit, les refrains chantés sur des airs liturgiques -sans doute le désolèrent. Mais bien vite, aucune obscénité -ne le détourna de marcher le visage levé vers les -étoiles. «Et j'avoue, se disait-il, que le soir, -autour d'un litre et le dos au poêle, j'éprouvais une -joie animale, une gaieté énorme et qui ne différait -guère de la joie des autres... Toutes les puissances -de ma jeunesse, ma chair et mon sang se soulevaient -en moi, détruisant mes attitudes cléricales. Mes lectures -ne servirent qu'à me rendre lucide... J'assistais, -grâce à elles, clairvoyant et intéressé à cette émeute -de mes forces d'en bas...»</p> - -<p>Souvent le dimanche il avait amené à Lur des -camarades. Il se rappela dans la cuisine maternelle, -autour de la table où les verres avaient laissé des -ronds, ces après-midi de vin blanc avec son père et -le bouvier Abel. L'appel aux vêpres battait doucement -et vainement dans la lumière et Claude n'avait -pas la force de s'arracher à cet abrutissement derrière -les volets mi-clos.</p> - -<p class="p2">Cadaujac, Podensac, Barsac, Preignac ... les villages -girondins s'égrènent au long du fleuve: leurs petites -gares pareilles vibrent, dans la chaleur et lorsque le -train s'en éloigne, un «drôle» aux pieds nus, le -regarde, la main à la hauteur des sourcils. Claude -emplit ses yeux de vignes soufrées, de murs croulants, -de routes blêmes et tigrées. Il tire de sa poche la -petite glace ronde achetée aux grandes manœuvres -et arrange le nœud en ficelle de sa cravate groseille. -Devant son visage désormais séculier, il éprouve une -joie ivre d'oiseau lâché—la même qu'au régiment, -il connut à ses premiers dimanches de sortie. Ah! -qu'il avait souffert de ce reniement, de son plaisir à -n'être plus reconnu pour un de ceux «qui étaient -aussi avec cet Homme». Honteuse joie de s'attabler -dans une auberge au milieu des servantes et des -soldats, sans que personne en lui ne discernât le signe -de ceux qui suivent le Galiléen! Désormais, à cette -joie comme il s'adonne! Au rythme du wagon, il -chante des paroles folles sur un air du <i>Joseph</i> de -Méhul...</p> - -<p>M. Garros avait mis du temps à comprendre ces -raisons de Claude, que d'abord il jugea saugrenues. -Il ne se résignait pas à perdre ce garçon, si vivant -qu'autour de lui les autres jeunes clercs paraissaient -mornes. Il avait voulu le garder une année encore -après son temps de service, et Claude se rappelle ces -mois perdus à d'inutiles disputes. Dans la fumée de -sa cigarette, il évoque M. Garros, ce visage charnu -où les yeux tiennent le moins possible de place et en -dépit des plus tristes conjonctures n'arrivent pas à -n'être pas malins; de même, son informe bouche ne -sait pas ne pas sourire; à ces yeux, à cette bouche, -M. Garros est redevable de cette réputation de finesse -qu'il soutient d'ailleurs avec des histoires d'un effet -sûr. Ce placier d'anecdotes, ce commis-voyageur en -drôleries cléricales a tout de même le goût pieux des -âmes,—mais qu'il les manie avec de gros doigts! -Claude se remémore le dernier assaut qu'hier encore -il dut subir et, pour son plaisir, en arrange le dialogue, -se donne à lui-même cette comédie:</p> - -<p>—Mon enfant, je sais votre désir de rentrer chez -votre père et de ne point vous servir du don d'intelligence -que Dieu vous a départi. Je ne puis pourtant -vous céler que M. le Supérieur a reçu une proposition -vous concernant, dont les avantages sont considérables.</p> - -<p>—... Sans doute, monsieur, s'agit-il d'un préceptorat?</p> - -<p>—Oui, mon enfant...</p> - -<p>—Si vous m'aimez, je vous supplie de ne pas -insister: n'espérez pas que j'entre jamais dans les -bagages d'une famille. Je sais que la mort de M. le -marquis de Lur, qui m'employait pendant les vacances -à classer sa bibliothèque, ne me laisse d'autre ressource -que de travailler aux potagers ... mais j'y suis -excellent et peut-être l'acquéreur de Lur voudra-t-il -me rendre à mes chers bouquins...</p> - -<p>Mais, selon M. Garros, il n'y fallait pas compter: -le nouveau propriétaire, Bertie Dupont-Gunther (de -la maison Dupont-Gunther et Castagnède) était un -marchand plein d'arrogance et qui n'avait pas son -pareil pour la grossièreté, sur la place de Bordeaux. -Il ajoutait à tous ses vices celui d'appartenir à la religion -prétendue réformée...</p> - -<p>—Bien qu'il ait épousé une demoiselle Casadessus, -d'une vieille famille catholique de la paroisse Saint-Michel, -avait ajouté M. Garros, ses deux enfants -furent élevés dans l'hérésie. On dit même que sa -femme est morte de douleur et de remords...</p> - -<p>Mais Claude ne redoutait pas ce monstre retenu -par ses affaires à Bordeaux et qui n'habiterait Lur -que les dimanches d'été.</p> - -<p>M. Garros se rabattit sur de plus lourds arguments:</p> - -<p>—Vous souffrirez, Claude, vous serez à chaque -instant choqué, froissé...</p> - -<p>Le jeune garçon sourit de la théâtrale réponse dont -il regrette, aujourd'hui, d'avoir affligé M. Garros: -«Je ne rougis pas de mes parents!» Il regarde, sur -son pantalon de coutil, ses mains énormes et rouges... -Le train, entre Preignac et Toulenne s'emballe, se -croit l'express,—et Claude se rappelle une semaine -de Pâques vécue à Floirac, chez son ami; qu'il avait -souffert! A table, l'emploi de chaque fourchette -devenait un problème à résoudre immédiatement -sous le regard attentif des jeunes filles prêtes à pouffer. -Ah! certes, il souffrirait moins dans la cuisine maternelle; -d'ailleurs, il comptait bien retrouver la bibliothèque -et ses saouleries de lectures, d'imaginations -et de songes; enfin l'église toujours serait ouverte, -si douce, le soir, et où jamais en vain Claude -n'apporta un cœur blessé. S'avoue-t-il cet arrière -espoir que sa retraite à Lur lui sera une attente? -Doute-t-il que sur cette colline la vie vienne le -chercher? L'oreille tendue vers il ne sait quel appel. -Claude veut demeurer là disponible... Il ne redoute -pas ses parents; ils ne parleront guère ensemble, -n'ayant rien à se dire, séparés, mais unis par leurs -racines, comme les chênes de Lur.</p> - -<p>Claude comptait qu'à l'arrivée de ce train omnibus, -la gare de Toulenne serait déserte. Et d'abord, sur -la place rongée de soleil, où les mouches dansent, il -ne voit en effet que la carriole de son père, qui -occupe toute l'ombre sphérique d'un acacia boule: -la jument Mignonne agite contre les taons ses oreilles -et sa queue de mulet. Il aperçoit la coiffe noire et le -dos de sa mère immobile. Son père, sans col, l'estomac -et le ventre hors du pantalon, prend Claude par -ses épaules et fait claquer deux «bises» sur ses -joues; il va chercher lui-même la malle noire pareille -à celle d'un domestique et la porte à la main ainsi -qu'une valise. Maria Favereau ne fait guère fête à -son fils; elle se résigne moins que son mari à n'être -plus la mère d'un monsieur prêtre, chez qui on finit -économiquement ses jours, entourée de vénération; -elle ne doute pas qu'il y ait en tout ceci une histoire -de jupon; elle s'est entendue avec Favereau pour ne -pas brusquer le petit et lui laisser le temps de la -réflexion, mais vers l'automne, ils espèrent le décider -à ne pas perdre le profit de tout ce qu'il a lu dans -les livres, à devenir un monsieur.</p> - -<p>Claude, assis sur la banquette de derrière, tourne -le dos à ses parents; la route sort de la voiture -comme un mètre enroulé de sa petite boîte. Devant -chaque porte de Toulenne, un tas de poussiéreuses -immondices attirent les mouches; des femmes en -jupon et mal peignées paraissent au seuil des corridors -voilés de lambeaux d'étoffes. Le pont suspendu -tremble sur la Garonne fauve où, toujours à la même -place, des enfants nus s'ébattent. Maintenant, -Mignonne va d'une allure plus lente, car la route -monte; on peut causer. Dominique Favereau n'est -guère parleur. Il est au monde un vignoble, six -hommes, deux femmes et quatre bœufs sur lesquels -il a autorité et qu'il commande du ton d'un chef -qui se souvient de son temps d'adjudant. Il se tient -devant M. Gunther, la main à la couture du pantalon; -sa raideur militaire lui permet de ne pas broncher -même avec trois litres de vin blanc dans -l'estomac. L'œil droit où jadis il reçut un -plomb, est toujours fermé; pourrait-il au besoin s'en -servir? Mais l'autre œil, sans cils ni sourcils, -petite goutte vitrifiée, voit tout ce qui se passe à -Lur.</p> - -<p>Claude profite de la montée pour interroger son -père sur les nouveaux maîtres; il n'obtient rien que -ceci: «Pour un homme dur, c'est un homme dur,—il -n'a pas peur de l'ouvrier,—avec lui, il faut que -ça marche, un sou est un sou.» Claude n'a rien à espérer -de sa mère, qui ne parle guère plus: un foulard -noir cache ses cheveux; elle ressemble à ces religieuses -de qui la coiffe empêche que l'on devine l'âge. -Sa figure étroite, fermée, exprime un parti pris de -silence, de claustration. Elle vit dans le souvenir de -ses deux fils aînés morts à sept et neuf ans. L'existence -paysanne de travail et de solitude ne saurait -lui dispenser l'oubli; pendant des années, Maria -Favereau a vécu d'une seule idée: avoir un caveau, -une concession à perpétuité où mettre les deux cercueils; -pourtant la fosse commune est ici inconnue, -mais ces cercueils, pour cette mère, contiennent tout -ce qui reste de ses fils; bien qu'elle récite son chapelet -et parle du bon Dieu, elle croit qu'ils sont dans -la terre et non ailleurs.</p> - -<p>Pour soulager Mignonne, Claude descend de la -voiture et, regardant le couple dont il est né qui se -découpe en noir sur le ciel, il se dit (sans aucune -pensée de moquerie): il est arbre, elle est volaille. -Un souffle chaud qui ferait croire à l'orage enveloppe -trois peupliers frémissants. Au bas du coteau, Saint-Macaire -déjà s'enténèbre autour du vaisseau roman -de l'église, ancrée depuis des siècles dans les saules -du fleuve. Les cloches de Viridis, devant Claude qui -marche les bras écartés, la tête un peu levée, projettent -son enfance qui s'éveillait et souffrait surtout -le soir; elle est en lui vivante, inépuisable et tout à -l'heure, l'odeur de la cuisine, le froid des carreaux -de sa chambre à ses pieds nus, et plus tard encore -le battement de l'horloge et le ronflement de son père -emplissant la maison endormie, feront affleurer de -son enfance d'autres régions submergées.</p> - -<p>Les grands arbres de Lur retiennent entre leurs -troncs la mourante et oblique lumière; Claude se dit -qu'ils retiennent aussi les jours inconnus de sa vie, -ce qui, de toute éternité, l'attend ici... Une douleur, -une joie sans nom, dans les cimes agitées des vieux -chênes, lui font signe. Il sent, il voit confusément -que le calme de cette fin d'après-midi, ces bœufs -accablés qui rentrent une dernière charge de sulfate, -tous les symboles de la sérénité le trompent peut-être -et que son heure est proche.</p> - -<p class="p2">La lampe Pigeon se reflète sur la toile cirée, déchirée -par le petit couteau d'enfant de Claude. Le bouvier -Abel et sa femme Fourtille, invités en son honneur, -sont immobiles devant les assiettes creuses: -Maria les emplit jusqu'au bord d'une soupe brûlante, -épicée, parfumée d'ail, nourrie de couenne. Les moustaches -d'Abel ruissellent; il a vingt-cinq ans, peut-être -quarante; qu'il est sérieux devant la nourriture! -Mais sa face exprime soudain une convoitise -plus forte: il annonce qu'il va faire «chabrot» -et, dans ce qui reste de soupe, verse le vin sanglant -où le bouillon élargit des yeux de graisse; -puis, élevant l'assiette entre ses mains, il y ensevelit -un mufle hirsute; chacun écoute la nourriture -envahir ce corps puissant autour duquel flotte l'odeur -du bétail, de la sueur; de la terre; du revers d'un -bras noir de poils, il essuie sa bouche, et devient -grave, attendant le petit salé.</p> - -<p>Claude, assoupi dans l'ivresse du vin blanc et des -souvenirs s'éveille pour écouler Fourtille parler des -nouveaux maîtres. M. Dupont-Gunther lui apparaît -tel qu'un monstre; il a fait mourir sa femme de chagrin... -Sa fille M<sup>lle</sup> May est «fiérotte», quant à son -fils Edward, on ne l'a pas encore aperçu... Tout ce -monde doit passer ici le mois de juillet, une gouvernante -arrive demain pour préparer le château... -Claude ne s'inquiète guère de ces gens dont il -espère n'être pas connu. Abel et Favereau ont -allumé leurs pipes; une brume noie les jambons -pendus aux solives, les pots de confit sur les étagères; -les calendriers-réclames qu'aiment les mouches, les -diplômes de certificat d'études, les cachets de première -communion. Maria range les assiettes et les plats -qu'elle a nettoyés. Seule Fourtille continue de parler, -s'étonne que Claude n'essaye pas de gagner sa -vie dans les écritures, de s'habiller avec une jaquette -et de coiffer un chapeau melon. Favereau ne veut -pas aborder ce sujet et dit à Abel:</p> - -<p>—Tu as vu sur le journal qu'un savant de Bordeaux -a inventé une nouvelle maladie de la vigne?</p> - -<p>Maria s'est assise sur la chaise basse et maintenant -tricote, le buste droit; un souffle entré par la porte -ouverte fait vaciller la lampe; sur la table, des -papillons nocturnes titubent.</p> - -<p>—Je vais prendre l'air, dit Claude.</p> - -<p>Une nuit épaisse, sans lune, ne laisse rien voir que -les lueurs de Toulenne, le serpent de feu lent d'un -train sur le viaduc. La vibration des grillons est -si soutenue qu'on ne l'entend plus. D'invisibles -mares coassent. Claude irait les yeux fermés dans -ces allées; il semble que les arbres le reconnaissent -et s'écartent, pour ne pas heurter ce front si souvent -appuyé naguère contre leur écorce. La pierre de la -terrasse est tiède encore aux mains. Par instants, les -ramures, d'un seul élan, frémissent. Claude, au milieu -de ses frères immobiles, demeure attaché au sol, face aux -longs pays muets, où le grondement du train s'éloigne.</p> - -<p>Ah! si les battements de son cœur pouvaient se -régler sur les constellations sereines, qui ne dévient -jamais de leurs routes! Mais sa sœur n'était-elle pas -plutôt l'une de ces étoiles errantes que ses yeux -d'enfant cherchaient aux nuits de quinze août, et -dont la course est si brève qu'avant qu'il ait eu le -temps d'exprimer un vœu, elle s'était déjà perdue -à jamais dans la dormante immobilité de l'azur?</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_II" id="chap_II"></a>II</h2> - -<p>Le château de Lur est l'une de ces basses et longues -maisons girondines que dans le pays l'on nomme -communément «chartreuses». Le défunt marquis y -avait ajouté un pavillon à toit d'ardoises où il installa -sa bibliothèque, reste encore magnifique de celle -qu'avait réunie son aïeul vers 1750. Au nord, un -perron arrondi, construit sous Louis XVI, laisse -entre ses pierres déjetées fleurir les résédas. Une -rangée de tilleuls, demeurés grêles à cause des vents -d'équinoxe, sépare la maison d'une longue prairie -en pente. Au delà, le pays de Benauge, «l'entre-deux -mers», renfle ses douces collines rapprochées, -striées de vignobles rectilignes et où les touffes isolées -des ormeaux prennent une valeur singulière à cause -de leur rareté. Au midi, deux ailes dont l'une est -l'orangerie et l'autre les chais avec le logement des -Favereau, limitent une cour étroite, où l'hiver même -demeure si tiède qu'y fleurissent les mimosas. Deux -murs bas, surmontés chacun d'une colonne que -devaient couronner jadis les attributs sylvestres et -réunis par un portail de lierre centenaire, séparent -la cour des charmilles qui sont la gloire de Lur. Une -large nef centrale et deux nefs latérales aboutissent -à une longue terrasse, où la vallée de la Garonne se -déploie. Un pavillon octogonal à demi-ruiné flanque -à l'ouest cette terrasse. Le parquet à rosace se soulève, -les boiseries rongées par l'humidité tombent. -Des rateaux, des pelles, des arrosoirs hors d'usage -y sont confondus... Du côté de l'ouest, d'épais -massifs de chênes, de hêtres et de marronniers où -des allées savamment tracées tournent et s'enchevêtrent, -bornent ce qui dans Lur est concédé à l'agrément; -au delà s'étendent les vignes luxuriantes, -épaisses dans la lumière et la torpeur de juillet. -Seules les dominent à l'horizon les trois croix du -calvaire de Viridis... A l'est des charmilles, toujours -face au point de vue, un verger offre au soleil les -fruits qui, par instants, tombent et s'écrasent sur le -sol durci.</p> - -<p>Claude, dès six heures, est au jardin; son père lui -laisse une journée de repos. Il va savourer chaque -minute couché sur le domaine argileux, sur la terre -grasse que les quatre bœufs péniblement défoncent. -Il resterait des heures à la terrasse devant cet horizon -que depuis l'enfance il déchiffre sans lassitude, -car les saisons, les jours y laissent des empreintes -diverses. Touchant le ciel, les Landes apparaissent, -ligne d'ombre immobile et de silence, où l'on voit, -dans les soirs calmes, fulgurer de lointains orages et -des incendies soufrer le ciel.</p> - -<p>A l'heure de la sieste, Claude, qui a la clef de la -bibliothèque, ouvre la petite porte du pavillon donnant -sur la cour et monte par l'escalier de bois à la -haute pièce qui, de ses quatre fenêtres, commande -l'horizon. Une fraîcheur fade, une odeur de poussière -et de moisi, mais une odeur surtout de vieux livres -emplit le silence, ce silence effrayant des pièces où -l'on n'entre jamais, qui demeurent plongées dans la -nuit et gardent au fort de l'été l'humidité glaciale de -l'hiver. Claude ouvre les fenêtres à guillotine, pousse -les pesants volets; tout l'après-midi emplit en une -seconde cet espace clos depuis des mois, indifférent -aux saisons, immuable dans sa nuit avec sa cargaison -de philosophies, de poèmes. Claude a vécu là -d'innombrables journées d'été; il s'est gorgé de lectures; -personne que lui n'aimait cet asile. Une table -grossière, un divan de cuir qui perd son crin, un -escabeau pour atteindre aux dernières étagères: c'est -tout l'ameublement. Le marquis de Lur ne lisait rien, -hors le catalogue du chasseur français de la manufacture -d'amies de Saint-Etienne. Claude songe que les -nouveaux maîtres auront sans doute plus de goût -pour son refuge. Un jeune homme, une jeune fille, -que feront-ils à Lur s'ils ne lisent pas? Il sait qu'Edward -Dupont-Gunther s'occupe de peinture, en amateur, -selon M. Garros. Claude se rappelle que ce sont -des protestants: il les imagine obligés par le libre -examen à recréer sans cesse pour eux-mêmes la -vérité, à chercher indéfiniment, à travers les livres, -une règle de conduite. Ce paradis peut-être lui sera -fermé, et sans doute cela vaut mieux ainsi; la terre -devra lui suffire; il faut qu'il apprenne à ne plus rien -déchiffrer que les horizons où s'inscrivent le mauvais -temps et les signes des constellations.</p> - -<p>Pourtant, de même que la cuisine fumeuse restitue -à Claude son enfance, ici, sur ce divan poussiéreux -et frais, c'est son adolescence, c'est l'aube de son -adolescence qui surgit telle qu'il la porte encore en -lui: heures tristes et bénies où il acceptait d'un cœur -inquiet le péché des mauvaises lectures. Il se souvient... -Autour du pavillon, l'août flambait sur les -vignes oppressées et les cigales n'étaient que la plainte -monotone des végétaux mourant de soif; des bourdons -ivres se cognaient au plafond; des volets clos -jaillissait une flèche fulgurante de feu qui tremblait, -comme fichée au plus épais de l'ombre. Il se -rappelle un jour... Quel était ce livre? Ah! le premier -volume des <i>Mémoires d'Outre-Tombe</i> qui le rendait -conscient de son adolescence; il se sentait avoir seize -ans. La même sylphide qui enchantait François-René -de Chateaubriand troublait le cœur de l'enfant campagnard, -défendu contre la canicule, dans cette bibliothèque -déserte et froide.</p> - -<p>Au miroir bas d'un trumeau, Claude se reconnaît -presque pareil au fort garçon qui rêvait là naguère: -il y appuya son visage brûlant de sang, les paumes -humides de ses mains. Est-ce du fond de son passé -ou des jours qui vont venir que monte et l'envahit -cette ardeur mélancolique? Dernier adieu de son -adolescence finissante, ou bien souffle brûlant qu'à -l'approche d'une terre inconnue les matelots -reçoivent en plein visage? Quelles choses le menacent -ici? Il s'arrache au divan, descend l'escalier intérieur -qui le conduit au premier étage du château. Sur le -long corridor voûté, les chambres muettes attendent -et redoutent l'arrivée des maîtres inconnus. Les trumeaux, -les étranges verres d'eau de couleur tendre, -l'odeur des vieilles cretonnes lui faisaient éprouver -des sensations autrefois familières à des personnes -mortes. Au rez-de-chaussée, on avait commencé -d'aérer le salon et la salle à manger, que sépare le -hall où est le billard.</p> - -<p>Une fille balayait, tandis qu'une forte dame brune -donnait, d'une voix de contralto, des ordres contradictoires. -Claude s'arrêta interdit, et la dame choisit, -parmi les breloques étalées sur son ventre, un face à -main d'écaillé qu'elle braqua comme une arme à -feu:</p> - -<p>—Qu'est-ce que tu viens faire ici, mon bonhomme?</p> - -<p>—Madame, je suis le fils de l'homme d'affaires... -Je demande pardon à Madame... J'étais, sous le -défunt marquis, chargé de la bibliothèque. Je venais -voir si tout en était en ordre.</p> - -<p>—Ah! ah! tu es le petit séminariste?</p> - -<p>Elle montra, dans un sourire, des aurifications -alternées. Une veine bleue se dessina sur son front -mat où deux accroche-cœurs, comme tracés au pinceau, -témoignaient de la conscience qu'avait la dame -de son type espagnol.</p> - -<p>—Alors on a trouvé le régime de la sainte maison -un peu austère, hein?</p> - -<p>Trois de ses mentons, écrasés contre sa poitrine, -elle considère le jeune homme en dessous, avec complaisance; -puis, d'un geste mutin, elle croise les -mains derrière le dos, tend sa croupe et familièrement:</p> - -<p>—Vous m'avez l'air de n'avoir pas froid aux yeux.</p> - -<p>Claude s'étonne et pense que cette virago devrait, -selon le précepte, arracher son œil droit et même -son œil gauche.</p> - -<p>—Vous vous demandez qui je suis? Apprenez à -connaître M<sup>me</sup> Gonzalès, dame de compagnie de -M<sup>lle</sup> May Dupont-Gunther. Vous n'en revenez pas, -mon ami, de voir une dame de ma sorte, dans cette -position subalterne?</p> - -<p>Et vite, comme si elle avait hâte que son interlocuteur -ne se fit pas plus longtemps une fausse idée -touchant l'importance sociale d'une Gonzalès, elle -l'avertit que, fille d'un grand d'Espagne et veuve -d'un important banquier de Rayonne, elle fut obligée -de gagner son pain. M<sup>me</sup> Gonzalès s'exprimait -avec abondance, avec une loquacité voluptueuse, -comme une bavarde qui depuis deux jours n'avait -personne à qui parler; elle mettait dans son discoure -la complaisance d'une dame de qui la manie est -d'éblouir les gens par la peinture de ses splendeurs -passées et de les attendrir par l'étalage de ses -misères présentes: elle avait la prétention d'avoir -été, à la fois, la femme la plus heureuse et la plus -malheureuse; admirait que son mari se fut ruiné -pour lui faire une vie royale; mais assurait qu'après -les désastres survenus, elle avait stupéfié ses relations -par son aisance à gagner sa vie et celle de sa -fille.</p> - -<p>Claude se rendait, compte qu'un des fauteuils eût -mieux que lui rempli son rôle de confident; il redoutait -de montrer un excès d'intérêt ou un excès -d'indifférence, mais il s'attardait au plaisir de -renifler les saines émanations de la dame, cette -odeur d'une personne très soignée et un peu forte:</p> - -<p>—Voilà comment, conclut-elle, je loge depuis dix -ans chez M. Dupont-Gunther, qui m'a chargée de -rendre habitable cette masure. Ce n'est pas un -homme commode, mais je le ferais passer par le -trou d'une aiguille.</p> - -<p>D'un geste, qui pouvait paraître maternel, elle -tapota la joue du jeune homme, et, l'assurant de sa -protection, elle héla la fille de chambre, gagna le -premier étage.</p> - -<p>Claude regarda le salon où presque rien n'était -changé depuis la mort du marquis. Le vieux damas -des murs montrait une teinte plus vive aux endroits -que les portraits de famille ne protégeaient plus. Ce -piano à queue avait été apporté quelques jours avant -l'arrivée de Claude: peut-être un peu de musique lui -viendrait le soir à travers les branches... L'escalier -retentit sous les pas de M<sup>me</sup> Gonzalès et le jeune -homme n'eut que le temps de fuir. Le soleil déclinant -le frappa en plein visage: c'était l'heure où les -cigales descendent au long des troncs avec la lumière. -Il s'arrêta devant un cep, souleva les feuilles violacées -de sulfate, cherchant sur les grappes vertes des -traces de maladie. Des herbes allumées au milieu de -l'allée, la fumée s'élevait comme sur les images des -histoires saintes où l'on voit le sacrifice d'Abel. -Claude descendit le coteau vers Viridis, dont le clocher -italien avait des anneaux d'hirondelles sifflantes -et de pigeons. Sur la place, les boutiques étaient -vides où l'on débite, les jours de pèlerinage, des -médailles et des chapelets. Dans l'église noire, un -peu de jour demeurait pris aux guirlandes des petits -cœurs bombés, aux cadres dorés qui entourent une -couronne de mariée, des épaulettes pareilles à celles -du duc d'Aumale, une peinture où le lit du malade -a des rideaux blancs avec la Vierge dans un coin du -plafond. Claude déchiffre machinalement l'inscription -qui l'aidait à ne pas s'endormir aux nasillardes -et somnolentes vêpres: «En 182.... M<sup>me</sup> la duchesse -d'Angoulême vint à Viridis avec une suite nombreuse, -pour mettre sous la protection de Notre-Dame, -les armes de son auguste époux.» Il salue, au centre -des lampes perpétuelles, la Vierge dans sa robe de -tous les jours, car elle a une garde-robe nombreuse -et change d'atours, les dimanches et jours fériés. -Claude se recueille aux pieds de celle dont chaque -angélus, à l'aube et au crépuscule, fait fleurir le nom -sur ses lèvres. Ah! plus que jamais qu'elle le garde, -aujourd'hui qu'il n'aura d'autre compagne que la -terre chaude et douce et complice de la chair des -hommes et de qui l'odeur, aux soirs orageux, est -celle même du désir... Que la Vierge le défende -contre nos frères païens, les arbres, contre la superbe -des chênes et contre les tilleuls qui sentent l'ardeur -et l'amour; qu'elle lui apparaisse plus consolatrice -que les aveugles et sourdes constellations, avec -leurs noms de mauvais dieux!</p> - -<p>Il se souvient du vicaire, l'abbé Paulet, qui est -son ami; il s'étonne de sa joie lorsque la servante -l'avertit que le vicaire est parti en vacances pour un -mois; paresse d'expliquer son cœur, de réfuter des -objections vaines. Au retour, une large étoile -tremble au couchant et, comme un reste de chaleur, -les insectes vibrent. Des paysans disent bonsoir à -Claude et se retournent parce qu'ils ne le reconnaissent -pas. Il monta tôt à sa chambre, ce soir là et, -selon le vœu de M. Garros, fit oraison. De tous les -villages du pays de Benauge, les hommes purent -contempler sa lampe qui éclairait le colloque d'un -enfant campagnard et de Dieu.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_III" id="chap_III"></a>III</h2> - -<p>Dès l'aube, Claude est éveillé par les oiseaux, -ceux des charmilles: merles et rossignols que le -jour n'arrête pas, ceux des poutres et des tuiles: -moineaux, hirondelles, ces dernières si près de lui -qu'il les pourrait croire dans sa chambre; elles y -entrent d'ailleurs et étoilent de blanches fientes, les -carreaux. De sa fenêtre, Claude domine les chais où -il reconnaît les tuiles cassées par ses pieds de petit -garçon, du temps qu'il courait les toits comme un -chat maigre. Au delà, dans l'azur de l'aube, la masse -épaisse des charmes se révèle trempée de lumière -naissante, et toute bruissante de vols empêtrés, de -roulades ivres. La lune s'est levée si tard que sa lueur -se mêle d'aube, résiste au soleil levant; les cimes -balancées apparaissent dans cet irréel mélange de lune -et d'aurore qui fait rêver aux premiers âges du monde.</p> - -<p>Le feu de l'été déborde l'horizon, le soleil monte -dans une lente victoire. Claude, les cheveux sur les -yeux, les pieds nus dans des espadrilles, descend le -raide escalier de bois qui aboutit, à la cuisine. Déjà -son père est assis devant un litre à demi vide; mais -le vin qui n'est plus dans la bouteille est visible sur -ses joues; il se lève pour embrasser Claude qui -reconnaît que son père a déjeuné d'une croûte de -pain frottée d'ail. L'air frais du matin gonfle la toile -à camaïeu tendue devant la porte.</p> - -<p>—Il y a de l'ouvrage pour toi, mon drôle. Le -patron m'a fait arracher la vigne dans la pièce qui -touche aux charmilles pour y installer un terrain de -tennis, qu'il appelle ça. Si encore c'étaient de -vieux ceps; mais le défunt monsieur les avait -greffés il n'y a pas dix ans. Il faut faire comme il le -dit; la grosse dame qui est au château attend tout -son monde pour aujourd'hui. Va, mon drôle: le -terrain est déblayé; tu n'as plus qu'à porter la terre -de route et à passer le rouleau.</p> - -<p>Claude accepte de tuer le ver avant d'aller à -l'ouvrage; puis, dans la cour, sous les grenadiers -dont les fleurs sanglantes évoquent des lèvres de -cigarières, Claude fait grincer la pompe; le puits -ventru a sa margelle usée là où naguère une chaîne -remontait le seau, il écarte sa chemise, l'eau coule -par un tuyau rouillé sur les cheveux, dans les -oreilles; elle emplit l'auge creuse et réfléchit ce -visage penché. Fourtille, un seau dans chaque main, -s'approche; elle rappelle au jeune homme l'image -d'une Athénienne dans ce manuel d'histoire grecque -à l'usage des maisons d'éducation chrétienne par -M. l'abbé Gagnol; mais il n'aime pas ce cou de -bétail, ni ces mains d'homme, ni la vivacité stupide -qu'a cet œil rond de volaille. Il s'inquiète de ce que, -chaque matin, Fourtille guette son arrivée; avec une -grosse rouerie, elle essaie d'établir entre eux une -complicité. Aujourd'hui, elle se plaint parce que le -puits se trouve tout contre la maison: les nouveaux -maîtres arrivent, on ne pourra plus causer le matin.</p> - -<p>—Enfin tu peux toujours m'aider à porter les seaux.</p> - -<p>Claude a eu la faiblesse de lui rendre une fois ce -service; il en connaît les inconvénients: pour aller -chez le bouvier depuis la cour, il faut traverser les -chais obscurs et le jeune homme se méfie de ce -passage; il trébuche, ne trouve pas la porte et -Fourtille, avec une maladresse appliquée, le secourt.</p> - -<p>Aussi déclare-t-il rudement qu'il a de la besogne -pressée et, les mains dans les poches, sifflotant, -s'éloigne. Il contourne les charmilles où de petites -flaques de soleil tigrent la terre. Voici le terrain -où, à la place d'une vivace vigne, un jeune homme -et une jeune fille inconnus trouveront du plaisir -à se renvoyer des balles. Pas d'ombre. Le soleil -tape férocement sur la nuque de Claude, tandis -qu'il emplit de terreau le baquet qu'inventa Pascal. -Au ras des vignes, pêchers et pruniers font d'inutiles -touffes d'ombre. La voix traînante d'Abel excite les -bœufs dont l'un, depuis des siècles, s'appelle Caubet -et l'autre Lauret. La chaleur s'installe; Claude la -voit, du côté de la Benauge, danser sur les routes -vides; du côté de la plaine, comme une alose entre -des joncs, la Garonne luit. Claude n'aperçoit pas la -prairie, mais il vient d'elle, vers la vigne, avec une -odeur de vert, de mous papillons blancs qui se -poursuivent au hasard. Le facteur, courbé comme un -damné sur sa bicyclette, sans s'arrêter jette deux -lettres au jeune homme, qui reconnaît sur une -enveloppe cette sage et renversée écriture de -M. Garros, naguère si indiscrète en marge des -dissertations. Il décacheté la seconde sans impatience -et lit sans plaisir quatre pages aussi nettes -que de l'imprimé, où M. de Floirac l'invite à partager -son enthousiasme touchant la thèse de M. Leroy -sur le symbolisme des dogmes. Tout le détourne -de ces mois abstraits: des effarouchements de -merles à travers les arbustes et, en lui, le bruit de -son sang. Fourtille passe là-bas, une bêche à -l'épaule; sa marche fait remuer ses hanches, ses -reins que sangle un tablier bleu sombre.</p> - -<p>Claude accablé s'asseoit sur sa brouette, attendant -le fricot, le vin blanc, puis la sieste dans le grand -silence de la campagne où Pan sommeille. Là-bas, -sur la route, dans un nuage, un point bouge, le son -d'une trompe annonce l'approche d'une auto; sans -effort, elle grimpe le coteau: comme s'il eût regardé -la moindre charrette, Claude la suit des yeux; maintenant, -des arbres la cachent mais le ronflement du -moteur se rapproche. Elle doit atteindre le grand -portail... Elle le franchit... Voilà donc sans doute les -étrangers, les nouveaux maîtres. Le cœur de Claude -ne bat pas plus vite. Il se remet à l'ouvrage, puisque -le maître est là. A onze heures, il va dans la cour où -la lumière a l'odeur des héliotropes sombres, dilatés, -entourés de bourdonnements. De nouveau il se lave -au puits; alors, derrière les volets mi-clos du rez-de-chaussée -une voix nasillarde déclare:</p> - -<p>—Je ferai combler ce puits.</p> - -<p>Claude pour la première fois comprend qu'une -puissance étrangère désormais règne à Lur. Il rejoint -Favereau, Maria, Abel et Fourtille qui en oublient la -soupe. Favereau, que vient de harceler M. Gunther -dans ses vignes, exprime son opinion:</p> - -<p>—Ça ne connaît rien à la vigne et ça veut me faire -la leçon.</p> - -<p>—C'est bien vrai, dit Abel: il trouve que les -règes sont trop larges, que nous perdons du terrain, -qu'il en fera planter trois là où maintenant il y en a -deux. J'ai répondu qu'en temps de sécheresse, la -terre est si dure qu'on n'a pas trop de deux bœufs à -la charrue, qu'il faut donc laisser de l'espace entre -les règes. Faut voir comme il m'a reçu!</p> - -<p>Favereau, les yeux injectés, interpelle Maria:</p> - -<p>—Eh bien! feignante, on ne dîne pas aujourd'hui?</p> - -<p>Elle se lève et bientôt les faïences blanches luisent -sur la table. Claude, la miche contre sa poitrine, -penché vers la soupière, coupe le pain. Ils -mâchent à lentes bouchées, sans lien se dire. Une -poule, deux poules hésitent, puis s'enhardissent, -circonspectes et voraces. Claude mange à peine, boit -beaucoup, pose quelquefois ses mains au flanc de la -cruche suintante. Sa mère, édentée, moud la nourriture -à la manière des ruminants et son œil cherche -au mur les photographies jaunies, où les visages -s'effacent des deux frères que Claude n'a pas connus. -Il se réfugie dans la prairie du nord qui descend vers -la Benauge,—le meilleur endroit pour la sieste. -C'est bien près du château, mais Claude songe qu'à -cette heure-ci aucun Dupont-Gunther ne saurait -mettre le nez dehors. À travers les paupières baissées, -la lumière viole ses yeux, emplit sa nuit de -soleils, d'astres qui montent et se diluent. Avec une -monotone furie une seule cigale grince, comme pour -donner la mesure de ce silence de la deuxième heure, -dans la campagne, l'été.</p> - -<p>Soudain un étrange accord éclate et, des volets -mi-clos, une tumultueuse musique s'épand dans la -lumière. Claude se redresse et la tête renversée contre -un tilleul écoute passer cet orage; il revoit la salle -aux murs blancs du séminaire, qui contenait un -piano antique et un harmonium poussif: là, outre -le plain-chant, il apprit à aimer Bach, César Franck ... -mais ils ne l'avaient pas préparé à cette musique sauvage.</p> - -<p>La porte s'entr'ouvre: M<sup>me</sup> Gonzalès paraît dans -une robe de toile blanche si étroite que de descendre -le perron donne de l'émotion à la dame. Claude juge -qu'il est trop tard pour s'enfuir et s'étonne qu'un -corps si considérable, des jambes apparemment vigoureuses -fussent soutenus par ces pieds minuscules -et mous mal équilibrés sur des talons tordus. -La musique cesse et Claude entend le bruit d'un -piano refermé. M<sup>me</sup> Gonzalès s'avance et, à la vue -d'une forme humaine à demi soulevée dans l'herbe, -s'indigne.</p> - -<p>—Voilà l'inconvénient du voisinage des communs -... on trouve toujours quelque paysan aux -alentours du château.</p> - -<p>Claude se lève, gauchement fait un geste d'excuse. -La dame le reconnaît, se radoucit:</p> - -<p>—Ah! c'est vous, petit curé? Je n'en voulais -qu'aux rustres qu'on heurte ici à chaque pas... Comment -supporter d'avoir à sa porte les paysans et le -bétail? Je trouve à tout ce que je mange une odeur -de fumier... Comme je me déclarais incommodée par -les mouches qui nous disputent la sauce dans nos -assiettes, M. Dupont s'en est excusé sur les bœufs -dont nous entendons, depuis la salle à manger, les -chaînes racler les mangeoires.</p> - -<p>Claude, pressé de fuir, vainement essaye de s'en -tirer avec un vague assentiment, mais la dame le -retient d'un geste:</p> - -<p>—Cet homme n'aurait pas l'idée de reconstruire -ailleurs ces bâtiments, il est incapable d'une dépense -qui ne lui rapporterait pas. M. Gonzalès, lorsqu'il -achetait une propriété, avait accoutumé de tout -démolir pour tout reconstruire selon ses goûts, ou -plutôt selon les miens. Vous me comprenez, vous, -une âme délicate. C'est dur de vivre avec les Béotiens.</p> - -<p>Claude dit sottement:</p> - -<p>—Oh! non, Madame, oh! non.</p> - -<p>—Des ladres qui ont horreur de l'Art.</p> - -<p>—Pourtant, Madame... M. Edward n'est-il pas -peintre? Et j'ai entendu tout à l'heure le piano...</p> - -<p>—C'est cette musique qui m'a fait fuir, mon cher. -J'ai la prétention de m'y connaître un peu: j'obtins -naguère un premier accessit au conservatoire de Bordeaux. -Non que j'aie jamais été une professionnelle, -mais mon père exigea que mon talent fût consacré -par de compétentes autorités. Ces auteurs qu'affecte -de préférer M<sup>lle</sup> May, ce n'est que du bruit, mon cher, -et vous pouvez m'en croire: la pécore fait semblant -de s'y complaire par snobisme et pour me fronder; -mais retenez qu'ici l'essentiel est de s'entendre avec -le maître de céans.</p> - -<p>Un sourire sournois fripa son visage. Elle ressemblait -à une vieille actrice d'un théâtre provincial -dans le rôle de Carmen.</p> - -<p>—Je vous prie, Madame, de m'excuser, mais je -dois passer le rouleau sur le tennis.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès continua sans l'entendre:</p> - -<p>—Tu parles de musique? Dans quelques jours -tu écouteras ma fille Edith qui doit me rejoindre ici, -au mois d'août. Elle te jouera, mon cher, avec un -éclat, un brio: c'est autre chose que toutes ces dissonances!</p> - -<p>Elle s'avisa de sa familiarité avec un paysan, pinça -les lèvres, gonfla son jabot, et d'un ton superbe:</p> - -<p>—Au travail, mon garçon, tu perds ton temps -ici.</p> - -<p>Elle rentra dans la maison, et Claude, s'attelant au -rouleau, passa et repassa sur le rectangle du tennis. -Un plaisir animal le possède; il dépense un excès de -force et n'atteint jamais à l'épuisement; bien loin -qu'elle l'accable, la chaleur, comme une eau le porte. -Soudain une voix crie derrière lui:</p> - -<p>—Mais c'est un terrain mouvant! Les balles ne -rebondiront pas!</p> - -<p>Claude relève sa face ruisselante. Un jeune homme -et une jeune fille de haut le regardent. M. Edward -est vêtu de flanelle blanche; une chemise molle et -basse rend son cou plus allongé; la manche large -découvre au poignet un bracelet de platine; Claude, -d'abord, ne peut détourner les yeux de l'étrange bijou. -Une ligne drue de cheveux rejetés et collés limite -haut le front d'Edward, ce visage coloré, doré, -presque roux. Aux lèvres du jeune homme, un long -fume-cigarettes donne à cet après-midi une odeur de -ville, de quartier riche. May tient par la bride son -chapeau de soleil; Claude ne voit rien d'elle que -l'eau grise, glacée, d'un regard non fuyant, mais -peureux et qui ne se pose pas... M. Edward dit avec -nonchalance:</p> - -<p>—Avant de passer le rouleau, il conviendrait -d'ajouter de la terre de route, c'est un travail idiot -que vous faites là.</p> - -<p>Et May, du talon, creuse un trou dans le tennis. -Edward ajoute:</p> - -<p>—Prenez la brouette, une pelle. Allez chercher de -la terre de route, il faut que nous puissions jouer -demain.</p> - -<p>Déjà Claude obéit, lorsque Favereau survient, -congestionné d'une longue sieste, le pantalon si bas -qu'on ne sait comment il tient:</p> - -<p>—Où vas-tu comme ça, Claude?</p> - -<p>Le jeune paysan rejoint son père et entend l'exclamation -d'Edward:</p> - -<p>—Sommes-nous gaffeurs! C'est le petit curé!</p> - -<p>Ce soir-là, Claude regarda de sa chambre monter -un orage: les arbres tous à la fois frémirent: le vent -du sud y creusa des houles. Un contrevent claqua, -mais dominant la rumeur des végétations et la persistante -vibration des insectes, cette même musique -qui avait troublé sa sieste emplit la nuit, y mêla -comme la voix d'un océan invisible. Le piano se tut, -le vent tomba: «l'orage n'est pas pour nous», -murmure Claude. Il pleut sur les feuillages qu'aucun -souffle ne froisse plus; l'odeur de la terre monte -comme un obscur élan de joie végétale; Claude -éprouve dans sa chair la volupté des labours exténués -que l'eau pénètre, amollit. Demi-nu sur son lit -non défait, il s'endort dans le bruit de ce ruissellement -sur la campagne.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_IV" id="chap_IV"></a>IV</h2> - -<p>Le lendemain le soleil ne se leva pas. Favereau, -en face de son vin blanc, émit les phrases consacrées -pour le temps de pluie:</p> - -<p>—La vigne aime la chaleur; c'est la maladie qui -tombe, plus qu'on sulfate, plus que l'eau en enlève.</p> - -<p>La cuisine a l'odeur de graisse de confit et des -paysans qui ne prennent d'autres bains que de soleil. -Claude lit <i>Graziella</i>. Favereau, tout à coup, se met -au port d'arme: d'un air timide, M. Edward est -entré; il serre les mains en retirant trop vite la -sienne, et prie le jeune paysan de bien vouloir le -suivre sous le hangar:</p> - -<p>—Quand je vous ai parlé hier au tennis, j'ignorais -qui vous étiez. Je n'ai pas d'ordres à donner au fils -de notre régisseur, à un ... (Il hésita, cherchant le -mot convenable) à un jeune homme de votre -mérite...</p> - -<p>Claude répondit qu'il trouvait tout naturel de -recevoir des ordres. Ils demeuraient l'un en face de -l'autre, ainsi que deux petits garçons qui ne se connaissent -pas et à qui l'on a dit: allez jouer. Edward, -le premier, reprit son assurance et déclara—comme -dans un salon, il l'eût fait à la dame qui n'a -aucune espèce de conversation—que cette pluie -était la plus désagréable du monde. Poliment, Claude -espéra qu'elle ne lui rendrait pas Lur odieux, et -Edward notait qu'en dépit d'un corps de jeune géant, -d'un teint cuit, ce garçon baissait vers la terre le -plus intelligent visage. Il se dit que ce petit paysan -cultivé devait valoir qu'on s'en inquiétât: cependant -que Claude admirait que ce bourgeois, son maître et -son aîné, ait montré tant de délicatesse.</p> - -<p>—Je vous envie de supporter encore cela, dit -Edward, en désignant <i>Graziella</i>. Mais, ajouta-t-il, -c'est l'édition de 1852.</p> - -<p>Claude, tout heureux que son maître fût un amateur -de livres, répartit qu'il aimait Lamartine à force -de l'avoir lu, et rougit de ne pas connaître les noms -des auteurs qu'Edward déclara préférer à tout; il -reçut l'assurance que la bibliothèque lui resterait -ouverte. Autour d'eux les gouttières débordaient, les -eaux ravinaient l'allée; des hirondelles rasaient la -terre, puis se cachaient dans les poutres du hangar -pleines de piaillements.</p> - -<p>Il fallut que la cloche du déjeuner sonnât une troisième -fois pour appeler Edward. Claude, à table, -laissa monologuer son père. Il songeait qu'Edward -était pareil à ces jeunes gens entrevus chez son confrère -de Floirac; il échafauda à l'instant une de ces -vies qui lui seraient à jamais inconnues. Il imagina -de vifs adolescents aux chemises molles, des parties -de chasse, les départs à l'aube, les puérils chasseurs -guêtrés de cuir jaune, les abois de chiens autour du -grand breack, toute cette joie dans cet air vierge que -les belles nuits laissent flotter derrière elles sur la -campagne réveillée.</p> - -<p>Après le déjeuner, la pluie ne cessant pas, il -revint sous le hangar, et debout, au milieu de -l'universel ruissellement, il se disait: c'est là que -tout l'heure nous causions. Cependant, il entendit -des pas précipités de quelqu'un qui se hâtait sous la -pluie. Il n'osait espérer que ce fût Edward, mais il le -vit apparaître courant, la tête nue et rejetée. Le -jeune maître lui dit, d'une voix entrecoupée par -l'essoufflement, qu'avec sa sœur ils avaient imaginé, -pour tuer le temps, de ranger la bibliothèque et -qu'ils avaient besoin de ses lumières.</p> - -<p>Ils gagnèrent l'escalier extérieur, pénétrèrent dans -la salle où l'avant-veille Claude s'était penché sur sa -seizième année. Il vit d'abord, appuyée près de la -fenêtre, la jeune fille May. Derrière elle un ciel lourd -de nuées montrait par des déchirures un métallique -azur. La pluie cessait, mais le vent faisait s'égoutter -les arbres; les oiseaux avaient leurs voix particulières -des fins d'orage. Claude eut peur que May, -comme son frère, ne s'excusât; elle lui tendit -seulement la main. Edward parlait des éditions -intéressantes qu'il avait entrevues: Claude, sans -l'entendre, se regardait dans le trumeau où lui était -apparu, l'avant-veille, l'écolier songeur et grave qu'il -avait été; aujourd'hui le miroir révèle à Claude,—pour -la première fois, lui semble-t-il,—des cheveux -trop frisés, une cravate rouge toute faite, des mains -gonflées aux ongles terreux, et cette chemise de -flanelle grise.</p> - -<p>Dès lors, tandis que pour la forme il demande à -Edward s'il veut placer les livres par ordre alphabétique -des noms d'auteurs, il n'éprouve plus qu'un -désir: disparaître. May, jusque-là silencieuse, d'une -voix un peu haletante et pressée, comme les gens -timides et qui ont hâte de se taire, dit qu'à Paris, -chez son frère, les livres sont rangés selon la couleur -des reliures. Sur son cou, une masse de cheveux -semblent tirer en arrière sa trop petite tête; on ne -voit que par intervalles l'eau glacée de ses yeux que -recouvrent presque toujours des paupières un peu -malades. Claude, interdit, et pour ne pas rester muet -s'informa assez niaisement si elle avait du goût pour -la lecture:</p> - -<p>—Oh! la lecture et moi! fit-elle. Peu de livres me -suffisent. M<sup>me</sup> Gonzalès, abonnée d'une «bibliothèque -circulante» s'indigne parce que «je ne me -tiens pas au courant de ce qui paraît».</p> - -<p>—Quels sont les livres qui vous suffisent? demanda -Claude soudain intéressé et incapable de discrétion.</p> - -<p>Elle fronça les sourcils, dit du bout des lèvres que -c'était sans importance, se rapprocha, d'un pas -traînant, de la bibliothèque.</p> - -<p>Claude ne s'aperçut pas de la leçon; mais Edward, -craignant qu'il fût blessé, se hâta de lui dévoiler que -les saintes Écritures, Eschyle et, parmi les modernes, -le seul Baudelaire, composaient la bibliothèque de sa -sœur.</p> - -<p>—Ne soyez pas ébloui, dit-elle; sauf ma Bible, je -ne les ouvre guère.</p> - -<p>Edward ajouta:</p> - -<p>—La musique lui tient lieu de tout.</p> - -<p>Claude, très à l'aise et un peu pompeux, déclara -qu'en effet il avait été réveillé «par des flots d'harmonie», -que, lui aussi, l'aimait passionnément, -mais que, hors le grégorien et des morceaux d'orgue, -son ignorance était extrême. Edward, accroupi sur le -divan, alluma une cigarette qui sentait l'ambre, -l'encens, la rose sèche; affectant de chercher ses -mots, il exprimait des choses que Claude portait -depuis longtemps dans son cœur. Il dit que pour -ceux qui ne peuvent se résigner aux apparences, la -musique arrache les voiles, les jette face à face avec -la mort, et de cette confrontation crée une volupté; -il raconta qu'à des jeunes gens qui se tuèrent et, qui -furent ses amis, elle apparut comme le dernier lien -qui attache à la vie. Il nomma l'un d'eux qui, dans -ses derniers jours, couché sur le tapis du salon, ne -voulait point que sa sœur quittât le piano, et la -suppliait: encore! encore!</p> - -<p>Claude ne songe pas à s'en aller, les yeux fixés -sur les lèvres d'Edward, comme ceux d'un enfant -qui écoute une histoire; et furtivement, ils s'arrêtent -sur May, assise auprès de son frère, les bras relevés -et les deux mains nouées contre la nuque. Claude se -rappela plus tard qu'il avait répondu que la musique -pouvait être aussi une prière, un cri de joie et -d'amour, un acte de foi, et qu'Edward l'avait -approuvé, lui parlant de Beethoven et de la -neuvième symphonie: «Mais à Paris, disait-il, on -commence de réagir contre toute musique trop -chargée et qui s'écoute la tête dans les mains: on la -veut dépouillée, simple et nue».</p> - -<p>La pluie avait recommencé de les isoler dans son -réseau traversé de fugitifs coups de lumière. Au -centre de cette haute pièce qu'embaumaient les vieilles -reliures et ce tabac blond, Claude se retrouvait, hors -du temps et comme si cette minute dût être éternelle. -Il dit que, dans le parti qu'il avait choisi de revenir -à ses origines, la musique, plus qu'aucune autre -joie, lui manquerait. Il raconta qu'une seule fois, -chez les Floirac, il avait entendu une voix de femme -et qu'elle continuait de chanter en lui.</p> - -<p>—Quel dommage, dit Edward, que May ne veuille -jamais chanter pour un autre que pour moi... Ce -vous serait une telle révélation ...</p> - -<p>Et May, d'une voix un peu âpre, ajouta:</p> - -<p>—J'ai horreur d'aider à la digestion des gens, de -laisser à leurs voitures le temps d'arriver; plutôt -mourir que de chanter au sortir de table comme on -donne le café et les liqueurs; mais pour vous, -Monsieur, si vous y pouviez trouver quelque plaisir...</p> - -<p>Claude interdit, ne put faire qu'un geste. Avec une -hâte fiévreuse, une joie étrange et disproportionnée, -Edward les entraîna au salon. May s'assit au piano, -son frère choisit lui-même la partition.</p> - -<p>Il parut à Claude que le ruissellement de l'eau sur -le feuillage, que le vent dans les tilleuls, que toute -la campagne submergée faisaient silence autour de -ce chant, ou plutôt que les rumeurs du pluvieux -après-midi étaient passées dans la voix du la jeune -fille. Cela s'appelait l'<i>Invitation au voyage</i>. Chaque -cri le frappait au cœur comme une petite vague; il -entrevoyait d'inaccessibles joies; des bonheurs déchirants.</p> - -<p class="p2">La porte s'ouvrit: May ferma le piano et se leva; -Claude vit un homme corpulent, court, avec des -cheveux en brosse presque blancs qui rendaient terrible -l'aspect de ses joues violacées, de sa tête à mort -subite.</p> - -<p>—Qu'est-ce que vous faites ici, mon garçon?</p> - -<p>Il arrêta sur Claude son regard glauque où le jeune -homme, malgré son trouble, reconnut la couleur des -yeux de May. M. Dupont-Gunther, vêtu de cover-coat, -portait au petit doigt un solitaire; une trop lourde -chaîne barrait son ventre. La voix de Claude s'étrangla, -et ce fut Edward qui répondit nonchalamment:</p> - -<p>—J'avais demandé à Claude Favereau de nous -aider pour le classement de la bibliothèque ...</p> - -<p>—Ce n'est point ici la bibliothèque.</p> - -<p>Sur le front de M. Dupont-Gunther la colère gonfla -une veine, et derrière son dos fit trembler ses mains:</p> - -<p>—Personne ici n'a le droit de disposer de mes -gens. Et, se tournant vers Claude: Vous n'avez -d'ordres à recevoir que de moi, mon garçon; je vous -avertis une fois pour toutes; allez dire à Favereau -qu'il m'attende aux chais.</p> - -<p>Lorsque Claude eut quitté la pièce, M. Dupont-Gunther, -tourné vers Edward, ramassé, eut l'air d'un -bull-dogue prêt à fondre. Edward dit à sa sœur:</p> - -<p>—May, mon petit, va dans ta chambre, va.</p> - -<p>Elle s'éloigna droite, sans regarder son père.</p> - -<p>—Tu oses... Tu oses ... balbutia-t-il.</p> - -<p>Edward, appuyé contre le piano, les mains dans -ses poches, sa grande bouche rouge, élargie encore -par un sourire voulu, la tête rejetée, s'installait dans -le calme en face du gros homme déchaîné.</p> - -<p>—Vous avez raison, mon père, je reconnais mes -torts; j'eusse mieux fait de ne pas amener ici ce jeune -homme; veuillez agréer mes excuses.</p> - -<p>—Et voilà ... et voilà... Tu t'imagines t'en tirer -ainsi...</p> - -<p>—Vous n'avez pas la prétention, n'est-ce pas, de -me donner le fouet ni de me mettre au pain sec? -Adieu: je pense qu'un peu de solitude vous est nécessaire.</p> - -<p>Il inclina la tête, s'éloigna de son pas glissant, -ouvrit la porte avec si peu de bruit qu'il heurta -presque la poitrine de M<sup>me</sup> Gonzalès aux écoutes. -Elle balbutia:</p> - -<p>—J'entrais justement au salon...</p> - -<p>Edward s'excuse, avec une insolence appuyée, de -déranger ses habitudes, puis se retire.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès s'arrête en face du maître de céans -toujours immobile, les jambes un peu écartées et tel -qu'un homme abruti qui écoute son sang battre. Suavement, -elle sourit, cache ses mains dans les poches -d'un tablier de linon et, d'une voix de tête un peu -chantante:</p> - -<p>—Cher Monsieur, ne souhaiteriez-vous pas de -prendre un bain de pieds sinapisé?</p> - -<p>Imprudente parole! Bertie Dupont-Gunther, avec -des onomatopées rauques, des aboiements, demanda -à la dame s'il était gâteux, cria qu'il en avait assez -d'être à ce point ravalé dans sa propre demeure, que -d'ailleurs il ferait maison nette et ne souffrirait plus, -toujours en face de lui, le museau d'une vieille...</p> - -<p>Le mot lancé fit tressauter la dame qui se rengorgea, -pinça ses lèvres, se dressa sur ses hauts talons -en murmurant qu'elle n'était qu'une faible femme -sans défense et qu'elle savait ce qui lui restait à -faire. Mais Dupont-Gunther soulagé se rappela sa -profession d'homme du monde. On lui connaissait -cette politesse excessive par quoi les gens coléreux et -qui ne se possèdent pas, se rattrapent, donnent le -change; impulsif et grossier comme pas un de ses -maîtres de chais, toujours Bertie joua au gentleman.</p> - -<p>—Vous m'excuserez, Mélanie; vous m'avez surpris -à un mauvais moment. Je vous prie de ne pas -douter de mes sentiments à votre égard.</p> - -<p>Sa lèvre trop courte, hérissée de poivre et sel, -découvrit ses incisives de rongeur. M<sup>me</sup> Gonzalès -n'avait point acquis, au long d'une aventureuse carrière, -une connaissance des hommes aussi approfondie -qu'on l'eût pu croire. Elle imagina un retour -de tendresse chez ce Bertie sur qui elle n'avait pas -tort de se croire quelque influence, bien que depuis -nombre d'années il ne lui demandât plus rien de ce -qu'elle avait eu tant de plaisir à ne lui jamais refuser. -C'était du temps que vivait M<sup>me</sup> Dupont-Gunther si -orgueilleuse, si douloureuse, que Mélanie ne se lassait -pas de blesser, d'humilier, de regarder saigner; sous -prétexte d'apprendre la musique aux enfants, Bertie -l'installa dans la maison: vieille, grotesque, elle s'y -maintenait encore. Depuis qu'il avait atteint sa cinquantième -année, le goût de M. Dupont-Gunther -pourtant se détournait chaque jour un peu plus de -telles maturités; aussi fut-il à mille lieues de comprendre -la raison qui, à cette minute, faisait tumultueusement -s'élever et s'abaisser la poitrine de la -dame:</p> - -<p>—Oh! Bertie, Bertie, quoique vous disiez, -comment douterais-je jamais de vous? Nos liens sont -indissolubles.</p> - -<p>Ici elle parvint à éclater en sanglots.</p> - -<p>—Il n'est plus question de cela, ma chère: -l'histoire ancienne est l'histoire ancienne. Souffrez -que j'allume un cigare.</p> - -<p>Elle tapota ses yeux, le temps de mesurer sa -bévue, et reprenant son rôle de confidente presque -maternelle, fit asseoir Bertie auprès d'elle, sur le -canapé:</p> - -<p>—Voyons, mon ami, qu'y a-t-il? La présence -d'Edward peut-être?</p> - -<p>Bertie gronda:</p> - -<p>—Un orgueilleux, un propre à rien, un barbouilleur -de toiles! mais depuis que les enfants -jouissent de la fortune maternelle, je n'ai plus barre -sur eux; impossible de les mater.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès émit l'opinion que le code était -abominable; et Bertie:</p> - -<p>—Il n'y a pas à récriminer: Edward a déjà -exigé ses capitaux; ceux de May restent encore -dans mon commerce, mais la voilà bientôt majeure.</p> - -<p>—Le cas est grave, Bertie...</p> - -<p>—Plus que vous ne sauriez croire, ma chère, -mais c'est par vous que tout s'arrangera. Écoutez-moi: -May vous déteste.</p> - -<p>—Chère petite! Je ne cesserai jamais de lui rendre -le bien pour le mal...</p> - -<p>—May vous déteste, répéta Gunther, et mes plans exigent -que vous lui deveniez, à la lettre, insupportable.</p> - -<p>La dame protesta qu'elle y aurait de la peine, -mais Bertie lui déclara tout de go que cela ne lui -coûterait rien que de rester naturelle. La dame se piqua, -prétendit ne pas entrer dans la nécessité d'être haïe.</p> - -<p>—Comprenez-moi, ma chère: pour que l'argent -de May reste dans la maison, il faut qu'elle épouse le -fils Castagnède, de qui le père fut, de son vivant, mon -associé. La mère Castagnède, très flattée de cette -alliance, la désire en dépit de nos religions différentes; -il suffirait que May eût vent de mon désir, -pour ne point consentir à ce mariage.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès assura qu'en effet, la jeune fille -souvent tourna en ridicule «ce garçon qui certes la -valait bien»!</p> - -<p>—C'est un imbécile, dit M. Dupont-Gunther, et -c'est tant mieux. Lorsque vous aurez exaspéré ma -fille au point que la maison lui sera devenue odieuse, -Marcel Castagnède apparaîtra. Vous n'y perdrez rien, -Mélanie; et tenez, je suis ravi de ce projet que vous -avez d'installer ici votre fille, cette jolie Edith que je -n'ai point revue depuis le temps de ses robes courtes, -les enfants seront furieux.</p> - -<p>Sous la lèvre retroussée, les incisives parurent. -M<sup>me</sup> Gonzalès le regarda, soupira, sourit:</p> - -<p>—Qu'en savez-vous? On ne peut voir Edith sans -l'aimer, fût-ce même la jalouse May...</p> - -<p>—Alors, gare à moi! risqua M. Dupont-Gunther -qui, au moment de regagner Bordeaux jusqu'au -dimanche suivant, chargea la dame d'épier «les -enfants», leurs paroles, leurs gestes. Sémillante, et -l'arrière-train balancé comme du temps qu'elle était -une jeune personne avec une tournure rembourrée, -Mélanie alla méditer dans sa chambre devant le -portrait de sa fille.</p> - -<p>Dans cette pièce meublée d'un vieux lit laqué, -tendue de toile de Jouy, des pots de fard, des bâtons -de rouge, une odeur de seau à toilette et les vastes -cartons à chapeaux dénonçaient la sorte de dame déshonorant -le vieux logis. Un dernier rayon joua sur -ses cheveux luisants de teinture, éclaira la danse -innombrable d'une poussière de poudre de riz. Avec -amour, avec orgueil, la dame contemplait cette photographie, -sa plus sûre, sa suprême carte.</p> - -<p>A la même heure, Edward et May prenaient le thé -dans la chambre du jeune homme. Ils avaient clos -les volets. Une basse lampe de cuivre faisait un -cercle étroit de lumière, rapprochait leurs chaises, -les invitait à causer à voix basse. Sur le divan d'acajou -en forme de lyre, Edward avait jeté une étoffe -de Perse noire et or; dans un grès de Decœur, pareil -à un caillou bleui par l'eau des gaves, une seule -rose. Au mur, il avait accroché une aquarelle d'Eugène -Lamy: salon 1840, jeune fille au piano, sièges -capitonnés, dames perdues dans leurs jupes; à la -cheminée, quelque Lucien de Rubempré s'accoude.</p> - -<p>—Tu as tort, je t'assure, Edward, de combler -ainsi ce garçon: que de fois t'ai-je vu éblouir un -camarade, une jeune fille, puis les laisser à jamais -déçus, appauvris. Mais aujourd'hui, ce serait pire.</p> - -<p>Edward jeta sa cigarette, ouvrit la fenêtre, poussa -les volets: les feuilles s'égouttaient, et les douces -flûtes des crapauds se répondaient dans l'herbe.</p> - -<p>—Tu es injuste, chérie: Claude m'inspire plus -de sympathie qu'aucun de ceux que tu m'accuses -d'avoir dédaignés et qui ne surent pas garder le visage -qu'ils m'avaient montré la première fois que je -les vis. Tu sens trop comme moi (il sourit de cette -expression qui revenait sans cesse entre eux), pour -ne pas aimer infiniment cet esprit de finesse chez -un garçon si fruste, étranger à ce que nous haïssons -le plus au monde: la pose, l'affectation, -tout l'artificiel qui m'exaspère en moi, chez les -autres, en moi surtout, en nous. D'ailleurs, ne fus-tu -pas, aussi, séduite? Tu as chanté pour lui, toi qui -ne chantes pour personne.</p> - -<p>May sourit et ne répondit pas. Ils entendirent ronfler -l'auto qui ramenait M. Gunther à son travail et -à ses maîtresses. Tout près d'eux, la cloche sonna -pour le repas dans un bruit de vigne vierge et de -jasmin remués. A table, M<sup>me</sup> Gonzalès mangea, les -coudes rapprochés du buste, et ne tint son verre qu'avec -trois doigts, l'auriculaire levé. Elle savait aussi -qu'il ne faut pas montrer ce que l'on a dans la bouche -et ses lèvres hermétiques l'obligeaient de moudre -longuement la nourriture. Vers la fin du repas, des -bouffées lui montèrent aux joues; elle se détourna, -frotta ses chairs couperosées d'une feuille de papier -poudre. Les jeunes gens passèrent au salon où -M<sup>me</sup> Gonzalès ne les suivit pas; mais ils la savaient -tapie dans l'ombre du vestibule, faussement somnolente, -attentive.</p> - -<p>Edward parla bas à May, ouvrit le piano, choisit -une partition, et sa sœur lui dit à mi-voix:</p> - -<p>—La fenêtre est-elle assez ouverte pour qu'il entende?</p> - -<p>Claude, ce soir-là, mangea sans dire un mot, en -face de son père très appliqué à garnir des rectangles -de pain avec de petits morceaux de lard. Le gros -homme, d'un coup, vidait son verre, s'essuyait les -moustaches du revers de la main; Maria, à chaque -instant, se levait pour le service. Claude la supplia -de s'asseoir. Elle dit qu'elle n'avait jamais mangé -tranquille que chez les autres, à des repas de noce -ou d'enterrement. Le jeune homme monta à sa -chambre, et, devant la fenêtre ouverte, attendit. Il -reconnut, à un bruit de pas sur la route de Viridis, -que le vent venait de l'est. Enfin le chant attendu -s'éleva, car il l'attendait sans qu'il eût osé se l'avouer, -cette supplication, ce nostalgique désir, cette -ardeur du désespoir. Malgré la distance, deux vers -du poème qui reviennent sans cesse lui parvinrent -distincts et il les répéta bien longtemps après qu'eut -cessé le chant triste. Il négligea, pour les redire encore, -sa prière du soir.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_V" id="chap_V"></a>V</h2> - -<p>Sieste: Claude regarde les hommes, comme une -armée anéantie, joncher la prairie. Autour des -meules, ils étendent leurs bras crucifiés. Des mouchoirs -protègent leurs visages. Lui, il ne veut pas -dormir, mais s'abandonner âme et corps à cette chaleur -qui perd sa vie dans la Vie. Il rêve que ses -pieds s'enracinent, que ses mains étendues se tordent -et que sous la poussée de la sève, sa tête, dans -les nuées, agite une chevelure de feuillages sombres. -Son père lui a ordonné de ratisser les allées, et il -ramasse un bout doré de ces cigarettes que fume -Edward, et indéfiniment contemple dans l'argile -sèche de la terrasse l'empreinte d'un pas menu. Il -voudrait s'avancer vers ces marronniers où il a suspendu, -ce matin, deux hamacs: il rôde alentour et -de loin envie les cimes immobiles, qui font silence -sur le sommeil des jeunes maîtres. Une cigale éclate, -grince longuement, puis trouve son rythme et bat -comme le cœur souffrant de Cybèle engourdie. En -dépit de lui-même, le garçon se rapproche.</p> - -<p>—Est-ce vous, Claude?</p> - -<p>Il accourt. Edward est assis sur le hamac, ses -cheveux ébouriffés, le col ouvert. May demeure étendue, -sa robe blanche la couvre chastement jusqu'aux -chevilles, et l'enfant paysan s'émerveille, de deux -pantoufles d'argent qui pèsent au filet du lit aérien, -comme deux poissons minuscules. Il s'étonne que la -jeune fille le considère avec un sourire, que sa main -un peu forte,—sa main de pianiste, dit son frère,—se -tende. Edward regarde la plaine où la chaleur -tremble:</p> - -<p>—Qu'est-ce donc cette tache qui luit, là-bas?</p> - -<p>Et Claude, dans un grand rire:</p> - -<p>—Mais monsieur, c'est la Garonne!</p> - -<p>—Comme elle est près! Claude, connaissez-vous -un endroit où nous pourrions nous baigner?</p> - -<p>Claude répond que dans sa petite enfance il allait -entre Saint-Pierre-d'Aurillac et Saint-Macaire où est -une plage sous les saules, mais il fallait compter trois -quarts d'heure de marche, et tel était le retour qu'il -y perdait la fraîcheur acquise dans l'eau du fleuve.</p> - -<p>—Nous irons en automobile! s'écrie Edward.</p> - -<p>La promesse de ce plaisir le ressuscite; il saute à -pieds joints le hamac d'où sa sœur ne s'est pas -levée, il l'oblige de courir à la salle à manger pour -préparer la collation. Cette fiévreuse joie déroute -Claude, lui semble sans proportion avec le plaisir -d'une baignade, il aime mieux voir son maître accablé -et sombre qu'en proie à cette gaîté frénétique.</p> - -<p>Voici Edward au volant et Claude à ses cotés. Au -fond de la voiture, May demeure seule; l'auto glisse -et, sous les roues, la route se décompose en nuage. -Dans le pare-brise, l'image vacillante de May se -reflète; au rythme du moteur, Claude poursuit cette -apparence inaccessible. L'auto lentement s'engage -dans un chemin qui conduit au fleuve. Tandis que -May prépare le goûter, les deux jeunes gens sous les -saules s'enfoncent. Avec tant de mollesse le fleuve -se répand, que d'abord ils ne discernent pas sa -pente. Dévêtus et, après quelques brasses, étendus -la face vers l'azur dormant, tous deux s'abandonnent -à la vie du fleuve, à cette circulation de la terre -vivante. O bien-être! Le vol mou d'un oiseau trouble -l'azur; l'oblique soleil les oblige de ne plus rien voir -du monde qu'au travers de leurs cils rapprochés. -Entre l'eau et l'éther, leurs minces corps sont pris. -Un poisson saute comme une goutte de mercure. -Enfin, arrachés au tiède embrassement du fleuve, les -jeunes gens envahis d'orgueil physique, gonflent -leur poitrine, tendent vers la lumière des bras musculeux -qui déjà ne ruissellent plus.</p> - -<p>May ordonne le goûter, affairée et soudain puérile, -rieuse comme toutes les jeune filles.</p> - -<p>—Dépêchez-vous! Il ne vous restera plus de reines-Claude.</p> - -<p>Les jeunes gens se couchent dans l'herbe qui les -porte comme, tout à l'heure, l'eau. Edward s'étonne -que «les beautés de la nature» servent à la fois d'argument -à ceux qui veulent y trouver une intelligence -créatrice et à ceux qui ne croient qu'à la -matière, à des lois aveugles. Claude, selon sa coutume, -pose candidement une question directe:</p> - -<p>—Et qu'y voyez-vous, monsieur?</p> - -<p>Edward déclare éprouver, plutôt, le sentiment -d'une absence. Le théologien que fut Claude, le garçon -dès l'adolescence assoupli aux controverses, à ce -mot «sentiment», s'emporte. Il ose risquer une -allusion à l'hérésie de ses jeunes maîtres; il se rappelle -un cours très bien fait de M. Garros qui, né dans -le Lot-et-Garonne où les huguenots pullulent, avait -étudié sur le vif, la religion prétendue réformée.</p> - -<p>—A vous, Monsieur, il ne vous est donné que de -«sentir» une présence ou une absence: sevrés des -sacrements—et du sacrement essentiel—par des -discours et encore des discours qu'ils veulent brûlants, -vos ministres essaient de créer en vous des -étals de sensibilité.</p> - -<p>Edward, amusé, observait ce soudain retour de -métaphysique chez ce jeune être fruste—si animal -tout à l'heure dans le fleuve—puis, nu et appuyé à -un saule, pareil au berger David, et maintenant, sa -chemise entrouverte laissait voir sur sa poitrine la -brûlure d'un coup de soleil. May levait vers le controversiste -une anxieuse figure, tandis qu'Edward -objectait:</p> - -<p>—Votre Pascal ne parle-t-il pas du Dieu sensible -au cœur, non à la raison?</p> - -<p>Rouge, hérissé, comme le séminariste qui naguère -arpentait la cour, aux côtés de M. de Floirac, Claude -fit front: oui, par une touche intérieure, et, d'un -mot, par l'amour, la Grâce pénétrait le chrétien; -mais une fois cette connaissance au dedans de lui -acquise, le fidèle en dehors de lui découvre de cet -amour la Source: Quelqu'un existe, distinct de la chose -créée qu'il sait où prendre, et qu'il mange et qu'il boit.</p> - -<p>Edward sourit encore, tellement indifférent à ces -sortes de questions qu'il n'essaie pas de poursuivre -le colloque. La jeune fille, au contraire, interroge:</p> - -<p>—Si vous me vouliez convertir, Claude, que me -diriez-vous?</p> - -<p>—Je vous demanderais d'abord si, dans votre Église, -rien ne vous manque. Vous êtes en face de Dieu, et, -de vous à lui, il n'est pas de routes. Des exhortations, -des prières communes très pathétiques vous peuvent -donner la sensation de sa présence; hors ces minutes -d'ardeur collective. Il vous demeure inaccessible.</p> - -<p>May, devant les mois, hésite comme toute femme -aux prises avec des formules abstraites:</p> - -<p>—Peut-être est-il vrai que notre faiblesse est de -ne savoir jamais si nous sommes justifiés. Sans doute, -je crois bien que vos dogmes sont puérils, et toute -cette idolâtrie!</p> - -<p>Claude, trop familier, se rebiffa:</p> - -<p>—Vous parlez de ce que vous ignorez.</p> - -<p>Le mépris du séminariste pour la femme était sensible, -mais la jeune fille ne parut pas entendre et, -comme se parlant à soi-même, elle dit:</p> - -<p>—Si j'étais catholique, j'aimerais cette règle extérieure, -ce repos de croire ce qu'on me dirait de croire, -et surtout cette assurance d'être pardonnée.</p> - -<p>Claude joignit les mains et, ce cri lui échappa:</p> - -<p>—Oh! vous, Mademoiselle, quelles fautes pouvez-vous -commettre?</p> - -<p>Edward éclata de rire, à la lois inquiet et curieux -de ce que répondrait son orgueilleuse sœur, mais -elle ne prit point ce masque de froideur et de morgue -qu'on lui voyait communément après ses échappées -de confiance, et dit rêveusement:</p> - -<p>—Je me souviens qu'enfants, nous répétions cela -à maman: qu'elle ne pouvait commettre de péchés ... -n'est-ce pas, Edward?... Claude (il tressaillit de l'entendre -prononcer son nom) vous êtes resté un naïf -petit garçon, malgré toute votre science.</p> - -<p>Elle ajouta, craignant qu'il fût blessé:</p> - -<p>—Mais c'est une louange que je vous donne.</p> - -<p>Edward avertit sa sœur que Claude, bien qu'il la -crût sans péché, ne doutait pas qu'un jour elle serait -damnée ainsi qu'il convient à une hérétique. Le jeune -paysan protesta: il ne pouvait souffrir qu'on touchât -plaisamment à ce sujet, et tandis qu'avec précision il -exposait que beaucoup appartiennent à l'âme de -l'Église, sinon à son corps, il souffrait du sourire -d'Edward, de cette cruauté dans ses yeux et, aux coins -tombants de sa grande bouche, de cette lassitude; -pourtant il ne s'arrêta point de parler, flatté et troublé -par l'attention de May dont il songeait qu'elle -devait avoir la face ardente d'une Jacqueline Pascal -au milieu des docteurs jansénistes. Comme il avançait -que chercher Dieu c'est déjà, sans doute, l'avoir -trouvé, Edward l'interrompit:</p> - -<p>—Je vous en prie, mon cher, faites-nous grâce -de la citation du Mystère de Jésus qui, à cet endroit -de la conversation, ne rate jamais.</p> - -<p>Claude détourna les yeux du railleur et se tut.</p> - -<p>—Ne vous scandalisez pas, dit May qui, s'étant -levée, entoura de ses deux bras le cou de son frère, -voyez-vous, il a cette pudeur, lorsque la conversation -tourne à la grandiloquence, de la clore par une -fausse note.</p> - -<p>—Oui, dit-il, (et il appuya les lèvres sur les -cheveux de sa sœur), nous tenons à éviter toute -ritournelle.</p> - -<p>Ils rirent ensemble de ce mot qu'ils employaient -souvent entre eux. Claude essayait de comprendre; -il s'étonnait de souffrir et ne savait pas de quoi il -souffrait, ni pourquoi ce brusque désir d'être seul. -Edward ramassa dans l'herbe un exemplaire des -<i>Fleurs du Mal</i> que May, pendant leur baignade, -avait lu.</p> - -<p>—Voilà, dit-il, le finale qu'à cette après-midi il -convient de donner.</p> - -<p>Claude ne connaissait rien de cet auteur, hors -<i>l'Invitation au Voyage</i> que Mademoiselle avait -chantée. Edward se proposa pour une lecture à -haute voix, mais la jeune fille ne le voulut pas.</p> - -<p>—Ce sera moi, dit-elle, tu lis trop mal.</p> - -<p>Elle essaya de lui arracher le livre des mains, il -s'échappa en suffoquant de rire, elle le poursuivit; -on eût dit des enfants, un soir de grandes vacances. -Claude souhaitait passionnément que ce fût la voix -de May qui lui apportât cette révélation. Edward se -laissa vaincre, mais il fallut attendre que sa sœur ne fût -plus essoufflée. Elle relut <i>l'Invitation au Voyage</i>, puis -<i>la Vie antérieure, le Balcon</i>, d'autres poèmes encore, -avec monotonie. L'ombre de longues herbes -traversait les pages du livre. Ils rentrèrent en silence. -Claude regardait la lune qui d'arbre en arbre suivait -l'auto. M<sup>me</sup> Gonzalès guettait leur retour. Elle leur -annonça avec pompe qu'Edith, sa fille bien-aimée, -lui avait fait la surprise de débarquer au train de -quatre heures. Edward et May qui, depuis longtemps, -s'attendaient à la surprise, ne daignèrent pas s'informer -du voyage de la jeune fille, ni de la chambre -qu'on lui avait préparée. M<sup>me</sup> Gonzalès, à qui Edith -avait interdit de la venir troubler dans ses ablutions, -soulagea son cœur avec une longue épître à -M. Dupont-Gunther:</p> - -<p>«Vos enfants, lui mandait-elle, vont se baigner et -faire mille folies avec le petit Favereau; mais cela est -excellent: pour des raisons que j'ignore, ce garçon -rôde autour de moi; je lui tirerai les vers du nez. -Enfin, mon ami, Edith est là. Elle renonce à sa -situation de gérante au Splendid Hôtel de Biarritz, -où les clients, par trop d'assiduités, eussent risqué -de la compromettre. Il suffit de la voir pour s'assurer -qu'on ne se peut défendre de l'adorer. A samedi, -mon cher Bertie.»</p> - -<p>Claude, à la fenêtre de sa chambre, se penchait -dans le clair de lune. Il répétait l'un des vers que -May lui avait enseignés au bord du fleuve:</p> - -<div class="poem"> -<p class="stanza"> -Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses...<br /> -</p> -</div> - -<p>Qu'il retentissait en lui ce vers si simple! La lueur -du ciel réveilla les coqs. Les minutes heureuses... -Claude voulait les évoquer, les garder pour qu'elles -le soutinssent au long des mois sans joie qui allaient -venir. Une étoile filante glissa, s'anéantit. Peut-être, -par le monde, d'autres enfants rêveurs l'ont vue et, -à voix basse, ont fait un vœu. L'obscur désir qui est -en toi, oserais-tu l'avouer, pauvre cœur?</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_VI" id="chap_VI"></a>VI</h2> - -<p>La présence d'Edith Gonzalès détourna Edward de -Claude: ces cheveux oxygénés, cette figure peinte -lui rappelaient Paris, comme il commençait de trouver -bien monotone le séjour à Lur. Il y était venu -enthousiaste, lorsque après des mois d'agitation, -rien n'attire plus le cœur qu'une maison des champs, -l'isolement, le silence. La rencontre de Claude avait, -de quelques semaines, empêché un retour offensif -de l'ennui. Mais on a vite fait le tour d'un petit -paysan, même s'il fut lévite: Edward commença -donc d'ouvrir sa boîte à couleurs et de nettoyer ses -pinceaux. Lorsqu'il songeait au travail, c'était vraiment -qu'il n'avait plus rien ni personne avec quoi -jouer; l'art lui fut toujours un pis-aller: d'aucune -de ses toiles, il n'avait à attendre de surprise; qu'il -usât de la déformation, ou qu'il reproduisit avec -exactitude ce qu'il voyait, il n'échappait pas au procédé. -Aucune sincérité: ses pommes étaient de -mauvais Cézanne. Pas une touche, sur sa toile, qu'il -ne reconnût. Il se rendait exacte justice. Quelques -louanges qu'il reçut à Paris tombèrent à faux: on -l'admira pour ce qu'il y avait de médiocre en lui ou -pour ce qui ne lui appartenait pas en propre. Au -contraire, il souscrivait à toutes les condamnations -subies, et même il reconnaissait la justice de ce -silence, de cet oubli qui déjà l'enveloppaient, qu'il -sentait éternels.</p> - -<p>Donc, cette belle fille survint, lorsque Edward -commençait d'être inoccupé et dans ces après-midi -de grande chaleur où un jeune être sans discipline -intérieure connaît la tyrannie de sa chair. Il tourna -autour de la jeune femme de qui l'indifférence forcée -le piqua au jeu. Les gloussements de poule inquiète -de la Gonzalès l'avertirent que sa manœuvre en -déjouait une autre plus secrète. Les efforts d'Edith, -dès le samedi soir et jusqu'au mardi matin, pour ne -plus le connaître et pour ne s'occuper que de Bertie -Dupont-Gunther, avertirent Edward qu'il accomplirait -une œuvre pie en troublant cette arrogante -personne, cette belle pièce de fille, comme disait le -père Favereau.</p> - -<p>Ainsi, tout à son intrigue, il laissa Claude et May -à leurs propos de théologie. May ne se lassait pas -d'interroger l'ancien séminariste qui eût mieux -aimé de moins abstraites questions. Tout de même, -cet enfant chrétien gardait trop de scrupules pour ne -pas éclairer la petite calviniste anxieuse de qui d'ailleurs -les idées touchant l'Église étaient telles que -Claude s'indignait, mettait à les réfuter toute sa passion. -Il lui montrait les limites de l'infaillibilité -papale et qu'elle n'implique pas l'impeccabilité. May -fut bien contente d'apprendre que les catholiques -n'adoraient pas la Vierge, et que les indulgences, -dont le trafic déclencha la Réforme, s'annexent au -dogme admirable de la communion des saints.</p> - -<p>Leurs conversations avaient lieu, le plus souvent, -sur la terrasse, à l'heure où la sieste vide la campagne, -où le soleil oblige hommes et bêtes à chercher -la nuit de leurs tanières, du sommeil afin -que sur les vignes et sur les routes pâles, il demeure -seul. Mais les deux jeunes gens ne le redoutaient pas, -et peut-être bénissaient-ils ce feu, cette férocité complice -qui les enveloppait d'une solitude enchantée, -qui les isolait au centre de la fournaise universelle. -La Gonzalès elle-même, qui toujours épie, redoutait -la congestion et jamais, avant cinq heures, ne se fût -aventurée hors de sa chambre. Claude voulait et ne -voulait pas s'évader de la théologie qui était le prétexte -de ces colloques. Chaque jour il décidait de -pousser une pointe à côté de ces hauts sujets, mais -jamais il ne put s'y résoudre; au contraire il s'y cantonnait, -comme si, hors le débat religieux, tout -n'eût été pour lui qu'embûches; d'ailleurs May, à -peine flairait-elle l'approche de moins austères propos -que, par une question directe, elle y ramenait -Claude. D'abord elle le fit d'instinct, puis, s'y appliqua, -dès qu'elle eut pressenti le désir de Claude et -discerné, dans son propre cœur, une complicité. Elle -s'en admirait, sans se rendre assez compte que d'abord -il s'agissait pour elle de se donner un prétexte, de -légitimer ces entrevues, d'empêcher qu'une seule -parole imprudente les rendît à jamais impossibles. -Non qu'elle cessât un instant de se passionner pour -ces pieux débats: Claude, après s'y être laissé traîner, -atteignait toujours à les traiter de bon cœur. -Vainement leurs jeunesses s'attiraient et l'une l'autre -s'émouvaient, il fallait qu'ils parlassent de cela: à -cet obscur drame charnel, un autre s'ajoute qui le -dépasse.</p> - -<p class="p2">Claude apparut sur le seuil du hall, pressant -contre son cœur une botte de roseaux qu'il cueillit à -cette mare aux grenouilles dont le vacarme, chaque -soir, fait regretter à M<sup>me</sup> Gonzalès le temps où les -serfs battaient les fossés du château.</p> - -<p>—Ah! ah! voilà ce qu'il nous faut, crie -la dame à croupeton sur le billard d'où elle -peut atteindre la suspension de porcelaine. Au-dessus -de son toupet mal ajusté, elle tend de gros petits -bras, mais ils sont trop courts. Edward et May -ont levé les yeux de l'album qu'ils regardent -ensemble, sourient à peine, échangent des regards -que, sur le divan d'en face, Edith Gonzalès, du coin -de l'œil, surveille. Elle quitte enfin sa pose d'odalisque, -monte aussi sur le billard, recommence l'ouvrage -de sa mère; celle-ci, dans un grand souffle, -proclame qu'elle y renonce, se laisse choir sur le -divan, s'évente avec un grand mouchoir qu'elle dit -être «de rhume de cerveau».</p> - -<p>—Vous n'avez plus besoin de moi, Madame? -demande Claude qui sait bien qu'à peine sur les -marches du perron, il sera rappelé par la dame.</p> - -<p>—Si j'ai besoin de vous?... (Elle le toise du -regard, l'esprit ailleurs.) Nous faut-il d'autres fleurs, -May?</p> - -<p>Elle braque son face-à-main sur la jeune fille qui, -auprès de son frère, sur le divan d'en face, a l'air -d'être dans l'autre camp comme au jeu de barres. -May répond qu'elle n'a cure d'aucune espèce de -fleurs, continue de feuilleter l'album avec une -grande affectation de ne rien éprouver de cette fièvre -d'arrangements.</p> - -<p>Edward et May savent pourquoi viennent, aujourd'hui, -les Castagnède, quand même la jeune fille -n'aurait pas été assiégée, depuis sa seizième année, -par le timide mais tenace désir de Marcel Castagnède, -que nulle rebuffade, aucun dédain ne découragèrent. -Il avait toujours suffi que M<sup>me</sup> Gonzalès fût dans -le secret d'un projet de M. Gunther pour que, -sans qu'elle en dît un mot, ce secret émanât -d'elle: il suintait en quelque sorte de son importante -personne. A table, elle avait une façon -de mettre, à propos de rien, la conversation sur -les Castagnède, de dire, tout d'un coup, que les -yeux de Marcel Castagnède comptaient parmi les -plus beaux qu'elle eût jamais admirés...</p> - -<p>—Vous plairait-il, risqua Edith Gonzalès avec un -sourire affable, que nous allions voir les dahlias?</p> - -<p>May répondit qu'elle se sentait lasse et, deux -minutes après, accrut son impolitesse en demandant -à Edward s'il ne voulait point faire un tour au -jardin.</p> - -<p>Claude s'oubliait, au milieu de la pièce, les bras -ballants, prodigieusement intéressé par ce drame -dont les racontars d'office lui avaient fait connaître -les dessous: M<sup>me</sup> Gonzalès vivait avec sa femme de -chambre dans une grande familiarité et le service -était fort au courant de toutes les histoires des -maîtres.</p> - -<p>Il serait resté là plus longtemps encore, si -M<sup>me</sup> Gonzalès ne l'avait congédié avec un: «Vous -pouvez vous retirer, mon garçon». où l'on sentait, -la foudre prête à éclater...</p> - -<p>D'ailleurs l'après-midi lourd s'emplissait d'un -silence et comme d'une immobilité qu'expliquait au -sud, là-bas, dans l'encadrement épais et sombre des -charmes, cet horizon d'ardoise qui, peu à peu, montait, -ternissait l'azur.</p> - -<p>Edward et May se levèrent à leur tour. Ils marchaient, -côte à côte, sans rien se dire. Voyant Claude -au loin, occupé à sarcler l'allée qui longeait «le -point de vue», ils voulurent l'éviter et, malgré le -pesant soleil, se dirigèrent vers les vignes.</p> - -<p>—Quelle vie! quelle vie! murmure May. Tout ce -qu'il y avait déjà pouvait suffire, ne penses-tu pas. -Edward?... et voilà cette nouvelle persécution qui -va fondre sur moi à propos de Marcel Castagnède, -cet imbécile...</p> - -<p>Le mot, entre ses lèvres, siffla. Edward ne répondit -pas; la jeune fille reconnut ce sourire mauvais -qui agrandissait la bouche de son frère jusqu'à -enlaidir ce visage. Le regard du jeune homme prit -aussi cet éclair équivoque et méchant qui, petite -fille, lui faisait dire: «Ne prends pas tes yeux de -chat», ces yeux qui étaient les yeux paternels...</p> - -<p>—Voyons, mon petit, dit-il, ne fais pas de -drame. Avoue que tu adores mettre le drame dans -ta vie.</p> - -<p>—Tu es dur aujourd'hui, Edward.</p> - -<p>Et les yeux de May s'emplirent de larmes, car, -avec son frère, l'orgueil ne la soutenait plus. Sans -s'émouvoir et du même ton coupant, Edward lui -déclara qu'il voyait bien que les grands mots allaient -commencer...</p> - -<p>May s'arrêta. Une immense nuée orageuse couvrait -maintenant le ciel; un lourd souffle s'éleva tout d'un -coup; les hirondelles nageaient au ras des hautes -herbes où s'exaspérait la vibration des insectes.</p> - -<p>—J'aime mieux rentrer, dit-elle. Quand je songe -que tu es venu à Lur pour moi, pour m'aider, parce -que je suis toute seule...</p> - -<p>Elle pleurait maintenant, rien ne restait de l'impassible -visage contre quoi venaient se briser les -fureurs paternelles, les grosses perfidies de M<sup>me</sup> Gonzalès. -Le vent avait un peu défait ses cheveux; avec -ses yeux gonflés, cette grimace de petite fille en -larmes, elle était si laide, si pitoyable, qu'Edward -s'étonna de n'éprouver aucune pitié, de ne rien sentir -en lui qui fendît ce bloc de sécheresse, de -dégoût, d'ennui: son cœur des mauvais jours.</p> - -<p>Il ne trouva ni un geste, ni une seule parole, tandis -que vers les charmilles, elle s'éloignait. Elle traversa -la terrasse, presque en courant, la tête basse, -toute abandonnée au vent du sud qui séchait sa -figure, brûlait ses paupières. Elle heurta Claude au -tournant d'une allée, perdit contenance, balbutia:</p> - -<p>—Je crois que l'orage monte. Il ne va plus tarder -maintenant.</p> - -<p>Claude n'essaya pas de répondre: la bouche -entrouverte, ses deux grosses mains pendantes et -gonflées, il la regardait. Du revers de sa manche, il -essuya un front ruisselant, puis regarda encore ce -pauvre visage. May s'éloignait, frappée de ce qu'elle -avait lu sur cette face de paysan, toute cette ardeur -de compassion et (elle osait se le dire à elle-même) -d'amour. Réfugiée dans sa chambre, où les persiennes -étaient demeurées closes, étendue sur la -chaise longue dont elle aimait l'odeur de cretonne, -elle se dit qu'elle était venue là pour souffrir et qu'au -fond, pourtant, elle ne souffrait pas, et que même, -malgré ses inquiétudes, ses tristesses, ses haines, elle -éprouvait une joie honteuse à se savoir aimée, une -joie mêlée d'angoisse, d'humiliation surtout, mais -enfin une joie.</p> - -<p>Sa sœur s'étant éloignée, Edward s'assit entre -deux règes de vigne, face à la plaine, les deux poings -appuyés à ses joues et regarda au fond de lui-même, -se disant: c'est vrai que je vins pour la soutenir et -c'est vrai qu'à cette minute, rien d'elle ne m'intéresse -plus. Dès longtemps il se connaissait cette faculté -atroce de ne plus trouver soudain en lui, à la place -d'un sentiment qu'il avait cru profond, qu'un trou, -le vide. Ah! misérable, se dit-il, aurais-tu quelque -scrupule, aujourd'hui, de l'abandonner à sa misère, -de partir n'importe où, vers quelque palace à -musiques, à rastaquouères, et quêtant l'aventure? -Mais je reste, je n'ai point envie de m'en aller. Quel -être est ma joie ici?</p> - -<p>Il ne chercha pas longtemps: d'abord il nomma -Claude. Il ne goûtait rien dans la vie comme ces -espèces de rencontres: l'amour de Claude pour May, -l'amitié que lui-même était assuré d'avoir fait naître -dans ce jeune cœur. A cela certes il trouvait du -charme; mais il y avait plus: depuis huit jours -qu'Edith Gonzalès était venue ici pour des fins que -sa mère croyait ignorées de tous, mais qu'Edward -avait, dès le premier jour, entrevues, cette jeune fille -l'intriguait, et toutes ses manœuvres. Tant qu'il -l'avait vue, obéissante à la grosse diplomatie maternelle, -tourner autour de Bertie, il admira d'abord ce -qu'Edith avait su y ajouter de science et de rouerie -et comme Bertie avait tôt happé l'hameçon. Puis il -s'étonna d'apercevoir qu'Edith se détournait un peu -de sa besogne, devenait distraite, rabrouait le vieux -plus qu'il n'était politique, et cela, parce qu'elle avait -levé les yeux sur lui, Edward.</p> - -<p>«Cette lutte cornélienne entre la passion et le -devoir, se disait-il (si l'on admet que le devoir -d'Edith est de séduire le maître de céans, et sa -passion d'être par moi séduite), cette lutte a de quoi -me divertir.»</p> - -<p>La sincérité d'Edward n'alla pas jusqu'à lui faire -dire: cette lutte à de quoi me flatter. Dieu sait -pourtant qu'il l'était! En dépit de son visage, de ce -mélange de bonne santé et de délicatesse qu'on voit -aux étudiants de Magdalen-College, Edward ne -connut qu'un très petit nombre de ce qui s'appelle -bonnes fortunes. Peut-être manquait-il de simplicité, -d'abandon. Aucune femme ne put jamais se donner -l'illusion de le dominer;, de lui être nécessaire. -Toujours il fut à mille lieues de leurs habituelles -préoccupations. En bref, il ne savait ni donner le -plaisir, ni le recevoir; «animal triste» s'il en fut, trop -tôt il ne pensait qu'à s'évader. Les femmes n'eurent -pour lui qu'une valeur d'usage: en dehors de «ça», -répétait-il, elles m'assomment. Il redoutait leurs rires, -ces propos, ce mouvement à vide qu'elles établissent -dans une existence; il ne s'intéressait ni à leurs -servantes, ni à leurs couturières,—et les pédantes, -les savantes, plus encore l'exaspéraient: il lui fallait -une vie de conversations, de discussions sans fin avec -des jeunes gens de son âge.</p> - -<p>«Si je me suicide jamais, disait-il, ce ne sera pour -aucune d'elles. Aimer au point de désirer mourir, au -fond quelle raison de vivre! On se tue parce qu'on -n'a plus rien, pas même cela». Ainsi songeait-il -devant l'horizon chargé. Certes jamais les manœuvres -d'une femme ne l'amusèrent autant que -celles d'Edith; pourtant que cela demeurait peu de -chose dans sa vie: l'espèce de plaisir qu'on peut -trouver à une pièce bien faite.</p> - -<p>«Je m'y intéresse et aussi à Claude, mais c'est -qu'aujourd'hui ils sont mes seules branches.»</p> - -<p>Il employait volontiers avec lui-même cette expression, -se comparant à un homme soutenu par des -branches de hasard sur l'abîme. Chaque fois qu'il -éprouvait le moindre sentiment d'amour ou d'amitié, -il lui semblait qu'en dehors de cette émotion rien -n'existait entre la mort et lui.</p> - -<p>«Si je quittais Edith et Claude, dans une chambre -d'Aix ou de Biarritz, devant la fenêtre ouverte, ce -serait là que je...»</p> - -<p>Que de fois il s'était raconté à lui-même les -circonstances de son suicide, jusqu'à composer les -notes dans les journaux, jusqu'à imaginer le visage -de son père, à entendre le cri de May, à mesurer -l'indifférence de tel camarade.</p> - -<p>Il se leva, suivit l'allée par où tout à l'heure sa -sœur s'était enfuie. Silence étonnant des oiseaux! hors -l'immense vibration des prairies, nul autre bruit que -celui de l'acier sur les cailloux de l'allée où Claude -enlevait les mauvaises herbes. Edward s'avançait, -traînant ses sandales, la tête un peu rejetée parce que -le vent renvoyait dans ses yeux la fumée de sa -cigarette; le sourire que May redoutait, enlaidissait -le bas de ce visage soudain méchant, vieilli. Il allait -vers Claude; à la hauteur des charmilles, il aurait pu -remonter vers la maison; il ne doutait pas que cela -valut mieux; il ne pourrait rien dire à Claude qui -ne blessât cet enfant; mais un attrait plus fort -l'entraînait vers le jeune paysan déjà redressé et qui -lui souriait de loin. D'abord ils échangèrent quelques -mots inévitables à cause de l'orage qui ne crevait pas. -Puis Claude brusquement dit:</p> - -<p>—Il faut me pardonner, Monsieur Edward, mais -Mademoiselle est passée tout à l'heure près de moi, -avec une figure si triste ... sans doute, je me mêle -de ce qui ne me regarde en rien...</p> - -<p>Son regard vers Edward appelait au secours; mais -le mauvais garçon s'amusait trop pour lui venir en -aide; il le remercia seulement de l'intérêt qu'il portait -à sa sœur; peut-être avait-elle des préoccupations -certainement, rien de grave. Claude insista:</p> - -<p>—Enfin, Monsieur, vous n'êtes pas inquiet?</p> - -<p>—Mon petit Claude, je suis en passe de ne m'inquiéter -de rien, ni de personne.</p> - -<p>Le front de Claude se contracta comme chaque fois -qu'il se heurtait à cet étranger; le son même de cette -voix le déroutait: il ne reconnaissait plus ces -yeux:</p> - -<p>—Oh! Monsieur, il faut, n'est-ce pas, que vous -soyez tout à fait rassuré pour parler ainsi?</p> - -<p>—Claude, Claude, dit Edward, vous commettez -une faute d'où peut venir votre malheur; vous croyez -qu'il existe au monde quelque chose d'important.</p> - -<p>Claude répondit qu'il croyait, en effet, que tout avait -de l'importance, parce que nous faisons le moindre -geste et que nous nous arrêtons à la plus secrète pensée -sous le regard de Dieu.</p> - -<p>Il pressentit qu'Edward lisait en lui mieux qu'il -ne faisait lui-même et que ce qu'il n'avait jamais -voulu s'avouer, depuis longtemps, divertissait ses -jeunes maîtres; il resta donc sans dire un mot. Alors -Edward commença un étrange bavardage; il assura -que ce devait être bien plaisant d'assister aux menus -drames d'une vie familiale, depuis la porte de l'office; -que pour lui, s'il était né dans le peuple, il n'eût -point cherché d'autre passe-temps que celui de ces -grands laquais trop nourris que l'on voit aux banquettes -des antichambres et qui peuvent, mieux que -Balzac, connaître le monde. Mais, pour que ce fût -amusant, il se fallait garder de quitter les coulisses, -de se mêler aux acteurs, de tenir un rôle. Claude -n'usait pas de la situation pour rire aux dépens de -tous les grotesques habitant cette masure.</p> - -<p>Le jeune homme s'arrêta au bruit que fit le rateau -en tombant des mains du pauvre garçon de qui la -figure avait pâli au point qu'Edward remarqua, pour -la première fois, sur le nez et sur les joues, des taches -de rousseur. Des gouttes de pluie s'écrasèrent contre -les feuilles; l'odeur de la terre s'éleva.</p> - -<p>Edward s'éloignait en courant. Dans le vestibule, -Edith Gonzalès, le front appuyé contre la vitre, le -regardait venir; elle lui demanda s'il n'avait pas pris -froid. Il lui dit de ne pas s'approcher à cause de -l'odeur de drap mouillé qui est à s'évanouir, et -demanda si les Castagnède étaient arrivés.</p> - -<p>—Pas encore, mais il est grand temps de nous -habiller. Je monte avec vous.</p> - -<p>Ils gagnèrent l'escalier assombri à cause de l'orage. -Edith marchait devant le jeune homme: il nota -qu'elle avait les cheveux mal plantés sur la nuque. -«Elle a une nuque canaille», se répétait-il. Il -vit aussi, autour de son cou blanc, le quadruple -collier d'une ride. Il pensa qu'avant cinq ans, elle -aurait au bas des joues et sous le menton les peaux -pendantes des vieilles femmes; à ses poignets -fripés déjà les veines devaient être saillantes et ce -n'était pas pour rien qu'elle cachait ses tempes... -Lentement Edith montait, persuadée de sentir sur -son cou le souffle d'un désir et à mesure qu'elle -approchait de l'étage, elle ralentissait son pas, -attendant que ce souffle se rapprochât de ses cheveux, -devint un baiser. Edward la devina et pour ne -pas la décevoir, il prit dans ses deux mains les -avant-bras de la jeune fille un peu oppressée, -gonflant son cou de tourterelle; mais dans l'ombre, -elle aperçut les yeux aigus d'Edward, ce visage -cruel, et instinctivement elle détourna le sien. Le -jeune homme n'insista pas, mais à l'oreille, il la -loua de sa présence d'esprit:</p> - -<p>—Vous vous souvenez à temps que vous n'êtes -pas venue ici pour vous amuser.</p> - -<p>Elle s'appuya à la rampe. Edward ne voyait rien de -son visage, mais il en imaginait l'expression de colère, -de honte.</p> - -<p>—Je ne vous comprends pas, vous êtes un misérable, -laissez-moi.</p> - -<p>Alors sur le palier une porte s'ouvrit et M<sup>me</sup> Gonzalès -parut, gainée dans une robe scintillante d'acier -d'où jaillissait tout ce qu'au long du jour on n'admirait -qu'en détails à travers la lingerie des blouses -molles. Le bras gras et court, orné d'un collier de -chien où manquaient des perles, leva un bougeoir -au-dessus d'Edward et d'Edith:</p> - -<p>—Pas encore habillée? demanda-t-elle sèchement.</p> - -<p>Cette grosse figure bilieuse évoquait pour Edward -le masque de Napoléon reconnaissant, au soir d'une -bataille, qu'un ordre s'exécute mal.</p> - -<p>—Dépêche-toi, petite sotte!</p> - -<p>Sans adresser la parole à Edward, dans un cliquetis -d'acier et de jais, elle descendit tendant sur ses bras -poudrés des gants trop étroits.</p> - -<p>—Madame votre mère, dit Edward, me rappelle la -chute d'un sonnet de Baudelaire.</p> - -<p>Edith haussa les épaules, entra dans son appartement. -Edward gagna, lui aussi, sa chambre, et se -récita avec délices les trois vers qu'il considérait -comme le leit-motif de la famille Gonzalès:</p> - -<div class="poem"> -<p class="stanza"> -Je vois la mère, enfant de ce siècle appauvri,<br /> -Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années<br /> -Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri.<br /> -</p> -</div> -<p>Il alluma sa lampe de cuivre, enveloppa d'une -main amoureuse le vase de grès frais, pareil à un -caillou des gaves; l'or des étoffes de Perse étincela. -Comme un prince, dans quelque capitale étrangère, -retrouve à l'ambassade sa souveraineté, il respirait -dans cette chambre son atmosphère de Paris. Il versa -l'eau bouillante dans son tub, avec ce fiévreux plaisir -qui lui rappela les soirs où, avant de sortir, il faisait -une minutieuse toilette, afin de se savoir disponible -quelles que fussent les éventualités, prêt à toute -aventure.</p> - -<p>Assis dans son tub, les bras noués autour des -genoux, il songeait: «Qu'osais-je attendre encore -dans ce désert?» Ah! n'était-ce pas sa force secrète -et qui l'empêchait de sombrer définitivement, ce pouvoir -d'attente, ce besoin de ne pas manquer la -moindre joie de hasard!</p> - -<p>Il entendit gronder une auto, le bruit d'un changement -de vitesse, des éclats de voix, des rires. -Cependant, devant la psyché, toujours comme au -temps de son adolescence lorsqu'il souhaitait de donner -une impression d'extraordinaire jeunesse, il se -rasa presque jusqu'au sang et comme il était très blond, -soudain il n'eut plus que dix-huit ans. Il garnit de -cigarettes un étui d'argent, assujettit à son poignet -une montre et un bracelet de platine. Une seule perle -luisait à sa chemise. Il oubliait les raisons financières -et d'autres plus obscures qu'avait son père pour -souhaiter le mariage de May; il ne songeait ni au -tourment de sa sœur, ni aux luttes qu'elle allait soutenir; -rien ne lui importait vraiment que de plaire, -de troubler, d'allumer au fond des yeux d'Edith une -lueur qu'il connaissait bien. La présence même des -Castagnède ne lui déplaisait pas: il comptait se divertir -fort du gros Marcel amoureux. Enfin, la rencontre -de la mère Castagnède et de la Gonzalès lui paraissait -favorable à du grotesque.</p> - -<p>Comme il restait une heure avant le dîner, et -qu'Edward ne se souciait pas d'un si long tête-à-tête -avec les Castagnède, il évita le salon plein de jacassements, -jeta sur ses épaules un pardessus d'été, et -revint à la terrasse où il surprit Claude qui, l'apercevant, -voulut fuir. Edward lui demanda:</p> - -<p>—Je vous fais peur?</p> - -<p>—Vous êtes trop compliqué... Oh! je sais qu'il ne -faut pas prendre au sérieux vos moqueries, mais -tout à l'heure, j'ai eu de la peine.</p> - -<p>Il craignait qu'Edward éclatât de rire; au contraire -le jeune homme devint grave:</p> - -<p>—Il est vrai, Claude, qu'un abîme nous sépare... -Je n'entends pas parler des distances sociales, mais -d'une disproportion d'âme entre nous. Je ne saurais -vous faire que du mal, et vous ne pouvez rien pour -moi.</p> - -<p>—Si, monsieur, je peux souffrir pour vous.</p> - -<p>L'ancien séminariste répondit cela, d'instinct. -Edward connaissait cette doctrine-mystique de la -réversibilité. Il dit:</p> - -<p>—Je ne vous souhaite pas, pauvre petit, de devenir -mon bouc émissaire, ni d'être chargé de tous mes -crimes.</p> - -<p>Claude s'étonna lui-même des mots qui, alors, lui -vinrent aux lèvres:</p> - -<p>—Je les assumerai, si vous le voulez bien.</p> - -<p>Il lui parut qu'un autre parlait, à sa place. Edward -séduit par l'étrange pacte, et comme un superstitieux -qui, sans croire à l'efficacité de telle pratique, ne -laisse pas d'en être impressionné, saisit la main de -Claude:</p> - -<p>—J'accepte donc et peux, désormais, m'en donner -à cœur joie, n'est-ce pas? Vous payerez les frais de -mes débauches spirituelles et des autres aussi...</p> - -<p>Sa grande bouche, élargie par un rire, laissa voir -deux canines. Claude éprouva une secrète répulsion: -envers cet homme, il se sentait quitte... Ah! que lui -importait de souffrir plus tard!</p> - -<p>—Je vous dis adieu, Claude: personne encore ne -sait que je m'éloigne de Lur bientôt. Y reviendrai-je -jamais?</p> - -<p>Ricanant, équivoque, il ajouta:</p> - -<p>—Rassurez-vous ... May reste...</p> - -<p>Et nonchalant, il se dirigea vers le salon illuminé. -Claude souhaita de ne plus le voir, de ne plus l'entendre; -il chassa le souvenir du pacte auquel il avait, -ce soir, consenti. Pourtant il en garda une inquiétude -sourde, et le sentiment qu'une rancune inassouvie, -inapaisable, autour de son destin rôdait.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_VII" id="chap_VII"></a>VII</h2> - -<p>L'entrée d'Edward au salon délivra l'assistance -d'un mutisme cruel; il vit se tourner vers lui, toutes -à la fois, ces figures, dans la douce et merveilleuse -lumière des lampes à huile et des bougies du lustre. -Mais, à la déception des regards, il comprit que quelqu'un -manquait encore: sa sœur ne se hâtait pas de -descendre, et dans les intervalles de silence, on -entendait, à l'étage supérieur, les pas traînants de -la jeune fille. Un peu de jour entrait encore par la -fenêtre ouverte, se mêlait à la lumière des lampes -pour composer un éclairage mortuaire. M<sup>me</sup> Castagnède -emplissait l'un des poufs. Sa tête, à peaux -flasques et grises, était posée directement sur la -masse des épaules: elle avait si peu de cou que le -collier de diamants semblait cacher des points de -suture. D'énormes «dormeuses» distendaient les -lobes de ses vieilles oreilles: sa perruque loyale -dessinait sur les sourcils une lisière de frisons et -rattrapait, à mi-chemin de la nuque, quelques cheveux -gris naturels. Sa main se tendit vers Edward -pour une étreinte virile, mais il l'effleura de ses -lèvres respectueuses et ironiques. Il se tourna vers -Marcel Castagnède et dans son «tu vas bien, mon -vieux», mit tout le dédain à quoi il l'avait accoutumé -dès le collège. Marcel tenait de sa mère des formes -qui épaissiraient, mais il avait de bons yeux marrons -d'épagneul; sa bouche bée laissait voir des dents -saines et mal plantées; son front fuyait et l'on ne -pouvait avoir moins de menton; de larges épaules -lui donnaient l'air confortable; il était net, frais, -possédait ce charme de santé que donnent les sports -et l'hydrothérapie; de brusques montées de sang, à -propos de rien, lui teignaient les joues.</p> - -<p>Le gravier de l'allée grinça sous les roues d'une -victoria dont les lanternes éclairèrent la nuit brièvement, -firent luisantes les feuilles de laurier qui touchaient -à la fenêtre ouverte. M. Dupont-Gunther se -réjouit d'annoncer à l'assistance l'approche de son -excellent voisin et ami Firmin Pacaud; il ajouta, -tournant vers M<sup>me</sup> Castagnède des bajoues violettes -que soutenait un col trop empesé:</p> - -<p>—La présence de mon vieux Pacaud ne déparera -pas cette fête de famille.</p> - -<p>Il souligna ces derniers mots d'un sourire fin; -M<sup>me</sup> Castagnède ne sourcilla pas, mais déclara qu'il -manquait à cette fête de famille un de ses éléments les -plus aimables. Cette allusion à l'absence incroyable -de May augmenta l'embarras général. Heureusement, -Firmin Pacaud fit son entrée. C'était l'homme de -quarante-cinq ans avec une barbe, un ventre, des -cheveux ramenés. Bien que le hâle sur ses mains et -sur son crâne dénotât le campagnard, son smoking -très usagé, ses escarpins craquelés étaient d'un -homme du monde. Edward se rapprocha vivement -de M. Pacaud qui sourit avec béatitude, lorsque après -les politesses de rigueur il put rejoindre le jeune -homme dont il subissait la séduction. Edward l'aimait -de ce qu'il avait su garder son esprit, son cœur, -de tout vieillissement, et parce qu'aucun pli professionnel -chez lui n'était visible. Il le salua selon sa -coutume:</p> - -<p>—Bonjour Dominique.</p> - -<p>—Voyons, voyons, jeune moqueur, pourquoi toujours -ce Dominique?</p> - -<p>—Parce que, mon cher ami, Firmin est un nom -impossible.</p> - -<p>—Je ne trouve pas, dit M<sup>me</sup> Gonzalès, avec un sourire -affreusement gentil qui fit luire de l'or dans sa -bouche.</p> - -<p>—Firmin est impossible, insista Edward, d'un -air qui exilait net l'intruse de la conversation; je -vous appelle aussi Dominique parce que je n'imagine -le héros de Fromentin qu'avec votre figure.</p> - -<p>Pacaud affecta d'être piqué:</p> - -<p>—Enfin, je suis pour vous le raté intelligent et -sympathique?</p> - -<p>—Mais non, mais non, vous êtes l'homme mûr -qui n'a pas renoncé au rêve. Ce qu'on appelle expérience -et toutes les déformations du métier, enfin ce -qui me fait m'assommer avec les hommes de votre -âge, c'est cela, mon vieil ami, que vous avez su éviter.</p> - -<p>—Vous m'êtes pourtant un étranger, Edward; -malgré notre affection nous n'aimons ni les mêmes -vers, ni les mêmes musiques.</p> - -<p>—Évidemment, vous avez votre style: je vous -appelle Dominique! mais vous ressemblez plutôt—ne -trouvez-vous pas?—aux héros des premiers romans -de Bourget, à Armand de Querne d'un <i>Crime d'amour</i>.</p> - -<p>—Vous pourriez dire à l'<i>Ami des femmes</i>, d'Alexandre -Dumas; car nous, mon cher, nous aimions -les femmes.</p> - -<p>—Nous aussi.</p> - -<p>—Parbleu, oui, vous êtes capables de prendre -avec elles votre plaisir (et encore pas tous) mais vous -ne vivez pas pour elles comme nous le faisions... -C'est vrai,—ajouta Firmin,—qu'elles m'ont coûté -quatre cent mille francs: je ne regrette rien. J'étais -en classe de philosophie à Louis-le-Grand avec le -fameux Burdeau: tous mes camarades se sont fait -un nom; j'aurais pu, comme eux, me pousser dans -le journalisme, dans la politique, compter parmi les -gens qui s'agitent à la surface; à tout ça, mon cher, -j'ai préféré l'amour. Ne vous moquez pas.</p> - -<p>—Pourquoi me moquerais-je, moi qui n'ai rien -sacrifié à rien?</p> - -<p>Le visage d'Edward s'assombrit, ses épaules remontèrent, -il eut un air si affaissé, si misérable, que -M. Pacaud aurait voulu lui prendre la main.</p> - -<p>L'éventail de M<sup>me</sup> Gonzalès, contre l'acier et le jais -de son corsage, faisait un régulier cliquetis; M<sup>me</sup> Castagnède -regardait entre deux doigts son gant qui avait -éclaté: M. Gunther lançait une phrase comme un -aboiement et, tandis qu'elle suscitait un bref écho, -fronçait les sourcils pour en découvrir une autre; -Marcel Castagnède posait à Edith le questionnaire -dont il usait depuis qu'il allait dans le monde et -dans le même ordre: «Aimez-vous la lecture, Mademoiselle? -moi je l'adore à mes moments perdus... Et -la musique? moi je ne pose pas pour celui qui comprend -Wagner... Avez-vous beaucoup voyagé? C'est -si confortable, les hôtels, maintenant... Préférez-vous -la mer à la montagne? La mer c'est toujours la même -chose, et pourtant ce n'est jamais pareil; j'ai vu des -couchers de soleil à Royan: si un peintre en avait -reproduit toutes les teintes, on l'aurait pris pour un -impressionniste.» Ainsi Marcel disait ces choses à la -file, dans un ordre immuable, comme ses péchés au -confessionnal; tout de même il regardait obstinément -cette porte que May allait franchir, à moins -qu'elle n'invoquât quelque prétexte pour ne pas descendre.</p> - -<p>Firmin Pacaud, sans réflexion, exprima le souci -général:</p> - -<p>—Notre petite May se fait bien attendre, ce soir.</p> - -<p>M. Gunther cacha derrière son dos ses mains qui -tremblaient et gronda:</p> - -<p>—Cela dépasse les bornes! Edward, va donc voir -ce qu'elle fait.</p> - -<p>Mais, dans le silence qui suivit cet éclat, on entendit, -derrière la porte, un bruit d'étoffe, et la jeune -fille parut sur le seuil. Elle s'y arrêta un instant: sa -robe avait la couleur soufre de certaines roses; elle -portait au bras un bracelet indien; à la naissance de -sa gorge, un feston de chemise apparaissait comme -il arrive aux jeunes filles qui n'ont plus de mère -pour corriger, d'un dernier coup-d'œil, leur toilette.</p> - -<p>Edward observa qu'elle serrait les mains, souriait; -il s'étonna de ne lui pas voir une mine tragique. -«Elle a plutôt l'air absent, se disait-il, on dirait d'une -somnambule qui vit un songe heureux...» Il s'étonna -plus encore qu'avec le même sourire vague et tendre -elle eût accepté le bras de Marcel Castagnède: «Se -piquerait-elle de morphine? use-t-elle, à mon insu, -de coco?» Il savait May dans un état habituel de -désespoir qui rend possible les plus imbéciles excès.</p> - -<p>Marcel, à table, s'assit près d'elle; une joie profonde -l'envahissait parce que la bien-aimée était si -docile à l'entendre, lointaine certes et répondant -n'importe quoi à ses paroles; mais il lui suffisait -qu'elle ne fût pas dédaigneuse.</p> - -<p>May, cependant, n'entendait rien, ne voyait rien; -elle s'était fait à elle-même, elle avait osé se faire, -cette orgueilleuse, l'aveu de sa joie, parce qu'un -enfant paysan l'aimait; rien ne la détourna de cette -délectation, ni de sa complaisance à regarder en elle -indéfiniment le hagard visage de Claude. Edward lui -avait dit qu'il existe au monde une seule chose qui -vaille la peine de vivre; c'est d'aimer infiniment l'être -qui nous aime infiniment. Elle posséderait cela!</p> - -<p>Contre son habitude, elle vida son verre de Johannisberg -et un autre de Laffitte pour qu'ils fussent de -nouveau remplis; elle sentit en elle une vie surabondante, -elle put suivre une conversation avec Marcel -et se donner tout entière au dialogue de feu dont les -demandes et les réponses se succédaient en elle délivrée, -déchaînée... «J'étais, songeait-elle, comme -une petite fille qui se croit prisonnière dans le cercle -que l'on a autour d'elle dessiné sur le sable.» Elle -s'attacha à évoquer Claude, comparant son corps -épanoui à la graisse de Marcel, à l'affaissement -d'Edward; elle trouva même une volupté, l'orgueilleuse -petite huguenote, à cette humiliation d'aimer -un inférieur dont elle seule connaissait la royauté -secrète. «Cette pureté, cette science, et toute la passion -charnelle dans un même être! songeait-elle, -que vaut au prix de cela l'impuissance d'Edward -à ne plus rien éprouver, ce goût du néant qui l'acculera -au suicide, car il se tuera, ajouta-t-elle à haute -voix.</p> - -<p>—Mais non, mademoiselle, Bombita ne se tuera -pas ... il connaît trop bien son métier.</p> - -<p>Marcel racontait une course de taureaux qu'il -avait vue à Saint-Sébastien. May eut une sensation -de réveil; elle regarda son voisin: ils étaient si rapprochés -qu'elle eût pu compter sur ce front fuyant -les gouttes de sueur; la hideur de toutes les figures -autour de cette table l'épouvanta et elle rentra librement, -invisiblement, dans son rêve, elle se joua en -elle-même <i>la Mort d'Isolde</i>, elle entendit les harpes, -accueillit l'angoisse montante comme une marée du -chant mortel et, de nouveau, la tempête intérieure -renaissait, se gonflait, éclatait comme sous un vent -fou et les cris du final l'étouffèrent au point que, -revenue au salon, elle qui, farouche, ne jouait devant -personne, interrompit toutes les conversations:</p> - -<p>—Voulez-vous un peu de musique?</p> - -<p>Chacun s'empressa: Marcel ouvrit, le piano, Firmin -Pacaud cherchait une partition; Bertie se pencha -vers M<sup>me</sup> Gonzalès et lui souffla:</p> - -<p>—C'est inespéré.</p> - -<p>—Voire! murmura l'énigmatique dame.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Castagnède s'installait, montrait sa figure -inexpressive de concert, se préparait à hocher la tête -à contre-temps, à se demander, aux points d'orgue, -si c'est fini.</p> - -<p>Edward, curieusement, observait sa sœur rapprochée -de la fenêtre; elle interrogeait l'ombre: -«Saura-t-il que je chante pour lui?» Elle alla au -piano, enleva les préludes que Firmin Pacaud avait -déjà disposés sur le pupitre et prit dans le casier <i>la -Mort d'Isolde</i>. Firmin protesta: Wagner n'était supportable -qu'à l'orchestre, cette musique s'accordait -mal au salon Louis-Philippe et ce vieux jardin de -France ne l'accueillerait pas. May sourit, n'ayant -rien entendu; un accord s'épandit et l'on eut le sentiment -qu'il emplissait la nuit, les espaces, et que -ces vagues de douloureuse passion, se détruisant -l'une l'autre, montaient jusqu'à l'indifférence des -planètes. Elle demeura devant le clavier quand l'ouragan -de son fut passé. Un malaise possédait l'assemblée. -Marcel cherchait un compliment:</p> - -<p>—Quelle maestria! On jurerait d'une professionnelle!</p> - -<p>D'un air indifférent et comme somnambule, May -annonça:</p> - -<p>—Maintenant, je vais chanter.</p> - -<p>Lorsque les premières paroles de <i>l'Invitation au -voyage</i> s'élevèrent, seul de tous les gens réunis dans -cette salle, Edward ne s'étonnait plus, il souriait; il -avait compris.</p> - -<p>Elle ferma le piano et, de nouveau, indifférente à -l'effet produit, s'accouda à la fenêtre. Un nuage de -tabac baignait les tentures bleues; la digestion rendait -hideuses ces têtes cinquantenaires: on pouvait -présumer que le coup de sang de M. Dupont-Gunther -serait pour ce soir; M<sup>me</sup> Gonzalès, dans les coins, se -barbouillait de poudre, mais le sang brûlait ses joues -au point qu'on eût dit que tant de plâtre cachait un -mal. M<sup>me</sup> Castagnède fit à Marcel un signe impératif, -il se rapprocha de May, toujours immobile, face au -jardin nocturne. Il s'accouda près d'elle, qui ne -savait pas qu'il fût là. M. Gunther sourit à Mme Castagnède -d'un air qu'il voulait attendri... Après qu'il -eut longtemps cherché une entrée en matière, le -jeune homme risqua:</p> - -<p>—La belle nuit, n'est-ce pas?</p> - -<p>May tressaillit, considéra un instant cette grosse -figure cramoisie tout près d'elle, secoua la tête, -comme on chasse une mouche.</p> - -<p>Le jeune homme la remercia d'avoir été si bonne -pour lui, ce soir.</p> - -<p>—Oh! dit-elle, vraiment? Je vous jure que je ne -l'ai pas fait exprès!</p> - -<p>Redoutant quelque maladresse, M<sup>me</sup> Castagnède -ordonna à son fils d'aller quérir l'auto. Edward et -Edith avaient accompagné Firmin Pacaud jusqu'à sa -voiture et ne rentraient pas. M<sup>me</sup> Gonzalès, depuis le -perron, appela sa fille avec des mots espagnols qui, -peut-être, étaient de gros mots. Toutes les grenouilles -se turent à la fois. Enfin Edith, rieuse et les cheveux -fous, parut, et derrière elle, la cigarette d'Edward -dansait comme une luciole.</p> - -<p>Ce même soir, qui était la veille du 15 août, Claude, -dès qu'il eut dîné, vint à la terrasse. De brèves -fusées mouraient sur les domaines lointains où des -familles fêtaient une Marie. La musique s'éleva et il -la reconnut; elle vint vers lui fidèlement, elle -retrouva la route de ce cœur à qui une jeune fille -l'adressait; le crissement des insectes faisait au chant -une basse continue; Claude, au-dessus de lui, regardait -les étoiles filer, s'anéantir dans ce ciel nocturne d'août -traversé de bolides perdus. Il écoutait cette voix -comme si elle lui livrait un peu de ce corps -inaccessible. Il pleura, songeant à ce portrait qu'il -avait vu au salon où May et Edward enfants confondaient -leurs boucles: «Ils m'oublieront, se disait-il, -ils ne me doivent rien, ils se sont penchés sur moi un -instant, par eux j'ai connu des heures qui donnent -à ma pauvre vie un prix infini. Un monde inconnu -de sentiments, de délicatesses m'a été révélé le jour -qu'ils m'ont souri. Quoi qu'il advienne de moi, ô -jeunes êtres, chères âmes inaccessibles, soyez à -jamais bénies, que Dieu vous garde à jamais!»</p> - -<p>Il entendit qu'on marchait dans les charmilles, -discerna la blancheur d'une robe, d'un plastron, le -ver luisant d'une cigarette: n'était-ce point May -qu'il allait voir, consentante et suspendue au bras de -l'étranger? Il se rejeta derrière les noisetiers, content -que son visage fût égratigné; le vent parut plus froid -à ses joues mouillées. Quelle délivrance lorsqu'il -reconnut la voix d'Edward!</p> - -<p>—Cette insolence dont vous me tenez rigueur -n'était qu'un effort misérable pour vous échapper, -Edith; vous savez que je souffre malaisément qu'un -sentiment me domine.</p> - -<p>Edith appuya sa tête sur l'épaule du jeune homme -et Claude imagina plus qu'il ne la vit cette gorge -blanche et gonflée; à travers les feuilles, le petit -paysan tendait une figure avide. L'aigre voix de -M<sup>me</sup> Gonzalès fit se hâter vers le château les jeunes -gens. Les phares de l'auto violent l'ombre et, dans -le silence de la nuit, Claude peut suivre longtemps -le grondement du moteur. L'étranger reviendra un -jour et ne repartira pas sans «elle»... Claude répète -le petit nom bien-aimé... Alors il pensa au séminaire, -à des jours calmes, à cette paix. La nuit sentait les -roses mourantes comme la chapelle où il se souvint -qu'il restait après les autres; puis il resongea à un -ami de sa quinzième année qui mourut, un soir de -juin, dans un grand frémissement.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_VIII" id="chap_VIII"></a>VIII</h2> - -<p>Ni le chocolat fumant, ni les rôties beurrées, ni la -lumière matinale sur son lit défait ne détournent -M. Gunther de relire une fois encore la lettre non -signée qui lui mande que M<sup>lle</sup> Rose Subra, sa maîtresse, -se moque de lui; que Juste, le valet de -chambre cher à M. Gunther, est le propre cousin de -la dame; qu'on jasait déjà sur leur compte à -Saint-Macaire, leur village d'origine, lorsqu'il était -un garçon boucher de quinze ans et elle une fille -d'auberge; que si M. Gunther ne veut pas croire -sans avoir vu, un ami s'offre à lui faire admirer pour -rien un spectacle plaisant.</p> - -<p>M. Gunther étouffe de colère; mais en face de lui, -dans la glace, il voit ses joues violettes, ses yeux -injectés. Le dîner de la veille lui pèse; il se sent de -la tension artérielle. La terreur de la mort le retient -au bord d'une de ces épouvantables colères qui, jadis, -remplissaient la maison de gémissements. Inquiet, il -entrouvre sa chemise, glisse sa main parmi la toison -de sa poitrine, son cœur bat la chamade, il se lève, -plonge son visage dans une cuvette pleine d'eau, -s'ébroue, puis, d'un geste instinctif, choisit un cigare -long et noir, le flaire, le fait craquer à son oreille; -au moment de l'allumer, il se rappelle l'objurgation -du médecin: pas de tabac à jeun. Ah! qu'il a peur -de la mort! D'abord, il n'imagine pas qu'il ne puisse -plus, un jour, goûter de la femme: à cela, il sacrifie -tout. Aucun journal, aucun livre ne le sollicite. -Les affaires même ne lui sont qu'une source -d'or pour contenter ses appétits: la bonne chère ne -l'intéresse que parce qu'elle lui communique une -passagère ardeur. Être privé de «ça» pour l'éternité! -Il a envie de crier; d'ailleurs, de son enfance huguenote -et préservée, il lui reste de vagues terreurs théologiques; -la longue et crapuleuse débauche de sa vie -le porte à croire que Dieu l'attend à un tournant de -cette sale vieillesse.</p> - -<p>Il s'habille, descend au jardin; la chaleur est déjà, -là, les oiseaux commencent de se taire et les insectes -de crisser. Il entend sous la charmille un bruit de -râteau; il aperçoit Claude qui, appuyé à la balustrade, -un instant se repose. Avec une morne jalousie, -M. Gunther suit des yeux la ligne de ce corps athlétique. -Sa fureur éclate tout d'un coup:</p> - -<p>—Espèce de fainéant! Est-ce que je te paye pour -que tu rêvasses? Tu n'es plus au séminaire ici; -si tu veux te croiser les bras, retourne chez les -curés.</p> - -<p>Claude rougit, ne répond rien. Il sent que sa jeunesse -est une suffisante vengeance, qu'elle soufflète -ce sexagénaire. Il recommence de ratisser; à l'abri de -son chapeau de soleil rabattu, il regarde May assise -sur ce banc à quelques pas de lui et lisant un livre -dont le vent soulève un peu les feuilles. Ce matin il -a vu sa robe de toile blanche se rapprocher, puis -s'éloigner de lui. Ils n'ont pourtant échangé qu'un -salut et qu'un sourire; mais il suffit à Claude d'avoir -senti dans ce sourire une volonté de douceur; elle a -rôdé autour de lui; une joie l'étouffe. Si May ne l'a -pas abordé, c'est que M<sup>me</sup> Gonzalès circule, armée de -son face à main comme d'un fusil à deux coups. Il -est dix heures; de lourds papillons s'abattent sur -l'herbe; des bourdons font se plier les fleurs de -trèfle; à l'écorce d'un tilleul une cigale suit l'ascension -du soleil. Pour May, le bruit d'un râteau aux -cailloux de l'allée emplit le silence du monde. Elle -regarde en dessous cette chemise ouverte de Claude; -elle voudrait y appuyer sa joue. Est-ce une mauvaise -pensée, cela? Une jeune fille catholique se confesserait-elle -de ce désir? Ah! Elle est fatiguée de se faire -à elle-même une loi. Que son cœur, désormais, -comme ces papillons, obéisse à tous les souffles et, -comme ces guêpes ivres, à toutes les odeurs. Voilà -encore l'ombrelle orange de M<sup>me</sup> Gonzalès: une robe -de toile écrue sangle son ventre, pour l'instant elle -n'espionne pas, mais elle se hâte, le cou tendu, telle -une grosse poule qui de loin voit un insecte; elle va -vers les vignes que M. Gunther, en forcené, parcourt. -Elle l'aborde et lui exprime sa joie de ce que l'entrevue -de l'avant-veille se passa mieux que l'affreux -caractère de May ne le laissait prévoir. M. Gunther -témoigne par un gros mot qu'il se moque bien de -cette entrevue. M<sup>me</sup> Gonzalès observe l'homme; elle -l'entraîne vers la maison où une odeur de cigare froid -règne encore:</p> - -<p>—Voyons, mon bon ami, qu'y a-t-il? Dites-moi tout.</p> - -<p>L'autre, sans mot dire, tend la lettre anonyme à -M<sup>me</sup> Gonzalès qui la lit comme font les actrices, avec -une rapidité incroyable, et qui pourrait faire supposer -qu'elle a des raisons d'en connaître la teneur. -Elle replie le papier, le glisse dans son sac à main:</p> - -<p>—Mon pauvre ami, je voudrais pouvoir vous dire -que tout cela n'est pas vrai.</p> - -<p>—Mais vous n'en doutez pas, Mélanie?</p> - -<p>—Non, je n'en doute pas; ah! Bertie, vous savez -ce que vous fûtes pour moi, mais mon attachement -à vos intérêts m'enlève tout orgueil, et le jour où j'ai -pu croire que Rose Subra assurerait votre bonheur...</p> - -<p>M. Gunther l'interrompit pour crier qu'il savait -bien que c'était elle qui lui avait présenté cette fille, -et qu'il ne l'en remerciait pas. Et M<sup>me</sup> Gonzalès, avec -un soupir:</p> - -<p>—Sans doute, mon ami, me suis-je trompée. Grand -enfant! Pourquoi cette colère? Vous ne l'aimez pas.</p> - -<p>M. Gunther, furieux, lui demanda ce qu'elle en -savait. Elle reprit doucement:</p> - -<p>—Je vous connais.</p> - -<p>Elle baissa la voix, ferma les veux, pour glisser:</p> - -<p>—Je connais vos habitudes.</p> - -<p>Elle avait en effet des raisons de ne pas les ignorer. -Elle ajouta.</p> - -<p>—En somme, Rose n'est plus toute jeune.</p> - -<p>—Elle a trente ans, dit M. Gunther, soudain -apaisé et intéressé.</p> - -<p>—Elle en a trente-huit, mon cher. Pourquoi vous -accrocher à une sotte, qui demain sera une vieille -femme, qui vous coûte les yeux de la tête, vous -trompe avec un domestique, vous entretient dans une -inquiétude qui est ce que le docteur redoute le plus -pour vous?</p> - -<p>Sans vergogne, Bertie demanda à la dame si elle -avait un meilleur article à lui proposer. M<sup>me</sup> Gonzalès -sut mettre dans son «Pour qui me prenez-vous?» -cet accent de tendresse froissée et de fierté qui craint -d'être importune, bien connu au Conservatoire. -M. Gunther l'obligea de se rasseoir, s'excusa, mais la -dame ne voulait plus rien dire. Vaincue enfin par les -instances de son maître, elle risqua:</p> - -<p>—A votre âge, il vous faudrait une belle et saine -jeunesse assez raisonnable pour ménager vos forces, -donc, qui ne serait pas une grue: digne, au besoin, de -porter votre nom.</p> - -<p>—Nous y voilà!</p> - -<p>—Mais oui, nous y voilà. Le mariage, pour un -homme de votre sorte, est une sottise tant qu'il a trop -d'appétit et souhaite goûter à tous les plats. Il serait -une sottise encore à soixante-dix ans où vous feriez -figure d'un vieillard dupé. Mais vous voici au temps -où l'homme sage, pour ne pas dételer, enraye, organise -chez soi un plaisir légitime et qui offre l'avantage -unique lorsqu'on a passé quarante ans, de coûter -moins que rien.</p> - -<p>Mélanie se lui et, le cœur battant, attendit. M. Gunther -se leva, s'appuya à la cheminée, fixa la dame de -ses yeux glauques et répondit:</p> - -<p>—Je prétends jouer cartes sur table. Votre raisonnement -est limpide. Je crains d'être dupe. Mon -avantage en tout ceci m'apparaît moins clairement -que le vôtre,—hors mon plaisir à faire enrager -mes enfants,—car je vois bien où vous tendez, fine -mouche.</p> - -<p>Et il rit grassement. M<sup>me</sup> Gonzalès, les lèvres pincées, -faisait tourner autour de son doigt boudiné -l'alliance tardive que M. Gonzalès lui passa <i>in extremis:</i></p> - -<p>—Oui, Bertie, je joue cartes sur table. Mais, mon -cher, si nous nous entendons si bien depuis quelques -lustres, n'est-ce pas que nos intérêts se confondent? -En vérité, jamais ils ne s'accordèrent comme aujourd'hui: -songez que votre femme serait sous ma -coupe...</p> - -<p>—Tout cela est bel et bon, mais votre Edith me -parait s'occuper de moi beaucoup moins que d'Edward.</p> - -<p>—Gros sot qui ne voit pas la manœuvre! Ne faut-il -pas détourner les soupçons de vos enfants? Ne pas -mettre d'obstacle au mariage de May?</p> - -<p>Elle ne voulut pas attendre de réponse; folâtre, un -doigt sur la bouche, pleine de mystère, elle gagna la -porte, laissant Bertie à sa méditation.</p> - -<p class="p2">La grosse dame, armée de son ombrelle et de son -face-à-main, recommença d'errer, inoccupée en -apparence, mais obéissant à des mobiles qu'elle -seule connaissait. Il sembla d'abord qu'elle eût à -faire du côté de la charmille qui touche au verger: -on est là comme au théâtre dans la nuit d'une baignoire; -à travers les troncs feuillus des charmes, le -verger apparaît, décor illuminé; M<sup>me</sup> Gonzalès eut -raison de braquer son face-à-main.</p> - -<p>—Donnez-moi les plus mûres, disait May à Claude, -juché sur une échelle et dépouillant un prunier.</p> - -<p>Elle lève un visage que la chaleur pâlit; sous trop -de lumière ses paupières battent; dans ses cheveux -serrés, le soleil creuse des remous d'or sombre. Ce -que dit Claude échappe à M<sup>me</sup> Gonzalès, mais elle -entend le rire jeune, frais, éclatant de May; puis -Claude descend, s'arrête à mi-hauteur de l'échelle et -la jeune fille n'a plus besoin de beaucoup lever la -tête; elle choisit des reines-Claude, en rejette une à -cause d'un ver; Claude, vivement, la ramasse, l'écrase -sur ses dents. May regarde obstinément ses sandales, -elle tourmente le bracelet indien à son poignet -bruni; le sang bat aux tempes du jeune homme, il -se raccroche aux barreaux de l'échelle, ne voit plus -rien, se laisse choir dans l'herbe; à un faible cri de -May, il rouvre les yeux: le visage bien-aimé est là, -plein de stupeur et de douceur, leurs lèvres se touchent -à peine et déjà la jeune fille se relève; ce -simple effleurement, peut-être l'odeur de ce jeune -corps la dégrise. Claude la regarde s'éloigner vers la -maison. Lui-même, après une minute d'immobilité, -quitte le parc; ses espadrilles font sur la route sa -marche silencieuse. Plus de soleil, mais un ciel terni -qui semblait peser lourdement aux lignes infléchies -des coteaux.</p> - -<p class="p2">May tourna la clef de sa chambre, s'assit sur la -chaise longue, y demeura les mains ouvertes. Lorsque -la cloche sonna, elle ouvrit la fenêtre et cria qu'elle -ne descendrait pas déjeuner; puis, les volets refermés, -elle s'abattit à la même place, suivant le mouvement -indéfini de sa pensée d'un point à un autre: tantôt, -elle se voyait déshonorée à jamais, criminelle, et -tantôt s'indignait de sa lâcheté bourgeoise qui la -rendait honteuse, moins du baiser reçu que de la -condition subalterne de son complice. Elle se leva, -s'étira, ramena ses mains un peu épaisses sur son -visage, puis s'accroupit sur la natte, comme depuis -l'enfance, avec Edward, ils avaient accoutumé de -faire, les mains nouées autour des genoux. «S'il ne -s'agissait pas du fils d'un paysan, si j'avais reçu ce -baiser d'un ami d'Edward, éprouverais-je tant de -honte?» Elle revenait indéfiniment à ce point douloureux -de sa pensée; c'était sa manie de petite fille -huguenote de juger la valeur morale de tous ses actes, -de remonter la chaîne des motifs et des causes. Elle -enviait ses amies catholiques qui, croyait-elle, possédaient -un formulaire où se cotait exactement chaque -péché, une nomenclature où, d'un coup d'œil, elle -jugerait si sa faute était mortelle ou vénielle. Puis elle -sourit de cette idée puérile: «Ah! du moins ont-elles, -s'il leur plaît, un directeur» Mais elle s'avoua -que jamais son orgueil ne lui permettrait une telle -confidence. Tout, de même, comme sa religion la laissait seule! -Elle se rappelait l'agonie d'une sœur de -son père et la stupeur d'une amie catholique parce -que le pasteur ne pouvait rien pour secourir celle -qui s'en allait.</p> - -<p>Elle entendit, à l'étage au-dessous, le bruit des -fourchettes contre les assiettes, le même qui venait -jusqu'à son lit d'enfant, au temps de sa rougeole, et -qui la faisait pleurer parce qu'elle n'était pas assise -avec les autres dans la lumière de la grosse lampe -suspendue. Elle essaya de prier: «Dieu, tu m'as -donné un seul guide qui est mon frère, mais tu as -dit qu'un aveugle ne pouvait conduire un aveugle...» -La voix en elle ne s'éleva pas qui rendait autrefois -le calme aux eaux soulevées. «Comment peut-on -croire qu'Il réside dans un tabernacle? Si je le croyais, -j'irais Le forcer, en quelque sorte, dans Sa maison ... -et Claude aussi croit cela.» Elle se rappelle alors le -baiser reçu: avait-il duré longtemps? Les lèvres du -jeune homme avaient-elles touché sa lèvre inférieure -ou seulement la fossette de son menton? Avait-elle -éprouvé de la joie, de l'horreur, du dégoût? Elle se -souvint de l'animale et chaude odeur qui montait de -la chemise défaite ... pouvait-elle nier qu'elle y trouvait -par la pensée une jouissance? Elle pleura de -honte. Qu'était devenue sa certitude intérieure de -n'être point soumise à ce que le pasteur appelait la -chair? Naguère elle aimait se reconnaître dans ces -jeunes filles sublimes qu'inventent les écrivains modernes; -volontiers, elle se classait parmi ces vierges -hautaines qui ont le goût de la perfection et qu'une -infortune consentie, des sacrifices cherchés, attirent -plus que le bonheur d'une commune destinée. May -s'était bien des fois complue à ce sentiment de sa -sublimité, inquiète de s'imposer un renoncement, de -s'immoler à elle ne savait quoi. «Perdre sa vie pour -la sauver», elle avait écrit ce texte saint en exergue -de ses notes secrètes, persuadée que, pareille aux -héroïnes de ses romans préférés, elle n'était pas soumise -aux basses concupiscences et que toujours elle -ignorerait les mauvaises délectations... Aujourd'hui, -voilà qu'elle se reconnaissait la sœur misérable, la -sœur charnelle des filles d'Ève, esclave de la chair et -du sang, sujette au même instinct, au même appétit -que les bêtes: une femelle!</p> - -<p class="p2">On gratta à la porte: M<sup>me</sup> Gonzalès parut avec une -tasse de bouillon; elle venait s'assurer que «sa chère -petite» n'était pas plus souffrante. May dédaignait -trop la dame pour lui prêter la moindre attention; -pourtant elle ne put éviter de voir l'extraordinaire -éclat de ses yeux charbonnés et, sous des manières -patelines, un air d'insolence, de triomphe. La jeune -fille, inquiète, assura qu'elle allait mieux et qu'elle -n'avait besoin que de calme, de solitude.</p> - -<p>—Oui, mon enfant, de solitude, répondit suavement -M<sup>me</sup> Gonzalès, qui démentit son approbation -en s'installant sur la chaise longue:</p> - -<p>—Vous m'avez toujours méconnue, petite May.</p> - -<p>La jeune fille ne protesta pas. Immobile et le front -impassible, tournée contre l'ennemie, elle attendait. -La dame continua:</p> - -<p>—Tant que vous fûtes mon élève, je ne m'étonnai -pas de votre hostilité, mais à présent que vous -voilà une grande personne, ne trouveriez-vous pas -en moi un appui, des conseils?</p> - -<p>La dame se réjouit de voir May rougir, puis devenir -blanche, avant de balbutier qu'elle n'avait besoin -de conseil ni d'appui d'aucune sorte.</p> - -<p>—Vous vous vantez, ma chère, vous vous vantez... -D'ailleurs, comme je vous comprends!</p> - -<p>—Je n'en saurais dire autant, répondit May -d'une voix éteinte, soyez assurée, madame, que je -n'entre pas dans tous vos mystères.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès improvisa un discours prolixe et -confus: elle avait l'expérience de la jeunesse, elle -compatissait aux entraînements d'un jeune cœur, -menus incidents sans importance, pourvu qu'on ne -négligeât pas de redresser le gouvernail.</p> - -<p>—Enfin, madame, où voulez-vous en venir? J'ai -une migraine affreuse, il me faut du repos.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès ne broncha pas:</p> - -<p>—Les circonstances sont trop graves, mon enfant, -vous m'inspirez trop d'amitié, en dépit de vos bouderies, -pour qu'une simple migraine me fasse différer -une explication urgente... Je connais votre secret, -May.</p> - -<p>—Je n'ai pas de secret, Madame.</p> - -<p>La jeune fille debout, essayait encore de faire la -brave, mais elle ramena sur sa poitrine deux mains -tremblantes.</p> - -<p>—Il serait plus juste de dire que vous n'en avez -plus, riposta la dame d'un ton où perçait enfin la -joie; et, mutine:</p> - -<p>—J'ai tout entendu, j'ai tout vu de ce qu'abritait, -il y a une heure à peine, un prunier du verger.</p> - -<p>—Vous avez mal vu, Madame.</p> - -<p>La tête rejetée en arrière, May oppose, quelques -instants, un visage impassible, jusqu'à ce que les -réticences, les douceâtres consolations, les sales insinuations -de M<sup>me</sup> Gonzalès aient raison de son attitude. -Alors, elle s'abattit, sanglotante, sur la chaise longue, -ne fut plus qu'une petite fille vaincue. M<sup>me</sup> -Gonzalès posa sur elle ce regard du chasseur -sur la perdrix palpitante à ses pieds: elle ne doutait -plus que May s'appellerait un jour M<sup>me</sup> Castagnède, -qu'Edith aurait le champ libre pour devenir M<sup>me</sup> Dupont-Gunther -et qu'elle-même, forte de sa double -victoire, régnerait sur Bertie mieux qu'au temps de -leurs amours. Elle s'assit près de May, prit entre ses -deux mains courtes la main moite de la jeune fille; -la dame avait retrouvé sa voix suave pour supplier -«la chère petite» de lui montrer quelque confiance; -elle lui protesta qu'il ne fallait point douter -de sa discrétion, pourvu que May se montrât raisonnable: -un jeune homme, depuis longtemps, -l'adorait qui offrait toutes les garanties de bonheur...</p> - -<p>Ces paroles résonnaient étrangement dans le cœur -de May: elle n'en perdait aucune, bien que des -pensées étrangères assiégeassent en foule son cerveau; -elle sentait en elle une absence de toute -volonté, elle avait conscience d'un effondrement de -ses résistances intérieures. L'idée que cette femme, -assise là, possédait son secret—ce secret!—ne lui -laissait plus que le désir de s'en aller, de s'anéantir. -Ah! quelqu'un! quelqu'un vers qui crier: mais, -dans le désert de sa vie, rien ne lui apparut que le -sourire trouble d'Edward, ce regard lucide et sec.</p> - -<p>—Que vous demande-t-on, May, pour accomplir -ce mariage qui serait votre salut? continuait la dame. -Que souhaite-t-on de vous? De renoncer à l'erreur -protestante: sur ce point, la mère Castagnède ne -transigera pas. Je sais qu'il est dur d'abandonner ce -que vous considérâtes jusqu'à présent comme la -vérité, mais notre sainte religion n'offre-t-elle pas -plus de garanties que la Réforme?</p> - -<p>A tout autre moment, May aurait éclaté d'un rire -qui eût coupé court à l'apologétique inattendue de -M<sup>me</sup> Gonzalès; tandis que la grosse femme s'empêtrait -dans des formules, May, pourtant, songeait à -cela qui précéderait son mariage, si elle y consentait; -et elle était attirée par ce prétendu sacrifice au point -que le mariage projeté lui parut accessoire et que -cette conversion s'offrait à elle comme une rénovation, -un recommencement. Elle vit ce phare, triste mouette -blessée; elle oublia un instant M<sup>me</sup> Gonzalès, Marcel -Castagnède, Claude lui-même: elle imaginait cette -Adeline Valadier, naguère sa plus chère amie, -lorsque revenant du cours, elles traversaient ensemble -la cathédrale: May demeurait debout aux côtés -d'Adeline prosternée, anéantie, déchargeant son -cœur.</p> - -<p>Dans l'ombre de la chambre, elle n'entendait plus -les paroles de M<sup>me</sup> Gonzalès que comme un indistinct -murmure. Elle se disait: «Je n'ai plus rien; tout -est brisé autour de moi; toute issue m'est fermée, -hors celle-là par où il faut que je me délivre. Seule -au monde, sans famille, je n'aurai à passer sur le -corps de personne pour m'évader du temple glacial -et entrer dans la nuit chaude, étoilée de cierges, -emplie d'une présence infinie.</p> - -<p>—Puis-je, mon enfant, compter que vous serez -raisonnable? Porterai-je à votre père une parole -d'espoir?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès s'était levée; May fit oui de la tête -et avertit la dame qu'elle ne descendrait pas pour le -dîner. Seule, enfin, elle demeura assise les yeux -grand ouverts dans l'ombre; elle s'étonna de la fuite -des heures; le temps lui manquait pour assouvir la -curiosité qu'elle avait de son cœur. Soudain, elle -imagina la Gonzalès et sa fille se repaissant de son -triste secret; elle crut les entendre rire de ce qu'un -baiser donné à un petit paysan déclencherait une -conversion et un mariage. May aurait voulu crier, se -faire mal. Elle braverait en face le monde! Elle -épouserait Claude, sans chercher de lâches consolations -dans l'idolâtrie catholique. Elle s'acharna à -raviver la mourante flamme de son orgueil; un -brusque désir la mit debout: elle irait chercher un -refuge entre les bras de son amour, elle prononça le -nom de Claude et, en même temps, se sentit criminelle, -quitta sa chambre, ne sachant où courir. Une -ombre la guettait dans le couloir: elle reconnut la -voix de M<sup>me</sup> Gonzalès:</p> - -<p>—Eh bien, ma belle, avons-nous réfléchi?</p> - -<p>—Il suffit, Madame ... ceci me regarde seule.</p> - -<p>Comme elle parlait d'un ton insolent, May se -souvint que la dame «avait vu», et l'eût-elle oublié, -le «plaît-il ma petite?» que l'autre lui lança, eût -suffi à la rappeler à sa servitude; c'est pourquoi elle -ajouta lâchement:</p> - -<p>—Soyez assurée, Madame, que je vous sais gré de -vos conseils.</p> - -<p>La Gonzalès connut l'étendue de sa victoire:</p> - -<p>—Tout s'arrangera, mon enfant, laissez-moi faire, -donnez-moi la confiance que je mérite et dont, -jusqu'à ce jour, vous m'avez frustrée, méchante.</p> - -<p>Elle attira contre sa poitrine la jeune fille raidie -puis, discrète, courut à d'autres intrigues.</p> - -<p>May, marchant comme une aveugle, les mains tendues, -s'arrêta à la porte de son frère. La lueur de la -lampe éclairait le plancher. A peine eut-elle frappé, -que des voix se turent, un fauteuil fut remué. Elle -entra et d'abord reconnut mal ces deux visages tournés -vers elle: son frère sur le divan, les jambes -repliées; Edith debout près de lui jouait avec ce collier -de corail que portent les femmes sans fortune, à -défaut de perles.</p> - -<p>—Je vous dérange? dit May sottement.</p> - -<p>Edward répondit du bout des lèvres:</p> - -<p>—Mais non, mais non. Veux-tu du thé? Nous -goûtions, nous bavardions un peu, les journées sont -bien longues...</p> - -<p>Edith offrit à May une assiette de petits fours. -Edward observait en dessous sa sœur, à travers la -fumée d'une cigarette. May crut voir dans ces yeux -familiers une détresse telle qu'un instant elle oublia -sa propre angoisse. Au contraire, Edith parlait joyeusement; -sa robe claire semblait ne pas tenir à ses -épaules; une expansion soudaine lui faisait inventer -des formules gentilles afin de retenir May: pour la -première fois, elle se sentait la plus riche.</p> - -<p>—Restez un peu: nous goûterons à trois; vous -savez qu'Edward a des petits fours bien meilleurs -que ceux de la salle à manger.</p> - -<p>May refusa encore, s'excusa, referma la porte. -Edward dit:</p> - -<p>—Pauvre petite!</p> - -<p>Edith haussa les épaules.</p> - -<p>—Il faut vouloir son bonheur comme nous l'avons -voulu: ta sœur s'efface, se renonce. Ah! vous êtes -bien du même sang, tous les deux! Dieu merci, tu -m'as rencontrée, toi, mon petit.</p> - -<p>Et elle prenait le visage d'Edward entre ses deux -mains et le rapprochait de sa bouche, avec adoration. -Edward se dégagea doucement et dit:</p> - -<p>—Devons-nous tant nous féliciter?</p> - -<p>Edith crut qu'il avait peur à cause d'elle seule:</p> - -<p>—Je ne regrette rien: pour toi, je m'étais gardée. -Oh! ne me crois pas désintéressée; le désintéressement -est une vertu de lâche; je veux faire ma vie, -je la ferai de mon amour et pour mon amour, avec -toi et pour toi.</p> - -<p>Edward baissait la tête: chaque parole ajoutait un -anneau à sa chaîne; il se disait: je suis dans un -tombeau; quelqu'un entasse au-dessus de moi des -pierres.</p> - -<p>Edith, qu'une existence précaire avait exercée à la -lutte et à la ruse, ne s'aperçut pourtant pas de ce -désespoir. La volupté partagée, la sensualité de ce -garçon indolent et veule, il n'en fallait point tant -pour dérouter une jeune fille même avertie et d'une -prudence savante. Avant de rencontrer Edward, elle -ne s'était donnée à personne tout à fait; elle connaissait -donc l'homme quand il désire, quand il assiège; -elle excellait à manœuvrer le mâle suppliant, mais -elle l'ignorait assouvi, déçu et qui n'a plus envie que -de s'en aller.</p> - -<p>Elle alluma une cigarette, regarda par la fente des -volets qui demeuraient clos, bien que le soleil fût -couché, déjà.</p> - -<p>—Ah! ah! ton père et maman, très animés, descendent -des charmilles! Pauvre mère qui fait jouer -ses grosses ficelles et qui s'imagine que nous donnons -dans ses panneaux! Elle m'accuse de n'être pas -ambitieuse et pourtant, que son ambition est misérable -au prix de la mienne! Car je veux la fortune -mais aussi la gloire, l'amour, tout ce que nous allons -trouver, n'est-ce pas, chéri, dans ton «flat» de la -rue de Bellechasse où nous serons bientôt?</p> - -<p>Il était entendu entre eux qu'Edward partirait seul -dès le lendemain et qu'Edith, après quelques jours, -l'irait rejoindre à Paris. Edward réalisa comme il -n'avait pu le faire encore son désastre: cette femme -établie à jamais peut-être dans le refuge où il se terrait. -Comment avait-il pu proposer cela? que ne se -taisait-il dans les brefs moments de volupté!</p> - -<p>—Comme nous allons vivre intensément, chéri! -Ne crois pas que je veuille t'isoler: nous voulons -le succès, n'est-ce pas? Il faudra voir du monde; -d'ailleurs tu as, comme moi, le goût des visages, -des êtres. Je t'obligerai à devenir célèbre, cher paresseux.</p> - -<p>Il demanda par quelle route il atteindrait la -gloire.</p> - -<p>—Mais, mon amour, il y a la peinture! j'ai vu de -toi des choses ravissantes. N'as-tu pas eu, il y a deux -ans, une exposition très réussie chez Mannheim?</p> - -<p>Edward haussa les épaules. Depuis des mois, il connaissait -son impuissance. Éternel amateur, ses toiles -étaient le reflet de ses admirations. Lui qui ne -s'intéressait qu'à lui-même, comment ne se fût-il -pas dégoûté de son œuvre où il ne retrouvait que -les autres? Son orgueil incommensurable et toujours -saignant ne pouvait plus souffrir l'indifférence, le -dédain des vrais artistes. Edith insistait:</p> - -<p>—Mais si, mais si, Firmin Pacaud dit que tu as le -sens de la couleur: et puis, il faut que je te l'avoue, -je n'ai point perdu mon temps... Tu ne te moqueras -pas de moi? J'ai un roman et un livre de vers déjà -dactylographiés... Ne fais pas la grimace; ne dis rien -avant d'avoir lu mes manuscrits. Oh! je savais que -tu serais mécontent, aussi ai-je attendu d'être sûre -de toi, de ton amour, pour t'en parler. Va, laisse-moi -faire, mon tout petit: je sais ce que je veux; même -si ce que j'écris ne vaut rien, il importe, comprends-tu, -que je sois une femme de lettres afin de -n'être pas une femme entretenue.</p> - -<p>Edward ne put se défendre d'admirer une telle -science de la vie; il se dit: si je la lâche, elle ne se -noiera pas, elle sait nager. Edith continuait de -s'étendre sur un sujet qui la passionnait, sans voir -l'accablement d'Edward qui se leva:</p> - -<p>—Depuis longtemps, la chaleur est tombée.</p> - -<p>Et il poussa les volets. Edith n'eut pas peur de son -silence. Elle avait réussi sa manœuvre: sans s'offrir -expressément, elle s'était donnée à Edward «pour le -mieux dominer», se disait-elle; au fond, incapable -de résister à son instinct, esclave de sa chair; ce -que peut donner une volonté tenace, elle l'avait -obtenu; elle croyait à la perfection de son ouvrage; -elle ignorait cette race d'hommes clairvoyants devant -chaque piège, mais qui s'y laissent de bonne grâce -et par nonchalance choir, et cèdent indéfiniment -jusqu'à ce que soudain ils ne soient plus là, car ils -ne possèdent qu'une sorte de courage; celui de fuir, -de secouer les épaules, de laisser tomber. Le contentement -d'Edward, aux minutes de plaisir, détournait -la jeune fille de redouter cette politesse glacée. Ne -serait-elle pas morte si, dans le moment que son front -cherchait le creux de l'épaule du bien-aimé, elle avait -pu lire sa pensée secrète: «Comme elle s'attable...»?</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_IX" id="chap_IX"></a>IX</h2> - -<p>Edith, couchée et les yeux mi-clos, regardait le -soleil matinier rendre vivantes les roses transparentes -de la cretonne. Sa mère entra, réduite à ses seuls -cheveux, vêtue d'un peignoir rose où s'envolaient -des cigognes; le fard de la veille salissait son visage -où le sommeil avait creusé, sous les yeux, des poches -marron:</p> - -<p>—Edith, mon amour, sais-tu qu'Edward a pris le -train de dix heures, qu'il a emporté de nombreuses -malles, et qu'enfin nous en voilà débarrassées?</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès épiait sur le visage de sa fille un -signe de détresse; elle n'y vit qu'un sourire et qui -l'inquiéta:</p> - -<p>—Tu le savais, petit masque?</p> - -<p>La jeune fille ne le nia pas.</p> - -<p>—Tu me sembles considérer cet événement avec -philosophie: il est bien vrai que nous devons nous -en réjouir; ce petit monsieur te détournait de ton -jeu; c'est le papa qui nous intéresse; il te sera plus -facile, maintenant, de t'y attacher: mais il est grand -temps de coordonner nos efforts; pour ma part, -j'estime avoir joué aussi bien que me le permettait -la partenaire détestable que tu fus jusqu'à présent. -Enfin, rien ne va plus troubler nos combinaisons! -le départ de ton flirt est ce qui nous pouvait arriver -de plus heureux.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès s'arrêta, un peu troublée de voir -qu'Edith continuait de sourire, prenait sur la table -une cigarette, puis, renversée dans ses oreillers, -contemplait, au-dessus de son lit, des lacs de fumée. -M<sup>me</sup> Gonzalès, d'un ton plaisant, demanda ce qu'il -y avait dans cette mauvaise tête:</p> - -<p>—J'aimerais mieux te voir pleurer, ma chérie. Je -n'aime pas tes silences.</p> - -<p>Edith, d'un air innocent, assura qu'elle n'avait -point de raison d'être triste; M<sup>me</sup> Gonzalès répartit -qu'elle n'en croyait rien, qu'au reste elle ne voyait -aucun mal à une légère intrigue, pourvu qu'Edith -ne fût pas détournée de sa vraie voie.</p> - -<p>—Allons, avoue que cet Edward ne t'était pas -indifférent?</p> - -<p>La jeune fille répondit, avec beaucoup de sang-froid, -qu'elle était même très sûre de l'aimer. La -dame, d'une voix pleine d'angoisse, la félicita de ce -qu'elle se consolait si vite d'un départ qui mettait fin -à ce flirt dangereux. Edith jeta sa cigarette dans le -cendrier et, regardant sa mère en face:</p> - -<p>—Ce départ ne met fin à rien: dans huit jours -j'aurai rejoint Edward à Paris.</p> - -<p>Des plaques jaunes se dessinèrent sur les bajoues -et sur le front de M<sup>me</sup> Gonzalès:</p> - -<p>—Tu ne feras pas cette bêtise.</p> - -<p>Edith demanda qui pourrait bien l'empêcher.</p> - -<p>—Crois-tu, petite sotte, que j'aurai sacrifié toute -ma vie à ta fortune, crois-tu que pendant des années, -au prix de mon honneur et de ma réputation, je -t'aurai préparé les voies...</p> - -<p>—Maman, je t'en prie, ne parle pas si fort, c'est -du dernier commun, et puis quelle imprudence!</p> - -<p>Le flegme de la jeune fille, son persiflage à froid, -toujours avaient déconcerté M<sup>me</sup> Gonzalès.</p> - -<p>—Maman, je le demande seulement de me laisser -parler une minute. Je suis amoureuse, il est vrai, mais -je suis ambitieuse aussi et infiniment plus que tu ne -l'es toi-même; car je veux la richesse et une situation -mondaine, mais alors que cela te contente, il me -faut à moi autre chose et que le vieux Gunther ne saurait -me donner, il me faut le bonheur. L'argent ne -me serait rien si je n'ai en même temps l'amour. -Tout ce que j'aurais reçu du père, je l'obtiendrai -d'Edward, qui a de la fortune et qui habite Paris, -mais il y ajoutera l'essentiel.</p> - -<p>—Petite sotte, ne vois-tu pas que l'affaire est dans -le sac, que le vieux t'épousera, alors que ton gigolo -aura tôt fait de te renvoyer au trottoir?</p> - -<p>—Je ne suis pas si sotte ni si naïve: pendant que -tu t'obstinais sur une mauvaise piste, que tu travaillais -le vieux, moi je m'occupais du jeune: ce fut dur, -je ne le nie pas, mais maintenant, je le tiens, j'en -suis sûre.</p> - -<p>—Ma chérie, tu as vingt-huit ans, tu n'as plus de -temps à perdre: avec Bertie, la réussite est assurée, -avec le gosse, elle reste douteuse. Écoute-moi, Edith -(et la dame retrouvait soudain une voix grasse de -fille), écoute-moi: je connais les hommes, eh bien -ton Edward n'est pas un de ceux sur lesquels nous -ayons pouvoir: il est femme, il est plus femme -que toi, il nous ressemble trop pour nous aimer, il -n'aime pas les femmes.</p> - -<p>Edith eut un petit rire:</p> - -<p>—Je sais ce que je sais...</p> - -<p>—Peut-être ne dédaigne-t-il pas certains plaisirs -et lui as-tu mis au cou une chaîne d'habitudes dont -tu t'imagines qu'il ne se passera plus... Ah! pauvre -enfant, je les connais, ces petits-là: quand on croit -les mieux tenir, alors ils s'évadent, ils se laissent conduire -jusqu'au seuil de la mairie, mais, la veille de -la cérémonie, ils prennent l'Orient-express et laissent -sur la table une lettre d'excuse avec vingt-cinq louis.</p> - -<p>—A la précision de ce chiffre, je devine qu'un -souvenir personnel obscurcit ton jugement ... toi et -moi, cela fait deux; tu n'es pas faite pour réduire -Edward...</p> - -<p>—Pauvre sotte qui prétend m'en remontrer!</p> - -<p>—Mais oui, maman, mais oui! Sans doute je ne -saurais comme toi mener, par le bout du nez, Bertie ...</p> - -<p>—Mais à toi les travaux de finesse? Eh bien, ma -fille, nous verrons cela! Mais non, dis-moi que nous -ne le verrons pas; j'espère encore te convaincre, on -ne renonce pas à une proie certaine!</p> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès connaissait trop sa fille pour garder -quelque espoir de la convaincre; tout de même il lui -restait huit jours de manœuvres, M. Gunther n'ayant -pas quitté Bordeaux ce dimanche-là: tout pouvait -être sauvé encore.</p> - -<p class="p2">Ce matin même, May, à peine descendue de sa -chambre, suivit l'allée des vignes, ouvrit la porte -rouillée qui donnait sur un étroit chemin par où l'on -gagne, à travers champs, Viridis. Une cloche tintait, -annonçant la fin de la messe; la brume présageait un -après-midi torride; les pas de la jeune fille faisaient -se lever des vols palpitants de papillons bleus et les -petits cœurs des lézards battaient dans les pierres des -clôtures. Tant de luttes intérieures ne se révélaient -plus sur cette face inexpressive; une décision prise -pendant la nuit lui enveloppait l'âme d'apaisement; -lorsque à l'aube, après des heures d'insomnie, à l'instant -de l'éveil des oiseaux, elle avait surpris—avec -quelle indignation!—le départ furtif d'Edward et le -démarrage en douceur de l'auto chargée de bagages, -May, surmontant son angoisse, s'était fortifiée dans -une volonté de rénovation, de recommencement: -son frère la trahissait, elle renoncerait à son frère! -Marcel Castagnède ne lui fut plus que le signe sensible -de cette autre vie où elle pénétrait; elle imaginait -l'Église ainsi qu'une communion, un cœur à -cœur, un écrasement de sa vieille ennemie la solitude; -un autre homme la dirigerait au long d'une -route sûre, jalonnée de pratiques, sans qu'elle ait à -se déchirer à tous les carrefours, dans l'incertitude, -en face des chemins qui se croisent. L'infâme relent -que son père, Edward, les Gonzalès entretenaient à -Lur et dont la jeune fille avait commencé de se sentir -empoisonnée, enfin cette folie charnelle qui déjà -l'avait atteinte, lui rendit moins redoutable l'accès de -la maison Castagnède; elle évoquait, tout en marchant, -cet «intérieur» où, résolument, il fallait s'ensevelir.</p> - -<p>Ces braves gens se suffisaient à eux-mêmes; le -monde, pour eux, finissait aux cousins issus de germains. -Ce que cette race des Castagnède pouvait produire -d'intelligence, de sainteté, d'héroïsme, se consommait -sur place, dans l'hôtel où ils procréaient -depuis un siècle. Les filles ne se mariaient jamais -hors la ville, à peine hors la maison, jamais hors la -rue ou le quartier. Les domestiques, bien que modiquement -payés, ne pouvaient s'accoutumer à d'autres -places; ceux qu'un coup de tête chassait de ce -modeste paradis, n'avaient de cesse qu'ils n'y fussent -réintégrés. Il était rare qu'on y priât un étranger -à dîner, mais dans cette occurrence, des plats cuisinés -l'émerveillaient pour le reste de sa vie. Personne -jamais ne prit, chez les Castagnède, ses habitudes; un -parent par alliance, habitant le Nord, et qui prétendit -s'y installer huit jours, dut fuir le surlendemain -de son arrivée. Marcel, affilié à la section bordelaise -d'un parti néo-monarchiste et préposé à l'organisation -des chahuts et des sabotages des cours d'un professeur -germanisant, avait hébergé chez sa mère, à -l'occasion d'un congrès, quelques Parisiens éminents, -rédacteurs au journal du parti; l'esprit, la blague, les -charges incompréhensibles, passées les fortifications, -cet orgueil des gens de lettres qui démolissent d'une -phrase un Lamartine ou un Hugo, exaspéra les Castagnède -incapables de «mettre au point», prenant -tout au pied de la lettre, hostiles à tout ce qui n'est -pas à leur échelle. May le savait; en avait-elle assez -ri avec Edward! Les Castagnède, dès l'enfance, leur -avaient été un jeu de massacre. Aujourd'hui, elle -n'en riait plus, elle aspirait à cette règle, à cet ordre -et surtout à cette propreté morale, à cette dignité: -chez eux, rien de vil ni de bas, ni de suspect, l'ombre -d'aucun vice au fond des regards.</p> - -<p>May s'inquiéta de n'avoir pas encore rencontré, -sur le petit chemin, celui qu'elle y venait chercher. -Elle avait décidé de parler à Claude: «Ne lui ai-je -pas donné quelques droits»? se disait-elle bravement. -Parce qu'il était un pieux enfant, elle crut qu'il -serait facile de l'apaiser. «Je ne l'aborderai que s'il -revient seul de la messe, songeait-elle, sinon, je passerai -sans le voir.» A un tournant, près d'un moulin -abandonné, elle le vit apparaître. Comme il marchait, -les yeux fixés à terre, il ne l'aperçut pas -d'abord. Endimanché, Claude plus qu'avec ses vêtements -de travail, avait l'aspect d'un paysan; le veston, -aux épaules rembourrées, élargissait ridiculement -sa carrure, les manches trop courtes découvraient -les poignets, rendant presque monstrueuses les épaisses -mains sans ongles; il tenait, son canotier à la main, il -transpirait; le gilet déboutonné laissait voir le plastron -mal ajusté à la chemise de flanelle; le soleil -allumait des plaques de cosmétique à ses cheveux -rebelles, ses cheveux frisés de garçon boucher.</p> - -<p>May, d'abord, éprouva de la honte et de la colère, -songeant que ce gros garçon se pouvait à bon droit -persuader de l'avoir troublée; alors Claude leva vers -elle des yeux où elle sut lire une tendresse humiliée -et terrifiée, une expression de chien caressé par -mégarde... Il ne s'approcha pas, demeura au milieu -de la route, immobile, et May le vit tel qu'il était, -le pauvre complet-veston acheté à Toulenne désormais -ne trompa plus ses yeux, elle reconnut le jeune -athlète sain, puissant, dévoré de vierge passion et, -comme dans les incendies des Landes, le feu, d'une -cime à l'autre, se communique, elle aussi, jeune -plante, en face de ce bel arbre embrasé, trembla -pour elle et n'osa faire un pas vers lui; elle eut peur -de cette émotion délectable, et qu'il fallait vaincre.</p> - -<p>—J'ai voulu vous voir, dit-elle enfin, parce que -je vous dois une confidence et que vous me devez -un service.</p> - -<p>Et comme Claude balbutiait qu'il n'était pas digne, -elle ajouta avec un rien de condescendance:</p> - -<p>—J'ai de l'amitié pour vous, Claude, et vous me -montrez de la sympathie; votre instruction, votre -intelligence m'autorisent à vous traiter en ami, et -même en frère, puisque mon vrai frère m'abandonne...</p> - -<p>Elle se tut et Claude ne trouva pas un mot pour -combler le silence; il la regardait. Elle dit encore:</p> - -<p>—Votre savoir n'est pas seulement ce qui vous -attire ma confiance: mais aussi votre religion, votre -foi candide.</p> - -<p>Il fallait pourtant qu'elle risquât une allusion à la -scène du verger. Elle se décida:</p> - -<p>—Claude, vous connaissez ma solitude. Tendez-moi -une main secourable. Vous m'avez vue, n'est-ce -pas, souvent désemparée, faible. Vous savez qu'une -mauvaise curiosité, ce goût des expériences que je -dois à mon frère m'inclinent parfois à des démarches -peu dignes de moi... Mais j'entrevois le salut, et vous -m'y aurez aidée...</p> - -<p>Stupéfait, ignorant où elle voulait en venir, Claude, -au milieu de la route, haletait; elle lui dit de se -couvrir, il ne le voulut pas et le soleil brûlait sa -nuque.</p> - -<p>—Enfin je sais ce qui est exigé de moi: ce ne -saurait être par hasard qu'un jeune homme qui, avec -le consentement de mon père, demande ma main, -exige d'abord que je devienne catholique. N'est-ce -pas, Claude, qu'il y a là le signe d'une volonté particulière -sur moi?</p> - -<p>—Vous vous mariez?</p> - -<p>Elle affecta de ne pas voir son trouble, assura -qu'elle ne doutait point du réconfort que Claude -puiserait dans cette pensée qu'il avait beaucoup fait -pour ouvrir les yeux d'une petite hérétique. Elle -espérait qu'il ne refuserait pas de couronner son -œuvre en la mettant en relation avec M. Garros ou -ce vicaire de Viridis, l'abbé Paulet...</p> - -<p>May s'effraya que Claude ne répondît pas. Avait-il -seulement écouté? Il s'était rapproché d'elle et -soudain lui prit le poignet, d'un air de brute:</p> - -<p>—Qui donc épousez-vous? Le fils Castagnède, -bien sûr!</p> - -<p>Elle se dégagea et les coins tombants de sa bouche -exprimèrent un dégoût dont Claude fut accablé.</p> - -<p>—Je vous en ai dit assez, Monsieur, trop, sans -doute, puisqu'il paraît que je vous connaissais mal...</p> - -<p>Il balbutia:</p> - -<p>—Pardon ... pardon...</p> - -<p>Mais courant presque, elle disparut derrière le -moulin. Claude ne la poursuivit pas, il se coucha -d'abord dans le fossé plein d'orties et de menthe -sauvage, puis, à travers les vignes, s'égratignant -aux fils de fer, il descendit jusqu'à Toulenne, entra -dans la première auberge où était attablé le bouvier -Abel, s'assit en face de lui, demanda du vin blanc.</p> - -<p class="p2">May, le lendemain, rejoignit son père à Bordeaux -et lui fit part de sa décision. Bertie dissimula sa joie. -La demande officielle à peine faite, il s'occupa du -contrat: Marcel s'engageait à laisser dans la maison -de commerce la fortune de sa femme. M. Gunther -déclara ne point faire obstacle à la conversion de -May. La jeune fille, qui ne voulait pas se retrouver en -face de la Gonzalès, fut confiée à M<sup>me</sup> Castagnède: -la bonne dame l'adressa à son confesseur.</p> - -<p>Le samedi, comme M. Gunther, épanoui, chargé -de petits cadeaux, s'installait à table dans la salle à -manger de Lur, Edith le pria de bien vouloir -commander l'auto pour le lendemain matin. Elle -ajouta qu'elle aurait de nombreux bagages. Comme -M. Gunther, très paisiblement, lui demandait si elle -comptait être absente plusieurs jours:</p> - -<p>—S'il vous plaît, Monsieur, je quitte définitivement -Lur: une très chère amie m'appelle en Seine-et-Oise -où je vais achever mes vacances.</p> - -<p>—Voilà, Mademoiselle, une étrange nouvelle! Il -eût été convenable que je fusse consulté.</p> - -<p>—Mais, Monsieur, j'ai averti ma mère et ce soir -je vous fais part de ma décision, en vous exprimant -ma gratitude.</p> - -<p>Elle parlait du ton de quelqu'un qui donne un -congé définitif, et c'était si apparent que M<sup>me</sup> Gonzalès, -les yeux dans son assiette, n'osait regarder le -colérique Gunther qui, cependant, d'une voix sourde, -l'interrogea:</p> - -<p>—Étiez-vous informée de ce départ, Madame?</p> - -<p>Elle balbutia sottement qu'elle avait fait, pour en -détourner Edith, l'impossible: c'était avouer que -tous leurs projets s'en allaient à vau-l'eau. L'orage -n'éclata pas d'abord: chacun faisait semblant de -manger et le domestique pressait le service. Seule, -Edith affecta une grande liberté d'esprit et redemanda -du poulet; mais elle se priva de dessert afin d'aller -boucler ses valises, pressa la main de M. Gunther, et -d'un pas aussi nonchalant que de coutume, gagna -la porte. M. Gunther posa sa serviette sur la table, -se dirigea vers le salon, ouvrit la fenêtre, déboutonna -son col; le souci de sa santé, à ces minutes-là, -l'aidait maintenant à se contenir. Enfin, d'une voix -calme, il demanda à M<sup>me</sup> Gonzalès quel était le fin -mot de cette comédie. La dame poussa un grand -soupir: elle savait la partie perdue; il lui restait de -se venger, d'un coup, de vingt années humiliées:</p> - -<p>—Cela signifie, mon ami, que je m'étais trompée -et que le dégoût, chez ma fille, l'emporte sur la pitié.</p> - -<p>—Le dégoût?</p> - -<p>—Toujours (je vous l'avais caché, mais comment -n'être pas sincère maintenant?) elle eut horreur de -ce qui est vieux, passé, elle n'aime que la jeunesse: -ce qui de vous lui plaisait, elle n'a pu l'aimer que -dans votre fils...</p> - -<p>—A la porte! Allez-vous-en! F..... le camp avec -elle! De cette maison, à vous deux, vous faisiez une ... -Maison. Voilà dix ans que je vous supporte, que -j'impose à ma fille l'ignominie de votre présence.</p> - -<p>Des injures suivirent; le trottoir, on eût dit. Mais -M<sup>me</sup> Gonzalès buvait, le doigt en l'air, son café, -regardait Bertie devenir violet, songeant que ce -serait, tout de même, une chance et une bien grande -satisfaction pour elle de le voir s'effondrer; il ne -s'effondra pas et ce qui, sans doute, le sauva, ce fut -de montrer le poing à la dame, de lui courir sus, de -lui arracher des mains la tasse qui se brisa sur le -parquet, de la pousser vers la porte en dépit de ses -gloussements et de lui signifier qu'elles auraient à -vider les lieux incontinent: ces dames prirent à -Toulenne le train de 21h. 17m.</p> - -<p>A minuit, Bertie rêvait encore au salon, en face -d'un petit verre et d'un carafon d'armagnac; après -l'orage, il s'accordait cette solitaire débauche. La -satisfaction d'avoir fait maison nette détendit ses -nerfs. Ces derniers temps, la Gonzalès l'avait enserré -de trop près en de trop grosses toiles, la vieille -araignée! N'empêche qu'une belle proie lui échappait; -il avait, touchant le corps d'Edith, des imaginations -de propriétaire... Bah! la belle n'eût rien -fait que la bague au doigt, ... ce mariage, quelle -grossière embûche!</p> - -<p>Un malaise lui vint d'être seul dans la maison avec -deux domestiques: des souvenirs de films sinistres -l'obsédèrent; il eut la sensation d'un silence d'assassinat -dans une villa isolée; un chat sauvagement -miaula sur les toits. Bertie, pour détourner sa pensée, -se remémora chaque injure adressée à la Gonzalès—satisfaction -profonde!—Elle ne s'était guère défendue; -pourtant il se rappela une petite phrase à quoi -d'abord il avait prêté peu d'attention, mais, comme -une flèche, elle demeurait fichée en lui; Bertie en -sentit soudain la blessure; il s'agissait de sa fille: la -Gonzalès s'était déclarée fort contente de n'avoir plus -la charge d'une donzelle qui aimait se faire bécoter -dans les coins par le fils du paysan, et avait ajouté -que lorsque Bertie comparait sa maison à un b..., il -ne croyait pas si bien dire. M. Dupont-Gunther se -rappela une lettre où Mélanie le mettait en garde -contre Claude Favereau, qui allait se baigner en -compagnie d'Edward et de May... Il haussa les -épaules; comment croire que cette May revêche, puritaine, -plus orgueilleuse et plus dédaigneuse qu'une -paonne, se pût commettre avec un paysan! La Gonzalès -allait un peu fort! Il lui restait pourtant une -sourde inquiétude, dont le détourna la brusque imagination -d'Edith dans les bras d'Edward; une jalousie -atroce le brûla; il aurait crié de rage; alors il -décida de ne pas se coucher avant que le flacon -d'armagnac fût vide et, derechef, remplit son verre.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_X" id="chap_X"></a>X</h2> - -<div class="letter"> - -<p class="center"><span class="smcap">Edward Dupont-Gunther à Firmin Pacaud.</span></p> - -<p class="date">Paris, septembre 19...</p> - -<p>Souvent je vous ai entretenu, mon ami, de cette -joie particulière aux retours de province, lorsque -j'entrais dans mes habitudes anciennes comme dans -ce costume d'intérieur à quoi s'associent des souvenirs -de travail, de fumeries, de lectures, et qu'avec le -trot éreinté d'un cheval sur le pavé de bois, le son -d'un grelot s'éloignait. Je regardais, au fond d'une -glace, s'évanouir cet air excédé que la province -m'impose et réapparaître mon vrai visage; mes -goûts, un à un se réveillaient en moi, des ambitions, -des projets... Je revenais à des soins négligés de -toilette et de monde. Le téléphone m'apportait soudain -les voix spirituelles de ceux qui m'amusent et -que je retrouvais à leur place, prêts pour mon amusement. -Je rêvais de tendresses possibles... Oh! cela -ne durait guère: ma fièvre de travail cédait vite à cette -persuasion de n'être capable que de réminiscences—faux -cubiste pour les gens du monde, amateur mondain -pour les artistes!—J'avais tôt fait de décrocher -mon récepteur et de ne plus savoir m'amuser avec -ceux qui ne s'en lassent pas. Mes essais de tendresses -devenaient de lugubres impasses; au moins me -restait-il la solitude, ce dernier bien qui aide à ne -pas mourir et qui est le droit de demeurer seul dans -une chambre; je me réservais, pour ces heures-là, -telles lectures qui ouvrent au cœur des horizons -métaphysiques: toujours, j'eus le souci de mettre -la religion de côté, mais comme une poire pour la -soif: un être aussi dénué de défense en face de la -mort tentatrice, croyez-vous qu'il doive négliger cette -dernière raison de ne pas devancer son heure? La -naïve foi (au fond pas si naïve!) du petit Favereau, -me déconcerte moins que votre jovialité d'ancien -élève de Burdeau, indifférent à ce qui dépasse les -apparences.</p> - -<p>De cet le «joie du retour» il faut, cette année, -faire mon deuil: Edith est là, elle s'installe, non -comme la femme épouse de qui la lampe éclaire la -nuque penchée et qui montre à un petit garçon des -images, non comme celle de qui la présence est une -solitude, moins l'angoisse, et dont j'imagine que le -souffle mesure le silence et ne le trouble pas; il existe -de ces ménages heureux... Claude Favereau l'affirme -qui m'ignore assez pour me recommander ce -simple et inaccessible bonheur; Edith est la Maîtresse: -elle dispose de mon temps, de mes livres, de mon -corps; avec mes relations elle joue aux échecs, -organise selon sa petite idée mon avenir. Elle tisse -sa toile, m'enveloppe, m'englue, je fais le mort, je la -l'assure, confiant en mon pouvoir de, tout d'un coup, -disparaître et assuré d'avoir au doigt l'anneau qui -rend invisible. Cher Pacaud, qui prenez toujours le -parti de la femme, ne vous hâtez pas de vous attendrir; -la première, peut-être, elle me lâchera; ses -facultés s'adaptent miraculeusement à la vie parisienne; -elle n'a déjà plus besoin de moi, elle ira -loin; c'est l'opinion de sa chère mère, débarquée -incontinent ici après la tragédie de Lur, et qui s'établit -professeur de beauté, rue Gaudot-de-Mauroy. -J'ai consenti à recevoir une seule fois la bonne dame -très capable, au reste, de renoncer à sa fille pour ne -pas déranger ses stratégies, mais je l'inquiète, cette -vieille routière, elle se méfie, je ne lui dis rien qui -vaille, son instinct l'avertit qu'on ne fait pas de bon -ouvrage avec un gars de ma sorte; je compte sur ses -directions pour me délivrer d'Edith sans trop de douleur; -si la comédie vous tente, venez ici vers la -mi-janvier; Edith aura trouvé alors le «flat» de ses -rêves, et nous pourrons, comme naguère, bien avant -dans la nuit, fumer, boire des alcools. Ce nouveau -loyer m'oblige à vendre encore des Suez... Quelle -fatigue! Votre <span class="smcap">Edward</span>.</p> - -<p><i>P. S.</i>—Qu'advient-il de May, de sa conversion -et de son stupide mariage? Elle ne répond pas à mes -lettres; je connais sa puissance de rancune: me voilà -son ennemi désormais. Non, comme elle se le persuade, -parce que je l'ai abandonnée; elle me trahit -et passe dans le camp de ceux qui veulent vivre.</p></div> - -<div class="letter"> - -<p class="center"><span class="smcap">Lettre de Firmin Pacaud à Edward Dupont-Gunther.</span></p> - -<p class="center"><i>(Fragment.)</i></p> - -<p>... Je m'inquiète fort peu que cette Edith tire ou -non son épingle de vos jeux, et je ne redoute aucun -collage pour vous qui êtes si singulièrement impropre -aux grandes passions. Seule me préoccupe votre persévérance -à briser tous vos appuis, à délier tout ce -qui vous rattache à la vie. Je me dis bien que vous -parlez trop de mourir pour en courir vraiment la -chance; n'empêche que j'aimerais vous connaître une -ambition, une manie,—oserais-je dire un vice?—enfin, -de quoi remplir vos journées. Enfermez-vous -dans votre atelier: travaillez avec le maître que vous -avez choisi. Le premier barbouilleur vous persuade -que vous n'avez pas de talent; il y a en vous-même -un complice de ceux qui, sournoisement, vous découragent. -Cher Edward, qui vous croyez un grand dédaigneux, -comme le plus idiot jugement vous obsède! A -défaut de travail et puisque vous déclarez inguérissable -votre impuissance d'aimer, du moins cultivez -ce goût de ne dédaigner l'action que pour vous passionner -au spectacle des autres hommes: naguère -vous aimiez les salons de Paris; vous me rapportiez -des conversations avec certains êtres et qui ouvrent -des abîmes, disiez-vous, devant quoi ont reculé les -plus audacieuses littératures. N'avez-vous plus de ces -curiosités? Je vous cherche, tant vous inquiétez ma -sollicitude, les plus saugrenus divertissements...</p> - -<p>... On me dit que notre petite May s'acclimate avec -une facilité imprévue: je le tiens de votre père, -n'ayant pas mes entrées chez les Castagnède; May s'y -ensevelit comme au couvent; elle voit chaque jour -ses deux futures belles-sœurs de qui le programme -est d'être à perpétuité enceinte ou nourrice. May suit -des cours de puériculture; on la signale chaque matin -à la messe de sept heures. Tout cela est bien étrange; -elle s'est débarrassée de votre influence avec une passion -qui me fait croire à quelque événement secret. -Rappelez-vous, à Lur, le soir du dîner Castagnède, -son air halluciné. N'avez-vous rien appris? Ma tendresse -peut-être est indiscrète? Quoique ma réputation -de débauché m'ait toujours fait du tort auprès de votre -sœur, parfois elle m'écoutait et, quand vous n'étiez -pas là, elle se confiait un peu. Ah! si j'avais été de -dix ans plus jeune!... Elle s'éloigne en courant dans -ces ténèbres mystiques, elle s'enivre de l'opium chrétien... -Peut-être cela va-t-il nous donner une petite -sœur de cette Jacqueline Pascal que vous m'avez -appris à aimer et qui ne voulait point mettre de -limite à la pureté ni à la perfection; c'est compter -sans l'influence du gros Marcel: saura-t-il manœuvrer? -Jusqu'à présent, il joue le rôle d'accessoire dans -une conversion; tout de même, c'est un garçon: il -lui reste un argument dont nous ne connaîtrons l'effet -qu'après la cérémonie; votre père souhaiterait qu'elle -ait lieu sans délai, mais la mère Castagnède exige -que d'abord sa future bru soit exactement informée -des mystères chrétiens, et je ne crois pas que le -mariage puisse être célébré avant le printemps.</p> - -<p>Votre père maigrit, c'est mauvais à nos âges; le -départ des Gonzalès lui a donné un coup; on dit -qu'il a rompu avec Rose Subra; jamais je ne l'ai vu -demeurer si longtemps sans personne. Il monte souvent -le soir chez moi à cause de mon armagnac 1853; -il ne m'ennuie pas: nous avons des goûts communs, -mon cher, et des souvenirs donc! Les affaires vont -assez bien; j'ai raflé au bon moment toute la récolte -de l'entre-deux-mers, il y a eu depuis de la grêle -dans l'Aude; mais voilà qui vous assomme; ne sauriez-vous -trouver, parmi vos hérédités bourgeoises, le -goût des affaires, de l'argent? Je vous suis un -exemple qu'on peut y garder quelques intelligentes -curiosités...</p></div> - -<hr class="tb" /> - -<div class="letter"> - -<p class="center"><span class="smcap">Lettre d'Edward Dupont-Gunther a Firmin Pacaud.</span></p> - -<p class="center"><i>(Fragment.)</i></p> - -<p class="date">Paris, mars 19...</p> - -<p>... La solitude m'est enfin rendue, et si je ne trouvais -encore dans mon cendrier des épingles à cheveux -et aux coussins du divan une tenace odeur de -chypre, surtout si parfois Edith ne me venait surprendre -et ne s'abattait sur mes genoux avec cette -insouciance des femmes persuadées que l'amour les -rend impondérables, je me pourrais croire au temps -où le bonheur m'était donné de souffrir seul.</p> - -<p>Il nous a fallu deux semaines pour trouver ce -«flat» qu'Edith n'imaginait pas hors du seizième -arrondissement. Nous franchîmes de crêmeux vestibules -aux fausses somptuosités, et nous nous confiâmes -à des ascenseurs si divers que je proposai à -Edith d'écrire une étude comparée des Pifre et des -Samain; je ne concevais pas qu'elle pût hésiter entre -des appartements identiques: les salons, sans -panneaux et tout en portes, ouvrent par de vastes -baies sur de minuscules vestibules; les vitraux de -la salle à manger sont de la même série que ceux -de l'escalier et le même étroit corridor ripoliné conduit -aux chambres. Enfin elle signa un bail qui, s'il -m'obligea à vendre des Suez, fit chez moi maison -nette. Je n'eus plus que des journées d'antiquaires, -Edith ne voulant que de l'ancien, parce que «ça -augmente toujours de valeur». Vigoureuse, elle -retournait les fauteuils, en quête d'une signature. -Entre temps, fut publiée cette <i>Vierge folle</i>, par -Edith Gonzalès, avec une ingénieuse préface d'Edward -Dupont-Gunther: vous savez que comme je -suis peintre, le monde m'accorde un petit talent -d'écrivain. Ce fut un succès; avez-vous lu? C'est -ensemble malade et comme il faut, relevé d'un -grain de saphisme; un observateur y découvrirait, -en couches superposées, les lectures d'Edith: -d'abord les honnêtes, les édifiantes (du temps qu'elle -était enfant de Marie), puis les autres (du temps -des premières tentations et du premier faux pas -et des expériences diverses...).</p> - -<p>L'essentiel est que je pus persuader M<sup>me</sup> Tziegel, -la comtesse de La Borde qu'elles avaient «découvert» -Edith Gonzalès; cette découverte occupe fort -notre petit clan: Edith à qui, chez les Castagnède, -on ferait prendre ses repas à part, ici tient un rôle -de muse pour personnes du gratin. La mâtine se -montre admirable dans l'art d'être toujours chez elle, -de ne point s'esclaffer quand une duchesse sonne, -et de siffler son monde quand elle est certaine qu'il -ne souhaite que d'accourir. De plus elle sait flatter un -homme de lettres et lui brûler la sorte d'encens -qu'exigent ses narines: art difficile, mais le posséder -assure à son heureuse détentrice ce qui s'appelle un -salon. «Quand je pourrai avoir table ouverte!» -soupire Edith.</p> - -<p>J'avais eu raison de vous prédire qu'elle me lâcherait -la première: elle a commencé de se détacher -de moi, avant d'avoir jamais cru que je fusse excédé. -Tout de même, elle tient à moi; je lui ai amené du -monde, je fais nombre, je paye. Peut-être vous étonnerez-vous -que je m'obstine à fréquenter chez une -personne qui m'assomme? Mais, mon ami, j'attends -impatiemment l'heure de m'y présenter, j'arrive le -premier et toujours m'en vais le dernier. Oh! l'amour -n'y est pour rien; je m'ennuie, je suis seul, et pour -tout vous dire, j'ai peur d'être seul ... une peur -d'enfant malade... Quand nous avons dîné ensemble, -je la supplie parfois de ne pas s'en aller, tant ma chère -solitude à certaines heures m'est une maîtresse -redoutable... Edith a des raisons de se croire -nécessaire. La mère Gonzalès qui, chaque matin, -la vient masser, attise ses ambitions matrimoniales... -Je redoute un ultimatum...</p> - -<p>Vous me conseillez de lire: A vous aussi, au lycée, -on fît développer ce texte «qu'il n'est pas de peine -qu'un quart-d'heure de lecture n'ait apaisée». -Mais, mon cher, si vous saviez comme l'imprimé -m'ennuie! Quand je lis en de jeunes revues que des -garçons de mon âge se passionnent pour ou contre -M<sup>me</sup> Bovary, accordent ou refusent à Moréas du génie, -il faut bien m'humilier et m'avouer que depuis le -temps qu'en me bouchant les oreilles, je lisais Jules -Verne, l'imprimé ne m'a jamais détourné de moi-même... -Ah! si je me pouvais considérer comme -une matière à livre! me raconter! Cette manie en -sauve quelques-uns...</p> - -<p>Parfois, je pense à Lur, à l'ombre des charmilles -et du cœur de Claude ... mais celui-là, le simulacre -du pacte sacrilège, qu'un soir de férocité, je lui -proposai, me l'a fait perdre pour toujours. En -m'aliénant ce cœur, j'ai déchiré ma carte dernière... -Comment vous expliquer?...</p></div> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_XI" id="chap_XI"></a>XI</h2> - -<p>Claude, s'enfonça dans l'hiver qui fut cette année-là -si pluvieux que le jeune homme passait de longues -journées à lire dans la cuisine; il prenait les livres -sans les choisir, à tâtons, dans les ténèbres glaciales -de la bibliothèque, les portait au grand jour, -déchiffrait les titres comme un plongeur découvre au -grand soleil l'orient de la perle qu'il ramène. Au -coin de la cheminée, il s'abandonnait à sa lecture -tandis que son père, tassé sur sa chaise, en face d'un -litre, se réveillait en sursaut à son propre ronflement -et que sa mère, assise devant la fenêtre pour perdre -le moins possible de jour, ravaudait indéfiniment -des linges. Parfois, Claude jetait sur sa tête un sac, -chaussait des sabots et, quelque temps qu'il fît, -s'enfonçait dans l'air épaissi de brouillard d'eau et -de fumée, remontait au hasard les chemins inondés -entre les saules difformes. Des vols d'oiseaux lourds -passaient dans le ciel, tombaient ensemble sur les -champs nus, univers noyé qui devenait pour -Claude le monde des apparences de son manuel de -philosophie. Rien ne l'y détournait de voir May -errer de cime en cime; au plus épais de l'humide -saison, il évoquait soudain la petite route dans la -lumière d'un matin d'été, la jeune fille immobile, -son ombre courte. Il secouait la tête, fermait les -yeux pour échapper à des obsessions sales et tristes. -L'isolement de l'hiver, le désœuvrement le condamnaient -à ces moroses délectations qu'il ignorait à -l'époque des grands travaux; sa pensée ne respectait -plus l'enfant orgueilleuse de qui le visage, une -seconde, s'était rapproché du sien: vertige des yeux! -souffles confondus! paumes des mains accolées... -Plus tard sous la lampe, près du feu, tandis que -Favereau ronfle et que l'inlassable pluie enserre -la maison, les hangars, l'étendue, et plus tard -encore, dans le lit de fer, son lit d'enfant, dans la -lueur diffuse de la nuit qui entre par les carreaux -sans volets, Claude n'est plus que la proie inerte de -son désir.</p> - -<p>Il rentra un soir avec une douleur au côté, brûlant -de fièvre; sa mère lui mit une compresse d'eau rouge -dont elle avait le secret. «Elle se le purgea», comme -elle disait; en dépit de son inquiétude, elle n'appela -pas tout de suite le médecin qui demande des trois -francs pour une visite; d'ailleurs Claude avait eu ça -déjà l'année de sa première communion. Favereau le -traita de feignant qui voulait couper à la reprise des -travaux. Le docteur, enfin mandé, diagnostiqua une -pleurésie double. Claude s'abîma avec un sentiment -de délivrance dans la maladie. La face contre le mur, -il se répétait indéfiniment des vers, de vagues formules, -se perdait en d'impossibles histoires, faisait -semblant de ne pas entendre les questions de sa -mère; les taches sur la chaux formaient des -dessins qu'il décomposait et recréait comme des -nuages. Le battement de l'horloge, le cri d'un oiseau -ne suffisaient pas à lui donner le sentiment précis -d'être dans la vie. A la campagne, lorsque la terre -commence d'exiger l'effort inlassable de l'homme, -les malades connaissent une solitude que rien ni -personne au monde ne trouble; Claude se délectait -de cet abandon: la décroissance du jour, l'envahissement -de l'ombre, la venue muette de la nuit, il -en mesurait les degrés imperceptibles; il ne soutirait -pas, n'avait pas faim; il comprenait comme il est -facile de se détacher de tout; aux visites du docteur, -il exagérait sa faiblesse pour être interrogé le moins -possible. Puis ce fut le premier œuf à la coque et -cette unique mouillette qui lui rappela ses maladies -d'enfant.</p> - -<p>Un jour, il s'assit sur le banc de la treille, au -soleil de mars: des poules picoraient à ses pieds; le -décor de l'hiver demeurait, mais l'odeur du vent, la -qualité de la lumière annonçaient que l'heure était -proche. Entre les feuilles pourries, Claude fixait la -tache jaune et mouillée d'une fleur. Déjà s'épanouissait -la procession candide des arbres à fruit, le -soleil aspirait la sève qui tremblait, se gonflait au bout -des branches noires, dilatait les poisseux et gluants -bourgeons.</p> - -<p>Le facteur, sans descendre de sa bicyclette, jeta un -journal et une lettre pour Maria Favereau de qui les -lunettes, sur son bec de poule, glissèrent. Elle dit:</p> - -<p>—En voilà une idée! Les mariés viennent coucher -ici le soir de leurs noces!</p> - -<p>—Quels mariés?</p> - -<p>Claude ignorait donc que M<sup>lle</sup> May épousait le fils -Castagnède à la fin du printemps? Il y aurait à Lur -un grand repas pour les travailleurs. Il n'était que -temps de mettre le château en état. Favereau rit -grassement et recommande qu'on choisisse des draps -solides. Claude se leva, appuya ses mains contre le -mur, essayant de retrouver la torpeur bienheureuse -des semaines de maladie. Il ne s'éveilla qu'au milieu -de la nuit, et tout de suite, connut son angoisse. Il -s'étonnait de discerner en lui une félicité sombre -parce qu'il allait revoir May, fût-ce dans une -pareille minute et lorsqu'un autre, à chaque instant, -la tiendrait entre ses bras. Ah! sans doute la verrait-il -errer sous les charmilles, au matin, pâle et -désespérée; il épierait sur ce visage les signes de -l'horreur, les traces du dégoût: pour ce grand garçon -ardent et sensuel, les mystères de la chair demeuraient -le péché, la flétrissure. A la sensualité la plus -animale, il mêlait un crucifiant désir de pureté. Les -fautes dont le souvenir amuse les autres hommes -l'embarrassaient de remords sans cesse renaissants; -il se rappelait chaque chute avec ses particularités -aggravantes. Les premiers troubles de son adolescence, -les misères de sa chair éveillée, il ne se pardonnait -rien, se souvenant même de telle pensée, -de tel désir. Il ne douta pas un instant que les réalités -du mariage ne parussent abominables à celle -dont il avait vu la bouche se détourner sous son -souffle. L'ancien séminariste n'attribuait au sacrement -nulle vertu purificatrice. C'était, selon lui, un -moindre mal pour Edward incapable de pureté: -aussi avait-il naguère, à son jeune maître, conseillé -le havre d'un foyer. Au fond, il eût volontiers souscrit -à la condamnation que prononce, contre le -mariage même chrétien, Pascal qui le définit: «la -plus périlleuse et la plus basse des conditions du -christianisme, vile et préjudiciable selon Dieu». -Jamais Claude n'envisagea pour lui la joie des noces, -persuadé qu'on ne saurait fixer à la volupté des -limites; ce garçon brûlant de sang concevait qu'il est -plus facile de s'abstenir que d'appliquer une règle à -l'ivresse sensuelle; il ne doutait pas que, marié, il -s'abandonnerait à toutes les frénésies et qu'il ne -saurait imposer de bornes à cet appétit infini de -luxure. Il était donc assuré que May, au lendemain -de l'initiation, désespérée, chercherait—Dieu sait -où?—un refuge, ne se consolerait pas de sa pureté -morte.</p> - -<p class="p2">La santé en lui reflua. Sa mère voulut qu'il aidât -à préparer le château: il s'y connaissait pour les -arrangements «comme un vrai monsieur», disait-elle. -Un jour d'avril, après le déjeuner, il franchit le -seuil du vestibule. L'odeur de l'été y traînait encore. -Les mains de Claude touchèrent le chapeau de soleil -qui était demeuré là et sous lequel il avait vu luire -les dents de May, ce sourire vaincu. Au salon, où -déjà Maria bousculait les meubles, il ouvrit le piano, -ses doigts errèrent sur les touches d'où la jeune fille -avait fait jaillir pour lui un enchantement désolé. -Maria, sur la glace au-dessus de la cheminée, passait -un linge humide: Claude se regarda; de la maladie, -il sortait plus vigoureux, élargi: dans sa face presque -poupine ses yeux lui parurent plus petits; de forte -encolure, il ne pouvait boutonner sa chemise. Il -commença de frotter les parquets, d'encaustiquer -les panneaux des vieilles armoires. Les manches -retroussées, il lava les vitres, déplaça les meubles -pesants. Au soir, à peine sa soupe avalée, il se jeta -sur son lit, s'endormit d'un sommeil sans rêves.</p> - -<p>Il prit goût à son ouvrage. Un jour, sa mère, du -haut de l'escalier, le héla. Dans un sourire presque -égrillard, elle montrait le trou noir de sa bouche où -deux vieilles dents paraissaient seules: il s'agissait -de préparer la chambre, d'y monter un grand lit. -Claude, comme un blessé cherche, malgré lui, le -point sensible de son corps, ne peut se défendre de -réveiller sa blessure, se complut à disposer lui-même -les meubles. «Ce sera là, se disait-il, que cet homme -va lui donner un tel dégoût qu'elle n'aura plus d'autre -soutien que le souvenir de mon tremblant et religieux -amour». Il avait hâte, maintenant, que tout -fût consommé.</p> - -<p class="p2">Vers le même temps, un soir, May, écrivit pour -elle seule:</p> - -<p>«Ce matin: communion, la première. Selon -l'avertissement du père, je ne doutais point que je -dusse être déçue; il m'avait dit de m'attendre d'abord -à du silence, du vide. Il ne fallait souhaiter rien de -sensible. Fut-ce parce que j'attendais cette froideur -que j'éprouvai cette chaleur, cette joie, ce calme, -cette paix? Aucune possibilité de prier, un abandon. -«Il» était là, non plus inaccessible, comme au -temps que j'étais hérétique, mais présent, charnellement; -J'évoquai, un à un, de chers visages morts et -vivants, pour qu'ils fussent participants de cette -grâce en moi. Messe basse habituelle, sans cantiques, -sans rien d'extérieur qui émeuve: tout me venait -donc de la Présence intérieure. Étonnement au -retour, de la rue printanière, de la foule, des petites -voitures au bord des trottoirs. Sentiment, certitude -désormais d'un refuge contre toute la vie. Plus -jamais seule. Le petit déjeuner... Je ne sais quoi de -noble, de pur sur cette vieille figure de ma future -mère, si souvent ridiculisée au temps de ma folie. Je -l'ai priée de me conduire chez ses pauvres. Scrupule -d'avoir voulu qu'elle m'admire. Son goût pour la -vieillarde qui a un cancer. Je suis sûr qu'à ce chevet, -ma mère s'attardait à cause de l'odeur. Comme je -me sentais pâlir, elle s'est levée. Son baiser à la joue -de cette petite fille au collier de scrofules. Je la vénère, -elle qui suscita mes rires misérables. Après-midi -troublé d'une inquiétude: avais-je assez précisé la -nature des pensées mauvaises qui m'obsédèrent? -Mais, en état de péché mortel, eussé-je éprouvé tant -de joie? Entrevue avec le père qui a dissipé ce -nuage. Je lui dis ma honte de tout recevoir, de ne -rien donner, de ne pas souffrir. Ce mariage d'abord -m'apparut comme une expiation, mais, auprès de -Marcel, je n'éprouve plus rien d'hostile. Les êtres -compliqués, malades, m'ont trop blessée. Que leur -sécheresse m'a fait du mal! Ce frère naguère tant -aimé, que j'ai de peine à ne pas le haïr! Sécurité, -apaisement aux côtés d'un homme simple, sans -arrière-fond, sans abîme. Le père m'avertit que -d'abord cela seul est exigé de moi; l'acceptation -d'une destinée commune. Étouffer cette ambition -démesurée de l'âme, ce goût d'un sacrifice exceptionnel. -Mauvais désir d'apparaître différente. Orgueil -huguenot de certains renoncements. Ne pas devancer -la grâce, la suivre pas à pas, selon les avis de mon -directeur. Nulle autre pénitence que celle qu'il autorise. -De l'ordre dans la charité.»</p> - -<p>Une autre nuit, May écrivit:</p> - -<p>«Jour du dîner de fiançailles. Je souhaitais d'être -éprouvée. Voici l'épreuve, Seigneur, et telle qu'un -instant, à vos pieds, je me réfugie. Après dîner, au -salon, Firmin Pacaud, avec son indiscrétion coutumière, -demande où nous irons le soir de notre -mariage. Marcel répond que nous n'avons pas réfléchi -encore, mais que rien ne lui plairait autant que -Lur. J'ai inconsidérément protesté: n'importe où sauf -à Lur! Alors j'ai senti à mes joues une brûlure: -mon père attentif, lucide, m'a regardée, avec des yeux -avertis, des yeux qui savaient peut-être. Triste folle! -comment pouvais-je croire que les Gonzalès, en -quittant la maison, se fussent privées de cette vengeance? -J'eus la force d'ajouter à mi-voix que, somme -toute, cette horreur de Lur devenait sans raison, -puisque celles qui me haïssaient n'y reviendraient plus. -Mon père a soupiré d'aise. Firmin Pacaud, d'un air -alléché, m'observait. J'irai donc le soir de mes noces, -aux lieux où je fus troublée et faible... Dieu, faites -que celui à qui je pense sache se rendre invisible. Il -souffrira peut-être, à moins qu'il m'ait oubliée. Il n'est -pas de ceux qui oublient. Il est de ceux qui prient...</p> - -<p>»Certitude que toute grâce par lui m'est venue. -Bien que je l'aie connu en proie à la tentation, -esclave de sa jeunesse. Sans doute portait-il en lui -infiniment plus que lui-même. Obsédé par son désir -triste, asservi à la chair et au sang, il a cru me communiquer -sa fièvre, et, à son insu, m'a donné Dieu. -De sa seule présence la grâce émanait, comme d'une -lampe la lumière. A travers son charnel désir, elle -s'épandait et tout de même, je l'ai reçue.»</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_XII" id="chap_XII"></a>XII</h2> - -<p>Dès l'aube de ce douze mai, Claude s'éveilla. Un -peu de lune pâle se fondait dans un azur vierge qui -faisait rêver à l'enfance du monde. Il crut entendre -pour la première fois des chants d'oiseaux. Il lui -parut que c'était lui, le jeune époux, au seuil du -jour de ses noces et qu'entouraient des effarouchements -d'ailes. Il se donna cette fausse joie, il entretint -dans son cœur cette erreur que le monde saluait -en lui le bien-aimé. Ses yeux, à travers les baguenaudiers, -cherchèrent par où, ce soir, elle viendrait -vers lui. Alors seulement il osa se dire qu'un autre -à côté d'elle serait assis. Il se vêtit à la hâte, traversa -la cuisine où Maria regardait une femme de Viridis -allumer le feu. Il entendit à peine sa mère se réjouir -de ce que aujourd'hui la cuisinière du <i>Cheval blanc</i> -était chargée du repas:</p> - -<p>—Je suis tellement habituée à l'ouvrage, que déjà -je m'ennuie.</p> - -<p>On serait dix-huit, sous le hangar, à festoyer en -l'honneur de la demoiselle. Il y avait quatre gigots, -six poulardes, une tourtière et du vin à tire larigo. -Elle ajouta:</p> - -<p>—Toi qui sais faire ça, mets des fleurs partout -dans le château. Mademoiselle admirait comme tu -faisais bien les bouquets.</p> - -<p>Claude alla au verger. Les hautes herbes mouillèrent -ses jambes à travers le pantalon de toile bleue. -Les papillons palpitaient dans le soleil levant. Il choisit -entre tous un prunier pour y appuyer son front -et qui fut pour lui l'arbre de la science du bien et du -mal. Il laissa sourdre le désir mauvais, le charnel -désir. Des mots ignobles de caserne lui revenaient, -au souvenir de May, défaillante, consentante: «Elle -aurait marché», se disait-il.</p> - -<p>La table à tréteaux qui sert aux vendanges fut dressée -sous le hangar. Favereau parut sur le seuil de la -cuisine, énuméra aux invités les plats qui devaient -illustrer cette ripaille. Il insista sur les vins: on -aurait douze bouteilles de 1906.</p> - -<p>—Depuis 1893, il n'y a pas eu de meilleure année.</p> - -<p>Les hommes approuvèrent Favereau. Inlassablement, -ils échangèrent en patois les phrases liturgiques -sur le vin; ils ne discutaient pas; tous étaient -du même avis; nul ne variait sur le dogme des meilleurs -crus.</p> - -<p>Les filles se touchèrent du coude avec des rires et -des gloussements lorsque Claude parut: son col -de monsieur le congestionnait; ses épaules faisaient -craquer son habit trop étroit. Dès que la soupe -fuma sur la table, les hommes «mirent bas la veste». -Claude s'assit près de Fourtille, et tout de suite il -sentit un genou presser le sien; bientôt il eut -rempli et vidé plusieurs fois son verre. Une odeur -humaine se mêla à celle des plats. Maria se réjouissait -de voir son Claude rire, boire et crier comme les -autres. «Puisqu'il ne veut pas être un monsieur, se -disait-elle, mieux vaut qu'il redevienne pareil à -nous.» Indulgente et complaisante, elle voyait Fourtille -amoureuse s'appuyer à Claude.</p> - -<p>—Mon coq est lâché, gardez vos poules! cria-t-elle -en patois, et les gros rires d'éclater. Abel était trop -saoul déjà pour entendre l'avis. Claude atteignait ce -premier état d'ivresse où l'homme domine sa destinée -et, lucide, mesure sa misère. Il mangeait lentement, -comme un bœuf, comme tous ceux qui étaient assis -là et dont le plaisir de ce repas était ce qu'ils aimaient -le mieux au monde. Il se laissait aller au vertige de -cette chute dans un abîme de sensations. Le corps de -Fourtille brûlait le sien. A cette heure de défaite, il -appelait l'assouvissement si proche de la mort, il -voulait s'enfoncer dans ces délices où le fantôme de -la jeune fille perdue ne le poursuivrait plus. Favereau -violet, les yeux injectés, se leva, sortit; quelqu'un -l'imita. Les poules, autour de la table, picoraient. -Dans les instants de silence, la campagne était -sonore d'aiguisements de faux, de coqs, d'abois. -Claude vida son verre une fois encore. Maintenant, -sa détresse même le dégrisait. Les fleurs cueillies -le matin et dont il n'avait pas eu le temps d'orner -le château lui donnèrent une raison de prendre -congé.</p> - -<p>Sur le billard, des monceaux de lilas emplissaient -la salle d'odeur. Il commença de les arranger dans -les vases; l'un d'eux était de grès et il se souvint -que May en admirait les sourdes flammes bleues; -il y disposa les premières roses et se dit qu'il convenait -de le placer sur la cheminée de la chambre. -Il monta donc au premier étage, ouvrit la porte. -Les draps faisaient dans l'ombre une ligne immaculée. -Un parfum de lavande et de fenouil flottait à -leur entour.</p> - -<p>Claude s'assit, il ne souffrait plus et amusait son -âme endolorie d'une histoire que, depuis sa convalescence, -indéfiniment il se racontait: il imaginait -la révolte de la jeune femme; elle chercherait dans -les bras du petit paysan qu'elle avait aimé un refuge, -des consolations, l'oubli; les mots vinrent aux lèvres -de Claude qu'il lui dirait alors, mots brûlants -mais chastes et dont elle ne s'offenserait pas. Il poserait -même sa bouche sur les yeux brûlés par le sel -des larmes. Les heures, les jours, les semaines, les -mois, les années ne pourraient-ils s'écouler sans que -se dénouât leur étreinte et les deux amants ne pourraient-ils -entrer ainsi liés et confondus dans l'éternité?</p> - -<p>Il se leva enfin et dans le crépuscule acheva d'orner -la maison avec les lilas déjà mourants. Il ne serait -pas obligé de souper ce soir-là: Favereau cuvait son -vin. Maria préparait le dîner du jeune couple. Claude, -traversant la salle à manger, regarda longuement les -deux couverts qui se faisaient face. Il sortit. La verdure -jeune et drue recevait la lumière horizontale -qui allongeait sur la prairie l'ombre ondulante des -peupliers. Les trois notes d'un rossignol se détachèrent -comme des gouttes d'eau. Des hannetons accolés tombèrent -des marronniers feuillus. C'était la saison de -l'année où Vénus large et merveilleuse fleurit l'éther -encore inondé de soleil.</p> - -<p>Claude s'accouda à la terrasse: sur la route grise, -dans l'ombre enfin venue s'avançaient, grossissaient -deux aveuglantes lueurs. Les feuillages de l'allée -s'éclairèrent brièvement comme d'un feu de bengale. -La voix de Maria dominait le bruit de la machine -trépidante. Il y eut un éclat de rire, le bruit d'une -porte refermée et, de nouveau, les flûtes des crapauds -se répondirent. Il s'éleva des prairies cette vibration -nocturne qui annonce l'approche des grandes chaleurs.</p> - -<p>Claude dormit d'un sommeil d'enfant, se leva dès -l'aube parce qu'il n'avait pas fini de sarcler les allées. -Oserait-elle, dès le matin, montrer sa figure défaite? -Saurait-elle ne rien révéler de sa stupeur, de son -horreur? Ou bien les signes du dégoût apparaîtraient-ils -sur son visage? Ah! avec quelle avide joie -Claude saurait les recueillir!</p> - -<p>Un «Bonjour, mon brave» le fit se retourner: il -vit Marcel Castagnède en pyjama. Ses bonnes joues, -fouettées par l'air matinal, s'épanouirent et, entre les -paupières bouffies, les yeux gris luisaient, minuscules:</p> - -<p>—Prêtez-moi un sécateur. Je veux la réveiller avec -des roses.</p> - -<p>Il s'éloigna, saccageant les rosiers.</p> - -<p>«L'imbécile n'a rien vu, n'a rien compris, se -disait Claude, il ne s'apercevra même pas qu'elle -souffre.»</p> - -<p>Il lui semblait qu'il y eût dans Lur plus de -silence que lorsque la vieille maison était vide. Les -hommes, mais aussi le vent, les choses faisaient -autour de ces murs un univers muet. Claude regardait, -entre toutes, deux fenêtres du premier étage aux -volets entre-bâillés; il voyait se défaire des anneaux -de fumée au-dessus de la cuisine. L'après-midi passa -sans que les époux apparussent au jardin. Claude -imagina, au fond de la chambre obscure, un drame -sans éclat. Il crut que le désespoir muet de la jeune -femme rejoignait le sien, comme un fleuve se mêle -à la mer, comme naguère la musique de <i>l'Invitation -au Voyage</i> s'était épandue sur son cœur, pareille à -une tempête; avait-elle jamais cessé, depuis, de le -creuser dans ses abîmes? Sans doute, May livrerait -au crépuscule sa face brûlée de larmes. Seule, elle -offrirait son front au souffle de la nuit pour qu'il -efface la trace des baisers, pour qu'il la purifie de -toute souillure. Ainsi Claude s'exaltait, s'abandonnait -à la jouissance du désespoir pressenti dans l'être qu'il -aimait le plus au monde. Il avait besoin de ce désespoir -pour vivre. L'égoïsme forcené de la passion le -défigurait: bestial, cruel, il attendait l'heure où, -caché parmi les branches, comme un dieu sylvestre -et plein de désirs, il pourrait repaître ses yeux du -spectacle d'un jeune corps violé qui se cache, fuit, -pleure d'être à jamais voué aux quotidiennes violences, -aux souillures nocturnes.</p> - -<p>Le crépuscule vint. Un coucou s'effaroucha dans -les charmilles et son double cri allait décroissant du -côté des Landes. L'essaim des hannetons de nouveau -bourdonna autour des feuillages par eux déchiquetés. -Favereau, qui venait de sulfater, passa vêtu d'une -blouse tachée de bleu. Caubet et Lauret rentraient: -leurs côtes étaient saillantes parce que, à l'époque -des grands travaux, ils maigrissent; leurs flancs -haletaient pareils à ceux des taureaux prêts à -s'effondrer sur l'arène. Claude entendit grincer la -porte d'entrée, il se jeta dans le massif d'arbustes et, -appuyé contre un chêne, attendit. IL ne vit rien -d'abord, mais il reconnut la voix de Marcel -qu'interrompit un rire frais. Claude se persuada que -ce rire sonnait faux, il crut y sentir une désespérée -ironie, mais un doute déjà le torturait. Il retint son -souffle: les jeunes gens s'engageaient dans l'allée -parallèle aux charmilles: au tournant ils apparurent; -ils ne se donnaient pas le bras, mais la main -comme des enfants à qui l'on a dit d'aller jouer au -jardin et d'être sages.</p> - -<p>—Il n'y a personne, dit May.</p> - -<p>—L'ennui, ici, c'est que l'on a toujours les -paysans sur le dos.</p> - -<p>Claude se rappelle avoir entendu de M<sup>me</sup> Gonzalès -la même insolente phrase. Le couple vient à la -terrasse; Claude discerne les deux corps rapprochés: -un peu de vent soulève l'écharpe de la jeune femme, -sa tête se penche, pèse à l'épaule de l'homme. -Claude essaie de ne pas comprendre encore, son -front se meurtrit à l'écorce du chêne, ses ongles en -arrachent la mousse. La cloche du repas avertit les -jeunes gens. Leurs visages émergent de l'ombre: -une sérénité profonde détend les traits de May, une -mollesse les rend moins aigus; ses lèvres, naguère -un peu pâles, trop minces, paraissent à Claude gonflées -de sang. Plus lourdes, les paupières diminuent -les yeux: cette meurtrissure des nuits amoureuses -les charge de langueur.</p> - -<p>Claude ne songeait plus à se cacher tant il lui -parut que cette jeune femme ne le connaissait pas, -qu'elle n'avait rien de commun avec l'enfant farouche -et vaincue de qui l'orgueil s'était humilié -devant lui, un matin d'été. Il ne souffrait pas encore. -Il mangea comme d'habitude, insensible jusqu'au -moment où Favereau et Maria, Fourtille et Abel -s'entretinrent des époux. Observations sales et précises; -Fourtille assurait que M. Marcel ne devait pas -être manchot...</p> - -<p>Claude s'évada; son regard s'attacha à une étoile -au-dessus du toit, aux boules noires des poules -juchées dans le poirier; il eut pu compter les -cailloux luisants sur l'allée, tant il occupait son -esprit aux choses extérieures, pour reculer la minute -où tout s'anéantirait autour de lui de ce qui ne serait -pas son horrible douleur: il la sentait, à travers les -apparences trop faibles, se rapprocher, le brûler. -Bien qu'il ne fît plus très jour, il coupa des roses -mortes, tailla des rosiers; un rire vint du salon aux -fenêtres ouvertes, des arpèges, une voix s'éleva: un -chant qui n'était plus pour lui s'épandait sur le jardin -mais, ce soir, n'y cherchait aucun cœur. Ardeur -dont un autre, là-bas, aurait à jamais le bénéfice! -Cette voix balaya toutes les apparences où Claude se -raccrochait: dans quelle eau noire se jeter et -sombrer? La mare n'était pas assez profonde; il -n'avait pas de fusil; il ne se sentait d'ailleurs aucune -force sinon pour se laisser glisser les bras étendus et -les yeux clos dans un abîme. Alors il songea que le -fleuve n'était pas loin: un indéfini voile de brume, -au milieu de la plaine, marquait sa fuite invisible. -Une demi-heure de marche et tout serait fini, mais -cette demi-heure encore! Il gagna la route, se mit à -courir. Des chiens, sous les treilles aboyèrent. Ah! -dormir...</p> - -<p>Le vent se leva: de lourdes nuées couraient sous -la lune mais on eût dit que c'était elle, la voyageuse -silencieuse et limpide. Personne sur la route où -Claude à bout de souffle, dut ralentir le pas. Les -mouvements de sa pensée affolée se réglèrent sur -ceux de son corps: il commença de réfléchir. Vers le -sommeil, vers la nuit, il s'enfonçait, mais la mort -était-elle sommeil et nuit? Il s'arrêta, s'appuya -contre un marronnier de la route; l'humidité du -fleuve proche rafraîchit sa face. Il respira cette -odeur de menthe mouillée, de vase, l'odeur du bord -des eaux que la nuit exagère. Il était à mi-chemin -entre le fleuve et Lur. Ce besoin d'anéantissement, -la mort le comblerait-elle? Contre l'écorce rugueuse, -il meurtrit son front, ses mains, sensation qu'il -rattache depuis son enfance aux heures désolées, -lorsque, fuyant les grandes personnes et le bras -replié, il pleurait contre un arbre, muet consolateur. -Claude eut peur qu'il ne fût donné à personne de -s'évader hors la vie. Nous sommes à jamais dans -la Vie et ce que les eaux lourdes, si Claude s'y jetait, -emporteraient à l'océan Atlantique, ce ne serait pas -cette part de lui-même, souffrante et désespérée: au -contraire, il introduirait dans l'éternité ce désespoir. -Aucune évasion possible. La mort est jetée sur la vie -comme une arche sur un fleuve et l'ombre des piliers -de pierre une fois traversée, les eaux continuent de -rouler éternellement dans la lumière. Échapper au -temps et à l'espace, aux apparences vertes et bleues, -à ce sol durci, au bois qui résiste, aux cailloux, à -l'herbe, ce n'est pas échapper à la vie; il n'est pas -donné à l'homme de s'en aller.</p> - -<p>Claude avait retrouvé le pouvoir de penser; il -remonta jusqu'à la cause de cet obscur soulèvement -en lui des forces de destruction. Il revit ce visage tel -qu'il l'avait connu naguère: cette amertume, cette -sauvagerie, cette insatisfaction, et tel qu'aujourd'hui -il lui était apparu: alangui, d'une lassitude -heureuse, bestial; car elle avait pu trouver seulement -cela entre les bras de l'épais garçon: le plaisir. Elle, -May, ce plaisir-là? Claude s'écouta rire dans la nuit. -C'est vrai que ce plaisir donne aussi l'anéantissement, -qu'on peut le renouveler tous les soirs, le prolonger -d'alcools et de fumées. Il se rappela des orgies quand -il était soldat, cette plénitude une fois le litre -vidé, ce camarade sur un coin de table grattant -du banjo, les femmes saoules et tournoyantes. Claude -regarda contre le fleuve les lumières de Toulenne. -Un kilomètre le séparait de la volupté moins redoutable -que la mort. Il souhaita d'y courir, mais, -lucide, songea au réveil atroce, au retour, à ce rire -de son père, surtout à l'indulgence de sa mère. Sur -le marronnier qui l'abritait, la pluie soudain chuchota, -le feuillage dru ne laissait passer aucune -goutte, toute l'ombre s'emplit de ce chuchotement, -la terre en fut comme éveillée, la pluie lui arracha -son parfum le plus secret. Claude alors mit sa veste -sur sa tête et revint. Il allait dans la boue fraîche; -parfois une flaque, à travers les espadrilles, lui donnait -une sensation froide. Bien avant d'atteindre Lur, -il vit à travers les arbres une lumière, la seule qui -brillât à cette heure sur toute l'étendue qu'embrassait -le regard de Claude; il savait quelle chambre elle -éclairait, quel lit, quel était ce couple incapable -encore de se résigner au sommeil. La solitude des -champs pluvieux entourait les amants; sans doute, -l'averse sur les tuiles et sur les feuilles, le monotone -ruissellement enveloppait comme un indéfini soupir -d'amour ces deux êtres unis à jamais dans la chair. -Claude songea que la femme la plus hautaine ne -demande à l'homme que d'être jeune et de savoir donner -le plaisir; que la plus altière adore la chaîne de deux -bras s'ils ne sont pas débiles et que, pour dormir sur -une épaule robuste et sur une poitrine, les mystiques -renoncent à leur goût d'isolement, de solitaire perfection. -Il rentra par un trou de la haie. Un chien -aboya puis jappa doucement, l'ayant reconnu. -Claude gagna la terrasse, s'y assit les jambes pendantes. -L'eau avait traversé ses vêtements mais il -demeurait là, incapable d'un geste: il envia les -immobiles et frémissantes ombres des arbres; il souhaita -qu'un dieu de la nuit, plein de pitié, l'immobilisât -dans le sol par des racines profondes et qu'il -n'eût plus d'autre voix et qu'il ne fît pas d'autres -signes que le frémissement et le balancement des -cimes au vent pluvieux. Un merle chanta, il y eut -des ébrouements d'ailes dans les feuilles mouillées, -des roulades interrompues, un cahot de charrette. Un -lièvre, deux lièvres traversent, au bas de la terrasse, -la prairie, bondissent à petits sauts vers les vignes. -Des hirondelles, à peine sorties du nid, piaillèrent -sur une branche et la mère voletait autour des becs -jaunes ouverts. Le tintement d'une cloche se détacha -du ciel. Dans les vignes, les bouviers devancèrent la -chaleur. Claude, au «goutiou» se lava les mains et -le visage. Une impression d'allégement, de vide, -naissait de sa fatigue même. Cette nuit d'agonie -l'avait comme délesté de son désespoir. Il voulut -vivre, se livrer âme et corps à la terre, s'abrutir de -vie physique, s'attacher à cette argile autant qu'une -jeune vigne et comme ce figuier dru: il se laissa -choir dans une meule odorante et, grelottant un peu, -s'endormit.</p> - -<p>—Eh! feignant, tu viens donner un coup de main -pour sulfater?</p> - -<p>Claude se lève, suit son père qui lui attache aux -épaules un réservoir de sulfate. Il faudra tout le jour, -au long des règes, trébucher contre les mottes, malgré -l'horrible fatigue de cette nuit. De bon cœur, il -accepte cet abrutissement, cette assurance qu'au crépuscule -le sommeil le prendra avant qu'il ait eu le -temps de pleurer sur lui-même. Quel accablement -intérieur! De cette May satisfaite, assouvie, sans doute -se détachera-t-il ou plutôt, c'est elle qui, comme -un mirage d'adolescence et de pureté, se dissipe. Les -jeunes filles que nous avons aimées meurent entre -les bras de ceux qui les possèdent. Leur étreinte crée -une femme qui nous est inconnue: Iphigénie -immolée disparaît de l'autel et il ne reste plus, sa -place, qu'un doux animal palpitant.</p> - -<p>Ainsi songe Claude. Comme les armures neuves -des adolescents luisent les feuilles nouvelles des -jeunes peupliers. Les colonnes de nuées des averses -lointaines se détachent au faîte des coteaux. Le vent -lustre la prairie soyeuse. Un nuage prive de soleil -cette vigne et en inonde la croupe de cette colline -nue. La rivière débordée est pareille à de la terre -liquide et la lumière s'anéantit dans la boueuse -ténèbre des eaux.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_XIII" id="chap_XIII"></a>XIII</h2> - -<p>M<sup>me</sup> Gonzalès attendit que la femme de journée eût -quitté la chambre. Circonspecte, elle poussa la porte -brusquement afin de s'assurer qu'aucune oreille -subalterne n'y demeurait aux écoutes; alors elle osa -embrasser sa fille de qui elle n'était, aux yeux des -fournisseurs, que la masseuse favorite. La jeune fille -offrit un dos et des reins puissants aux mains savantes -de la matrone qui poudra de talc la chair de sa chair. -Cependant, elle se lamentait. Elle l'avait bien dit: -Edward ne donnait point ce qu'on en avait attendu. -Edith objecta qu'en revanche, il avait donné ce qu'elle -n'espérait guère: une situation mondaine. Sans lui, -elle ne fût arrivée à rien.</p> - -<p>—C'est possible, ma chère. Mais au faîte où te -voilà montée, il ne saurait plus que te nuire. On chuchote -qu'il t'entretient. Cela éloigne des messieurs -sérieux comme ce diplomate poivre et sel, ce Jacques -Berbinot—en voilà un charmant homme!—celui-là -t'épouserait. Il y a belle lurette que tu ne tiens -plus à Edward qui ne fait même plus semblant de -t'aimer.</p> - -<p>—N'empêche que je lui suis nécessaire comme -l'air qu'il respire. Sa neurasthénie fait des progrès -incroyables. Il vit dans mes jupes, et si je m'aventure -le soir rue de Bellechasse, il ne me laisse plus repartir.</p> - -<p>—Mon chou, il faut lui mettre, comme on dit, le -marché en main: qu'il épouse ou qu'il crève.</p> - -<p>—Il aimera mieux mourir.</p> - -<p>—Eh bien, tu t'appelleras M<sup>me</sup> Jacques Berbinot; -le statu quo n'est plus possible: j'écoute ce qui se -dit à l'office, je fais bavarder mes clientes. Tu es à la -mode, on ferme les yeux sur ce que la situation offre -de douteux, d'inquiétant, mais il suffirait d'une -brouille. Oh! je sais bien que tu es maligne! tout -de même cela peut arriver en dépit de la plus savante -stratégie, et alors, quel lâchage! Dans ce réseau de -relations qui t'entoure, qu'une maille cède et tout -suivra.</p> - -<p>Edith se retourna, offrit au massage maternel une -gorge fatiguée. Les yeux au plafond, elle méditait.</p> - -<p class="p2">Sans doute elle avait bien mené sa barque. Réservée, -évitant tout tapage, elle souffrait pourtant que -chez elle Orphée retrouvât son Eurydice et Socrate -Alcibiade. Les gens du monde, quelques artistes, y -jouaient plusieurs sortes de jeux. Au reste, rien d'incorrect -dans les propos et une dame Castagnède n'y -eût pas trouvé matière à scandale. Peut-être ceux qui -demeuraient les derniers étaient-ils touchés un peu—à -peine—de porto. Edward nota un soir qu'Edith -n'avait plus besoin de se mettre de rouge, colorée -désormais par ses incursions dans le plus accessible -des paradis artificiels: le Sandeman. A l'origine de sa -fortune, Edith voyait un savant battage autour de ses -poèmes, puis l'engouement d'une amie d'Edward, -cette comtesse de Laborde qui, quoique fort riche, -souffrait d'être entretenue par un Américain du Sud. -Chez elle, Edith connut tout ce qui, dans le gratin, -aspire à se libérer: ce miraculeux coup de filet la -dispensa de toute pêche ultérieure: elle appelait le -salon Laborde son «vivier à duchesses». Les gens -du monde, qui n'ont pas le sens des valeurs, -accordaient à Edith l'importance de M<sup>me</sup> de Staël; le -diapason éperdu de ses propos, ses façons de pythonisse -impressionnaient. Comme elle couchait avec son -téléphone, tous les potins de la ville, en l'étroit espace -de sa chambre, ainsi qu'en un central téléphonique, -affluaient. Elle était à même de confronter les versions -diverses du dernier drame de l'adultère ou de -l'homo-sexualité. Elle avait inventé l'exégèse du -potin et appliquait à la médisance des procédés -scientifiques. D'ailleurs, prudente, discrète même, -détentrice de secrets graves, armée jusqu'aux dents, -ne déchirant aucune lettre, paperassière, habile à -classer des fiches, menaçante, elle se faisait craindre -de ceux dont elle n'avait pu éviter la haine.</p> - -<p>D'abord entourée de poètereaux qui traînent leur -premier livre de vers comme les poussins la moitié -de leur coquille, elle commençait d'exhiber quelques -chers maîtres. Un auteur ne pouvait la saluer sans -voir d'abord sur le piano le dernier livre qu'il avait -écrit ou le fascicule de la revue où était son dernier -article. Le livre s'ouvrait seul à l'endroit de la dédicace. -Elle savait organiser le silence autour du bel -esprit en mal d'une histoire à placer. Si le mot de la -fin tombait à plat, elle le reprenait, le commentait, -obtenait un succès de seconde main, donnait à -chacun de ses auteurs le sentiment qu'il était le préféré. -Auditrice infatigable, elle savait se pâmer, serrer -les mains du poète, avec le silence d'une personne -qui en aurait trop à dire, murmurait: «C'est le -poème de l'époque.»</p> - -<p class="p2">Edith ne donna pas à sa mère la joie d'une approbation; -mais l'expérience de la vieille l'impressionnait; -elle résolut de suivre son avis. A vau-l'eau, -Edward peut-être se soumettrait au mariage. Vraiment, -il s'agissait, pour le misérable garçon, d'être -ou de n'être plus.</p> - -<p class="p2">Un matin, le corps libre dans un vêtement ample, -Edward alluma une cigarette, sonna pour que lui -fussent portés les pinceaux nettoyés, commença de -peindre le portrait de M<sup>me</sup> de Laborde d'après l'esquisse -qu'il en avait faite, un jour d'exaltation et de -confiance en soi. A chaque touche, il reconnaît ses -habiletés, ses ficelles. Il se sent à jamais le prisonnier -de sa facilité, de ses dispositions, et ses effets -dont les philistins s'ébahiraient, mais qui feraient -hausser les épaules des habiles, le dégoûtent. A cette -minute, il conçoit toutes les extravagances, ce désir -désolé d'échapper aux redites, à l'ornière, de -renoncer à copier la nature et même à l'interpréter. -Les pinceaux lui tombèrent des mains. A ses -meilleurs moments, s'était-il jamais évadé de lui-même? -Il n'avait demandé à l'art que de moins -mourir, d'être emporté moins vite par l'immense -fleuve d'oubli, de lui attirer des sympathies, des -admirations chaudes. Un artiste d'abord doit être -désintéressé. «Comment font les autres? se demandait-il. -La plupart de ceux qui entourent Edith, -sous le prétexte de l'art, cachent une organisation -pour la volupté: apôtres de l'assouvissement, ils ne -demandent à l'art que de transposer une sensation -unique.»</p> - -<p>Les autres... Edward pense à Claude Favereau. -Ah! celui-là... Un point fixe se détachait pour lui de -la durée, un principe immuable, éternel, un arbre -de salut au-dessus de l'étendue mouvante. «Certes, -se disait Edward, je ne m'étonne pas de cette manie -de retours à Dieu qui sévit aujourd'hui. C'est l'instinct -de conservation qui fait que tant d'âmes appareillent -vers la certitude. Mais quand on les interroge -sur la foi, ils vous disent qu'il y faut d'abord la grâce. -Mon éducation m'a d'ailleurs rendu pour toujours -inadmissible la réalité historique du christianisme. -Je me souviens d'avoir à quinze ans suivi un cours -d'exégèse où chaque verset des synoptiques était épié, -sapé, suspecté d'interpolation... La grâce est-elle -gratuite? Ils disent qu'on peut la mériter par la prière, -en inclinant l'automate, mais cela exige déjà une -grâce préalable: cercle vicieux!»</p> - -<p>Pourquoi possédait-il un cœur incapable d'ambitions -mondaines, politiques? Petites choses qui se -posent sur le cœur, l'alourdissent pour qu'il ne soit -pas emporté. Edward est l'aéronaute qui se débarrasse -follement de son lest; il se vide de ce qui -retient un homme sur le monde; avec une fureur de -néophyte contre les idoles, il a détruit ses appuis: -ainsi Polyeucte renverse les faux dieux et, détaché -des conditions païennes de sa vie, tout pont coupé -d'avec les «sources délicieuses», n'a plus qu'un seul -Dieu; mais Edward, à défaut d'un père céleste, ne -possède même pas la certitude apaisante du néant, -de l'éternelle immobilité; il se sent inséré dans la -Durée, et le mouvement universel l'entraîne vers il -ne sait quoi... Il imagine tour à tour mille existences -possibles, sans découvrir en lui aucune velléité pour -la réalisation d'aucune d'elles.</p> - -<p>Il en était au point de ne pouvoir plus souffrir la -lecture d'un journal doctrinaire: tant s'agiter pour -une race, pour une patrie, alors que quelques siècles -suffisent à renouveler la face du monde! Les nationalistes -de Ninive ou de Babylone le détournaient -de ceux de Paris. Edward ne se savait aucun gré de -son attitude, il en avait honte comme d'une tare, -comme d'un vice. Il jugeait que l'expression en eût -prêté à rire...</p> - -<p>Ah! si l'approche de Lur ne lui avait pas été interdite, -c'est vers Claude que se fût réfugié ce cœur en -panne. Dans le vaste monde, rien ne l'appelle plus -que cette terrasse telle qu'il l'imagine ce matin de -printemps: les tilleuls nus mais les charmilles déjà -feuillues, le soleil attirant hors des vieilles pierres -les lézards gris aux flancs haletants, et les grillons -commencent que la nuit même n'interrompra pas; -notes d'oiseaux détachées et liquides, le poinçon au -loin d'un chant de coq, la voix du bouvier excitant, -du côté des vignes, Caubet et Laurel. C'est l'époque -des premiers labours, quand on déchausse la vigne, -que des boutons pointent aux vieux sarments, -nuits de lune rousse où la gelée menace: les paysans -promènent dans les vignes du goudron enflammé, -une fumée lourde s'abat sur le vignoble, le défend -contre le froid. Pas de roses encore ni de fruits. Les -feuilles de figuier, pareilles à de petites mains, -tournent leurs paumes vers le soleil. La rivière qui -d'ordinaire est à peine visible, peut-être a-t-elle -débordé: elle s'étend sur la plaine comme une flaque -de mercure; ses contours ressemblent à ceux d'une -vitre ébréchée. Les sommets des arbres submergés -sont déposés sur elle doucement. Des nuages de soufre -montent de l'occident; l'herbe encore ensoleillée est -d'un vert intense et comme malade. La plaine aspire -le fleuve ainsi qu'un papier buvard. La ligne sombre -de l'horizon limite la course folle des nuées. De la -terrasse, on peut suivre la ruée de trois orages différents: -celui qui crèvera là-bas sur les Landes, celui -qui menace Sauternes, celui qui monte vers nous. -Les averses lointaines unissent le ciel et la terre, -s'avancent comme un front d'armée et l'on entend le -bruit croissant de leur chute bien avant qu'une seule -goutte ait mouillé une feuille de Lur...</p> - -<p>Pendant son insomnie de la nuit dernière, Edward -a absorbé du chloral dont l'effet commence à se faire -sentir, il s'étend sur son divan, ferme les yeux, -s'endort.</p> - -<p>Edith entra doucement dans l'atelier; elle regarda -son amant dormir et connut qu'il avait vieilli: un -jour cru révélait chaque ride sur le front, au coin des -lèvres; les cheveux étaient éclaircis et comme elle se -penchait vers lui, elle respira son haleine, y reconnut -une secrète fétidité. Cette jeunesse qu'elle avait -tant aimée se décomposait sous ses yeux. De ce beau -fruit, la meurtrissure à peine était perceptible, mais -comment eût-elle échappé à Edith, cette maniaque -de l'adolescence et des jeunes corps intacts? Un tel -déveloutement lui était le signe que rien de son amour -ne survivait. Elle songea qu'aucun reste de tendresse -ne la troublerait plus dans la manœuvre et, sans -éveiller Edward, s'accouda au balcon. Le jeune -homme ouvrit les yeux. Avant de l'avoir vue, il sut -qu'Edith était là: son sac de paille noire pendait au -dossier d'une chaise. De menus paquets, une paire -de gants, un mouchoir étaient posés sur une lettre -commencée. Edward, la bouche amère, se souleva, -s'étira. Edith, dans l'encadrement de la porte-fenêtre, -lui sourit. Paris l'avait rajeunie, ou plutôt avait fixé -sa jeunesse, avait assuré à ses vingt-cinq ans une -espèce d'éternité; comme tant de Parisiennes elle -aurait le bénéfice de cette indétermination bienheureuse... -Le blond de ses cheveux échapperait au -temps; seuls le cou et la gorge témoignaient de la -faillite de la science où M<sup>me</sup> Gonzalès excellait. -Cependant elle parlait comme à un enfant: cela -n'allait pas? Il ne travaillait pas? Elle regarda l'esquisse, -fit la moue:</p> - -<p>—Tu vois, au peintre même la solitude ne vaut -rien.</p> - -<p>Elle s'assit près de lui, prit sa main, soupira:</p> - -<p>—Tu es mon petit... Je m'inquiète de toi... Je sens -qu'il ne faudrait jamais te quitter... Tu le sais aussi.</p> - -<p>Il eut peur qu'elle lui proposât de vivre ensemble:</p> - -<p>—Rappelle-toi, Edith, nos premiers jours de -vie commune, comme nous nous sommes fait -souffrir.</p> - -<p>Elle répartit vivement qu'elle ne souhaitait pas de -recommencer l'expérience. D'ailleurs, sa situation -dans le monde ne le permettrait plus. Mais n'y -avait-il une façon plus simple d'être ensemble, tout -en sauvegardant l'indépendance de chacun?</p> - -<p>Edward l'interrogea du regard. Elle cherchait ses -mots: c'était si simple qu'il n'y pensait pas. Pourquoi -ne pas s'associer pour la réussite? Elle le soutiendrait, -le défendrait contre lui-même, le sauverait... Rien -ne les empêcherait de faire chambre à part, de s'accorder -l'un à l'autre une liberté absolue.</p> - -<p>Elle le regardait dans les yeux, prête à la larme, -attendant le moindre signe d'acquiescement. Mais lui, -suffoqué, connaissant sa faiblesse et son état de -moindre résistance, voulut détruire d'un coup l'espoir -d'Edith. Il se dépêcha d'éclater de rire en criant: -«Vous vous payez ma tête», inquiet de trouver une -grossièreté définitive.</p> - -<p>—Mais pourquoi me moquerais-je de vous, Edward?</p> - -<p>Je vous arracherais à votre neurasthénie, j'aurais de -la volonté pour deux, je conduirais votre barque et -votre salon deviendrait l'un des plus fameux de -Paris. Ce n'est pas vous qui feriez la mauvaise affaire; -et d'ailleurs, mon pauvre ami, je me demande si tu -as le choix entre la mort et moi.</p> - -<p>Pris de panique, Edward cria qu'il préférait la -mort:</p> - -<p>—Ah! mille fois oui; la mort! la mort!</p> - -<p>Elle se leva; sa lèvre inférieure tremblait un peu. -Edward n'osa pas regarder ses yeux tout à coup -jaunes, ce froncement de nez de chatte mauvaise. -D'un faux air de nonchalance, elle masqua cette -haine qui depuis des jours couvait en elle et qui, en -une minute, s'épanouit.</p> - -<p>—N'en parlons plus, enfant gâté! En tout ceci, je -n'ai pensé qu'à vous; votre refus me délivre, mon -cher. Seulement il faudra venir moins souvent chez -moi. Votre assiduité me fait du tort. Adieu.</p> - -<p>Elle lui tendit la main; il ne se fit aucune illusion; -il savait que la férocité inconsciente d'Edith, durant -ces quelques mois de Paris, subit une culture savante. -L'instinct de défense et de conservation développe -chez les femmes seules dans le monde une férocité -politique, une méchanceté nuancée, graduée de la -simple rosserie à l'assassinat moral. Edith ne connaissait, -autour d'elle que des alliés, des neutres bienveillants, -des neutres suspects, des ennemis.</p> - -<p class="p2">Désormais, quand on lui demandait des nouvelles -d'Edward, Edith soupirait, protestait qu'elle ne pouvait -parler:</p> - -<p>—Que vous dirai-je, ma chère? Il est devenu -impossible, impossible. Ces gens-là, pour qu'on les -supporte, il faut qu'ils donnent quelque agrément -à la vie.</p> - -<p>—Mais enfin, Edith, lui dit brutalement un jour -M<sup>me</sup> Tziegel, vous en contiez des merveilles. Disons -tout: vous étiez ensemble.</p> - -<p>Là-dessus, Edith éclatait d'un rire nerveux: Ah! -non! pouvait-on être avec Edward Dupont-Gunther? -Elle n'avait jamais cru qu'on pût jaser tant il était -de tout repos. La main devant la bouche, elle insinuait -sournoisement la calomnie. M<sup>me</sup> Tziegel insista:</p> - -<p>—Voyons, voyons, vous saviez bien ce qu'on disait -de vous deux?</p> - -<p>—Il se peut: par pitié, je ne démentais pas. Je -suis ainsi faite, ma chère: je suis seule à connaître -ma bonté; ces potins me portaient tort, mais ils lui -étaient bienfaisants: ils égaraient, les soupçons, comprenez-vous? -Seulement, j'en ai assez! j'en ai assez. -Il est devenu impossible.</p> - -<p>Un mois après, ce verdict avait force de loi pour -tout le petit groupe: Edward Dupont-Gunther était -devenu décidément impossible. Il ne donnait plus -d'agrément. Il n'amusait plus. Il n'avait même plus -la force d'offrir à goûter. Sa présence enténébrait le -plus joyeux repas. Il ne savait plus laisser au vestiaire -son masque fatal. Il fut généralement admis -qu'il avait le mauvais œil. Et puis comment supporter -plus longtemps ce garçon qui parlait toujours de -se tuer et qui ne s'exécutait jamais?</p> - -<p class="p2">Edward était comme un aveugle de qui les mains -tâtonnantes ne rencontrent plus rien de solide. Des -courriers se succédaient sans qu'il reçut une lettre. -Des journées passaient sans qu'il ait prononcé une -parole. Comme un condamné, à travers une grille, -voit les autres hommes, de sa table de restaurant -il regardait les gens qui déjeunaient ensemble, -causaient, riaient. Il se souvint que lorsqu'il était, à -cinq ans, dans un cours au milieu des leçons bourdonnantes, -et lorsque ses mains moites salissaient -l'histoire de France, il enviait les marchandes des -quatre-saisons qu'il entendait dans la rue crier les -petits pois verts; de même, le garçon de café et le -chasseur lui paraissaient des êtres bienheureux.</p> - -<p>Edward n'avait jamais cru possible de vivre sans -Edith: il était le prisonnier de cette femme; tel qu'un -homme qui se ronge dans une forteresse dont il -sait que des précipices l'enserrent. Il tenait à elle -comme au garde-fou, un malade sujet à des vertiges. -Les heures de bavardages, les journées dispersées en -mille menues occupations, en rendez-vous pour des -courses futiles, autant de lièges qui le soutenaient -sur la vie. Ce visage connu le rassurait la nuit. Il -souhaitait la présence d'Edith, ainsi un enfant ne -pourrait dormir s'il n'entend près de lui respirer la -servante que pourtant il n'aime guère. Rejeté par -Edith, il rêva de ce salon inaccessible; il évoquait -aux murs plusieurs portraits de la jeune femme, signés -des peintres de son intimité, les faux paravents de -Coromandel, le divan ballet russe, le <i>Banquet</i> de -Platon et l'<i>Ethique</i> de Spinoza ouverts en permanence -sur la table... Des cigarettes partout, du Porto, -ce qu'un homme, à toute heure du jour, est heureux -de trouver et qui l'incite à monter tels étages -plutôt que d'autres. Edward s'étonnait de pouvoir -respirer hors cette atmosphère de tabac, de fleurs, du -dernier parfum de Guerlain, aussi de cabinet de -toilette et d'armoires à robes. Il demeura des journées -entières étendu, s'abrutissant le soir de chloral. -Il écrivit à Firmin Pacaud: «J'ai le sentiment de me -survivre.» Son ami, qui était à Londres pour des -affaires, ne lui répondit pas. Une lettre lui arriva, -timbrée du Carlton de Biarritz, où May essayait d'être -affectueuse: elle avait commencé d'écrire au bas de -la première page et Edward y relevait toutes les ruses -d'une femme pour remplir une feuille de papier -avec rien. Il nota qu'elle avait changé d'écriture et -adoptait la sage calligraphie de Marcel Castagnède: -un homme la possédait, l'avait détruite pour la pétrir -de nouveau à son image et à sa ressemblance.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_XIV" id="chap_XIV"></a>XIV</h2> - -<p>Ce soir de juin, le bitume semblait fondre, se -mêler à la poussière, aux odeurs de cheval et d'essence -d'auto. Edward s'était tubé; il avait mis pour -la première fois un costume gris aux reflets bleus, -très ajusté. Il se sentait mieux, s'efforçait d'attiser -cette étincelle de vie qu'il sentait en lui ce soir-là: -il soufflait dessus; il imaginait une aventure, une -rencontre, quelque chose qui l'insérerait de nouveau -dans la vie. A la terrasse du Fouquet's, il échangea -quelques saluts et donna même la main à un camarade -malheureusement accompagné d'une dame, -il se fût bien accroché à lui. Tout de même, Edward -but son cocktail avec un parti pris d'optimisme. Sans -doute, la rentrée solitaire chez lui, après une soirée -décevante, il ne l'imaginait même pas. A cet instant, -une soirée occupée d'un espoir de rencontre lui apparaissait -toute une existence à épuiser: un malade, -pour subsister, se nourrit d'un rien; à ce noyé, une -branche suffit pour qu'il surnage. Vers huit heures, -Edward eut faim. Voici longtemps qu'il ne s'était -senti de l'appétit. Il résolut de dîner selon son goût -au restaurant italien de l'avenue Matignon. Il marchait -légèrement. Cette étreinte à sa nuque d'une main -invisible s'était desserrée. Son ennemi lui laissait le -champ libre. La marche ne lui était plus un effort. -Aucune gêne dans ses jambes ni dans ses bras; plus -rien de cette lassitude qui le jetait, des journées -entières, sur son divan, perclus autant qu'un -paralytique. Il se sentit réellement un jeune homme -comme les autres jeunes gens, et sourit à une -ouvrière qui s'était retournée. Ah! il eût dû se souvenir -de ce supplice de l'espérance qu'imagine Villiers, -du prisonnier trouvant la porte ouverte, le -corridor libre, la cour sans gardien et qui, fou de -délivrance, atteint la porte dernière où son persécuteur -l'attend et lui sourit.</p> - -<p>Toutes les tables du trottoir étaient envahies. Le -maître d'hôtel lui fit signe qu'il restait une place à -l'intérieur. Edward commanda de ces pâtes qu'il -aimait en souvenir de Florence et de Naples. Comme -il emplissait son verre d'un Asti frappé, il tressaillit -de reconnaître à une table proche Edith Gonzalès, -M<sup>me</sup> Tziegel et Berbinot. Déjà Edward, le visage prêt -au sourire, ébauchait un salut. Il était assuré d'avoir -été reconnu, de même qu'il ne doutait pas d'être -l'objet de ce chuchotement qui avait rapproché -les trois têtes. Il avait surpris ce mouvement des -yeux qui permet aux femmes du monde, sans -se retourner, de tout voir. Edward vainement -les regarda. Il se piqua au jeu. Edith épiait dans -la glace la mimique de son amant. Elle le connaissait -trop pour ne pas lire sur ses traits ce -caprice, cette fièvre de ne pas les laisser partir sans -avoir obtenu d'eux une parole, un sourire. Edward -était assis assez près de ses anciens amis pour -entendre des phrases. Edith servait sa tirade sur son -goût des êtres, des visages. Berbinot l'écoutait, très -grave. M<sup>me</sup> Tziegel laissait son amie «faire séduction», -comme elle disait, mais, le coude sur la table -et le menton dans la main, ne dissimulait pas un -ennui profond. Cependant, comme Edith, incapable -de baisser la voix, faisait l'éloge d'un jeune romancier -de ses amis, M<sup>me</sup> Tziegel laissa tomber:</p> - -<p>—Il n'y a que Dostoiewsky...</p> - -<p>Edward n'entendit pas la réponse de Berbinot, qui -sans doute confessait ne rien connaître du romancier -russe, car M<sup>me</sup> Tziegel se tournant vers lui, cria, de -façon à être entendue de toutes les tables:</p> - -<p>—Vous n'avez rien lu de lui? Mais mon cher, c'est -comme si vous me disiez que vous n'avez jamais pris -de bain.</p> - -<p>Edith dut alors servir son couplet sur Dostoiewsky -et l'on entendit, derechef, M<sup>me</sup> Tziegel:</p> - -<p>—Mais non, ma chère, vous n'y comprenez rien. -Dostoiewsky est simple et complexe à la fois comme -la vie ... et puis zut! j'ai la paresse de vous expliquer...</p> - -<p>Apathique, elle pétrissait la mie de pain, pareille -à une belle fille que traitent au restaurant des clients -sérieux et qui l'assomment.</p> - -<p>Edward s'exaspérait et bien qu'il fût au dessert -lorsque les autres commençaient à peine, il résolut -de ne partir qu'après eux qui seraient obligés de -frôler sa table. Il demanda donc du café, puis un -verre d'armagnac, afin de gagner du temps. Cette -pensée accrut son supplice qu'à cette minute même -Edith savait ce qu'il souffrait, qu'elle s'en délectait, -qu'elle faisait peut-être partager aux autres sa délectation. -Elle assouvissait une haine, elle satisfaisait -d'un coup une vengeance: ce qu'elle avait subi à Lur -des Dupont-Gunther, son humiliation, de tout cela -elle demandait compte à cette épave, à cet agonisant. -Elle avait deviné le plan d'Edward et fit durer son -angoisse. Elle regretta que M<sup>me</sup> Tziegel se décidât à -donner le signal du départ; mais ils devaient voir le -clair de lune au Bois et souper au Pré-Catelan. Lorsqu'elles -eurent leur vestiaire, elles passèrent près -d'Edward, M<sup>me</sup> Tziegel avec un salut court; Edith -détourna la tête.</p> - -<p>Edward à son tour gagna la porte. Il allait comme -un asphyxié dans le lourd soir orageux. L'orchestre -des Ambassadeurs avait attiré la foule. Des autos -illuminées montaient vers le théâtre des Champs-Élysées -qui donnait, ce soir-là, une première de ballets -russes. Comme d'un autre monde, comme une -ombre errante au pays des vivants, Edward contemplait -ces femmes luxueuses entrevues derrière les -glaces. Une sorte de paix l'enveloppa. Il se sentit -désintéressé à jamais de sa douleur même. Il eut l'idée -d'aller frapper à la porte d'un camarade qui, derrière -la Butte, mourait lentement en proie à l'opium. Mais -il sentit qu'il n'aurait pas la force de marcher si loin. -Des gens étaient assis autour des cafés-concerts, attentifs -aux flonflons, aux applaudissements, aux rires, -reconstituant à leur gré le spectacle invisible. Edward -demeura un temps indéterminé parmi ces groupes de -petits commerçants qui prenaient le frais. Puis il se -leva, remonta vers la Concorde, se perdit dans la -foule des boulevards, entra à l'Olympia, s'y attabla; -mais des femmes le harcelèrent. Il sortit encore, la -fatigue l'obligea de faire escale au café Riche: des -tziganes, une armée de garçons inoccupés, des tables -éblouissantes, mais personne. Naguère Edward trouvait -une espèce de charme à la solitude des endroits -de plaisir désertés. Les maîtres d'hôtel, les garçons, -comme des mouches, s'abattirent sur lui. Entre chaque -danse, une fille vêtue de pauvres paillettes, s'asseyait -à ses côtés, l'entourait d'un gros manège de -séductions. Un peu ivre, il avait envie de pleurer -contre cette épaule maigre. Il demanda l'addition, descendit -la rue Royale, entra chez Maxim's. Il fut placé -près de gros hommes, des marchands de La Villette -qui goûtaient de la grande noce. Autrefois, il n'eût -pu souffrir cinq minutes le voisinage d'une telle -humanité: les ventres saillants sur des cuisses -maigres, les bajoues couperosées, les lèvres violettes, -les cols rabattus, la cravate toute faite, les breloques, -les mots ignobles adressés aux femmes qui méprisaient -ces clients du samedi soir. Pourtant Edward -resta le dernier, et comme le soleil levant faisait fuir -au long des murs, tels que des files de cloportes, les -balayeurs, et illuminait les voitures chargées de -carottes, un instinct le poussa à s'asseoir sur le banc -en face de la Madeleine. Il se rappela ce retour de -Montmartre à vingt ans avec cet ami mort aujourd'hui. -Ils s'étaient assis, harassés, et l'enfant avait -appuyé sa tête contre l'épaule d'Edward, s'était endormi. -Il se souvient comme il avait veillé sur ce -sommeil, tandis que la Madeleine s'éclairait lentement -dans le carrefour d'une solitude si prodigieuse -qu'on eût dit d'une ville retrouvée après mille ans -sous une lave refroidie. Ah! minutes de bonheur si -fragiles que d'abord le cœur les regarde fuir sans -même les suivre des yeux...</p> - -<p>Des taxis passèrent, puis un premier autobus. Le -jeune homme alla au bureau de poste de l'Épatant, -écrivit à son domestique de ne pas l'attendre avant -quelques jours. Une odeur de verdure, de branches -mouillées venait des Champs-Élysées déserts, pareille -à celle qui s'élevait sans doute vers le soleil levant des -charmilles de Lur. Là-bas, les œillets ourlaient d'un -parfum blanc les parterres. Ah! pourquoi ne pas se -délivrer de toute fausse honte, se jeter dans le train -de Bordeaux, atteindre ce dernier refuge: le cœur de -Claude, se tapir entre les règes de vigne comme un -lièvre blessé dont les chiens ont perdu la trace? -Edward déjà courait vers la gare d'Orsay. Il s'arrêta -contre une des fontaines de la place, trempa ses mains -dans l'eau froide; il vit son père, il imagina cette -figure, ah! plus bestiale que celle des gros hommes -qu'il avait vus cette nuit, rire, transpirer et boire avec -des filles. Sans doute son père le chasserait, ou bien -s'en donnerait à cœur joie de l'humilier. Edward -revint sur ses pas, tournant le dos à la gare. Et pourtant -il fallait à tout prix prendre un train, fuir, fuir... -Mais où? Pour s'assurer lui-même qu'il ne céderait -plus à la tentation de Lur et de Claude, il héla un -chauffeur, se fit porter à la gare de l'Est. Il vit, inscrits -au-dessus d'un guichet, des noms de villes: -Epernay, Châlons, Nancy... Il demanda au hasard un -billet de première pour Châlons. Dans son compartiment -un général et un capitaine étaient entourés -de <i>Cris de Paris</i>, de <i>Rires</i>. Ils dévisagèrent ce -garçon bien vêtu, à la figure souillée et mal -rasée, aux yeux fous, qui, à peine assis, s'endormit -lourdement.</p> - -<p class="p2">Vers ce temps-là, May, à Bordeaux, écrivit pour -elle seule:</p> - -<p>«Retour de mon voyage de noces. Cet appartement -inconnu m'est plus étranger que notre chambre -d'hôtel au Carlton. Je relis avec stupeur ce cahier. -J'y reconnais à peine ton reflet, ô mon âme de -naguère. Éprouvais-je, il y a si peu de mois, de -telles ferveurs? Ce n'est pas que je ne me connaisse -encore des scrupules; mais ils sont tels que je ne les -saurais confier même à ces secrètes feuilles. O Dieu, -on ne fait pas sa part à la chair... Entre l'ignominie -et les caresses sanctifiées, que la barrière est mince! -Le père m'adjure de contempler la chair avec des -yeux purs; il croit qu'un reste d'hérésie m'en -détourne encore. Marcel, si pratiquant, s'inquiète -peu de connaître les limites de ce que l'Église accorde -aux époux. J'avoue au père mon angoisse et cette -certitude que Dieu est plus exigeant que les théologiens: -il y a des humiliations intérieures qui ne -trompent guère, un sentiment de déchéance, un -dégoût de soi-même... Encore si je n'y trouvais pas -ma joie! mais elle est là désormais; et la légitimité -de cette joie ne me console pas de sa bassesse. Le -père m'a imposé, comme pénitence, de méditer -aujourd'hui le texte de saint Jean: «... Et si notre -cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre -cœur.»</p> - -<p>«Le père souhaiterait que j'attachasse plus d'importance -à des scrupules d'une autre sorte: par mes -confidences et par mes aveux, il connaît Edward et -Claude. Il s'inquiète de ces inconnus parce que je -suis lié à l'un selon la nature et à l'autre selon la -grâce. Il me demande ce que j'ai fait de mon frère. -Vainement je lui oppose qu'il faudrait savoir plutôt -ce que mon frère a failli détruire en moi. Tout mal -m'est venu de lui, et cette ivraie que j'arrache et qui -toujours repousse et, dans mon cœur, foisonne, je -sais que l'ont semée ses mains débiles. C'est pourquoi -je n'ai pas de remords. Tout de même, par -obéissance à mon directeur, il a fallu de Biarritz -écrire à Edward. Que j'ai peiné sur ces trois pauvres -pages! Une autre, cette Edith que je m'efforce de -ne pas haïr, et qui me l'a pris à jamais, l'aidera sans -doute à ne pas mourir. C'est lui qui m'a abandonnée. -Non, non, je ne suis pas responsable de ce -cœur. Quant à vous, Claude, qui avez su disparaître -pendant mon séjour à Lur, au point que j'y ai à -peine pensé à vous, je vous sais entre des mains -toutes puissantes. Je ne suis pas en peine de votre -salut, enfant choisi, vase d'élection, vous en qui le -maître a mis toutes ses complaisances; moi-même, -ne fus-je sauvée par vous? Oui, tandis que nos jeunesses, -l'une l'autre charnellement s'émouvaient, sur -un autre plan, vous m'entr'ouvriez les portes du jardin, -vous me précédiez dans le Royaume.»</p> - -<p>A Châlons, Edward ne trouva pas de voiture. On -lui signala l'hôtel de la Haute-Mère-Dieu, au centre -de la ville, à une demi-heure de la gare. Il suivit -une morne rue du faubourg, sous un soleil méridien, -traîna ses pieds fatigués dans la poussière -infecte, puis céda à l'attrait d'un canal dont l'eau -reflétait deux profondes masses de marronniers et -qui révélait l'ordonnance d'un jardin d'autrefois. -Edward, égaré, n'eut pas la pensée de demander sa -route. Il allait, regardant une porte de ville, une -maison où revivait encore une douceur de vieille -France, mais des casernes, des terrains de manœuvre -rongeaient la ville comme une dartre. Il traversa la -rue de Marne où une foule surtout militaire l'entraîna -entre des magasins «à l'instar de Paris». Edward -s'arrêtait aux devantures; à l'une d'elles, il reconnut -des fusils de chasse, des revolvers, elle le retint plus -longtemps qu'aucune autre, il y demeura, le front -collé contre la vitre, mit la main sur le loquet puis, -se ravisant, entra chez un coiffeur voisin. Parmi des -officiers qui le dévisageaient, il attendit son tour d'être -rasé. Un capitaine usurpa la place d'Edward, sans -qu'il protestât. Après un coup de brosse à ses -vêtements et à ses souliers, il retrouva son aspect de -jeune homme correct; alors il osa rentrer chez l'armurier -et acheta un revolver de poche que le commis -fit jouer devant lui. Edward erra encore jusqu'à -ce que, dans la rue noire, ses yeux se fussent arrêtés -à l'enseigne de l'hôtel de la Cloche. Il y demanda -une chambre; un garçon crasseux l'introduisit, au -premier, dans une pièce à tenture et à tapis dont -l'aspect eût fait frémir Edward à tout autre -moment. Elle ouvrait sur une galerie de bois: -à chaque étage, les lieux d'aisance entretenaient une -odeur suffocante. Le soleil n'entrait jamais là et il y -régnait une espèce de fraîcheur pourrie. Entre ces -murs aux papiers déchirés et souillés, Edward s'assit. -Prenant une feuille quadrillée, il écrivit: «Je suis à -Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche. Si dans cinq -jours, c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous -n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.» Il copia ces -mots sur une autre feuille, cacheta les deux enveloppes, -écrivit sur l'une l'adresse d'Edith Gonzalès, -sur l'autre celle de Claude Favereau. Il alla lui-même -les jeter dans la boîte du bureau de tabac voisin.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_XV" id="chap_XV"></a>XV</h2> - -<p>Le mois de juin où, dans les après-midi assoupis, -s'accumulaient sous les charmilles les odeurs confondues -des tilleuls et des seringas, rendait à Claude -Favereau la vie. Bercé au bruit de la faucheuse, grisé -de cette émanation du foin, exténué par l'effort -dépensé autour des charrettes (tellement pleines que -leur charge énorme se détachant sur le blême azur -recouvre presque les bœufs dont on ne voit plus que -l'échine tendue que prolongent quatre cornes effilées), -il marchait pieds nus dans ses espadrilles, -devant l'attelage, avec la majesté de l'enfant David. -Sur son passage, les rosiers du Bengale se souvenant -que c'est le temps de la Fête-Dieu, échevelés de -pétales, aspirent à s'abîmer dans la poussière. Le jeune -homme gonfle sa poitrine et sait que nulle douleur -ne résiste en lui à l'ivresse d'avoir vingt ans et d'être -attaché à cette terre bénie. Le vicaire de Viridis, -l'abbé Paulet, lui a rendu le calme du cœur. Il attend, -avec tranquillité, un signe. D'ailleurs, à ce moment -de l'année, il faut violenter la terre: les journées -sont trop courtes; à peine a-t-il déchaussé la vigne -que le paysan doit en recouvrir le pied, et à peine -l'a-t-il tachée de sulfate, qu'il en faut poudrer de -soufre la fleur plus odorante que le réséda; c'est le -temps des petits pois, les cerises sont abandonnées -aux oiseaux du ciel. Les mains manquent pour vider -cette corbeille débordante sous un incendie d'azur. -Tandis que les meules parfument l'ombre, un nuage -d'orage montre à l'horizon du sud, au-dessus des -Landes violettes, son front de ténèbre. Déjà les -feuillages s'émeuvent, frémissent. Pour sauver le foin, -on laisse la soupe commencée, et lorsque enfin la -dernière charge est à l'abri sous le hangar, Claude -tombe comme une brute sur sa couche et, la fenêtre -ouverte, s'endort dans le craquement du tonnerre, -dans le fracas de la pluie libératrice.</p> - -<p>Cette animalité le sauvait. Cette matière pétrie par -lui, avec laquelle il lui semblait se confondre, l'arrachait -aux obsédantes pensées; l'ancien lévite, délivré -de la tentation par un excès de fatigue, en -remerciait Dieu chaque soir dans le soupir de fatigue -et de foi qui lui servait de prière. Le jeudi de la Fête-Dieu, -il porta le dais sur la route qui était comme -un fleuve de feu. Au long des maisons, les draps -plus blancs que la route, s'étoilaient de camélias -moins blancs que l'hostie rayonnante au centre de -toute cette candeur enflammée. Sur les reposoirs, -les beaux vases des salons de campagne, les bougeoirs -en cuivre des cuisines étaient sortis de la nuit des -vieux logis, leurs flammes blêmes, figées, comme -rendues immobiles par la présence réelle. Claude, au -retour, était heureux que le poids du dais l'accablât. -Il voyait, à son approche, des groupes paysans -tomber dans la poussière.</p> - -<p>Comme il rentrait à Lur, vers cinq heures, sa -mère lui tendit une lettre où il reconnut l'écriture -d'Edward. D'abord, il hésita à l'ouvrir, mais, la -mettant dans sa poche, alla s'asseoir sur la terrasse, -se disant que cette mince enveloppe peut-être -contenait de quoi détruire la paix reconquise. Par -instants, il redoutait de haïr ceux qu'il avait tant -aimés. Un dimanche, May était venue à Lur -avec son mari, et en les saluant, Claude avait -senti sa blessure encore près de saigner. Du moins -avait-il supporté l'épreuve, certain que désormais il -pourrait vivre malgré ce souvenir amer. Il avait -moins peur de son ancien amour, de cette May -mariée, devenue une autre, que de l'esprit du mal -enfermé—il en était sûr!—dans cette lettre. La -laide image le protégeait de celle qu'il avait vue au -bras de son mari, se dandinant, la figure à la fois -gonflée et maigrie avec, dans ses yeux une expression -vague, endormie, animale. Que restait-il du -petit être sauvage et pur qui avait troublé son cœur -et sa chair? Mais avec appréhension, et comme si -rien que de redoutable lui pouvait arriver par cette -lettre, il déchira l'enveloppe et lut: «Je suis à -Châlons-sur-Marne, hôtel de la Cloche, si dans -cinq jours, c'est-à-dire dimanche soir, à minuit, vous -n'êtes pas auprès de moi, je m'en irai.»</p> - -<p>Claude froissa la lettre, la mit dans sa poche. Ce -jour de fête ajoutait dans la campagne du silence, -du vide. Il s'efforçait de ne pas comprendre le sens -de ce «je m'en irai». Mais à la contraction de sa -gorge, au battement de son cœur, il ne doutait point -d'avoir compris. De quel droit ce garçon le mêlait-il -à sa folie? Déjà par sa sœur et par lui, il avait traversé -des heures d'agonie, failli sombrer. La paix à -peine reconquise, ce mot d'Edward le rejetait à -l'abîme... Non, certes, il n'irait pas, il ne répondrait -même pas. Que lui importait ce bourgeois, et quel -secours un tel raffiné attendait-il d'un paysan? D'ailleurs, -comment atteindre Châlons?</p> - -<p>—Ah! et puis, non, il ne se tuera pas!</p> - -<p>Claude proféra ces mots à haute voix, comme pour -se mieux persuader et, à cet instant, il vit en lui-même -le visage de son jeune maître, ces yeux un peu -égarés, cet air de détachement, ce regard éloigné dont -la flamme semblait venir d'une autre planète. Comment -douter que le trait dominant de cette nature fût -le vertige? le consentement à une séduction mortelle -plus forte qu'aucun mirage? Et tout d'un coup, -Claude s'affola. Plus persuasive que ses raisonnements, -une certitude était en lui qu'il était solidaire -de cet homme, qu'il avait sa place marquée dans cette -destinée. Un soir, par une atroce dérision, Edward -avait voulu que Claude fût son bouc émissaire. -Savons-nous jamais jusqu'où retentissent nos plus -vaines paroles?</p> - -<p>Pourquoi la lecture de ce billet le troublait-elle à -ce point? Il ne se sentait plus d'affection pour ce garçon -qui d'abord l'attira comme un bois dont l'orée -paraît délicieuse: à peine entré, des marécages, des -eaux corrompues, des fonds de ténèbres, lui avaient -fait rebrousser chemin. A cet appel désespéré, il n'éprouvait -aucun attendrissement, mais, plutôt, un sentiment -d'urgence et de nécessité: pratique, équilibré, -il voyait les difficultés d'une entreprise ou son mysticisme -l'allait jeter. Où trouver l'argent? Son père le -laisserait-il partir et quelle apparence qu'il comprît -rien à l'urgence de cette mission?</p> - -<p>Assis sur la terrasse, les jambes pendantes, Claude -mit de l'ordre dans ses pensées, s'efforçant d'arrêter -avec méthode les moyens d'entreprendre ce voyage. -Tout bien pesé, il lui parut que le mieux serait de se -confier à cette Volonté toute-puissante comme un -fétu à un grand vent. Il se recueilli donc, fit le -silence au-dedans de lui avec cette habitude de -l'oraison qu'il avait acquise au séminaire. Par un -mouvement passionné de son être intérieur il voulut -se mettre en communication avec la Force et l'Amour -extérieurs au monde, et en qui il avait foi. Et ce -silence de son cœur prolongea celui de la campagne -que la Fête-Dieu avait vidée. Chez ce garçon plein de -santé, ardent à la besogne, sensuel, cette vie intérieure -étonnait; par son étrangeté, elle avait naguère -séduit Edward qui aujourd'hui ne voit plus rien -dans l'univers que cela pour le retenir au bord du -trou.</p> - -<p>Claude entra dans la cuisine où son père endimanché, -le nez chaussé de lunettes, lisait la chronique -agricole du <i>Nouvelliste</i>:</p> - -<p>—Le journal dit qu'il faut soufrer la vigne sur la -fleur. Moi j'ai déjà fait un soufrage avant.</p> - -<p>Il avait en lui-même une foi absolue et pour les -«savants» un infini mépris. Il exigeait d'être écouté -comme un oracle, et sa femme, depuis trente ans, -approuvait les sentences que le bonhomme rendait -d'un air profond: le phylloxéra n'avait jamais existé, -c'était une invention des savants, il était plein de -telles certitudes. Il ne pensait pas qu'il y eût au -monde un autre régisseur honnête que lui-même, -habile à découvrir partout ailleurs que chez lui -l'adultère, l'inceste, tous les crimes, non par méchanceté, -mais pour se grandir, pour le plaisir de se -savoir exceptionnel dans sa probité et dans ses bonnes -mœurs. Devant ce front étroit, têtu, cette grosse -figure boucanée, Claude éprouva un découragement -profond. Favereau souriait, paterne, confit dans sa -science infuse, ayant réduit l'homme et l'univers à -sa mesure, jugeant en dernier ressort de toutes les -choses du ciel et de la terre, avec l'intrépidité de son -néant. Il était certes à mille lieues de comprendre -l'urgence qu'il pouvait y avoir à répondre au cri -d'appel d'Edward. Cependant cet Edward était le -fils du maître et Favereau n'avait pas accoutumé de -discuter les ordres. Claude se résolut donc à présenter -ainsi sa requête: d'un air détaché, il avertit son -père que M. Edward avait une importante communication -à lui faire de vive voix et qu'il lui mandait -de venir au plus tôt à Paris. Claude avait parlé trop -vite et un peu bredouillé. Il vit se plisser le gros front -paternel:</p> - -<p>—J'aime pas que tu aies des secrets avec le fils -du patron, tu sais qu'ils sont brouillés. Écris à -M. Edward de te marquer dans sa lettre ce qu'il -te veut: nous verrons ensemble de quoi il retourne.</p> - -<p>Favereau remit ses lunettes, reprit son journal, -ayant jugé le cas dans sa sagesse. Claude sentait bien -que le débat était clos et la décision du bonhomme -sans appel. Pourtant il fit un nouvel effort: -M. Edward insistait justement sur la nécessité de -s'entendre de vive voix; il attachait à cette entrevue -une importance extrême:</p> - -<p>—Tu n'as qu'à m'avancer l'argent du voyage, père. -M. Edward me le rendra sûrement.</p> - -<p>—Ah! ah! monsieur veut que je lui avance le -prix de sa carte aller et retour, histoire d'aller faire -le jeune homme à Paris, et au moment des grands -travaux encore! Quand il faut à la fois, relever la -vigne et la sulfater et herser et faire les foins.</p> - -<p>D'un air malin, avec un petit rire rentré, de vieux -«à qui on ne la fait pas», il ajoute:</p> - -<p>—Tu es un bon drôle: c'est la première fois que tu -essaies de me tirer de l'argent, et tu n'as pas la -manière. Allons, allons: il y a quelque drôlesse -là-dessous, hein, dis, hein? tu peux me le dire à -moi, c'est de ton âge; mais tu as assez de l'argent que -tu gagnes pour rigoler ici. Voilà que monsieur veut -s'offrir un voyage à Paris!</p> - -<p>Il riait, satisfait que son fils se dégourdît un peu, -fier de se sentir perspicace.</p> - -<p>—Mais non, père, tu n'y es pas du tout. Je n'ai -pas besoin d'argent et je ne sais pourquoi tu imagines -une femme dans cette affaire. Il n'y a rien de -plus que ceci: M. Edward a besoin de moi, et puis -je ne suis plus un gamin: tu pourrais bien m'avancer -quelque argent...</p> - -<p>—En voilà assez, hein!</p> - -<p>La face de Favereau se congestionna.</p> - -<p>—F... le camp d'ici et ne me parle plus de tout ça: -tu me prends donc pour un ...?</p> - -<p>Claude accoutumé au vocabulaire le plus grossier -de la caserne, ne le pouvait souffrir chez son père. -D'ailleurs, il savait toute insistance inutile et qu'ils se -parlaient, son père et lui, d'un univers à l'autre: leurs -voix, dans le vide, se perdaient. Il sortit décidé à se -rendre coûte que coûte au rendez-vous. Mais où -trouver de l'argent? Favereau pour la nourriture et -l'entretien, lui retenait presque tous ses gages. Son -désir de partir s'exaspérait. Il ne doutait plus que cet -appel au secours vînt d'un être à bout de forces. Il -imaginait Edward devant une table, un revolver -devant lui posé, et le premier coup de minuit sur -cette ville inconnue. Il pensa à cette âme dont il se -savait inexplicablement chargé, dont il s'était porté -le garant, qu'il retenait seul sur l'immense ténèbre -de la perdition. A cette angoisse s'ajoute une -tendresse réveillée, celle que naguère il éprouva à -l'arrivée de son jeune maître: cette lettre, tout de -même, quelle preuve d'affection extraordinaire, et -comme il fallait qu'il fût seul! A moins que ce ne -fût une plaisanterie atroce, un jeu pour mesurer son -pouvoir sur ce petit paysan. Mais Claude, qui allait -à grands pas dans l'allée des vignes, vers le soleil -couchant, secoua la tête: il n'avait jamais cru à cette -férocité d'Edward et, à travers les fausses roueries -du malheureux, l'élève des casuistes avait, dès le -premier jour, pressenti la désolation infinie de ce -cœur: «Quel doit-être son abandon, se disait-il, -pour qu'à cette minute il n'ait compté, dans tout -l'univers, que sur ma main tendue! Quelle solitude! -Mais où trouver l'argent?» Et soudain, il pensa à -l'abbé Paulet, le vicaire de Viridis, certes aussi -pauvre que lui-même, mais il ne s'agissait que d'une -avance pour quelques jours.</p> - -<p>Sous les tilleuls de la place, les orphelines défaisaient -le reposoir, des petites filles ramassaient dans -leurs tabliers les débris d'or et les roses mortes. -Claude entra dans le presbytère sans soulever le -marteau. La servante, qui épluchait des asperges, lui -dit que M. le Vicaire était à son patronage, mais -qu'il ne tarderait sûrement pas à rentrer. A cause de -la procession, il avait gardé ses drôles un peu plus -longtemps.</p> - -<p>Claude monta au premier étage: la chambre du -vicaire ouvrait sur le jardin, du côté opposé à la -place. On voyait de la fenêtre un pergola où les roses -déjà se fanaient. Les premiers lys s'entr'ouvraient -au-dessus des fleurs communes. Au bout de l'allée -bordée de buis, l'humidité d'une charmille enlevait -à Notre-Dame-de-Lourdes ses tendres couleurs sulpiciennes. -Claude s'assit devant le bureau du vicaire, -feuilleta distraitement <i>l'Aquitaine</i>, essayant de fixer -sa pensée sur une homélie archi-épiscopale. Un petit -lit de fer pliant occupait un angle. Un paravent noir -où s'envolaient des cigognes d'or cachait à demi la -toilette encombrée de fioles. La bibliothèque vitrée -renfermait des livres dont l'ordonnance témoignait -que jamais le propriétaire n'y portait la main. Sur -la table un bréviaire bourré d'images de première -communion et un blaireau encore plein de savon. -Derrière la pendule à globe, s'accumulaient des photographies -de patronages: groupes d'enfants en tenue -de football avec l'abbé au centre, un gros ballon -dans les bras. Claude songe à la vie qui aurait pu -être la sienne. Il s'attendrit, il s'effraie parce qu'il -eût pu, lui aussi, devenir un saint, mais la chair -et le sang l'avaient asservi... De nouveau, il pensa -à Edward: quel abîme entre cette âme misérable et -celle qu'il attendait dans cette chambre! Quelle -puissance inconnue, à de telles distances les uns -des autres, faisait graviter les cœurs? Distance illusoire -pourtant puisque spirituellement et matériellement -le vicaire l'aiderait sans doute à sauver cet -enfant perdu.</p> - -<p>Mais l'abbé Paulet trouverait-il les quelques louis -nécessaires? Claude entendit la voix du prêtre dans -le vestibule:</p> - -<p>—On ne te voit plus, Claude.</p> - -<p>Il avait mis, sur les épaules du jeune garçon, ses -deux mains. Quand sa bouche ne souriait plus, les candides -yeux gardaient la lumière du sourire. Cette -lumière était la grâce unique d'un visage commun, -d'une mine basse, dévorée par la barbe mal rasée: -les cheveux drus et plantés bas diminuaient le front. -L'abbé, du premier coup d'œil, vit le trouble de -Claude, mais il le laissait venir et cependant parlait -de cette Fête-Dieu: Une belle journée! Tout son -patronage avait communié; tous ses drôles avaient -entouré le Saint-Sacrement:</p> - -<p>—Mais le plus beau, Claude, c'est que tout à -l'heure, après les avoir quittés, je monte à la tribune -de l'orgue pour ranger les partitions, et qu'est-ce que -je vois dans la nef, en adoration devant le Saint-Sacrement? -Raymond Paillac et Bordes. Ils ne -savaient pas que j'étais là. On ne pourra pas dire -qu'ils venaient pour me faire plaisir.</p> - -<p>—Oui, l'abbé, vous faites une œuvre extraordinaire.</p> - -<p>Le vicaire, inquiet de s'être enorgueilli, protesta -que la gloire en était non à lui, mais au Père:</p> - -<p>—Et toi, Claude, je ne te vois plus; qu'y a-t-il -encore?</p> - -<p>Claude cherchait ses mots et dit enfin très vite, -comme un enfant qui, en confession, lâche en hâte -le péché difficile:</p> - -<p>—L'abbé, j'aurais besoin de cinquante francs.</p> - -<p>—Cinquante francs? Comme tu y vas!</p> - -<p>—C'est difficile à vous expliquer... Il me semble -que je ne pourrai jamais me faire entendre...</p> - -<p>—Nous verrons bien, reprit l'abbé simplement. -Dis toujours ton histoire. Pour nous assister, il est -une autre lumière que celle de mon pauvre entendement. -Parle donc sans crainte, mon enfant. -Quelqu'un est là, entre nous, qui sait de toute -éternité quels secours tu viens chercher dans cette -chambre.</p> - -<p>Alors Claude passa de l'inquiétude à la plus grande -confiance. Il s'était souvent dit qu'à l'heure de la -mort, beaucoup d'ouvriers devaient songer que, dans -leur existence misérable, jamais ils n'avaient été pris -au sérieux que par ce vicaire de faubourg qui, lorsqu'ils -avaient douze ans, les faisait jouer au ballon, -le dimanche, et au retour les obligeait de se confier.</p> - -<p>Et voilà qu'il parlait lui aussi avec abondance et sans -gêne aucune. Déjà il avait entretenu l'abbé d'Edward; -et cela lui rendait son récit plus aisé. L'abbé -ne l'interrompit pas, mais comme Claude lui tendait -la lettre de Châlons, il la prit, fixa sur elle les yeux, -bien plus longtemps qu'il n'était nécessaire pour la -lire. Cependant Claude disait:</p> - -<p>—Il y a en moi une force qui me presse, bonne -ou mauvaise? de me rendre à cet appel. C'est de vous -que j'en attends l'assurance, l'abbé. Si vous m'avancez -l'argent, il y aura encore à braver mon père. Et -que se passera-t-il à Châlons? Je n'ose y penser. Mais -il faut que j'y aille, n'est-ce-pas?</p> - -<p>L'abbé se leva sans mot dire, ouvrit un tiroir, y -prit une boîte de médicament qui contenait de la -menue monnaie et deux billets de cinquante francs; -il en tendit un à Claude.</p> - -<p>—Je vous le rendrai petit à petit sur mes journées.</p> - -<p>Une tête d'enfant parut dans l'entre-bâillement de -la porte:</p> - -<p>—Monsieur l'abbé on vous demande en bas; c'est -pour Seconde Hugon, on croit qu'elle va passer.</p> - -<p>Bien que le soleil fût couché, Claude, à travers ses -espadrilles, sentait encore la route chaude. Devait-il -prendre le train le soir même sans avertir son père? -La prudence eût été sans doute de ne pas s'exposer à -une nouvelle dispute. D'autant qu'il ne fallait pas -perdre un jour: Edward avait fixé, comme limite -dernière, le dimanche à minuit. Claude calculait -que, pour parer à tout retard éventuel, il fallait -qu'il quittât Toulenne par le train de vingt-deux -heures, qu'il prît le lendemain matin le train de -Paris; ainsi serait-il à Châlons samedi matin au -plus tard. Mais l'assentiment de l'abbé Paulet -l'avait empli d'une telle confiance qu'il lui parut -indigne de rien dissimuler à son père; non! pas de -mensonges, aucune tromperie avant ce départ, ce -mystique embarquement...</p> - -<p>Favereau était assis sur le banc du seuil avec Maria -de qui les mains au repos croisées contre le tablier -de cotonnade disaient le jour de fête où l'on n'œuvre -pas. Elle cria à son fils qu'ils avaient fini de souper, -mais elle avait mis de côté pour lui de la soupe et du -confit.</p> - -<p>—Regarde-moi ça, dit Favereau, quand on songe -à courir la pretentaine, on en perd le boire et le -manger. Allons, va te mettre à table.</p> - -<p>—Je n'ai pas faim, père.</p> - -<p>Favereau crut que Claude boudait. Il prit son ton -d'ancien sergent pour dire que ces manières-là ne -prenaient pas avec lui. Claude regarda ce front -comprimé et ces joues larges du bas. Il dit doucement:</p> - -<p>—L'idée de prendre le train me coupe l'appétit. -Ne te fâche pas, je ne suis plus un gosse, je sais ce -que j'ai à faire. Il faut que je parte ce soir.</p> - -<p>—Il faut que tu partes?</p> - -<p>La fureur l'étranglait, mais il retrouva son ton -goguenard pour-dire:</p> - -<p>—Tu voyageras à l'œil, peut-être?</p> - -<p>—Ne t'inquiète pas, j'ai ce qu'il me faut.</p> - -<p>—Ah! tu as trouvé de l'argent? mais moi je te jure -que tu ne partiras pas. Qui commande ici? Ce n'est -pas un morveux qui me fera changer quand j'ai dit -quoique chose. Ce que j'ai dit, je l'ai dit.</p> - -<p>Il était debout et brutalement repoussa Maria qui -voulait s'interposer. Claude sentait lui aussi la colère -l'envahir. Il bouscula son père et s'engagea dans -l'escalier. Favereau, comme un vieux dogue, s'attacha -à ses chausses.</p> - -<p>—Tu ne partiras pas! Ou si tu pars, tu ne reviendras -pas.</p> - -<p>Claude entra dans sa chambre à reculons. Son -père se taisait maintenant, calmé soudain par une -idée qui lui était venue. Le jeune homme s'était assis -sur son lit, sans quitter des yeux Favereau. Tout à -coup, le vieux prit la clef de la porte qu'il tira vivement -à lui et, avant que Claude ait pu intervenir, la -clef avait tourné dans la serrure: il était prisonnier.</p> - -<p>—Pars, mon petit, pars. Jette-toi par la fenêtre si -ça te chante. Ce n'est pas toujours ce soir que tu prendras -le train.</p> - -<p>Il descendit. Claude secouait la porte. Le vieux -trouva sa femme tremblante aux écoutes. Il riait, -mais avec sa figure mauvaise:</p> - -<p>—Apporte-moi un litre.</p> - -<p>—Mais, Favereau, le petit...</p> - -<p>—Apporte-moi un litre, que j'ai dit.</p> - -<p>La femme obéit sans ajouter un mot. Il but toute la -soirée. Aucun bruit ne venait de la chambre où Claude -était enfermé.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_XVI" id="chap_XVI"></a>XVI</h2> - -<p>Edith s'éveilla et d'abord se souvint que M<sup>me</sup> Tziegel -ne l'avait pas invitée à son dîner Gennaro: depuis -que le grand poète dalmate était à Paris, les gens du -monde se disputaient l'honneur de le nourrir. Sans -doute prenait-il chaque jour ses repas dans une maison -différente, mais Edith avait pointé minutieusement -les tables où il lui restait quelque chance de -s'asseoir: il lui était apparu qu'on ne l'invitait guère -qu'en bouche-trou, par téléphone, ou pour de petits -dîners impromptus; de la seule M<sup>me</sup> Tziegel, il n'était -pas présomptueux d'attendre un signe. Le fait de -n'avoir pas dîné une seule fois avec Gennaro rendait -sa situation de muse du grand monde difficile et même -ridicule. Une invitation <i>in extremis</i> demeurait possible. -Edith savait son amie assez rosse pour la -laisser longtemps macérer dans l'angoisse. Elle -résolut de ne téléphoner à personne afin que, le cas -échéant, M<sup>me</sup> Tziegel ne trouvât pas la ligne occupée. -Elle se leva, passa une robe de chambre, s'assit -devant sa glace et, sans indulgence, s'examina. Edith -se connut une grande lassitude: son faux luxe l'écrasait. -C'est accablant de mener la vie des grandes dames -qui ont des femmes de chambre pour les habiller, -des autos pour leurs visites et leurs sorties du soir et -qui, à toute heure de la nuit, trouvent la limousine glissante -et douce dans le désert du Paris nocturne. Chez -elles, tout les attend afin qu'elles passent du cabinet -de toilette où l'eau est toujours chaude, au lit où se -dissipent les fumées du Cliquot. Mais cette existence -accable une jeune femme qui, par calcul, doit plaire -à telle dame, la faire inviter partout, uniquement -parce qu'habitant le même quartier, cette personne -possède l'auto qui facilite les retours. Edith considérait -son triste corps du matin. Une crise de rhumatismes -aigus retenant au lit la mère Gonzalès, elle -avait perdu son unique servante.</p> - -<p>—Mademoiselle, c'est l'eau chaude et le courrier.</p> - -<p>Elle entendit derrière la porte le bruit du broc que -posait la femme de service, chercha vivement parmi -les lettres une enveloppe aux armes de M<sup>me</sup> Tziegel. -L'écriture d'Edward l'étonna et, à cette minute -d'abandon, lui fit plaisir. Elle lut, sans la comprendre -d'abord, la formule qui, à l'autre bout de la France, -irait bouleverser Claude. Peu à peu, le sens de cet -appel se découvrit à sa pensée et, comme depuis une -heure, la jeune femme s'attendrissait sur elle-même, -il lui fut facile de s'attendrir sur son amant. Dans un -jour heureux, elle aurait haussé les épaules et souri; -vaincue, elle se sentit pitoyable à ce vaincu. Non -qu'Edith crût, au fond, qu'il accomplirait sa menace, -mais il devait tant souffrir! L'humiliée se réjouit de -tenir une telle place dans la vie d'un homme. Pratique, -et ayant un sens très vif de la précarité de sa -vie, elle décida sur-le-champ de renouer avec -Edward, et construisait déjà tout un plan d'existence -loin de ce gratin pire qu'aucune franc-maçonnerie. -Elle consulta l'indicateur, décida de partir le -soir même ou le lendemain: au lieu de s'asseoir à -une table de snobs, elle roulerait vers son amant -désespéré. Ce contraste l'ennoblit à ses propres yeux; -elle se sentit supérieure aux gens du monde, s'attendrit, -s'admira, à la fois honteuse et flattée que son attitude -au restaurant italien ait suffi à bouleverser ainsi -le triste Edward; heureuse de cette diversion, elle s'y -donnait toute, avec son instinct de fille pratique, de -lutteuse.</p> - -<p>Edith s'était étendue sur le lit, rendu à ses fonctions -diurnes de divan. La sonnerie du téléphone la -mit debout. Sa main tremblante ne réussissait pas à -décrocher le récepteur. O joie! c'était bien la voix de -M<sup>me</sup> Tziegel:</p> - -<p>—A quoi pensais-je, ma chère? Vous ai-je dit -que je comptais sur vous pour déjeuner avec -Gennaro... Non, pas aujourd'hui... Après-demain -matin... Oui, vendredi.</p> - -<p>—Mais je n'y comptais pas du tout, chère amie... -D'ailleurs, M<sup>me</sup> Obligado devait me faire déjeuner -cette semaine avec le grand homme.</p> - -<p>M<sup>m</sup>e Tziegel savait qu'il n'en était rien et fut au -moment de répondre qu'étant très à court de places, -elle retirait son invitation puisque Edith devait rencontrer -ailleurs le poète. Tout de même, elle hésita: -cruelle certes, elle n'aimait pas que sa cruauté lui -attirât des jérémiades:</p> - -<p>—Vous le verrez donc deux fois, chère amie.</p> - -<p>Edith se dit qu'elle partirait pour Châlons le vendredi -soir et arriverait ainsi vingt-quatre heures avant le rendez-vous -fixé. Puis elle ne pensa plus qu'à sa toilette.</p> - -<p class="p2">Le grand homme reprenait de chaque plat, s'épanouissait, -reniflait sa provende d'encens, emmagasinait -des hommages, de quoi nourrir son contentement -de soi pendant ses huit mois de Dalmatie. -Il grasseyait, s'écoutait, content de ce qu'il faisait -plus rire à Paris que chez lui et ne discernant pas -qu'on y riait bien plus de sa mimique et de son -accent que de ses anecdotes. Edith, déjà émue par -des coupes de champagne aux fruits, inclinait sa tête -enflammée et promenait, d'un geste préraphaélique, -un lis sur ses narines; elle était là, elle «en était». -Un jeune peintre expliquait à Gennaro le cubisme:</p> - -<p>—Je vois d'abord des tons, comprenez-vous? -Ensuite je les illustre avec de quelconques figures: -une pipe, un tuyau. Je construis ma toile. J'y établis -un ordre où ma vie intérieure s'exprime. Il y a des -papiers de tenture, dans les lieux d'aisance des maisons -de campagne, ils sont d'un adorable bleu. Ce n'est -pas la peine de reproduire les diamants de la Couronne, -n'est-ce pas? mais tel cartonnage d'un vieux -livre de comptes, une pipe m'importe autant qu'une -Sainte Famille, comprenez-vous?</p> - -<p>Non, le poète ne comprenait pas. Il est vrai qu'il -n'écoutait guère: sa voisine le troublait parce qu'il -aimait les pêches mûres; manquant d'usage, il ne -savait pas cacher son trouble. Les cheveux blancs de -cette Bolivienne donnaient un aspect miraculeux à -ses clairs yeux d'enfant.</p> - -<p>A travers des sensations confuses, mêlées et délicieuses, -Edith voyait dans un éclair son voyage du -lendemain, mais dépouillé de tout son charme: elle -ne s'y était complue que comme à un pis-aller en -une minute d'abandon; à cette table, parmi ce luxe, -d'imaginer seulement ce départ à six heures, l'attente -à la gare de l'Est, l'arrivée dans une ville étrangère -et surtout «la scène à faire», quel dégoût! Pourtant -il y fallait aller. Certes, elle irait. Mais pourquoi -gâterait-elle, avec cette perspective d'un lugubre -voyage, le beau plaisir d'aujourd'hui?</p> - -<p>La Bolivienne projetait dimanche un déjeuner -à Versailles. Le grand homme assura qu'il s'était -réservé cette journée pour classer des notes, mais il -ne résista guère à la pressante et presque tendre invitation -de sa voisine:</p> - -<p>—Donc, nous nous retrouverons tous dimanche à -une heure, au Trianon Palace.</p> - -<p>Une voix faible, celle d'Edith, répondit:</p> - -<p>—Je crois que je ne suis pas libre.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Tziegel déclara qu'on était toujours libre pour -un plaisir: elle se flattait d'avoir décommandé une -audience particulière au Vatican... Edith ne répondit -rien, hésitante en apparence, au fond, certaine déjà -de sa défaite. A la hâte, elle accumulait des raisons; -quelle folie de partir sur une lettre, d'obéir à un -caprice de cet insupportable garçon, à moins que -ce ne fut un de ces tours à quoi il se complaisait; -toujours il avait aimé cette sensation de tenir les gens -au bout de ses fils et de les manœuvrer à sa guise: -«Comme une sotte, j'allais donner encore dans le -panneau.» Edith avait le don de ne voir les choses -que déformées par ses nécessités du moment; et de -même qu'au reçu de la lettre d'Edward, elle n'avait -même pas songé à ne pas la prendre au sérieux, parce -qu'à cette minute le drame était le bienvenu dans sa -pauvre journée de laissée-pour-compte, elle n'y voyait -plus qu'une mystification à cet instant où sa nature -de soupeuse se dilatait. Si un pressentiment tragique -lui serrait le cœur, au lieu de le chasser, elle s'efforçait -de l'apprivoiser, de le regarder en face, de se -rappeler qu'il faut être dur, ne s'embarrasser d'aucun -être, que les autres sont nos jouets éternels. Elle -croyait que c'était du Nietzche; toujours la portèrent -à philosopher ses excès de champagne.</p> - -<p class="p2">Edward avait garni de serviettes un lit douteux où -il s'étendit. Le ciel pluvieux hâtait la venue du crépuscule. -Il écoutait de larges gouttes sur le zinc des -toits. Le bruit d'une troupe armée retentit, dans la -rue, et il renifla cette odeur de cuir, d'astiquage et -d'hommes, l'odeur militaire, il fumait des cigarettes -opiacées afin que la fumée lui dérobât l'aspect de cette -chambre. On ne viendrait pas. Personne ne viendrait. -Il le savait maintenant, sans songer à s'en étonner ni -même à le regretter: il avait le sentiment d'habiter -un lieu inaccessible qu'aucun humain, désormais, ne -pouvait atteindre. Il résolut de s'enfoncer dans les -jours finis, de fuir par anticipation la vie au plus -épais du passé touffu afin que, lorsque la mort viendrait, -il ait fait déjà beaucoup de pas au-devant d'elle. -Indifférent à tout, dans l'ombre du tombeau, les souvenirs -de sa petite enfance l'aspiraient comme pour -un enlisement. Mêlée aux relents des rideaux, de la -table de nuit, du seau de toilette, la fumée composait -une odeur intolérable. Mais les sensations si puissantes -naguère sur Edward, la volonté de mourir l'en délivrait. -Être décidé à mourir, c'est d'avance ne plus -donner à la vie aucune prise sur nous. Cependant il -cherchait dans son passé un coin de fraîcheur, de verdure -où reposer ses yeux. Il essayait de fixer une -minute heureuse. Il se souvenait de ses amitiés d'adolescent, -il cherchait des visages, il s'étonnait de son -inlassable bonne volonté à s'émouvoir autour des -plus pauvres êtres, des plus vaines femmes. Il ne -revenait point de sa toute puissance à transformer, -à repétrir, selon son modèle intérieur, ces cœurs sur -lesquels il avait jeté son dévolu. Et comme, douloureusement, -il avait ensuite défendu contre la réalité -ces imaginations que l'être choisi détruisait lui-même! -Trop de désenchantements l'avaient durci... Curieusement, -il osait regarder en lui à la place de ses vices: -il les reconnaissait, il osait les dévisager, et celui-là -dont il n'avait pas encore prononcé le nom, et cet -autre auquel il n'avait jamais cédé, dont il ne s'était -jamais avoué à lui-même la présence: germe enfoui, -ignoré de tous et de son propre cœur. Ah! connaissance -exacte de soi! Bas fonds tragiquement révélés! -Il se rappela que le brusque éclair des confidences -avait éclairé, chez des êtres proches, les mêmes -abîmes ou d'autres profondeurs plus effrayantes; et -c'est pourquoi il ne s'étonnait plus de son indulgence -pour toutes les débauches avouées et secrètes. Plus -d'hypocrisie maintenant, devant cette nuit épaisse de -la mort, au seuil du sommeil sans réveil et de l'anéantissement; -il prononça ce dernier mot à mi-voix, -il y trouvait un goût délicieux, une sensation de -vertigineuse et douce chute.</p> - -<p>Edward pensa à des personnes mortes qu'il avait -aimées: eût-il été heureux de croire, comme un -chrétien, qu'il allait les rejoindre enfin? Non, non: -il les avait aimées périssables, sous leur forme périssable, -peut-être pour ce qu'il y avait en elles de pire. -Et maintenant, il considérait toutes ces vies parallèles -à la sienne, et qui s'étaient jetées dans la mort, -avaient atteint, avant lui-même, cette plage rongée -de néant. Ceux qu'il laissait derrière lui, ah! que lui -importait! D'avance, il les imagina vieillissant, grotesques; -il s'abandonna, lui qui allait mourir à vingt-six -ans, qui était sûr maintenant de mourir à vingt-six -ans, à sa haine, à son dégoût de la femme et -de l'homme d'âge, l'être à ventre, à crâne nu, la -bouche pleine d'odeur de cigare qui en masque une -autre, et leur abjecte suffisance, ce contentement de -soi des gens arrivés, et leurs yeux où des passions -hurlaient la faim maintenant qu'il était trop tard pour -les assouvir. La pensée d'Edward alla vers ce Paris -qu'il avait tant aimé: il se rappela un soir, au fond d'une -baignoire, sa bouche s'appuyait contre une épaule -tandis que Nijinski s'envolait par la fenêtre ouverte -sur la nuit artificielle. Il revit des bars, chacun avec -son atmosphère, son odeur et chacun l'attirait à des -heures différentes de la nuit: dans celui-là, tel cocktail -était inimitable, et dans cet autre il y avait la -présence réelle d'un vice à qui il était consacré. Il se -souvint des musiques qui aidaient ses passions à jouir -d'elles-mêmes, cet andante de Schubert qu'il exigeait -que May lui jouât chaque soir et cette rengaine russe -qu'il cherchait de concert en concert. Il évoqua le -temps de son ambition juvénile, alors qu'il souhaitait -ensemble l'adoration des jeunes gens et des -cénacles et aussi l'applaudissement de la foule, toutes -les grandeurs de chair: soirs où il périssait de rage -à la pensée de ne rien faire pour son avancement. Il -eût voulu vivre dans des millions de cœurs. Mais, au -service de cet appétit infini, aucun vouloir, et parce -qu'il sentait son impuissance à le satisfaire, ce goût -du triomphe, qui en aide tant d'autres à vivre, était -devenu le complice de toutes ces forces de destruction. -Il lui semblait que de se tuer l'aiderait à ne pas -mourir dans la mémoire des hommes: «Il faut, ricanaît-il, -se suicider pour se survivre.»</p> - -<p class="p2">La lumière de ce dimanche de juin enveloppe les -tables en fleurs du Trianon Palace. L'orchestre joue -en sourdine assez pour ne pas couvrir la voix de -Gennaro qui récite à mi-voix un poème: comme -dans <i>La Cène</i> du Vinci les têtes des apôtres, tous les -convives se penchent, attentifs, vers le poète. Edith -regarde, par la porte-fenêtre, une avenue majestueuse -d'ormes, étrangère à cette joie, occupée à -créer les rues de ce Châlons où elle n'est jamais -allée, cette chambre d'hôtel qu'elle imagine dans ses -plus menus détails et qui ne ressemble à aucune de -celles qu'elle a déjà traversées. Elle y voit Edward -couché: endormi? malade? comment savoir? Un -peu de son amour lui revient, son amour de femme -plus âgée, plus forte que le bien-aimé. Elle se souvient -qu'elle l'appelait: mon petit: et voilà qu'il -criait vers elle, pour ne pas mourir.</p> - -<p>Gennaro se tut. Chacun cherchait le mot à dire. -Une dame assura que pour un rien elle aurait pleuré. -M<sup>me</sup> Tziegel se dépêcha de finir sa glace. On s'était -mis à table très tard, des domestiques baissèrent les -stores. Des autos commençaient de trépider doucement -devant le perron de l'hôtel.</p> - -<p>Ce n'était plus la peine de partir maintenant, songeait -Edith: Edward n'avait-il pas fixé ce dimanche -soir comme délai dernier? Mais ne pourrait-elle -atteindre Châlons dans la nuit ou, au moins, au -petit jour avant qu'il se fût décidé? Si, il était -temps encore: on s'accorde toujours le quart -d'heure de grâce. Edith jouissait de son angoisse, de -cette certitude soudaine de n'être pas un monstre. Il -restait encore, dans son assiette, des fraises. Elle se -leva, prétexta un rendez-vous urgent, se glissa entre -les tables. Elle n'avait pas atteint la porte, qu'on -étouffa de rire: M<sup>me</sup> Tziegel nota qu'Edith les avait -accoutumés à plus de prudence, à mieux cacher son -jeu. Il fallait qu'elle fût bien prise, cette fois: qui -donc allait-elle rejoindre? On ne court ainsi qu'à un -deuxième rendez-vous, quand le premier a dépassé -toute attente. Comme Jacques Berbinot, seul, ne riait -pas et laissait, lui aussi, ses fraises, chacun sentit -qu'il fallait que la conversation changeât.</p> - -<hr class="chap" /> -<h2><a name="chap_XVII" id="chap_XVII"></a>XVII</h2> - -<p>D'un sommeil de cauchemar, Claude émergea. Sa -cheville lui faisait mal; il brûlait de fièvre. Quelle -était cette chambre? Des cœurs dessinés dans les -volets clos fusait la lumière d'un matin d'été. Des -cris d'hirondelles entouraient cette maison inconnue. -Alors, tout à coup, il se rappela ses efforts pour -briser la porte que son père avait verrouillée, son -évasion par la fenêtre, sa course à minuit sur les -toits, et qu'il était descendu au long d'une poutre -du hangar mais, se croyant plus rapproché du sol, il -avait sauté trop tôt et tomba mal. En dépit de sa -cheville foulée, comment put-il se traîner jusqu'à -Toulenne? A l'aube, il atteignit les premières maisons -et s'arrêta dans une auberge où il n'était pas connu; -à peine eut-il la force de commander un bol de café -chaud. Il raconta à l'hôtesse que, venu de la campagne -pour acheter une vache, il s'était foulé le pied -en route; elle lui offrit un lit; le jeune homme -résolut de se reposer jusqu'au train du soir. Il n'osa -demander le docteur qui connaissait les Favereau et -comprima lui-même sa cheville. Vers quatre heures, -il s'éveilla, prit un peu de bouillon, et de nouveau -l'abattit un lourd sommeil de fièvre. Il perdit conscience -du temps. Le soir vint, des rires résonnèrent -dans l'estaminet, des billes furent entrechoquées sur -le billard. Claude voyait deux bras tendus, une face -douloureuse; la tête d'Edward creusait un oreiller; ses -cheveux blonds étaient souillés de sang. Claude -n'était-il pas dans le train?... Le train l'emportait vers -Châlons, le berçait, il pouvait dormir tranquille maintenant.</p> - -<p>Éveillé, il s'affola, songeant aux heures perdues. -La campagne était pleine de cris de coqs. L'hôtesse, -l'ayant entendu geindre, entra avec un bol de café au -lait. Claude, hagard, lui demanda:</p> - -<p>—Quel jour sommes-nous?</p> - -<p>—Eh té! c'est samedi, jour du marché.</p> - -<p>Samedi! Il fallait atteindre Châlons, coûte que -coûte, le lendemain soir. Claude essaya de se lever: -sa cheville allait mieux mais il grelottait de fièvre. Il -fit un peu de toilette. L'hôtesse qui allait au marché -le prit dans sa carriole et consentit à le déposer -devant la gare. Pourvu qu'il n'y trouvai pas son -père! Non, Favereau n'était pas là. Mais il fallût -parler à la marchande de journaux, serrer la main -du contrôleur. Il raconta qu'il allait consulter un -médecin de Bordeaux; un employé l'installa dans le -wagon: c'était un train omnibus et Claude refit, en -sens inverse, le même trajet que l'année dernière. -De quel cœur ardent et confiant, alors, il s'en allait -vers Lur! Aujourd'hui, il ne regarde pas aux portières.</p> - -<p>A Bordeaux, il se traîne jusqu'au guichet, prend -son billet, s'installe sur un canapé de la salle d'attente. -Il faut rester là plusieurs heures; il n'a pas faim: -son corps est brûlant; il a peur de s'évanouir. Puis -vient la tentation du sommeil, cet appel irrésistible, -ce poids écrasant sur les paupières; il lutte, il dormira -dans le train. Pour ne pas succomber, Claude -cherche la buvette, demande un verre de rhum -qu'ensuite il va vomir aux lieux d'aisances. Des -porteurs poussent des chariots, dispersent des groupes -de voyageurs. La terre tremble à l'entrée en gare -d'un convoi énorme et noir qui s'immobilise; Claude, -les coudes aux genoux, tient entre ses deux mains sa -tête. Le train de Paris ne fut formé qu'à sept heures. -Affalé dans un coin du compartiment, le jeune -homme se laissa glisser, s'abandonna, perdit conscience. -Des gens montèrent; on déplia des provisions, -une odeur de charcuterie et de peau d'orange lui -souleva le cœur, l'obligea d'ouvrir la fenêtre. Quelqu'un -se plaignit du froid. Les arrêts brusques -interrompaient son cauchemar. A Poitiers, deux sœurs -de Saint-Vincent-de-Paul s'assirent en face de lui. -Elles l'observaient: la plus âgée lui demanda s'il -était souffrant. Les autres voyageurs, qui ne lui -avaient prêté aucune attention, s'apitoyèrent. La plus -jeune des religieuses avait de l'aspirine dans son -cabas et lui en fit absorber deux comprimés; à Saint-Pierre-les-Corps, -bien que la buvette fût fermée, elle -revint avec une tasse de lait chaud. Claude se sentait -moins perdu à l'abri de ces ailes immaculées et s'endormit -plus calme.</p> - -<p>Un arrêt du train de nouveau l'éveilla. Il se sentit -beaucoup mieux. Le soleil se levait sur la Beauce -monotone. Aucune gare. Quelqu'un parlait d'une -panne à la machine. Des voyageurs étaient descendus. -On attendait des Aubrais une locomotive de -secours. On aurait un retard de trois heures au -moins. Claude prit dans sa poche un indicateur -froissé. Son doigt tremblant se posa sur le mot Châlons. -Il manquerait la correspondance; il eut la -certitude qu'il fallait qu'il la manquât. Lorsque enfin -le train se remit en marche, le sort en était jeté; -aucune puissance au monde ne l'empêcherait d'arriver -trop tard.</p> - -<p>—Comment, vous sentez-vous, Monsieur? demanda -la sœur. Elle hocha la tête avec inquiétude parce que -le jeune homme répondit:</p> - -<p>—Je vais bien maintenant. Il n'est plus nécessaire -que je sois malade.</p> - -<p class="p2">Claude reconnaît de loin l'hôtel de la Cloche -parce qu'à cette heure matinale le vestibule est -ouvert sur la rue et qu'un groupe de servantes s'y -agite. A peine entré, il prononce le nom d'Edward -Dupont-Gunther. La gérante, en robe de chambre, et -sa maigre tresse flottant sur son dos, descend l'escalier:</p> - -<p>—Vous êtes un parent, Monsieur?</p> - -<p>Sa figure s'éclaire, les formalités vont devenir bien -simples et il n'y aura pas à s'inquiéter pour les frais.</p> - -<p>—Je suis un ami. J'ai été averti par une lettre. -J'arrive trop tard?</p> - -<p>—Il vit encore, Monsieur. Il repose. Le docteur -l'a pansé. Un si beau jeune homme! Il paraît qu'il -n'y a pas d'espoir. La balle a dévié mais le cerveau -est intéressé. Quand j'ai entendu cette détonation, à -minuit, je n'étais pas encore couchée. Mon mari me -dit: «Mais on a tiré un coup de revolver dans la -maison!» Il n'osait pas se lever, alors moi...</p> - -<p>Claude l'interrompt, s'informe de l'étage et du -numéro de la chambre. Il monte seul; il pense -qu'Edward a gravi hier pour la dernière fois ces -marches sordides. Il hésite devant la porte, se décide. -D'abord, sous le bandage blanc qui enveloppe le -crâne et une partie du visage, il voit deux yeux large -ouverts, et puis une voix plaintive, puérile, qu'il ne -reconnaît pas, s'élève:</p> - -<p>—Qu'y a-t-il? que s'est-il passé? il faut tout -me dire. Je suis à Lur, peut-être, puisque te voilà.</p> - -<p>La poitrine se soulève et s'abaisse. Autour des -lèvres exsangues, la barbe a poussé. Claude dit enfin:</p> - -<p>—Je n'arrive pas trop tard: vous êtes vivant.</p> - -<p>Le blessé porte une main tâtonnante à son bandage, -tourne un peu la tête avec un gémissement, -découvre une large tache écarlate. Il ne regarde plus -Claude. Il répète: Mais qu'y a-t-il, qu'y a-t-il? Et -tout à coup:</p> - -<p>—Je vais mourir.</p> - -<p>Il prend la main de Claude, la serre avec le geste -d'un enfant qui a peur. Il le supplie de ne plus le -quitter, de rester là toujours. Claude sent les ongles -de l'agonisant dans sa chair. Du temps passe. Edward -voit les lèvres de Claude remuer. Il dit:</p> - -<p>—Claude, à qui parles-tu?</p> - -<p>Il comprend que le jeune homme prie et, du fond -de son enfance protestante, cette parole lui revient:</p> - -<p>—La Foi nous sauve.</p> - -<p>—La Foi et aussi le repentir qui est l'amour. Voulez-vous -prier?</p> - -<p>Claude arrache sa main à l'étreinte du moribond; -il lui joint les doigts et à voix haute, détache chaque -parole du Notre Père qu'Edward répète après lui. -Quand c'est fini, le mourant dit encore:</p> - -<p>—Il y a quelqu'un...</p> - -<p>Puis il divagua doucement. Le médecin apporta -de la glace et une calotte en caoutchouc. Il dit qu'à -Paris, on aurait pu tenter une trépanation. Edward -ne paraissait plus souffrir. Une heure passa. Du rez-de-chaussée -montait un murmure de conversations. -Dans le couloir, des pas rôdèrent. Claude entr'ouvrit -la porte et, dans la pénombre, vit un monsieur qui -dit très vite:</p> - -<p>—Excusez-moi, je suis le correspondant du <i>Châlons-Journal</i>...</p> - -<p>Claude referma la porte. Un instant après, l'hôtesse -se présenta et attira le jeune homme dans un coin de -la chambre: elle avait cru bien faire, quoi que tout -ne fut pas fini encore, d'avertir les pompes funèbres. -Le commissaire de police était déjà venu. Il faudrait -attendre la fin de l'enquête, après quoi on enlèverait -le corps immédiatement,—dans un hôtel, n'est-ce -pas?—Sans doute la famille le ferait transporter à -Bordeaux. Les pompes funèbres se chargent de toutes -les démarches.</p> - -<p>Elle avait élevé la voix. On n'entendait plus respirer -l'agonisant. Quand elle se tut, un silence -effrayant emplit la chambre. Claude revint vers le -lit. Les yeux d'Edward ne voyaient plus rien du -monde.</p> - -<p class="p2">Au télégramme qu'il adressa à Firmin Pacaud, -Claude reçoit une réponse dont il se scandalise: -Bertie Dupont-Gunther ne désire pas contempler une -dernière fois le visage de son fils; May est fatiguée—sans -doute un début de grossesse.—Ses affaires -retiennent Firmin Pacaud. Enfin on espère que Claude -se chargera de la mise en bière, du transport à Bordeaux. -Un mandat télégraphique lui parvient: «Pour -qu'il fasse convenablement les choses».</p> - -<p>Les volets sont mi-clos, la fenêtre entr'ouverte, un -jour brûlant s'annonce: il serait grand temps que le -cercueil arrivât. Claude ne sait pas s'il imagine cette -odeur... Il a fallu jeter sur le visage et sur les cireuses -mains une gaze à cause des mouches. La gérante, à -chaque instant, intervient «pour qu'on débarrasse -la chambre au plus vite». Ces pauvres soucis absorbent -le jeune homme. Un pas dans le corridor, un -froissement de robe: la gérante encore, sans doute! -Et voici qu'entre une dame que d'abord Claude ne -reconnaît pas: un manteau de voyage kaki, étroit du -bas, avec un seul bouton; le chapeau qui est un turban; -cet air d'odalisque des femmes de 1914: Edith -Gonzalès. Elle prend la main de Claude avec expression, -soupire: «Si j'avais su!» s'approche du lit, -«s'écroule», murmure distinctement le mot de pardon, -et enfin pleure.</p> - -<p>Claude s'étonne: son jeune maître serait-il mort à -cause de cette femme? Il serre les poings, puis hausse -les épaules: Edith fut tout au plus le prétexte que, -pour céder au vertige, un malheureux se donna. A -la minute où il s'y retenait, c'est cette branche-là qui -a cédé; mais n'importe quelle autre, sous le poids -du désespéré, se fût rompue.</p> - -<p>Tous les gestes de cette femme lui semblent des -simagrées. Pourtant Edith verse de vraies larmes, -elle soulève un coin de la gaze, se penche, recule; -moins à cause des cotons dans les narines, de la -mentonnière qui soutient la mâchoire, que parce -qu'elle ne le reconnaît pas: c'est un autre tout à -coup; ce visage qui n'était qu'inquiétude et que -trouble, l'éternelle pacification le modèle à nouveau; -le voici tel qu'il aurait pu être, ce pauvre -enfant! Claude s'est rapproché aussi, éprouve le -même saisissement et dit:</p> - -<p>—Il faut contempler son ami mort pour s'apercevoir -qu'on ne l'a pas connu.</p> - -<p>Edith, malgré la chaleur dans cette chambre -sombre et d'odeur louche, est prise d'un tremblement; -elle a peur, elle éprouve cette répulsion des bêtes à -la porte d'un abattoir et d'un air suppliant:</p> - -<p>—Je n'ai plus rien à faire ici, n'est-ce pas?</p> - -<p>Elle mendie la permission de s'évader.</p> - -<p>—Vous n'avez pas besoin de moi?</p> - -<p>Sans répondre, le jeune homme se leva, lui ouvrit -la porte; elle prit la fuite.</p> - -<p>Claude, seul, essaya de prier. La glace de l'armoire -et celle qui était au-dessus de la toilette multiplièrent -la forme rigide étendue sur le lit: on eût dit qu'une -hécatombe de jeunes hommes emplissait la chambre. -La chaleur devenait accablante. Claude pensa à la -vigne; on ferait du bon vin cette année et la récolte -de 1914 vaudrait celle de 1911. Des pas lourds -retentirent dans l'escalier. Devant la porte, des -hommes haletèrent sous le poids de la boîte de -plomb.</p> - -<p class="p2">Aux abords de Paris, l'express s'arrête. Edith -regarde sur les toits la brume de juin. Un appétit -sauvage de bonheur lui donne de la honte, du dégoût -et comme une mouche, elle chasse de sa pensée cette -petite phrase que M<sup>me</sup> Gonzalès, la veille au soir, lui -glissa, et qui l'obsède:</p> - -<p>—Si un homme est mort pour toi, ta fortune est -faite, bijou.</p> - -<p class="p4" style="text-align: right"><i>Malagar 1914.–Paris 1920.</i></p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of La chair et le sang, by François Mauriac - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CHAIR ET LE SANG *** - -***** This file should be named 50593-h.htm or 50593-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/5/9/50593/ - -Produced by Madeleine Fournier. 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By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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