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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: Visages - -Author: Francis Chevassu - -Release Date: December 2, 2015 [EBook #50594] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VISAGES *** - - - - -Produced by Clarity, Nicole Pasteur and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - -Au lecteur - -Les mots en italiques sont _soulignés_. - -Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. - -La ponctuation et l'orthographe ont été conservées et n'ont pas été -harmonisées. - - - - - Visages - - - - - _DU MÊME AUTEUR_ - - - LES PARISIENS 1 vol. - - - _Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous - les pays, y compris la Suède et la Norvège._ - - - - - _FRANCIS CHEVASSU_ - - - Visages - - - PARIS - ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR - 23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31 - - M DCCCCIV - - - - -_A Gaston Calmette_ - -_Directeur du_ Figaro - - -VOUS _avez, mon cher ami, accueilli ces Essais dans le journal; -laissez-moi leur conserver, dans le volume, votre parrainage._ - -_Ils ne sont pas d'un critique. Le Critique a de lourdes -responsabilités: il rend des arrêts. Le bohémianisme de l'esprit lui -est défendu. Le portraitiste fait de la partialité son privilège, et -presque son devoir: il n'annonce que des impressions. Il ne déclare -point avec orgueil, en parlant de ses modèles: «Voilà comment ils -sont;» il se borne à dire: «Voici comment je les vois.»_ - -_Les portraits réunis en ce recueil ne sont que des promenades à -travers des caractères. La vie des personnages représentatifs en -qui notre âme est éparpillée y apparaît comme une aventure, la plus -romanesque des aventures. Il est vrai que les romanciers choisissent de -préférence d'autres héros: des sportsmen, des officiers de cavalerie, -des ingénieurs des ponts et chaussées, voire des médecins, qu'ils -engagent en des péripéties singulières afin de découvrir, au choc des -événements, certaines façons de sentir et de comprendre qui sont les -nôtres._ - -_Il faut parfois des yeux pénétrants et beaucoup d'attention pour -apercevoir le sens secret de leurs apologues. Ma tâche est plus modeste: -j'ai entrepris de déchiffrer les signes de l'époque, sur des exemplaires -en relief, comme, aux enfants, on fait épeler l'alphabet sur des -majuscules._ - -_Ce petit livre est la suite d'un ouvrage publié il y a quelques années. -Dans les_ Parisiens, _je regardais des types sans déranger le masque que -chacun d'eux posa sur sa figure, m'amusant au reflet brutal de la rampe -sur les saillies et les enluminures du cartonnage. Cette fois, j'observe -des individus à la lumière tempérée de la lampe, et ce sont des visages. -Mon premier soin fut de les montrer sous leur aspect avantageux, comme -les amateurs, pour faire valoir un tableau, l'inclinent selon -l'éclairage qui lui est le plus favorable._ - -_Il m'est agréable, mon cher ami, d'inscrire votre nom à la première -page de ce volume et de vous témoigner, par cette dédicace, ma gratitude -et mes sentiments affectueux._ - - F. C. - - - - -FRANÇOIS COPPÉE - - -IL est certain que la gloire a un âge. Jean-Jacques nous apparaît à -quarante ans, Voltaire à soixante, Musset à vingt-cinq, Hugo à -cinquante, etc.: cette minute où l'aiguille de l'horloge semble s'être -attardée complaisamment et que l'avenir souhaiterait fixer est pour M. -François Coppée un peu antérieure à la trentaine. A vingt-sept ans, il -a encore de la candeur et il a déjà des regrets. Il vient de publier -_le Reliquaire_, et il porte, à travers les gaietés bruyantes et les -ambitions des cénacles, les rêves lourds de sève printanière et de -jeunesse en fleur dont bientôt sortira _le Passant_. - -Dans le personnage, élargi par la légende, qui révèle, par instants, des -aspects de Dickens ou de Béranger et dans lequel on crut reconnaître -vers 1894, quand il chroniquait pour chroniquer, l'enfant prodige de -Séverine et de Sarcey, on ne retrouve pas sans effort le sage adolescent -qui lisait _Rolla_ sous l'abat-jour d'une lampe familiale. Certains -appels de clairon éclatent avec une sonorité inattendue dans son Å“uvre -murmurée... - -Il est rare que la soixantaine voit fleurir des idées dont la vingtième -année ne portait point le germe. Si l'on observe, en effet, M. François -Coppée avec soin, les contradictions s'effacent, les phénomènes -s'enchaînent et l'harmonie de la destinée apparaît. Dans le chantre des -_Intimités_ il y a déjà le président de ligue pour lequel la patrie est -un foyer élargi; et le sexagénaire militant est toujours le poète des -_Intérieurs_. Comme ce chimiste qui découvrait de l'arsenic dans les -bâtons de chaise, il a trouvé de l'idéal même dans l'économie. - -N'était-ce point une témérité charmante et un peu scandaleuse, pour un -jeune aède qui fréquenta chez Baudelaire et chez Mme Sand, d'exalter -l'ordre, les vertus domestiques, la douceur des existences étroites? -Ce fut l'audace de M. François Coppée. Les lyriques ne nous étonnent -point d'ordinaire par une telle mesure. Leurs somptueuses imaginations -mènent un train dont l'humble raison ne réussit pas toujours à couvrir -les frais. Ces magiciens rappellent parfois les opérateurs qui, dans -les foires, étouffent sous le fracas des cuivres les cris des patients: -leurs symphonies étourdissantes couvrent les protestations du bon sens -ébloui et inquiet. Avec ces délicieux sorciers, on craint sans cesse -d'être la victime de quelque magnifique supercherie. De leurs petites -douleurs ils font de grandes chansons. _Les Orientales_ évoquent d'abord - en notre souvenir le clocher du Val de Grâce... Et «se laisserait-on -faire», au spectacle de _Ruy Blas_, sans le sortilège du Verbe? - -M. François Coppée nous rassure d'abord contre de telles surprises: sa -probité exacte inspire confiance. Un coin de ciel découpé entre des -fenêtres de mansardes lui suffit à confesser les étoiles. La Bièvre est -son Permesse et son printemps tient dans un éventaire; les roses du nord -qui n'ont pas fleuri sont ses préférées. - -Examinez aussi bien le personnage: il affectionne le veston rouge, -qu'arboraient insolemment les Jeune-France de 1835; mais le sien est -un _coin de feu_. Il a «le port de tête des romantiques», noté par -Flaubert; et parfois les garçons coiffeurs penchés sur son profil de -médaille lui disent avec un sourire confidentiel: «Monsieur est -artiste?» Mais un regard de grisette éclaire le masque césarien. Et en -contemplant ce Bonaparte qui rêve à la lune, on songe au compliment -imprévu de Mme Helvétius, recevant le vainqueur de Marengo dans son -jardinet d'Auteuil: «Vous ne savez pas ce qu'il peut tenir de bonheur -dans quelques pieds de terre!» François Coppée est un homme heureux. -Sa Muse honnête et dédaigneuse du péplum garde, sous son mantelet, une -grâce de faubourienne alerte, vaillante et fière. Elle a la gouaille -rapide, la larme facile, l'enthousiasme prompt,--et elle emboîte le pas -à la musique militaire... - -C'est pourquoi l'on n'est pas surpris, en somme, de rencontrer une -cocarde tricolore parmi les photographies effacées et les papiers -jaunis que feuillette l'auteur du _Reliquaire_, sous des cierges -mélancoliques... - - * - * * - -Aucun homme n'est plus fortement enraciné ni plus étroitement «situé» -que cet artiste. Il n'est pas seulement Français, il est Parisien, et -de plus il appartient à un quartier. Imagine-t-on M. François Coppée -habitant boulevard Haussmann? Une telle hypothèse est intolérable; -elle est presque inconvenante. Il est du septième arrondissement, -l'arrondissement dont M. Cochin fut député. - -On y rencontre des couvents et des hôtels, des parcs seigneuriaux et -des immeubles endormis. Des rues tranquilles les séparent; il n'est -point rare d'y apercevoir un ecclésiastique et un officier. Le pouls -de la Ville bat moins fort qu'ailleurs en ces «bons quartiers déserts» -qui suivent paresseusement le mouvement du siècle. Paris, le Paris -des affaires et des plaisirs, des tripots et des théâtres, qui gronde -à la cantonade, accompagne en symphonie bruyante--Grétry orchestré -par Wagner--le joli air vieillot que chante ce coin oublié d'ancienne -France... - -Avant M. Coppée, Chateaubriand et Lamartine avaient fréquenté dans le -faubourg Saint-Germain. Mais ils le traversèrent en carrosse. En se -rendant à l'Abbaye-aux-Bois, René ne distinguait point, à travers les -vitres du coupé, le menu fretin des figurants qu'inventa la Providence -afin d'animer les voies publiques. En cette plèbe, Jocelyn consentit à -reconnaître des citoyens. Une sympathie compatissante, à laquelle il -donnait des airs de fraternité, parut établir un trait d'union entre la -foule et lui. Cependant, que sa pitié tombe encore de haut! Lamartine -est un aristocrate pour république, tandis que Coppée est un démocrate -pour monarchie. Quel beau républicain il eût fait sous l'Empire! On -l'imagine formulant de dures vérités et offrant de sévères conseils au -Prince, dans l'intérêt du peuple qui souffre. A ses yeux, les humbles -sont vraiment des amis. Sa cordialité populaire ne dédaigne point les -rêves du laitier matinal; il aime d'un cÅ“ur sans morgue le triste -croque-notes et se plaît à confesser les mélancolies du négociant en -denrées coloniales... - - * - * * - -Ah! le petit épicier de Montrouge! comme il est prudent, respectueux, -«centre droit»! Dans sa boutique silencieuse, qui ressemble à une -épicerie de jouets d'enfants, tandis qu'il empaquette lentement des -cacaos sincères ou des bougies pleines et sans artifice, il écoute -avec déférence les maîtres d'hôtels des grandes maisons, qui expriment -à voix basse des opinions édifiantes et parlent avec gravité de la -peine qu'on éprouve aujourd'hui à recruter des valets de pied décents. -Son commerce ne révèle pas ces combinaisons de grosse industrie, à -dessous de capitalisme et de sociétés anonymes, qu'on pressent chez -des confrères fiévreux de l'autre rive. Le petit épicier de Montrouge -a une «vie intérieure». Le calme environnant l'invite à la méditation. -A-t-on remarqué que cette province de la capitale est le seul endroit où -l'on écoute le silence? Il y a diverses qualités de silence que goûtent -les amateurs, comme les Espagnols, paraît-il, apprécient l'eau. Tacite -parle du silence tragique qui précède les grandes colères du peuple. -Celui de la rue Oudinot est pacifique et ouaté. On y entend les cloches -qui annoncent les offices ou qui appellent à la table de famille les -conservateurs riches. Le roulement lointain des tambours de la caserne -de Babylone y arrive en échos amortis pour bercer de somptueux loisirs. -Enfin, on y perçoit encore le chant des oiseaux. - -Les moineaux de Paris, persécutés par les ingénieurs et par les -entrepreneurs, semblent avoir trouvé un refuge dans les jardins du -septième arrondissement. Ces chanteurs inutiles sont comme les poètes: -ils n'ont guère de place dans nos cités industrielles. Est-ce que, -cet hiver, un conseiller municipal ne proposa point d'en décréter -l'expulsion? Il avait calculé exactement les frais de leur entretien: -300.000 francs par an. N'accordons pas une foi sans réserve à ces -positivistes impitoyables. M. Naquet m'a avoué que le plus beau discours -sur les lois constitutionnelles avait été prononcé, en France, par -l'auteur de _la Chute d'un ange_... Il faut savoir écouter les poètes et -les oiseaux. En 1842, paraît-il, lors des obsèques du duc d'Orléans, les -hirondelles demeurèrent silencieuses et attristées dans les draperies -de Notre-Dame, comme si elles avaient compris. C'est une imagination -de Toussenel. Cependant nos pierrots sont très intelligents. Quand il -habitait son hôtel de la rue de Clichy, Aurélien Scholl forma un jeune -merle à siffloter _la Marseillaise_. - - * - * * - -En reprenant une image célèbre, on comparerait volontiers M. François -Coppée à un moineau parisien qui aurait fait son nid dans un bonnet à -poil. Il date de 1869, et son entrée en scène marque une époque dans -l'histoire de l'Empire. Les grands viveurs du règne avaient inventé la -violette; mais c'est Coppée qui lui donna une âme. On se rend compte -malaisément, aujourd'hui, du genre d'émotion dont fut remuée la vieille -garde d'Offenbach, un peu lasse, quand, sur la scène de l'Odéon, Sarah -jeune chanta la tendresse comme une mélodie inconnue. On eût dit d'une -bouffée d'air pénétrant, le matin, par la fenêtre brusquement ouverte -d'un cabinet particulier... Zanetto fut le _mea culpa_ des cocodettes. -Il mit la sincérité à la mode. Le tendre adultère en robe sombre -recueillit les cascadeuses pénitentes, et l'on vit des larmes loyales -glisser sur des visages bien fardés. L'amour illégitime apprit les -baisers graves. - -On peut dire que le régime de Décembre subit son premier échec le -jour où la grande duchesse de Gérolstein, avec une candeur retrouvée, -releva pudiquement sa voilette dans la garçonnière d'un amant honnête. -L'opérette de Meilhac et Halévy était frappée à mort: quelque chose de -nouveau venait de naître dans l'Empire. - -Vingt ans plus tard, Zanetto était un gros personnage de la République -des Lettres. Le gouvernement lui donnait la rosette; il s'attaquait aux -problèmes sociologiques et il avait appris à sourire. Henri Meilhac, par -contre, avait découvert la mélancolie. Il confessait les tristesses de -célibataires sur le retour, sans trouver le seul sujet de pièce qu'eût -rempli son charmant génie: _le Sceptique imaginaire_. Or, un hasard -piquant mit enfin face à face le tumultueux parodiste de _la Belle -Hélène_ et le délicat poète du _Passant_. Le premier souhaitait entrer à -l'Institut. M. Ludovic Halévy, confus de ses victoires, avait intéressé -François Coppée aux ambitions de son collaborateur. On se réunit dans -un cabaret du boulevard--peut-être au Grand-Seize!--et Henri Meilhac, -afin de marquer sans doute l'humilité de sa contrition, fit servir au -dessert... une croix d'officier de la Légion d'honneur en pâtisserie! - -Elle dégage je ne sais quelle grâce de poésie automnale, propice aux -furtifs examens de conscience, la rencontre, à cette heure et dans ce -lieu, des deux charmants artistes, des deux vieux garçons si voisins -et cependant si éloignés l'un de l'autre! Quinze cents mètres à peine -séparent la place de la Madeleine de la rue Oudinot; mais c'est la -distance de ces grands restaurants dont les maîtres d'hôtel, cérémonieux -et confidentiels comme des ambassadeurs, présentent à des épicuriens -soigneux de leurs jouissances les menus, tels des protocoles, à ces -petits cafés qu'on appelle encore là -bas des estaminets, où des rêveurs -insensibles à la qualité des «consommations» et à la vulgarité du -voisinage, poursuivent une noble chimère d'art dans la fumée du maryland. - - _J'écris mes vers ainsi qu'on fait des cigarettes_, - -chante le nonchalant flâneur du _Reliquaire_, qui rôda longtemps autour -de la religion et de la vertu, avant d'y entrer, laissant tomber la -cendre de ses cigarettes sur les mythes profanes et chrétiens... Et -comme le «petit fait» cher à Stendhal ne doit jamais être dédaigné, on -note avec plaisir qu'il s'approvisionne de cigarettes «à la main» chez -le frère portier d'une congrégation. - - - - -JULES LEMAITRE - - -JULES LEMAÃŽTRE offre à l'observateur un modèle redoutable et un peu -déconcertant. Le portraitiste officiel dont la palette sage immobilise -à loisir, sous des pâtes solides, des figures de tout repos, perdrait -sa sérénité à poursuivre cette physionomie mobile: elle échappe sans -cesse par un aspect nouveau à l'artiste qui croit la saisir. Pour la -rendre avec quelque fidélité, il faudrait la fine poussière de pastel -qui surprend la vie et en fixe les apparences fuyantes. Il a connu les -enthousiasmes discrets et les applaudissements bruyants, la double -volupté des ovations et des injures. Cependant le politique qui -s'enveloppe dans les plis du drapeau est bien le même homme que -l'essayiste qui drape ses paradoxes en des étoffes _Liberty_ et dont la -pensée accuse ses contours, nets et purs, sous une ironie transparente. -Entre leurs idées, on découvrirait peut-être, comme dit GÅ“the, ce lien -semblable à une chaîne d'acier qu'une guirlande de fleurs dérobe à la -vue. - -C'est par le feuilleton des _Débats_ qu'il entra, avec nonchalance, -dans la célébrité. En 1886, Sarcey occupait l'Empire. Sous sa tutelle -avunculaire, l'ordre régnait à Cabotinville. Il veillait avec une -jalousie ombrageuse à la séparation des genres. Sa critique robuste, -qui entourait le gros drame ou le frêle vaudeville de lourds travaux -de circonvallation, à la Vauban, ignorait les faiblesses charmantes de -l'hésitation. Il semblait que M. Nisard lui eût confié, à son lit de -mort, le secret de la vérité. Cependant, tandis qu'il faisait la police -des grandes routes, encourageant les recrues, souriant aux briscards et -gourmandant les insoumis avec une brutalité cordiale, son jeune confrère -entraînait les amateurs, loin des chemins connus et des sites officiels, -devant des «points de vue» ignorés des agences. Et ainsi Sarcey était -notre conscience, mais Lemaître était notre péché. On était satisfait -et reconnaissant de le suivre en ses vagabondages hardis où parfois il -donnait l'impression de frôler des précipices, comme si de le comprendre -vous classait déjà dans une aristocratie. - -Ce Lemaître de la première période, c'est, si j'ose dire, le Lemaître -des «opinions à ne pas répandre». Comme il paraît peu tenir à ses idées! -On dirait qu'il les sait, telles les femmes, impuissantes à donner ce -qu'elles promettent. Il les aime pour leur charme et pour leur danger. -De toutes il fait son plaisir. Et afin de rendre les nuances de cet -intellectualisme voluptueux et inconstant, qui cueillit la fleur de nos -façons de penser et de sentir, on souhaiterait disposer d'une formule -inédite et on l'appellerait volontiers «un homme à idées», dans le sens -où l'on dit: un homme à femmes. Est-ce que le XVIIe siècle n'usait -point du même terme pour signifier ces différentes curiosités, exemptes -d'attachement? - -Ces «libertinages» sont des jeux exquis et dangereux. Le coup de -passion guette sans cesse les êtres charmants et volages qui, à force -de posséder, finissent par être possédés à leur tour. M. Jules Lemaître -connut, lui aussi, la crise qu'il contribua à rendre classique, car -l'_Age difficile_, au fond, sonne à tout âge. C'est le théâtre qui -éveilla en lui l'homme de tempérament: il fit à des idées fécondes de -beaux enfants. _Le Pardon_, _le Député Leveau_ et _l'Aînée_ comptent, -à mon sens, parmi les chefs-d'Å“uvre de la scène contemporaine. Mais -bientôt une pensée plus tyrannique l'occupa tout entier... Devant ce -nouvel avatar, ses admirateurs, d'abord surpris, songeaient: «Comme il -est devenu fidèle!...» Et ce fut une grande aventure. - - * - * * - -Le plus minutieux analyste ne distinguerait pourtant pas, en cette -évolution, la moindre parcelle de dilettantisme (que ce mot, jeune -encore, paraît aujourd'hui ridé!). Elle ne procède point d'un désir, -plus ou moins obscur, d'alimenter sa sensibilité avec des émotions -inconnues, mais au contraire d'un instinct profond et ingénu. Si pour -Coppée le patriotisme est un foyer élargi, s'il semble être né, en -Forain, derrière des portants de coulisses, de certaines hostilités de -contact, chez Lemaître il vient directement des bords de la Loire. - -La Providence qui arrangea les paysages de l'Orléanais est un dieu -qui ne s'en fait pas accroire. On imagine qu'il dut les exécuter -le septième jour,--le jour du repos. Ces molles collines dessinées -d'une main indolente, ces petits bois jetés çà et là avec une habile -négligence et sans effort apparent de composition ont une beauté -familière dont on ne découvre que lentement la secrète harmonie. C'est -une création facile et sans prétentions à la majesté: elle ne déclame -point, mais elle cause. Et l'on se plaît à croire qu'un demiurge -intelligent guida vers l'abbaye de Beaugency les restes du délicieux -Sérénus, le plus sage et le plus réfléchi des martyrs, afin que son -ombre, accablée par la grandeur romaine, trouvât enfin sa patrie -véritable et la terre qu'elle pouvait porter. M. Jules Lemaître a -peint avec une piété fraternelle ce patricien qui aima la vérité sans -être sûr de la tenir, et s'immola par tendresse, j'allais dire par -obligeance--héros discret dont la figure idéale offre aux néo-chrétiens -un saint excellent: car, en somme, qu'est-ce que le néo-christianisme, -sinon une façon attendrie d'être incrédule? - -Dans cette campagne aimable, le patriotisme ne s'impose pas: il -s'insinue... Quand on étudie la psychologie de M. Jules Lemaître, il -faut tenir compte de Tavers. Tavers est une commune du Loiret (1,089 -habitants, postes et télégraphes) où la sobriété de la nature se -reflète en une administration économe et en des budgets équilibrés. -L'auteur de _Mariage blanc_ y remplit les fonctions de maire; et ce -fut une date considérable dans sa vie que celle où il revint de la -capitale, le front ceint des lauriers tout frais cueillis rue des -Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois et rue Drouot, afin de siéger au -Conseil municipal. - -Sans doute, au début de son mandat, l'ironie inquiète du philosophe dut -énerver parfois l'énergie et la décision de l'édile, hésitant entre -deux projets de voirie également avantageux. On ne saurait demander au -disciple affectionné d'Ernest Renan la superbe intrépide du P. Didon, -qui dans les ingénieurs des ponts et chaussées romains découvrait les -délégués secrets et les fourriers du Christ, préparant des chemins -commodes aux évangélistes. Mais bientôt le paysan prit sa revanche. La -terre, toujours voisine, écarta doucement le penseur des arrangements -impérieux et des dures disciplines qui font un Saint-Just ou un -Brunetière. Sous son inspiration, il fut un critique sans orgueil et un -apôtre prudent. - - * - * * - -Ce sont là deux personnages que séparent d'anciens malentendus. M. -Jules Lemaître les habitua à vivre côte à côte en bonne harmonie, -comme l'instituteur et le curé de Tavers, à se soutenir et même à -s'entr'aider. L'apôtre enseigna au critique la modestie; le critique -apprit à l'apôtre la curiosité. - -La curiosité est la plus rare des vertus apostoliques. Les hommes -d'action et les croyants s'abaissent rarement aux petites misères de la -méthode expérimentale. Les mots qui, dans le commerce des idées, ont une -valeur fiduciaire de billets de banque sont reçus par eux comme argent -comptant. Ils se soucient peu de vérifier l'actif de leurs bilans ni les -réserves de réalités auxquelles ils correspondent. Or il arriva qu'en -inventoriant la notion de patrie, M. Jules Lemaître découvrit d'abord -une menue monnaie d'humanité où il reconnut, profondément gravée, -l'empreinte nationale. - -Il est des patriotes qui se décident sur d'éclatants spectacles et dont -la sensibilité veut être mise en branle par de magnifiques parades, -des arcs de triomphe, des gestes superbes et violents. On imagine que -M. Jules Lemaître subit le charme de la patrie avant d'en sentir la -grandeur. Et ce n'est pas dans des figures imposantes et augustes qu'il -en retrouva d'abord l'image, mais plutôt en ces âmes polies et nuancées, -fines et fortes, miroirs délicats où se reflète aussi l'histoire de la -race. - -On n'a pas oublié les fêtes anniversaires de Port-Royal-des-Champs où -l'illustre académicien célébra la gloire de Jean Racine. La veille, en -l'église Saint-Étienne-du-Mont, où un prélat officiait pontificalement, -les sociétaires en redingote, les dames de la Comédie en costume -tailleur de coupe sévère et de couleur sombre, encadrés par de somptueux -chanoines, avaient apporté des condoléances décentes, comme à un bout -de l'an de parent riche. Mais dans le paysage où se forma le génie du -divin poète, M. Jules Lemaître organisa pour quelques dévots un service -intime, et sa parole pénétrante parut rattacher à leur sol les fleurs -altières qu'il cultivait, jardinier passionné, dans les serres des -théâtres officiels. Et ce fut une méditation spirituelle en même temps -qu'une oraison patriotique. - -Si M. Lemaître n'était pas conseiller municipal de Tavers, c'est à -Port-Royal qu'on se plairait à le voir exercer les fonctions édilitaires, - - _Lieux charmants où mon cÅ“ur vous avait adorée!_ - -On découvre ainsi avec plaisir, parmi les intercesseurs de sa foi, -à défaut d'un Marbot ou d'un La Tour d'Auvergne, une Junie et une -Bérénice. C'est le privilège des vieux pays d'associer le passé d'un -peuple à la grâce d'une femme. Devant ces modèles de perfection, M. -Jules Lemaître admira les singulières fortunes et les prodigieux -hasards, le long enchaînement de réussites qui avaient produit de telles -combinaisons d'humanité. Cependant il connut aussi que la Beauté est la -fille de la Force et que les âges de fer portent les chefs-d'Å“uvre, -comme les anciens chevaliers arboraient des fleurs des champs au défaut -de leurs cuirasses. C'est dans un silence assuré par les armes, quand -Louis XIV fait la police de l'Europe, que montent majestueusement vers -le ciel les fureurs ordonnées de Phèdre et les plaintes harmonieuses -d'Andromaque. M. Jules Lemaître, après avoir souri naguère au vers de -Boileau sur le regard de Louis, qui enfante des merveilles, se prit à -respecter cet honnête courtisan. - - * - * * - -Depuis quelques années l'homme d'action aux propos énergiques masqua -un peu le moraliste au geste hésitant et dont l'indécision charmante, -soulignant les remarques de l'intelligence la plus lumineuse et la -plus ornée, semblait avoir une grâce d'artifice. C'est néanmoins en ce -dernier portrait que l'avenir reconnaîtra M. Jules Lemaître. L'écrivain -est si peu industrieux que c'est à peine si l'on sent en lui l'homme -de lettres. Sous les formes souveraines de l'art, il poursuit toujours -l'humanité qui répand dans le monde les copies hâtives, les répliques -bâclées et les reproductions à la grosse des effigies parfaites ciselées -par le génie. Ainsi sa dévotion aux belles figures qu'animèrent Racine, -Molière ou Marivaux n'est point un culte idolâtre: il admire en elles la -vitalité des petits contrats, faits de préjugés consentis et d'illusions -magnifiées, qui constituent la physionomie morale de la France. - -L'an dernier, je rencontrai M. Jules Lemaître en province, à la table -d'un conseiller général. On s'entretenait d'un adversaire politique, -romancier encore peu notoire; quelqu'un fit observer qu'il ne manquait -pas de mérite. - ---Oui, fit l'auteur des _Contemporains_ avec une gaieté narquoise, c'est -un fin lettré! - -Et en l'écoutant je songeais à cet évêque de Nantes disant au jeune -comte de Bouteville qui frisait sa moustache avant de recevoir -l'absolution: - ---Je vois, mon enfant, que vous pensez encore au monde! - -M. Jules Lemaître aurait-il renoncé à briller et à plaire? La -terre maternelle qui alimenta son talent d'une sève généreuse le -reprendrait-elle au point de l'absorber tout entier? Ce serait un grand -dommage. En demeurant dans le siècle, il peut contribuer aussi utilement -à enrichir le patrimoine national. Quand ce délicieux artiste, qui fit -le tour de toutes les idées et se plut à tous les paysages de la pensée, -parle, comme un Père de l'Église souriant, de la vanité de la gloire, -il a peut-être raison. Mais il ne faut pas le dire. Ne décourageons pas -les innocents qui rêvent d'entreprendre, à leur tour, le beau voyage. -L'ambition, après tout, est une illusion féconde, et quelle serait la -valeur du jour si l'on ne croyait pas au lendemain? - - - - -ANATOLE FRANCE - - -SI M. l'abbé Guitrel, devenu par l'entremise de M. Worms-Clavelin, -évêque de Tourcoing, s'ingéniait à fournir une preuve de l'existence de -Dieu qui fortifiât saint Anselme sans désobliger les pouvoirs publics, -j'imagine qu'il la trouverait dans le dessein prémédité de la Providence -qui fit naître le romancier de _Sylvestre Bonnard_ entre le palais -Mazarin et le ruisseau de la rue du Bac, en face du Louvre des Valois. -Partout les pierres parlent, pourvu qu'elles aient un passé; mais, en ce -petit coin de l'univers, elles font des discours. Une majesté familière, -des souvenirs tragiques et galants, de la splendeur et de l'ordre: c'est -en ce paysage chargé d'histoire que devait se former le génie du plus -mesuré de nos écrivains. - -Dans les salons de l'Étoile et de la Plaine-Monceau, goûtant l'automne -de sa gloire charmante, ce bibliothécaire passionné connut les -dissipations spirituelles du monde et les molles douceurs d'une sorte -de patriarcat. Cependant les conseils de prudence que sa jeunesse -pensive reçut d'une beauté harmonieuse et disciplinée tinrent toujours -son talent en garde contre les nouveautés du siècle. A la clarté des -lustres, de jeunes étrangères, ignorant encore l'art d'éblouir sans -étonner, resplendissent de mille pierreries; de même, d'éclatants -poètes, de somptueux prosateurs dont le romantisme ne s'est point -assagi, ne consentent jamais à paraître en public s'ils ne se couvrirent -d'abord de tous leurs bijoux. L'auteur de _l'Anneau d'améthyste_ sait -que la pureté de la forme possède une vertu plus sûre que ces ornements -d'emprunt pour insinuer dans les âmes l'image de la beauté. Sur sa -pensée unie, aucune surcharge de luxe barbare: un seul diamant, mais -incomparable, que le long et obscur travail des âges prépara. - - * - * * - -Par là , M. Anatole France apparaît comme le plus illustre représentant -de la tradition, l'un des derniers conservateurs de la langue. Nul -artiste ne mêla plus âprement le Temps à ses pensées. Qu'il raconte une -anecdote mondaine ou une «histoire comique», le Passé se dresse toujours -devant son esprit, tel un témoin; il en pare la minute fugitive et -la forme fragile, rendues plus émouvantes par l'idée qu'on a de leur -mort prochaine. Son imagination pathétique, qui accable du Cosmos -des cerveaux de comédiennes, étend avec complaisance sur de faciles -adultères l'ombre des cathédrales. Et le lys rouge plaît, au corsage de -Mme Martin Belleyme quittant les fresques de Ghirlandajo, l'âme encore -frissonnante des pieuses ivresses de Santa Maria Novella, pour chercher -une voilette. Et le cilice sied à la courtisane Thaïs, sainte ingénue -qui flagelle son corps gracieux, surprise de sentir sa chair tressaillir -avec délices sous des brutalités qui ne sont point des caresses. -Personnes adorables auxquelles notre dévotion reste attachée, inquiète -seulement de décider laquelle des deux est la plus vivante... - -Ce sentiment de l'écoulement des choses, M. Anatole France en a fait -sa grâce sévère. Le long de son Å“uvre, où tant de fines voluptés nous -ravissent, on retrouve les membres dispersés d'un tragique poète. -L'hymne précieux qu'avec une terrible allégresse il dédie à la Nature -et au Néant fait songer à quelque végétation neuve jaillissant entre des -ruines ciselées... - -C'est ainsi qu'en son enfance, sur ce quai Malaquais où les maigres -arbres poussiéreux semblent eux-mêmes souffrir des livres, le futur -ami de l'abbé Gérôme Coignard aperçut le docte M. Pigeonneau, portant -avec peine les conceptions du monde qu'inventa au cours des siècles -l'ingéniosité des philosophes, et le père Crainquebille, poussant ses -laitues. Cependant M. Anatole France ne semble point gêné par le noble -fardeau sous lequel pliaient les épaules du vénérable archéologue. Sa -main légère se joue parmi les chartes et les papyrus. C'est qu'il sait -que la science a d'abord pour but de soutenir des jolis contes. Des -boîtes de bouquinistes, cimetières où gisent tant de rêves humains, sa -magie évoque à plaisir de claires et rayonnantes visions. - - * - * * - -Un jour, sur le pont des Arts, en compagnie de deux Immortels,--un grand -poète et M. le duc de Broglie,--le confident de M. Bergeret développait -des remarques abondantes et subtiles. Quand il fut parti, l'homme -d'état académicien exprima son sentiment en une phrase où la pudeur du -doctrinaire fortifie la réserve du gentilhomme: - -«Il est charmant, mais bien pervers!» - -On conçoit qu'un peu de surprise se soit mêlée à l'admiration de M. le -duc de Broglie écoutant son nouveau collègue qui, en une forme polie, -avec des phrases élégantes et discrètes, exposait tranquillement des -opinions formidables. Le ministre du Maréchal était préparé contre tous -les assauts des ennemis de la société,--il demeurait sans défense devant -cet adversaire imprévu: un nihiliste souriant. - -C'est que le noble écrivain du _Secret du Roi_ était le plus généreux -et peut-être le plus téméraire des idéologues: conférant à sa théorie -de «l'ordre moral» une sorte de vertu rétroactive, il avait entrepris -d'introduire le sens de la dignité dans les jugements de l'Histoire. -Son rigorisme impérieux réglait celle-ci comme une maison solennelle et -bien tenue où les Faits, introduits cérémonieusement par un invisible -maître des Cérémonies, se succèdent à distance respectueuse et -trouvent aussitôt dans l'harmonie préétablie la place qui leur était -réservée. De cette façon de voir, les menues conjonctures prennent un -caractère de nécessité et les rencontres fortuites reçoivent une grande -considération. Peut-être la mauvaise humeur persistante de M. le duc -de Broglie contre Frédéric II fut-elle moins excitée par les coups de -force de ce monarque que par ses incorrections; il ne lui pardonna point -d'avoir, avec son insolente franchise et sa désinvolture brutale, donné -à l'Histoire des airs de bohémianisme. - -Mais le romancier de _l'Orme du Mail_ ne se contenta pas de troubler la -majestueuse ordonnance en montrant dans l'enchaînement des phénomènes le -jeu du hasard et quelque frivolité. Il fit pire: il entra avec déférence -dans le génie des mystiques chrétiens. - -Un tel hommage semble plus redoutable que n'eût été une honnête -violence. Quand Mme Worms-Clavelin fouille les paroisses afin de -découvrir les vieilles étoles dont elle couvrira ces sortes de sièges -appelés poufs, son âme de collectionneuse est sans malice. C'est qu'elle -n'est point théologienne. M. Anatole France se plaît aussi à décorer -ses livres d'ornements ecclésiastiques. Cependant il sait, lui, que la -religion offre à un artiste la plus belle morale à façonner selon le -goût d'Épicure... - -Stendhal rapporte qu'une marquise italienne lui dit un jour: - ---Voilà un bon sorbet; néanmoins il serait meilleur s'il était un péché! - -Plus heureux que cette dame, M. Anatole France connut les joies du -sacrilège sans cesser d'être incrédule: son art, expert en voluptés -savantes, enrichit le pauvre amour d'ingénieuses hérésies et de discrets -blasphèmes. Des feux de l'enfer il garda juste ce qu'il faut pour -cuisiner de délicats plaisirs. En mettant une goutte d'huile sacrée dans -l'esprit de Voltaire, l'auteur du _Mannequin d'osier_ réalisa ce -chef-d'Å“uvre vraiment pervers: l'Imitation de Notre-Seigneur le Malin. - - * - * * - -Sans doute deux époques nous apparaissent dans la vie de M. Anatole -France: celle où le chat Hamilcar, gardien de la cité des livres, -somnolait sur les Bollandistes, et le temps, plus voisin de nous, où -le petit Riquet se glissa sur le coussin de M. Bergeret, tandis que le -maître de conférences édifiait les subtiles hypothèses de son _Virgilius -nauticus_. - - _Les amoureux fervents et les savants austères - Aiment également, dans leur mûre saison, - Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, - Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires!_ - -Malgré l'avis de Baudelaire, M. Anatole France ne réserva point le chat -pour son âge mûr; il en fit son premier ami. Aristocrate et dédaigneux, -dans sa gravité circonspecte, risquant vers le monde de rares et -prudentes démarches, ce compagnon est bien le confident de l'écrivain -qui s'amusait à suivre les élans sournois de la concupiscence et les -ruses timides de l'ambition dans les âmes des grammairiens et des -paléographes, et goûtait des jouissances égoïstes aux festins silencieux -où la Grèce et Rome et la Renaissance sont servis. M. France approchait -de la cinquantaine quand Riquet lui ouvrit son âme obscure et gentiment -sociable; et il apprécia sa cordialité plébéienne, son désir de plaire, -son facile altruisme qui recherche le commerce des hommes. - -Par quels détours de sa sagesse buissonnière le conteur de _Thaïs_ et -de _l'Étui de nacre_, qui enveloppait d'une ironie compatissante les -martyres puérils et les vains efforts, fut-il conduit des sensualités -bibliographiques de M. Gérôme Coignard aux rêves intrépides de M. -Jaurès? - -Aux fêtes des universités populaires, ce dernier convie volontiers M. -France à poser l'abeille de Platon sur la fleur socialiste,--une fleur, -hélas! artificielle: à côté du fougueux tribun qui ouvre pour ses -ouailles les perspectives du futur Éden et invective contre la société -pourrie, le grand artiste auquel notre corruption fournit la matière -de pures images, étendu en son fauteuil d'honneur avec une élégante -nonchalance, a l'air d'un répondant. Et les suprêmes paroles du maître -de Jacques Tournebroche remontent du fond de notre mémoire, comme une -obsession: «Mon fils, crains les femmes et les livres pour la mollesse -et l'orgueil qu'on y trouve. Sois humble de cÅ“ur et d'esprit. Dieu -accorde aux petits une intelligence plus claire que les doctes n'en -peuvent communiquer. N'écoute pas ceux qui, comme moi, subtiliseront sur -le bien et sur le mal. Ne te laisse point toucher par la beauté et par -la finesse de leur discours...» - - -Peut-être, en somme, ce philosophe au pessimisme savoureux, plus -confiant dans la vertu des humbles que dans la prévoyance des sages pour -préparer la Cité idéale, caresse-t-il, en un coin secret de son cÅ“ur, -l'espoir que le peuple fera un jour aux sociologues la jolie surprise -d'une formule de bonheur universel, comme la petite Mme Coccoz, de ses -mains innocentes de bonne fille, offrit le manuscrit de la _Légende -dorée_ à M. Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut. - - - - -LÉON BOURGEOIS - - -ON distingue en M. Léon Bourgeois deux antagonistes qu'avec toute -sa diplomatie le président de la Chambre ne parvint pas toujours à -accorder: c'est l'intellectuel et c'est l'homme. Le député de la Marne -présente cette anomalie paradoxale d'avoir le tempérament d'un modéré et -l'esprit d'un jacobin. Tandis que sa nature facile le pousse secrètement -aux solutions amiables, son intelligence se raidit en d'orgueilleuses -formules. Sous l'embonpoint confortable qui lui donne l'aspect d'un haut -fonctionnaire, rembourré de chaufroix truffés des galas officiels, M. -Léon Bourgeois cache des tourments d'idéologue. - -Ce conflit du bon vivant et du philosophe se poursuit depuis quinze -ans sous les yeux des observateurs intéressés, avec des alternatives -de fortune changeante. Tantôt le premier l'emporta sur le second, et -tantôt c'est le second qui eut l'avantage. Les adversaires se firent -même, de temps à autre, quelques niches; cependant, sous la forte -discipline du maître, ils apprirent à s'entr'aider et à se secourir. -Ainsi l'apprentissage familier de la dignité d'arbitre préparait M. Léon -Bourgeois à la haute magistrature dont l'investit la confiance de ses -collègues quand ils l'appelèrent à la présidence de la Chambre. - - * - * * - -L'émulation de ces compétiteurs raconte toute l'histoire, politique et -intime, de l'homme d'État. Elle explique ses grands succès et ses menues -disgrâces. Dans un monde où les caractères sont communément dépourvus de -nuances, la physionomie de M. Bourgeois prend par là une originalité qui -retient l'attention. Ce radical ombrageux qui dégage de la tolérance, ce -sectaire cordial dont le sourire semble négocier encore quand son esprit -se retranche dans de sévères _non possumus_, a je ne sais quel charme -redoutable. - -Avec M. Mesureur, on est tout de suite prévenu. M. Trouillot est sans -mystère et M. Combes se confesse à première vue. Par son seul aspect -M. Brisson vous garantit contre les surprises. Certains même, comme M. -Pelletan, poussent la coquetterie jusqu'à se donner bénévolement des -airs terribles; tels les guerriers gaulois, afin d'étonner l'ennemi, -se paraient de têtes d'animaux. Dans la congrégation de la Maçonnerie, -qui a hérité de la Compagnie de Jésus le goût du pouvoir, on distingue -des cardinaux, des théologiens et des inquisiteurs: M. Léon Bourgeois -en est le prélat. Le grand Architecte lui a donné l'onction, vertu -romaine. Comme Berryer, qui emplissait ses poches de dragées, il aime -les sucreries; et les modérés notent cette faiblesse humaine avec -complaisance. Cependant ce charmeur ferait avec un sourire passer -la révolution. Qu'est-ce en effet que la solidarité, telle qu'il -l'envisage, sinon un essai de socialisme par la cordialité? - -En 1896, j'eus l'honneur de le rencontrer à la table d'un spirituel -écrivain. M. Léon Bourgeois était alors président du Conseil. Parmi les -convives, se trouvait Mme Aubernon. Quand elle apprit que le farouche -protagoniste de l'impôt sur le revenu allait venir, l'aimable femme, -dont la sagesse réprouvait cette mesure fiscale, ne dissimula point son -sentiment, et avec l'entrain de brave cantinière qui lui était familier -elle déclara: - ---Comment recevez-vous cet homme affreux qui nous menace de couper un -plat sur nos menus? Je ne me gênerai point pour lui dire son fait! - -En rentrant au salon, après le dîner, Mme Aubernon disait tout bas au -maître de la maison, avec une stupéfaction comique: - ---Savez-vous qu'il est très bien élevé? - -Elle n'en revenait point. Deux heures de causerie avaient suffi à la -conversion. En quittant le président du Conseil, la grande bourgeoise -conservatrice était tout à fait conquise et, loin de lui marchander un -rôti, elle lui eût, par surcroît, accordé un entremets. - -L'éminent homme d'État opéra d'autres miracles. Quand il était préfet -du Tarn, la puissance de sympathie qui émane de sa personne et de -son talent suffit à ramener au calme les mineurs déchaînés. Et les -deux aventures prouvent que, dans les occasions périlleuses, M. Léon -Bourgeois sait toujours ce qu'il faut dire. Elles attestent surtout que -l'éloquence peut guérir les blessures qu'elle fait, unissant ainsi les -vertus de la lance d'Achille aux avantages du sabre de M. Prudhomme. - - * - * * - -La parole est l'arme, brillante et dangereuse, de M. Léon Bourgeois. -Il la manie avec une finesse, une prudence, une possession de soi -et un brio singuliers. Examinez-le à la tribune, solide et ramassé, -tandis qu'avec sa belle voix enveloppante de baryton grave il glisse -en douceur, parmi des ronrons rassurants, une petite mesure radicale. -On a comparé M. de Freycinet à une souris blanche: M. Léon Bourgeois -évoquerait plutôt l'idée d'un angora. Il pelote l'argument et le -retourne avec volupté, comme s'il jouait. Cependant, même quand il -fait le gros dos, on le devine, sous sa feinte indolence, souple, -agile et prêt à rebondir. M. Jaurès et M. Millerand le caressent avec -précaution, car ils savent que sous sa patte de velours cet orateur -cache des griffes vigoureuses. Et M. Méline, de loin, le regarde avec -considération. - -Le secret de son action oratoire est peut-être dans la surprenante -faculté qu'il possède de s'adapter aux milieux, grâce à laquelle il -peut modeler son personnage comme dans son atelier de sculpteur il -pétrit ses bonshommes de glaise, quand la politique lui laisse des -loisirs. De même qu'il ne parle pas le même langage à des artistes ou -à des sous-vétérinaires, il est autre, physiquement, dans les salons -diplomatiques ou dans les clubs. Son habit, qui aux soirs de banquets -populaires a des illusions de lustre, des défaillances de fraternité, -et semble presque mal coupé, retrouve dans le monde une élégance -assouplie, des flottements aisés et des revers orgueilleux; tant il est -vrai qu'une âme forte est vraiment maîtresse du vêtement qu'elle habite! -Ainsi, à certaines fêtes de la rue Cadet, sa rhétorique s'habille -humblement et sa pensée se fait modeste, par charité. - - * - * * - -Ces dons réunis expliquent comment M. Léon Bourgeois obtint ses plus -vifs succès dans les circonstances où l'on réclamait, plutôt qu'un homme -d'action, un artiste capable, par son intelligence, d'envisager les -différentes faces d'un problème, et, par son talent, d'en ajourner la -solution avec une élégante maëstria. Quelle est, aussi bien, l'assemblée -où s'affirmèrent avec le plus d'éclat la remarquable virtuosité et -l'éloquence dilatoire de M. le président de la Chambre? C'est le congrès -de La Haye en faveur du désarmement. - -Il fallait un esprit particulièrement subtil et prudent pour sortir, -sans rien casser, de cette entreprise généreuse qui faisait marcher -les vieux diplomates, dans leurs escarpins vernis, sur des pointes de -baïonnettes. Le rapprochement, en une petite ville de Hollande, de tant -de ministres dont chaque parole d'apaisement semblait appuyée par des -régiments invisibles éveillait vaguement dans la mémoire le refrain de -_Barbe-Bleue_: - - _J'ai là -haut dans la montagne - Un petit gros de cavaliers..._ - -Auprès de cette conférence pacifique sur une poudrière, la danse sur un -volcan de M. de Salvandy prend des airs de polka de famille... - -M. Léon Bourgeois était mieux placé que tout autre, en sa qualité -de Français, pour sentir le danger de l'aventure: c'est en effet -au lendemain de l'abolition officielle de la peine de mort que la -guillotine fonctionna, dans notre pays, avec le plus d'entrain. La -Terreur sortit tout armée d'un rêve d'idylle. Quelles surprises -redoutables ne ménageait point à l'Europe le contact de tant de -dignitaires internationaux animés d'intentions conciliantes? - -Notre délégué comprit aussitôt que les plénipotentiaires attendaient -moins des résolutions positives que des méditations philosophiques. A la -conférence organisée selon le vÅ“u d'un jeune et charmant monarque, il -n'y eut qu'un conférencier, et ce fut lui. Ainsi se vérifia, sous une -forme imprévue, la justesse de l'observation faite par lord Dufferin, -ambassadeur d'Angleterre, sur le ministre des Affaires Étrangères en -1896: - -«Avec celui-là , on peut causer.» - - * - * * - -Nous reverrons sans doute quelque jour, sur la scène, dans un rôle qui -sera nécessairement le premier, les deux personnages qui se disputent -l'empire de M. Léon Bourgeois; ce sera un spectacle attrayant dont les -amateurs peuvent attendre beaucoup de plaisir et les amis de l'ordre un -peu d'espoir. - -Le politique, en somme, reste attaché aux vieilles conceptions de -la propriété individuelle et du groupement patriotique. C'est déjà -considérable. Mais l'artiste qui triompha à La Haye autorise d'autres -espérances. Au congrès diplomatique de la Paix, il a rempli les -fonctions de président; au fauteuil du Palais-Bourbon, il a fait office -de diplomate. - -L'orateur qui réussit à émouvoir un parterre d'ambassadeurs--le public -le moins sensible du monde--est bien capable de faire «pleurer de -tendresse» les loups de la Montagne. Et ce serait un curieux sujet, pour -un peintre symboliste, que cette adaptation moderne du mythe d'Orphée: -M. Léon Bourgeois accordant sa lyre entre les collectivistes et les -radicaux de gouvernement. - -Sans doute, il n'obtiendra pas plus le désarmement des partis qu'il -n'obtint jadis le désarmement des peuples. Cependant sa belle chanson, -qui berce harmonieusement le prolétariat, contribuera peut-être à -ajourner les catastrophes. - - - - -PAUL DESCHANEL - - -DANS la série de portraits qui décore, au Palais-Bourbon, la salle -de billard, la figure de M. Paul Deschanel met une note originale. A -côté de M. Henri Brisson, de M. Burdeau, de M. Floquet et de M. Ch. -Dupuy, il n'a pas l'aspect d'un successeur. M. Brisson, avec son air de -condoléance distinguée, incarne «l'austère intrigant» de la troisième -République. M. Floquet, pompeux et vide, spirituel et un peu sot, -représente la noblesse du régime: insurgé décoratif et honoraire devenu -un bousingot repenti qui sourit, du fauteuil, aux dames de la tribune -diplomatique, et n'a conservé du rouge qu'à ses talons. M. Burdeau -égaie ce Musée administratif par un profil embusqué d'homme d'affaire. -Avec sa grosse franchise plébéienne et sa bonhomie très surveillée, M. -Charles Dupuy est d'abord plus cordial. Son large dos auvergnat, dont on -distinguait des galeries les vagues remous quand M. Jules Guesde agitait -ses banderilles à la tribune, trouva tout de suite au fauteuil la courbe -favorable à la sérénité. Certaines de ses répliques sont des modèles -de bonne grâce meurtrière. Il distribuait les rappels à l'ordre comme -des pensums, avec une brutalité distraite. Je sais un député qui, étant -monté au bureau pendant une séance de tout repos, le surprit lisant les -_Mémoires d'outre-tombe_. Le président Dupuy ne dissimula point son -sentiment: - ---Je m'ennuie ici, fit-il; je veux redevenir ministre de l'Intérieur! - -On ne remarque sur le visage de M. Paul Deschanel aucun des traits -qui frappent chez ses prédécesseurs. Il est remarquablement dénué -d'ironie, de frivolité ou de dilettantisme. Durant ses quatre années de -présidence, aucun geste, nulle parole, ne permirent de supposer qu'il -eût conçu de doutes sur la toute-puissance de la raison. Il croit à la -dignité de la Tribune, à la mission de l'orateur, à l'efficacité des -beaux débats contradictoires, avec la foi d'un libéral de 1840. Et cette -confiance est à la fois un phénomène de tempérament et d'éducation. - - * - * * - -Aujourd'hui, quand on analyse la fortune d'un homme politique, on -est contraint le plus souvent d'en chercher les causes en dehors de -lui-même. Les traits de sa psychologie sont épars sur cinq cents visages -d'électeurs ou de clients. Représentatif et anonyme, il est le délégué -d'un syndicat d'intérêts ou le dépositaire d'un bloc de rancunes. M. -Paul Deschanel, lui, connaît le privilège d'avoir une personnalité. Sa -carrière se développe sans heurts et sans à -coups. Si on l'examine aux -différents âges de sa vie, on aperçoit que chaque exemplaire prépare -le suivant et le produit sans efforts. Le petit collégien que M. Émile -Deschanel conduit par la main, aux sorties du dimanche, en des endroits -où d'augustes libertinages revêtent une sorte de dignité historique, -contient déjà le futur portraitiste des _Figures de Femmes_ et des -_Hommes d'État_. On se rend en famille à la Vallée-aux-Loups et au parc -de Sceaux, devant la petite maison où Chateaubriand faisait de l'exégèse -religieuse avec Pauline de Beaumont, et au château où la duchesse du -Maine réunissait une cour galante d'académiciens et de beaux esprits. - -A vingt-cinq ans, lorsqu'il entre à la Chambre, il est vraiment un -joli fils de la Révolution. Celle-ci n'a guère produit encore que des -héros et des bohèmes. Dans le personnel hasardeux formé au club ou au -café--le salon du peuple, disait le bon Spuller,--ce député aux manières -discrètes et polies, qui fréquente des économistes éminents et qui a des -maîtresses presque respectables, détonne gentiment. Loin de promettre -un nouveau couplet à la chanson du petit père Lepère sur le _Quartier -Latin_; ses aventures semblent préparer les éléments d'un piquant -feuilleton pour de jeunes essayistes distingués du _Journal des Débats_. -Les vieux parlementaires dont le ralliement à la République garde la -mélancolie d'un second mariage, les Dufaure, les Rémusat, républicains -fidèles mais sans entrain, regardent avec complaisance ce jeune homme -qui a le sens de l'État, qui parle de l'Europe avec réserve et de la -civilisation avec assurance, qui semble avoir toujours Turgot de moitié -dans ses rêves de sociologue, et Vauvenargues en tiers dans ses liaisons. - -A cette époque, M. Paul Deschanel est encore un peu grêle. On voit -en lui une sorte de jeune premier de l'économie politique, admis -à s'asseoir sur un tabouret devant le canapé fameux des derniers -doctrinaires, et trempant avec déférence les tartines de Léon Say dans -le thé d'une secrétaire perpétuelle. Sa vie, arrangée avec une symétrie -un peu froide, s'appuie d'un côté sur le palais Mazarin et de l'autre -sur le Palais-Bourbon; elle promet à la démocratie un élégant ministre -de l'instruction publique, des beaux-arts et des cultes, capable de -parler avec un égal bonheur d'expressions à des universitaires, à des -actrices et à des évêques. - -Cependant, à travers les marivaudages de son adolescence politique, -s'accuse déjà l'homme d'État. Au moment où ses premiers discours sur -les céréales exaltent sur le problème du pain les belles parlementaires -qui d'habitude s'intéressent surtout aux frivolités de la brioche, il -écrit de fortes pages sur Frédéric II et M. de Bismarck, sur le second -Pitt et sur Talleyrand, dans lesquelles on discerne déjà l'étroit accord -de l'écrivain, du philosophe et du politique. Ces études n'attestent -pas seulement une maturité, mais encore une âpreté singulières. Elles -ne révèlent point un bon jeune homme d'État couvé par des idéologues -afin de transposer dans l'action leurs doctrines orgueilleuses. Si l'on -observe les visages de MM. Émile et Paul Deschanel comme on examine, -sur les profils superposés d'une médaille les deux instants d'une race, -on reçoit au contraire l'impression que la Providence commit une -interversion de types et produisit, par mégarde, le premier avant le -second. - -Dès vingt ans, M. Paul Deschanel paraît l'aîné. Alors que dans sa -verte vieillesse l'éminent écrivain du _Romantisme des Classiques_ -conserva la foi intrépide des vieilles barbes parmi lesquelles il -promenait, un demi-siècle plus tôt, sa barbe finement taillée en -pointe--exilé souriant qu'un scrupule de goût préserva de l'attitude -prophétique et dont la main, au lieu de manier les foudres à la mode, -lançait avec grâce les flèches brillantes d'un Athénien de la belle -époque,--l'historien des _Orateurs_ et des _Hommes d'État_, à peine au -sortir de l'école, montre une prudence qui, chez l'héritier spirituel -d'un républicain de 48, ressemble presque à une capitulation,--si la -sagesse implique toujours quelques faillites sentimentales. Il compose -avec Hobbes; il défend Frédéric II contre le duc de Broglie, qui juge -avec des scrupules de salon le dur ouvrier de la grandeur prussienne; il -vante Louvois et ses «coups de main». - -On éprouve toujours quelque curiosité à voir marcher en bottines -vernies, sur les pavés égaux et comme scellés des quartiers riches, -un jeune politique dont les éducateurs furent de grands architectes -en barricades, sous les pieds desquels les pavés de Paris ne tenaient -jamais solidement en place. Mais M. Émile Deschanel naquit à la vie -intellectuelle en 1849, tandis que son fils promena d'abord ses regards -sur les réalités de 1871. Le premier admira la République dans la gloire -de ses fiançailles, parée des illusions dont lui avaient fait présent, -comme d'un cadeau de noce, de généreux utopistes; le second la vit, -fille de l'Idéal guérie de ses chimères, succédant après une effroyable -catastrophe à l'Empire qui, né de la Force, avait été conduit aux -désastres pour avoir suivi les philosophes... - -Et c'est peut-être pour cela que le rire de M. Paul Deschanel est sans -gaieté. - - * - * * - -Ces nuances de physionomie ne furent point discernées par tous les -collègues de M. Paul Deschanel. Ce député dont les soucis étaient -singuliers, qui parlait familièrement de grandes dames mystérieuses et -de ministres morts depuis cent ans, qui affectait de ne pas être troublé -par l'odeur du maroquin, leur inspirait un respect mêlé de défiance, -une admiration jalouse où il y avait presque l'amertume d'un reproche. -Les parlementaires dont l'intrigue confesse avec une candide franchise -les petits calculs lui tenaient secrètement rancune de sa réserve, -comme s'ils lui eussent confié un secret sans recevoir de confidence en -échange. Le menu fretin le soupçonnait d'entretenir avec la marquise Du -Deffant des relations réactionnaires. Et l'on percevait vaguement autour -de lui le cri fameux du 16 juin 1848: «A bas les gants!» - -Le malentendu n'est point inexplicable: les Chambres, riches de -politiciens, sont d'ordinaire très pauvres d'hommes d'État. Ces deux -variétés de personnages se proposent des tâches différentes. Les uns ne -craignent point d'engager l'avenir afin d'assurer l'équilibre de forces -menaçantes; ce sont des praticiens qui parfois pétrissent en cuisiniers -habiles la pâte électorale: leur horizon est borné par la législature. -Les autres se sentent responsables devant l'histoire, et la conscience -d'être les dépositaires d'un long dessein les rattache plus étroitement -aux anciens gérants de la France qu'aux gouvernants successifs de -l'heure présente. Ils ont le sens de la continuité. - -Par son tempérament, M. Paul Deschanel appartient à la deuxième -catégorie. Et l'on note avec surprise que sa hauteur de vues coutumière -fut distinguée d'abord par les socialistes. En 1896, lorsqu'il prononça -les beaux discours où la passion brisait enfin l'équilibre harmonieux de -ses jolies harangues, un député d'extrême-gauche déclara: - ---C'est le seul homme de son parti qui ait des idées! - -L'hommage est un peu exclusif. Il signifie sans doute que, dans son -souci de l'ordre public, l'ancien président ne confesse aucune de ces -arrière-pensées égoïstes qui prêtent à certains chefs du centre des -figures d'avoués montant la garde devant un coffre-fort,--basochiens -qui opposent à la Révolution des exceptions de procédure et comptent -l'empêcher de passer en lui demandant ses papiers. Dans ses deux -manifestations les plus retentissantes, le discours de Carmaux et le -discours sur le socialisme agraire, on trouve le mot: idéal. C'est une -rencontre qui plaît dans le langage d'un modéré. - -Ce tourment du noble but à atteindre parmi la diversité des obstacles, -perce toujours dans les entreprises politiques de M. Paul Deschanel. La -_mutualité_ dont il se fait l'apôtre aurait ravi La Fayette comme «le -meilleur des socialismes». C'est le socialisme raisonnable. Il renferme -peut-être une solution. Mais il ne monte pas à la tête... Il lui manque -sans doute, pour faire prime, d'être mis en valeur par les banquiers de -Salente. - - - - -A. NAQUET - - -DANS le concert des orateurs et des romanciers qui prêchent la croisade -pour l'élargissement du divorce, il est une voix qu'on est surpris de ne -pas entendre: celle de M. Naquet. L'ingratitude des hommes, sinon des -femmes, l'a rejeté dans l'oubli, ce Purgatoire des gens qui firent trop -parler d'eux. Et aujourd'hui, dans le recul de sa gloire légendaire, -l'auteur de la loi de 1884 semble être un personnage symbolique et -lointain, un patriarche biblique et un peu bohème, le patriarche des -petites divorcées. Cependant, avec sa belle tête de prophète et ses -gestes menus de guignol, M. Naquet réalise encore, dans les mélancolies -de l'honorariat, un des types les plus significatifs et les plus -amusants de l'époque. - -J'ai souvent songé à l'admirable compère de revue qu'on ferait avec -le personnage de M. Renan. On se le figure aux Champs-Élysées, en -une bouffonnerie grandiose montée par Ézéchiel et mise en scène par -Lucien de Samosate, faisant défiler devant sa bonhomie amusée les gros -faits divers de l'histoire et les tragédies futiles de l'humanité. -A côté de lui, M. Naquet serait une commère d'une ampleur et d'une -dignité merveilleuses. Autour de cet apôtre flotte un vague parfum de -demi-monde. Les caricaturistes de la monarchie de Juillet imaginaient -volontiers M. Guizot partant en voyage avec un faux-col, une paire de -chaussettes et le grand cordon de la Légion d'honneur enveloppés dans -un journal. On se représente d'abord M. Naquet muni d'un cabas. En -ce meuble intime, qui est son accessoire de théâtre, sont entassés -pêle-mêle des théories et des potins, des projets de constitution et -des recettes d'élixir. Ce n'est pas un fait indigne de remarque qu'au -moment même où il forçait le Code avec la loi du divorce, M. Naquet -inventait une excellente teinture de cheveux, offrant ainsi une suprême -ressource de séduction aux épouses incomprises. Il tient à la fois de -l'abbé Sieyès et de Mme Cardinal, du législateur et de la revendeuse à -la toilette. Du premier il a le goût des constructions idéologiques; -de la seconde, le liant, l'absence de morgue, la force persuasive, la -cordialité un peu molle et l'obligeance insidieusement transactionnelle. - -C'est dans son arrière-boutique, propice aux abandons des confidences, -qu'il reçut, un jour de 1888, la visite d'un charmant général qui -musardait aux devantures. Avec sa courtoisie empressée, M. Naquet étala -devant lui ses _occasions_. - ---Voici une bien jolie constitution, fit-il: elle est en excellent état -et elle fut à peine portée... - - * - * * - -Envisagée sous cet aspect, avec son comique sérieux, son intelligence -supérieure et son dédain des partis pris, la figure, si complexe, prend -une sorte d'unité qui impose. On ne saurait prétendre, en toute justice, -qu'il ne se montra pas versatile; il fut surtout achalandé. Les idées -n'offrent à ses yeux qu'une valeur d'échantillon. Et, s'il ne parvint -jamais à fixer son choix entre les opinions des hommes, ce n'est point -indigence intellectuelle, mais plutôt excès de richesse: une sorte de -scrupule lui fait tenir la préférence pour une injustice. Son souci -constant fut d'habiller les époques avec les systèmes qui leur seyaient -le mieux. - -M. Naquet me conta jadis une anecdote qui marque agréablement son -honnête soumission aux circonstances. C'était chez Victor Hugo, quand -l'auguste poète, encore un homme et déjà presque un dieu, semblait -une statue vivante que le bronze gagnait. M. Édouard Lockroy, qui -était un peu son secrétaire, un peu son ami et un peu son gendre, -servait sa gloire avec la piété d'un lévite et le zèle d'un _ménager_. -Il introduisit un soir dans le sanctuaire son ami M. Naquet. Hugo -l'accueillit avec bienveillance et, tout de suite, se montra familier. - ---Que pensez-vous, fit-il, de l'immortalité de l'âme? - -La question troubla M. Naquet, qui aperçut d'abord un conflit entre sa -philosophie et sa politesse; il s'appliqua à être sincère avec prudence: - ---Mon cher maître... fit-il timidement, s'il faut vous dire le fond de -ma pensée... non... je ne crois pas à l'immortalité de l'âme!... - -Mais aussitôt, confus de son audace et de sa partialité, il esquissa, -par décence, un mouvement de retraite. - ---Je n'y crois point, ajouta-t-il, d'une manière générale. Sans doute, -certains êtres d'exception, comme vous, par exemple, peuvent prétendre -à vivre éternellement; toutefois, pour mon compte, je ne me vois pas -immortel! - -Impassible, énigmatique, olympien, Hugo demeurait abîmé en sa -méditation. Enfin une voix de basse profonde sortant de sa poitrine -rompit le silence sacré: - ---Ça peut se soutenir! - -M. Naquet écouta la déclaration avec la gravité qui lui est habituelle, -car il est remarquablement réfractaire à l'ironie: un augure qui ne -rit pas. On peut même dire qu'il fut inconstant sans légèreté. Quand -on observe la suite de ses actes publics, on aperçoit sans doute des -sautes brusques et des raccourcis violents qui déconcertent; néanmoins, -si, dans sa carrière, les phénomènes se succédèrent sans ordre apparent, -les syllogismes qui constituent la trame de cette tapisserie bariolée -s'enchaînent avec force. M. Naquet fut volage, mais sa versatilité resta -rationnelle. Les raccords de ses évolutions furent cimentés avec soin. -Après la défaite du boulangisme, pareil à Encelade sous sa montagne, -il soulevait de loin en loin, avec de patients efforts, le poids des -malédictions dont les parlementaires l'accablaient: «Il faut que je vous -dise...» murmurait une voix sortant des décombres. Et le commentaire -était toujours ingénieux et compliqué. - - * - * * - -L'histoire des variations de M. Naquet ne serait pas un livre frivole. -En 1889, il déclarait, avec une énergie communicative: «J'aimerais mieux -me couper le bras que d'avoir écrit ce livre!» faisant allusion à une -Å“uvre de jeunesse, _Religion, Propriété et Famille_; d'inspiration -nettement libertaire. En 1900, il eût volontiers coupé l'autre, en se -rappelant ses péchés de 1889. Cependant M. Naquet possède toujours ses -deux bras qu'il agite avec une vivacité méridionale pour ramasser, dans -le cercle de sa dialectique, ses conceptions aventureuses. - -On croirait qu'une divinité maligne, un Tentateur facétieux, goûtant -un plaisir égoïste au spectacle de cet acteur exceptionnel, l'élut -par décret nominatif en vue de se donner la comédie, et prépara les -événements avec une sollicitude jalouse, à seule fin de ménager à M. -Naquet des rôles dignes de sa souplesse et de sa fantaisie. De fait, -ses efforts successifs vers la sincérité furent sans cesse trahis par -les circonstances. Ennemi de toutes les armes à feu, des revolvers -passionnels comme des artilleries internationales, il devint, par un -concours imprévu d'incidents, le chef d'un parti où s'entre-choquaient -les épées. Philosophe secrètement nihiliste, il fut convié par la -fortune à plaider la cause de l'ordre et de la discipline. C'est de la -même écriture cursive et fortement liée qu'il mandait à la _Croix_: -«Nous autres catholiques, nous devons voter... etc.» et que, dix ans -plus tard, il notait cette pensée charmante, dans la préface qu'il -composa pour l'_Aurore de la civilisation_ de Spence: «Le livre que je -crois intéressant de faire connaître aux lecteurs français est fort loin -d'être conforme à mes doctrines et à mes idées...» - -En vérité, quand on observe cet acharnement diabolique du Destin contre -M. Naquet, on se demande si l'on doit l'admirer comme un éminent -virtuose ou le plaindre comme une illustre victime. - - * - * * - -Son nom n'en demeure pas moins attaché à l'une des deux ou trois lois -importantes de ces trente dernières années. Notre dessein n'est pas de -produire ici un réquisitoire contre le divorce, ni un plaidoyer en sa -faveur. Cependant on éprouve une sorte de satisfaction à reconnaître en -M. Naquet son père légitime. C'est à ce philosophe qu'il appartenait -d'introduire dans la famille le provisoire dont il fit la loi de la -République. Tandis que les anciens ministres sanglaient la société dans -des conventions rigides (M. Guizot, dont j'évoquais, pour l'amusement -du contraste, l'austère image, ne signa-t-il point l'_Amour dans le -mariage_ et _la Démocratie en France_?) M. Naquet dénoue les ceintures -des épouses et les liens de l'État. Un seul article manque à son -étalage: le corset. - - -On devine aisément le tour que prendrait la causerie entre M. Naquet et -Renan. - ---Sans doute, dirait le premier, le problème de «l'amour organisé» -(excusez-moi si je n'ai pu me défaire encore des mauvaises habitudes -de langage prises dans les Parlements) peut être réduit à cette -alternative: est-il préférable de partir pour le provisoire avec l'idée -du perpétuel ou d'aller au perpétuel avec l'idée du provisoire? A ce -banquet des _Mânes du bon vieux temps_, où j'eus l'honneur de vous -être présenté, je connus aussi deux écrivains qui furent célèbres sur -la terre au XIXe siècle: MM. Benjamin Constant et Alphonse Daudet. -Or le premier raconte, en son _Adolphe_, l'aventure d'un jeune homme -infiniment distingué qui abandonna, après une courte liaison, une femme -charmante en laquelle il avait cru voir la compagne de sa vie; et le -second nous montre au contraire, dans _Sapho_, un amant qui ne peut -se résoudre à quitter, dix ans après, un modèle dont il avait pensé -faire le divertissement d'une semaine. Ce double phénomène, bien que -ressortissant à la catégorie des passions illégitimes, ne vous paraît-il -pas remarquable? - ---Je n'entreprendrai jamais, quant à moi, répliquerait M. Renan, de -révoquer en doute la puissance de l'habitude. C'est une maîtresse -astucieuse et tyrannique. Elle enserre hypocritement en des liens -subtils l'amoureux désarmé, comme les habitants de Lilliput surent -captiver Gulliver endormi. C'est pourquoi Jupiter, sans être, il -faut bien en convenir, un esprit supérieur, témoigna de quelque sens -lorsqu'il rangea l'Habitude parmi les suivantes de Vénus. Je compatis -aux malheurs de M. Jean Gaussin et de cette demoiselle Sapho. Néanmoins -un attachement fondé sur l'hygiène et la cordialité ne saurait me -satisfaire. Avec ce charmant Adolphe que vous évoquez si fort à propos, -M. Constant s'écrie: «Malheur à l'homme qui, dans les premiers moments -d'une liaison d'amour, ne croit pas que cette liaison doit être -éternelle...» Voilà une belle pensée. - ---Elle ne l'empêcha point de lâcher Ellénore. - ---Il est vrai que cette dame éprouva, par la suite, de graves ennuis à -cause de ses complaisances. Comment une personne, malgré sa séduction -qui paraît certaine, monsieur, aurait-elle prétendu fixer une amitié -qui échappa tour à tour à Bonaparte et aux Bourbons? Ce M. Benjamin -Constant était un infidèle. Les abonnés des _Débats_ ne le virent point -sans surprise, dans un court espace de temps, se déclarer avec une égale -aisance impérialiste et royaliste... - ---C'était un excellent républicain. - ---Il n'en est pas moins remarquable que l'égoïsme d'un libertin se -rencontre, sur ce chapitre, avec la prudence de l'Église. Et l'événement -ne m'étonne pas: seuls les libertins savent parler de la pudeur avec -convenance. Nos meilleurs saints furent d'éminents pécheurs. Les -anathèmes et les cantiques, les cérémonies dont ils aggravent les -volontés de la nature, prêtent à l'amour une sorte de beauté terrible -et de grandeur inhumaine. Les hommes comme vous et moi, qui connaissent -surtout les nobles passions de l'esprit, montrent d'ordinaire plus -d'innocence. Ils estiment téméraire de placer une chose fragile -comme l'Å“uvre de chair en face de l'éternité. C'est que la nature -offre de faibles ressources pour égaler ces sublimes promesses... Ne -regretteriez-vous point, cependant, la charmante illusion qui permit à -une La Vallière de s'abîmer vingt ans en un cloître afin d'expier la -faiblesse d'avoir obéi au désir d'un auguste amant? - ---Je le regretterais! - -Et la conversation continuerait ainsi, sévère et futile, entre les -célèbres partenaires: M. Naquet négligé de langage et de tenue, M. Renan -étalé en son fauteuil avec une majesté familière et roulant les pouces -agiles de ses mains jointes sur son ventre de chanoine... - - * - * * - -Toutefois si M. Renan, nihiliste onctueux, parut se complaire parfois à -dire la messe devant des autels vides, M. Naquet, destructeur cordial, -méprise les jeux illusoires. Quand il trottine de son pas menu, l'air -grave et la tête penchée sur l'épaule, cet apôtre infatigable des -Gentils parmi les Fidèles sait toujours où il va. Que des législateurs -se rencontrent avec des gens de lettres afin de réclamer la revision -de l'article 298 et s'emploient à rendre l'adultère respectable en -instituant le principe de la fidélité par report, M. Naquet accueille -leur concours avec gratitude; pour obliger les complices, il trouverait -au besoin, dans son bric-à -brac, de l'estime en solde. C'est qu'en -tombant tour à tour, chacune des petites barrières protectrices du -mariage ouvre la voie à la réforme qui reste l'objet véritable de son -apostolat: l'union libre. - -Du moins, il est logique. La logique fut son tourment, sa débauche et sa -bonne foi. Les vieux docteurs reconnaissaient en elle un jeu démoniaque -et le prince de Talleyrand confessait avoir appris au séminaire l'art -de persuader les chancelleries. Produit brillant des laboratoires de -toxicologie, agrégé précoce des facultés de médecine, M. Naquet a le -tour d'esprit d'un théologien: longtemps il se plut, avec une joie -presque coupable, au commerce des évêques et à la fréquentation des -casuistes. C'est sans doute pour ce motif que le comte Dillon déclarait -en 1889: - ---Naquet, ce sera notre ambassadeur auprès du Saint-Siège! - - - - -PAUL DÉROULÈDE - - -MONSIEUR PAUL DÉROULÈDE a été l'objet des égards particuliers de la -démocratie française. Celle-ci lui réserva une faveur qu'elle accorde -d'ordinaire aux seuls membres des familles régnantes: elle l'exila. Et -ainsi elle le montre, isolé comme un prétendant, aux trente-six millions -de citoyens qui sont libres de circuler dans les limites des frontières -nationales. - -On se rappelle l'équipée qui valut à M. Paul Déroulède cet hommage -exceptionnel. Un jour il arrêta dans la rue un cheval par la bride. -Malheureusement il y avait un général dessus. Et ce fut un grand -désarroi dans le monde parlementaire... - -Ce geste provoqua naturellement, entre le tribun et le général, quelques -paroles d'explication auxquelles d'aucuns entendirent attribuer un sens -criminel. A l'inverse de la Grande-Duchesse, les politiques n'aiment -point les militaires; ils les couvrent d'or, de passementeries et de -croix; ils ne réclament d'eux que le silence. L'appareil pompeux et -le caractère entier de ces fonctionnaires leur inspirent à la fois du -respect et de la défiance. - -Quand la République était mineure, elle eut un flirt avec un soldat -de fortune; Boulanger lui avait murmuré à l'oreille les paroles qu'on -dit en dansant. Elle sembla prendre plaisir à ces déclarations. Aussi -bien, dès qu'elle devint une grande personne, ses tuteurs usufruitiers -employèrent-ils leurs talents à la convaincre que les meilleurs -mariages sont les mariages de raison. Seul Félix Faure lui permit -d'accrocher sa robe de mousseline à des éperons d'officier, dans les -sauteries officielles. Et entre ces vieillards jaloux, la petite -songeait, comme les héroïnes de la fantaisie de Musset: _A quoi rêvent -les jeunes filles._ - -Elle lut, dit-on, en cachette, le récit d'une belle aventure appelée -l'_Histoire de France_, puis s'exalta, pendant des nuits, aux péripéties -d'un feuilleton mal écrit, comme sont d'ordinaire les feuilletons, -mais palpitant, et qui a pour titre: l'_Histoire du Consulat et de -l'Empire_... Les bibliothèques des hommes publics sont pleines de -mauvais livres. - -C'est sans doute pour avoir remarqué sa mélancolie, ses facultés -romanesques et son goût de la lecture que M. Paul Déroulède lui proposa -de l'enlever. - - * - * * - -Le geste était chevaleresque, charitable et imprudent. Quand on examine -l'homme et non le politique, avec la seule curiosité de décrire une -physionomie autour de laquelle s'agitent des passions, il est permis de -prêter un sens arbitraire aux gestes. Et le geste de M. Paul Déroulède -était esthétique. L'amoureux ne se proposait point d'enlever Marianne -pour faire d'elle une gourgandine. Après lui avoir donné son bras, il -lui eût offert sa main. - -M. Déroulède n'est pas, à proprement parler, un soldat. On ne distingue -sur sa personne aucun des brandebourgs qui sont les signes manifestes -d'une âme héroïque. Nul de ces artifices extérieurs ne fortifie sa -séduction. Cependant les larges plis de sa redingote flottent au vent -comme des drapeaux. Il porte à la boutonnière de son habit un énorme -ruban rouge, à la façon des officiers en demi-solde. Il est le seul -Français, enfin, qui puisse laisser tomber sur la nappe, à la fin d'un -dîner intime, de grands mots solennels sans provoquer le sourire. -Il est à l'aise dans la magnificence. M. le général Hervé a très -justement marqué sa place dans nos effectifs de réserve: comme La Tour -d'Auvergne était le premier grenadier de France, il en est le premier -clairon. Et tout cela lui donnait, aux yeux de la pupille des Bartholos -constitutionnels, la grâce martiale d'un jeune premier de Brumaire, dont -les intentions seraient honnêtes. - -Le sympathique exilé me disait un jour: «Henri Martin aima la France -comme un mari, mais Michelet l'aima comme un amant.» Parole profonde et -charmante qui révèle tout de suite dans quelle catégorie il convient -de ranger son auteur! Oui, M. Paul Déroulède apporta dans l'amour de -la patrie des nuances de sensibilité que nous réservons d'ordinaire à -l'amour tout court. Il ne se contenta point d'avoir pour la France une -affection conjugale. Comme Michelet, il est un amant (non d'ailleurs -dans le sens où l'on prend vulgairement ce titre, car il est des maris -qui sont des amants et, d'autre part, des amants qui ne seront jamais -que des maris): je veux dire que sa passion demeura toujours à l'état de -crise et ne s'apaisa point dans l'accoutumance... - -Et c'est pour cette raison qu'il est téméraire et casse-cou. Peut-on -demander à un amant de témoigner dans ses hommages la déférence -conjugale que place dans les siens M. Wallon? Le poète dont les premiers -vers à Ninon sont adressés à l'Alsace-Lorraine ne peut respecter comme -une Å“uvre définitive les proses d'une Constitution. - - * - * * - -Fort heureusement, ces nuances de sentiment ne furent point -comprises--le jour de la _Folle Journée_--par le général Roget lui-même. -Quand le barde, en proie au lyrisme, se précipita au-devant du -brigadier, celui-ci se contenta d'indiquer au caporal-sapeur, avec son -sabre, le chemin de la caserne de Reuilly. Et l'impassibilité superbe du -général assura, sinon le salut de la République, du moins l'acquittement -de M. Paul Déroulède. - -Le jury avait traité le séducteur avec l'indulgence d'un bon oncle; les -Pères conscrits, assemblés en conseil de famille, voulurent donner à -son coup de tête la gravité d'un coup d'État. Ils l'expulsèrent de la -maison. Et la rigueur de l'ostracisme prolongé dont on l'honore incline -les sceptiques eux-mêmes à admettre que l'auteur des _Chants du soldat_ -pourrait bien être un homme dangereux... - -Que faut-il croire? M. Déroulède est-il un charmant et éloquent toqué -capable de belles imprudences, un Don Quichotte fonçant au hasard sur -les moulins à vent parlementaires, ou un citoyen en même temps généreux -et adroit, enthousiaste et habile à diriger ses emballements? Qui le -saurait, et le sait-il? En somme, Corneille lui-même a un fond de -basoche... M. Paul Déroulède a l'Å“il bleu et aigu, il est poète et son -père était avoué. - - - - -M. BRUNETIÈRE - - -FERDINAND BRUNETIÈRE revint, un jour, de Rome avec une bénédiction du -Pape et la cravate de Commandeur de Saint-Grégoire le Grand dans sa -valise. Il avait prêché sur Bossuet, au Vatican, devant une assemblée de -princes de l'Église, comme Talma interprétait Corneille à la Comédie, -devant un parterre de rois. Ce fut peut-être la minute suprême de sa -carrière. Le succès qu'obtint dans la Ville Éternelle notre compatriote -n'est point pour surprendre. Rome, la Rome moderne, avec ses -cathédrales, ses palais et ses maisons de rapport, et où les tramways -électriques balaient de la poussière d'histoire, est bien le cadre d'un -théoricien qui aime à envisager les choses sous l'aspect de l'éternité -et sous l'angle de la polémique. - -Sa phrase se pare naturellement du vertugadin et porte sans faiblir -la gloire de la papillote; elle se trouve à l'aise dans les berlines -de gala, munies de valets poudrés. C'est pour cette raison que, le -rencontrant vers le pont des Arts--à l'époque où il fréquentait dans le -quartier,--le romancier de _Pot-Bouille_, dont la Muse traîna toujours -un peu la savate, comme ce «torchon d'Adèle», l'interpella en l'appelant -chienlit de la langue. - -Cependant, M. F. Brunetière n'est point un doctrinaire apaisé que -la majesté du cortège assoupit dans les doux cahots d'une allure -solennelle. De même que M. de Vogüé, il se plaît aux «regards -historiques». Mais il ne se contente pas d'observer le monde à travers -la buée d'un songe mélancolique et lointain, derrière les vitres -relevées d'une portière. Il abaisse le carreau afin d'apercevoir plus -exactement le remous et le tumulte de la rue: au besoin, il descendrait -sur le trottoir. - -M. Brunetière est un homme étonnant. Il évoque assez l'image d'un de -ces gardes nobles, immobiles dans la pompe archaïque du costume dessiné -par Michel-Ange, qui serait armé d'une carabine Lebel. D'ailleurs, pour -être informé sur les progrès de la balistique, l'écrivain de «Science et -Religion» n'en demeure pas moins attaché aux vieilles disputes d'école, -qui offrent un vaste champ de bataille: la science est-elle en faillite? -la chimie organique se suffit-elle à elle-même? la mécanique céleste ou -la géométrie transcendante sont-elles capables d'élucider le mystère -dont nous sommes entourés? voilà les problèmes qui éveillent sa passion -et stimulent les merveilleuses ressources de sa stratégie. - -Les beaux travaux d'approche, les rares mouvements tournants, les rudes -assauts, les vigoureux appels de triomphe! - - * - * * - -On comprend que la curie romaine ait accueilli M. Brunetière avec des -égards singuliers. De toutes les recrues qui lui viennent des chefs de -la pensée contemporaine, celle-là est sans doute la plus précieuse. -Mgr Dupanloup disait un jour de M. Jules Simon, en souriant: «Il sera -cardinal avant moi!» M. Brunetière n'est pas de ces hommes égarés -sur leur véritable vocation qui forcent un prêtre à reconnaître, -dans l'enveloppement d'un geste, dans la caresse d'un accent, dans -l'hésitation d'un regard, la complicité secrète d'un allié, un frère -qui s'ignore ou qui se réserve. J'imagine, au contraire, qu'à la fin des -dîners romains où l'on honore le Seigneur au moyen de rares volailles -et de subtils coulis, ses signes de croix énergiques surprirent d'abord -les monsignori qui escamotent un bénédicité distrait en glissant une -main molle sur des surplis soyeux. Sa voix, qui déjà éclate dans un -fumoir, déconcerta peut-être les familiers de la Cour pontificale, la -cour du monde où l'on parle le plus bas et où, pour cette raison, le -gouvernement de la République envoya un ambassadeur très remarquable et, -dit-on, atteint de surdité. - -M. Brunetière n'est pas né «d'Église»: c'est visible. La perspective -d'une belle direction d'âmes, une imposante armée de consciences à -guider peuvent séduire un esprit comme le sien, né pour le commandement. -Mais il ne montre ni l'humilité du curé de campagne qui poursuit sans -bruit le train-train de son sacerdoce, ni la sérénité du chanoine -qui accomplit paisiblement sa besogne de propagande, garanti par -des douillettes ouatées contre les courants d'air du siècle. On ne -lui découvre pas davantage cette patience, admirable de sécurité, du -dignitaire ecclésiastique qui manie la faiblesse humaine comme un -virtuose, en pressant d'un doigt discret un ressort subtil de vanité ou -d'orgueil, et dont les sages lenteurs sont un si bel acte de foi dans -l'avenir. Ces grands prélats opportunistes, qui se parent de nos misères -comme les missionnaires de Chine s'habillent en mandarins, excellent -dans l'art de différer les solutions avec grâce. L'évêque de Pékin, -interviewé par un journaliste, déclarait: «Croiriez-vous, monsieur, -que, sur les cinq mille élèves formés par nos Pères, nous n'avons pas -eu, en dix ans, une seule conversion. Est-ce beau?» Cette diplomatie à -longue échéance qui, d'aventure, s'attarde dans les sentiers de traverse -en savourant des foies gras, comme l'armée de Grouchy, le jour de -Waterloo, mangeait des fraises, cette manÅ“uvre de temporisateurs qui -laisse à la Providence tout le travail, ne nourrit point la combativité -de M. Brunetière. Il est pressé d'agir par lui-même, de donner son -coup de pouce personnel aux événements... Ainsi que les médailles, les -événements ont une valeur propre, mais ils portent toujours l'effigie -d'un maître. M. Brunetière ambitionnerait de les frapper à son image. -Pour le surplus, son génie ambitieux nous garantit qu'il s'arrangera -ensuite à les faire cadrer avec les desseins du Très-Haut. - - * - * * - -On a dit: «Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.» M. -Brunetière fit mieux: il rajeunit la Providence. Il s'institua son -confident, son tuteur, son directeur de conscience--j'allais écrire: -son imprésario--grâce au crédit exceptionnel dont jouissent toujours -les conseillers auprès des souverains en exil. Avant que l'éminent -doctrinaire ne prît en mains ses intérêts, celle-ci semblait se résigner -à l'effacement. En l'amenant à douter de soi, Renan avait énervé sa -puissance. M. Janvier de la Motte m'a raconté la jolie distraction -de son doyen de Normandie qui, sur les instances d'ouailles alarmées -par cinquante jours de sécheresse, avait organisé une procession -afin d'attirer l'eau du ciel. Comme on rentrait au presbytère, des -gouttes commencèrent à tomber. Le digne prêtre considérait les nuages -avec extase: «Il pleut! fit-il; quelle heureuse coïncidence!» Avec -la collaboration de M. Brunetière, la Providence est encore capable -d'accomplir de grandes choses. Il lui donnera de l'esprit de suite, -de l'ingéniosité, la foi en soi-même, le sentiment de son rôle, mais -surtout la notion de l'ordre et le goût de la volonté. N'est-ce -point par ces vertus que le célèbre académicien s'impose d'abord à -l'admiration? - -Ce critique césarien, réduit par les circonstances à gouverner des -ombres, a le tempérament d'un homme d'État. Dans l'idéologie, il n'est -pas seulement un maître, il est un monarque. De même que Louis XIV, il -dirait volontiers: «Mes belles lettres.» Notez aussi bien comme, sous -sa discipline, les créateurs, qui ne sont pas toujours dans le secret -de leur fécondité, viennent se ranger docilement à la place qu'il leur -assigna! Ils font presque figure de fonctionnaires: préfets corrects, -ou somptueux ambassadeurs du génie français, illustrant, à leur date et -dans leur ordre, les systèmes de M. Brunetière. Molière paraît-il? Il -l'attendait. Lesage sort-il du néant? Sa place était prête. Beaumarchais -éclate-t-il? Sa venue était inévitable. M. Brunetière examine le défilé -de ces illustres «témoins» d'un regard paternel, mais sans tendresse. -Seules les incartades de l'individualisme ne trouvent point grâce à -ses yeux. Malheur à l'imprudent que l'esprit de révolte ou le goût de -l'indépendance poussent à s'évader de la règle ou à rompre la solidité -de l'armature sociale! Tel que GÅ“the, à des désordres il préférerait un -crime. - -C'est ainsi qu'il fit comparaître devant son tribunal, en qualité -de schismatiques, doña Sol et Marie de Neubourg, et qu'il requit -contre Pauline, l'admirable Pauline de _Polyeucte_, comme entachée de -romantisme. Que les rigueurs de cette juridiction impitoyable nous -semblèrent tristes, parfois! A l'égard de Baudelaire, encore, notre -pitié ne s'émeut pas trop: il commit, d'autre part, assez de péchés pour -mériter de menus désagréments. Mais l'abbé Jérôme Coignard poursuivi -pour vagabondage, voilà qui alarme notre sentiment de la gratitude! -Tenez pour certain que nous apercevrons sur le banc, un de ces jours, -M. J.-K. Huysmans, prévenu d'avoir cherché, aux matines du cloître, -des jouissances équivoques. Et ce moine étrange, qui laisse émerger -des poches de sa robe de bure des épreuves d'imprimerie, ne sera pas -épargné... - - * - * * - -On peut détester M. Brunetière,--la haine d'ailleurs n'est point -un si banal hommage!--trouver son joug insupportable, sa tyrannie -impertinente: il ne saurait laisser indifférent. Il est une force, et -la force aussi est une grâce chez un homme. Néanmoins ce virtuose qui -soulève, sans apparent effort, des paradoxes considérables, laisse au -lecteur subjugué une sorte d'inquiétude. Son prosélytisme est-il l'acte -de foi d'un croyant ou le scrupule d'un directeur de conscience soucieux -de ses responsabilités, qui se propose d'assurer, par une obligeante -tutelle, notre bonheur, sans nous mettre dans la confidence de sa -politique? - -On conçoit que sa nature l'ait porté spontanément vers l'aigle de Meaux. -Comme Bossuet avait offert le concours de Dieu à la monarchie absolue, -son historiographe apporta l'appoint de la critique évolutive à la -Providence. En cette conjoncture, M. Ferdinand Brunetière fut mieux -qu'un éloquent moraliste: un habile tacticien. J'imagine toutefois que -les succès d'Académie ne doivent pas apaiser sa fougue. C'est dans -les luttes violentes du Parlement qu'on souhaiterait le voir dépenser -son exubérance oratoire, ses vigoureux syllogismes et sa dialectique -impérieuse. Si ceux de ses pairs qui tournent aujourd'hui leurs -curiosités vers la chose publique semblent avoir des tempéraments de -sénateurs, c'est à la chambre des députés qu'on aperçoit d'abord M. -Ferdinand Brunetière, comme à sa vraie position de combat. - - - - -HENRI LAVEDAN - - -DE tous les écrivains que la grâce de Paris a touchés, M. Henri Lavedan -est le seul qui ne soit pas un sceptique. Examinez-le dans la rue, -tandis qu'il raconte à quelque ami une anecdote édifiante et scabreuse: -c'est toute une comédie. Il la joue et il la mime avec un entrain -surprenant. Le scénario posé, l'action se hâte vers le dénouement; et -à travers le récit passent des silhouettes de snobs et de viveurs: on -saisit une grimace furtive, une remarque d'une savoureuse drôlerie. La -figure pétillante de malice, le narrateur invoque le témoignage du juge -improvisé, le presse de goûter la joyeuse amertume de l'histoire. Mais -bientôt les feux de la rampe s'éteignent. Le visage de M. Henri Lavedan -prend une expression recueillie et presque confidentielle. Alors de -l'épisode qu'il vient de conter--contribution inédite à _la Haute_ ou à -_Leur Beau Physique_--il détache avec précaution un trait de muflisme -innocent, de vanité ingénue, de cordiale sottise, qu'il vous présente -du bout des doigts en amateur, avec une joie triomphante et une légère -consternation. - - * - * * - -L'Å“uvre entière de M. Henri Lavedan révèle cette inquiétude. Derrière -ses fantaisies les plus débridées on devine, dans la coulisse, un -régisseur attentif qui dirige la mise en scène, règle les entrées et -vient saluer au dénouement: c'est le moraliste. On ne consentit point -toujours à l'apercevoir, et lui-même sembla parfois garder son programme -dans sa poche. C'est que les moralistes ne cherchent plus à s'afficher. -Jadis ils officiaient avec apparat. Le siècle leur accordait de la -faveur; ils étaient d'accord avec l'État. En surveillant d'un regard -ironique les jeux des passions, ces dignitaires de la pensée gardaient -par devers eux des secrets importants, comme font les ministres. Leur -raison sûre de soi se plaisait à resserrer les forces contrariées de -la nature en des formules élégantes, comme les ingénieurs des ponts et -chaussées maintiennent le cours d'une rivière entre les maçonneries des -quais. Et les initiés souriaient avec orgueil à ces jolis travaux d'art. - -Aujourd'hui l'État ignore les moralistes; les philosophes les chicanent; -le peuple ne subit pas leur prestige. Le noble privilège dont ils -étaient revêtus est devenu une tâche ingrate. Pour avoir quelque chance -d'être entendus, il leur faut renoncer les signes extérieurs de leur -dignité. Aussi apportent-ils autant de soin à se travestir sous des -vêtements modestes que leurs prédécesseurs montraient de morgue à se -parer de leurs titres. On ne distingue plus guère que M. Paul Desjardins -qui se hasarde encore à dire le bien avec effronterie. Les autres -moralisent avec précaution et, pour ainsi parler, en s'excusant. Au lieu -de proposer une sagesse comminatoire, ils s'emploient à retenir les -libertins, surpris et apprivoisés par des propos fraternels. - -La conscience avec laquelle, en leur apostolat utilitaire, ils adoptent -les manières et le ton des épicuriens donna souvent le change, même aux -personnes les plus recommandables. Néanmoins un avertissement détourné, -une menace sournoise, démasquent bientôt, jusque dans le tapage des -petites fêtes, ces faux compagnons de l'armée de la noce, solides à leur -poste, appliqués à leur besogne et amenant à résipiscence un clubman -fatigué: ainsi les anciens sergents de recrutement enrôlaient, la -bouteille en main, les mauvais sujets dans les contrôles du Roy. - -Ce genre de propagande est périlleux. Car le consommateur qui ne -contracte point d'engagement a fait un pas de plus dans le chemin de -l'ivrognerie. Ah! c'est un métier difficile que le métier du moraliste! -Sa tâche était aisée quand la Vérité sortait sans façon, à la première -requête, de son puits, reconnue aussitôt et traitée avec égards par -tout le monde, en un mot très _incessu patuit_, comme parle Huguenet -dans _Georgette Lemeunier_. A présent il faut la dévoiler avec prudence -tandis qu'elle se lève, fardée et demi-nue, d'un cocktail-champagne... -Ce délicat sacerdoce n'exige pas seulement un esprit fécond en -ressources et bien armé, mais encore un estomac à toute épreuve et aussi -une rare prudence. Il arrive, en effet, que la peinture la plus vive -des inconvénients, et je dirai des dangers du vice, flatte ceux qu'elle -voudrait indigner. La malice des pécheurs est si subtile que certains -éprouvent aux plus énergiques flagellations les joies hypocrites du -petit Jean-Jacques fouetté par sa gouvernante. - - * - * * - -M. Henri Lavedan épargne à sa clientèle de semblables surprises. Ce -moraliste très ferme ne se laisse pas longtemps oublier. Alors qu'il -paraît suivre avec complaisance les instincts qui folâtrent, sa volonté -vigilante les rappelle par des détours hardis à un enseignement positif. -Dans les _Nocturnes_ les plus montés de ton, on s'étonne parfois -d'entendre un mot grave qui tombe sur le marbre d'un bar avec un bruit -clair de sain métal. Et, tout le long de ses fantaisies outrancières, il -y a des haltes dans l'honnêteté qui ressemblent à des reposoirs. - -Au début de sa carrière, il avait cru pouvoir se mettre en règle -avec sa mission providentielle en écrivant allègrement des idylles -bourgeoises où il avouait ses préférences, sans laisser au lecteur la -tâche de les découvrir. Et j'apprécie autant que quiconque les délicieux -petits romans où l'auteur d'_Une Cour_ fait fête à la candeur, exalte le -décorum et habille la vertu d'ajustements avantageux... Il comprit vite -que ces jolies pratiques d'un culte nonchalant, messes basses bonnes à -édifier des fidèles de tout repos, ne sauraient suffire aux exigences -complexes de l'évangélisation moderne. Et alors les gentils alléluias -du moraliste triomphant firent place aux âpres ironies du moraliste -militant. - -C'est dans ce dernier avatar qu'il décèle avec le plus de force ses -intentions. Il est remarquable, en effet, que les satires les plus -poivrées de M. Henri Lavedan ne sont pas seulement d'un excellent -moraliste, mais encore d'un moraliste orthodoxe. A l'outrance de ses -dialogues on reconnaît la frénésie et la dureté que montraient les -grands sermonnaires et qui faisaient dire au prince de Condé se rendant -au prône du P. Bourdaloue: «Allons entendre notre ennemi!» - - * - * * - -Lui non plus, M. Henri Lavedan ne ménage point ses ouailles. Pour les -créatures de son esprit, il est un père sans faiblesse. Et parfois, en -considérant les fantoches qu'il _tombe_ avec une verve intrépide, on -songe avec admiration: «Je ne les croyais pas si grands!» Cependant, -alors même que le psychologue du _Nouveau Jeu_ tire du cÅ“ur de ses -fêtards des richesses que ceux-ci peut-être ne soupçonnaient pas, il -use d'un artifice habituel aux prédicateurs sacrés: il les appelle en -témoignage contre eux-mêmes. «Que ne connaissons-nous mieux le péché -ou que n'en perdons-nous toute connaissance!» s'écrie Bourdaloue dans -son _Exhortation sur le jugement du peuple en faveur de Barrabas_. -Le confesseur de la _Haute_, au moins, ne nous laisse rien ignorer: -c'est déjà la moitié du salut. Et il ne lui suffit pas d'illustrer les -méditations spirituelles du célèbre jésuite par de vives peintures où -s'agitent «des hommes amateurs d'eux-mêmes» et de démontrer par de -copieux exemples «les artifices et les prestiges de la chair, adroite -à défendre ses intérêts»; il se propose, en outre, de faire sentir la -pauvreté des désirs, le peu de ressource qu'offre la vie à l'épicurien -le plus entreprenant. A côté des charmants héros de Capus, si ingénieux -à faire de la joie, si cordialement optimistes, pour avoir mesuré -avec prudence leur idéal aux moyens de la nature, les viveurs d'Henri -Lavedan s'étourdissent plutôt qu'ils ne s'amusent; il leur manque -quelque chose. «Ça ne biche pas!» dirait Bobette... Et n'est-ce point -là l'expression familière du pessimisme chrétien? La tragédie guette -sournoisement ces _Marionnettes_; et, dans les fantaisies légères du -moraliste des _Petites Fètes_, on croit surprendre l'écho lointain -des bonnes vieilles foudres divines qui grondent à la cantonade parmi -les oraisons des moralistes de la chaire. Les fêtards ne l'entendent -point toujours,--comme les Parisiens habitant sur le boulevard et qui -s'accoutumèrent au bruit des voitures. Toutefois, de loin en loin, -une oreille attentive le perçoit... C'est le clubman qui s'en va lire -l'_Imitation_ sur le Bosphore, «avant de tout lâcher». C'est le Vieux -Marcheur qui fait répéter le catéchisme à une petite pensionnaire -du docteur Charcot. Et quand Labosse, avant d'écrire son testament, -murmure: «Dieu n'est pas myope,» il semble que tout bas une voix timide -ajoute: «mes frères!»... - - * - * * - -Oh! je ne prétends point que ces honorables efforts désignent M. Henri -Lavedan pour la canonisation. Il lui manque certaines des vertus qui -ornent agréablement une âme pastorale. L'esprit avec lequel il répand -la bonne parole et qui éclate, pétille, fait sauter le mot comme un -bouchon de champagne, est un vin trop capiteux pour la messe d'un curé -de village. Mais un curé de village eût-il été de taille à remplir un -sacerdoce si redoutable? Ses catéchumènes l'auraient vite dévoré. - -Les Hébreux, paraît-il, avaient interdit à leurs filles d'écouter -Ézéchiel, parce que, dans son zèle pour le bien, ce prophète tenait -des propos inconvenants. Et certes, M. Henri Lavedan n'est point non -plus un prophète pour demoiselles. Il se plaît aux petits chemins et -s'amuse d'aventure à écrire le menaçant _Mane, thecel, pharès_, avec des -diamants de jolies pécheresses, sur des glaces de cabinet particulier. -Il est le dernier apôtre chez les Gentils. - -Cet apôtre «nouveau jeu» a une doctrine solide: sur les idées de -religion, de famille, de patrie, de devoir, il est inébranlable. Ses -moralités transposées indiquent que le mariage est une affaire sérieuse, -que l'existence manque de signification en soi et que la cohésion de -l'État garantit la vertu des pactes particuliers où s'alimente la vie -morale des citoyens. Son irrespect ne ménage ni le Sénat, ni la Chambre -des députés, ni le gouvernement parlementaire, ni l'enseignement -laïque, ni le divorce, ni la bicyclette, ni la démocratie; il ne -craignit point de donner à l'honnête et sage _Marseillaise_ une allure -galante d'entremetteuse, berçant les transports équivoques d'un jeune -«progressiste» et d'une institutrice, dans un bal du 14 juillet. Il -désarme comme par enchantement devant les représentants du vieil ordre -social. Les magistrats qui dénouent les intrigues de M. et de Mme Paul -Costard ont une respectabilité sans défaillance; et, parmi les nombreux -ecclésiastiques qu'on rencontre dans l'Å“uvre d'Henri Lavedan, il n'en -est pas un dont l'attitude ne soit décente et le ton parfait. - - * - * * - -Les conservateurs de l'Académie ne s'y méprirent point. Sans doute Son -Éminence le cardinal Perraud baissa souvent les yeux en lisant, dans les -ouvrages de son jeune collègue, des commentaires imagés de ses sermons -sur les mÅ“urs d'une société athée, et M. le comte d'Haussonville -affermit parfois son monocle à contempler les arabesques que brode -l'étincelant humoriste sur le vieux thème familial et dynastique -dont l'étoffe remonte au moins au règne de Louis-Philippe. Mais ils -reconnurent vite un combattant de leur armée d'avant-garde, le seul -écrivain qui, en fixant le souvenir de Meilhac dans un admirable pastel, -put froisser avec grâce des chiffons de modiste sous la statue de -Descartes. - -Il existe, dit-on, un vieux chouan dont le loyalisme s'emploie à -rechercher les caricatures hostiles à la Restauration, non pour les -réunir mais pour les brûler. M. Henri Lavedan se proposa, à l'égard de -la troisième République, une tâche exactement opposée; peut-être même -ajouta-t-il des horreurs à la collection. Cependant son réquisitoire, -impitoyable pour notre «sale époque», reste bénin à l'endroit des -individus. En dépit de leur corruption et de leur frivolité, ces -victimes de l'anarchie sociale gardent une sorte d'innocence; et la -preuve, c'est que les seuls personnages qui dans les études légères -de M. Lavedan s'expriment avec quelque gravité sont les tailleurs -et les enfants. Au fond, ses explorateurs de la grande vie ont de -bons ports d'attache à de vieux foyers. Ils représentent la première -génération de la noce. On en connaît dont le valet de chambre s'appelle -Sulpice! Un fêtard dont le valet de chambre s'appelle Sulpice n'est pas -irrémédiablement perdu. Et le sénateur Labosse lui-même ne siège-t-il -pas au centre droit? - -Aussi bien n'est-on point surpris, quand on y songe, de rencontrer -l'historiographe du _Vieux Marcheur_ sur la route de Varennes. C'est -par antiphrase qu'il célèbre le Nouveau Jeu. Son goût secret est pour -le passé; il aime ce qui fleure bon l'ancienne France dont il se plaît -à voir rayonner la grâce, l'harmonie et l'ordre sur des meubles du -dix-huitième... En réalité, M. Henri Lavedan a poursuivi avec ses armes -propres la campagne que son père, M. Léon Lavedan, mena en des revues -imposantes, avec un égal talent. Et j'imagine que plus tard, beaucoup -plus tard, quand le temps aura éteint l'éclat de ses palmes vertes, -s'il préside un jour la distribution des prix à l'école congréganiste -d'Orléans, sa harangue ravira d'aise l'évêque, le supérieur, les mères -et aussi les élèves, éblouis par le prestige de l'écrivain qui sait -parler si agréablement du ciel et si délicieusement de l'enfer,--de cet -enfer parisien dont il laissera de piquants croquis, peu propres, sans -doute, à décorer la chapelle d'une église, comme font les «Jugements -derniers» du moyen âge, mais exécutés à dessein, semble-t-il, pour -sanctifier le parloir de la maison de retraite religieuse fondée par le -Vieux Marcheur, «avec ascenseur, buvette et tous les adoucissements du -confort moderne.» - - - - -AURÉLIEN SCHOLL - - -LES personnes âgées parlent encore, non sans égards, du Scholl turbulent -et agressif qui, aux alentours de 1850, sautait dans la vie privée de -ses contemporains avec une espièglerie de page effronté et affichait -insolemment ses épigrammes sur le mur Guilloutet. Néanmoins le -journaliste que connut la génération actuelle, le Scholl apaisé de la -cinquantaine, devenu le prince de l'Écho, le maréchal de la Babiole, -le connétable de la Baliverne, offrait également une figure bien -caractéristique. La majesté ajoutait une ironie paradoxale et piquante -au personnage qui avait haussé la frivolité jusqu'à la maîtrise. - -On l'appelait le roi du Boulevard. Et cette royauté n'était point -illusoire. Elle comportait un territoire, un idiome et des sujets, venus -pour la plupart de Marseille, de Bordeaux ou de... Cologne, mais offrant -ces traits de nationalité communs: de la légèreté, du chic, des loisirs, -une gentille bravoure de luxe et des affaires d'argent embarrassées. La -poussière de Paris, qui flotte autour des maigres platanes accoutumés -à vivre sans humus, cette poussière illustre chargée de musc et de -nicotine et où traîne toujours un peu de vieille poudre, entretient -chez les boulevardiers une griserie légère. Dans ce pays chimérique, -chacun vit sur l'esprit comme sur la table des autres. Peut-être au -vingt-deuxième siècle un membre de l'Académie des sciences morales et -politiques, penché sur ce type disparu, n'examinera-t-il pas sans -quelque inquiétude le personnage satanique et puéril qui fut honoré -d'une malédiction de Dostoïewski. - -Cependant, au second examen, les boulevardiers confessent un autre -caractère. Ces bohèmes sont des hommes rangés, ces fantaisistes sont -ponctuels; ces libertins sont respectueux de la hiérarchie. Leur -existence, réglée avec méthode et dénuée d'imprévu, tourne autour -d'habitudes et de potins familiers,--comme celle de bureaucrates ou de -bourgeois de petite ville. S'ils ignorent où ils vont dans la vie, ils -savent où ils se rendent chaque jour. Ils sont exacts à leurs plaisirs, -tels des administrateurs à leurs affaires. On en vit qui grossirent, -maigrirent, grisonnèrent, blanchirent et noircirent de nouveau à la -même terrasse de restaurant, comme des factionnaires oubliés. Leur -loyalisme ferait l'admiration des familles régnantes et l'étonnement des -philosophes... - -Scholl était leur souverain: il conférait l'investiture aux hommes -spirituels, signait le passeport des bons mots qui courent la ville et -fixait les droits de propriété en matière de «nouvelles à la main». - - * - * * - -Chaque soir, à six heures, il arrivait à Tortoni, bourru et cordial, -l'Å“il embusqué sous le monocle, distribuant les poignées de main -comme des encouragements ou des récompenses. M. Percheron, le patron -de l'établissement, le saluait avec la gravité discrète d'un chef de -protocole. Et ne fut-il point le maître des cérémonies de l'ancien -Boulevard, ce liquoriste aristocrate et autoritaire dont on aperçoit -la silhouette derrière Aurélien Scholl, comme on distingue celle de -Sancho derrière don Quichotte ou celle de Coquelin cadet derrière le -marquis de Priola? M. Percheron avait, d'une certaine manière, une âme -de croyant. Il aimait mieux servir un verre de bière à un gentleman -authentique qu'une série de breuvages coûteux à des consommateurs -sans mandat. Il écoutait même avec un secret orgueil les récits du -grand chroniqueur racontant les dépenses qu'il avait faites la veille -dans un autre cabaret à la mode. Pour lui, la République incarnait le -triomphe du personnel des brasseries usurpant le pouvoir sur les maîtres -légitimes du pays: les clients qui savent payer un louis deux Å“ufs, une -côtelette et une vieille bouteille transportée avec précaution, comme -une convalescente, dans un panier d'osier. - -La foi de Scholl affichait moins de dogmatisme; elle n'était pas moins -sincère. Pendant dix ans il ne put prendre un rhume que ce ne fût en -se promenant avec le marquis de Massa ou avec le comte de Dion. Et ses -moindres gastralgies étaient signées Verdier. - -On ne découvrait pas sans surprise un brin de conscience et en quelque -sorte de probité scrupuleuse dans le souci qu'apportait le roi du -Boulevard à déjeuner chaque jour en compagnie de barons de la finance et -de princes exotiques. Mais la dissipation lui était une sorte de devoir -professionnel, comme l'impertinence et «l'affaire d'honneur». Le cabaret -à la mode n'était pas seulement son salon; c'était encore son cabinet de -travail. La chronique de Scholl, ça ne se fait pas à domicile, et l'on -en chercherait vainement la recette dans la _Cuisinière bourgeoise_: -c'est un petit plat de l'ancien Bignon. On ignore avec quoi c'est fait: -un rien d'aliment solide dissimulé en de mystérieux coulis, parmi des -sauces violentes et subtiles; mets épicé, pour des gens qui n'ont pas -faim. Les modes d'accommoder l'esprit purent changer; dédaigneux des -copieux ragoûts de la presse démocratique, le fondateur du _Nain Jaune_ -demeura le chroniqueur de Bignon. Ainsi l'illustre Joseph préféra manger -ses économies en préparant pour de rares connaisseurs une cuisine -artistique plutôt que d'écumer sans entrain, même au prix de cinquante -mille francs d'appointements, les pot-au-feu de M. Vanderbilt. - - * - * * - -En contemplant le maître des jolies frivolités qui portait sur un -corps robuste son nom pimpant et coquet, comme une aigrette, des gens -non avertis connurent parfois la surprise des admirateurs de Mme -Alboni, à l'égard de «l'éléphant qui avala un rossignol». La mise -en mouvement d'une machine énorme pour produire les délicieux riens -de l'article-Paris les étonnait comme s'ils eussent vu chauffer un -train pour porter un carton à chapeau. Ils ne se rendaient pas compte -que la parisine distillée par Scholl était le résidu de laborieuses -combustions; les étincelantes boutades qu'il laissait tomber sur la -nappe étaient secrètement préparées par des mets émoustillants et par -des crus vénérables. - -Chez Scholl, l'écrivain était, pour ainsi dire, le secrétaire du -viveur. Il se souvenait des improvisations du boulevardier et il les -notait posément, appuyé sur son bureau Louis-Philippe. C'est dans sa -garçonnière, ornée de meubles sages, qu'on pouvait entrevoir le fond de -sa sincérité lorsque, penché sur l'honnête acajou, après avoir remplacé -par des bésicles son sourd monocle, il limait ses jolies boutades. - -Peut-être, un de ces jours, dressera-t-on le bilan des mousquetaires de -la chronique qui, durant un quart de siècle, firent la parade pour les -Parisiens. Braves et étourdis, ils payaient esprit comptant; et leur -épée, comme leur plume, était toujours prête à la riposte. Cependant, -si l'on examine de près ces petits maîtres de la presse, on admire -les trésors de prudence que dissimulait leur désinvolture. En dépit -de leurs airs turbulents, ils étaient excellemment mesurés. C'est -Auguste Villemot, garde national déguisé en voltigeur, avec ses malices -prudentes de Censitaire, gardien jovial de la colonne de Juillet; c'est -Henri de Pène, homme du monde discret qui chiffonne des idées légères -sur un lieu commun, avec une grâce de modiste; c'est Léon Chapron, -moraliste dyspeptique expert à pomponner des truismes; c'est Claudin -surtout, le serf de la bohème dorée, qui, par déférence pour un idéal, -habita cinquante ans la même chambre d'hôtel garni... Tous ils expriment -avec crânerie des opinions reçues. Ces brillants cavaliers de guérillas -constituent la colonne volante des gens de bon sens, infanterie massive -qui monte la garde autour des préjugés. - -Scholl respecta la noblesse, les pouvoirs publics, l'argent et le -succès. Il ne se rallia à la République qu'après la chute du Maréchal, -et au naturalisme que le jour où le suffrage universel parut favorable à -cette découverte. L'oreille tendue aux bruits de la ville, il communiait -d'instinct avec les majorités. Mais Voltaire lui-même ne s'appuyait-il -pas sur le sens commun quand il égaya aux dépens de Leibnitz les -bourgeois éclairés qu'avait divertis _Candide_? - -L'esprit est conservateur: un rapide éclair dans un joyeux cliquetis de -lames suffit à sa brillante escrime. C'est l'ironie qui est anarchiste, -dont les virtuoses manient, avec des gestes soigneux, les stylets à -manches de velours... Scholl pose l'épigramme comme un coup de bouton; -et sa flamberge garde une pointe d'arrêt. - - * - * * - -La vieillesse lui réserva des amertumes. - -Sur le domaine où naguère son peuple défilait, il vit des passants au -visage anxieux se hâter comme s'ils avaient un but. Dans les journaux, -de jeunes hommes continuaient de réfléchir après qu'il eut enlevé -quelque position difficile avec une maëstria étincelante, par quelque -jolie boutade, à la française. Enfin Tortoni, à son tour, fut emporté. -Dès le lendemain de cet événement, l'état-major boulevardier, obéissant -à un secret mot d'ordre, se retrouva, fidèle à son poste, au café dit: -napolitain. Mais ce n'était plus le glorieux établissement dont, l'été, -s'écartaient avec défiance, en traversant la chaussée, les Parisiens -inquiets, et où M. Percheron lui-même inspectait d'un Å“il sévère -l'intrus dénué de parrains ou de références. Dans le nouveau cénacle, -des profanes pénétraient ingénument, pour boire. Et parmi ce désordre et -cette confusion, les vieux Tortonistes ressemblaient à des émigrés. - -Un jour du printemps 1903, je rencontrai, opulente et radieuse sous son -ombrelle claire, Hélène, l'honnête et dévouée gouvernante du brillant -écrivain. - ---Nous voulions nous installer chez nous, me dit-elle, mais monsieur -Scholl veut nous garder. Du reste, je suis très heureuse: il vient de -faire donner les palmes académiques à mon mari... - - -Hélène et M. Midelair étaient depuis longtemps associés à la vie du -maître. Elle connaissait sa cave, sa bibliothèque, ses manies et ses -dossiers. Il lui donnait, chaque matin, la leçon d'épée. Scholl les -maria ensemble. Aucun spectacle ne fut plus poignant que l'effort -obscur, mais obstiné, du vieux chroniqueur vers la famille; une -existence de représentation n'était point parvenue à combler la solitude -morale de sa vie, organisée par un égoïsme sévère en vue des joies -positives de l'amour-propre et de la gastronomie. Du moins il entendit -«plastronner» jusqu'au bout. Il accueillit la rencontre avec la mort -comme son dernier duel, ornant son esprit pour l'aventure suprême: après -avoir rédigé son testament, il s'installa devant l'ancien guéridon de -Tortoni, dont M. Percheron lui avait fait présent (quelle relique pour -Carnavalet!),--et il prit son absinthe... - -Les épicuriens de la décadence romaine montrent souvent cette qualité de -bravoure galante. Mais je trouve une beauté particulièrement émouvante -au trait noté par les reporters: «C'est M. Midelair, le maître d'armes -du Cercle de l'escrime, qui plaça sur la poitrine de M. Scholl un -crucifix et sur sa table de nuit de l'eau bénite et une branche de buis.» - - - - -HENRI ROCHEFORT - - -IL serait injuste de ne voir en M. Henri Rochefort qu'un écrivain de -beaucoup d'esprit. Ce chroniqueur, qui fut condamné à mort pour raison -d'État, est mieux ou pire qu'un dilettante. Les gens de lettres n'ont -point coutume d'inscrire leurs bons mots dans l'histoire de France: -leur sagesse ingénieuse s'insinue vers ses fins par des voies plus -détournées; elle agit sur les mÅ“urs d'une façon moins immédiate. -Parti du café de Madrid pour aller siéger au gouvernement de la Défense -nationale, M. Henri Rochefort sortit de l'hôtel de ville pour se rendre -au bagne, d'où il revint en triomphateur. Il fut l'ami de Mme Doche et -de Louise Michel, le collaborateur de Lambert Thiboust et de Delescluze; -il découvrit Léonide Leblanc quand elle ne mangeait que des pommes de -terre frites, et M. Lavy quand il ne songeait pas encore aux spooms à la -Lucullus. Gustave Flourens se fit son prophète; Morny tenta, en vain, de -se le faire présenter; Victor Hugo en raffola. - -Sa vie est pittoresque et tourmentée comme sa silhouette. - -Pour comprendre cet insurgé badin, ce boulevardier héroïque qui rallie -les masses à son toupet célèbre, comme à un panache blanc, il faut -avoir senti battre le pouls de la foule un jour où, comme on dit, elle -«manifeste». Elle est légère et redoutable, et sa gouaille est toujours -près d'un éclat; même dans sa nonchalance, elle communique une petite -sensation de danger. Partout ailleurs le peuple se soulève pour des -intérêts; seul, le peuple parisien est capable d'un coup de tête pour -une idée, pour un caprice, pour un rien. Une émeute eût-elle jamais -mijoté chez nous, ainsi qu'il arriva dans la capitale belge en 1848, à -une représentation de la _Muette de Portici_? - -Chef brillant aux nerfs impressionnables, M. Henri Rochefort est bien -le directeur spirituel de Paris. Le feu follet de son esprit, qui -pétille et qui brûle, contribue au rayonnement de la ville-lumière. -Et sa souveraineté n'est point nominale ou bornée aux limites d'une -circonscription. Née au boulevard, elle s'arrondit peu à peu; il y -agrégea successivement Belleville, Charonne, Montmartre, le Croissant, -le faubourg Saint-Germain, le bois de Boulogne... - -Unis sous sa tutelle, ces quartiers s'accordent mutuellement un -fidèle appui. Le faubourg prête de la morgue à l'apôtre de Belleville -fouaillant l'égoïsme d'un parvenu; et, parfois, l'ancien habitué du -café des Variétés reparaît sous le citoyen de Charonne et fait surgir, -au détour d'une phrase où quelque gouvernant est traîné sur la claie, -l'image aimable de saint Agnan-Choler, soudain formidable, et dont les -gentilles malices prennent une portée inattendue; tels les fédérés de -1871 empruntèrent des armes au magasin d'accessoires de la Gaîté pour -combattre les troupes de Versailles... - -Les prévenances de vocabulaire par lesquelles M. Henri Rochefort honore, -avec une équité impartiale, les différentes subdivisions de son fief en -demandant à l'une son espièglerie, à l'autre son ardeur, à celle-ci sa -grâce, à celle-là sa violence, font songer à la courtoisie des anciens -monarques qui empruntaient leurs noms aux provinces, afin d'en orner -les princes de sang... Cet usage procure d'ailleurs de rares commodités -aux ennemis du Grand Électeur: s'ils sont domiciliés rue de Varennes, -ils le traitent de libertaire; s'ils demeurent près de la Sorbonne, ils -lui donnent du vaudevilliste; et s'ils campent sur le mont Aventin, ils -le rappellent à l'humilité du péché originel en lui disant, avec de -discrets reproches: «Monsieur le marquis!» - - * - * * - -Ainsi, depuis un tiers de siècle, ce prodigieux journaliste réussit -quotidiennement le miracle de satisfaire les duchesses et les cochers -de fiacre, les révoltés et les sceptiques. Sa gaîté meurtrière a des -intelligences dans la sensibilité des frêles patriciennes et sous les -rudes crânes des travailleurs. De part et d'autre on lui ouvre un large -crédit de tolérance. - -Lepelletier de Saint-Fargeau disait que, lorsqu'on a cinq cent mille -livres de rente, il faut être à Coblentz ou au sommet de la Montagne. -L'observation du gentilhomme conventionnel reste bonne, même si -le titre nobiliaire ne s'appuie pas sur des titres de rente. En -politique la distance à parcourir est plus courte de l'extrême-droite à -l'extrême-gauche que de l'extrême-droite au centre. Et c'est pourquoi -les belles lectrices de M. Henri Rochefort le trouvent moins éloigné -d'elles, au milieu des prolétaires, qu'il ne serait dans les rangs des -bourgeois. A lire ses proses virulentes, elles éprouvent l'espèce de -satisfaction que pouvaient ressentir les romaines de 1793 aux bordées de -l'Internonce à Paris, rédigeant, par égard pour les circonstances, ses -rapports dans la langue du père Duchêne. - -De leur côté, les lutteurs d'avant-garde, les nourrissons de la -Sociale, lui tolèrent des insolences qui, d'aventure, laissent percer -une certaine hauteur de «ci-devant». Ils ont un goût et, j'allais -dire, une faiblesse pour ce grand seigneur dont les dédains épousèrent -les rancunes du peuple. Que pouvait importer à un républicain de 68 -qu'aux jouissances du Lanternier acharné contre Napoléon III, se -mêlât l'obscur plaisir de venger, par surcroît, une arrière-cousine, -cette princesse de Rohan-Rochefort qui était fiancée au duc d'Enghien -quand le premier consul le fit fusiller? La foule marqua toujours une -prédilection pour les révoltés de bonne maison: peut-être les gens -de peu lui paraissent-ils être des mécontents à trop bon compte, et -qui n'ont point de mérite. Un brave automédon, dépliant le journal -de M. Henri Rochefort avec lenteur, comme un gourmet qui s'apprête -à savourer un fin repas, me dit un jour: «Voyons ce qu'Henri _leur_ -raconte aujourd'hui!» Et dans la familiarité il y avait sans doute une -satisfaction de partisan, mais aussi un secret orgueil de compagnon -flatté. - -Enfin les sceptiques seraient ingrats s'ils ne gardaient, à cet artiste, -de la gratitude. Ils se plaisent à voir traîner un gant blanc sur la -table où, au sortir des Premières, M. Rochefort rédige d'une plume -alerte ses vigoureuses diatribes. Les Å“uvres d'art, produits des fins -loisirs, et les injustices qu'engendre une société mauvaise font vibrer -également sa délicate sensibilité. Il entretient de jeunes peintres -et de vieux communards. Enfin la première fois qu'il risqua la police -correctionnelle, ce fut pour Donatello... Mais, surtout, il a abaissé le -taux de l'injure. En même temps qu'il familiarisait les femmes du monde -avec les gros mots, il initiait le populaire aux demi-mots. Imagine-t-on -les épithètes dont on rehausse nos controverses tombant à l'improviste -en des cervelles mal préparées de Norvégiens, de Suisses, d'Allemands ou -d'Anglais? Ce serait un beau tapage! Grâce au pamphlétaire, qui reste -un chroniqueur, le peuple le plus spirituel du monde connut le déchet -que laissent les adjectifs de polémiques; il apprit ce que les nasardes -ont d'opportun et, pour ainsi dire, de provisoire. Aujourd'hui, on ne -pardonne pas toujours à l'adversaire qui vous appela imbécile; on se -réconcilie volontiers avec celui qui vous traita de misérable. De cette -façon, la violence porte en soi son remède et guérit les blessures -qu'elle fait. - - * - * * - -L'accord de sympathies si hétérogènes n'en stimula pas moins, comme -un problème irritant, la sagacité des philosophes. Dans le paradoxe -d'une telle situation, ils s'entendirent pour admirer un prodige -d'équilibre ou un chef-d'Å“uvre d'artifice. Hypothèses téméraires, car -on ne soutient pas quarante ans un personnage composé; en une si longue -période, il arrive toujours une minute où l'acrobate se casse les reins. -Le cas est bien plus curieux, si l'on considère que M. Henri Rochefort -resta le même homme avec une parfaite aisance et une simplicité presque -candide, sans consentir le moindre sacrifice de soi. - -J'ai conservé dans ma mémoire la vision d'un charmant tableau -d'intérieur: M. Henri Rochefort dans son cabinet directorial, au moment -où il vient d'achever son article. Celui-là était intitulé: _l'Homme des -Champs_, et le héros rustique auquel le maître journaliste faisait les -honneurs du Premier-Paris n'était autre que M. Constans. Le rédacteur en -chef de l'_Intransigeant_ voulut bien, à ma prière, me faire connaître -la page encore fraîche où il paraphrasait les déclarations faites la -veille au bon Chincholle par le ministre de l'Intérieur, villégiaturant -en son château de Sembel; et l'on sait de reste comment, pour -Rochefort, M. Constans emploie ses loisirs. C'était d'un brio et d'une -impertinence inouïs: un petit chef-d'Å“uvre de férocité joyeuse. Et -tandis qu'il lisait ce morceau, s'esclaffant lui-même avec une bonhomie -sans prétention aux trouvailles de sa verve, je regardais ce visage, -populaire comme une affiche, où il y a un singulier mélange de passion, -de cruauté et de gaminerie. Les yeux clairs, qu'il levait quelquefois -par-dessus ses lunettes, étaient durs et froids, avec des reflets -d'acier; et quand il riait, sa bouche, qui découvre des dents serrées et -d'une blancheur éclatante, avait un modelé d'une douceur presque puérile. - -Cette persistante jeunesse est un phénomène surprenant. Peut-être M. -Henri Rochefort doit-il, dans une certaine mesure, au gouvernement de M. -Thiers la verdeur singulière qui lui conserva, devant les défaillances -des politiciens, une inaltérable faculté d'étonnement et une spontanéité -d'irritation toujours neuve. Si le petit Bourgeois, en l'expédiant -aux antipodes, ne s'inspira vraisemblablement d'aucune arrière-pensée -d'hygiène, il lui assura du moins, par cette cure violente, des vacances -profitables à sa santé intellectuelle. Notez que la halte se place juste -au milieu de sa carrière. Le repos forcé auquel l'ancien membre du -gouvernement provisoire fut condamné par les Conseils de guerre semble -avoir fixé l'âge où il se tint. Il n'a pas soixante-dix ans, comme le -prétendent les frivoles lexicographes: voilà trente ans qu'il en a -quarante. Les malveillants objecteraient qu'il en a plutôt vingt depuis -un demi siècle. Mais n'a-t-il pas écrit lui-même qu'en présence d'une -iniquité son âme redevient presque enfantine? - -Il y a en lui du gamin de Paris et du vieux français. Il est le fils -intellectuel d'un héritier de Voltaire qui aurait épousé une descendante -du duc de Beaufort, roi des Halles. Sa sympathie de démocrate a je -ne sais quel air de fraternité distante. Il ne se montre pas sur le -forum en sabots, à la manière des nobles républicains de 48, pressés -d'attester leur loyalisme. Aussi bien ses papiers ont-ils toujours le -même ragoût de trivialité et d'élégance. Ce libertaire déchaîné est -un sujet soumis et un serviteur respectueux de la grammaire. Il peut -faillir à la civilité puérile et honnête; jamais à la syntaxe. Sa langue -est polie et dépouillée, comme celle des écrivains du XVIIIe siècle. -Dans la guerre de classes où déjà l'on voit poindre les haches et les -massues, il garde son arme claire. - -N'est-ce point un piquant sujet de méditation que les ancêtres de M. -Henri Rochefort aient été les suzerains du pays où G. Sand vibra à tous -les frissons de la terre et du ciel, se donna à toutes les utopies? -Le rejeton des anciens seigneurs de Nohant est également imperméable -à la chimère et à la nature. Les systèmes dont la lourde armature -embarrasse et alourdit les mouvements de l'esprit; les constructions -arbitraires, toujours embrumées de rêverie allemande, qui ont besoin -de quelques nuages pour fondre les contours incertains de leurs -architectures et en compléter l'harmonie, inspirent des défiances à -sa raison agile. De même, il put traverser les paysages des tropiques -sans être touché de leur splendeur (je sais bien qu'il avait, à cette -époque, d'autres motifs d'émotion; cependant, les circonstances -tragiques de 1871 ne l'empêchèrent point de songer à Watteau, menacé -par les obus de Guillaume); enfin la vie anglaise, si intense, n'entama -point sa personnalité légère, brillante et fortement trempée. Et il -revint de Londres, comme il était revenu de Nouvelle-Calédonie, ainsi -qu'autrefois on sortait de la Bastille, avec belle humeur. - - * - * * - -Cette fougue juvénile et cette réserve un peu hautaine demeurent les -traits caractéristiques de sa physionomie. Il aime, comme un joli -divertissement, la faveur publique, et j'imagine qu'il éprouve du -plaisir à entendre, quand il passe, les badauds répéter: «C'est lui!» -Toutefois son inaptitude au respect le garantit contre les mauvaises -tentations de la popularité. - -Les politiciens ne savent point porter cette charmante parure. Elle -ne leur inspire pas seulement des troubles malsains, mais encore des -spéculations intéressées. A peine les électeurs témoignèrent-ils à leur -endroit de la complaisance, qu'ils gèrent ce caprice avec une sagesse -bourgeoise. Le premier souci des révolutionnaires arrivés est d'arrêter -les frais de la révolution. En chacun d'eux veille un satisfait, prêt à -dédaigner, pour un plat de lentilles servi dans la vaisselle de l'État, -les plus doux sourires de la gloire. Les postes officiels leur inspirent -des égards. Or on sait qu'actuellement le chef d'un cabinet n'offre -pas un portefeuille au collaborateur capable de le mieux servir, mais -au collègue qui serait susceptible de devenir gênant. Un ministère -est d'abord une somptueuse prison où l'on enferme, par précaution, un -adversaire éventuel... - -C'est la seule, qu'en sa vie accidentée, M. Henri Rochefort n'ait -pas connue. Quel otage, cependant, pour un gouvernement! Il préféra -demeurer le ministre _in partibus_ de l'opinion--de cette opinion que M. -Villemain, avec quelque pompe, nommait: la seconde conscience des hommes -d'État. - -C'est un beau rôle: il représente une fonction légitime et, pour ainsi -dire, organique, dans un pays de représentation. L'ambitieux qui compte -sur l'appui du peuple afin de parvenir est condamné à promettre: -c'est la loi et l'expiation des succès démocratiques. Les plus -sérieux: Gambetta, Ferry, le prudent Jules Simon lui-même, ne purent -s'y soustraire. Et ils firent, parfois, d'éclatantes pénitences... -L'Intransigeant n'en garde pas moins le droit de leur dire: «Si vos -promesses étaient irréalisables, il ne fallait pas les faire; si elles -étaient bonnes, tenez-les!» Il convient d'attribuer ce sens à la -remarque de Villemain; interprétée différemment, elle ne serait que de -M. Homais. - -Là est le secret de la vogue constante qui favorisa M. Henri Rochefort. -La popularité qui rappelle des services positifs est toujours révocable -et précaire; celle du célèbre journaliste évoque tout ce que les autres -n'ont pas fait. C'est pour cela qu'elle est énorme, irréductible, et, -en somme, édifiante. Lamartine siégeait au plafond; Rochefort est le -délégué des vieilles lunes, où vont les affiches d'antan. Et afin de -tenir dignement son emploi de trouble-fête sacré, dressant en face -des _beati possidentes_ le spectre des vieux programmes, point ne -lui fut utile de reculer peu à peu son poste de combat: pour être de -l'opposition, il lui suffit de rester à sa place. Ses alliés seraient -demain au pouvoir qu'il se trouverait, vis-à -vis d'eux, dans la même -situation: celle d'un créancier exigeant à l'égard de débiteurs -insolvables. - -Des moralistes lui reprochèrent de ne point observer avec assez de soin -le ton qui conviendrait à un apôtre parlant au nom de la misère et de la -vertu... Mais quoi? Shopenhauer lui-même, qui croyait également avoir -ses raisons de ne pas approuver la conduite du monde, jouait chaque -matin devant sa fenêtre un petit morceau de clarinette. Et, aux yeux du -philosophe, il s'agissait d'une bien autre aventure; ce n'était pas la -constitution nationale, c'était le Cosmos qui ne marchait point! - -On ne peut pas oublier que le député de 1871 joua de la clarinette, même -quand sa peau fut l'enjeu de ses calembours. Et cette gaminerie a tout -de même une gentille allure; on y retrouve encore l'âme de Gavroche, et -celle du marquis de Rochefort-Luçay. - - - - -ÉMILE OLLIVIER - - -LES personnages illustres offrent rarement une agréable surprise et -un motif nouveau d'enthousiasme au curieux qui les observe dans le -particulier. Pour ces êtres d'exception, l'homme privé ajoute peu à -l'homme public. Les uns ont une âme trop inégale à leur génie: ils -portent gauchement, comme une parure étrangère, une renommée dont -le sort, dirait-on, les gratifia par mégarde. L'indigence de leur -caractère les réduit au rôle d'éminents spécialistes. Les autres -ne disposent pas des ressources intellectuelles qui suffiraient à -leurs aspirations morales. Ces désaccords, choquants ou douloureux, -n'apparaissent pas en M. Émile Ollivier. Personne ne remplit avec tant -d'aisance l'idée qu'on se fait du grand homme. Chez lui, l'abondance -du cÅ“ur et la générosité du talent s'alimentent évidemment à la même -source. - -Les invités de M. Pingard n'ont pas perdu le souvenir de la séance -où, pour la première fois depuis 1870, M. Émile Ollivier parla dans -une cérémonie officielle. Son éloquence, contenue par trente-six -ans de silence, n'eut à s'élancer que vers la louange de la vertu. -Et le spectacle était poignant, de ce tribun enchaîné offrant à la -clientèle élégante de l'endroit, avec des gestes de sommation, les -beautés oratoires dont il se libérait. Mais, dans l'hôtel de la rue -Desbordes-Valmore, sa parole ample et mesurée au cadre d'une assemblée -inspire une admiration à laquelle s'ajoute un peu d'angoisse. - -C'est dans la petite maison de Passy, calme et garantie contre les -bruits du siècle, comme la retraite du sage, qu'il me fut permis -d'admirer de près l'ancien ministre de Napoléon III. Il avait réuni -quelques amis à déjeuner: un homme d'État considérable dans la -République et le chantre inspiré de Joyeuse et de Durandal, le vicomte -Henri de Bornier. A cette table il y avait un grand poète: M. Émile -Ollivier. Alors que le bon lyrique de _la Fille de Roland_ suivait sa -Muse vers les cimes, en soufflant un peu, et semblait goûter à terre -une quiétude d'alpiniste au repos, M. Émile Ollivier, magnifique sans -effort, trouvait sur les sommets son atmosphère naturelle. - -Il nous entretint, ce jour-là , de Guizot, dont il venait de découvrir la -correspondance adressée à Victor de Broglie. En une lettre mélancolique, -le philosophe confesse ses doléances d'homme d'action. «Il faut, dit-il, -que nous fassions, afin d'arriver jusqu'au public, comme le chat pour -passer sous les portes: se baisser et s'amincir, c'est la condition -_sine qua non_...» Cette pensée désolante exaltait M. Émile Ollivier -d'une généreuse indignation. Il voulut chercher le livre dans sa -bibliothèque et vérifier la phrase de «l'austère intrigant». - -Cette hauteur familière, cette sorte de candeur virile qui ne consent -point à composer avec la bassesse, montrent excellemment, sous son -aspect essentiel, l'historien de _l'Empire libéral_. Je le vois encore -qui, dans la pénombre de l'antichambre, encore obsédé par le souvenir de -Guizot, me contait que Lamartine, dont il était alors le secrétaire, le -présenta en 1845 au célèbre doctrinaire, comme un jeune homme ardent et -«très optimiste». M. Guizot l'accueillit avec bienveillance et laissa -tomber de sa triple cravate ces mots remarquables: - ---Vous avez raison, monsieur, d'être optimiste: les pessimistes sont des -spectateurs! - - * - * * - -Pensée profonde, que la vie de M. Émile Ollivier illustre -pathétiquement. Il ne faut pas médire de l'optimisme, sous le prétexte -que parfois il se donne les airs modestes d'un sentiment qui se contente -à peu de frais. Il est l'heureux mensonge qui secrètement conseille -l'audace aux gens d'action; il reste, en somme, le principal facteur des -conquêtes de l'humanité. Pour avoir négligé, penché sur les manuscrits -des Archives, le coup de soleil qui illumine les pages de Michelet, M. -Taine, incomparable essayiste, ne fut pas un historien complet. C'est -un phénomène notable que les grands mouvements populaires ont eu lieu -l'été. Ces belles imprudences que sont les révolutions réclament, en -effet, de leurs entrepreneurs une intrépidité d'esprit dont la nature -en fête cautionne et avalise, en quelque sorte, les promesses, avec -la bienveillance d'une complice. C'est en agitant une cocarde de -feuillage prise aux arbres du jardin que Camille Desmoulins, monté sur -une table du Palais-Royal, entraîne les citoyens à la Bastille. Et -nous avons entendu le vénérable M. Gallichet--l'un des héros des Trois -Glorieuses--rapporter de quelle façon, le 27 juillet 1830, ayant entendu -le roulement du tambour, il prit son fusil et, comme il faisait beau, -s'en alla gaillardement renverser une monarchie vieille de dix siècles. - -M. Émile Ollivier possède cette faculté merveilleuse qui, d'aventure, -soulève les montagnes. Et par sa confiance dans l'idée il paraît plus -proche, intellectuellement, de nos théoriciens d'avant-garde que des -hommes dont le hasard le fit le contemporain. Son père, Démosthène -Ollivier, était l'ami de Pierre Leroux; il prêcha comme une sorte de -croisade l'évangile socialiste; enfin il donna à son fils aîné le prénom -d'Aristide. M. Émile Ollivier, lui non plus, ne désespéra jamais de -la justice immanente. Parmi les portraits du maître, il en est un que -je trouve singulièrement révélateur: c'est la toile où Lévy-Dhurmer a -représenté l'homme d'État vieilli. La figure garde la même expression -inspirée et réfléchie qu'on remarque aux portraits du quadragénaire; -les favoris sages encadrent un visage passionné: cependant une mèche -rebelle, un peu chimérique peut-être, échappant enfin à une longue -discipline, se dresse au sommet du front dégarni. Et ce double aspect -d'un visionnaire et d'un juriste symbolise précisément le caractère du -fondateur de l'Empire libéral. - - * - * * - -On prétend d'ordinaire ne connaître que le premier: c'est juger -imparfaitement M. Émile Ollivier. Le politique qui tenta de réaliser -l'idéal avec prudence reste un peu l'apôtre qu'était son père,--mais -un apôtre surveillé et guidé par un homme d'affaires. Comme tous les -Méridionaux et comme presque tous les poètes, cet orateur à la parole -chantante possède un sens très fin de la réalité. - -Les gens du Midi jouissent d'un charmant privilège: même quand ils sont -transplantés, la chaleur emmagasinée en leurs veines par des générations -d'ancêtres et qui pour eux colore les choses ne les empêche pas de -mesurer avec exactitude le mirage. L'illusion est une force qu'ils -emploient avec adresse, comme les ingénieurs utilisent en énergie -motrice les beautés inutiles de la nature. Ils n'en sont jamais dupes. -N'est-il pas curieux qu'en 1863, lorsque les Comités polonais de Paris -se rendent auprès de M. Émile Ollivier afin de protester contre son -attitude, le chef de la délégation soit un honorable bijoutier, M. -Tirard, le futur président du Conseil de 1889? Ainsi l'utopie se trouva -incarnée en un négociant, tandis que le réalisme avait pour interprète -un poète... - -Au vrai, le sentimentalisme politique de M. Tirard n'était point -personnel à cet excellent homme; depuis la Restauration, il soutenait -les sympathies militantes des libéraux pour les peuples qu'opprimait la -Sainte-Alliance: l'Italie, la Pologne, l'Allemagne. L'Empereur lui-même -ne fut pas insensible à la suggestion. Et il n'est point téméraire de -prétendre que cet état d'esprit, en empêchant une entente avec le Tsar, -permit la guerre des duchés et, par voie de conséquence, la campagne de -1870. - -Mais en 1870 même, quand le ministre des Affaires étrangères déclare -l'incident prussien clos par la renonciation formelle du prince Charles -de Hohenzollern au trône d'Espagne, quel est le député qui s'institue le -porte-parole de l'opinion publique, déchaînée pour la guerre, et déclare -la dignité nationale mal défendue par le gouvernement? C'est M. Adolphe -Cochery... - - * - * * - -M. Émile Ollivier a évoqué, à propos de son accession au pouvoir, -l'entrée des musiciens de _Roméo_ qui, conviés au festin nuptial, -arrivent pour chanter les complaintes funèbres. Son existence, où la -tragédie a le premier rôle, est dominée par une fatalité ironique. -Pacifiste, il représente la guerre; la foule, qui a des nerfs et -des caprices de femme, trouva plus commode de se décharger de ses -responsabilités sur une victime expiatoire. Démocrate, il fait figure de -réactionnaire. Après avoir introduit la République dans l'Empire, il vit -les républicains qui le honnissaient en 1869 s'installer confortablement -dans son programme, puis les jacobins restaurer les méthodes du bas -Empire. - -Malgré les trahisons de la fortune et des hommes, la foi robuste de M. -Émile Ollivier ne fut pas entamée. - -Il ne consentit jamais à admettre que les belles idées pussent être -grosses de faits médiocres,--semblables à la princesse du conte -oriental, dont la bouche délicieuse vomit des bêtes dégoûtantes. -A quatre-vingts ans il est le même qui, jeune homme, jaloux de -concilier l'ordre avec la liberté, affrontait les démagogues des -Bouches-du-Rhône,--les Marseillais, sensibles à la caresse des phrases -harmonieuses et sentant leur vertu civique mal assurée devant tant -d'éloquence, lui criaient: «Taisez-vous!»--le même qui plus tard -entreprit de féconder par des rêves généreux les combinaisons politiques -du duc de Morny... - -Cet optimisme impénitent est un spectacle qui émeut: il faut qu'un cÅ“ur -soit d'une grande pureté pour qu'à cet âge, et après de telles épreuves, -l'illusion ne s'y fane point. Peut-être, d'ailleurs, M. Émile Ollivier -dut-il à l'injuste disgrâce qui l'écarta de la vie active, autant qu'à -sa grandeur d'âme, de conserver entières ses espérances. - -Quand il accepta des mains de l'Empereur le gouvernement, on appela -d'abord le cabinet du 2 janvier le «ministère des honnêtes gens». -Et sans doute le baptême n'impliquait aucune intention injurieuse à -l'adresse de M. Rouher dont la probité fut inattaquable, pas plus -que l'étiquette de «révolution du mépris» donnée au mouvement de 48 -ne marchandait l'estime due au roi Louis-Philippe. Mais le séduisant -paradoxe de l'Empire libéral donnait à la France un visage qui -paraissait convenir davantage à «la plus grande personne morale du -monde». Et elle ressemblait à la jeune Marianne comme une sÅ“ur, cette -étrangère, noblement parée d'idéologies, qui fit son entrée dans les -salons officiels en même temps que sainte Mousseline... - - -Nous avons vu la divorcée de César, libérée de son idéal, épaissie dans -les soins du ménage; et sa maturité sans grâce, égoïstement utilitaire, -semble digne encore de recueillir des hommages de jeunes ambitieux. Nous -ne concevons plus guère, toutefois, qu'elle puisse tourner les têtes... - -La République, hélas! devrait-elle rester une fiancée? M. Émile Ollivier -conserve l'avantage de la voir toujours à vingt ans. Il croit à la -fraternité, à la liberté, à l'égalité, de la façon qu'on y pouvait -croire quand on ignorait tout ce que contiennent ces mots magiques. -Et ainsi, d'une certaine manière, le premier ministre de 1870 apparaît -comme l'un de nos derniers républicains. - - - - -MAURICE DONNAY - - -ON éprouve une volupté inquiète et une délicieuse surprise à entendre, -au Théâtre-Français, les comédies de M. Maurice Donnay. Sur la scène -majestueuse où M. Édouard Pailleron exposait naguère de jolis bouquets -artificiels montés avec soin, voici de longues fleurs aux tiges encore -humides et dont les racines gardent un peu de terre. L'auteur les lia en -gerbe, à la façon des bouquetières du boulevard, d'une main nonchalante -et experte; elles répandent une subtile ivresse. Et cet art, sans -ordre apparent mais harmonieux, ne se contente point d'une admiration -paisible: il requiert encore le consentement de tout l'être. - -C'est pour cette raison que la divine Bartet, appréciant l'Å“uvre si -humaine qui s'appelle _l'Autre Danger_, put dire: - ---Cette pièce, on l'aime comme une personne! - - * - * * - -Il faut chercher là le secret du charme propre à M. Maurice Donnay: -parmi les poètes de l'amour, il est le plus voisin de la nature. La -jeune et exquise duchesse de Choiseul écrivait à Mme du Deffant: -«M. Walpole me parle toujours comme à une femme!» Tous les amoureux -qu'on rencontre dans les pièces de M. Maurice Donnay révèlent cette -secrète et hardie offensive; aucune amoureuse ne s'en étonne. Entre ces -adversaires mal armés, une force d'animalité rayonnante et toujours en -éveil négocie sans cesse, presque à l'insu des cÅ“urs. Tandis que les -lèvres prononcent des paroles impertinentes et frivoles, leurs corps, -indifférents à ces jolis concerts, concluent de sérieuses ententes. -Dans le merveilleux musée qu'est le répertoire de la Comédie-Française, -on admire d'incomparables portraits de femmes, frémissantes et -douloureuses. Mais ce sont des héroïnes. L'anathème chrétien qui -flétrit les faiblesses de la chair pèse sur elles. Pour Andromaque, -pour Bérénice et même pour Phèdre, l'âme reste la souveraine,--pauvre -souveraine qui ne gouverne pas toujours, mais du moins règne. Sous sa -tutelle précaire, les sens mènent un état de parents honteux, qu'on -n'avoue point. Et ces esclaves exigeants, mal résignés au silence, -peuvent gronder et cabaler en sourdine: si l'on pense toujours à eux, on -n'en parle jamais. - -M. Maurice Donnay restitua aux sens une situation honorable dans -l'amour; il reconnut leurs droits avec honnêteté. Quel autre écrivain -que l'auteur du _Torrent_ aurait eu l'audace--et le droit--d'évoquer les -«désillusions du corps»? Chez lui, l'âme semble être près de la peau, -au point de se confondre avec elle. C'est pourquoi les femmes qu'il a -créées sont peut-être plus femmes que les autres: Racine nous offrit -l'âme de Bérénice, Maurice Donnay nous a livré son parfum. - - * - * * - -Ainsi ce peintre si actuel et si aigu de la société contemporaine est -le dernier des païens. Grâce à sa magie, le Désir retrouve sa place -légitime parmi les lois augustes qui régissent le monde. Le peintre -Degas prétend que Jupiter se promène encore dans les rues, mais que nous -ne le reconnaissons point. M. Maurice Donnay, s'il croisait Vénus, ne -s'y tromperait pas. Aux Variétés, quand le ténor José Dupuis décernait à -cette déesse la pomme gagnée sur le mont Ida, elle était une étrangère: -à l'ancien Chat-Noir, durant un hiver, elle fut vraiment chez elle. Et -l'on eût sans surprise aperçu sa statuette, telle une madone familière, -au-dessus de la lanterne magique où les hommes passaient avec des -gestes brusques de pantins, comme des ombres néo-platoniciennes, tandis -qu'adossé au guignol le poète, en des hymnes caressants, chantait Éros -et les impudiques orchidées. - -C'est que Meilhac et Halévy furent, à la façon de M. Combes, bien -qu'avec une autre grâce tout de même, des spiritualistes sans le savoir. -Dès 1867, le jeune abbé Constantin suit d'un regard paternel les écarts -de la belle Hélène, qui accumule de somptueux éléments de pénitence. -La gouaillerie légère et sournoisement hostile de ces spirituels -voltairiens présente Aphrodite comme une divine cocodette. Ils sont des -profanes, et c'est pourquoi ils ne purent prétendre à s'élever jusqu'au -sacrilège. La dévotion de M. Maurice Donnay l'autorisait à se montrer -schismatique, et il le fut avec une grâce adorable. - -Aussi ne dit-il point la belle Hélène, mais la bonne Hélène. Jamais -Vénus ne reçut d'un fidèle un culte plus ingénieux et plus délicat. -C'est toujours la Vénus Victrix; et autour d'elle se pressent déjà -ces gentilles petites proies, faciles et résignées au sacrifice, -qui s'appellent Valentine Lambert, Claudine Rosay et Claire Jadain. -Néanmoins ce n'est plus la déesse gloutonne qui accueillait sans -discernement les hommages des hommes et par sa cordialité sans phrases -enjôlait le berger Pâris. - - _Et la troisième, la troisième, - La troisième ne dit rien. - Elle eut le prix tout de même: - Calchas... vous m'entendez bien!_ - -M. Maurice Donnay lui apprit à causer et à choisir. Afin de la rendre -plus séduisante encore, il la para de scrupules et l'arma de dédains. -Le Plaisir reste la loi suprême de ses abandons; mais il est devenu -plus circonspect et, si j'ose dire, plus dégoûté. «Lorsqu'une femme -aime, il y a autour d'elle une atmosphère qui la protège contre toutes -les tentatives, et en elle une force qui la protège contre toutes -les séductions.» N'est-ce point là une formule actuelle de la Pudeur -qu'agréerait la fille de Zeus et de Dioné? Le champagne «extra-dry» par -lequel le disciple respectueux remplace, dans ses offrandes, le sang -des génisses, anime d'une aimable ivresse l'auguste impassibilité de la -déesse, sereine comme le calme des mers. Et d'une divinité terrible il -fit une femme charmante. - - * - * * - -Il serait injuste de méconnaître la signification et la portée de -cette école qu'on pourrait appeler l'école de Montmartre. Ses plus -audacieux fantaisistes ne furent pas des sceptiques. A côté de Mac-Nab, -l'élégiaque rigolo qui transposa la _Chute des feuilles en Ballade des -Poèles Choubersky_ et devint poitrinaire, à la façon d'un garde national -de 1840, en lisant l'_Imitation_ dans une chambre sans feu, M. Maurice -Donnay fut un fataliste souriant, mais résolu. Et ce n'est point par -surprise ou par complaisance pour une verve turbulente et gamine que -dans le Voyage aux Enfers, où il guida Verlaine en des cycles inconnus -de Dante, le poète d'_Ailleurs_ raille avec un brio étincelant «Adolphe -ou le jeune homme triste»: - - _Il était pâle et maigrelet, - Ayant sucé le maigre lait - D'une nourrice pessimiste. - Et ce fut un jeune homme triste!_ - -Un instinct sûr lui révélait un ennemi dans le doctrinaire dédaigneux -qui compliqua des tourments de l'idée les tourments de la chair. Cette -maladie infiniment distinguée qu'on pourrait appeler l'_adolphisme_ lui -parut cacher une des plus graves atteintes de l'esprit à la majesté de -l'amour naturel. D'où vient que le petit roman de cent cinquante pages -écrit voici près d'un siècle exprime encore avec une acuité singulière -les inquiétudes de la sensibilité contemporaine? C'est que Benjamin -Constant y nota une des révolutions les plus profondes du sentiment: -l'intervention abusive de l'intelligence dans les affaires du cÅ“ur et -son indiscrète tyrannie. Peut-être, au fond, la crise de l'_adolphisme_ -réside-t-elle uniquement dans la différence d'âge du cerveau et du -cÅ“ur. Accorder un crédit d'influence anormal au spectateur qui, dans -chacun de nous, surveille l'acteur, c'est réserver à celui-ci une -situation misérable. - -En l'amant d'Ellénore, le témoin ingénieux à corrompre sa joie est un -juge morose; en l'amant de Claudine Rosay, ou d'Hélène, ou de Claire, -c'est un ami complaisant. L'émotion lui donne de l'esprit; mais -l'esprit, serviteur docile, avec des espiègleries et des impertinences -de jeune page, fait la police des préjugés et des rosseries. Aucune -arrière-pensée ne trouble la volupté tranquille et l'espèce d'ingénuité -passionnelle de ces séducteurs, qui regardent la Vie sans bouder. Ils -ignorent délicieusement la faute. - - * - * * - -M. Maurice Donnay présente une des physionomies les plus complexes de -la littérature moderne. Si on lui cherche vainement un ancêtre, on lui -découvrirait du moins des parents. Son âme, sensible à la beauté et qui -ne se refuse point, subit le charme de différents idéals. Plutôt que -de renier aucun dieu, elle les adorerait tous, à la condition qu'ils -ne fussent point sévères. Tour à tour païen et mystique, néo-grec -et néo-chrétien, cet Athénien à la ceinture lâche apprit, dans ses -vagabondages d'un ciel à l'autre, à fortifier la tolérance antique par -la miséricorde chrétienne. C'est aux accords de l'_Adeste fideles_, -réglé par le gentilhomme-cabaretier, qu'il dédiait à la reine de -l'Olympe les «pauvres petites femmes toutes couvertes de péchés» dont -parle saint Jérôme avec une tendresse farouche. - -Les libertaires le reconnaîtraient pour un des leurs: il donne toujours -raison à la Nature et guide l'humanité vers l'anarchie par des chemins -en fleurs, écartant avec bienveillance les obstacles artificiels des -conventions comme, d'une main gantée, les promeneurs abaissent les -buissons qui dissimulent un agréable paysage. Et ainsi son Å“uvre fait -songer à un évangile selon Kropotkine, relié en bleu tendre. Cependant -un moraliste de l'école le traiterait de même avec considération, pour -son souci d'établir le bilan des _douloureuses_... Ah! certes, une -pareille éthique est une caissière incertaine ou du moins distraite, -et il lui arrive de présenter à de maigres dîneurs de formidables -additions. Un expert méticuleux découvrirait des erreurs de calcul et -des virements suspects dans les inventaires où elle totalise la somme -des bonnes et des méchantes actions, jetant à l'idée de justice, comme -une aumône, un banquier véreux et qui néglige sa femme. Toutefois la -velléité est déjà méritoire, pour un épicurien, de tâcher à introduire -de l'ordre dans les passions humaines... Et M. Maurice Donnay ne serait -pas indifférent non plus à M. Jaurès, par ce sentimentalisme pitoyable -qui proclame les droits de chacun au plaisir, et rêve, si j'ose dire, la -socialisation du bonheur. M. Paul Bourget, de son côté, l'accueillerait -avec sympathie, car, s'il aime la joie, il ne méconnaît pas l'élégance -du sacrifice et il chérit la tradition pour la douceur et le capital -de poésie qu'elle renferme. Bérénice immole sa passion à l'Empire; -Bérénicette offre la sienne à la respectabilité. N'est-ce pas une des -plus jolies conquêtes de la bourgeoisie? - -Enfin il est évangélique, non seulement par cette «démangeaison de -donner des absolutions à tout venant» que reprochait le P. Rapin au -fils du duc de Longueville récemment entré au noviciat des Jésuites, -mais surtout par son impérieuse bonté. La bonté, qui est la moins -arrogante des vertus, paraît également la plus sensuelle, faite de -petits dons de soi, presque physiques et sans cesse renouvelés. Elle -reste la loi suprême de son génie aimable. Je me rappelle que, dans -l'orgueil de la trentaine--cet âge est sans pitié!--le futur auteur de -l'_Autre Danger_ m'avouait, en souriant, suivre parfois dans la rue -les femmes entre deux âges, afin de leur insinuer la pensée qu'elles -pouvaient encore plaire... Et par cette charité discrète M. Maurice -Donnay nous incline encore, en quelque manière, au souvenir de saint -Vincent de Paul. - - - - -LE PÈRE DIDON - - -J'IMAGINE que la mort du Révérend Père Didon éveilla dans l'esprit -de ses supérieurs un sentiment complexe où se mêlait à un regret -sincère une impression obscure de soulagement. C'est que ce beau -moine représentait un peu, aux chefs responsables de l'honneur de -la Communauté, ce qu'est, pour un époux, une femme brillante, -d'imagination vive et d'âme romanesque, et dont la vertu est une -victoire quotidienne. Ses succès dans le monde provoquaient à la fois de -la fierté et de l'inquiétude. Il avait eu avec la popularité des flirts -célèbres, dont il était sorti intact, pour la plus grande gloire de -l'Église. Mais son charme, comme sa faiblesse, était de paraître sans -cesse exposé à la chute. En le sentant si près du péché et cependant -fidèle, on éprouvait pour lui une affection attendrie, reconnaissante et -protectrice. - -Quand il prit un soupçon de ventre, les dignitaires de saint Dominique -connurent la joie trouble et secrète des maris dont la vigilance fut -constamment harcelée et tenue en éveil, en découvrant le premier cheveu -blanc sur le front d'une coquette séduisante. Cet avertissement est -pour eux une première victoire, le présage d'une fin prochaine des -hostilités. Ils se consolent de voir la séductrice moins belle en -songeant qu'elle sera plus à eux. Ainsi, quand l'ancien orateur de -Saint-Philippe du Roule, dont les phrases se heurtaient naguère, en des -envolées superbes et imprévoyantes, à tous les arceaux du temple, se -montra dans les rues, avec sa serviette d'hommes d'affaires à la main, -sage et circonspect en son allure, sous la décence de sa lévite noire, -comme un sociétaire de la Comédie qui se rend chez son agent de change, -on crut que le Révérend Père Didon s'était résigné à vieillir. Ses -cartes de visite portaient un titre rassurant: «Administrateur délégué -de la Société anonyme des établissements d'Arcueil.» C'était presque un -aveu d'abdication. Mais peut-on jamais s'estimer tranquille et garanti -contre les personnes qui connurent les tourments de la passion et ont le -goût de jouer avec le feu? - - * - * * - -A cinquante ans, après dix années de vie rangée en Corse, sous les -tamaris et les orangers du couvent de Corbara, quand tout le monde le -croyait assagi, le Père Didon risqua encore un coup de tête: il publia -un roman sur «Jésus». - -On raconte que Victor Cousin reçut un jour la visite d'un directeur -d'encyclopédie qui venait lui demander un article sur le Christ. Le -philosophe se récusa. Et l'imprésario évincé s'en allait, ennuyé, -lorsque Cousin, se penchant sur la rampe de l'escalier, lui cria: - ---Allez voir Lamartine; il brûle de se compromettre! - -Le Père Didon, qui aima toujours le danger, était incapable d'un -tel calcul. Il se compromit personnellement. Les neuf cents pages de -ses deux in-octavo ne nous révèlent rien sur le Fils de Dieu; par -contre, elles illuminent d'une lumière éclatante l'âme du prédicateur -éloigné de la chaire. On y trouve, avec moins d'amertume et plus de -candeur, les mélancolies passionnées et les nostalgies militantes que -décèlent certains mémoires de M. Jules Simon sur d'anciens collègues -de l'Institut. «Quand Jésus porta l'Évangile en Galilée,» écrit-il, -«sa renommée était éclatante.» Ailleurs: «On propageait la «gloire» de -Jésus, on préparait la «manifestation populaire qui allait éclater.» Et -encore: «Jésus se laisse «acclamer» par la foule et ses partisans... aux -applaudissements du peuple qui le traitait de Messie.» Puis, ce bouquet: -«Jésus est un homme de génie!» - -Singulières et troublantes obsessions chez un apôtre du verbe divin! -Mais l'Å“uvre du Père Didon contient aussi des plaidoyers détournés _pro -domo_: «Tout homme doué de quelque activité regarde le milieu humain où -il doit agir avec l'ambition d'y établir sa règle. Contenue et ordonnée, -une telle aspiration est légitime.» Et, à côté de cette revendication -timide, une apostrophe orgueilleuse qui a une allure de défi: «Quand un -homme, par l'initiative de son génie et de son aspiration, se conquiert -une autorité morale prépondérante, il inquiète toujours le pouvoir.» -Enfin, cette constatation désabusée: «Les hérodiens et les pharisiens -s'unirent pour perdre Jésus: la politique est pleine de ces alliances -criminelles...» - -Quel commentaire atteindrait à l'éloquence de ces lambeaux de phrases -rapprochés? Cette autobiographie à propos du Christ est proprement la -confession d'un Père du siècle... - - * - * * - -Lui aussi, quand il planait, de la chaire de la Trinité, sur la foule -de ses partisans, le Père Didon connut le succès. Il avait des coups de -manche hardis; ses cheveux drus s'arrangeaient docilement en tempête sur -son front, et son sourire d'apôtre applaudi négociait volontiers avec -les Gentils. Dans le masque éveillé et mobile, dont la ressemblance avec -celui de M. Coquelin aîné était frappante, son nez retroussé, qui devait -bientôt inquiéter l'Église, reniflait la popularité avec une volupté -suspecte. - -On assistait là à une reprise bien moderne de la scène de la Tentation. -Car, dans le public qui se pressait au-dessous de lui et commentait -des potins de cercle ou des bruits de coulisses en épluchant des -oranges, devant que les cierges ne fussent allumés, Satan prenait -les travestissements les plus hypocrites: il se dissimulait sous une -fourrure de grande dame ou derrière une voilette de demi-castor, -prenait l'aspect d'un sénateur israélite, d'un dramaturge fameux ou -d'un journaliste influent. Chacun le tentait avec un sourire, un -compliment ou un compte rendu. Et dans l'empressement assidu de ces -fidèles, on eût discerné la curiosité féroce de l'Anglais qui suivait -partout un dompteur, afin de se trouver là le jour où il serait dévoré. -Sombrerait-il, comme tel carme notoire, dans un pot-au-feu conjugal, ou -succomberait-il aux ruses savantes d'une Américaine collectionneuse? -Suivrait-il sans défiance un philosophe au fond de ses sophismes -captieux, ou prêterait-il une oreille complaisante aux propos d'un -reporter lui offrant les royaumes du monde? - -Le Père Didon semblait d'autant plus désarmé contre la tentation qu'il -aimait davantage la vie. Il ne goûtait pas seulement les agréments -de la faveur populaire: il estimait aussi les Ponts et Chaussées, le -Progrès, l'Athlétisme et les Pouvoirs établis. Il rêvait de faire -sourire la «vallée de larmes», de rendre la terre habitable et -hygiénique, de conduire vers Dieu, à la place des dévots ankylosés par -de longs agenouillements dans la pénombre des chapelles, des promotions -d'anges vigoureux et capables «d'abattre» leur paradis en trois coups -d'ailes... Est-ce que, dans un banquet, il ne remercia point M. -Casimir-Perier d'avoir apporté à la jeunesse contemporaine «l'autorité -d'un haut exemple sportif»? Il lui paraissait anormal que, dans le -perfectionnement de la voirie, la vieille voie du salut, semée par -les anciens religieux d'embûches méritoires, demeurât seule négligée. -C'est tout juste s'il ne réclamait point qu'on la «macadamisât». Et les -scrupules de la respectabilité bourgeoise ne le laissaient pas froid. -En sa déférence pour les hiérarchies humaines, il voulut assigner du -moins à Marie-Madeleine une place distinguée dans la galanterie de son -époque. La fille à soldats, qui débauchait les centurions de Pontius, -devint ainsi, sous sa plume, une sorte de Dame aux Camélias avant la -lettre: «Madeleine vivait mal dans sa condition, dit-il, et avait des -privautés illicites, mais elle n'était pas publique... C'était une des -plus signalées dames de la province.» - - _La vie est-elle une chose - Grave et réelle à ce point?_ - - * - * * - -Ce zèle temporel inspirait aux chrétiens le vague soupçon que le Père -ne considérât point suffisamment le passage sur la terre comme un -séjour d'épreuves. On se rappelle cet étonnant roi de Naples qui se -résigna, vingt ans de suite, aux ennuis et à l'inconfort de la vie -d'hôtel, à Paris, afin de rester, aux yeux de l'univers, un monarque en -villégiature, ignorant les remaniements géographiques opérés par les -soldats de Victor-Emmanuel. Le célèbre dominicain ne donnait pas assez -l'impression de se considérer ici-bas comme un exilé dans «une autre -patrie»... - -La mort, qui clôt le long drame de conscience dont cette âme de moine -fut le théâtre, restitue définitivement à l'Église la figure passionnée -dont on ne put jamais dire avec sécurité si elle appartiendrait en -fin de compte à Dieu ou au diable. Mais la gloire du Père Didon fut -peut-être d'avoir été tenté plus fortement qu'aucun autre prêtre. -Des femmes impeccables, et qu'on entoure d'une vénération légitime, -emportent parfois dans la tombe le secret d'un adultère blanc. Et ce ne -sont pas les moins méritantes. - - - - -M. RANC - - -ON distingue à chaque époque un homme qui incarne le régime et dont -le visage groupe les traits de caractère épars sur des centaines de -figures. L'emploi est tenu aujourd'hui, avec une autorité singulière, -par M. Ranc. Il est plus qu'un personnage influent dans l'État: il est -un symbole. Cependant, si le Ranc fabuleux est instructif, à la façon -d'un précis d'histoire, comme un Rabier merveilleux, un de Sal poussé -au type, le Ranc secret et réservé offre des joies savoureuses au -psychologue. Sur le masque du premier, qui paraît de loin un peu gros -et rébarbatif, le second révèle des nuances délicates de physionomie, -découvre des méplats cordialement rubiconds, des coins de bonhomie mal -surveillés, j'oserais presque dire: des restes imprévus d'innocence. -Et ainsi, de la terrible Éminence grise préparant dans le mystère de -l'office les plats que les ministres servent ensuite à la tribune, cuits -à point et parés de jurisprudence, se dégage une sorte de brave curé du -Beaujolais, bourru et serviable, mais ferme en son orthodoxie, un P. -Joseph peint par Frappa. - -Il a de la rondeur et du fanatisme. Parfois on le surprend qui fronce -le sourcil s'il dépiste, dans les manÅ“uvres du groupe, des fautes de -tactique ou, dans les propos des fidèles, des germes de schisme. Car il -a l'âme d'un sacerdotaire, scoliaste et exégète du _Syllabus_ jacobin; -il possède à un degré éminent l'esprit dogmatique et l'esprit de -couloir. Néanmoins le pilier de café atténue et égaye en lui le chef -de concile. Il se proclame volontiers un vieux Parisien. Sans doute le -parisianisme de M. Ranc n'est pas celui d'Alfred Capus ou de Grosclaude. -Les mystiques distinguent entre les saints qui ne sont pas du même ciel; -on rencontre pareillement des Parisiens qui n'appartiennent point au -même boulevard. M. Ranc ne consentit jamais à s'éloigner beaucoup de la -Bastille dont, enfant, il admirait une jolie reproduction en plâtre sur -la cheminée d'un ancien Conventionnel; il est un Parisien de la place -des Vosges. Toutefois Paris lui semble beau encore, de la terrasse d'une -brasserie avoisinant la rue de Richelieu, quand le soleil de juillet se -joue sur la gamme polychrome des curaçaos, des anisettes ou même des -chartreuses, et qu'un gros consommateur, assis devant un double bock, -s'abîme dans la lecture du _Radical_ ou de la _Petite République_. Son -cÅ“ur est caressé délicieusement par ce spectacle dont la gravité quasi -rituelle évoque dans l'esprit des libertins l'image bienveillante de -cet abbé de Voisenon, ami de Mme de Pompadour et membre de l'Académie -française, qui faisait lire son bréviaire par son valet de chambre. - - * - * * - -Un des traits caractéristiques de M. Ranc est de manquer prodigieusement -de scepticisme. Cela suffirait déjà à lui composer une figure originale. -Il est le seul républicain pour lequel les temps héroïques ne sont pas -clos. Lorsque Gambetta ferma officiellement le cycle, ce fut chez ses -compagnons de bataille un profond désarroi moral et un grand dérangement -d'habitudes. Les uns, comme Spuller, se résignèrent à désarmer. -Installé dans sa quiétude de néo-conservateur, le bon disciple inventa -«l'esprit nouveau»; il se permit même des escapades dans les archives -ecclésiastiques, et parfois, quand il était ministre des Affaires -Étrangères, il s'amusait à bouleverser sa gouvernante en lui annonçant, -au rôti, son projet de déclarer la guerre. Ces innocents plaisirs -attestaient une âme apaisée. Mais, tandis que Spuller, assouplissant son -dos de brave homme aux courbes engageantes des fauteuils sénatoriaux, -faisait des rêves athéniens, M. Ranc, rebelle aux conseils discrets -des capitonnages, se raidissait avec une pudeur farouche contre ces -dangereuses voluptés. - -Ce n'est pas sans raison que les membres de la Chambre haute ont -des sièges de tout repos, alors que les députés s'agitent sur des -banquettes. En aménageant ces stalles rembourrées dont les bras -retiennent les tuteurs du régime contre les surprises des élans -inconsidérés et les perfides retours des fougues juvéniles, l'architecte -des palais nationaux, interprète subtil de M. Wallon, entendit signifier -d'une manière sensible que les sénateurs sont voués à l'exercice des -vertus contemplatives, au rôle ingrat de la sagesse. Aujourd'hui ces -nuances constitutionnelles sont un peu brouillées dans les esprits. De -vénérables bedaines se trémoussent sur les sièges curules; au Luxembourg -régénéré, on aperçoit de petits pères conscrits... La turbulence de ces -augures allègres est indemne de toute suggestion héroïque. Au contraire, -la foi qui soutient l'ardeur de M. Ranc plonge ses racines en des -sentiments très anciens,--et d'avoir un passé elle reçoit une certaine -noblesse et un gentil air d'anachronisme... - -C'est pourquoi, lorsque les chevronnés de la démocratie militante -prirent leur retraite à Capoue, M. Ranc ne renonça à la lutte qu'en -apparence: mélancolique, il rangea, avec des soins pieux, le «spectre -noir», drapeau des vieux ralliements, comme les officiers en demi-solde -pliaient religieusement, au fond de leurs armoires, leurs uniformes -rapiécés et salis par la poudre. - - * - * * - -L'intelligence de M. Ranc souffre en effet de complications dont on ne -trouve pas communément la trace chez les membres de la majorité. Il -est blanquiste et balzacien. Voilà un singulier mélange! Le théoricien -du Trône et de l'Autel et le philosophe de «Ni Dieu ni Maître» ne -collaborent point d'ordinaire à la formation des hommes d'État. Le fait -est d'autant plus étrange que ni Balzac ni Blanqui ne sont des maîtres -bénévoles qui se contentent d'une admiration détachée ou d'une dévotion -du bout des lèvres. Le culte de ces génies impérieux implique toujours -un don de soi... - -Il y eut donc nécessairement des heures où, rougissant dans son -civisme, le disciple de l'Émeutier participa aux troubles du colonel -marquis de Montriveau pour la délicieuse duchesse de Langeais, qui -aggrava la morgue nobiliaire par la pénitence monacale; des minutes -où les vÅ“ux obscurs de sa sensibilité firent de lui le complice des -ambitions antidémocratiques d'un Rastignac ou d'un Nucingen. Ces choses -doivent être dites, dût l'indiscrétion compromettre l'éminent sénateur -auprès de M. Combes. - -Il faut noter néanmoins que, tout placés qu'ils soient aux deux points -extrêmes de la philosophie politique, Blanqui et Balzac ont quelque -parenté de tempérament. Pour ces grands autoritaires, la société où -fermente encore le levain de la Révolution offre une pâte souple entre -les doigts de l'ambitieux qui entreprend de la modeler selon ses -préférences. Envisagé sous son aspect historique, en témoin de son -époque, Balzac apparaît, d'une certaine manière, comme le liquidateur -des énergies de l'Empire. La _Comédie humaine_ n'est, en somme, que -l'épopée napoléonienne qui déborde dans les mÅ“urs. Les forces -déchaînées qui en 1815 devinrent sans emploi, se répandirent, tel un -fleuve barré, dans les marécages de la bourgeoisie libérale, peuplant -la rue de héros en disponibilité. Pour faire le siège d'un héritage -de vieux garçon, Philippe Bridau se rappelle les plans de bataille -des maréchaux légendaires... L'Empereur ne cessa jamais d'obséder -le romancier, qui le détestait. Dès 1795, transposant César en un -parfumeur, il dresse en face de Bonaparte l'image de Birotteau qui se -mesure du regard, sur les marches de Saint-Roch, avec le général de -Vendémiaire. Et chacun de ses hommes d'action, dont les convoitises -brutales se hâtent vers la réussite, médite pour son compte un petit 18 -Brumaire. - -Blanqui, lui aussi, est un lutteur acharné et positif qui ne méconnaît -point la nécessité du «coup de pouce» s'il s'agit d'accoucher les -événements. Parmi ses congénères, il est un visage original. Barbès, -chevalier de la Révolution, se fie un peu trop au seul idéal pour -faire triompher le droit divin du peuple. Raspail, droguiste inspiré, -occupe ses loisirs d'apôtre à découvrir la panacée universelle, dont il -préconise l'emploi en une sorte d'almanach Liégeois du parfait malade -démocrate: le camphre et la vertu républicaine. Ces candides prophètes -sont des dignitaires pour émeutes de gala, qui figurent avec honneur sur -des barricades décoratives, au milieu de la «sainte canaille»--clientèle -classique des poètes d'«Iambes», proie naturelle des alexandrins. Leurs -regards se perdent dans les nues. Aucune chimère n'obscurcit l'Å“il de -Blanqui: il se fixe sur l'obstacle. Le célèbre «emmuré» sait fleurir une -cellule, mais également préparer un souterrain. Il négocie, intrigue, -sape. Sur le concours que la Force offre à l'Idée, il professe à peu -près les sentiments d'un Rastignac, père spirituel du duc de Morny. -C'est un Ferragus pour le bon motif, qui commande à des _Dévorants_ -animés des plus pures intentions. Et n'est-il pas le seul politique de -son groupe? - - * - * * - -Quand on examine M. Ranc sous le _Laocoon_ du salon de la Paix, -ombrageux et confidentiel, l'Å“il embusqué derrière son binocle, -raffinant en compagnie d'un radical de marque les nuances qui séparent -M. Sarrien de M. Dujardin-Beaumetz, ou commentant la signification -machiavélique d'un geste anodin, ces remarques généalogiques prennent -une couleur et un relief singuliers. Visiblement, un demi-siècle -de négociations ne le libéra point des idéologues ténébreux dont, -adolescent, il reçut l'empreinte. Son imagination, fidèle au «beau -complot», fait à ses adversaires et à ses partisans l'hommage d'énergies -flatteuses et de savantes machinations. Il est le dernier Conspirateur. -Et ne réunit-il point les qualités essentielles du personnage? Il -professe l'horreur et le goût de la police; il fut, en un court espace -de temps, condamné à mort pour raison d'État et directeur de la sûreté -générale. Si les vanités du Pouvoir ne le tentent pas, c'est qu'il juge -utile de se tenir, dans la coulisse, à son poste de haute surveillance, -prodiguant les conseils en des articles instructifs à la fois par ce -qu'il y dit et par ce qu'il n'y dit point, et où l'on devine, à côté de -morceaux dont se régale la foule des démocrates, des couplets destinés -à être entendus seulement par les initiés. Ses propos sont gros de -sous-entendus, mais ses silences sont formidables. Et l'appartement -bourgeois et orné de glaces qu'il habite reste encore défendu, dit-on, -par un judas, contre les entreprises des visiteurs énigmatiques. - -Par là M. Ranc est une sorte de poète qui a son jardin secret. Il y -cultive, dans le regret des belles équipées et des cachots où l'on est -bien à vingt ans, des nostalgies de terroriste sentimental, des rêves -d'évasions ingénieuses, et cet optimisme sans quoi un homme politique ne -saurait être intolérant avec honneur. - -Il faut bien le reconnaître, la tolérance est moins souvent un don du -cÅ“ur qu'une réserve du scepticisme et une confession de la modestie: -c'est le fait du positiviste dont l'esprit demeure tributaire de -l'humble observation. Comment M. Ranc connaîtrait-il une telle -faiblesse, s'étant prémuni dès l'enfance contre les tentations du Doute? -Sa conception sociologique ne semble pas s'être modifiée sensiblement -depuis l'époque où, petit jacobin, sur la place publique de Poitiers, -il prêtait main-forte aux gamins de la Mutuelle en bataille avec les -ignorantins, sous le regard bienveillant d'un étrange ecclésiastique -tout parfumé d'un agréable déisme à la Robespierre, qui cachait sous -sa soutane des pistolets de conventionnel impénitent et dont la -sagesse lui murmurait à l'oreille: «Méfie-toi du prêtre, du juge et -du soldat!» A douze ans, M. Ranc était déjà un vieux républicain. Et -quand, à soixante-dix, il redemande les jolis refrains qui bercèrent -son jeune anticléricalisme, on songe involontairement au vieil abonné de -l'Opéra-Comique qui réclame la reprise du _Domino noir_. - -En vérité, je vous le dis, M. Ranc est un tendre: sa plume austère -de romancier, qui se promenait jadis avec de rudes caresses sur les -charmes d'une courtisane civique, se trempa plus tard avec émotion dans -l'encrier d'Eugène Manuel afin de défendre les ouvriers de _l'Assommoir_ -contre le pessimisme de M. Zola. Et ce plaidoyer jaloux en faveur du -peuple n'était pas un jeu de tacticien: car le rédacteur en chef du -_Radical_ exalte la sensibilité à l'égal de «la plus noble des passions» -et je suis convaincu qu'au fond de son cÅ“ur, en dépit des complaisances -auxquelles l'obligent le souci de la discipline et l'intérêt du parti, -il honore la vertu. - - * - * * - -Ainsi le Ranc secret et réservé garde, à l'endroit du Ranc -représentatif, le rôle de directeur de conscience et de chef occulte que -ce dernier tient à l'égard du _bloc_. Mais la combinaison ne déplaît -pas: on aime que la psychologie de ce conspirateur honoraire soit, si -j'ose dire, à double fond, et que le personnage, lui-même machiné, -entretienne avec des ombres de conjurés, en un recoin obscur de sa -conscience, des conciliabules clandestins. La condition de M. Ranc, -héros attardé en une société qui élimina définitivement le microbe -épique, est de garder une part d'inconnu. - -Ce phénomène de dédoublement, qui assure à des républicains de 1840, -voire de 1810, une influence posthume sur la majorité de 1904, peut -divertir comme un «beau cas» les amateurs de curiosités paradoxales; -je doute néanmoins que les philosophes en goûtent la saveur sans -arrière-pensée. Le spectacle des violences issues de l'esprit de -fraternité réveille toujours dans la mémoire le cri superbe échappé à -George Sand quand cette femme admirable, qui s'était donnée à l'idéal -de 48 avec la fougue de son tempérament et la générosité de son cÅ“ur, -écrivait à Pierre Leroux après le brutal réveil des journées de Juin, -comme une épouse déçue de son rêve orgueilleux et de ses illusions au -lendemain d'un mariage d'amour: «La République, hélas! ne serait-elle -donc qu'un parti?» - - - - -CHARLES BOCHER - - -A quatre-vingt-dix ans, M. Charles Bocher se cassa la jambe un soir -qu'il se rendait, en habit noir et en cravate blanche, à ses devoirs -mondains. Ce fut un événement qui émut le monde et la ville. Paris devra -tout de même à cette fracture, bientôt réduite, un bénéfice: M. Charles -Bocher employa les loisirs de la convalescence à rédiger ses Mémoires. -Et le témoignage de l'intrépide et charmant vieillard peut inspirer de -légitimes espérances. - - * - * * - -Les mémorialistes sont, d'ordinaire, des gens terribles et les auteurs -les plus sujets à caution; le moindre de leurs soucis est d'être -véridiques. Ceux-ci, comme Arsène Houssaye, ne disent pas tout, par -galanterie; ceux-là , comme Stendhal, en disent trop, par amour-propre. -Les uns, comme Marbot, transposent la vérité, par grandeur d'âme; les -autres, comme le prince de Bénévent, la maquillent, par impudence. En -chacun d'eux on devine la même préoccupation de négocier avec l'avenir -afin de défendre une attitude choisie, d'assurer l'existence posthume -d'une figure composée soigneusement. Ce sont des avocats ou des -diplomates qui plaident devant un jury ou qui rusent avec la postérité; -ils soutiennent une cause ou ils habillent un personnage. - -M. Charles Bocher écarte naturellement de notre pensée ce genre de -défiance. Il est mieux qu'un grand témoin: un bon témoin. Enfant, -il sauta sur les genoux du prince de Talleyrand qui le traitait -affectueusement de polisson, par égard pour sa famille, déjà -considérable. A la fin de la Restauration, il fut présenté, sur la -terrasse des Tuileries, à un promeneur mélancolique et de grandes -manières, qui était Barras. Il sait, pour y avoir fréquenté tout -petit, que la table de l'archichancelier Cambacérès fut longtemps la -meilleure de Paris. Et on ne lui en conterait point sur la frugalité -de Robespierre: au cabaret des «Frères provençaux», son oncle vit -souvent le conventionnel se remettre des fatigues de ses victimes; et -l'Incorruptible était gourmet. Introduit tout jeune dans les coulisses -de l'histoire, M. Charles Bocher se fit, là aussi, une situation de -vieil habitué. On songe, en le voyant, à ce spectateur dont M. Ludovic -Halévy traça une jolie silhouette, et qui regardait passer la Commune -derrière une fenêtre de l'Opéra. - - * - * * - -C'est en ce cadre de luxe que M. Charles Bocher choisit également -d'établir son centre d'observation. Les Parisiens et le protocole le -connaissent sous le nom de «doyen des abonnés». De cette qualité il -fit un titre et presque une fonction; au point que, s'il renonçait -d'aventure à ses chères habitudes, son départ dépasserait la portée d'un -désabonnement et prendrait la gravité d'une démission. A l'Académie -nationale de musique et de danse, il n'est pas seulement à sa place, -il est à son poste. Il semble qu'un sentiment obscur du devoir, -l'avertissement secret d'une consigne, le ramènent depuis soixante ans à -ce fauteuil où, dédaigneux des tentations faciles du plaisir, il défend -une tradition. - -Sans doute, l'Opéra compte encore de brillants abonnés; il n'en est -pas un pour lequel son privilège soit à ce point dénué de frivolité et -je dirai presque de sensualisme. M. Taine parlait avec admiration du -mathématicien Franz Weple qui, ayant vécu dans les abstractions, se -félicitait d'avoir pris l'existence par le côté poétique. De même, quand -on considère M. Charles Bocher dans l'exercice de sa tâche honorifique -et qu'en sa place coutumière on le regarde qui reçoit sur son beau crâne -poli les lamentations d'Éléazar ou les vocalises d'Ophélie, si bien -connues, on conjecture sans imprudence qu'un idéal soutient une fidélité -tellement ponctuelle. Il faut le dire: M. Charles Bocher est, d'une -certaine façon, un poète. Voici quelques années, pendant un déjeuner au -Bois qui réunissait des artistes, des écrivains et quelques ballerines, -une de ces demoiselles posa une couronne de fleurs sur le front de -l'aimable vétéran. Il voulut bien conserver quelques minutes ce fragile -trophée; et le tableau était joliment évocateur, car ce gentil hommage -réalisait par surcroît un symbole. - -Oui, M. Charles Bocher est un poète; il a fait de sa vie un -chef-d'Å“uvre de brillant artifice et de composition serrée. Et il -représente même une sorte de héros, le seul de nos contemporains, avec -M. Ranc, qui soit capable de soutenir cette lourde dignité par son -superbe et volontaire aveuglement, par la foi robuste qui dédaigne de -se laisser surprendre au spectacle des réalités occasionnelles ou de -plier aux mÅ“urs du temps sa conception personnelle de la vie. Un autre -familier de l'Opéra aurait-il seulement conçu le projet qu'exécuta -M. Charles Bocher dans sa lune de miel de jeune abonné lorsque, -ayant introduit le maréchal Bugeaud sur la scène, il fit manÅ“uvrer -le corps de ballet au commandement du vainqueur d'Isly? Ce fut une -soirée mémorable. Le vieux guerrier, confessant avec gentillesse son -inexpérience d'un terrain nouveau pour lui, adressait un salut cordial -au camarade qui si vite avait gagné ses grades dans la société. Ce -ton de confraternité entre deux hommes dont la carrière fut également -heureuse et l'avancement rapide, en des genres différents, implique -des idées catégoriques sur les rapports de la gloire et de l'argent, -de l'héroïsme et de la galanterie,--ces deux formes élégantes de -la dissipation; il révèle la puissance qu'était alors cette chose -mystérieuse: le Monde. - - * - * * - -Le monde fut l'idéal de M. Charles Bocher. Il crut à la société comme -M. Ranc au beau complot. Et le culte qu'il lui voua n'est pas seulement -l'effet d'une adhésion réfléchie à un mode de vie délicat et raffiné; -il représente un héritage. Le doyen des abonnés me conta jadis qu'aux -soirées du Directoire son père était recherché, pour l'agrément de -ses manières et de ses propos, par des «merveilleuses» qui écartaient -de leur groupe étroit le général Bonaparte, dans lequel elles ne -consentaient point à reconnaître un homme du monde. Et, quand il évoque -ses souvenirs d'adolescent admis à la table de Chateaubriand, il croit -devoir à la justice, en reconnaissant les mérites de l'écrivain, de -déclarer que celui-ci faisait mauvaise figure dans un salon. C'est une -des grâces de sa vieillesse légère d'avoir conservé intacte cette belle -sécurité sociale. - -Malheureusement, le monde n'existe plus. Il est mort le 24 février -1848; et M. Ledru-Rollin l'enterra. On ne s'en aperçut pas tout de -suite. Éliphas Lévi tomba un jour en arrêt devant un bourgeois qu'on -lui présentait. Et, comme le quidam paraissait surpris de l'insistance -avec laquelle le mage le dévisageait, celui-ci déclara simplement: -«C'est que, monsieur, vous êtes mort depuis plusieurs années!» Ainsi le -monde, après la proclamation du suffrage universel, continua de faire -les gestes de la vie et du divertissement. Néanmoins son âme s'était -envolée. La grosse voix du peuple, montant de la rue, couvrit les -paroles discrètes et les fines satires qui tombaient des lèvres d'une -grande dame lettrée ou d'un éminent doctrinaire. La turbulence même du -second Empire énerva trop les mÅ“urs pour respecter l'ordre symétrique -des fauteuils qui se faisaient cérémonieusement vis-à -vis dans le salon -d'une madame de Saint-Aulaire. Les Goncourt rapportent que, le jour -où ils publièrent leur premier roman, cette démarche initiale vers -la gloire fut entravée par une aventure imprévue: il leur arriva la -révolution de 48. Le même accident survint à Charles Bocher, qui aurait -eu aussi des raisons particulières de garder à la Providence rancune de -sa distraction; car l'émeute ruinait, avec beaucoup d'autres choses, -l'élégante fiction sur laquelle il avait installé le coquet édifice de -sa carrière. - - * - * * - -C'est pourquoi la constance à laquelle il dut de brillants succès -a la mélancolie d'un malentendu. En effet, tandis que M. Bocher -demeurait immuable en sa dévotion, tout évoluait autour de lui. Il -faut se rappeler l'époque où il accomplit ses premiers exploits. Sous -l'influence de la révolution de 1793, dont le travail se prolongeait -dans les mÅ“urs, la bourgeoisie et la noblesse venaient de se -rapprocher, la première contractant un mariage d'amour et la seconde -une alliance de raison. Un dieu orléaniste, favorable aux jeunes hommes -entreprenants, mais encore ami de l'ordre, protégeait l'organisation -libérale et prudente où les meilleurs esprits voyaient la mise au -point définitive des idées de 89. Au faîte rayonnaient les salons; -chacun d'eux avait un programme, une clientèle homogène, des fidèles -qui savaient s'ennuyer. De grandes dames conscientes de leurs devoirs -et soucieuses de leurs responsabilités devant l'Europe les gouvernaient -comme des ministères; elles y distribuaient les récompenses aux -plébéiens qui s'étaient signalés par leurs talents ou par leurs vertus. -L'opinion publique, divinité encore familière, prenait les visages d'une -centaine de personnages connus: les hommes distingués. - -Entre ces maisons illustres séparées par des frontières et jalousement -fermées aux bruits du dehors, un célibataire répandu et ami de -l'exploration avait un rôle intéressant à tenir,--celui d'un ambassadeur -officieux entre le monde et le siècle. M. Charles Bocher exerça avec -maîtrise cette charmante magistrature. Le potin de coulisse, l'écho du -boulevard, la boutade d'un bohème notoire, l'intrigue d'un politicien -non encore classé, prenaient dans sa bouche la tournure d'un aimable -scandale. Il était le lien entre le passé et le présent, entre les -Tuileries et les boudeurs, entre la Chaussée-d'Antin et le Faubourg, -entre l'ancien régime et le nouveau. Mais quand les vieux cadres -cédèrent à leur tour, quand les salons ouvrirent leurs fenêtres sur -la rue, sa charge de brillant intermédiaire devint une sinécure: il -fut le ministre honoraire d'une puissance disparue. Le relâchement des -habitudes dénatura même sa fonction jusqu'au contre-sens; il donna à ses -gentilles audaces un fonds de gravité inattendue; il alourdit le joli -paradoxe de son attitude et fit entrer ce volontaire d'avant-garde dans -le gros de l'armée des gens du monde... - - * - * * - -M. Charles Bocher ne se résigna jamais à accepter l'incorporation. Si -des signes évidents l'avertirent qu'il y avait quelque chose de changé -dans le monde, il ne consentit point à s'en apercevoir, ou, du moins, -il garda son secret. La marquise d'Espart prétendait qu'un jeune homme -ne doit rien avoir chez lui qui rappelle le ménage, doit être servi par -un vieux domestique et n'annoncer aucune prétention à la stabilité. Le -doyen des abonnés continue de défendre, avec une obstination touchante, -le fragile idéal auquel il ne craignit point de sacrifier son confort, -après lui avoir immolé l'espérance d'un foyer, et peut-être de réels -plaisirs. Jeune, il avait renoncé par scrupule professionnel aux -avantages que lui eût offerts un beau mariage, afin de sauvegarder sa -désinvolture de négociateur mondain et parce qu'un célibataire peut -fréquenter sans apparat et, pour ainsi dire, incognito les salles à -manger de tous les partis. Il ne voulut point que l'âge alourdît de -solennité sa garçonnière d'alerte vieillard, stratégiquement placée -entre le boulevard et les Tuileries, en face de l'hôtel où Talleyrand -reçut le Tsar. La clé sans cesse sur la porte invite les visiteurs à -entrer: c'est une danseuse qui ambitionne de l'avancement, un cuisinier -qui sollicite un mot d'introduction à la Cour de ***, un diplomate qui -apporte les souhaits d'une altesse étrangère, un vieil ami qui vient -jaboter sur Canrobert ou sur la Cherito. - -Mais à cet intérieur ouvert qui a des façons de campement libre, des -souvenirs de famille, des bibelots anciens donnent un décor de solide -bourgeoisie. C'est sur de vieux meubles que M. Charles Bocher écrit ses -notes frivoles, les lettres de recommandation où s'affirme sa facile -obligeance, et aussi peut-être l'orgueil d'être l'homme d'Europe qui -possède les relations les plus étendues: car il rejoint Louis XIV par -Cassini et Montmartre par M. Clemenceau... - -Je ne connais rien des Mémoires de cet homme aimable qui fut le filleul -de Charles X et faillit être le beau-frère de Napoléon III; cependant -je les devine et je suis sûr que Sainte-Beuve les eût aimés: ils -seront piquants et ils seront utiles. Aucun calcul politique, nulle -arrière-pensée de philosophie, n'en obscurciront le clair miroir. Et, -s'il arrive à l'auteur de pécher, ce ne sera que par respect: voilà une -originalité qui lui assure déjà une place à part entre les mémorialistes. - - - - -QUESNAY DE BEAUREPAIRE - - -QUESNAY DE BEAUREPAIRE est un des rares hommes de ce temps qui aient le -privilège de provoquer des jugements passionnés. Avec lui on ne conserve -aucune mesure: on le hait ou on le vante; son nom appelle l'injure ou -l'apologie, jamais l'indifférence. Les magistrats l'accusent de ne pas -avoir accueilli avec assez de sérénité sa rapide fortune; les hommes -de lettres lui reprochent de ne pas supporter avec assez de patience -la médiocrité de son génie. En dépit de ces faiblesses, M. Quesnay de -Beaurepaire reste une figure qui requiert l'attention. - -On rencontre dans le _Berger_ une phrase significative: «Aujourd'hui -les pâtres ne s'entr'aident plus, et les chiens ont perdu le goût de -combattre...» Cette remarque de Jules de Glouvet éclaire singulièrement -M. de Beaurepaire: il est le dernier chien de garde de la société. -Quand le monde va à la débandade et que les présidents flirtent avec -les loups, il continue sa garde. Il mord avec un semblable entrain les -ennemis qui rôdent autour du troupeau et les bonnes bêtes libérales -qui, comme la chèvre de M. Seguin, vagabondent au gré de leur humeur -romanesque. - -Aussi les gouvernements lui donnèrent-ils de beaux colliers... Mais ce -serait méconnaître la complexité de son caractère que de rabaisser son -ambition à une petite intrigue. - - * - * * - -Il y a, en effet, en M. de Beaurepaire deux hommes, dont il est amusant -de suivre, sous l'hypocrisie du masque, les réactions intimes, les -sourdes compétitions et les empiétements indiscrets: c'est le magistrat -et c'est l'homme de lettres,--acteurs impatients, cabalant sans cesse -pour la préséance, sous le regard du témoin réfléchi qui surveille leurs -manèges, règle leurs allures et tient la bride à leurs passions. - -Cette dualité, qui lui fit reprocher parfois de composer les -réquisitoires en romancier et les préfaces en juge d'instruction, -explique ses défiances à l'endroit de tous les novateurs, des utopistes -qui placent leurs doctrines explosibles dans les cerveaux simples, et -des anarchistes de la langue qui déposent leurs néologismes dans le -dictionnaire. C'est avec la même jalousie farouche qu'il défendit le -Sénat, l'Institut, la Constitution de 1875 et l'Idéalisme. - -L'Idéalisme ne prend pas d'ordinaire, pour s'affirmer, ces grands airs -de bataille. Il s'insinue avec plus de modestie dans les paysanneries -de George Sand ou dans les idylles de Bernardin de Saint-Pierre. La -bonne ménagère qui s'exaltait l'imagination en buvant des bols de lait, -et l'ingénieur sensible qui avait rapporté dans ses yeux les paysages -frissonnants de l'île Bourbon, aimaient la nature pour elle-même. -L'espèce d'ingénuité, l'abdication d'orgueil que comportent les -communions avec le grand Pan, étaient faciles à leurs doux génies: ils -n'avaient le souci ni de leur importance, ni de leurs responsabilités, -ni de leurs devoirs. - -C'est moins en poète qu'en propriétaire rural que M. de Glouvet traverse -la campagne. On ne découvre dans ses descriptions informées aucune de -ces trouvailles qui relient une couleur de paysage à une nuance d'âme -et qui inspirèrent à Amiel son mot fameux, si profond et si tendre: «Un -paysage est un état de l'âme.» Même sous la vareuse du chasseur il reste -le magistrat - - _Ambitieux de vaincre et non de discourir,_ - -qui tient l'idéal pour un jeu distingué de bonne société, un mensonge -officieux utile au maniement des peuples, et réserve le mal comme une -notion défendue au profane, un secret de classes privilégiées, qu'on se -chuchote, entre gens avertis, au fumoir, et qui défraie les confidences -des initiés... - -Aussi bien les héros de ses histoires champêtres sont-ils moins les -figurants dociles de son rêve que les comparses disciplinés, les témoins -d'office de son système. Les paysans appelés à comparoir dans ses livres -doivent, de gré ou de force, «avouer» leur poésie. Le moindre pastour -apporte son argument à la cause, avec la conscience qu'il sert l'État, -la République démocratique et morale à laquelle Montesquieu donna pour -fondement la vertu. Et il ne faut pas qu'ils bronchent: à défaut de -forestiers malléables et de bergers complaisants, ce spiritualiste -belliqueux ferait, entre deux gendarmes, déposer Atala et Virginie. -Peu s'en fallut qu'un jour il ne citât M. Émile Zola, pour injure à la -Bucolique, devant l'Institut érigé en Haute-Cour. - - * - * * - -Une telle variété d'aspects, une semblable mobilité d'allures, font -qu'on n'assujétirait ce visage remuant dans le cadre d'aucun groupe, -qu'on le rapporterait malaisément à un type professionnel. Il décèle en -même temps de la raideur, de la souplesse, du truquage et de l'autorité. -Derrière le profil agressif, au nez volontaire, le petit Å“il agile, -d'un bleu déteint, met une ruse de paysan madré. Sous la toque posée -cavalièrement, la bouche sinueuse et fine évoque ces vieux pastels de -procureurs, aux minces lèvres desquels voltige encore l'ironie mal fixée -par la poussière des siècles. On ne lui voit pas enfin ces favoris -majestueux que les magistrats jaloux d'un faste pacifique caressent -d'une main distraite en écoutant les détails d'un beau crime, ou -laissent indolemment traîner sur les paperasses quand ils consultent -leurs notes. Il arbora longtemps sur chacune de ses joues maigres de -courtes pattes de nuance indécise, juste ce qu'il faut pour témoigner de -sa considération au justicier classique. Mais il finit par se libérer -tout à fait de ces agréments qui alourdissent la figure et solennisent -la démarche. Le sacrifice, consommé il y a quelques années, eut une -importance capitale: il dégagea du magistrat homme de lettres un -troisième compère qu'on soupçonnait déjà sous l'appareil auguste et -fallacieux du masque conventionnel,--le comédien. - -Ce comédien ne constitue pas le personnage: il l'interprète. Il -est l'agent avisé, l'attentif barnum qui relie ensemble les deux -autres, associe leurs efforts et les fait fructifier par de prudents -avis. Le cabotinage dont on discerne la trace en beaucoup de têtes -contemporaines, dans un regard, dans un geste, dans une attitude, ne -mérite pas les anathèmes dont on l'accabla: l'homme qui édifierait, -aujourd'hui, sa réputation sur son talent tout nu, ressemblerait au -capitaliste assez «vieux jeu» pour placer son argent à 3 pour cent. -Le cabotinage, en somme, est la science du savoir-faire: il enseigne -à l'ambitieux pressé tout ce que la mise en scène ajoute au courage, -l'à -propos à l'indignation et l'actualité à la morale. - - * - * * - -M. Quesnay de Beaurepaire ne méprisa jamais cette plus-value que -l'entente de l'arrangement théâtral apporte au mérite. Les bruyants -exploits du franc-tireur de 1870 nous avaient édifiés sur son goût de la -bravoure décorative avant que les petits papiers de Lucie Herpin ne nous -attestassent sa faiblesse pour la modestie tapageuse. - -C'est dans l'expression des sentiments moyens qu'il excelle. Quand il -se résout à aborder le genre «sublime», la préoccupation d'affirmer son -lyrisme le pousse à forcer les effets. Il s'écrie: «... Ces chevaliers -de la dynamite;... vous riez, misérable!... Il abattit sur elle une -main d'oiseau de proie.» Sa voix traînante de paysan bas-normand, -qui s'insinue avec adresse dans le dédale des arguties, accompagne -malaisément l'inspiration sur les hauteurs. On put admirer l'ancien -procureur général dans ce rôle, mais comme on applaudit Coquelin quand -il joue _Chamillac_,--pour le tour de force. Le véritable emploi de M. -Quesnay de Beaurepaire est celui qu'en argot de coulisses on appelle -l'emploi des «raisonneurs». - -Il faut s'entendre: ces distinctions n'ont pas pour but de travestir -notre homme en bateleur. Entre la science de contrefaire les mérites -dont on est privé et l'art de mettre en lumière les vertus qu'on -possède, il y a une différence. Dans le second cas, on ne prétend pas à -duper le public; on lui adresse, au contraire, un hommage, en confessant -la noble préoccupation de le faire entrer dans le secret des qualités -qu'on se reconnaît. - -Ce désir de prendre le monde pour confident de son génie est, au -demeurant, très humain. Les caprices de la fortune contraignirent Jules -de Glouvet à se faire un oreiller dans l'impopularité; mais il fut -toujours curieux de cueillir les fleurs fragiles et éphémères du succès. -L'auteur de _Marie Fougère_ a parlé des gros tirages et des vogues -de réclame avec une amertume d'amant éconduit. L'échec du _Père_, au -Vaudeville, demeura longtemps une blessure cuisante à son amour-propre -d'écrivain. - -Est-ce à dire que son caractère recula devant les formalités nécessaires -pour conquérir les bonnes grâces de la faveur publique? «L'ambitieux, -écrit La Bruyère, a autant de maîtres qu'il y a de gens utiles à sa -réussite.» Comme le berger de son roman oint son corps de plantes pour -flatter l'odorat du loup, M. de Beaurepaire sut se parfumer d'encens -pour apprivoiser les sympathies ombrageuses des pontifes littéraires. -Son astuce de chasseur expert à lever le gibier sous les futaies dépista -les vanités en souffrance dans le cÅ“ur des académiciens influents. -C'est ainsi qu'il conquit l'amitié puissante de Mme Adam, quand cette -dame charitable tenait un salon où les philosophes de la République -athénienne renouvelaient le banquet de Platon dans des services de -vieux Sèvres, avec les perfectionnements que la découverte de la truffe -procure aux festins modernes. Les invités de ces agapes démocratiques -trouvaient communément une ambassade ou une trésorerie sous leur -serviette: le débutant de la _Nouvelle Revue_ connut l'agréable surprise -de découvrir un jour sous la sienne une nomination de substitut au -Parquet de la Seine. - - * - * * - -C'est ainsi qu'on aperçoit toujours, derrière la pompe de M. Quesnay de -Beaurepaire, la maigre et insinuante silhouette de Jules de Glouvet. -Telle est précisément la raison qui rend si passionnante l'étude du -personnage: c'est qu'on aperçoit réunies en lui deux des intrigues les -plus curieuses de la vie contemporaine,--celle du magistrat et celle de -l'homme de lettres. Elles se mêlent, s'entrecroisent, s'enchevêtrent, -sous la surveillance de l'esprit qui les surveille et les gouverne, qui -embrouille et dévide, en se jouant, leur écheveau compliqué. - -Jules de Glouvet, ayant poussé à la Cour M. de Beaurepaire, pouvait -compter sur la gratitude de son _alter ego_ pour appuyer ses ambitions -académiques. L'Institut témoigna toujours d'une faiblesse maternelle aux -fonctionnaires considérables. L'autorité du magistrat, en fortifiant les -adjectifs du romancier, faisait de celui-ci un candidat présentable; et -la dignité académique désignait naturellement le fougueux auxiliaire du -Pouvoir pour la retraite somptueuse de la Cour de Cassation. - -Mais dans toute comédie c'est le dernier acte qui est le plus difficile -à réussir. Peut-être, dans le cas présent, vaut-il mieux qu'il ait -avorté. - -Le faste pacifique du palais Mazarin, où l'on n'honore guère la vertu -qu'en de vieux serviteurs affaiblis et hors d'état de nuire, n'était pas -pour séduire le tempérament belliqueux de M. de Beaurepaire; la paisible -majesté de la Cour suprême ne convenait pas davantage à ses instincts -de lutteur. Elle rappelle trop ces chasses décoratives où d'augustes -invités, tranquillement assis sur une chaise, tirent à bout portant -les grosses pièces qu'on rabat devant eux. On n'y trouve pas, comme à -la Cour d'appel, l'émoi de la lutte, l'attrait de la découverte et ce -stimulant, si flatteur pour un homme d'action: une légère sensation de -danger. - - - - -ANTOINE - - -ANTOINE, qui est un comédien célèbre, est moins connu du public comme -diplomate et comme homme d'État. C'est en 1903 qu'il aborda la Carrière, -en qualité d'ambassadeur bénévole de la République des lettres dans -l'Amérique du Sud. Il y portait la bonne parole du Théâtre libre. Le -rôle, ne semble pas lui avoir procuré les satisfactions auxquelles il -croyait avoir droit. Les Argentins, accoutumés aux malveillances de -l'opérette, ne goûtèrent point, paraît-il, la galanterie du novateur qui -ne les libérait d'un ridicule nominatif qu'en les englobant, avec le -reste de l'humanité, dans une cruelle disgrâce. - -Mais si le diplomate peut être contesté, le politique est remarquable, -et le jour où M. Antoine prendra enfin contact avec la Chambre, -par l'entremise d'un député ami, j'imagine que les parlementaires -se contempleront en lui avec bienveillance, car il a le goût de la -démocratie, de l'autorité et des situations officielles; et c'est bien à -ces signes qu'on reconnaît, d'ordinaire, le jacobin. - - * - * * - -La physionomie de M. Antoine révèle les deux premiers de ces traits -de caractère aux observateurs les plus inattentifs; lui-même il prit -soin de les mettre en valeur avec complaisance. Sa modestie dissimula -longtemps le troisième avec une sorte de pudeur jalouse: les curieux ne -l'en avaient pas moins aperçu. - -Jadis, quand il se dépensait intrépidement afin de libérer le théâtre, -une rosette violette, posée gentiment à la boutonnière de son veston, -attestait déjà son respect des hiérarchies sociales. Au plus fort de -la petite Terreur où il menait chaque soir l'Idéalisme à la lanterne, -il faisait monter cérémonieusement en carrosse les périodes pompeuses -et les phrases de gala de M. François de Curel,--tel un parpaillot -enrichi invite le curé au château,--par déférence pour le répertoire -de la Comédie. Enfin son aventure avec l'Odéon est touchante. Parmi la -frivolité des succès demi-mondains du boulevard, sa fidélité obstinée se -reporte vers le théâtre sage auquel il fut un instant uni par des liens -légaux et dont il ne sut pas apprécier les vertus. Ce n'est point la dot -qui le tente; il l'aime pour lui-même, pour sa pauvreté mélancolique -et décente; il lui trouve un charme d'être respectable. Ainsi dans les -rêves de certaines indépendantes, le mariage prend parfois la couleur -d'une entreprise chimérique et d'un plaisir presque défendu... - - * - * * - -Ces honorables regrets, cette constante poursuite, prêtent à l'histoire -le tour sentimental qui charme dans les comédies de l'ancien Gymnase, -où le public est intéressé à un dénouement romanesque et honnête: les -fiançailles du fondateur du Théâtre libre avec la Considération. - -On découvre presque toujours chez le révolutionnaire un conservateur qui -s'ignore et qui attend une circonstance pour se déclarer. L'occasion -se présenta, pour M. Antoine, avec _Blanchette_. On se rappelle les -clameurs dont retentit la jeune école quand il obtint de M. Brieux que -celui-ci modifiât le dénouement de la pièce, et fît épouser par un brave -villageois la fille du cabaretier pervertie par le brevet supérieur. -Les plus modérés soupçonnèrent en un pareil empressement à se ranger -une manière de capitulation et comme des excuses publiques à l'ombre -de M. Scribe. Fallait-il voir néanmoins dans le choix de la conclusion -lénifiante une adhésion réfléchie au programme radical des lois sociales -ou une concession aux vÅ“ux secrets de la bourgeoisie? Fut-ce le geste -de Saint-Just à Cabotinville sacrifiant la vérité à la discipline du -parti? ou l'acte d'un Koning inavoué, qui aurait pressenti son Georges -Ohnet en M. Brieux? - -Le problème demeure obscur. On risquerait toutefois d'être injuste en -attribuant pour cause à ce phénomène un machiavélisme tortueux. Il faut -plutôt y reconnaître la manifestation d'un état d'esprit préexistant, -l'éveil de la crise dont nous suivons les curieux effets, et qui se -manifeste encore par d'étranges obsessions quand M. Antoine monte en -hâte _le Colonel Chabert_ s'il voit poindre au second Théâtre-Français -l'ombre de _la Rabouilleuse_, et quand, à la veille de _l'Absent_, il -oppose sa Hollande à la Hollande de M. Ginisty. - -On doit se rappeler, en effet, que le coup d'état de _Blanchette_ se -produisit au lendemain de la courte dictature où le fondateur du Théâtre -libre, avec des allures débraillées, entra botté dans le répertoire et -ne craignit point d'humilier les usages devant M. Albert Lambert père. - -M. Antoine ne prétendait à rien moins qu'à faire marcher Corneille et à -mettre Racine au pas... Cependant, tandis que par sa vigueur il faisait -trembler les petites actrices et réveillait en sursaut les acteurs -assoupis en leur ronron, la Tradition malmenée et incomprise préparait -secrètement sa revanche; elle insinuait dans les veines du barbare le -poison subtil de la déférence. _Capta ferum victorem cepit._ Et les -tragédiens paisibles qui déploient la tirade comme de vieux drapiers, -d'un geste fatigué mais encore sûr, déroulent une belle pièce d'étoffe -dont ils font miroiter les reflets, prirent à ses yeux une dignité -insoupçonnée: derrière un pauvre Bajazet ou un Mithridate ennuyé, -il entrevit soudain la longue file ininterrompue des Bajazets et des -Mithridates qui les encadrent, les soutiennent, les excusent au besoin. - - -C'est un fait remarquable que le théâtre d'État soit la seule institution -sur laquelle le temps n'ait pas eu de prise. La magistrature, le -barreau, le clergé même, modifièrent leurs aspects: lui seul reste -intact et debout. Il y a des chevrotements, des grimaces, des -révérences, des transports et des vibrations que les confidents, les -valets, les coquettes, les amoureux et les pères nobles se transmettent, -depuis deux cents ans, comme des consignes. La Révolution passa sur les -Théramènes et sur les Dorantes sans déranger leurs trémolos ou faire -bouger leurs sourires. - -Le transfuge de la Gaîté-Montparnasse subit vivement la grandeur d'un -tel spectacle. Il en éprouva la majesté. On est, du moins, tenté de le -croire, puisque son zèle de néophyte l'entraîne aujourd'hui jusqu'en -des projets de restauration devant lesquels hésiterait M. Cornaglia: -il rêve de jouer le classique en perruques. Voilà bien les ardeurs -imprudentes d'un candidat épris! Ici l'opportuniste semble presque -dépassé par le gentilhomme de la chambre. Et dans ce zèle on croit -discerner l'état d'esprit qui, en 1805, amenait tout à coup les anciens -conventionnels à découvrir un sens social aux pompes de Louis XIV... - - * - * * - -M. Antoine est également téméraire dans ses complaisances de rallié -et dans ses entreprises de novateur: il y a autant d'impertinence à -prétendre rajeunir la tragédie qu'à lui témoigner des égards distingués -comme des condoléances. - -Ce sont les écrivains du XVIIIe siècle (Voltaire excepté) qui -imaginèrent de la retrancher de la vie, la reléguant parmi les -curiosités de musée, ainsi qu'une beauté refroidie et qui n'est plus -d'usage. Leur initiative aboutit, avec les romantiques, à cette -singulière méprise d'opposer comme des modèles de vérité Marie de -Neubourg à Bérénice et Doña Sol à Andromaque. Le bon sens fit justice de -cette prétention. Il nous apparaît avec évidence que Racine agite des -débats qui n'ont pas cessé de passionner l'humanité. Me Decori plaida -le procès d'Andromaque devant le Tribunal de la Seine; l'héroïne était -mercière et Pyrrhus garçon boucher. Maurice Donnay rencontra Bérénice -dans le demi-monde... - -Seulement, l'art du Grand Roi avait une manière de protocole, et, dans -son théâtre sévèrement hiérarchisé, la douleur était noble, comme si -la catastrophe, en frappant les têtes hautes, indiquait une hostilité -nominative des dieux, une lutte inégale et grandiose avec le destin; -tandis que les tares médiocres de la vie étaient laissées en charge -aux croquants pour lesquels ne sauraient expressément se déranger -les colères divines. Est-ce à dire que les petits fussent jugés -incapables de souffrances, ou les grands exempts de mesquineries? Non -certes: en contemplant sur la scène ces princes et ces princesses qui -accompagnent leurs plaintes de gestes harmonieux, les plus humbles -savaient reconnaître leurs misères, somptueusement parées. Peut-être -même n'étaient-ils pas insensibles à l'attention du poète qui faisait à -leurs pauvres cÅ“urs l'hommage d'augustes victimes. Il ne leur semblait -pas surprenant qu'on donnât le décor d'un trône qui s'effondre à la -chute d'une tendre veuve, livrant, par passion maternelle, sa faible -chair au désir d'un nouvel époux. Et la souveraineté de l'amour semblait -encore rehaussée à leurs yeux si la rupture des deux amants épris avait -l'Empire pour témoin. - - * - * * - -Le grief qu'on pourrait faire aux classiques, ce n'est point d'avoir -méconnu la vérité, mais de l'avoir transposée. Dans ce théâtre, en -effet, les petits pleuraient à leurs déboires exaltés en des cÅ“urs -illustres; les grands riaient de leurs ridicules confiés à des âmes -roturières. C'est ce dont ne s'avisèrent pas les réformateurs qui, peu -d'années avant la Révolution, demandèrent la déchéance des rois de -tragédie. Au lieu d'apercevoir en eux de magnifiques substituts, ils -tinrent à les considérer comme de véritables tyrans, qui usurpaient -les sympathies du peuple. En préconisant le drame bourgeois, ils ne -se bornaient point à dénoncer un privilège, ils se réclamaient de la -vérité. - -On ne saurait reprocher à M. Antoine une semblable confusion. L'appareil -aristocratique de Racine ne lui imposa point: il refusa de voir en ses -héros des personnages redoutables et lointains; il eût plutôt péché -à leur égard par un excès de familiarité. Il demanda à Britannicus -ses papiers; et, s'étant aperçu qu'il était un homme, il traita -l'héritier des Césars avec une désinvolture où l'on sentait que la -majesté impériale ne l'impressionnait point. Cet accueil cordial, cet -empressement à fraterniser, étaient au moins d'un démocrate. - -Aussi bien sa manière de concevoir la tragédie--j'entends sa -première manière, celle dont nous connûmes un piquant échantillon en -1898--atteste-t-elle moins le souci d'un psychologue scrupuleux que -l'obscur tourment d'un bousingot ennemi des disciplines. Il parle de -la réalité sur le ton d'un tribun. Et ce mot, qui résonne comme un mot -d'ordre, prend dans sa bouche un sens mystérieusement comminatoire, -l'accent d'une revendication égalitaire... - - * - * * - -Du reste, la politique de M. Antoine nous apparut avec un relief -singulièrement pittoresque en une série d'Å“uvres modernes où, au -lieu de ramener les héros à l'humanité, on soumettait à cette épreuve -les représentants de la bourgeoisie et du prolétariat. Les auteurs -avaient imaginé la plus ingénieuse formule d'égalité: l'égalité dans -la muflerie. Les Parisiens n'ont pas oublié leurs essais piquants: -sous prétexte d'offrir une image impartiale de la vie, on disposait -sournoisement les contingences en vue d'une conclusion positive, quoique -informulée. Cela évoque dans la mémoire une menue variété de l'art -nouveau auquel les badauds s'amusèrent un instant, et qu'il est convenu -d'appeler le «théâtre rosse». - -On désigne sous ce terme l'ensemble des productions où d'impitoyables -dramaturges, avec des airs avantageux et un gentil orgueil de -découverte, illustraient d'enluminures violentes et sommaires des -moralités à rebours. Les apologues avaient une manière de charme -irritant; car en les écoutant on ne savait jamais au juste si l'on -devait applaudir à une audace ou sourire à une mystification. Et ainsi -ces recueils d'incivilité puérile et honnête, qui participaient dans -une égale mesure du réquisitoire et de la charge d'atelier, assuraient -à l'imprésario un double public. Cependant, au milieu d'une clientèle -mêlée de libertins et de dévots, M. Antoine conservait la gravité d'un -pontife. Et son apostolat était tout à fait dénué de badinage... Dans le -roman de Flaubert, Apollonius de Tyane, parlant à saint Antoine, dit de -son disciple: «C'est un simple: il croit à la réalité des choses!» Le -fondateur du Théâtre libre a-t-il été dupe d'une pareille illusion? Le -réalisme fut mieux que son programme,--son évangile. Sa foi sans malice -l'honora d'une dévotion sans inquiétude. Il reconnut en lui le visage -de la vérité même. La grosse monnaie dont un moraliste prudent peut, -avec probité, composer le prix d'une observation eut dans son esprit une -valeur intrinsèque. - -On aime d'ailleurs à retrouver sur le visage de l'esthète la marque -de cette innocence qui amusa la galerie quand M. Ginisty, avec une -finesse paysanne, roula de ses mains auvergnates son fougueux associé. -Le trait complète agréablement une physionomie d'homme d'action. Cette -candeur entrevue prête à la campagne de M. Antoine une signification -inattendue: loin d'entreprendre contre l'idéal, celle-ci devient de la -sorte une croisade au pays du mufle. Elle évoque la noble révolte d'un -poète qui cache pudiquement ses inquiétudes morales sous des vêtements -vulgaires. M. Antoine, qui nous dissimula longtemps un respectueux, nous -promettrait-il, par surcroît, un mystique?... Et le goût, qu'on put -croire pervers, avec lequel il fit la pot-bouille naturaliste est-il -la délectation morose d'un néo-chrétien qui s'enivre en des élans -frénétiques de pénitence, en des aveux publics d'humiliation? Ce serait, -pour M. Antoine, la meilleure manière d'honorer son saint... Un précepte -religieux oblige, dit-on, les femmes hindoues à se purifier dans le -Gange quand elles ont fait la cuisine. - - * - * * - -Cependant, alors que les justiciers de M. Antoine exécutaient sans -recours les sentiments nobles et les vertus bourgeoises, M. Capus parut, -avec ses comédies imprégnées d'un délicieux parfum de Directoire, ses -héros d'une si charmante bravoure et si cordialement d'accord avec la -vie; puis M. Rostand étala insolemment sur la scène ses somptuosités -impériales, fit défiler à la Porte-Saint-Martin et chez Sarah, comme -les dragons et les grenadiers de la Légende, les alexandrins chevelus, -les couplets épiques. Ce sont ces triomphateurs qui bousculèrent les -constructions fragiles de M. Antoine et les reléguèrent dans l'histoire. -Le théâtre «rosse», qui n'avait que la beauté du diable, ne pouvait -porter la vieillesse avec grâce... Est-il du reste rien de plus comique -que ceci: le rococo de la rosserie? M. Antoine continue de se dépenser -en gestes énergiques; il enfonce des portes qui ne sont pas toujours -fermées avec soin et derrière lesquelles on entrevoit des dramaturges -aux sourires engageants. Mais il se contente d'être désormais le plus -avisé des directeurs. C'est un révolutionnaire mort jeune en qui -l'imprésario survit. - -S'il redevient directeur de l'Odéon, il montera sagement _Britannicus_; -il donnera de plus un excellent petit Got au second Théâtre-Français. -La fortune, qui est malicieuse, nous réserve peut-être cette jolie -surprise. Ce serait si amusant que l'intrigue romanesque, dont le chef -de l'école rosse fit le roman secret de son cÅ“ur directorial, reçût un -dénouement optimiste, dans l'esprit de _la Veine_ ou de _la Châtelaine_! - - - - -_NOTES_ - - -SUR «A. NAQUET» - -M. Naquet semble s'être ému de ces remarques. Quelques semaines après -la publication de ce portrait dans le _Figaro_, paraissait un nouveau -et remarquable ouvrage de l'ancien sénateur, _La Loi du Divorce_, -où il consacre, à me répondre, une grande partie de la préface. En -lisant ces pages subtiles, il ne m'a pas paru que nous fussions en -si grand désaccord que M. Naquet le paraît croire. Sa plaidoirie -ingénieuse fait l'éloge de la versatilité et démontre à la fois qu'il -fut personnellement immuable. L'éminent homme d'État s'acquitte de -cette tâche avec son intelligence et sa gaîté habituelles. C'est ainsi -que, dans le but d'accorder son attitude de 1889 avec les principes -sur lesquels il régla sa vie, il déclare que «son» boulangisme n'était -pas celui de la majorité. «En pleine période boulangiste, dit-il, -le 16 janvier 1890, je publiais dans la _Presse_ l'article le plus -internationaliste peut-être de tous ceux que j'aie jamais écrits.» En -pleine période boulangiste, le 16 janvier 1890!... - -Au reste, à l'encontre des politiciens ordinaires, qui s'appliquent -à établir leur sincérité vis-à -vis des autres, M. Naquet s'attache -d'abord à être sincère à l'égard de soi-même. Et c'est déjà une jolie -coquetterie de philosophe. - - -SUR «QUESNAY DE BEAUREPAIRE» - -Ce portrait fut tracé avant l'époque où le président Quesnay de -Beaurepaire s'engagea dans la polémique militante. Curieux de vérité -morale plutôt que de passion politique, je préfère laisser la figure -dans le cadre que lui faisaient les événements de 1893. - -Le temps est un logicien. - - - - - TABLE - - - François Coppée 1 - - Jules Lemaître 17 - - Anatole France 31 - - Léon Bourgeois 45 - - Paul Deschanel 57 - - A. Naquet 71 - - Paul Déroulède 89 - - F. Brunetière 97 - - Henri Lavedan 109 - - Aurélien Scholl 127 - - Henri Rochefort 141 - - Émile Ollivier 159 - - Maurice Donnay 173 - - Le Père Didon 187 - - Monsieur Ranc 199 - - Charles Bocher 215 - - Quesnay de Beaurepaire 231 - - Antoine 247 - - - NOTES 267 - - - - - _Achevé d'imprimer_ - - le vingt-neuf octobre mil neuf cent quatre - - PAR - - ALPHONSE LEMERRE - - 6, RUE DES BERGERS, 6 - - _A PARIS_ - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Visages, by Francis Chevassu - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VISAGES *** - -***** This file should be named 50594-0.txt or 50594-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/5/9/50594/ - -Produced by Clarity, Nicole Pasteur and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - - - -Title: Visages - -Author: Francis Chevassu - -Release Date: December 2, 2015 [EBook #50594] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VISAGES *** - - - - -Produced by Clarity, Nicole Pasteur and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - - -<hr class="full" /> - -<p><a href="#au_lecteur">Au lecteur</a></p> - -<p><a href="#table">Table</a></p> - -<h1><span class="esp">Visages</span></h1> - -<p class="p4 center noindent"><i>DU MÊME AUTEUR</i></p> - -<p class="p2 center noindent"><span class="smcap">Les Parisiens</span> . . . . . . . . . 1 vol.</p> - -<hr class="deco" /> - -<p class="center noindent"><i>Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour -tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.</i></p> - -<div class="titlepage"> - <p><span class="esp1"><i>FRANCIS CHEVASSU</i></span></p> - - <hr class="deco" /> - - <p class="p2"><span class="xxlarge esp">Visages</span></p> - - <div class="figcenter3"> - <img src="images/illust-003.jpg" width="180" height="222" alt="" /> - </div> - - <p class="p2 esp1">PARIS<br /> - <span class="smaller">ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR</span><br /> - <span class="small">23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31</span></p> - - <hr class="decosmall" /> - - <p><span class="small">M DCCCCIV</span></p> -</div> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-005.jpg" width="600" height="71" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><i>A Gaston Calmette</i><br /> - <span class="small"><i>Directeur du</i> Figaro</span></h2> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-005a.jpg" width="80" height="82" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">V</span><span class="smcap">ous</span> -<i>avez, mon cher ami, accueilli ces Essais dans le journal; -laissez-moi leur conserver, dans le volume, votre parrainage.</i></p> - -<p><i>Ils ne sont pas d'un critique. Le Critique a de lourdes -responsabilités: il rend des arrêts. Le bohémianisme de l'esprit lui -est défendu. Le portraitiste fait de la partialité son privilège, et -presque son devoir: il n'annonce que des impressions. Il ne déclare -point avec orgueil, en parlant de ses modèles: «Voilà comment -ils sont;» il se borne à dire: «Voici comment je les vois.»</i></p> - -<p><i>Les portraits réunis en ce recueil ne sont que des promenades à -travers des caractères. La vie des personnages représentatifs en -qui notre âme est éparpillée y apparaît comme une aventure, la plus -romanesque des aventures. Il est vrai que les romanciers choisissent -de préférence d'autres héros: des sportsmen, des officiers de -cavalerie, des ingénieurs des ponts et chaussées, voire des médecins, -qu'ils engagent en des péripéties singulières afin de découvrir, au -choc des événements, certaines façons de sentir et de comprendre qui -sont les nôtres.</i></p> - -<p><i>Il faut parfois des yeux pénétrants et beaucoup d'attention pour -apercevoir le sens secret de leurs apologues. Ma tâche est plus -modeste: j'ai entrepris de déchiffrer les signes de l'époque, sur des -exemplaires en relief, comme, aux enfants, on fait épeler l'alphabet -sur des majuscules.</i></p> - -<p><i>Ce petit livre est la suite d'un ouvrage publié il y a quelques -années. Dans les</i> Parisiens, <i>je regardais des types sans déranger le -masque que chacun d'eux posa sur sa figure, m'amusant au reflet -brutal de la rampe sur les saillies et les enluminures du cartonnage. -Cette fois, j'observe des individus à la lumière tempérée de la -lampe, et ce sont des visages. Mon premier soin fut de les montrer -sous leur aspect avantageux, comme les amateurs, pour faire valoir un -tableau, l'inclinent selon l'éclairage qui lui est le plus favorable.</i></p> - -<p><i>Il m'est agréable, mon cher ami, d'inscrire votre nom à la première -page de ce volume et de vous témoigner, par cette dédicace, ma -gratitude et mes sentiments affectueux.</i></p> - -<p class="psign">F. C.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-007.jpg" width="120" height="101" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-009a.jpg" width="600" height="209" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="coppee" id="coppee"></a>FRANÇOIS COPPÉE</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-009.jpg" width="80" height="78" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">I</span><span -class="smcap">l</span> est certain que la gloire a un âge. Jean-Jacques -nous apparaît à quarante ans, Voltaire à soixante, Musset à vingt-cinq, -Hugo à cinquante, etc.: cette minute où l'aiguille de l'horloge semble -s'être attardée complaisamment et que l'avenir souhaiterait fixer est -pour M. François Coppée un peu antérieure à la trentaine. A vingt-sept -ans, il a encore de la <span class="pagenum"><a name="Page_2" -id="Page_2">2</a></span> candeur et il a déjà des regrets. Il vient de -publier <i>le Reliquaire</i>, et il porte, à travers les gaietés bruyantes et -les ambitions des cénacles, les rêves lourds de sève printanière et de -jeunesse en fleur dont bientôt sortira <i>le Passant</i>.</p> - -<p>Dans le personnage, élargi par la légende, qui révèle, par instants, -des aspects de Dickens ou de Béranger et dans lequel on crut -reconnaître vers 1894, quand il chroniquait pour chroniquer, l'enfant -prodige de Séverine et de Sarcey, on ne retrouve pas sans effort -le sage adolescent qui lisait <i>Rolla</i> sous l'abat-jour d'une lampe -familiale. Certains appels de clairon éclatent avec une sonorité -inattendue dans son œuvre murmurée...</p> - -<p>Il est rare que la soixantaine voit fleurir des idées dont la -vingtième année ne portait point le germe. Si l'on observe, en -effet, M. François Coppée avec soin, les contradictions s'effacent, -les phénomènes s'enchaînent et l'harmonie de la destinée apparaît. -Dans le chantre des <i>Intimités</i> il y a déjà le président de ligue -pour lequel <span class="pagenum"><a name="Page_3" id="Page_3">3</a></span> -la patrie est un foyer élargi; et le sexagénaire -militant est toujours le poète des <i>Intérieurs</i>. Comme ce chimiste -qui découvrait de l'arsenic dans les bâtons de chaise, il a trouvé de -l'idéal même dans l'économie.</p> - -<p>N'était-ce point une témérité charmante et un peu scandaleuse, pour -un jeune aède qui fréquenta chez Baudelaire et chez M<sup>me</sup> Sand, -d'exalter l'ordre, les vertus domestiques, la douceur des existences -étroites? Ce fut l'audace de M. François Coppée. Les lyriques ne nous -étonnent point d'ordinaire par une telle mesure. Leurs somptueuses -imaginations mènent un train dont l'humble raison ne réussit pas -toujours à couvrir les frais. Ces magiciens rappellent parfois -les opérateurs qui, dans les foires, étouffent sous le fracas des -cuivres les cris des patients: leurs symphonies étourdissantes -couvrent les protestations du bon sens ébloui et inquiet. Avec ces -délicieux sorciers, on craint sans cesse d'être la victime de quelque -magnifique supercherie. De leurs petites douleurs ils font de grandes -chansons. <span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">4</a></span> -<i>Les Orientales</i> évoquent d'abord en notre souvenir le -clocher du Val de Grâce... Et «se laisserait-on faire», au spectacle -de <i>Ruy Blas</i>, sans le sortilège du Verbe?</p> - -<p>M. François Coppée nous rassure d'abord contre de telles surprises: -sa probité exacte inspire confiance. Un coin de ciel découpé entre -des fenêtres de mansardes lui suffit à confesser les étoiles. La -Bièvre est son Permesse et son printemps tient dans un éventaire; les -roses du nord qui n'ont pas fleuri sont ses préférées.</p> - -<p>Examinez aussi bien le personnage: il affectionne le veston rouge, -qu'arboraient insolemment les Jeune-France de 1835; mais le sien est -un <i>coin de feu</i>. Il a «le port de tête des romantiques», noté par -Flaubert; et parfois les garçons coiffeurs penchés sur son profil -de médaille lui disent avec un sourire confidentiel: «Monsieur est -artiste?» Mais un regard de grisette éclaire le masque césarien. Et -en contemplant ce Bonaparte qui rêve à la lune, on songe -<span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span> au -compliment imprévu de M<sup>me</sup> Helvétius, recevant le vainqueur de -Marengo dans son jardinet d'Auteuil: «Vous ne savez pas ce qu'il peut -tenir de bonheur dans quelques pieds de terre!» François Coppée est -un homme heureux. Sa Muse honnête et dédaigneuse du péplum garde, -sous son mantelet, une grâce de faubourienne alerte, vaillante et -fière. Elle a la gouaille rapide, la larme facile, l'enthousiasme -prompt,—et elle emboîte le pas à la musique militaire...</p> - -<p>C'est pourquoi l'on n'est pas surpris, en somme, de rencontrer une -cocarde tricolore parmi les photographies effacées et les papiers -jaunis que feuillette l'auteur du <i>Reliquaire</i>, sous des cierges -mélancoliques...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Aucun homme n'est plus fortement enraciné ni plus étroitement «situé» -que cet artiste. Il n'est pas seulement Français, il est Parisien, et -de plus il appartient à un quartier. Imagine-t-on M. François Coppée -habitant boulevard Haussmann? Une telle hypothèse est intolérable; -elle est presque inconvenante. Il est du septième arrondissement, -l'arrondissement dont M. Cochin fut député.</p> - -<p>On y rencontre des couvents et des hôtels, des parcs seigneuriaux et -des immeubles endormis. Des rues tranquilles les séparent; il n'est -<span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span> -point rare d'y apercevoir un ecclésiastique et un officier. Le -pouls de la Ville bat moins fort qu'ailleurs en ces «bons quartiers -déserts» qui suivent paresseusement le mouvement du siècle. Paris, -le Paris des affaires et des plaisirs, des tripots et des théâtres, -qui gronde à la cantonade, accompagne en symphonie bruyante—Grétry -orchestré par Wagner—le joli air vieillot que chante ce coin oublié -d'ancienne France...</p> - -<p>Avant M. Coppée, Chateaubriand et Lamartine avaient fréquenté dans -le faubourg Saint-Germain. Mais ils le traversèrent en carrosse. En -se rendant à l'Abbaye-aux-Bois, René ne distinguait point, à travers -les vitres du coupé, le menu fretin des figurants qu'inventa la -Providence afin d'animer les voies publiques. En cette plèbe, Jocelyn -consentit à reconnaître des citoyens. Une sympathie compatissante, à -laquelle il donnait des airs de fraternité, parut établir un trait -d'union entre la foule et lui. Cependant, que sa pitié tombe encore -de haut! Lamartine <span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> -est un aristocrate pour république, tandis -que Coppée est un démocrate pour monarchie. Quel beau républicain -il eût fait sous l'Empire! On l'imagine formulant de dures vérités -et offrant de sévères conseils au Prince, dans l'intérêt du peuple -qui souffre. A ses yeux, les humbles sont vraiment des amis. Sa -cordialité populaire ne dédaigne point les rêves du laitier matinal; -il aime d'un cœur sans morgue le triste croque-notes et se plaît à -confesser les mélancolies du négociant en denrées coloniales...</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Ah! le petit épicier de Montrouge! comme il est prudent, respectueux, -«centre droit»! Dans sa boutique silencieuse, qui ressemble à une -<span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> -épicerie de jouets d'enfants, tandis qu'il empaquette lentement -des cacaos sincères ou des bougies pleines et sans artifice, il -écoute avec déférence les maîtres d'hôtels des grandes maisons, -qui expriment à voix basse des opinions édifiantes et parlent avec -gravité de la peine qu'on éprouve aujourd'hui à recruter des valets -de pied décents. Son commerce ne révèle pas ces combinaisons de -grosse industrie, à dessous de capitalisme et de sociétés anonymes, -qu'on pressent chez des confrères fiévreux de l'autre rive. Le petit -épicier de Montrouge a une «vie intérieure». Le calme environnant -l'invite à la méditation. A-t-on remarqué que cette province de -la capitale est le seul endroit où l'on écoute le silence? Il y a -diverses qualités de silence que goûtent les amateurs, comme les -Espagnols, paraît-il, apprécient l'eau. Tacite parle du silence -tragique qui précède les grandes colères du peuple. Celui de la -rue Oudinot est pacifique et ouaté. On y entend les cloches qui -annoncent les offices ou qui appellent à la table de famille -<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span> -les conservateurs riches. Le roulement lointain des tambours de -la caserne de Babylone y arrive en échos amortis pour bercer de -somptueux loisirs. Enfin, on y perçoit encore le chant des oiseaux.</p> - -<p>Les moineaux de Paris, persécutés par les ingénieurs et par les -entrepreneurs, semblent avoir trouvé un refuge dans les jardins -du septième arrondissement. Ces chanteurs inutiles sont comme les -poètes: ils n'ont guère de place dans nos cités industrielles. -Est-ce que, cet hiver, un conseiller municipal ne proposa point -d'en décréter l'expulsion? Il avait calculé exactement les frais -de leur entretien: 300.000 francs par an. N'accordons pas une foi -sans réserve à ces positivistes impitoyables. M. Naquet m'a avoué -que le plus beau discours sur les lois constitutionnelles avait été -prononcé, en France, par l'auteur de <i>la Chute d'un ange</i>... Il -faut savoir écouter les poètes et les oiseaux. En 1842, paraît-il, -lors des obsèques du duc d'Orléans, les hirondelles demeurèrent -silencieuses et attristées dans <span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span> -les draperies de Notre-Dame, -comme si elles avaient compris. C'est une imagination de Toussenel. -Cependant nos pierrots sont très intelligents. Quand il habitait son -hôtel de la rue de Clichy, Aurélien Scholl forma un jeune merle à -siffloter <i>la Marseillaise</i>.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>En reprenant une image célèbre, on comparerait volontiers M. François -Coppée à un moineau parisien qui aurait fait son nid dans un bonnet -à poil. Il date de 1869, et son entrée en scène marque une époque -dans l'histoire de l'Empire. Les grands viveurs du règne avaient -<span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span> -inventé la violette; mais c'est Coppée qui lui donna une âme. -On se rend compte malaisément, aujourd'hui, du genre d'émotion dont -fut remuée la vieille garde d'Offenbach, un peu lasse, quand, sur la -scène de l'Odéon, Sarah jeune chanta la tendresse comme une mélodie -inconnue. On eût dit d'une bouffée d'air pénétrant, le matin, par -la fenêtre brusquement ouverte d'un cabinet particulier... Zanetto -fut le <i>mea culpa</i> des cocodettes. Il mit la sincérité à la mode. Le -tendre adultère en robe sombre recueillit les cascadeuses pénitentes, -et l'on vit des larmes loyales glisser sur des visages bien fardés. -L'amour illégitime apprit les baisers graves.</p> - -<p>On peut dire que le régime de Décembre subit son premier échec -le jour où la grande duchesse de Gérolstein, avec une candeur -retrouvée, releva pudiquement sa voilette dans la garçonnière d'un -amant honnête. L'opérette de Meilhac et Halévy était frappée à mort: -quelque chose de nouveau venait de naître dans l'Empire.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span> -Vingt ans plus tard, Zanetto était un gros personnage de la -République des Lettres. Le gouvernement lui donnait la rosette; -il s'attaquait aux problèmes sociologiques et il avait appris à -sourire. Henri Meilhac, par contre, avait découvert la mélancolie. -Il confessait les tristesses de célibataires sur le retour, sans -trouver le seul sujet de pièce qu'eût rempli son charmant génie: <i>le -Sceptique imaginaire</i>. Or, un hasard piquant mit enfin face à face -le tumultueux parodiste de <i>la Belle Hélène</i> et le délicat poète du -<i>Passant</i>. Le premier souhaitait entrer à l'Institut. M. Ludovic -Halévy, confus de ses victoires, avait intéressé François Coppée -aux ambitions de son collaborateur. On se réunit dans un cabaret -du boulevard—peut-être au Grand-Seize!—et Henri Meilhac, afin -de marquer sans doute l'humilité de sa contrition, fit servir au -dessert... une croix d'officier de la Légion d'honneur en pâtisserie!</p> - -<p>Elle dégage je ne sais quelle grâce de poésie -<span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span> automnale, propice -aux furtifs examens de conscience, la rencontre, à cette heure et -dans ce lieu, des deux charmants artistes, des deux vieux garçons -si voisins et cependant si éloignés l'un de l'autre! Quinze cents -mètres à peine séparent la place de la Madeleine de la rue Oudinot; -mais c'est la distance de ces grands restaurants dont les maîtres -d'hôtel, cérémonieux et confidentiels comme des ambassadeurs, -présentent à des épicuriens soigneux de leurs jouissances les -menus, tels des protocoles, à ces petits cafés qu'on appelle encore -là-bas des estaminets, où des rêveurs insensibles à la qualité des -«consommations» et à la vulgarité du voisinage, poursuivent une noble -chimère d'art dans la fumée du maryland.</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="line"><i>J'écris mes vers ainsi qu'on fait des cigarettes</i>,</div> -</div></div> - -<p class="noindent">chante le nonchalant flâneur du <i>Reliquaire</i>, qui rôda longtemps -autour de la religion et de la vertu, avant d'y entrer, laissant -tomber la cendre de ses cigarettes sur les mythes profanes -<span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span> -et chrétiens... Et comme le «petit fait» cher à Stendhal ne doit -jamais être dédaigné, on note avec plaisir qu'il s'approvisionne de -cigarettes «à la main» chez le frère portier d'une congrégation.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-023.jpg" width="120" height="86" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="figcenter2"> -<img src="images/illust-024.jpg" width="260" height="350" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-025.jpg" width="600" height="76" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="lemaitre" id="lemaitre"></a>JULES LEMAITRE</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-025a.jpg" width="80" height="81" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">J</span><span class="smcap">ules Lemaître</span> -offre à l'observateur un modèle redoutable et un -peu déconcertant. Le portraitiste officiel dont la palette sage -immobilise à loisir, sous des pâtes solides, des figures de tout -repos, perdrait sa sérénité à poursuivre cette physionomie mobile: -elle échappe sans cesse par un aspect nouveau à l'artiste qui -croit la saisir. Pour la rendre avec quelque fidélité, il faudrait -la fine poussière de pastel qui surprend la vie et en <span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span> fixe -les apparences fuyantes. Il a connu les enthousiasmes discrets et -les applaudissements bruyants, la double volupté des ovations et -des injures. Cependant le politique qui s'enveloppe dans les plis -du drapeau est bien le même homme que l'essayiste qui drape ses -paradoxes en des étoffes <i>Liberty</i> et dont la pensée accuse ses -contours, nets et purs, sous une ironie transparente. Entre leurs -idées, on découvrirait peut-être, comme dit Gœthe, ce lien -semblable à une chaîne d'acier qu'une guirlande de fleurs dérobe à la -vue.</p> - -<p>C'est par le feuilleton des <i>Débats</i> qu'il entra, avec nonchalance, -dans la célébrité. En 1886, Sarcey occupait l'Empire. Sous sa tutelle -avunculaire, l'ordre régnait à Cabotinville. Il veillait avec une -jalousie ombrageuse à la séparation des genres. Sa critique robuste, -qui entourait le gros drame ou le frêle vaudeville de lourds travaux -de circonvallation, à la Vauban, ignorait les faiblesses charmantes -de l'hésitation. Il semblait que M. Nisard lui eût confié, à son lit -de mort, <span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span> le secret de la vérité. Cependant, tandis qu'il faisait -la police des grandes routes, encourageant les recrues, souriant aux -briscards et gourmandant les insoumis avec une brutalité cordiale, -son jeune confrère entraînait les amateurs, loin des chemins connus -et des sites officiels, devant des «points de vue» ignorés des -agences. Et ainsi Sarcey était notre conscience, mais Lemaître était -notre péché. On était satisfait et reconnaissant de le suivre en ses -vagabondages hardis où parfois il donnait l'impression de frôler des -précipices, comme si de le comprendre vous classait déjà dans une -aristocratie.</p> - -<p>Ce Lemaître de la première période, c'est, si j'ose dire, le Lemaître -des «opinions à ne pas répandre». Comme il paraît peu tenir à ses -idées! On dirait qu'il les sait, telles les femmes, impuissantes -à donner ce qu'elles promettent. Il les aime pour leur charme et -pour leur danger. De toutes il fait son plaisir. Et afin de rendre -les nuances de cet intellectualisme voluptueux et inconstant, qui -cueillit la fleur de nos façons de <span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span> penser et de sentir, on -souhaiterait disposer d'une formule inédite et on l'appellerait -volontiers «un homme à idées», dans le sens où l'on dit: un homme à -femmes. Est-ce que le XVII<sup>e</sup> siècle n'usait point du même terme pour -signifier ces différentes curiosités, exemptes d'attachement?</p> - -<p>Ces «libertinages» sont des jeux exquis et dangereux. Le coup de -passion guette sans cesse les êtres charmants et volages qui, à -force de posséder, finissent par être possédés à leur tour. M. -Jules Lemaître connut, lui aussi, la crise qu'il contribua à rendre -classique, car l'<i>Age difficile</i>, au fond, sonne à tout âge. C'est -le théâtre qui éveilla en lui l'homme de tempérament: il fit à des -idées fécondes de beaux enfants. <i>Le Pardon</i>, <i>le Député Leveau</i> et -<i>l'Aînée</i> comptent, à mon sens, parmi les chefs-d'œuvre de la -scène contemporaine. Mais bientôt une pensée plus tyrannique l'occupa -tout entier... Devant ce nouvel avatar, ses admirateurs, d'abord -surpris, songeaient: «Comme il est devenu fidèle!...» Et ce fut une -grande aventure.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Le plus minutieux analyste ne distinguerait pourtant pas, en cette -évolution, la moindre parcelle de dilettantisme (que ce mot, jeune -encore, paraît aujourd'hui ridé!). Elle ne procède point d'un désir, -plus ou moins obscur, d'alimenter sa sensibilité avec des émotions -inconnues, mais au contraire d'un instinct profond et ingénu. Si pour -Coppée le patriotisme est un foyer élargi, s'il semble être né, en -Forain, derrière des portants de coulisses, de certaines hostilités -de contact, chez Lemaître il vient directement des bords de la Loire.</p> - -<p>La Providence qui arrangea les paysages de l'Orléanais est un dieu -qui ne s'en fait pas accroire. <span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span> On imagine qu'il dut les exécuter -le septième jour,—le jour du repos. Ces molles collines dessinées -d'une main indolente, ces petits bois jetés çà et là avec une habile -négligence et sans effort apparent de composition ont une beauté -familière dont on ne découvre que lentement la secrète harmonie. -C'est une création facile et sans prétentions à la majesté: elle -ne déclame point, mais elle cause. Et l'on se plaît à croire qu'un -demiurge intelligent guida vers l'abbaye de Beaugency les restes du -délicieux Sérénus, le plus sage et le plus réfléchi des martyrs, -afin que son ombre, accablée par la grandeur romaine, trouvât enfin -sa patrie véritable et la terre qu'elle pouvait porter. M. Jules -Lemaître a peint avec une piété fraternelle ce patricien qui aima la -vérité sans être sûr de la tenir, et s'immola par tendresse, j'allais -dire par obligeance—héros discret dont la figure idéale offre aux -néo-chrétiens un saint excellent: car, en somme, qu'est-ce que le -néo-christianisme, sinon une façon attendrie d'être incrédule?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span> Dans cette campagne aimable, le patriotisme ne s'impose pas: il -s'insinue... Quand on étudie la psychologie de M. Jules Lemaître, il -faut tenir compte de Tavers. Tavers est une commune du Loiret (1,089 -habitants, postes et télégraphes) où la sobriété de la nature se -reflète en une administration économe et en des budgets équilibrés. -L'auteur de <i>Mariage blanc</i> y remplit les fonctions de maire; et ce -fut une date considérable dans sa vie que celle où il revint de la -capitale, le front ceint des lauriers tout frais cueillis rue des -Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois et rue Drouot, afin de siéger au -Conseil municipal.</p> - -<p>Sans doute, au début de son mandat, l'ironie inquiète du philosophe -dut énerver parfois l'énergie et la décision de l'édile, hésitant -entre deux projets de voirie également avantageux. On ne saurait -demander au disciple affectionné d'Ernest Renan la superbe intrépide -du P. Didon, qui dans les ingénieurs des ponts et chaussées romains -découvrait les délégués secrets et les fourriers du Christ, préparant -des chemins commodes <span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> aux évangélistes. Mais bientôt le paysan -prit sa revanche. La terre, toujours voisine, écarta doucement le -penseur des arrangements impérieux et des dures disciplines qui font -un Saint-Just ou un Brunetière. Sous son inspiration, il fut un -critique sans orgueil et un apôtre prudent.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Ce sont là deux personnages que séparent d'anciens malentendus. M. -Jules Lemaître les habitua à vivre côte à côte en bonne harmonie, -comme l'instituteur et le curé de Tavers, à se soutenir et même à -s'entr'aider. L'apôtre enseigna au critique la modestie; le critique -apprit à l'apôtre la curiosité.</p> - -<p>La curiosité est la plus rare des vertus apostoliques. Les hommes -d'action et les croyants <span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span> s'abaissent rarement aux petites -misères de la méthode expérimentale. Les mots qui, dans le commerce -des idées, ont une valeur fiduciaire de billets de banque sont reçus -par eux comme argent comptant. Ils se soucient peu de vérifier -l'actif de leurs bilans ni les réserves de réalités auxquelles ils -correspondent. Or il arriva qu'en inventoriant la notion de patrie, -M. Jules Lemaître découvrit d'abord une menue monnaie d'humanité où -il reconnut, profondément gravée, l'empreinte nationale.</p> - -<p>Il est des patriotes qui se décident sur d'éclatants spectacles et -dont la sensibilité veut être mise en branle par de magnifiques -parades, des arcs de triomphe, des gestes superbes et violents. On -imagine que M. Jules Lemaître subit le charme de la patrie avant d'en -sentir la grandeur. Et ce n'est pas dans des figures imposantes et -augustes qu'il en retrouva d'abord l'image, mais plutôt en ces âmes -polies et nuancées, fines et fortes, miroirs délicats où se reflète -aussi l'histoire de la race.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span> -On n'a pas oublié les fêtes anniversaires de -Port-Royal-des-Champs où l'illustre académicien célébra la gloire -de Jean Racine. La veille, en l'église Saint-Étienne-du-Mont, où -un prélat officiait pontificalement, les sociétaires en redingote, -les dames de la Comédie en costume tailleur de coupe sévère et de -couleur sombre, encadrés par de somptueux chanoines, avaient apporté -des condoléances décentes, comme à un bout de l'an de parent riche. -Mais dans le paysage où se forma le génie du divin poète, M. Jules -Lemaître organisa pour quelques dévots un service intime, et sa -parole pénétrante parut rattacher à leur sol les fleurs altières -qu'il cultivait, jardinier passionné, dans les serres des théâtres -officiels. Et ce fut une méditation spirituelle en même temps qu'une -oraison patriotique.</p> - -<p>Si M. Lemaître n'était pas conseiller municipal de Tavers, c'est -à Port-Royal qu'on se plairait à le voir exercer les fonctions -édilitaires,</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="line"><i>Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée!</i></div> -</div></div> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span> -On découvre ainsi avec plaisir, parmi les intercesseurs de sa -foi, à défaut d'un Marbot ou d'un La Tour d'Auvergne, une Junie et -une Bérénice. C'est le privilège des vieux pays d'associer le passé -d'un peuple à la grâce d'une femme. Devant ces modèles de perfection, -M. Jules Lemaître admira les singulières fortunes et les prodigieux -hasards, le long enchaînement de réussites qui avaient produit de -telles combinaisons d'humanité. Cependant il connut aussi que la -Beauté est la fille de la Force et que les âges de fer portent les -chefs-d'œuvre, comme les anciens chevaliers arboraient des fleurs -des champs au défaut de leurs cuirasses. C'est dans un silence assuré -par les armes, quand Louis XIV fait la police de l'Europe, que -montent majestueusement vers le ciel les fureurs ordonnées de Phèdre -et les plaintes harmonieuses d'Andromaque. M. Jules Lemaître, après -avoir souri naguère au vers de Boileau sur le regard de Louis, qui -enfante des merveilles, se prit à respecter cet honnête courtisan.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Depuis quelques années l'homme d'action aux propos énergiques masqua -un peu le moraliste au geste hésitant et dont l'indécision charmante, -soulignant les remarques de l'intelligence la plus lumineuse et la -plus ornée, semblait avoir une grâce d'artifice. C'est néanmoins -en ce dernier portrait que l'avenir reconnaîtra M. Jules Lemaître. -L'écrivain est si peu industrieux que c'est à peine si l'on sent en -lui l'homme de lettres. Sous les formes souveraines de l'art, il -poursuit toujours l'humanité qui répand dans le monde les copies -hâtives, les répliques bâclées et les reproductions à la grosse des -effigies parfaites ciselées par le génie. Ainsi sa dévotion aux -belles <span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span> figures qu'animèrent Racine, Molière ou Marivaux n'est -point un culte idolâtre: il admire en elles la vitalité des petits -contrats, faits de préjugés consentis et d'illusions magnifiées, qui -constituent la physionomie morale de la France.</p> - -<p>L'an dernier, je rencontrai M. Jules Lemaître en province, à la table -d'un conseiller général. On s'entretenait d'un adversaire politique, -romancier encore peu notoire; quelqu'un fit observer qu'il ne -manquait pas de mérite.</p> - -<p>—Oui, fit l'auteur des <i>Contemporains</i> avec une gaieté narquoise, -c'est un fin lettré!</p> - -<p>Et en l'écoutant je songeais à cet évêque de Nantes disant au jeune -comte de Bouteville qui frisait sa moustache avant de recevoir -l'absolution:</p> - -<p>—Je vois, mon enfant, que vous pensez encore au monde!</p> - -<p>M. Jules Lemaître aurait-il renoncé à briller et à plaire? La -terre maternelle qui alimenta son talent d'une sève généreuse le -reprendrait-elle au point de l'absorber tout entier? Ce serait un -<span class="pagenum"><a name="Page_30" id="Page_30">30</a></span> grand dommage. En demeurant dans le siècle, il peut contribuer -aussi utilement à enrichir le patrimoine national. Quand ce délicieux -artiste, qui fit le tour de toutes les idées et se plut à tous les -paysages de la pensée, parle, comme un Père de l'Église souriant, de -la vanité de la gloire, il a peut-être raison. Mais il ne faut pas le -dire. Ne décourageons pas les innocents qui rêvent d'entreprendre, à -leur tour, le beau voyage. L'ambition, après tout, est une illusion -féconde, et quelle serait la valeur du jour si l'on ne croyait pas au -lendemain?</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-038.jpg" width="113" height="120" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-039.jpg" width="600" height="76" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="france" id="france"></a>ANATOLE FRANCE</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-039a.jpg" width="80" height="76" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">S</span><span class="smcap">i</span> M. l'abbé Guitrel, devenu par l'entremise de M. Worms-Clavelin, -évêque de Tourcoing, s'ingéniait à fournir une preuve de l'existence -de Dieu qui fortifiât saint Anselme sans désobliger les pouvoirs -publics, j'imagine qu'il la trouverait dans le dessein prémédité de -la Providence qui fit naître le romancier de <i>Sylvestre Bonnard</i> -entre le palais Mazarin et le ruisseau de la rue du Bac, en face du -Louvre <span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span> des Valois. Partout les pierres parlent, pourvu qu'elles -aient un passé; mais, en ce petit coin de l'univers, elles font des -discours. Une majesté familière, des souvenirs tragiques et galants, -de la splendeur et de l'ordre: c'est en ce paysage chargé d'histoire -que devait se former le génie du plus mesuré de nos écrivains.</p> - -<p>Dans les salons de l'Étoile et de la Plaine-Monceau, goûtant -l'automne de sa gloire charmante, ce bibliothécaire passionné connut -les dissipations spirituelles du monde et les molles douceurs -d'une sorte de patriarcat. Cependant les conseils de prudence que -sa jeunesse pensive reçut d'une beauté harmonieuse et disciplinée -tinrent toujours son talent en garde contre les nouveautés du siècle. -A la clarté des lustres, de jeunes étrangères, ignorant encore l'art -d'éblouir sans étonner, resplendissent de mille pierreries; de même, -d'éclatants poètes, de somptueux prosateurs dont le romantisme ne -s'est point assagi, ne consentent jamais à paraître en public s'ils -ne se couvrirent d'abord de tous leurs bijoux. L'auteur <span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span> de -<i>l'Anneau d'améthyste</i> sait que la pureté de la forme possède une -vertu plus sûre que ces ornements d'emprunt pour insinuer dans les -âmes l'image de la beauté. Sur sa pensée unie, aucune surcharge de -luxe barbare: un seul diamant, mais incomparable, que le long et -obscur travail des âges prépara.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Par là, M. Anatole France apparaît comme le plus illustre -représentant de la tradition, l'un des derniers conservateurs de la -langue. Nul artiste ne mêla plus âprement le Temps à ses pensées. -Qu'il raconte une anecdote mondaine ou une «histoire comique», le -Passé se dresse toujours devant son esprit, tel un témoin; il en -pare la <span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span> minute fugitive et la forme fragile, rendues plus -émouvantes par l'idée qu'on a de leur mort prochaine. Son imagination -pathétique, qui accable du Cosmos des cerveaux de comédiennes, étend -avec complaisance sur de faciles adultères l'ombre des cathédrales. -Et le lys rouge plaît, au corsage de M<sup>me</sup> Martin Belleyme quittant -les fresques de Ghirlandajo, l'âme encore frissonnante des pieuses -ivresses de Santa Maria Novella, pour chercher une voilette. Et -le cilice sied à la courtisane Thaïs, sainte ingénue qui flagelle -son corps gracieux, surprise de sentir sa chair tressaillir avec -délices sous des brutalités qui ne sont point des caresses. Personnes -adorables auxquelles notre dévotion reste attachée, inquiète -seulement de décider laquelle des deux est la plus vivante...</p> - -<p>Ce sentiment de l'écoulement des choses, M. Anatole France en a fait -sa grâce sévère. Le long de son œuvre, où tant de fines voluptés -nous ravissent, on retrouve les membres dispersés d'un tragique -poète. L'hymne précieux <span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span> qu'avec une terrible allégresse il -dédie à la Nature et au Néant fait songer à quelque végétation neuve -jaillissant entre des ruines ciselées...</p> - -<p>C'est ainsi qu'en son enfance, sur ce quai Malaquais où les maigres -arbres poussiéreux semblent eux-mêmes souffrir des livres, le futur -ami de l'abbé Gérôme Coignard aperçut le docte M. Pigeonneau, portant -avec peine les conceptions du monde qu'inventa au cours des siècles -l'ingéniosité des philosophes, et le père Crainquebille, poussant -ses laitues. Cependant M. Anatole France ne semble point gêné par -le noble fardeau sous lequel pliaient les épaules du vénérable -archéologue. Sa main légère se joue parmi les chartes et les papyrus. -C'est qu'il sait que la science a d'abord pour but de soutenir des -jolis contes. Des boîtes de bouquinistes, cimetières où gisent tant -de rêves humains, sa magie évoque à plaisir de claires et rayonnantes -visions.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_36" id="Page_36">36</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Un jour, sur le pont des Arts, en compagnie de deux Immortels,—un -grand poète et M. le duc de Broglie,—le confident de M. Bergeret -développait des remarques abondantes et subtiles. Quand il fut parti, -l'homme d'état académicien exprima son sentiment en une phrase où la -pudeur du doctrinaire fortifie la réserve du gentilhomme:</p> - -<p>«Il est charmant, mais bien pervers!»</p> - -<p>On conçoit qu'un peu de surprise se soit mêlée à l'admiration de -M. le duc de Broglie écoutant son nouveau collègue qui, en une -forme polie, avec des phrases élégantes et discrètes, exposait <span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span> -tranquillement des opinions formidables. Le ministre du Maréchal -était préparé contre tous les assauts des ennemis de la société,—il -demeurait sans défense devant cet adversaire imprévu: un nihiliste -souriant.</p> - -<p>C'est que le noble écrivain du <i>Secret du Roi</i> était le plus généreux -et peut-être le plus téméraire des idéologues: conférant à sa théorie -de «l'ordre moral» une sorte de vertu rétroactive, il avait entrepris -d'introduire le sens de la dignité dans les jugements de l'Histoire. -Son rigorisme impérieux réglait celle-ci comme une maison solennelle -et bien tenue où les Faits, introduits cérémonieusement par un -invisible maître des Cérémonies, se succèdent à distance respectueuse -et trouvent aussitôt dans l'harmonie préétablie la place qui leur -était réservée. De cette façon de voir, les menues conjonctures -prennent un caractère de nécessité et les rencontres fortuites -reçoivent une grande considération. Peut-être la mauvaise humeur -persistante de M. le duc de Broglie contre Frédéric II fut-elle -moins excitée <span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span> par les coups de force de ce monarque que par ses -incorrections; il ne lui pardonna point d'avoir, avec son insolente -franchise et sa désinvolture brutale, donné à l'Histoire des airs de -bohémianisme.</p> - -<p>Mais le romancier de <i>l'Orme du Mail</i> ne se contenta pas de troubler -la majestueuse ordonnance en montrant dans l'enchaînement des -phénomènes le jeu du hasard et quelque frivolité. Il fit pire: il -entra avec déférence dans le génie des mystiques chrétiens.</p> - -<p>Un tel hommage semble plus redoutable que n'eût été une honnête -violence. Quand M<sup>me</sup> Worms-Clavelin fouille les paroisses afin -de découvrir les vieilles étoles dont elle couvrira ces sortes de -sièges appelés poufs, son âme de collectionneuse est sans malice. -C'est qu'elle n'est point théologienne. M. Anatole France se plaît -aussi à décorer ses livres d'ornements ecclésiastiques. Cependant il -sait, lui, que la religion offre à un artiste la plus belle morale à -façonner selon le goût d'Épicure...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span> -Stendhal rapporte qu'une marquise italienne lui dit un jour:</p> - -<p>—Voilà un bon sorbet; néanmoins il serait meilleur s'il était un -péché!</p> - -<p>Plus heureux que cette dame, M. Anatole France connut les joies du -sacrilège sans cesser d'être incrédule: son art, expert en voluptés -savantes, enrichit le pauvre amour d'ingénieuses hérésies et de -discrets blasphèmes. Des feux de l'enfer il garda juste ce qu'il -faut pour cuisiner de délicats plaisirs. En mettant une goutte -d'huile sacrée dans l'esprit de Voltaire, l'auteur du <i>Mannequin -d'osier</i> réalisa ce chef-d'œuvre vraiment pervers: l'Imitation de -Notre-Seigneur le Malin.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Sans doute deux époques nous apparaissent dans la vie de M. Anatole -France: celle où le chat Hamilcar, gardien de la cité des livres, -somnolait sur les Bollandistes, et le temps, plus voisin de nous, -où le petit Riquet se glissa sur le coussin de M. Bergeret, tandis -que le maître de conférences édifiait les subtiles hypothèses de son -<i>Virgilius nauticus</i>.</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="line"><i>Les amoureux fervents et les savants austères</i></div> - <div class="line"><i>Aiment également, dans leur mûre saison,</i></div> - <div class="line"><i>Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,</i></div> - <div class="line"><i>Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires!</i></div> -</div></div> - -<p>Malgré l'avis de Baudelaire, M. Anatole France <span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span> ne réserva point -le chat pour son âge mûr; il en fit son premier ami. Aristocrate et -dédaigneux, dans sa gravité circonspecte, risquant vers le monde de -rares et prudentes démarches, ce compagnon est bien le confident -de l'écrivain qui s'amusait à suivre les élans sournois de la -concupiscence et les ruses timides de l'ambition dans les âmes des -grammairiens et des paléographes, et goûtait des jouissances égoïstes -aux festins silencieux où la Grèce et Rome et la Renaissance sont -servis. M. France approchait de la cinquantaine quand Riquet lui -ouvrit son âme obscure et gentiment sociable; et il apprécia sa -cordialité plébéienne, son désir de plaire, son facile altruisme qui -recherche le commerce des hommes.</p> - -<p>Par quels détours de sa sagesse buissonnière le conteur de <i>Thaïs</i> et -de <i>l'Étui de nacre</i>, qui enveloppait d'une ironie compatissante les -martyres puérils et les vains efforts, fut-il conduit des sensualités -bibliographiques de M. Gérôme Coignard aux rêves intrépides de M. -Jaurès?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span> -Aux fêtes des universités populaires, ce dernier convie -volontiers M. France à poser l'abeille de Platon sur la fleur -socialiste,—une fleur, hélas! artificielle: à côté du fougueux -tribun qui ouvre pour ses ouailles les perspectives du futur Éden et -invective contre la société pourrie, le grand artiste auquel notre -corruption fournit la matière de pures images, étendu en son fauteuil -d'honneur avec une élégante nonchalance, a l'air d'un répondant. Et -les suprêmes paroles du maître de Jacques Tournebroche remontent du -fond de notre mémoire, comme une obsession: «Mon fils, crains les -femmes et les livres pour la mollesse et l'orgueil qu'on y trouve. -Sois humble de cœur et d'esprit. Dieu accorde aux petits une -intelligence plus claire que les doctes n'en peuvent communiquer. -N'écoute pas ceux qui, comme moi, subtiliseront sur le bien et sur le -mal. Ne te laisse point toucher par la beauté et par la finesse de -leur discours...»</p> - -<p class="p2">Peut-être, en somme, ce philosophe au pessimisme -<span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span> savoureux, plus -confiant dans la vertu des humbles que dans la prévoyance des sages -pour préparer la Cité idéale, caresse-t-il, en un coin secret de son -cœur, l'espoir que le peuple fera un jour aux sociologues la jolie -surprise d'une formule de bonheur universel, comme la petite M<sup>me</sup> -Coccoz, de ses mains innocentes de bonne fille, offrit le manuscrit -de la <i>Légende dorée</i> à M. Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-051.jpg" width="120" height="87" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="figcenter2"> -<img src="images/illust-052.jpg" width="260" height="322" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-053.jpg" width="600" height="80" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="bourgeois" id="bourgeois"></a>LÉON BOURGEOIS</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-053a.jpg" width="80" height="80" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">O</span><span class="smcap">n</span> distingue en M. Léon Bourgeois deux antagonistes qu'avec toute -sa diplomatie le président de la Chambre ne parvint pas toujours à -accorder: c'est l'intellectuel et c'est l'homme. Le député de la -Marne présente cette anomalie paradoxale d'avoir le tempérament d'un -modéré et l'esprit d'un jacobin. Tandis que sa nature facile le -pousse secrètement aux solutions amiables, son intelligence -<span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span> se -raidit en d'orgueilleuses formules. Sous l'embonpoint confortable qui -lui donne l'aspect d'un haut fonctionnaire, rembourré de chaufroix -truffés des galas officiels, M. Léon Bourgeois cache des tourments -d'idéologue.</p> - -<p>Ce conflit du bon vivant et du philosophe se poursuit depuis quinze -ans sous les yeux des observateurs intéressés, avec des alternatives -de fortune changeante. Tantôt le premier l'emporta sur le second, et -tantôt c'est le second qui eut l'avantage. Les adversaires se firent -même, de temps à autre, quelques niches; cependant, sous la forte -discipline du maître, ils apprirent à s'entr'aider et à se secourir. -Ainsi l'apprentissage familier de la dignité d'arbitre préparait M. -Léon Bourgeois à la haute magistrature dont l'investit la confiance -de ses collègues quand ils l'appelèrent à la présidence de la -Chambre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>L'émulation de ces compétiteurs raconte toute l'histoire, politique -et intime, de l'homme d'État. Elle explique ses grands succès et ses -menues disgrâces. Dans un monde où les caractères sont communément -dépourvus de nuances, la physionomie de M. Bourgeois prend par là une -originalité qui retient l'attention. Ce radical ombrageux qui dégage -de la tolérance, ce sectaire cordial dont le sourire semble négocier -encore quand son esprit se retranche dans de sévères <i>non possumus</i>, -a je ne sais quel charme redoutable.</p> - -<p>Avec M. Mesureur, on est tout de suite prévenu. M. Trouillot est -sans mystère et M. Combes se confesse à première vue. Par son seul -aspect <span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> M. Brisson vous garantit contre les surprises. Certains -même, comme M. Pelletan, poussent la coquetterie jusqu'à se donner -bénévolement des airs terribles; tels les guerriers gaulois, -afin d'étonner l'ennemi, se paraient de têtes d'animaux. Dans la -congrégation de la Maçonnerie, qui a hérité de la Compagnie de Jésus -le goût du pouvoir, on distingue des cardinaux, des théologiens -et des inquisiteurs: M. Léon Bourgeois en est le prélat. Le grand -Architecte lui a donné l'onction, vertu romaine. Comme Berryer, qui -emplissait ses poches de dragées, il aime les sucreries; et les -modérés notent cette faiblesse humaine avec complaisance. Cependant -ce charmeur ferait avec un sourire passer la révolution. Qu'est-ce en -effet que la solidarité, telle qu'il l'envisage, sinon un essai de -socialisme par la cordialité?</p> - -<p>En 1896, j'eus l'honneur de le rencontrer à la table d'un spirituel -écrivain. M. Léon Bourgeois était alors président du Conseil. Parmi -les convives, se trouvait M<sup>me</sup> Aubernon. Quand elle apprit -<span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> -que le farouche protagoniste de l'impôt sur le revenu allait venir, -l'aimable femme, dont la sagesse réprouvait cette mesure fiscale, ne -dissimula point son sentiment, et avec l'entrain de brave cantinière -qui lui était familier elle déclara:</p> - -<p>—Comment recevez-vous cet homme affreux qui nous menace de couper un -plat sur nos menus? Je ne me gênerai point pour lui dire son fait!</p> - -<p>En rentrant au salon, après le dîner, M<sup>me</sup> Aubernon disait tout bas -au maître de la maison, avec une stupéfaction comique:</p> - -<p>—Savez-vous qu'il est très bien élevé?</p> - -<p>Elle n'en revenait point. Deux heures de causerie avaient suffi à la -conversion. En quittant le président du Conseil, la grande bourgeoise -conservatrice était tout à fait conquise et, loin de lui marchander -un rôti, elle lui eût, par surcroît, accordé un entremets.</p> - -<p>L'éminent homme d'État opéra d'autres miracles. Quand il était préfet -du Tarn, la puissance de sympathie qui émane de sa personne <span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span> et -de son talent suffit à ramener au calme les mineurs déchaînés. Et les -deux aventures prouvent que, dans les occasions périlleuses, M. Léon -Bourgeois sait toujours ce qu'il faut dire. Elles attestent surtout -que l'éloquence peut guérir les blessures qu'elle fait, unissant -ainsi les vertus de la lance d'Achille aux avantages du sabre de M. -Prudhomme.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>La parole est l'arme, brillante et dangereuse, de M. Léon Bourgeois. -Il la manie avec une finesse, une prudence, une possession de soi -et un brio singuliers. Examinez-le à la tribune, solide et ramassé, -tandis qu'avec sa belle voix enveloppante de baryton grave il glisse -en douceur, <span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span> parmi des ronrons rassurants, une petite mesure -radicale. On a comparé M. de Freycinet à une souris blanche: M. Léon -Bourgeois évoquerait plutôt l'idée d'un angora. Il pelote l'argument -et le retourne avec volupté, comme s'il jouait. Cependant, même quand -il fait le gros dos, on le devine, sous sa feinte indolence, souple, -agile et prêt à rebondir. M. Jaurès et M. Millerand le caressent avec -précaution, car ils savent que sous sa patte de velours cet orateur -cache des griffes vigoureuses. Et M. Méline, de loin, le regarde avec -considération.</p> - -<p>Le secret de son action oratoire est peut-être dans la surprenante -faculté qu'il possède de s'adapter aux milieux, grâce à laquelle il -peut modeler son personnage comme dans son atelier de sculpteur il -pétrit ses bonshommes de glaise, quand la politique lui laisse des -loisirs. De même qu'il ne parle pas le même langage à des artistes -ou à des sous-vétérinaires, il est autre, physiquement, dans les -salons diplomatiques ou dans les clubs. Son habit, qui aux soirs -de banquets populaires <span class="pagenum"><a name="Page_52" -id="Page_52">52</a></span> a des illusions de lustre, des -défaillances de fraternité, et semble presque mal coupé, retrouve -dans le monde une élégance assouplie, des flottements aisés et des -revers orgueilleux; tant il est vrai qu'une âme forte est vraiment -maîtresse du vêtement qu'elle habite! Ainsi, à certaines fêtes de la -rue Cadet, sa rhétorique s'habille humblement et sa pensée se fait -modeste, par charité.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Ces dons réunis expliquent comment M. Léon Bourgeois obtint ses -plus vifs succès dans les circonstances où l'on réclamait, plutôt -qu'un homme d'action, un artiste capable, par son intelligence, -d'envisager les différentes faces d'un <span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span> problème, et, par son -talent, d'en ajourner la solution avec une élégante maëstria. Quelle -est, aussi bien, l'assemblée où s'affirmèrent avec le plus d'éclat la -remarquable virtuosité et l'éloquence dilatoire de M. le président de -la Chambre? C'est le congrès de La Haye en faveur du désarmement.</p> - -<p>Il fallait un esprit particulièrement subtil et prudent pour sortir, -sans rien casser, de cette entreprise généreuse qui faisait marcher -les vieux diplomates, dans leurs escarpins vernis, sur des pointes de -baïonnettes. Le rapprochement, en une petite ville de Hollande, de -tant de ministres dont chaque parole d'apaisement semblait appuyée -par des régiments invisibles éveillait vaguement dans la mémoire le -refrain de <i>Barbe-Bleue</i>:</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="line"><i>J'ai là-haut dans la montagne</i></div> - <div class="line"><i>Un petit gros de cavaliers...</i></div> -</div></div> - -<p>Auprès de cette conférence pacifique sur une poudrière, la danse sur -un volcan de M. de <span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span> Salvandy prend des airs de polka de famille...</p> - -<p>M. Léon Bourgeois était mieux placé que tout autre, en sa qualité -de Français, pour sentir le danger de l'aventure: c'est en effet -au lendemain de l'abolition officielle de la peine de mort que la -guillotine fonctionna, dans notre pays, avec le plus d'entrain. La -Terreur sortit tout armée d'un rêve d'idylle. Quelles surprises -redoutables ne ménageait point à l'Europe le contact de tant de -dignitaires internationaux animés d'intentions conciliantes?</p> - -<p>Notre délégué comprit aussitôt que les plénipotentiaires attendaient -moins des résolutions positives que des méditations philosophiques. -A la conférence organisée selon le vœu d'un jeune et charmant -monarque, il n'y eut qu'un conférencier, et ce fut lui. Ainsi se -vérifia, sous une forme imprévue, la justesse de l'observation faite -par lord Dufferin, ambassadeur d'Angleterre, sur le ministre des -Affaires Étrangères en 1896:</p> - -<p>«Avec celui-là, on peut causer.»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Nous reverrons sans doute quelque jour, sur la scène, dans un -rôle qui sera nécessairement le premier, les deux personnages qui -se disputent l'empire de M. Léon Bourgeois; ce sera un spectacle -attrayant dont les amateurs peuvent attendre beaucoup de plaisir et -les amis de l'ordre un peu d'espoir.</p> - -<p>Le politique, en somme, reste attaché aux vieilles conceptions de -la propriété individuelle et du groupement patriotique. C'est déjà -considérable. Mais l'artiste qui triompha à La Haye autorise d'autres -espérances. Au congrès diplomatique de la Paix, il a rempli les -fonctions de <span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span> président; au fauteuil du Palais-Bourbon, il a fait -office de diplomate.</p> - -<p>L'orateur qui réussit à émouvoir un parterre d'ambassadeurs—le -public le moins sensible du monde—est bien capable de faire «pleurer -de tendresse» les loups de la Montagne. Et ce serait un curieux -sujet, pour un peintre symboliste, que cette adaptation moderne -du mythe d'Orphée: M. Léon Bourgeois accordant sa lyre entre les -collectivistes et les radicaux de gouvernement.</p> - -<p>Sans doute, il n'obtiendra pas plus le désarmement des partis qu'il -n'obtint jadis le désarmement des peuples. Cependant sa belle -chanson, qui berce harmonieusement le prolétariat, contribuera -peut-être à ajourner les catastrophes.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-064.jpg" width="120" height="103" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-065.jpg" width="600" height="76" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="deschanel" id="deschanel"></a>PAUL DESCHANEL</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-065a.jpg" width="80" height="84" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">D</span><span class="smcap">ans</span> la série de portraits qui décore, au Palais-Bourbon, la salle -de billard, la figure de M. Paul Deschanel met une note originale. -A côté de M. Henri Brisson, de M. Burdeau, de M. Floquet et de M. -Ch. Dupuy, il n'a pas l'aspect d'un successeur. M. Brisson, avec son -air de condoléance distinguée, incarne «l'austère intrigant» de la -troisième République. <span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span> M. Floquet, pompeux et vide, spirituel -et un peu sot, représente la noblesse du régime: insurgé décoratif -et honoraire devenu un bousingot repenti qui sourit, du fauteuil, -aux dames de la tribune diplomatique, et n'a conservé du rouge qu'à -ses talons. M. Burdeau égaie ce Musée administratif par un profil -embusqué d'homme d'affaire. Avec sa grosse franchise plébéienne -et sa bonhomie très surveillée, M. Charles Dupuy est d'abord plus -cordial. Son large dos auvergnat, dont on distinguait des galeries -les vagues remous quand M. Jules Guesde agitait ses banderilles à la -tribune, trouva tout de suite au fauteuil la courbe favorable à la -sérénité. Certaines de ses répliques sont des modèles de bonne grâce -meurtrière. Il distribuait les rappels à l'ordre comme des pensums, -avec une brutalité distraite. Je sais un député qui, étant monté -au bureau pendant une séance de tout repos, le surprit lisant les -<i>Mémoires d'outre-tombe</i>. Le président Dupuy ne dissimula point son -sentiment:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span> -—Je m'ennuie ici, fit-il; je veux redevenir ministre de -l'Intérieur!</p> - -<p>On ne remarque sur le visage de M. Paul Deschanel aucun des traits -qui frappent chez ses prédécesseurs. Il est remarquablement dénué -d'ironie, de frivolité ou de dilettantisme. Durant ses quatre années -de présidence, aucun geste, nulle parole, ne permirent de supposer -qu'il eût conçu de doutes sur la toute-puissance de la raison. Il -croit à la dignité de la Tribune, à la mission de l'orateur, à -l'efficacité des beaux débats contradictoires, avec la foi d'un -libéral de 1840. Et cette confiance est à la fois un phénomène de -tempérament et d'éducation.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Aujourd'hui, quand on analyse la fortune d'un homme politique, on -est contraint le plus souvent d'en chercher les causes en dehors de -lui-même. Les traits de sa psychologie sont épars sur cinq cents -visages d'électeurs ou de clients. Représentatif et anonyme, il est -le délégué d'un syndicat d'intérêts ou le dépositaire d'un bloc de -rancunes. M. Paul Deschanel, lui, connaît le privilège d'avoir une -personnalité. Sa carrière se développe sans heurts et sans à-coups. -Si on l'examine aux différents âges de sa vie, on aperçoit que -chaque exemplaire prépare le suivant et le produit sans efforts. Le -petit collégien que M. Émile Deschanel conduit par la main, <span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span> -aux sorties du dimanche, en des endroits où d'augustes libertinages -revêtent une sorte de dignité historique, contient déjà le futur -portraitiste des <i>Figures de Femmes</i> et des <i>Hommes d'État</i>. On se -rend en famille à la Vallée-aux-Loups et au parc de Sceaux, devant la -petite maison où Chateaubriand faisait de l'exégèse religieuse avec -Pauline de Beaumont, et au château où la duchesse du Maine réunissait -une cour galante d'académiciens et de beaux esprits.</p> - -<p>A vingt-cinq ans, lorsqu'il entre à la Chambre, il est vraiment un -joli fils de la Révolution. Celle-ci n'a guère produit encore que des -héros et des bohèmes. Dans le personnel hasardeux formé au club ou -au café—le salon du peuple, disait le bon Spuller,—ce député aux -manières discrètes et polies, qui fréquente des économistes éminents -et qui a des maîtresses presque respectables, détonne gentiment. Loin -de promettre un nouveau couplet à la chanson du petit père Lepère sur -le <i>Quartier Latin</i>; ses aventures semblent préparer les éléments -d'un piquant <span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span> feuilleton pour de jeunes essayistes distingués du -<i>Journal des Débats</i>. Les vieux parlementaires dont le ralliement à -la République garde la mélancolie d'un second mariage, les Dufaure, -les Rémusat, républicains fidèles mais sans entrain, regardent avec -complaisance ce jeune homme qui a le sens de l'État, qui parle de -l'Europe avec réserve et de la civilisation avec assurance, qui -semble avoir toujours Turgot de moitié dans ses rêves de sociologue, -et Vauvenargues en tiers dans ses liaisons.</p> - -<p>A cette époque, M. Paul Deschanel est encore un peu grêle. On voit -en lui une sorte de jeune premier de l'économie politique, admis -à s'asseoir sur un tabouret devant le canapé fameux des derniers -doctrinaires, et trempant avec déférence les tartines de Léon Say -dans le thé d'une secrétaire perpétuelle. Sa vie, arrangée avec une -symétrie un peu froide, s'appuie d'un côté sur le palais Mazarin et -de l'autre sur le Palais-Bourbon; elle promet à la démocratie un -élégant ministre de l'instruction publique, des <span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span> beaux-arts et -des cultes, capable de parler avec un égal bonheur d'expressions à -des universitaires, à des actrices et à des évêques.</p> - -<p>Cependant, à travers les marivaudages de son adolescence politique, -s'accuse déjà l'homme d'État. Au moment où ses premiers discours -sur les céréales exaltent sur le problème du pain les belles -parlementaires qui d'habitude s'intéressent surtout aux frivolités -de la brioche, il écrit de fortes pages sur Frédéric II et M. de -Bismarck, sur le second Pitt et sur Talleyrand, dans lesquelles -on discerne déjà l'étroit accord de l'écrivain, du philosophe et -du politique. Ces études n'attestent pas seulement une maturité, -mais encore une âpreté singulières. Elles ne révèlent point un bon -jeune homme d'État couvé par des idéologues afin de transposer dans -l'action leurs doctrines orgueilleuses. Si l'on observe les visages -de MM. Émile et Paul Deschanel comme on examine, sur les profils -superposés d'une médaille les deux instants d'une race, on reçoit au -contraire l'impression que la Providence commit une <span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span> interversion -de types et produisit, par mégarde, le premier avant le second.</p> - -<p>Dès vingt ans, M. Paul Deschanel paraît l'aîné. Alors que dans sa -verte vieillesse l'éminent écrivain du <i>Romantisme des Classiques</i> -conserva la foi intrépide des vieilles barbes parmi lesquelles il -promenait, un demi-siècle plus tôt, sa barbe finement taillée en -pointe—exilé souriant qu'un scrupule de goût préserva de l'attitude -prophétique et dont la main, au lieu de manier les foudres à la -mode, lançait avec grâce les flèches brillantes d'un Athénien -de la belle époque,—l'historien des <i>Orateurs</i> et des <i>Hommes -d'État</i>, à peine au sortir de l'école, montre une prudence qui, chez -l'héritier spirituel d'un républicain de 48, ressemble presque à une -capitulation,—si la sagesse implique toujours quelques faillites -sentimentales. Il compose avec Hobbes; il défend Frédéric II contre -le duc de Broglie, qui juge avec des scrupules de salon le dur -ouvrier de la grandeur prussienne; il vante Louvois et ses «coups de -main».</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span> On éprouve toujours quelque curiosité à voir marcher en bottines -vernies, sur les pavés égaux et comme scellés des quartiers riches, -un jeune politique dont les éducateurs furent de grands architectes -en barricades, sous les pieds desquels les pavés de Paris ne tenaient -jamais solidement en place. Mais M. Émile Deschanel naquit à la vie -intellectuelle en 1849, tandis que son fils promena d'abord ses -regards sur les réalités de 1871. Le premier admira la République -dans la gloire de ses fiançailles, parée des illusions dont lui -avaient fait présent, comme d'un cadeau de noce, de généreux -utopistes; le second la vit, fille de l'Idéal guérie de ses chimères, -succédant après une effroyable catastrophe à l'Empire qui, né de -la Force, avait été conduit aux désastres pour avoir suivi les -philosophes...</p> - -<p>Et c'est peut-être pour cela que le rire de M. Paul Deschanel est -sans gaieté.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_66" id="Page_66">66</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Ces nuances de physionomie ne furent point discernées par tous les -collègues de M. Paul Deschanel. Ce député dont les soucis étaient -singuliers, qui parlait familièrement de grandes dames mystérieuses -et de ministres morts depuis cent ans, qui affectait de ne pas être -troublé par l'odeur du maroquin, leur inspirait un respect mêlé de -défiance, une admiration jalouse où il y avait presque l'amertume -d'un reproche. Les parlementaires dont l'intrigue confesse avec -une candide franchise les petits calculs lui tenaient secrètement -rancune de sa réserve, comme s'ils lui eussent confié un secret sans -recevoir de confidence en échange. Le menu fretin le soupçonnait -<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span> d'entretenir avec la marquise Du Deffant des relations -réactionnaires. Et l'on percevait vaguement autour de lui le cri -fameux du 16 juin 1848: «A bas les gants!»</p> - -<p>Le malentendu n'est point inexplicable: les Chambres, riches de -politiciens, sont d'ordinaire très pauvres d'hommes d'État. Ces deux -variétés de personnages se proposent des tâches différentes. Les uns -ne craignent point d'engager l'avenir afin d'assurer l'équilibre de -forces menaçantes; ce sont des praticiens qui parfois pétrissent en -cuisiniers habiles la pâte électorale: leur horizon est borné par la -législature. Les autres se sentent responsables devant l'histoire, et -la conscience d'être les dépositaires d'un long dessein les rattache -plus étroitement aux anciens gérants de la France qu'aux gouvernants -successifs de l'heure présente. Ils ont le sens de la continuité.</p> - -<p>Par son tempérament, M. Paul Deschanel appartient à la deuxième -catégorie. Et l'on note avec surprise que sa hauteur de vues -coutumière <span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> fut distinguée d'abord par les socialistes. En -1896, lorsqu'il prononça les beaux discours où la passion brisait -enfin l'équilibre harmonieux de ses jolies harangues, un député -d'extrême-gauche déclara:</p> - -<p>—C'est le seul homme de son parti qui ait des idées!</p> - -<p>L'hommage est un peu exclusif. Il signifie sans doute que, dans son -souci de l'ordre public, l'ancien président ne confesse aucune de ces -arrière-pensées égoïstes qui prêtent à certains chefs du centre des -figures d'avoués montant la garde devant un coffre-fort,—basochiens -qui opposent à la Révolution des exceptions de procédure et comptent -l'empêcher de passer en lui demandant ses papiers. Dans ses deux -manifestations les plus retentissantes, le discours de Carmaux et le -discours sur le socialisme agraire, on trouve le mot: idéal. C'est -une rencontre qui plaît dans le langage d'un modéré.</p> - -<p>Ce tourment du noble but à atteindre parmi la diversité des -obstacles, perce toujours dans <span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span> les entreprises politiques de M. -Paul Deschanel. La <i>mutualité</i> dont il se fait l'apôtre aurait ravi -La Fayette comme «le meilleur des socialismes». C'est le socialisme -raisonnable. Il renferme peut-être une solution. Mais il ne monte pas -à la tête... Il lui manque sans doute, pour faire prime, d'être mis -en valeur par les banquiers de Salente.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-077.jpg" width="120" height="80" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="figcenter2"> -<img src="images/illust-078.jpg" width="260" height="352" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-079.jpg" width="600" height="73" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="naquet" id="naquet"></a>A. NAQUET</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-079a.jpg" width="80" height="84" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">D</span><span class="smcap">ans</span> le concert des orateurs et des romanciers qui prêchent la -croisade pour l'élargissement du divorce, il est une voix qu'on est -surpris de ne pas entendre: celle de M. Naquet. L'ingratitude des -hommes, sinon des femmes, l'a rejeté dans l'oubli, ce Purgatoire des -gens qui firent trop parler d'eux. Et aujourd'hui, dans le recul -de sa gloire légendaire, l'auteur de la loi de 1884 semble être un -personnage <span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span> symbolique et lointain, un patriarche biblique et -un peu bohème, le patriarche des petites divorcées. Cependant, avec -sa belle tête de prophète et ses gestes menus de guignol, M. Naquet -réalise encore, dans les mélancolies de l'honorariat, un des types -les plus significatifs et les plus amusants de l'époque.</p> - -<p>J'ai souvent songé à l'admirable compère de revue qu'on ferait avec -le personnage de M. Renan. On se le figure aux Champs-Élysées, en -une bouffonnerie grandiose montée par Ézéchiel et mise en scène -par Lucien de Samosate, faisant défiler devant sa bonhomie amusée -les gros faits divers de l'histoire et les tragédies futiles de -l'humanité. A côté de lui, M. Naquet serait une commère d'une ampleur -et d'une dignité merveilleuses. Autour de cet apôtre flotte un vague -parfum de demi-monde. Les caricaturistes de la monarchie de Juillet -imaginaient volontiers M. Guizot partant en voyage avec un faux-col, -une paire de chaussettes et le grand cordon de la Légion d'honneur -enveloppés dans un journal. <span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span> On se représente d'abord M. Naquet -muni d'un cabas. En ce meuble intime, qui est son accessoire de -théâtre, sont entassés pêle-mêle des théories et des potins, des -projets de constitution et des recettes d'élixir. Ce n'est pas un -fait indigne de remarque qu'au moment même où il forçait le Code -avec la loi du divorce, M. Naquet inventait une excellente teinture -de cheveux, offrant ainsi une suprême ressource de séduction aux -épouses incomprises. Il tient à la fois de l'abbé Sieyès et de M<sup>me</sup> -Cardinal, du législateur et de la revendeuse à la toilette. Du -premier il a le goût des constructions idéologiques; de la seconde, -le liant, l'absence de morgue, la force persuasive, la cordialité un -peu molle et l'obligeance insidieusement transactionnelle.</p> - -<p>C'est dans son arrière-boutique, propice aux abandons des -confidences, qu'il reçut, un jour de 1888, la visite d'un charmant -général qui musardait aux devantures. Avec sa courtoisie empressée, -M. Naquet étala devant lui ses <i>occasions</i>.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_74" id="Page_74">74</a></span> -—Voici une bien jolie constitution, fit-il: elle est en -excellent état et elle fut à peine portée...</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Envisagée sous cet aspect, avec son comique sérieux, son intelligence -supérieure et son dédain des partis pris, la figure, si complexe, -prend une sorte d'unité qui impose. On ne saurait prétendre, en toute -justice, qu'il ne se montra pas versatile; il fut surtout achalandé. -Les idées n'offrent à ses yeux qu'une valeur d'échantillon. Et, s'il -ne parvint jamais à fixer son choix entre les opinions des hommes, ce -n'est point indigence intellectuelle, mais plutôt excès de richesse: -une <span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span> sorte de scrupule lui fait tenir la préférence pour une -injustice. Son souci constant fut d'habiller les époques avec les -systèmes qui leur seyaient le mieux.</p> - -<p>M. Naquet me conta jadis une anecdote qui marque agréablement son -honnête soumission aux circonstances. C'était chez Victor Hugo, -quand l'auguste poète, encore un homme et déjà presque un dieu, -semblait une statue vivante que le bronze gagnait. M. Édouard -Lockroy, qui était un peu son secrétaire, un peu son ami et un peu -son gendre, servait sa gloire avec la piété d'un lévite et le zèle -d'un <i>ménager</i>. Il introduisit un soir dans le sanctuaire son ami M. -Naquet. Hugo l'accueillit avec bienveillance et, tout de suite, se -montra familier.</p> - -<p>—Que pensez-vous, fit-il, de l'immortalité de l'âme?</p> - -<p>La question troubla M. Naquet, qui aperçut d'abord un conflit entre -sa philosophie et sa politesse; il s'appliqua à être sincère avec -prudence:</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span> -—Mon cher maître... fit-il timidement, s'il faut vous dire -le fond de ma pensée... non... je ne crois pas à l'immortalité de -l'âme!...</p> - -<p>Mais aussitôt, confus de son audace et de sa partialité, il esquissa, -par décence, un mouvement de retraite.</p> - -<p>—Je n'y crois point, ajouta-t-il, d'une manière générale. Sans -doute, certains êtres d'exception, comme vous, par exemple, peuvent -prétendre à vivre éternellement; toutefois, pour mon compte, je ne me -vois pas immortel!</p> - -<p>Impassible, énigmatique, olympien, Hugo demeurait abîmé en sa -méditation. Enfin une voix de basse profonde sortant de sa poitrine -rompit le silence sacré:</p> - -<p>—Ça peut se soutenir!</p> - -<p>M. Naquet écouta la déclaration avec la gravité qui lui est -habituelle, car il est remarquablement réfractaire à l'ironie: un -augure qui ne rit pas. On peut même dire qu'il fut inconstant sans -légèreté. Quand on observe la suite de ses actes publics, on aperçoit -sans doute des sautes <span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span> brusques et des raccourcis violents qui -déconcertent; néanmoins, si, dans sa carrière, les phénomènes se -succédèrent sans ordre apparent, les syllogismes qui constituent la -trame de cette tapisserie bariolée s'enchaînent avec force. M. Naquet -fut volage, mais sa versatilité resta rationnelle. Les raccords -de ses évolutions furent cimentés avec soin. Après la défaite du -boulangisme, pareil à Encelade sous sa montagne, il soulevait de loin -en loin, avec de patients efforts, le poids des malédictions dont les -parlementaires l'accablaient: «Il faut que je vous dise...» murmurait -une voix sortant des décombres. Et le commentaire était toujours -ingénieux et compliqué.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_78" id="Page_78">78</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>L'histoire des variations de M. Naquet ne serait pas un livre -frivole. En 1889, il déclarait, avec une énergie communicative: -«J'aimerais mieux me couper le bras que d'avoir écrit ce livre!» -faisant allusion à une œuvre de jeunesse, <i>Religion, Propriété -et Famille</i>; d'inspiration nettement libertaire. En 1900, il eût -volontiers coupé l'autre, en se rappelant ses péchés de 1889. -Cependant M. Naquet possède toujours ses deux bras qu'il agite -avec une vivacité méridionale pour ramasser, dans le cercle de sa -dialectique, ses conceptions aventureuses.</p> - -<p>On croirait qu'une divinité maligne, un Tentateur facétieux, goûtant -un plaisir égoïste au <span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span> spectacle de cet acteur exceptionnel, -l'élut par décret nominatif en vue de se donner la comédie, et -prépara les événements avec une sollicitude jalouse, à seule fin -de ménager à M. Naquet des rôles dignes de sa souplesse et de sa -fantaisie. De fait, ses efforts successifs vers la sincérité furent -sans cesse trahis par les circonstances. Ennemi de toutes les armes à -feu, des revolvers passionnels comme des artilleries internationales, -il devint, par un concours imprévu d'incidents, le chef d'un parti -où s'entre-choquaient les épées. Philosophe secrètement nihiliste, -il fut convié par la fortune à plaider la cause de l'ordre et de la -discipline. C'est de la même écriture cursive et fortement liée qu'il -mandait à la <i>Croix</i>: «Nous autres catholiques, nous devons voter... -etc.» et que, dix ans plus tard, il notait cette pensée charmante, -dans la préface qu'il composa pour l'<i>Aurore de la civilisation</i> de -Spence: «Le livre que je crois intéressant de faire connaître aux -lecteurs français est fort loin d'être conforme à mes doctrines et à -mes idées...»</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span> -En vérité, quand on observe cet acharnement diabolique du Destin -contre M. Naquet, on se demande si l'on doit l'admirer comme un -éminent virtuose ou le plaindre comme une illustre victime.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Son nom n'en demeure pas moins attaché à l'une des deux ou trois lois -importantes de ces trente dernières années. Notre dessein n'est pas -de produire ici un réquisitoire contre le divorce, ni un plaidoyer -en sa faveur. Cependant on éprouve une sorte de satisfaction à -reconnaître en M. Naquet son père légitime. C'est à ce philosophe -qu'il appartenait d'introduire dans la famille le provisoire dont il -fit la loi de la République. <span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span> Tandis que les anciens ministres -sanglaient la société dans des conventions rigides (M. Guizot, -dont j'évoquais, pour l'amusement du contraste, l'austère image, -ne signa-t-il point l'<i>Amour dans le mariage</i> et <i>la Démocratie en -France</i>?) M. Naquet dénoue les ceintures des épouses et les liens de -l'État. Un seul article manque à son étalage: le corset.</p> - -<p class="p2">On devine aisément le tour que prendrait la causerie entre M. Naquet -et Renan.</p> - -<p>—Sans doute, dirait le premier, le problème de «l'amour organisé» -(excusez-moi si je n'ai pu me défaire encore des mauvaises habitudes -de langage prises dans les Parlements) peut être réduit à cette -alternative: est-il préférable de partir pour le provisoire -avec l'idée du perpétuel ou d'aller au perpétuel avec l'idée du -provisoire? A ce banquet des <i>Mânes du bon vieux temps</i>, où j'eus -l'honneur de vous être présenté, je connus aussi deux écrivains qui -furent célèbres sur la terre au XIX<sup>e</sup> siècle: MM. Benjamin Constant -et <span class="pagenum"><a name="Page_82" id="Page_82">82</a></span> Alphonse Daudet. Or le premier raconte, en son <i>Adolphe</i>, -l'aventure d'un jeune homme infiniment distingué qui abandonna, après -une courte liaison, une femme charmante en laquelle il avait cru -voir la compagne de sa vie; et le second nous montre au contraire, -dans <i>Sapho</i>, un amant qui ne peut se résoudre à quitter, dix ans -après, un modèle dont il avait pensé faire le divertissement d'une -semaine. Ce double phénomène, bien que ressortissant à la catégorie -des passions illégitimes, ne vous paraît-il pas remarquable?</p> - -<p>—Je n'entreprendrai jamais, quant à moi, répliquerait M. Renan, de -révoquer en doute la puissance de l'habitude. C'est une maîtresse -astucieuse et tyrannique. Elle enserre hypocritement en des liens -subtils l'amoureux désarmé, comme les habitants de Lilliput surent -captiver Gulliver endormi. C'est pourquoi Jupiter, sans être, il -faut bien en convenir, un esprit supérieur, témoigna de quelque -sens lorsqu'il rangea l'Habitude parmi les suivantes de Vénus. Je -compatis <span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span> aux malheurs de M. Jean Gaussin et de cette demoiselle -Sapho. Néanmoins un attachement fondé sur l'hygiène et la cordialité -ne saurait me satisfaire. Avec ce charmant Adolphe que vous évoquez -si fort à propos, M. Constant s'écrie: «Malheur à l'homme qui, dans -les premiers moments d'une liaison d'amour, ne croit pas que cette -liaison doit être éternelle...» Voilà une belle pensée.</p> - -<p>—Elle ne l'empêcha point de lâcher Ellénore.</p> - -<p>—Il est vrai que cette dame éprouva, par la suite, de graves ennuis -à cause de ses complaisances. Comment une personne, malgré sa -séduction qui paraît certaine, monsieur, aurait-elle prétendu fixer -une amitié qui échappa tour à tour à Bonaparte et aux Bourbons? Ce -M. Benjamin Constant était un infidèle. Les abonnés des <i>Débats</i> ne -le virent point sans surprise, dans un court espace de temps, se -déclarer avec une égale aisance impérialiste et royaliste...</p> - -<p>—C'était un excellent républicain.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span> -—Il n'en est pas moins remarquable que l'égoïsme d'un libertin -se rencontre, sur ce chapitre, avec la prudence de l'Église. Et -l'événement ne m'étonne pas: seuls les libertins savent parler de -la pudeur avec convenance. Nos meilleurs saints furent d'éminents -pécheurs. Les anathèmes et les cantiques, les cérémonies dont ils -aggravent les volontés de la nature, prêtent à l'amour une sorte -de beauté terrible et de grandeur inhumaine. Les hommes comme vous -et moi, qui connaissent surtout les nobles passions de l'esprit, -montrent d'ordinaire plus d'innocence. Ils estiment téméraire -de placer une chose fragile comme l'œuvre de chair en face -de l'éternité. C'est que la nature offre de faibles ressources -pour égaler ces sublimes promesses... Ne regretteriez-vous point, -cependant, la charmante illusion qui permit à une La Vallière de -s'abîmer vingt ans en un cloître afin d'expier la faiblesse d'avoir -obéi au désir d'un auguste amant?</p> - -<p>—Je le regretterais!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span> -Et la conversation continuerait ainsi, sévère et futile, entre -les célèbres partenaires: M. Naquet négligé de langage et de tenue, -M. Renan étalé en son fauteuil avec une majesté familière et roulant -les pouces agiles de ses mains jointes sur son ventre de chanoine...</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Toutefois si M. Renan, nihiliste onctueux, parut se complaire parfois -à dire la messe devant des autels vides, M. Naquet, destructeur -cordial, méprise les jeux illusoires. Quand il trottine de son -pas menu, l'air grave et la tête penchée sur l'épaule, cet apôtre -infatigable des Gentils parmi les Fidèles sait toujours où il va. -Que des <span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span> législateurs se rencontrent avec des gens de lettres -afin de réclamer la revision de l'article 298 et s'emploient à rendre -l'adultère respectable en instituant le principe de la fidélité -par report, M. Naquet accueille leur concours avec gratitude; pour -obliger les complices, il trouverait au besoin, dans son bric-à-brac, -de l'estime en solde. C'est qu'en tombant tour à tour, chacune des -petites barrières protectrices du mariage ouvre la voie à la réforme -qui reste l'objet véritable de son apostolat: l'union libre.</p> - -<p>Du moins, il est logique. La logique fut son tourment, sa débauche -et sa bonne foi. Les vieux docteurs reconnaissaient en elle un jeu -démoniaque et le prince de Talleyrand confessait avoir appris au -séminaire l'art de persuader les chancelleries. Produit brillant des -laboratoires de toxicologie, agrégé précoce des facultés de médecine, -M. Naquet a le tour d'esprit d'un théologien: longtemps il se plut, -avec une joie presque coupable, au commerce des évêques et à la -fréquentation des casuistes. C'est sans doute <span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span> pour ce motif que -le comte Dillon déclarait en 1889:</p> - -<p>—Naquet, ce sera notre ambassadeur auprès du Saint-Siège!</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-095.jpg" width="120" height="110" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="figcenter2"> -<img src="images/illust-096.jpg" width="260" height="350" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-097.jpg" width="600" height="72" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="deroulede" id="deroulede"></a>PAUL DÉROULÈDE</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-097a.jpg" width="80" height="79" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">M</span><span class="smcap">onsieur Paul Déroulède</span> a été l'objet des égards particuliers de la -démocratie française. Celle-ci lui réserva une faveur qu'elle accorde -d'ordinaire aux seuls membres des familles régnantes: elle l'exila. -Et ainsi elle le montre, isolé comme un prétendant, aux trente-six -millions de citoyens qui sont libres de circuler dans les limites des -frontières nationales.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span> -On se rappelle l'équipée qui valut à M. Paul Déroulède cet -hommage exceptionnel. Un jour il arrêta dans la rue un cheval par la -bride. Malheureusement il y avait un général dessus. Et ce fut un -grand désarroi dans le monde parlementaire...</p> - -<p>Ce geste provoqua naturellement, entre le tribun et le général, -quelques paroles d'explication auxquelles d'aucuns entendirent -attribuer un sens criminel. A l'inverse de la Grande-Duchesse, les -politiques n'aiment point les militaires; ils les couvrent d'or, de -passementeries et de croix; ils ne réclament d'eux que le silence. -L'appareil pompeux et le caractère entier de ces fonctionnaires leur -inspirent à la fois du respect et de la défiance.</p> - -<p>Quand la République était mineure, elle eut un flirt avec un soldat -de fortune; Boulanger lui avait murmuré à l'oreille les paroles qu'on -dit en dansant. Elle sembla prendre plaisir à ces déclarations. -Aussi bien, dès qu'elle devint une grande personne, ses tuteurs -usufruitiers employèrent-ils <span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> leurs talents à la convaincre -que les meilleurs mariages sont les mariages de raison. Seul Félix -Faure lui permit d'accrocher sa robe de mousseline à des éperons -d'officier, dans les sauteries officielles. Et entre ces vieillards -jaloux, la petite songeait, comme les héroïnes de la fantaisie de -Musset: <i>A quoi rêvent les jeunes filles.</i></p> - -<p>Elle lut, dit-on, en cachette, le récit d'une belle aventure appelée -l'<i>Histoire de France</i>, puis s'exalta, pendant des nuits, aux -péripéties d'un feuilleton mal écrit, comme sont d'ordinaire les -feuilletons, mais palpitant, et qui a pour titre: l'<i>Histoire du -Consulat et de l'Empire</i>... Les bibliothèques des hommes publics sont -pleines de mauvais livres.</p> - -<p>C'est sans doute pour avoir remarqué sa mélancolie, ses facultés -romanesques et son goût de la lecture que M. Paul Déroulède lui -proposa de l'enlever.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Le geste était chevaleresque, charitable et imprudent. Quand on -examine l'homme et non le politique, avec la seule curiosité de -décrire une physionomie autour de laquelle s'agitent des passions, il -est permis de prêter un sens arbitraire aux gestes. Et le geste de -M. Paul Déroulède était esthétique. L'amoureux ne se proposait point -d'enlever Marianne pour faire d'elle une gourgandine. Après lui avoir -donné son bras, il lui eût offert sa main.</p> - -<p>M. Déroulède n'est pas, à proprement parler, un soldat. On ne -distingue sur sa personne aucun des brandebourgs qui sont les signes -manifestes d'une âme héroïque. Nul de ces artifices <span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span> extérieurs -ne fortifie sa séduction. Cependant les larges plis de sa redingote -flottent au vent comme des drapeaux. Il porte à la boutonnière de son -habit un énorme ruban rouge, à la façon des officiers en demi-solde. -Il est le seul Français, enfin, qui puisse laisser tomber sur la -nappe, à la fin d'un dîner intime, de grands mots solennels sans -provoquer le sourire. Il est à l'aise dans la magnificence. M. le -général Hervé a très justement marqué sa place dans nos effectifs -de réserve: comme La Tour d'Auvergne était le premier grenadier de -France, il en est le premier clairon. Et tout cela lui donnait, aux -yeux de la pupille des Bartholos constitutionnels, la grâce martiale -d'un jeune premier de Brumaire, dont les intentions seraient honnêtes.</p> - -<p>Le sympathique exilé me disait un jour: «Henri Martin aima la -France comme un mari, mais Michelet l'aima comme un amant.» Parole -profonde et charmante qui révèle tout de suite dans quelle catégorie -il convient de ranger son auteur! Oui, M. Paul Déroulède apporta -dans <span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span> l'amour de la patrie des nuances de sensibilité que nous -réservons d'ordinaire à l'amour tout court. Il ne se contenta point -d'avoir pour la France une affection conjugale. Comme Michelet, il -est un amant (non d'ailleurs dans le sens où l'on prend vulgairement -ce titre, car il est des maris qui sont des amants et, d'autre part, -des amants qui ne seront jamais que des maris): je veux dire que sa -passion demeura toujours à l'état de crise et ne s'apaisa point dans -l'accoutumance...</p> - -<p>Et c'est pour cette raison qu'il est téméraire et casse-cou. -Peut-on demander à un amant de témoigner dans ses hommages la -déférence conjugale que place dans les siens M. Wallon? Le poète -dont les premiers vers à Ninon sont adressés à l'Alsace-Lorraine -ne peut respecter comme une œuvre définitive les proses d'une -Constitution.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Fort heureusement, ces nuances de sentiment ne furent point -comprises—le jour de la <i>Folle Journée</i>—par le général Roget -lui-même. Quand le barde, en proie au lyrisme, se précipita au-devant -du brigadier, celui-ci se contenta d'indiquer au caporal-sapeur, avec -son sabre, le chemin de la caserne de Reuilly. Et l'impassibilité -superbe du général assura, sinon le salut de la République, du moins -l'acquittement de M. Paul Déroulède.</p> - -<p>Le jury avait traité le séducteur avec l'indulgence d'un bon oncle; -les Pères conscrits, assemblés en conseil de famille, voulurent -donner à son coup de tête la gravité d'un coup d'État. Ils <span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span> -l'expulsèrent de la maison. Et la rigueur de l'ostracisme prolongé -dont on l'honore incline les sceptiques eux-mêmes à admettre -que l'auteur des <i>Chants du soldat</i> pourrait bien être un homme -dangereux...</p> - -<p>Que faut-il croire? M. Déroulède est-il un charmant et éloquent -toqué capable de belles imprudences, un Don Quichotte fonçant au -hasard sur les moulins à vent parlementaires, ou un citoyen en même -temps généreux et adroit, enthousiaste et habile à diriger ses -emballements? Qui le saurait, et le sait-il? En somme, Corneille -lui-même a un fond de basoche... M. Paul Déroulède a l'œil bleu et -aigu, il est poète et son père était avoué.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-104.jpg" width="120" height="73" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-105.jpg" width="600" height="75" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="brunetiere" id="brunetiere"></a>M. BRUNETIÈRE</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-105a.jpg" width="80" height="79" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">F</span><span class="smcap">erdinand Brunetière</span> revint, un jour, de Rome avec une bénédiction -du Pape et la cravate de Commandeur de Saint-Grégoire le Grand dans -sa valise. Il avait prêché sur Bossuet, au Vatican, devant une -assemblée de princes de l'Église, comme Talma interprétait Corneille -à la Comédie, devant un parterre de rois. Ce fut peut-être la minute -suprême de sa carrière. Le succès qu'obtint dans la Ville Éternelle -notre compatriote n'est point <span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> pour surprendre. Rome, la Rome -moderne, avec ses cathédrales, ses palais et ses maisons de rapport, -et où les tramways électriques balaient de la poussière d'histoire, -est bien le cadre d'un théoricien qui aime à envisager les choses -sous l'aspect de l'éternité et sous l'angle de la polémique.</p> - -<p>Sa phrase se pare naturellement du vertugadin et porte sans faiblir -la gloire de la papillote; elle se trouve à l'aise dans les berlines -de gala, munies de valets poudrés. C'est pour cette raison que, le -rencontrant vers le pont des Arts—à l'époque où il fréquentait dans -le quartier,—le romancier de <i>Pot-Bouille</i>, dont la Muse traîna -toujours un peu la savate, comme ce «torchon d'Adèle», l'interpella -en l'appelant chienlit de la langue.</p> - -<p>Cependant, M. F. Brunetière n'est point un doctrinaire apaisé que -la majesté du cortège assoupit dans les doux cahots d'une allure -solennelle. De même que M. de Vogüé, il se plaît aux «regards -historiques». Mais il ne se contente <span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> pas d'observer le monde -à travers la buée d'un songe mélancolique et lointain, derrière -les vitres relevées d'une portière. Il abaisse le carreau afin -d'apercevoir plus exactement le remous et le tumulte de la rue: au -besoin, il descendrait sur le trottoir.</p> - -<p>M. Brunetière est un homme étonnant. Il évoque assez l'image d'un -de ces gardes nobles, immobiles dans la pompe archaïque du costume -dessiné par Michel-Ange, qui serait armé d'une carabine Lebel. -D'ailleurs, pour être informé sur les progrès de la balistique, -l'écrivain de «Science et Religion» n'en demeure pas moins attaché -aux vieilles disputes d'école, qui offrent un vaste champ de -bataille: la science est-elle en faillite? la chimie organique -se suffit-elle à elle-même? la mécanique céleste ou la géométrie -transcendante sont-elles capables d'élucider le mystère dont nous -sommes entourés? voilà les problèmes qui éveillent sa passion et -stimulent les merveilleuses ressources de sa stratégie.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span> -Les beaux travaux d'approche, les rares mouvements tournants, les -rudes assauts, les vigoureux appels de triomphe!</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>On comprend que la curie romaine ait accueilli M. Brunetière avec -des égards singuliers. De toutes les recrues qui lui viennent des -chefs de la pensée contemporaine, celle-là est sans doute la plus -précieuse. M<sup>gr</sup> Dupanloup disait un jour de M. Jules Simon, en -souriant: «Il sera cardinal avant moi!» M. Brunetière n'est pas de -ces hommes égarés sur leur véritable vocation qui forcent un prêtre -à reconnaître, dans l'enveloppement d'un geste, dans la caresse d'un -accent, dans l'hésitation d'un regard, la <span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span> complicité secrète -d'un allié, un frère qui s'ignore ou qui se réserve. J'imagine, au -contraire, qu'à la fin des dîners romains où l'on honore le Seigneur -au moyen de rares volailles et de subtils coulis, ses signes de -croix énergiques surprirent d'abord les monsignori qui escamotent -un bénédicité distrait en glissant une main molle sur des surplis -soyeux. Sa voix, qui déjà éclate dans un fumoir, déconcerta peut-être -les familiers de la Cour pontificale, la cour du monde où l'on -parle le plus bas et où, pour cette raison, le gouvernement de la -République envoya un ambassadeur très remarquable et, dit-on, atteint -de surdité.</p> - -<p>M. Brunetière n'est pas né «d'Église»: c'est visible. La perspective -d'une belle direction d'âmes, une imposante armée de consciences -à guider peuvent séduire un esprit comme le sien, né pour le -commandement. Mais il ne montre ni l'humilité du curé de campagne qui -poursuit sans bruit le train-train de son sacerdoce, ni la sérénité -du chanoine qui accomplit paisiblement sa besogne de propagande, -garanti par <span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span> des douillettes ouatées contre les courants d'air du -siècle. On ne lui découvre pas davantage cette patience, admirable de -sécurité, du dignitaire ecclésiastique qui manie la faiblesse humaine -comme un virtuose, en pressant d'un doigt discret un ressort subtil -de vanité ou d'orgueil, et dont les sages lenteurs sont un si bel -acte de foi dans l'avenir. Ces grands prélats opportunistes, qui se -parent de nos misères comme les missionnaires de Chine s'habillent -en mandarins, excellent dans l'art de différer les solutions avec -grâce. L'évêque de Pékin, interviewé par un journaliste, déclarait: -«Croiriez-vous, monsieur, que, sur les cinq mille élèves formés par -nos Pères, nous n'avons pas eu, en dix ans, une seule conversion. -Est-ce beau?» Cette diplomatie à longue échéance qui, d'aventure, -s'attarde dans les sentiers de traverse en savourant des foies gras, -comme l'armée de Grouchy, le jour de Waterloo, mangeait des fraises, -cette manœuvre de temporisateurs qui laisse à la Providence tout -le travail, ne nourrit point la combativité <span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span> de M. Brunetière. Il -est pressé d'agir par lui-même, de donner son coup de pouce personnel -aux événements... Ainsi que les médailles, les événements ont une -valeur propre, mais ils portent toujours l'effigie d'un maître. -M. Brunetière ambitionnerait de les frapper à son image. Pour le -surplus, son génie ambitieux nous garantit qu'il s'arrangera ensuite -à les faire cadrer avec les desseins du Très-Haut.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>On a dit: «Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.» M. -Brunetière fit mieux: il rajeunit la Providence. Il s'institua -son confident, son tuteur, son directeur de conscience—j'allais -écrire: son imprésario—grâce au crédit exceptionnel <span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span> dont -jouissent toujours les conseillers auprès des souverains en exil. -Avant que l'éminent doctrinaire ne prît en mains ses intérêts, -celle-ci semblait se résigner à l'effacement. En l'amenant à douter -de soi, Renan avait énervé sa puissance. M. Janvier de la Motte m'a -raconté la jolie distraction de son doyen de Normandie qui, sur les -instances d'ouailles alarmées par cinquante jours de sécheresse, -avait organisé une procession afin d'attirer l'eau du ciel. Comme on -rentrait au presbytère, des gouttes commencèrent à tomber. Le digne -prêtre considérait les nuages avec extase: «Il pleut! fit-il; quelle -heureuse coïncidence!» Avec la collaboration de M. Brunetière, la -Providence est encore capable d'accomplir de grandes choses. Il lui -donnera de l'esprit de suite, de l'ingéniosité, la foi en soi-même, -le sentiment de son rôle, mais surtout la notion de l'ordre et le -goût de la volonté. N'est-ce point par ces vertus que le célèbre -académicien s'impose d'abord à l'admiration?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span> Ce critique césarien, réduit par les circonstances à gouverner -des ombres, a le tempérament d'un homme d'État. Dans l'idéologie, -il n'est pas seulement un maître, il est un monarque. De même -que Louis XIV, il dirait volontiers: «Mes belles lettres.» Notez -aussi bien comme, sous sa discipline, les créateurs, qui ne sont -pas toujours dans le secret de leur fécondité, viennent se ranger -docilement à la place qu'il leur assigna! Ils font presque figure -de fonctionnaires: préfets corrects, ou somptueux ambassadeurs du -génie français, illustrant, à leur date et dans leur ordre, les -systèmes de M. Brunetière. Molière paraît-il? Il l'attendait. Lesage -sort-il du néant? Sa place était prête. Beaumarchais éclate-t-il? -Sa venue était inévitable. M. Brunetière examine le défilé de ces -illustres «témoins» d'un regard paternel, mais sans tendresse. Seules -les incartades de l'individualisme ne trouvent point grâce à ses -yeux. Malheur à l'imprudent que l'esprit de révolte ou le goût de -l'indépendance poussent à s'évader de la règle <span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span> ou à rompre la -solidité de l'armature sociale! Tel que Gœthe, à des désordres il -préférerait un crime.</p> - -<p>C'est ainsi qu'il fit comparaître devant son tribunal, en qualité -de schismatiques, doña Sol et Marie de Neubourg, et qu'il requit -contre Pauline, l'admirable Pauline de <i>Polyeucte</i>, comme entachée de -romantisme. Que les rigueurs de cette juridiction impitoyable nous -semblèrent tristes, parfois! A l'égard de Baudelaire, encore, notre -pitié ne s'émeut pas trop: il commit, d'autre part, assez de péchés -pour mériter de menus désagréments. Mais l'abbé Jérôme Coignard -poursuivi pour vagabondage, voilà qui alarme notre sentiment de la -gratitude! Tenez pour certain que nous apercevrons sur le banc, un de -ces jours, M. J.-K. Huysmans, prévenu d'avoir cherché, aux matines du -cloître, des jouissances équivoques. Et ce moine étrange, qui laisse -émerger des poches de sa robe de bure des épreuves d'imprimerie, ne -sera pas épargné...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>On peut détester M. Brunetière,—la haine d'ailleurs n'est point -un si banal hommage!—trouver son joug insupportable, sa tyrannie -impertinente: il ne saurait laisser indifférent. Il est une force, -et la force aussi est une grâce chez un homme. Néanmoins ce virtuose -qui soulève, sans apparent effort, des paradoxes considérables, -laisse au lecteur subjugué une sorte d'inquiétude. Son prosélytisme -est-il l'acte de foi d'un croyant ou le scrupule d'un directeur de -conscience soucieux de ses responsabilités, qui se propose d'assurer, -par une obligeante tutelle, notre bonheur, sans nous mettre dans la -confidence de sa politique?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_108" id="Page_108">108</a></span> On conçoit que sa nature l'ait porté spontanément vers l'aigle de -Meaux. Comme Bossuet avait offert le concours de Dieu à la monarchie -absolue, son historiographe apporta l'appoint de la critique -évolutive à la Providence. En cette conjoncture, M. Ferdinand -Brunetière fut mieux qu'un éloquent moraliste: un habile tacticien. -J'imagine toutefois que les succès d'Académie ne doivent pas apaiser -sa fougue. C'est dans les luttes violentes du Parlement qu'on -souhaiterait le voir dépenser son exubérance oratoire, ses vigoureux -syllogismes et sa dialectique impérieuse. Si ceux de ses pairs qui -tournent aujourd'hui leurs curiosités vers la chose publique semblent -avoir des tempéraments de sénateurs, c'est à la chambre des députés -qu'on aperçoit d'abord M. Ferdinand Brunetière, comme à sa vraie -position de combat.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-116.jpg" width="150" height="34" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-117.jpg" width="600" height="72" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="lavedan" id="lavedan"></a>HENRI LAVEDAN</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-117a.jpg" width="80" height="84" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">D</span><span class="smcap">e</span> tous les écrivains que la grâce de Paris a touchés, M. Henri -Lavedan est le seul qui ne soit pas un sceptique. Examinez-le dans -la rue, tandis qu'il raconte à quelque ami une anecdote édifiante et -scabreuse: c'est toute une comédie. Il la joue et il la mime avec -un entrain surprenant. Le scénario posé, l'action se hâte vers le -dénouement; et à travers le récit passent des silhouettes de snobs et -de <span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span> viveurs: on saisit une grimace furtive, une remarque d'une -savoureuse drôlerie. La figure pétillante de malice, le narrateur -invoque le témoignage du juge improvisé, le presse de goûter la -joyeuse amertume de l'histoire. Mais bientôt les feux de la rampe -s'éteignent. Le visage de M. Henri Lavedan prend une expression -recueillie et presque confidentielle. Alors de l'épisode qu'il -vient de conter—contribution inédite à <i>la Haute</i> ou à <i>Leur Beau -Physique</i>—il détache avec précaution un trait de muflisme innocent, -de vanité ingénue, de cordiale sottise, qu'il vous présente du bout -des doigts en amateur, avec une joie triomphante et une légère -consternation.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>L'œuvre entière de M. Henri Lavedan révèle cette inquiétude. -Derrière ses fantaisies les plus débridées on devine, dans la -coulisse, un régisseur attentif qui dirige la mise en scène, règle -les entrées et vient saluer au dénouement: c'est le moraliste. On ne -consentit point toujours à l'apercevoir, et lui-même sembla parfois -garder son programme dans sa poche. C'est que les moralistes ne -cherchent plus à s'afficher. Jadis ils officiaient avec apparat. -Le siècle leur accordait de la faveur; ils étaient d'accord avec -l'État. En surveillant d'un regard ironique les jeux des passions, -ces dignitaires de la pensée <span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> gardaient par devers eux des -secrets importants, comme font les ministres. Leur raison sûre de -soi se plaisait à resserrer les forces contrariées de la nature en -des formules élégantes, comme les ingénieurs des ponts et chaussées -maintiennent le cours d'une rivière entre les maçonneries des quais. -Et les initiés souriaient avec orgueil à ces jolis travaux d'art.</p> - -<p>Aujourd'hui l'État ignore les moralistes; les philosophes les -chicanent; le peuple ne subit pas leur prestige. Le noble privilège -dont ils étaient revêtus est devenu une tâche ingrate. Pour avoir -quelque chance d'être entendus, il leur faut renoncer les signes -extérieurs de leur dignité. Aussi apportent-ils autant de soin à -se travestir sous des vêtements modestes que leurs prédécesseurs -montraient de morgue à se parer de leurs titres. On ne distingue -plus guère que M. Paul Desjardins qui se hasarde encore à dire le -bien avec effronterie. Les autres moralisent avec précaution et, -pour ainsi parler, en s'excusant. Au lieu de proposer une sagesse -comminatoire, <span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span> ils s'emploient à retenir les libertins, surpris -et apprivoisés par des propos fraternels.</p> - -<p>La conscience avec laquelle, en leur apostolat utilitaire, ils -adoptent les manières et le ton des épicuriens donna souvent le -change, même aux personnes les plus recommandables. Néanmoins un -avertissement détourné, une menace sournoise, démasquent bientôt, -jusque dans le tapage des petites fêtes, ces faux compagnons de -l'armée de la noce, solides à leur poste, appliqués à leur besogne et -amenant à résipiscence un clubman fatigué: ainsi les anciens sergents -de recrutement enrôlaient, la bouteille en main, les mauvais sujets -dans les contrôles du Roy.</p> - -<p>Ce genre de propagande est périlleux. Car le consommateur qui ne -contracte point d'engagement a fait un pas de plus dans le chemin -de l'ivrognerie. Ah! c'est un métier difficile que le métier du -moraliste! Sa tâche était aisée quand la Vérité sortait sans façon, -à la première requête, de son puits, reconnue aussitôt et traitée -avec égards par tout le monde, en un mot très <i>incessu <span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span> patuit</i>, -comme parle Huguenet dans <i>Georgette Lemeunier</i>. A présent il faut la -dévoiler avec prudence tandis qu'elle se lève, fardée et demi-nue, -d'un cocktail-champagne... Ce délicat sacerdoce n'exige pas seulement -un esprit fécond en ressources et bien armé, mais encore un estomac -à toute épreuve et aussi une rare prudence. Il arrive, en effet, -que la peinture la plus vive des inconvénients, et je dirai des -dangers du vice, flatte ceux qu'elle voudrait indigner. La malice des -pécheurs est si subtile que certains éprouvent aux plus énergiques -flagellations les joies hypocrites du petit Jean-Jacques fouetté par -sa gouvernante.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>M. Henri Lavedan épargne à sa clientèle de semblables surprises. -Ce moraliste très ferme ne se laisse pas longtemps oublier. Alors -qu'il paraît suivre avec complaisance les instincts qui folâtrent, -sa volonté vigilante les rappelle par des détours hardis à un -enseignement positif. Dans les <i>Nocturnes</i> les plus montés de ton, -on s'étonne parfois d'entendre un mot grave qui tombe sur le marbre -d'un bar avec un bruit clair de sain métal. Et, tout le long de ses -fantaisies outrancières, il y a des haltes dans l'honnêteté qui -ressemblent à des reposoirs.</p> - -<p>Au début de sa carrière, il avait cru pouvoir <span class="pagenum"><a name="Page_116" id="Page_116">116</a></span> se mettre en -règle avec sa mission providentielle en écrivant allègrement des -idylles bourgeoises où il avouait ses préférences, sans laisser au -lecteur la tâche de les découvrir. Et j'apprécie autant que quiconque -les délicieux petits romans où l'auteur d'<i>Une Cour</i> fait fête à -la candeur, exalte le décorum et habille la vertu d'ajustements -avantageux... Il comprit vite que ces jolies pratiques d'un culte -nonchalant, messes basses bonnes à édifier des fidèles de tout repos, -ne sauraient suffire aux exigences complexes de l'évangélisation -moderne. Et alors les gentils alléluias du moraliste triomphant -firent place aux âpres ironies du moraliste militant.</p> - -<p>C'est dans ce dernier avatar qu'il décèle avec le plus de force ses -intentions. Il est remarquable, en effet, que les satires les plus -poivrées de M. Henri Lavedan ne sont pas seulement d'un excellent -moraliste, mais encore d'un moraliste orthodoxe. A l'outrance de ses -dialogues on reconnaît la frénésie et la dureté que montraient les -grands sermonnaires et qui faisaient <span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span> dire au prince de Condé se -rendant au prône du P. Bourdaloue: «Allons entendre notre ennemi!»</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Lui non plus, M. Henri Lavedan ne ménage point ses ouailles. Pour -les créatures de son esprit, il est un père sans faiblesse. Et -parfois, en considérant les fantoches qu'il <i>tombe</i> avec une verve -intrépide, on songe avec admiration: «Je ne les croyais pas si -grands!» Cependant, alors même que le psychologue du <i>Nouveau Jeu</i> -tire du cœur de ses fêtards des richesses que ceux-ci peut-être -ne soupçonnaient pas, il use d'un artifice habituel aux prédicateurs -sacrés: il les appelle en témoignage <span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> contre eux-mêmes. «Que -ne connaissons-nous mieux le péché ou que n'en perdons-nous -toute connaissance!» s'écrie Bourdaloue dans son <i>Exhortation -sur le jugement du peuple en faveur de Barrabas</i>. Le confesseur -de la <i>Haute</i>, au moins, ne nous laisse rien ignorer: c'est déjà -la moitié du salut. Et il ne lui suffit pas d'illustrer les -méditations spirituelles du célèbre jésuite par de vives peintures -où s'agitent «des hommes amateurs d'eux-mêmes» et de démontrer par -de copieux exemples «les artifices et les prestiges de la chair, -adroite à défendre ses intérêts»; il se propose, en outre, de -faire sentir la pauvreté des désirs, le peu de ressource qu'offre -la vie à l'épicurien le plus entreprenant. A côté des charmants -héros de Capus, si ingénieux à faire de la joie, si cordialement -optimistes, pour avoir mesuré avec prudence leur idéal aux moyens -de la nature, les viveurs d'Henri Lavedan s'étourdissent plutôt -qu'ils ne s'amusent; il leur manque quelque chose. «Ça ne biche -pas!» dirait Bobette... Et n'est-ce point là l'expression familière -<span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span> du pessimisme chrétien? La tragédie guette sournoisement ces -<i>Marionnettes</i>; et, dans les fantaisies légères du moraliste des -<i>Petites Fètes</i>, on croit surprendre l'écho lointain des bonnes -vieilles foudres divines qui grondent à la cantonade parmi les -oraisons des moralistes de la chaire. Les fêtards ne l'entendent -point toujours,—comme les Parisiens habitant sur le boulevard et qui -s'accoutumèrent au bruit des voitures. Toutefois, de loin en loin, -une oreille attentive le perçoit... C'est le clubman qui s'en va lire -l'<i>Imitation</i> sur le Bosphore, «avant de tout lâcher». C'est le Vieux -Marcheur qui fait répéter le catéchisme à une petite pensionnaire -du docteur Charcot. Et quand Labosse, avant d'écrire son testament, -murmure: «Dieu n'est pas myope,» il semble que tout bas une voix -timide ajoute: «mes frères!»...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Oh! je ne prétends point que ces honorables efforts désignent M. -Henri Lavedan pour la canonisation. Il lui manque certaines des -vertus qui ornent agréablement une âme pastorale. L'esprit avec -lequel il répand la bonne parole et qui éclate, pétille, fait sauter -le mot comme un bouchon de champagne, est un vin trop capiteux pour -la messe d'un curé de village. Mais un curé de village eût-il été -de taille à remplir un sacerdoce si redoutable? Ses catéchumènes -l'auraient vite dévoré.</p> - -<p>Les Hébreux, paraît-il, avaient interdit à leurs filles d'écouter -Ézéchiel, parce que, dans son zèle pour le bien, ce prophète tenait -des propos <span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span> inconvenants. Et certes, M. Henri Lavedan n'est point -non plus un prophète pour demoiselles. Il se plaît aux petits chemins -et s'amuse d'aventure à écrire le menaçant <i>Mane, thecel, pharès</i>, -avec des diamants de jolies pécheresses, sur des glaces de cabinet -particulier. Il est le dernier apôtre chez les Gentils.</p> - -<p>Cet apôtre «nouveau jeu» a une doctrine solide: sur les idées de -religion, de famille, de patrie, de devoir, il est inébranlable. -Ses moralités transposées indiquent que le mariage est une affaire -sérieuse, que l'existence manque de signification en soi et que la -cohésion de l'État garantit la vertu des pactes particuliers où -s'alimente la vie morale des citoyens. Son irrespect ne ménage ni le -Sénat, ni la Chambre des députés, ni le gouvernement parlementaire, -ni l'enseignement laïque, ni le divorce, ni la bicyclette, ni la -démocratie; il ne craignit point de donner à l'honnête et sage -<i>Marseillaise</i> une allure galante d'entremetteuse, berçant les -transports équivoques d'un jeune «progressiste» <span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span> et d'une -institutrice, dans un bal du 14 juillet. Il désarme comme par -enchantement devant les représentants du vieil ordre social. Les -magistrats qui dénouent les intrigues de M. et de M<sup>me</sup> Paul Costard -ont une respectabilité sans défaillance; et, parmi les nombreux -ecclésiastiques qu'on rencontre dans l'œuvre d'Henri Lavedan, il -n'en est pas un dont l'attitude ne soit décente et le ton parfait.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Les conservateurs de l'Académie ne s'y méprirent point. Sans doute -Son Éminence le cardinal Perraud baissa souvent les yeux en lisant, -dans les ouvrages de son jeune collègue, des commentaires imagés -de ses sermons sur les <span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span> mœurs d'une société athée, et M. -le comte d'Haussonville affermit parfois son monocle à contempler -les arabesques que brode l'étincelant humoriste sur le vieux thème -familial et dynastique dont l'étoffe remonte au moins au règne de -Louis-Philippe. Mais ils reconnurent vite un combattant de leur armée -d'avant-garde, le seul écrivain qui, en fixant le souvenir de Meilhac -dans un admirable pastel, put froisser avec grâce des chiffons de -modiste sous la statue de Descartes.</p> - -<p>Il existe, dit-on, un vieux chouan dont le loyalisme s'emploie à -rechercher les caricatures hostiles à la Restauration, non pour -les réunir mais pour les brûler. M. Henri Lavedan se proposa, à -l'égard de la troisième République, une tâche exactement opposée; -peut-être même ajouta-t-il des horreurs à la collection. Cependant -son réquisitoire, impitoyable pour notre «sale époque», reste bénin -à l'endroit des individus. En dépit de leur corruption et de leur -frivolité, ces victimes de l'anarchie sociale gardent une <span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span> sorte -d'innocence; et la preuve, c'est que les seuls personnages qui dans -les études légères de M. Lavedan s'expriment avec quelque gravité -sont les tailleurs et les enfants. Au fond, ses explorateurs de -la grande vie ont de bons ports d'attache à de vieux foyers. Ils -représentent la première génération de la noce. On en connaît dont -le valet de chambre s'appelle Sulpice! Un fêtard dont le valet de -chambre s'appelle Sulpice n'est pas irrémédiablement perdu. Et le -sénateur Labosse lui-même ne siège-t-il pas au centre droit?</p> - -<p>Aussi bien n'est-on point surpris, quand on y songe, de rencontrer -l'historiographe du <i>Vieux Marcheur</i> sur la route de Varennes. C'est -par antiphrase qu'il célèbre le Nouveau Jeu. Son goût secret est -pour le passé; il aime ce qui fleure bon l'ancienne France dont il -se plaît à voir rayonner la grâce, l'harmonie et l'ordre sur des -meubles du dix-huitième... En réalité, M. Henri Lavedan a poursuivi -avec ses armes propres la campagne que son père, M. Léon Lavedan, -mena en des <span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span> revues imposantes, avec un égal talent. Et j'imagine -que plus tard, beaucoup plus tard, quand le temps aura éteint l'éclat -de ses palmes vertes, s'il préside un jour la distribution des -prix à l'école congréganiste d'Orléans, sa harangue ravira d'aise -l'évêque, le supérieur, les mères et aussi les élèves, éblouis par le -prestige de l'écrivain qui sait parler si agréablement du ciel et si -délicieusement de l'enfer,—de cet enfer parisien dont il laissera -de piquants croquis, peu propres, sans doute, à décorer la chapelle -d'une église, comme font les «Jugements derniers» du moyen âge, mais -exécutés à dessein, semble-t-il, pour sanctifier le parloir de la -maison de retraite religieuse fondée par le Vieux Marcheur, «avec -ascenseur, buvette et tous les adoucissements du confort moderne.»</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-133.jpg" width="120" height="99" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="figcenter2"> -<img src="images/illust-134.jpg" width="260" height="352" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-135.jpg" width="600" height="71" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="scholl" id="scholl"></a>AURÉLIEN SCHOLL</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-135a.jpg" width="80" height="82" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">L</span><span class="smcap">es</span> personnes âgées parlent encore, non sans égards, du Scholl -turbulent et agressif qui, aux alentours de 1850, sautait dans la vie -privée de ses contemporains avec une espièglerie de page effronté et -affichait insolemment ses épigrammes sur le mur Guilloutet. Néanmoins -le journaliste que connut la génération actuelle, le Scholl apaisé de -la cinquantaine, devenu le prince de l'Écho, le maréchal <span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span> de la -Babiole, le connétable de la Baliverne, offrait également une figure -bien caractéristique. La majesté ajoutait une ironie paradoxale et -piquante au personnage qui avait haussé la frivolité jusqu'à la -maîtrise.</p> - -<p>On l'appelait le roi du Boulevard. Et cette royauté n'était point -illusoire. Elle comportait un territoire, un idiome et des sujets, -venus pour la plupart de Marseille, de Bordeaux ou de... Cologne, -mais offrant ces traits de nationalité communs: de la légèreté, du -chic, des loisirs, une gentille bravoure de luxe et des affaires -d'argent embarrassées. La poussière de Paris, qui flotte autour des -maigres platanes accoutumés à vivre sans humus, cette poussière -illustre chargée de musc et de nicotine et où traîne toujours un peu -de vieille poudre, entretient chez les boulevardiers une griserie -légère. Dans ce pays chimérique, chacun vit sur l'esprit comme sur -la table des autres. Peut-être au vingt-deuxième siècle un membre -de l'Académie des sciences morales et politiques, penché sur ce -type disparu, <span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span> n'examinera-t-il pas sans quelque inquiétude le -personnage satanique et puéril qui fut honoré d'une malédiction de -Dostoïewski.</p> - -<p>Cependant, au second examen, les boulevardiers confessent un autre -caractère. Ces bohèmes sont des hommes rangés, ces fantaisistes sont -ponctuels; ces libertins sont respectueux de la hiérarchie. Leur -existence, réglée avec méthode et dénuée d'imprévu, tourne autour -d'habitudes et de potins familiers,—comme celle de bureaucrates ou -de bourgeois de petite ville. S'ils ignorent où ils vont dans la vie, -ils savent où ils se rendent chaque jour. Ils sont exacts à leurs -plaisirs, tels des administrateurs à leurs affaires. On en vit qui -grossirent, maigrirent, grisonnèrent, blanchirent et noircirent de -nouveau à la même terrasse de restaurant, comme des factionnaires -oubliés. Leur loyalisme ferait l'admiration des familles régnantes et -l'étonnement des philosophes...</p> - -<p>Scholl était leur souverain: il conférait l'investiture aux hommes -spirituels, signait le passeport <span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span> des bons mots qui courent la -ville et fixait les droits de propriété en matière de «nouvelles à la -main».</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Chaque soir, à six heures, il arrivait à Tortoni, bourru et cordial, -l'œil embusqué sous le monocle, distribuant les poignées de main -comme des encouragements ou des récompenses. M. Percheron, le patron -de l'établissement, le saluait avec la gravité discrète d'un chef de -protocole. Et ne fut-il point le maître des cérémonies de l'ancien -Boulevard, ce liquoriste aristocrate et autoritaire dont on aperçoit -la silhouette derrière Aurélien Scholl, comme on distingue celle -de Sancho derrière don Quichotte ou celle de <span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span> Coquelin cadet -derrière le marquis de Priola? M. Percheron avait, d'une certaine -manière, une âme de croyant. Il aimait mieux servir un verre de -bière à un gentleman authentique qu'une série de breuvages coûteux -à des consommateurs sans mandat. Il écoutait même avec un secret -orgueil les récits du grand chroniqueur racontant les dépenses qu'il -avait faites la veille dans un autre cabaret à la mode. Pour lui, la -République incarnait le triomphe du personnel des brasseries usurpant -le pouvoir sur les maîtres légitimes du pays: les clients qui savent -payer un louis deux œufs, une côtelette et une vieille bouteille -transportée avec précaution, comme une convalescente, dans un panier -d'osier.</p> - -<p>La foi de Scholl affichait moins de dogmatisme; elle n'était pas -moins sincère. Pendant dix ans il ne put prendre un rhume que ce ne -fût en se promenant avec le marquis de Massa ou avec le comte de -Dion. Et ses moindres gastralgies étaient signées Verdier.</p> - -<p>On ne découvrait pas sans surprise un brin <span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span> de conscience et en -quelque sorte de probité scrupuleuse dans le souci qu'apportait le -roi du Boulevard à déjeuner chaque jour en compagnie de barons de la -finance et de princes exotiques. Mais la dissipation lui était une -sorte de devoir professionnel, comme l'impertinence et «l'affaire -d'honneur». Le cabaret à la mode n'était pas seulement son salon; -c'était encore son cabinet de travail. La chronique de Scholl, ça ne -se fait pas à domicile, et l'on en chercherait vainement la recette -dans la <i>Cuisinière bourgeoise</i>: c'est un petit plat de l'ancien -Bignon. On ignore avec quoi c'est fait: un rien d'aliment solide -dissimulé en de mystérieux coulis, parmi des sauces violentes et -subtiles; mets épicé, pour des gens qui n'ont pas faim. Les modes -d'accommoder l'esprit purent changer; dédaigneux des copieux ragoûts -de la presse démocratique, le fondateur du <i>Nain Jaune</i> demeura -le chroniqueur de Bignon. Ainsi l'illustre Joseph préféra manger -ses économies en préparant pour de rares connaisseurs une cuisine -<span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span> artistique plutôt que d'écumer sans entrain, même au prix -de cinquante mille francs d'appointements, les pot-au-feu de M. -Vanderbilt.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>En contemplant le maître des jolies frivolités qui portait sur un -corps robuste son nom pimpant et coquet, comme une aigrette, des gens -non avertis connurent parfois la surprise des admirateurs de M<sup>me</sup> -Alboni, à l'égard de «l'éléphant qui avala un rossignol». La mise en -mouvement d'une machine énorme pour produire les délicieux riens de -l'article-Paris les étonnait comme s'ils eussent vu chauffer un train -pour porter un carton à chapeau. Ils ne se rendaient pas compte que -la parisine distillée par Scholl <span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span> était le résidu de laborieuses -combustions; les étincelantes boutades qu'il laissait tomber sur la -nappe étaient secrètement préparées par des mets émoustillants et par -des crus vénérables.</p> - -<p>Chez Scholl, l'écrivain était, pour ainsi dire, le secrétaire du -viveur. Il se souvenait des improvisations du boulevardier et il les -notait posément, appuyé sur son bureau Louis-Philippe. C'est dans sa -garçonnière, ornée de meubles sages, qu'on pouvait entrevoir le fond -de sa sincérité lorsque, penché sur l'honnête acajou, après avoir -remplacé par des bésicles son sourd monocle, il limait ses jolies -boutades.</p> - -<p>Peut-être, un de ces jours, dressera-t-on le bilan des mousquetaires -de la chronique qui, durant un quart de siècle, firent la parade pour -les Parisiens. Braves et étourdis, ils payaient esprit comptant; -et leur épée, comme leur plume, était toujours prête à la riposte. -Cependant, si l'on examine de près ces petits maîtres de la presse, -on admire les trésors de prudence que dissimulait leur désinvolture. -En dépit de leurs <span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> airs turbulents, ils étaient excellemment -mesurés. C'est Auguste Villemot, garde national déguisé en voltigeur, -avec ses malices prudentes de Censitaire, gardien jovial de la -colonne de Juillet; c'est Henri de Pène, homme du monde discret qui -chiffonne des idées légères sur un lieu commun, avec une grâce de -modiste; c'est Léon Chapron, moraliste dyspeptique expert à pomponner -des truismes; c'est Claudin surtout, le serf de la bohème dorée, qui, -par déférence pour un idéal, habita cinquante ans la même chambre -d'hôtel garni... Tous ils expriment avec crânerie des opinions -reçues. Ces brillants cavaliers de guérillas constituent la colonne -volante des gens de bon sens, infanterie massive qui monte la garde -autour des préjugés.</p> - -<p>Scholl respecta la noblesse, les pouvoirs publics, l'argent et -le succès. Il ne se rallia à la République qu'après la chute du -Maréchal, et au naturalisme que le jour où le suffrage universel -parut favorable à cette découverte. L'oreille tendue aux bruits de -la ville, il communiait d'instinct <span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span> avec les majorités. Mais -Voltaire lui-même ne s'appuyait-il pas sur le sens commun quand il -égaya aux dépens de Leibnitz les bourgeois éclairés qu'avait divertis -<i>Candide</i>?</p> - -<p>L'esprit est conservateur: un rapide éclair dans un joyeux cliquetis -de lames suffit à sa brillante escrime. C'est l'ironie qui est -anarchiste, dont les virtuoses manient, avec des gestes soigneux, les -stylets à manches de velours... Scholl pose l'épigramme comme un coup -de bouton; et sa flamberge garde une pointe d'arrêt.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>La vieillesse lui réserva des amertumes.</p> - -<p>Sur le domaine où naguère son peuple défilait, il vit des passants -au visage anxieux se <span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span> hâter comme s'ils avaient un but. Dans les -journaux, de jeunes hommes continuaient de réfléchir après qu'il eut -enlevé quelque position difficile avec une maëstria étincelante, -par quelque jolie boutade, à la française. Enfin Tortoni, à son -tour, fut emporté. Dès le lendemain de cet événement, l'état-major -boulevardier, obéissant à un secret mot d'ordre, se retrouva, fidèle -à son poste, au café dit: napolitain. Mais ce n'était plus le -glorieux établissement dont, l'été, s'écartaient avec défiance, en -traversant la chaussée, les Parisiens inquiets, et où M. Percheron -lui-même inspectait d'un œil sévère l'intrus dénué de parrains -ou de références. Dans le nouveau cénacle, des profanes pénétraient -ingénument, pour boire. Et parmi ce désordre et cette confusion, les -vieux Tortonistes ressemblaient à des émigrés.</p> - -<p>Un jour du printemps 1903, je rencontrai, opulente et radieuse sous -son ombrelle claire, Hélène, l'honnête et dévouée gouvernante du -brillant écrivain.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span> —Nous voulions nous installer chez nous, me dit-elle, mais -monsieur Scholl veut nous garder. Du reste, je suis très heureuse: il -vient de faire donner les palmes académiques à mon mari...</p> - -<p class="p2">Hélène et M. Midelair étaient depuis longtemps associés à la vie -du maître. Elle connaissait sa cave, sa bibliothèque, ses manies -et ses dossiers. Il lui donnait, chaque matin, la leçon d'épée. -Scholl les maria ensemble. Aucun spectacle ne fut plus poignant que -l'effort obscur, mais obstiné, du vieux chroniqueur vers la famille; -une existence de représentation n'était point parvenue à combler la -solitude morale de sa vie, organisée par un égoïsme sévère en vue des -joies positives de l'amour-propre et de la gastronomie. Du moins il -entendit «plastronner» jusqu'au bout. Il accueillit la rencontre avec -la mort comme son dernier duel, ornant son esprit pour l'aventure -suprême: après avoir rédigé son testament, il s'installa devant -l'ancien guéridon <span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span> de Tortoni, dont M. Percheron lui avait fait -présent (quelle relique pour Carnavalet!),—et il prit son absinthe...</p> - -<p>Les épicuriens de la décadence romaine montrent souvent cette qualité -de bravoure galante. Mais je trouve une beauté particulièrement -émouvante au trait noté par les reporters: «C'est M. Midelair, le -maître d'armes du Cercle de l'escrime, qui plaça sur la poitrine de -M. Scholl un crucifix et sur sa table de nuit de l'eau bénite et une -branche de buis.»</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-147.jpg" width="120" height="101" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="figcenter2"> -<img src="images/illust-148.jpg" width="260" height="322" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-149.jpg" width="600" height="77" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="rochefort" id="rochefort"></a>HENRI ROCHEFORT</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-149a.jpg" width="80" height="78" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">I</span><span class="smcap">l</span> serait injuste de ne voir en M. Henri Rochefort qu'un écrivain -de beaucoup d'esprit. Ce chroniqueur, qui fut condamné à mort -pour raison d'État, est mieux ou pire qu'un dilettante. Les gens -de lettres n'ont point coutume d'inscrire leurs bons mots dans -l'histoire de France: leur sagesse ingénieuse s'insinue vers ses -fins par des voies plus détournées; elle agit sur les mœurs d'une -façon moins immédiate. <span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span> Parti du café de Madrid pour aller -siéger au gouvernement de la Défense nationale, M. Henri Rochefort -sortit de l'hôtel de ville pour se rendre au bagne, d'où il revint -en triomphateur. Il fut l'ami de M<sup>me</sup> Doche et de Louise Michel, -le collaborateur de Lambert Thiboust et de Delescluze; il découvrit -Léonide Leblanc quand elle ne mangeait que des pommes de terre -frites, et M. Lavy quand il ne songeait pas encore aux spooms à la -Lucullus. Gustave Flourens se fit son prophète; Morny tenta, en vain, -de se le faire présenter; Victor Hugo en raffola.</p> - -<p>Sa vie est pittoresque et tourmentée comme sa silhouette.</p> - -<p>Pour comprendre cet insurgé badin, ce boulevardier héroïque qui -rallie les masses à son toupet célèbre, comme à un panache blanc, -il faut avoir senti battre le pouls de la foule un jour où, comme -on dit, elle «manifeste». Elle est légère et redoutable, et sa -gouaille est toujours près d'un éclat; même dans sa nonchalance, elle -communique une petite sensation de danger. Partout <span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> ailleurs le -peuple se soulève pour des intérêts; seul, le peuple parisien est -capable d'un coup de tête pour une idée, pour un caprice, pour un -rien. Une émeute eût-elle jamais mijoté chez nous, ainsi qu'il arriva -dans la capitale belge en 1848, à une représentation de la <i>Muette de -Portici</i>?</p> - -<p>Chef brillant aux nerfs impressionnables, M. Henri Rochefort est bien -le directeur spirituel de Paris. Le feu follet de son esprit, qui -pétille et qui brûle, contribue au rayonnement de la ville-lumière. -Et sa souveraineté n'est point nominale ou bornée aux limites d'une -circonscription. Née au boulevard, elle s'arrondit peu à peu; il -y agrégea successivement Belleville, Charonne, Montmartre, le -Croissant, le faubourg Saint-Germain, le bois de Boulogne...</p> - -<p>Unis sous sa tutelle, ces quartiers s'accordent mutuellement un -fidèle appui. Le faubourg prête de la morgue à l'apôtre de Belleville -fouaillant l'égoïsme d'un parvenu; et, parfois, l'ancien habitué du -café des Variétés reparaît sous le <span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span> citoyen de Charonne et fait -surgir, au détour d'une phrase où quelque gouvernant est traîné sur -la claie, l'image aimable de saint Agnan-Choler, soudain formidable, -et dont les gentilles malices prennent une portée inattendue; tels -les fédérés de 1871 empruntèrent des armes au magasin d'accessoires -de la Gaîté pour combattre les troupes de Versailles...</p> - -<p>Les prévenances de vocabulaire par lesquelles M. Henri Rochefort -honore, avec une équité impartiale, les différentes subdivisions -de son fief en demandant à l'une son espièglerie, à l'autre son -ardeur, à celle-ci sa grâce, à celle-là sa violence, font songer à -la courtoisie des anciens monarques qui empruntaient leurs noms aux -provinces, afin d'en orner les princes de sang... Cet usage procure -d'ailleurs de rares commodités aux ennemis du Grand Électeur: s'ils -sont domiciliés rue de Varennes, ils le traitent de libertaire; s'ils -demeurent près de la Sorbonne, ils lui donnent du vaudevilliste; et -s'ils campent sur le mont Aventin, ils le rappellent à l'humilité -du péché <span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span> originel en lui disant, avec de discrets reproches: -«Monsieur le marquis!»</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Ainsi, depuis un tiers de siècle, ce prodigieux journaliste réussit -quotidiennement le miracle de satisfaire les duchesses et les cochers -de fiacre, les révoltés et les sceptiques. Sa gaîté meurtrière a des -intelligences dans la sensibilité des frêles patriciennes et sous les -rudes crânes des travailleurs. De part et d'autre on lui ouvre un -large crédit de tolérance.</p> - -<p>Lepelletier de Saint-Fargeau disait que, lorsqu'on a cinq cent mille -livres de rente, il faut être à Coblentz ou au sommet de la Montagne. -L'observation du gentilhomme conventionnel <span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span> reste bonne, même -si le titre nobiliaire ne s'appuie pas sur des titres de rente. En -politique la distance à parcourir est plus courte de l'extrême-droite -à l'extrême-gauche que de l'extrême-droite au centre. Et c'est -pourquoi les belles lectrices de M. Henri Rochefort le trouvent moins -éloigné d'elles, au milieu des prolétaires, qu'il ne serait dans les -rangs des bourgeois. A lire ses proses virulentes, elles éprouvent -l'espèce de satisfaction que pouvaient ressentir les romaines de 1793 -aux bordées de l'Internonce à Paris, rédigeant, par égard pour les -circonstances, ses rapports dans la langue du père Duchêne.</p> - -<p>De leur côté, les lutteurs d'avant-garde, les nourrissons de la -Sociale, lui tolèrent des insolences qui, d'aventure, laissent -percer une certaine hauteur de «ci-devant». Ils ont un goût et, -j'allais dire, une faiblesse pour ce grand seigneur dont les -dédains épousèrent les rancunes du peuple. Que pouvait importer à -un républicain de 68 qu'aux jouissances du Lanternier <span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span> acharné -contre Napoléon III, se mêlât l'obscur plaisir de venger, par -surcroît, une arrière-cousine, cette princesse de Rohan-Rochefort -qui était fiancée au duc d'Enghien quand le premier consul le fit -fusiller? La foule marqua toujours une prédilection pour les révoltés -de bonne maison: peut-être les gens de peu lui paraissent-ils être -des mécontents à trop bon compte, et qui n'ont point de mérite. Un -brave automédon, dépliant le journal de M. Henri Rochefort avec -lenteur, comme un gourmet qui s'apprête à savourer un fin repas, me -dit un jour: «Voyons ce qu'Henri <i>leur</i> raconte aujourd'hui!» Et dans -la familiarité il y avait sans doute une satisfaction de partisan, -mais aussi un secret orgueil de compagnon flatté.</p> - -<p>Enfin les sceptiques seraient ingrats s'ils ne gardaient, à cet -artiste, de la gratitude. Ils se plaisent à voir traîner un gant -blanc sur la table où, au sortir des Premières, M. Rochefort rédige -d'une plume alerte ses vigoureuses diatribes. Les œuvres d'art, -produits des fins loisirs, et les injustices qu'engendre une société -mauvaise font <span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span> vibrer également sa délicate sensibilité. Il -entretient de jeunes peintres et de vieux communards. Enfin la -première fois qu'il risqua la police correctionnelle, ce fut pour -Donatello... Mais, surtout, il a abaissé le taux de l'injure. En même -temps qu'il familiarisait les femmes du monde avec les gros mots, -il initiait le populaire aux demi-mots. Imagine-t-on les épithètes -dont on rehausse nos controverses tombant à l'improviste en des -cervelles mal préparées de Norvégiens, de Suisses, d'Allemands ou -d'Anglais? Ce serait un beau tapage! Grâce au pamphlétaire, qui -reste un chroniqueur, le peuple le plus spirituel du monde connut -le déchet que laissent les adjectifs de polémiques; il apprit ce -que les nasardes ont d'opportun et, pour ainsi dire, de provisoire. -Aujourd'hui, on ne pardonne pas toujours à l'adversaire qui vous -appela imbécile; on se réconcilie volontiers avec celui qui vous -traita de misérable. De cette façon, la violence porte en soi son -remède et guérit les blessures qu'elle fait.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>L'accord de sympathies si hétérogènes n'en stimula pas moins, comme -un problème irritant, la sagacité des philosophes. Dans le paradoxe -d'une telle situation, ils s'entendirent pour admirer un prodige -d'équilibre ou un chef-d'œuvre d'artifice. Hypothèses téméraires, -car on ne soutient pas quarante ans un personnage composé; en une si -longue période, il arrive toujours une minute où l'acrobate se casse -les reins. Le cas est bien plus curieux, si l'on considère que M. -Henri Rochefort resta le même homme avec une parfaite aisance et une -simplicité presque candide, sans consentir le moindre sacrifice de -soi.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span> -J'ai conservé dans ma mémoire la vision d'un charmant tableau -d'intérieur: M. Henri Rochefort dans son cabinet directorial, au -moment où il vient d'achever son article. Celui-là était intitulé: -<i>l'Homme des Champs</i>, et le héros rustique auquel le maître -journaliste faisait les honneurs du Premier-Paris n'était autre -que M. Constans. Le rédacteur en chef de l'<i>Intransigeant</i> voulut -bien, à ma prière, me faire connaître la page encore fraîche où il -paraphrasait les déclarations faites la veille au bon Chincholle par -le ministre de l'Intérieur, villégiaturant en son château de Sembel; -et l'on sait de reste comment, pour Rochefort, M. Constans emploie -ses loisirs. C'était d'un brio et d'une impertinence inouïs: un -petit chef-d'œuvre de férocité joyeuse. Et tandis qu'il lisait ce -morceau, s'esclaffant lui-même avec une bonhomie sans prétention aux -trouvailles de sa verve, je regardais ce visage, populaire comme une -affiche, où il y a un singulier mélange de passion, de cruauté et de -gaminerie. Les yeux clairs, qu'il levait quelquefois <span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span> par-dessus -ses lunettes, étaient durs et froids, avec des reflets d'acier; et -quand il riait, sa bouche, qui découvre des dents serrées et d'une -blancheur éclatante, avait un modelé d'une douceur presque puérile.</p> - -<p>Cette persistante jeunesse est un phénomène surprenant. Peut-être M. -Henri Rochefort doit-il, dans une certaine mesure, au gouvernement -de M. Thiers la verdeur singulière qui lui conserva, devant les -défaillances des politiciens, une inaltérable faculté d'étonnement et -une spontanéité d'irritation toujours neuve. Si le petit Bourgeois, -en l'expédiant aux antipodes, ne s'inspira vraisemblablement d'aucune -arrière-pensée d'hygiène, il lui assura du moins, par cette cure -violente, des vacances profitables à sa santé intellectuelle. Notez -que la halte se place juste au milieu de sa carrière. Le repos forcé -auquel l'ancien membre du gouvernement provisoire fut condamné par -les Conseils de guerre semble avoir fixé l'âge où il se tint. Il n'a -pas soixante-dix ans, comme le prétendent les frivoles lexicographes: -<span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span> voilà trente ans qu'il en a quarante. Les malveillants -objecteraient qu'il en a plutôt vingt depuis un demi siècle. Mais -n'a-t-il pas écrit lui-même qu'en présence d'une iniquité son âme -redevient presque enfantine?</p> - -<p>Il y a en lui du gamin de Paris et du vieux français. Il est le -fils intellectuel d'un héritier de Voltaire qui aurait épousé -une descendante du duc de Beaufort, roi des Halles. Sa sympathie -de démocrate a je ne sais quel air de fraternité distante. Il ne -se montre pas sur le forum en sabots, à la manière des nobles -républicains de 48, pressés d'attester leur loyalisme. Aussi bien ses -papiers ont-ils toujours le même ragoût de trivialité et d'élégance. -Ce libertaire déchaîné est un sujet soumis et un serviteur -respectueux de la grammaire. Il peut faillir à la civilité puérile -et honnête; jamais à la syntaxe. Sa langue est polie et dépouillée, -comme celle des écrivains du XVIII<sup>e</sup> siècle. Dans la guerre de -classes où déjà l'on voit poindre les haches et les massues, il garde -son arme claire.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span> -N'est-ce point un piquant sujet de méditation que les ancêtres de -M. Henri Rochefort aient été les suzerains du pays où G. Sand vibra -à tous les frissons de la terre et du ciel, se donna à toutes les -utopies? Le rejeton des anciens seigneurs de Nohant est également -imperméable à la chimère et à la nature. Les systèmes dont la lourde -armature embarrasse et alourdit les mouvements de l'esprit; les -constructions arbitraires, toujours embrumées de rêverie allemande, -qui ont besoin de quelques nuages pour fondre les contours incertains -de leurs architectures et en compléter l'harmonie, inspirent des -défiances à sa raison agile. De même, il put traverser les paysages -des tropiques sans être touché de leur splendeur (je sais bien qu'il -avait, à cette époque, d'autres motifs d'émotion; cependant, les -circonstances tragiques de 1871 ne l'empêchèrent point de songer à -Watteau, menacé par les obus de Guillaume); enfin la vie anglaise, -si intense, n'entama point sa personnalité légère, brillante et -fortement trempée. Et il revint de Londres, comme <span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span> il était -revenu de Nouvelle-Calédonie, ainsi qu'autrefois on sortait de la -Bastille, avec belle humeur.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Cette fougue juvénile et cette réserve un peu hautaine demeurent les -traits caractéristiques de sa physionomie. Il aime, comme un joli -divertissement, la faveur publique, et j'imagine qu'il éprouve du -plaisir à entendre, quand il passe, les badauds répéter: «C'est lui!» -Toutefois son inaptitude au respect le garantit contre les mauvaises -tentations de la popularité.</p> - -<p>Les politiciens ne savent point porter cette charmante parure. Elle -ne leur inspire pas seulement des troubles malsains, mais encore des -spéculations <span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span> intéressées. A peine les électeurs témoignèrent-ils -à leur endroit de la complaisance, qu'ils gèrent ce caprice avec une -sagesse bourgeoise. Le premier souci des révolutionnaires arrivés -est d'arrêter les frais de la révolution. En chacun d'eux veille un -satisfait, prêt à dédaigner, pour un plat de lentilles servi dans la -vaisselle de l'État, les plus doux sourires de la gloire. Les postes -officiels leur inspirent des égards. Or on sait qu'actuellement -le chef d'un cabinet n'offre pas un portefeuille au collaborateur -capable de le mieux servir, mais au collègue qui serait susceptible -de devenir gênant. Un ministère est d'abord une somptueuse prison où -l'on enferme, par précaution, un adversaire éventuel...</p> - -<p>C'est la seule, qu'en sa vie accidentée, M. Henri Rochefort n'ait -pas connue. Quel otage, cependant, pour un gouvernement! Il préféra -demeurer le ministre <i>in partibus</i> de l'opinion—de cette opinion que -M. Villemain, avec quelque pompe, nommait: la seconde conscience des -hommes d'État.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> -C'est un beau rôle: il représente une fonction légitime et, pour -ainsi dire, organique, dans un pays de représentation. L'ambitieux -qui compte sur l'appui du peuple afin de parvenir est condamné à -promettre: c'est la loi et l'expiation des succès démocratiques. -Les plus sérieux: Gambetta, Ferry, le prudent Jules Simon lui-même, -ne purent s'y soustraire. Et ils firent, parfois, d'éclatantes -pénitences... L'Intransigeant n'en garde pas moins le droit de leur -dire: «Si vos promesses étaient irréalisables, il ne fallait pas les -faire; si elles étaient bonnes, tenez-les!» Il convient d'attribuer -ce sens à la remarque de Villemain; interprétée différemment, elle ne -serait que de M. Homais.</p> - -<p>Là est le secret de la vogue constante qui favorisa M. Henri -Rochefort. La popularité qui rappelle des services positifs est -toujours révocable et précaire; celle du célèbre journaliste évoque -tout ce que les autres n'ont pas fait. C'est pour cela qu'elle est -énorme, irréductible, et, en somme, édifiante. Lamartine siégeait -au <span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span> plafond; Rochefort est le délégué des vieilles lunes, où -vont les affiches d'antan. Et afin de tenir dignement son emploi -de trouble-fête sacré, dressant en face des <i>beati possidentes</i> le -spectre des vieux programmes, point ne lui fut utile de reculer peu -à peu son poste de combat: pour être de l'opposition, il lui suffit -de rester à sa place. Ses alliés seraient demain au pouvoir qu'il -se trouverait, vis-à-vis d'eux, dans la même situation: celle d'un -créancier exigeant à l'égard de débiteurs insolvables.</p> - -<p>Des moralistes lui reprochèrent de ne point observer avec assez de -soin le ton qui conviendrait à un apôtre parlant au nom de la misère -et de la vertu... Mais quoi? Shopenhauer lui-même, qui croyait -également avoir ses raisons de ne pas approuver la conduite du monde, -jouait chaque matin devant sa fenêtre un petit morceau de clarinette. -Et, aux yeux du philosophe, il s'agissait d'une bien autre aventure; -ce n'était pas la constitution nationale, c'était le Cosmos qui ne -marchait point!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> On ne peut pas oublier que le député de 1871 joua de la -clarinette, même quand sa peau fut l'enjeu de ses calembours. Et -cette gaminerie a tout de même une gentille allure; on y retrouve -encore l'âme de Gavroche, et celle du marquis de Rochefort-Luçay.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-166.jpg" width="120" height="91" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-167.jpg" width="600" height="77" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="ollivier" id="ollivier"></a>ÉMILE OLLIVIER</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-167a.jpg" width="80" height="82" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">L</span><span class="smcap">es</span> personnages illustres offrent rarement une agréable surprise et -un motif nouveau d'enthousiasme au curieux qui les observe dans le -particulier. Pour ces êtres d'exception, l'homme privé ajoute peu -à l'homme public. Les uns ont une âme trop inégale à leur génie: -ils portent gauchement, comme une parure étrangère, une renommée -dont le sort, dirait-on, les gratifia par mégarde. L'indigence de -leur <span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> caractère les réduit au rôle d'éminents spécialistes. -Les autres ne disposent pas des ressources intellectuelles qui -suffiraient à leurs aspirations morales. Ces désaccords, choquants -ou douloureux, n'apparaissent pas en M. Émile Ollivier. Personne ne -remplit avec tant d'aisance l'idée qu'on se fait du grand homme. Chez -lui, l'abondance du cœur et la générosité du talent s'alimentent -évidemment à la même source.</p> - -<p>Les invités de M. Pingard n'ont pas perdu le souvenir de la séance -où, pour la première fois depuis 1870, M. Émile Ollivier parla dans -une cérémonie officielle. Son éloquence, contenue par trente-six -ans de silence, n'eut à s'élancer que vers la louange de la vertu. -Et le spectacle était poignant, de ce tribun enchaîné offrant à -la clientèle élégante de l'endroit, avec des gestes de sommation, -les beautés oratoires dont il se libérait. Mais, dans l'hôtel de -la rue Desbordes-Valmore, sa parole ample et mesurée au cadre -d'une assemblée inspire une admiration à laquelle s'ajoute un peu -d'angoisse.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span> -C'est dans la petite maison de Passy, calme et garantie contre -les bruits du siècle, comme la retraite du sage, qu'il me fut permis -d'admirer de près l'ancien ministre de Napoléon III. Il avait -réuni quelques amis à déjeuner: un homme d'État considérable dans -la République et le chantre inspiré de Joyeuse et de Durandal, le -vicomte Henri de Bornier. A cette table il y avait un grand poète: -M. Émile Ollivier. Alors que le bon lyrique de <i>la Fille de Roland</i> -suivait sa Muse vers les cimes, en soufflant un peu, et semblait -goûter à terre une quiétude d'alpiniste au repos, M. Émile Ollivier, -magnifique sans effort, trouvait sur les sommets son atmosphère -naturelle.</p> - -<p>Il nous entretint, ce jour-là, de Guizot, dont il venait de découvrir -la correspondance adressée à Victor de Broglie. En une lettre -mélancolique, le philosophe confesse ses doléances d'homme d'action. -«Il faut, dit-il, que nous fassions, afin d'arriver jusqu'au public, -comme le chat pour passer sous les portes: se baisser et s'amincir, -c'est la condition <i>sine qua non</i>...» Cette pensée <span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span> désolante -exaltait M. Émile Ollivier d'une généreuse indignation. Il voulut -chercher le livre dans sa bibliothèque et vérifier la phrase de -«l'austère intrigant».</p> - -<p>Cette hauteur familière, cette sorte de candeur virile qui ne consent -point à composer avec la bassesse, montrent excellemment, sous son -aspect essentiel, l'historien de <i>l'Empire libéral</i>. Je le vois -encore qui, dans la pénombre de l'antichambre, encore obsédé par le -souvenir de Guizot, me contait que Lamartine, dont il était alors -le secrétaire, le présenta en 1845 au célèbre doctrinaire, comme -un jeune homme ardent et «très optimiste». M. Guizot l'accueillit -avec bienveillance et laissa tomber de sa triple cravate ces mots -remarquables:</p> - -<p>—Vous avez raison, monsieur, d'être optimiste: les pessimistes sont -des spectateurs!</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Pensée profonde, que la vie de M. Émile Ollivier illustre -pathétiquement. Il ne faut pas médire de l'optimisme, sous le -prétexte que parfois il se donne les airs modestes d'un sentiment -qui se contente à peu de frais. Il est l'heureux mensonge qui -secrètement conseille l'audace aux gens d'action; il reste, en -somme, le principal facteur des conquêtes de l'humanité. Pour -avoir négligé, penché sur les manuscrits des Archives, le coup de -soleil qui illumine les pages de Michelet, M. Taine, incomparable -essayiste, ne fut pas un historien complet. C'est un phénomène -notable que les grands mouvements populaires <span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span> ont eu lieu l'été. -Ces belles imprudences que sont les révolutions réclament, en effet, -de leurs entrepreneurs une intrépidité d'esprit dont la nature en -fête cautionne et avalise, en quelque sorte, les promesses, avec -la bienveillance d'une complice. C'est en agitant une cocarde de -feuillage prise aux arbres du jardin que Camille Desmoulins, monté -sur une table du Palais-Royal, entraîne les citoyens à la Bastille. -Et nous avons entendu le vénérable M. Gallichet—l'un des héros des -Trois Glorieuses—rapporter de quelle façon, le 27 juillet 1830, -ayant entendu le roulement du tambour, il prit son fusil et, comme il -faisait beau, s'en alla gaillardement renverser une monarchie vieille -de dix siècles.</p> - -<p>M. Émile Ollivier possède cette faculté merveilleuse qui, d'aventure, -soulève les montagnes. Et par sa confiance dans l'idée il paraît -plus proche, intellectuellement, de nos théoriciens d'avant-garde -que des hommes dont le hasard le fit le contemporain. Son père, -Démosthène Ollivier, était l'ami de Pierre Leroux; il prêcha comme -<span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span> une sorte de croisade l'évangile socialiste; enfin il donna à -son fils aîné le prénom d'Aristide. M. Émile Ollivier, lui non plus, -ne désespéra jamais de la justice immanente. Parmi les portraits du -maître, il en est un que je trouve singulièrement révélateur: c'est -la toile où Lévy-Dhurmer a représenté l'homme d'État vieilli. La -figure garde la même expression inspirée et réfléchie qu'on remarque -aux portraits du quadragénaire; les favoris sages encadrent un visage -passionné: cependant une mèche rebelle, un peu chimérique peut-être, -échappant enfin à une longue discipline, se dresse au sommet du -front dégarni. Et ce double aspect d'un visionnaire et d'un juriste -symbolise précisément le caractère du fondateur de l'Empire libéral.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>On prétend d'ordinaire ne connaître que le premier: c'est juger -imparfaitement M. Émile Ollivier. Le politique qui tenta de réaliser -l'idéal avec prudence reste un peu l'apôtre qu'était son père,—mais -un apôtre surveillé et guidé par un homme d'affaires. Comme tous les -Méridionaux et comme presque tous les poètes, cet orateur à la parole -chantante possède un sens très fin de la réalité.</p> - -<p>Les gens du Midi jouissent d'un charmant privilège: même quand ils -sont transplantés, la chaleur emmagasinée en leurs veines par des -générations d'ancêtres et qui pour eux colore les <span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span> choses ne -les empêche pas de mesurer avec exactitude le mirage. L'illusion -est une force qu'ils emploient avec adresse, comme les ingénieurs -utilisent en énergie motrice les beautés inutiles de la nature. Ils -n'en sont jamais dupes. N'est-il pas curieux qu'en 1863, lorsque les -Comités polonais de Paris se rendent auprès de M. Émile Ollivier -afin de protester contre son attitude, le chef de la délégation soit -un honorable bijoutier, M. Tirard, le futur président du Conseil de -1889? Ainsi l'utopie se trouva incarnée en un négociant, tandis que -le réalisme avait pour interprète un poète...</p> - -<p>Au vrai, le sentimentalisme politique de M. Tirard n'était point -personnel à cet excellent homme; depuis la Restauration, il soutenait -les sympathies militantes des libéraux pour les peuples qu'opprimait -la Sainte-Alliance: l'Italie, la Pologne, l'Allemagne. L'Empereur -lui-même ne fut pas insensible à la suggestion. Et il n'est point -téméraire de prétendre que cet état d'esprit, en empêchant une -entente avec le <span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span> Tsar, permit la guerre des duchés et, par voie -de conséquence, la campagne de 1870.</p> - -<p>Mais en 1870 même, quand le ministre des Affaires étrangères déclare -l'incident prussien clos par la renonciation formelle du prince -Charles de Hohenzollern au trône d'Espagne, quel est le député qui -s'institue le porte-parole de l'opinion publique, déchaînée pour -la guerre, et déclare la dignité nationale mal défendue par le -gouvernement? C'est M. Adolphe Cochery...</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>M. Émile Ollivier a évoqué, à propos de son accession au pouvoir, -l'entrée des musiciens de <i>Roméo</i> qui, conviés au festin nuptial, -arrivent <span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span> pour chanter les complaintes funèbres. Son existence, -où la tragédie a le premier rôle, est dominée par une fatalité -ironique. Pacifiste, il représente la guerre; la foule, qui a des -nerfs et des caprices de femme, trouva plus commode de se décharger -de ses responsabilités sur une victime expiatoire. Démocrate, il -fait figure de réactionnaire. Après avoir introduit la République -dans l'Empire, il vit les républicains qui le honnissaient en 1869 -s'installer confortablement dans son programme, puis les jacobins -restaurer les méthodes du bas Empire.</p> - -<p>Malgré les trahisons de la fortune et des hommes, la foi robuste de -M. Émile Ollivier ne fut pas entamée.</p> - -<p>Il ne consentit jamais à admettre que les belles idées pussent être -grosses de faits médiocres,—semblables à la princesse du conte -oriental, dont la bouche délicieuse vomit des bêtes dégoûtantes. -A quatre-vingts ans il est le même qui, jeune homme, jaloux de -concilier l'ordre avec la liberté, affrontait les démagogues des -<span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span> Bouches-du-Rhône,—les Marseillais, sensibles à la caresse des -phrases harmonieuses et sentant leur vertu civique mal assurée devant -tant d'éloquence, lui criaient: «Taisez-vous!»—le même qui plus -tard entreprit de féconder par des rêves généreux les combinaisons -politiques du duc de Morny...</p> - -<p>Cet optimisme impénitent est un spectacle qui émeut: il faut qu'un -cœur soit d'une grande pureté pour qu'à cet âge, et après de -telles épreuves, l'illusion ne s'y fane point. Peut-être, d'ailleurs, -M. Émile Ollivier dut-il à l'injuste disgrâce qui l'écarta de la vie -active, autant qu'à sa grandeur d'âme, de conserver entières ses -espérances.</p> - -<p>Quand il accepta des mains de l'Empereur le gouvernement, on appela -d'abord le cabinet du 2 janvier le «ministère des honnêtes gens». -Et sans doute le baptême n'impliquait aucune intention injurieuse à -l'adresse de M. Rouher dont la probité fut inattaquable, pas plus -que l'étiquette de «révolution du mépris» donnée au <span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> mouvement -de 48 ne marchandait l'estime due au roi Louis-Philippe. Mais le -séduisant paradoxe de l'Empire libéral donnait à la France un visage -qui paraissait convenir davantage à «la plus grande personne morale -du monde». Et elle ressemblait à la jeune Marianne comme une sœur, -cette étrangère, noblement parée d'idéologies, qui fit son entrée -dans les salons officiels en même temps que sainte Mousseline...</p> - -<p class="p2">Nous avons vu la divorcée de César, libérée de son idéal, épaissie -dans les soins du ménage; et sa maturité sans grâce, égoïstement -utilitaire, semble digne encore de recueillir des hommages de jeunes -ambitieux. Nous ne concevons plus guère, toutefois, qu'elle puisse -tourner les têtes...</p> - -<p>La République, hélas! devrait-elle rester une fiancée? M. Émile -Ollivier conserve l'avantage de la voir toujours à vingt ans. Il -croit à la fraternité, à la liberté, à l'égalité, de la façon qu'on -y pouvait croire quand on ignorait tout ce que <span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span> contiennent ces -mots magiques. Et ainsi, d'une certaine manière, le premier ministre -de 1870 apparaît comme l'un de nos derniers républicains.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-180.jpg" width="120" height="85" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-181.jpg" width="600" height="76" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="donnay" id="donnay"></a>MAURICE DONNAY</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-181a.jpg" width="80" height="80" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">O</span><span class="smcap">n</span> éprouve une volupté inquiète et une délicieuse surprise à -entendre, au Théâtre-Français, les comédies de M. Maurice Donnay. -Sur la scène majestueuse où M. Édouard Pailleron exposait naguère -de jolis bouquets artificiels montés avec soin, voici de longues -fleurs aux tiges encore humides et dont les racines gardent un peu -de terre. L'auteur les lia en gerbe, à la façon des bouquetières du -boulevard, <span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span> d'une main nonchalante et experte; elles répandent -une subtile ivresse. Et cet art, sans ordre apparent mais harmonieux, -ne se contente point d'une admiration paisible: il requiert encore le -consentement de tout l'être.</p> - -<p>C'est pour cette raison que la divine Bartet, appréciant l'œuvre -si humaine qui s'appelle <i>l'Autre Danger</i>, put dire:</p> - -<p>—Cette pièce, on l'aime comme une personne!</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Il faut chercher là le secret du charme propre à M. Maurice Donnay: -parmi les poètes de l'amour, il est le plus voisin de la nature. -La jeune et exquise duchesse de Choiseul écrivait <span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span> à M<sup>me</sup> du -Deffant: «M. Walpole me parle toujours comme à une femme!» Tous -les amoureux qu'on rencontre dans les pièces de M. Maurice Donnay -révèlent cette secrète et hardie offensive; aucune amoureuse ne -s'en étonne. Entre ces adversaires mal armés, une force d'animalité -rayonnante et toujours en éveil négocie sans cesse, presque à -l'insu des cœurs. Tandis que les lèvres prononcent des paroles -impertinentes et frivoles, leurs corps, indifférents à ces jolis -concerts, concluent de sérieuses ententes. Dans le merveilleux -musée qu'est le répertoire de la Comédie-Française, on admire -d'incomparables portraits de femmes, frémissantes et douloureuses. -Mais ce sont des héroïnes. L'anathème chrétien qui flétrit les -faiblesses de la chair pèse sur elles. Pour Andromaque, pour Bérénice -et même pour Phèdre, l'âme reste la souveraine,—pauvre souveraine -qui ne gouverne pas toujours, mais du moins règne. Sous sa tutelle -précaire, les sens mènent un état de parents honteux, qu'on <span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span> -n'avoue point. Et ces esclaves exigeants, mal résignés au silence, -peuvent gronder et cabaler en sourdine: si l'on pense toujours à eux, -on n'en parle jamais.</p> - -<p>M. Maurice Donnay restitua aux sens une situation honorable dans -l'amour; il reconnut leurs droits avec honnêteté. Quel autre écrivain -que l'auteur du <i>Torrent</i> aurait eu l'audace—et le droit—d'évoquer -les «désillusions du corps»? Chez lui, l'âme semble être près de la -peau, au point de se confondre avec elle. C'est pourquoi les femmes -qu'il a créées sont peut-être plus femmes que les autres: Racine nous -offrit l'âme de Bérénice, Maurice Donnay nous a livré son parfum.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Ainsi ce peintre si actuel et si aigu de la société contemporaine est -le dernier des païens. Grâce à sa magie, le Désir retrouve sa place -légitime parmi les lois augustes qui régissent le monde. Le peintre -Degas prétend que Jupiter se promène encore dans les rues, mais que -nous ne le reconnaissons point. M. Maurice Donnay, s'il croisait -Vénus, ne s'y tromperait pas. Aux Variétés, quand le ténor José -Dupuis décernait à cette déesse la pomme gagnée sur le mont Ida, elle -était une étrangère: à l'ancien Chat-Noir, durant un hiver, elle fut -vraiment chez elle. Et l'on eût sans surprise aperçu sa statuette, -telle une madone familière, au-dessus de la lanterne magique <span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span> où -les hommes passaient avec des gestes brusques de pantins, comme des -ombres néo-platoniciennes, tandis qu'adossé au guignol le poète, en -des hymnes caressants, chantait Éros et les impudiques orchidées.</p> - -<p>C'est que Meilhac et Halévy furent, à la façon de M. Combes, bien -qu'avec une autre grâce tout de même, des spiritualistes sans le -savoir. Dès 1867, le jeune abbé Constantin suit d'un regard paternel -les écarts de la belle Hélène, qui accumule de somptueux éléments -de pénitence. La gouaillerie légère et sournoisement hostile de ces -spirituels voltairiens présente Aphrodite comme une divine cocodette. -Ils sont des profanes, et c'est pourquoi ils ne purent prétendre -à s'élever jusqu'au sacrilège. La dévotion de M. Maurice Donnay -l'autorisait à se montrer schismatique, et il le fut avec une grâce -adorable.</p> - -<p>Aussi ne dit-il point la belle Hélène, mais la bonne Hélène. Jamais -Vénus ne reçut d'un fidèle un culte plus ingénieux et plus délicat. -<span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span> C'est toujours la Vénus Victrix; et autour d'elle se pressent -déjà ces gentilles petites proies, faciles et résignées au sacrifice, -qui s'appellent Valentine Lambert, Claudine Rosay et Claire Jadain. -Néanmoins ce n'est plus la déesse gloutonne qui accueillait sans -discernement les hommages des hommes et par sa cordialité sans -phrases enjôlait le berger Pâris.</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="line"><i>Et la troisième, la troisième,</i></div> - <div class="line1"><i>La troisième ne dit rien.</i></div> - <div class="line1"><i>Elle eut le prix tout de même:</i></div> - <div class="line1"><i>Calchas... vous m'entendez bien!</i></div> -</div></div> - -<p>M. Maurice Donnay lui apprit à causer et à choisir. Afin de la -rendre plus séduisante encore, il la para de scrupules et l'arma de -dédains. Le Plaisir reste la loi suprême de ses abandons; mais il est -devenu plus circonspect et, si j'ose dire, plus dégoûté. «Lorsqu'une -femme aime, il y a autour d'elle une atmosphère qui la protège -contre toutes les tentatives, et en elle une force qui la protège -contre toutes les <span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span> séductions.» N'est-ce point là une formule -actuelle de la Pudeur qu'agréerait la fille de Zeus et de Dioné? Le -champagne «extra-dry» par lequel le disciple respectueux remplace, -dans ses offrandes, le sang des génisses, anime d'une aimable ivresse -l'auguste impassibilité de la déesse, sereine comme le calme des -mers. Et d'une divinité terrible il fit une femme charmante.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Il serait injuste de méconnaître la signification et la portée -de cette école qu'on pourrait appeler l'école de Montmartre. Ses -plus audacieux fantaisistes ne furent pas des sceptiques. A côté -de Mac-Nab, l'élégiaque rigolo qui transposa la <span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span> <i>Chute des -feuilles en Ballade des Poèles Choubersky</i> et devint poitrinaire, à -la façon d'un garde national de 1840, en lisant l'<i>Imitation</i> dans -une chambre sans feu, M. Maurice Donnay fut un fataliste souriant, -mais résolu. Et ce n'est point par surprise ou par complaisance pour -une verve turbulente et gamine que dans le Voyage aux Enfers, où il -guida Verlaine en des cycles inconnus de Dante, le poète d'<i>Ailleurs</i> -raille avec un brio étincelant «Adolphe ou le jeune homme triste»:</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="line"><i>Il était pâle et maigrelet,</i></div> - <div class="line"><i>Ayant sucé le maigre lait</i></div> - <div class="line"><i>D'une nourrice pessimiste.</i></div> - <div class="line"><i>Et ce fut un jeune homme triste!</i></div> -</div></div> - -<p>Un instinct sûr lui révélait un ennemi dans le doctrinaire -dédaigneux qui compliqua des tourments de l'idée les tourments de la -chair. Cette maladie infiniment distinguée qu'on pourrait appeler -l'<i>adolphisme</i> lui parut cacher une des plus graves atteintes de -l'esprit à la majesté de <span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span> l'amour naturel. D'où vient que le -petit roman de cent cinquante pages écrit voici près d'un siècle -exprime encore avec une acuité singulière les inquiétudes de la -sensibilité contemporaine? C'est que Benjamin Constant y nota une -des révolutions les plus profondes du sentiment: l'intervention -abusive de l'intelligence dans les affaires du cœur et son -indiscrète tyrannie. Peut-être, au fond, la crise de l'<i>adolphisme</i> -réside-t-elle uniquement dans la différence d'âge du cerveau et du -cœur. Accorder un crédit d'influence anormal au spectateur qui, -dans chacun de nous, surveille l'acteur, c'est réserver à celui-ci -une situation misérable.</p> - -<p>En l'amant d'Ellénore, le témoin ingénieux à corrompre sa joie -est un juge morose; en l'amant de Claudine Rosay, ou d'Hélène, -ou de Claire, c'est un ami complaisant. L'émotion lui donne de -l'esprit; mais l'esprit, serviteur docile, avec des espiègleries -et des impertinences de jeune page, fait la police des préjugés et -des rosseries. Aucune arrière-pensée ne trouble la <span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span> volupté -tranquille et l'espèce d'ingénuité passionnelle de ces séducteurs, -qui regardent la Vie sans bouder. Ils ignorent délicieusement la -faute.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>M. Maurice Donnay présente une des physionomies les plus complexes -de la littérature moderne. Si on lui cherche vainement un ancêtre, -on lui découvrirait du moins des parents. Son âme, sensible à la -beauté et qui ne se refuse point, subit le charme de différents -idéals. Plutôt que de renier aucun dieu, elle les adorerait tous, à -la condition qu'ils ne fussent point sévères. Tour à tour païen et -mystique, néo-grec et néo-chrétien, cet Athénien à la ceinture lâche -apprit, dans ses vagabondages d'un <span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span> ciel à l'autre, à fortifier -la tolérance antique par la miséricorde chrétienne. C'est aux accords -de l'<i>Adeste fideles</i>, réglé par le gentilhomme-cabaretier, qu'il -dédiait à la reine de l'Olympe les «pauvres petites femmes toutes -couvertes de péchés» dont parle saint Jérôme avec une tendresse -farouche.</p> - -<p>Les libertaires le reconnaîtraient pour un des leurs: il donne -toujours raison à la Nature et guide l'humanité vers l'anarchie par -des chemins en fleurs, écartant avec bienveillance les obstacles -artificiels des conventions comme, d'une main gantée, les promeneurs -abaissent les buissons qui dissimulent un agréable paysage. Et ainsi -son œuvre fait songer à un évangile selon Kropotkine, relié en -bleu tendre. Cependant un moraliste de l'école le traiterait de -même avec considération, pour son souci d'établir le bilan des -<i>douloureuses</i>... Ah! certes, une pareille éthique est une caissière -incertaine ou du moins distraite, et il lui arrive de présenter à de -maigres dîneurs de formidables additions. <span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span> Un expert méticuleux -découvrirait des erreurs de calcul et des virements suspects -dans les inventaires où elle totalise la somme des bonnes et des -méchantes actions, jetant à l'idée de justice, comme une aumône, -un banquier véreux et qui néglige sa femme. Toutefois la velléité -est déjà méritoire, pour un épicurien, de tâcher à introduire de -l'ordre dans les passions humaines... Et M. Maurice Donnay ne -serait pas indifférent non plus à M. Jaurès, par ce sentimentalisme -pitoyable qui proclame les droits de chacun au plaisir, et rêve, si -j'ose dire, la socialisation du bonheur. M. Paul Bourget, de son -côté, l'accueillerait avec sympathie, car, s'il aime la joie, il -ne méconnaît pas l'élégance du sacrifice et il chérit la tradition -pour la douceur et le capital de poésie qu'elle renferme. Bérénice -immole sa passion à l'Empire; Bérénicette offre la sienne à la -respectabilité. N'est-ce pas une des plus jolies conquêtes de la -bourgeoisie?</p> - -<p>Enfin il est évangélique, non seulement par cette «démangeaison de -donner des absolutions <span class="pagenum"><a name="Page_186" id="Page_186">186</a></span> à tout venant» que reprochait le P. -Rapin au fils du duc de Longueville récemment entré au noviciat des -Jésuites, mais surtout par son impérieuse bonté. La bonté, qui est la -moins arrogante des vertus, paraît également la plus sensuelle, faite -de petits dons de soi, presque physiques et sans cesse renouvelés. -Elle reste la loi suprême de son génie aimable. Je me rappelle que, -dans l'orgueil de la trentaine—cet âge est sans pitié!—le futur -auteur de l'<i>Autre Danger</i> m'avouait, en souriant, suivre parfois -dans la rue les femmes entre deux âges, afin de leur insinuer la -pensée qu'elles pouvaient encore plaire... Et par cette charité -discrète M. Maurice Donnay nous incline encore, en quelque manière, -au souvenir de saint Vincent de Paul.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-194.jpg" width="120" height="90" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-195.jpg" width="600" height="76" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="didon" id="didon"></a>LE PÈRE DIDON</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-195a.jpg" width="80" height="81" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">J</span><span class="smcap">'imagine</span> que la mort du Révérend Père Didon éveilla dans l'esprit -de ses supérieurs un sentiment complexe où se mêlait à un regret -sincère une impression obscure de soulagement. C'est que ce beau -moine représentait un peu, aux chefs responsables de l'honneur de -la Communauté, ce qu'est, pour un époux, une femme brillante, <span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span> -d'imagination vive et d'âme romanesque, et dont la vertu est une -victoire quotidienne. Ses succès dans le monde provoquaient à la -fois de la fierté et de l'inquiétude. Il avait eu avec la popularité -des flirts célèbres, dont il était sorti intact, pour la plus grande -gloire de l'Église. Mais son charme, comme sa faiblesse, était de -paraître sans cesse exposé à la chute. En le sentant si près du péché -et cependant fidèle, on éprouvait pour lui une affection attendrie, -reconnaissante et protectrice.</p> - -<p>Quand il prit un soupçon de ventre, les dignitaires de saint -Dominique connurent la joie trouble et secrète des maris dont la -vigilance fut constamment harcelée et tenue en éveil, en découvrant -le premier cheveu blanc sur le front d'une coquette séduisante. Cet -avertissement est pour eux une première victoire, le présage d'une -fin prochaine des hostilités. Ils se consolent de voir la séductrice -moins belle en songeant qu'elle sera plus à eux. Ainsi, quand -l'ancien orateur de Saint-Philippe du Roule, dont les <span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span> phrases se -heurtaient naguère, en des envolées superbes et imprévoyantes, à tous -les arceaux du temple, se montra dans les rues, avec sa serviette -d'hommes d'affaires à la main, sage et circonspect en son allure, -sous la décence de sa lévite noire, comme un sociétaire de la Comédie -qui se rend chez son agent de change, on crut que le Révérend Père -Didon s'était résigné à vieillir. Ses cartes de visite portaient un -titre rassurant: «Administrateur délégué de la Société anonyme des -établissements d'Arcueil.» C'était presque un aveu d'abdication. Mais -peut-on jamais s'estimer tranquille et garanti contre les personnes -qui connurent les tourments de la passion et ont le goût de jouer -avec le feu?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>A cinquante ans, après dix années de vie rangée en Corse, sous les -tamaris et les orangers du couvent de Corbara, quand tout le monde -le croyait assagi, le Père Didon risqua encore un coup de tête: il -publia un roman sur «Jésus».</p> - -<p>On raconte que Victor Cousin reçut un jour la visite d'un directeur -d'encyclopédie qui venait lui demander un article sur le Christ. Le -philosophe se récusa. Et l'imprésario évincé s'en allait, ennuyé, -lorsque Cousin, se penchant sur la rampe de l'escalier, lui cria:</p> - -<p>—Allez voir Lamartine; il brûle de se compromettre!</p> - -<p>Le Père Didon, qui aima toujours le danger, <span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> était incapable d'un -tel calcul. Il se compromit personnellement. Les neuf cents pages de -ses deux in-octavo ne nous révèlent rien sur le Fils de Dieu; par -contre, elles illuminent d'une lumière éclatante l'âme du prédicateur -éloigné de la chaire. On y trouve, avec moins d'amertume et plus de -candeur, les mélancolies passionnées et les nostalgies militantes -que décèlent certains mémoires de M. Jules Simon sur d'anciens -collègues de l'Institut. «Quand Jésus porta l'Évangile en Galilée,» -écrit-il, «sa renommée était éclatante.» Ailleurs: «On propageait -la «gloire» de Jésus, on préparait la «manifestation populaire qui -allait éclater.» Et encore: «Jésus se laisse «acclamer» par la foule -et ses partisans... aux applaudissements du peuple qui le traitait de -Messie.» Puis, ce bouquet: «Jésus est un homme de génie!»</p> - -<p>Singulières et troublantes obsessions chez un apôtre du verbe divin! -Mais l'œuvre du Père Didon contient aussi des plaidoyers détournés -<i>pro domo</i>: «Tout homme doué de quelque <span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> activité regarde le -milieu humain où il doit agir avec l'ambition d'y établir sa règle. -Contenue et ordonnée, une telle aspiration est légitime.» Et, à côté -de cette revendication timide, une apostrophe orgueilleuse qui a une -allure de défi: «Quand un homme, par l'initiative de son génie et de -son aspiration, se conquiert une autorité morale prépondérante, il -inquiète toujours le pouvoir.» Enfin, cette constatation désabusée: -«Les hérodiens et les pharisiens s'unirent pour perdre Jésus: la -politique est pleine de ces alliances criminelles...»</p> - -<p>Quel commentaire atteindrait à l'éloquence de ces lambeaux de phrases -rapprochés? Cette autobiographie à propos du Christ est proprement la -confession d'un Père du siècle...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Lui aussi, quand il planait, de la chaire de la Trinité, sur la -foule de ses partisans, le Père Didon connut le succès. Il avait des -coups de manche hardis; ses cheveux drus s'arrangeaient docilement -en tempête sur son front, et son sourire d'apôtre applaudi négociait -volontiers avec les Gentils. Dans le masque éveillé et mobile, dont -la ressemblance avec celui de M. Coquelin aîné était frappante, son -nez retroussé, qui devait bientôt inquiéter l'Église, reniflait la -popularité avec une volupté suspecte.</p> - -<p>On assistait là à une reprise bien moderne de la scène de la -Tentation. Car, dans le public <span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> qui se pressait au-dessous de -lui et commentait des potins de cercle ou des bruits de coulisses -en épluchant des oranges, devant que les cierges ne fussent -allumés, Satan prenait les travestissements les plus hypocrites: -il se dissimulait sous une fourrure de grande dame ou derrière une -voilette de demi-castor, prenait l'aspect d'un sénateur israélite, -d'un dramaturge fameux ou d'un journaliste influent. Chacun le -tentait avec un sourire, un compliment ou un compte rendu. Et dans -l'empressement assidu de ces fidèles, on eût discerné la curiosité -féroce de l'Anglais qui suivait partout un dompteur, afin de se -trouver là le jour où il serait dévoré. Sombrerait-il, comme tel -carme notoire, dans un pot-au-feu conjugal, ou succomberait-il -aux ruses savantes d'une Américaine collectionneuse? Suivrait-il -sans défiance un philosophe au fond de ses sophismes captieux, ou -prêterait-il une oreille complaisante aux propos d'un reporter lui -offrant les royaumes du monde?</p> - -<p>Le Père Didon semblait d'autant plus désarmé <span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span> contre la tentation -qu'il aimait davantage la vie. Il ne goûtait pas seulement les -agréments de la faveur populaire: il estimait aussi les Ponts et -Chaussées, le Progrès, l'Athlétisme et les Pouvoirs établis. Il -rêvait de faire sourire la «vallée de larmes», de rendre la terre -habitable et hygiénique, de conduire vers Dieu, à la place des -dévots ankylosés par de longs agenouillements dans la pénombre des -chapelles, des promotions d'anges vigoureux et capables «d'abattre» -leur paradis en trois coups d'ailes... Est-ce que, dans un banquet, -il ne remercia point M. Casimir-Perier d'avoir apporté à la jeunesse -contemporaine «l'autorité d'un haut exemple sportif»? Il lui -paraissait anormal que, dans le perfectionnement de la voirie, la -vieille voie du salut, semée par les anciens religieux d'embûches -méritoires, demeurât seule négligée. C'est tout juste s'il ne -réclamait point qu'on la «macadamisât». Et les scrupules de la -respectabilité bourgeoise ne le laissaient pas froid. En sa déférence -pour les hiérarchies humaines, <span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span> il voulut assigner du moins -à Marie-Madeleine une place distinguée dans la galanterie de son -époque. La fille à soldats, qui débauchait les centurions de Pontius, -devint ainsi, sous sa plume, une sorte de Dame aux Camélias avant la -lettre: «Madeleine vivait mal dans sa condition, dit-il, et avait des -privautés illicites, mais elle n'était pas publique... C'était une -des plus signalées dames de la province.»</p> - -<div class="poetry-container"> - <div class="poetry"> - <div class="line"><i>La vie est-elle une chose</i></div> - <div class="line"><i>Grave et réelle à ce point?</i></div> -</div></div> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Ce zèle temporel inspirait aux chrétiens le vague soupçon que le Père -ne considérât point suffisamment le passage sur la terre comme un -séjour d'épreuves. On se rappelle <span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span> cet étonnant roi de Naples qui -se résigna, vingt ans de suite, aux ennuis et à l'inconfort de la vie -d'hôtel, à Paris, afin de rester, aux yeux de l'univers, un monarque -en villégiature, ignorant les remaniements géographiques opérés par -les soldats de Victor-Emmanuel. Le célèbre dominicain ne donnait pas -assez l'impression de se considérer ici-bas comme un exilé dans «une -autre patrie»...</p> - -<p>La mort, qui clôt le long drame de conscience dont cette âme -de moine fut le théâtre, restitue définitivement à l'Église la -figure passionnée dont on ne put jamais dire avec sécurité si -elle appartiendrait en fin de compte à Dieu ou au diable. Mais la -gloire du Père Didon fut peut-être d'avoir été tenté plus fortement -qu'aucun autre prêtre. Des femmes impeccables, et qu'on entoure d'une -vénération légitime, emportent parfois dans la tombe le secret d'un -adultère blanc. Et ce ne sont pas les moins méritantes.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-205.jpg" width="120" height="65" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="figcenter2"> -<img src="images/illust-206.jpg" width="260" height="350" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-207.jpg" width="600" height="80" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="ranc" id="ranc"></a>M. RANC</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-207a.jpg" width="80" height="80" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">O</span><span class="smcap">n</span> distingue à chaque époque un homme qui incarne le régime et dont -le visage groupe les traits de caractère épars sur des centaines de -figures. L'emploi est tenu aujourd'hui, avec une autorité singulière, -par M. Ranc. Il est plus qu'un personnage influent dans l'État: -il est un symbole. Cependant, si le Ranc fabuleux est instructif, -à la façon d'un précis d'histoire, comme un Rabier merveilleux, -<span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span> un de Sal poussé au type, le Ranc secret et réservé offre des -joies savoureuses au psychologue. Sur le masque du premier, qui -paraît de loin un peu gros et rébarbatif, le second révèle des -nuances délicates de physionomie, découvre des méplats cordialement -rubiconds, des coins de bonhomie mal surveillés, j'oserais presque -dire: des restes imprévus d'innocence. Et ainsi, de la terrible -Éminence grise préparant dans le mystère de l'office les plats que -les ministres servent ensuite à la tribune, cuits à point et parés -de jurisprudence, se dégage une sorte de brave curé du Beaujolais, -bourru et serviable, mais ferme en son orthodoxie, un P. Joseph peint -par Frappa.</p> - -<p>Il a de la rondeur et du fanatisme. Parfois on le surprend qui -fronce le sourcil s'il dépiste, dans les manœuvres du groupe, des -fautes de tactique ou, dans les propos des fidèles, des germes de -schisme. Car il a l'âme d'un sacerdotaire, scoliaste et exégète du -<i>Syllabus</i> jacobin; il possède à un degré éminent l'esprit dogmatique -<span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span> et l'esprit de couloir. Néanmoins le pilier de café atténue et -égaye en lui le chef de concile. Il se proclame volontiers un vieux -Parisien. Sans doute le parisianisme de M. Ranc n'est pas celui -d'Alfred Capus ou de Grosclaude. Les mystiques distinguent entre -les saints qui ne sont pas du même ciel; on rencontre pareillement -des Parisiens qui n'appartiennent point au même boulevard. M. -Ranc ne consentit jamais à s'éloigner beaucoup de la Bastille -dont, enfant, il admirait une jolie reproduction en plâtre sur la -cheminée d'un ancien Conventionnel; il est un Parisien de la place -des Vosges. Toutefois Paris lui semble beau encore, de la terrasse -d'une brasserie avoisinant la rue de Richelieu, quand le soleil de -juillet se joue sur la gamme polychrome des curaçaos, des anisettes -ou même des chartreuses, et qu'un gros consommateur, assis devant un -double bock, s'abîme dans la lecture du <i>Radical</i> ou de la <i>Petite -République</i>. Son cœur est caressé délicieusement par ce spectacle -dont la gravité quasi rituelle évoque dans l'esprit des libertins -l'image <span class="pagenum"><a name="Page_202" id="Page_202">202</a></span> bienveillante de cet abbé de Voisenon, ami de M<sup>me</sup> de -Pompadour et membre de l'Académie française, qui faisait lire son -bréviaire par son valet de chambre.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Un des traits caractéristiques de M. Ranc est de manquer -prodigieusement de scepticisme. Cela suffirait déjà à lui composer -une figure originale. Il est le seul républicain pour lequel -les temps héroïques ne sont pas clos. Lorsque Gambetta ferma -officiellement le cycle, ce fut chez ses compagnons de bataille un -profond désarroi moral et un grand dérangement d'habitudes. Les uns, -comme Spuller, se résignèrent à désarmer. Installé dans sa quiétude -de néo-conservateur, le <span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span> bon disciple inventa «l'esprit nouveau»; -il se permit même des escapades dans les archives ecclésiastiques, -et parfois, quand il était ministre des Affaires Étrangères, il -s'amusait à bouleverser sa gouvernante en lui annonçant, au rôti, -son projet de déclarer la guerre. Ces innocents plaisirs attestaient -une âme apaisée. Mais, tandis que Spuller, assouplissant son dos -de brave homme aux courbes engageantes des fauteuils sénatoriaux, -faisait des rêves athéniens, M. Ranc, rebelle aux conseils discrets -des capitonnages, se raidissait avec une pudeur farouche contre ces -dangereuses voluptés.</p> - -<p>Ce n'est pas sans raison que les membres de la Chambre haute ont -des sièges de tout repos, alors que les députés s'agitent sur -des banquettes. En aménageant ces stalles rembourrées dont les -bras retiennent les tuteurs du régime contre les surprises des -élans inconsidérés et les perfides retours des fougues juvéniles, -l'architecte des palais nationaux, interprète subtil de M. Wallon, -entendit signifier d'une manière <span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span> sensible que les sénateurs -sont voués à l'exercice des vertus contemplatives, au rôle ingrat de -la sagesse. Aujourd'hui ces nuances constitutionnelles sont un peu -brouillées dans les esprits. De vénérables bedaines se trémoussent -sur les sièges curules; au Luxembourg régénéré, on aperçoit de petits -pères conscrits... La turbulence de ces augures allègres est indemne -de toute suggestion héroïque. Au contraire, la foi qui soutient -l'ardeur de M. Ranc plonge ses racines en des sentiments très -anciens,—et d'avoir un passé elle reçoit une certaine noblesse et un -gentil air d'anachronisme...</p> - -<p>C'est pourquoi, lorsque les chevronnés de la démocratie militante -prirent leur retraite à Capoue, M. Ranc ne renonça à la lutte -qu'en apparence: mélancolique, il rangea, avec des soins pieux, le -«spectre noir», drapeau des vieux ralliements, comme les officiers en -demi-solde pliaient religieusement, au fond de leurs armoires, leurs -uniformes rapiécés et salis par la poudre.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>L'intelligence de M. Ranc souffre en effet de complications dont on -ne trouve pas communément la trace chez les membres de la majorité. -Il est blanquiste et balzacien. Voilà un singulier mélange! Le -théoricien du Trône et de l'Autel et le philosophe de «Ni Dieu ni -Maître» ne collaborent point d'ordinaire à la formation des hommes -d'État. Le fait est d'autant plus étrange que ni Balzac ni Blanqui -ne sont des maîtres bénévoles qui se contentent d'une admiration -détachée ou d'une dévotion du bout des lèvres. Le culte de ces génies -impérieux implique toujours un don de soi...</p> - -<p>Il y eut donc nécessairement des heures où, <span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span> rougissant dans son -civisme, le disciple de l'Émeutier participa aux troubles du colonel -marquis de Montriveau pour la délicieuse duchesse de Langeais, qui -aggrava la morgue nobiliaire par la pénitence monacale; des minutes -où les vœux obscurs de sa sensibilité firent de lui le complice -des ambitions antidémocratiques d'un Rastignac ou d'un Nucingen. Ces -choses doivent être dites, dût l'indiscrétion compromettre l'éminent -sénateur auprès de M. Combes.</p> - -<p>Il faut noter néanmoins que, tout placés qu'ils soient aux deux -points extrêmes de la philosophie politique, Blanqui et Balzac ont -quelque parenté de tempérament. Pour ces grands autoritaires, la -société où fermente encore le levain de la Révolution offre une -pâte souple entre les doigts de l'ambitieux qui entreprend de la -modeler selon ses préférences. Envisagé sous son aspect historique, -en témoin de son époque, Balzac apparaît, d'une certaine manière, -comme le liquidateur des énergies de l'Empire. La <i>Comédie humaine</i> -n'est, en somme, que l'épopée napoléonienne <span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span> qui déborde dans -les mœurs. Les forces déchaînées qui en 1815 devinrent sans -emploi, se répandirent, tel un fleuve barré, dans les marécages de -la bourgeoisie libérale, peuplant la rue de héros en disponibilité. -Pour faire le siège d'un héritage de vieux garçon, Philippe Bridau -se rappelle les plans de bataille des maréchaux légendaires... -L'Empereur ne cessa jamais d'obséder le romancier, qui le détestait. -Dès 1795, transposant César en un parfumeur, il dresse en face de -Bonaparte l'image de Birotteau qui se mesure du regard, sur les -marches de Saint-Roch, avec le général de Vendémiaire. Et chacun de -ses hommes d'action, dont les convoitises brutales se hâtent vers la -réussite, médite pour son compte un petit 18 Brumaire.</p> - -<p>Blanqui, lui aussi, est un lutteur acharné et positif qui ne -méconnaît point la nécessité du «coup de pouce» s'il s'agit -d'accoucher les événements. Parmi ses congénères, il est un visage -original. Barbès, chevalier de la Révolution, se fie un peu trop -au seul idéal pour faire <span class="pagenum"><a name="Page_208" id="Page_208">208</a></span> triompher le droit divin du peuple. -Raspail, droguiste inspiré, occupe ses loisirs d'apôtre à découvrir -la panacée universelle, dont il préconise l'emploi en une sorte -d'almanach Liégeois du parfait malade démocrate: le camphre et la -vertu républicaine. Ces candides prophètes sont des dignitaires -pour émeutes de gala, qui figurent avec honneur sur des barricades -décoratives, au milieu de la «sainte canaille»—clientèle classique -des poètes d'«Iambes», proie naturelle des alexandrins. Leurs regards -se perdent dans les nues. Aucune chimère n'obscurcit l'œil de -Blanqui: il se fixe sur l'obstacle. Le célèbre «emmuré» sait fleurir -une cellule, mais également préparer un souterrain. Il négocie, -intrigue, sape. Sur le concours que la Force offre à l'Idée, il -professe à peu près les sentiments d'un Rastignac, père spirituel du -duc de Morny. C'est un Ferragus pour le bon motif, qui commande à des -<i>Dévorants</i> animés des plus pures intentions. Et n'est-il pas le seul -politique de son groupe?</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Quand on examine M. Ranc sous le <i>Laocoon</i> du salon de la Paix, -ombrageux et confidentiel, l'œil embusqué derrière son binocle, -raffinant en compagnie d'un radical de marque les nuances qui -séparent M. Sarrien de M. Dujardin-Beaumetz, ou commentant la -signification machiavélique d'un geste anodin, ces remarques -généalogiques prennent une couleur et un relief singuliers. -Visiblement, un demi-siècle de négociations ne le libéra point -des idéologues ténébreux dont, adolescent, il reçut l'empreinte. -Son imagination, fidèle au «beau complot», fait à ses adversaires -et à ses partisans l'hommage d'énergies flatteuses et de savantes -machinations. <span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span> Il est le dernier Conspirateur. Et ne réunit-il -point les qualités essentielles du personnage? Il professe l'horreur -et le goût de la police; il fut, en un court espace de temps, -condamné à mort pour raison d'État et directeur de la sûreté -générale. Si les vanités du Pouvoir ne le tentent pas, c'est qu'il -juge utile de se tenir, dans la coulisse, à son poste de haute -surveillance, prodiguant les conseils en des articles instructifs -à la fois par ce qu'il y dit et par ce qu'il n'y dit point, et -où l'on devine, à côté de morceaux dont se régale la foule des -démocrates, des couplets destinés à être entendus seulement par les -initiés. Ses propos sont gros de sous-entendus, mais ses silences -sont formidables. Et l'appartement bourgeois et orné de glaces -qu'il habite reste encore défendu, dit-on, par un judas, contre les -entreprises des visiteurs énigmatiques.</p> - -<p>Par là M. Ranc est une sorte de poète qui a son jardin secret. Il y -cultive, dans le regret des belles équipées et des cachots où l'on -est bien à vingt ans, des nostalgies de terroriste sentimental, <span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span> -des rêves d'évasions ingénieuses, et cet optimisme sans quoi un homme -politique ne saurait être intolérant avec honneur.</p> - -<p>Il faut bien le reconnaître, la tolérance est moins souvent un -don du cœur qu'une réserve du scepticisme et une confession de -la modestie: c'est le fait du positiviste dont l'esprit demeure -tributaire de l'humble observation. Comment M. Ranc connaîtrait-il -une telle faiblesse, s'étant prémuni dès l'enfance contre les -tentations du Doute? Sa conception sociologique ne semble pas -s'être modifiée sensiblement depuis l'époque où, petit jacobin, sur -la place publique de Poitiers, il prêtait main-forte aux gamins -de la Mutuelle en bataille avec les ignorantins, sous le regard -bienveillant d'un étrange ecclésiastique tout parfumé d'un agréable -déisme à la Robespierre, qui cachait sous sa soutane des pistolets -de conventionnel impénitent et dont la sagesse lui murmurait à -l'oreille: «Méfie-toi du prêtre, du juge et du soldat!» A douze -ans, M. Ranc était déjà un vieux républicain. Et quand, à <span class="pagenum"><a name="Page_212" id="Page_212">212</a></span> -soixante-dix, il redemande les jolis refrains qui bercèrent son -jeune anticléricalisme, on songe involontairement au vieil abonné de -l'Opéra-Comique qui réclame la reprise du <i>Domino noir</i>.</p> - -<p>En vérité, je vous le dis, M. Ranc est un tendre: sa plume austère -de romancier, qui se promenait jadis avec de rudes caresses sur les -charmes d'une courtisane civique, se trempa plus tard avec émotion -dans l'encrier d'Eugène Manuel afin de défendre les ouvriers de -<i>l'Assommoir</i> contre le pessimisme de M. Zola. Et ce plaidoyer jaloux -en faveur du peuple n'était pas un jeu de tacticien: car le rédacteur -en chef du <i>Radical</i> exalte la sensibilité à l'égal de «la plus -noble des passions» et je suis convaincu qu'au fond de son cœur, -en dépit des complaisances auxquelles l'obligent le souci de la -discipline et l'intérêt du parti, il honore la vertu.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">213</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Ainsi le Ranc secret et réservé garde, à l'endroit du Ranc -représentatif, le rôle de directeur de conscience et de chef occulte -que ce dernier tient à l'égard du <i>bloc</i>. Mais la combinaison ne -déplaît pas: on aime que la psychologie de ce conspirateur honoraire -soit, si j'ose dire, à double fond, et que le personnage, lui-même -machiné, entretienne avec des ombres de conjurés, en un recoin obscur -de sa conscience, des conciliabules clandestins. La condition de M. -Ranc, héros attardé en une société qui élimina définitivement le -microbe épique, est de garder une part d'inconnu.</p> - -<p>Ce phénomène de dédoublement, qui assure <span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span> à des républicains -de 1840, voire de 1810, une influence posthume sur la majorité de -1904, peut divertir comme un «beau cas» les amateurs de curiosités -paradoxales; je doute néanmoins que les philosophes en goûtent la -saveur sans arrière-pensée. Le spectacle des violences issues de -l'esprit de fraternité réveille toujours dans la mémoire le cri -superbe échappé à George Sand quand cette femme admirable, qui -s'était donnée à l'idéal de 48 avec la fougue de son tempérament -et la générosité de son cœur, écrivait à Pierre Leroux après -le brutal réveil des journées de Juin, comme une épouse déçue de -son rêve orgueilleux et de ses illusions au lendemain d'un mariage -d'amour: «La République, hélas! ne serait-elle donc qu'un parti?»</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-222.jpg" width="120" height="76" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-223.jpg" width="600" height="76" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="bocher" id="bocher"></a>CHARLES BOCHER</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-223a.jpg" width="80" height="80" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">A</span> quatre-vingt-dix ans, M. Charles Bocher se cassa la jambe un soir -qu'il se rendait, en habit noir et en cravate blanche, à ses devoirs -mondains. Ce fut un événement qui émut le monde et la ville. Paris -devra tout de même à cette fracture, bientôt réduite, un bénéfice: M. -Charles Bocher employa les loisirs de la convalescence à rédiger ses -Mémoires. Et le témoignage de l'intrépide et charmant <span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span> vieillard -peut inspirer de légitimes espérances.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Les mémorialistes sont, d'ordinaire, des gens terribles et les -auteurs les plus sujets à caution; le moindre de leurs soucis est -d'être véridiques. Ceux-ci, comme Arsène Houssaye, ne disent pas -tout, par galanterie; ceux-là, comme Stendhal, en disent trop, -par amour-propre. Les uns, comme Marbot, transposent la vérité, -par grandeur d'âme; les autres, comme le prince de Bénévent, la -maquillent, par impudence. En chacun d'eux on devine la même -préoccupation de négocier avec l'avenir afin de défendre une attitude -choisie, d'assurer l'existence posthume <span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span> d'une figure composée -soigneusement. Ce sont des avocats ou des diplomates qui plaident -devant un jury ou qui rusent avec la postérité; ils soutiennent une -cause ou ils habillent un personnage.</p> - -<p>M. Charles Bocher écarte naturellement de notre pensée ce genre de -défiance. Il est mieux qu'un grand témoin: un bon témoin. Enfant, -il sauta sur les genoux du prince de Talleyrand qui le traitait -affectueusement de polisson, par égard pour sa famille, déjà -considérable. A la fin de la Restauration, il fut présenté, sur la -terrasse des Tuileries, à un promeneur mélancolique et de grandes -manières, qui était Barras. Il sait, pour y avoir fréquenté tout -petit, que la table de l'archichancelier Cambacérès fut longtemps la -meilleure de Paris. Et on ne lui en conterait point sur la frugalité -de Robespierre: au cabaret des «Frères provençaux», son oncle vit -souvent le conventionnel se remettre des fatigues de ses victimes; -et l'Incorruptible était gourmet. Introduit tout jeune dans les -coulisses de l'histoire, <span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span> M. Charles Bocher se fit, là aussi, une -situation de vieil habitué. On songe, en le voyant, à ce spectateur -dont M. Ludovic Halévy traça une jolie silhouette, et qui regardait -passer la Commune derrière une fenêtre de l'Opéra.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>C'est en ce cadre de luxe que M. Charles Bocher choisit également -d'établir son centre d'observation. Les Parisiens et le protocole le -connaissent sous le nom de «doyen des abonnés». De cette qualité il -fit un titre et presque une fonction; au point que, s'il renonçait -d'aventure à ses chères habitudes, son départ dépasserait la -portée d'un désabonnement et prendrait la gravité d'une démission. -A l'Académie nationale <span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span> de musique et de danse, il n'est pas -seulement à sa place, il est à son poste. Il semble qu'un sentiment -obscur du devoir, l'avertissement secret d'une consigne, le ramènent -depuis soixante ans à ce fauteuil où, dédaigneux des tentations -faciles du plaisir, il défend une tradition.</p> - -<p>Sans doute, l'Opéra compte encore de brillants abonnés; il n'en est -pas un pour lequel son privilège soit à ce point dénué de frivolité -et je dirai presque de sensualisme. M. Taine parlait avec admiration -du mathématicien Franz Weple qui, ayant vécu dans les abstractions, -se félicitait d'avoir pris l'existence par le côté poétique. De -même, quand on considère M. Charles Bocher dans l'exercice de sa -tâche honorifique et qu'en sa place coutumière on le regarde qui -reçoit sur son beau crâne poli les lamentations d'Éléazar ou les -vocalises d'Ophélie, si bien connues, on conjecture sans imprudence -qu'un idéal soutient une fidélité tellement ponctuelle. Il faut le -dire: M. Charles Bocher est, d'une <span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span> certaine façon, un poète. -Voici quelques années, pendant un déjeuner au Bois qui réunissait -des artistes, des écrivains et quelques ballerines, une de ces -demoiselles posa une couronne de fleurs sur le front de l'aimable -vétéran. Il voulut bien conserver quelques minutes ce fragile -trophée; et le tableau était joliment évocateur, car ce gentil -hommage réalisait par surcroît un symbole.</p> - -<p>Oui, M. Charles Bocher est un poète; il a fait de sa vie un -chef-d'œuvre de brillant artifice et de composition serrée. Et il -représente même une sorte de héros, le seul de nos contemporains, -avec M. Ranc, qui soit capable de soutenir cette lourde dignité -par son superbe et volontaire aveuglement, par la foi robuste -qui dédaigne de se laisser surprendre au spectacle des réalités -occasionnelles ou de plier aux mœurs du temps sa conception -personnelle de la vie. Un autre familier de l'Opéra aurait-il -seulement conçu le projet qu'exécuta M. Charles Bocher dans sa lune -de miel de jeune abonné lorsque, ayant <span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span> introduit le maréchal -Bugeaud sur la scène, il fit manœuvrer le corps de ballet au -commandement du vainqueur d'Isly? Ce fut une soirée mémorable. Le -vieux guerrier, confessant avec gentillesse son inexpérience d'un -terrain nouveau pour lui, adressait un salut cordial au camarade -qui si vite avait gagné ses grades dans la société. Ce ton de -confraternité entre deux hommes dont la carrière fut également -heureuse et l'avancement rapide, en des genres différents, implique -des idées catégoriques sur les rapports de la gloire et de l'argent, -de l'héroïsme et de la galanterie,—ces deux formes élégantes de -la dissipation; il révèle la puissance qu'était alors cette chose -mystérieuse: le Monde.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">222</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Le monde fut l'idéal de M. Charles Bocher. Il crut à la société -comme M. Ranc au beau complot. Et le culte qu'il lui voua n'est pas -seulement l'effet d'une adhésion réfléchie à un mode de vie délicat -et raffiné; il représente un héritage. Le doyen des abonnés me conta -jadis qu'aux soirées du Directoire son père était recherché, pour -l'agrément de ses manières et de ses propos, par des «merveilleuses» -qui écartaient de leur groupe étroit le général Bonaparte, dans -lequel elles ne consentaient point à reconnaître un homme du monde. -Et, quand il évoque ses souvenirs d'adolescent admis à la table de -Chateaubriand, <span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">223</a></span> il croit devoir à la justice, en reconnaissant -les mérites de l'écrivain, de déclarer que celui-ci faisait mauvaise -figure dans un salon. C'est une des grâces de sa vieillesse légère -d'avoir conservé intacte cette belle sécurité sociale.</p> - -<p>Malheureusement, le monde n'existe plus. Il est mort le 24 février -1848; et M. Ledru-Rollin l'enterra. On ne s'en aperçut pas tout -de suite. Éliphas Lévi tomba un jour en arrêt devant un bourgeois -qu'on lui présentait. Et, comme le quidam paraissait surpris de -l'insistance avec laquelle le mage le dévisageait, celui-ci déclara -simplement: «C'est que, monsieur, vous êtes mort depuis plusieurs -années!» Ainsi le monde, après la proclamation du suffrage universel, -continua de faire les gestes de la vie et du divertissement. -Néanmoins son âme s'était envolée. La grosse voix du peuple, montant -de la rue, couvrit les paroles discrètes et les fines satires qui -tombaient des lèvres d'une grande dame lettrée ou d'un éminent -doctrinaire. La turbulence même du second Empire énerva trop les -<span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">224</a></span> mœurs pour respecter l'ordre symétrique des fauteuils qui se -faisaient cérémonieusement vis-à-vis dans le salon d'une madame de -Saint-Aulaire. Les Goncourt rapportent que, le jour où ils publièrent -leur premier roman, cette démarche initiale vers la gloire fut -entravée par une aventure imprévue: il leur arriva la révolution de -48. Le même accident survint à Charles Bocher, qui aurait eu aussi -des raisons particulières de garder à la Providence rancune de sa -distraction; car l'émeute ruinait, avec beaucoup d'autres choses, -l'élégante fiction sur laquelle il avait installé le coquet édifice -de sa carrière.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">225</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>C'est pourquoi la constance à laquelle il dut de brillants succès -a la mélancolie d'un malentendu. En effet, tandis que M. Bocher -demeurait immuable en sa dévotion, tout évoluait autour de lui. Il -faut se rappeler l'époque où il accomplit ses premiers exploits. -Sous l'influence de la révolution de 1793, dont le travail se -prolongeait dans les mœurs, la bourgeoisie et la noblesse venaient -de se rapprocher, la première contractant un mariage d'amour et -la seconde une alliance de raison. Un dieu orléaniste, favorable -aux jeunes hommes entreprenants, mais encore ami de l'ordre, -protégeait l'organisation libérale et prudente où les meilleurs -<span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">226</a></span> esprits voyaient la mise au point définitive des idées de 89. -Au faîte rayonnaient les salons; chacun d'eux avait un programme, -une clientèle homogène, des fidèles qui savaient s'ennuyer. De -grandes dames conscientes de leurs devoirs et soucieuses de -leurs responsabilités devant l'Europe les gouvernaient comme des -ministères; elles y distribuaient les récompenses aux plébéiens qui -s'étaient signalés par leurs talents ou par leurs vertus. L'opinion -publique, divinité encore familière, prenait les visages d'une -centaine de personnages connus: les hommes distingués.</p> - -<p>Entre ces maisons illustres séparées par des frontières et -jalousement fermées aux bruits du dehors, un célibataire répandu -et ami de l'exploration avait un rôle intéressant à tenir,—celui -d'un ambassadeur officieux entre le monde et le siècle. M. Charles -Bocher exerça avec maîtrise cette charmante magistrature. Le potin -de coulisse, l'écho du boulevard, la boutade d'un bohème notoire, -l'intrigue d'un politicien non <span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">227</a></span> encore classé, prenaient dans -sa bouche la tournure d'un aimable scandale. Il était le lien entre -le passé et le présent, entre les Tuileries et les boudeurs, entre -la Chaussée-d'Antin et le Faubourg, entre l'ancien régime et le -nouveau. Mais quand les vieux cadres cédèrent à leur tour, quand les -salons ouvrirent leurs fenêtres sur la rue, sa charge de brillant -intermédiaire devint une sinécure: il fut le ministre honoraire d'une -puissance disparue. Le relâchement des habitudes dénatura même sa -fonction jusqu'au contre-sens; il donna à ses gentilles audaces un -fonds de gravité inattendue; il alourdit le joli paradoxe de son -attitude et fit entrer ce volontaire d'avant-garde dans le gros de -l'armée des gens du monde...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">228</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>M. Charles Bocher ne se résigna jamais à accepter l'incorporation. -Si des signes évidents l'avertirent qu'il y avait quelque chose de -changé dans le monde, il ne consentit point à s'en apercevoir, ou, -du moins, il garda son secret. La marquise d'Espart prétendait qu'un -jeune homme ne doit rien avoir chez lui qui rappelle le ménage, doit -être servi par un vieux domestique et n'annoncer aucune prétention -à la stabilité. Le doyen des abonnés continue de défendre, avec une -obstination touchante, le fragile idéal auquel il ne craignit point -de sacrifier son confort, après lui avoir immolé l'espérance d'un -foyer, et peut-être de réels plaisirs. Jeune, il <span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">229</a></span> avait renoncé -par scrupule professionnel aux avantages que lui eût offerts un -beau mariage, afin de sauvegarder sa désinvolture de négociateur -mondain et parce qu'un célibataire peut fréquenter sans apparat et, -pour ainsi dire, incognito les salles à manger de tous les partis. -Il ne voulut point que l'âge alourdît de solennité sa garçonnière -d'alerte vieillard, stratégiquement placée entre le boulevard et les -Tuileries, en face de l'hôtel où Talleyrand reçut le Tsar. La clé -sans cesse sur la porte invite les visiteurs à entrer: c'est une -danseuse qui ambitionne de l'avancement, un cuisinier qui sollicite -un mot d'introduction à la Cour de ***, un diplomate qui apporte les -souhaits d'une altesse étrangère, un vieil ami qui vient jaboter sur -Canrobert ou sur la Cherito.</p> - -<p>Mais à cet intérieur ouvert qui a des façons de campement libre, des -souvenirs de famille, des bibelots anciens donnent un décor de solide -bourgeoisie. C'est sur de vieux meubles que M. Charles Bocher écrit -ses notes frivoles, <span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">230</a></span> les lettres de recommandation où s'affirme -sa facile obligeance, et aussi peut-être l'orgueil d'être l'homme -d'Europe qui possède les relations les plus étendues: car il rejoint -Louis XIV par Cassini et Montmartre par M. Clemenceau...</p> - -<p>Je ne connais rien des Mémoires de cet homme aimable qui fut le -filleul de Charles X et faillit être le beau-frère de Napoléon -III; cependant je les devine et je suis sûr que Sainte-Beuve les -eût aimés: ils seront piquants et ils seront utiles. Aucun calcul -politique, nulle arrière-pensée de philosophie, n'en obscurciront le -clair miroir. Et, s'il arrive à l'auteur de pécher, ce ne sera que -par respect: voilà une originalité qui lui assure déjà une place à -part entre les mémorialistes.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-238.jpg" width="120" height="102" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-239.jpg" width="600" height="73" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="beaurepaire" id="beaurepaire"></a>QUESNAY DE BEAUREPAIRE</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-239a.jpg" width="80" height="81" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">Q</span><span class="smcap">uesnay de Beaurepaire</span> est un des rares hommes de ce temps qui aient -le privilège de provoquer des jugements passionnés. Avec lui on ne -conserve aucune mesure: on le hait ou on le vante; son nom appelle -l'injure ou l'apologie, jamais l'indifférence. Les magistrats -l'accusent de ne pas avoir accueilli avec assez de sérénité sa -rapide fortune; les hommes de lettres lui reprochent de <span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">232</a></span> ne pas -supporter avec assez de patience la médiocrité de son génie. En dépit -de ces faiblesses, M. Quesnay de Beaurepaire reste une figure qui -requiert l'attention.</p> - -<p>On rencontre dans le <i>Berger</i> une phrase significative: «Aujourd'hui -les pâtres ne s'entr'aident plus, et les chiens ont perdu le -goût de combattre...» Cette remarque de Jules de Glouvet éclaire -singulièrement M. de Beaurepaire: il est le dernier chien de garde de -la société. Quand le monde va à la débandade et que les présidents -flirtent avec les loups, il continue sa garde. Il mord avec un -semblable entrain les ennemis qui rôdent autour du troupeau et les -bonnes bêtes libérales qui, comme la chèvre de M. Seguin, vagabondent -au gré de leur humeur romanesque.</p> - -<p>Aussi les gouvernements lui donnèrent-ils de beaux colliers... Mais -ce serait méconnaître la complexité de son caractère que de rabaisser -son ambition à une petite intrigue.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">233</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Il y a, en effet, en M. de Beaurepaire deux hommes, dont il est -amusant de suivre, sous l'hypocrisie du masque, les réactions -intimes, les sourdes compétitions et les empiétements indiscrets: -c'est le magistrat et c'est l'homme de lettres,—acteurs impatients, -cabalant sans cesse pour la préséance, sous le regard du témoin -réfléchi qui surveille leurs manèges, règle leurs allures et tient la -bride à leurs passions.</p> - -<p>Cette dualité, qui lui fit reprocher parfois de composer les -réquisitoires en romancier et les préfaces en juge d'instruction, -explique ses défiances à l'endroit de tous les novateurs, des -utopistes <span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">234</a></span> qui placent leurs doctrines explosibles dans les -cerveaux simples, et des anarchistes de la langue qui déposent -leurs néologismes dans le dictionnaire. C'est avec la même jalousie -farouche qu'il défendit le Sénat, l'Institut, la Constitution de 1875 -et l'Idéalisme.</p> - -<p>L'Idéalisme ne prend pas d'ordinaire, pour s'affirmer, ces grands -airs de bataille. Il s'insinue avec plus de modestie dans les -paysanneries de George Sand ou dans les idylles de Bernardin de -Saint-Pierre. La bonne ménagère qui s'exaltait l'imagination en -buvant des bols de lait, et l'ingénieur sensible qui avait rapporté -dans ses yeux les paysages frissonnants de l'île Bourbon, aimaient la -nature pour elle-même. L'espèce d'ingénuité, l'abdication d'orgueil -que comportent les communions avec le grand Pan, étaient faciles à -leurs doux génies: ils n'avaient le souci ni de leur importance, ni -de leurs responsabilités, ni de leurs devoirs.</p> - -<p>C'est moins en poète qu'en propriétaire rural que M. de Glouvet -traverse la campagne. On ne <span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">235</a></span> découvre dans ses descriptions -informées aucune de ces trouvailles qui relient une couleur de -paysage à une nuance d'âme et qui inspirèrent à Amiel son mot fameux, -si profond et si tendre: «Un paysage est un état de l'âme.» Même sous -la vareuse du chasseur il reste le magistrat</p> - -<p class="center"><i>Ambitieux de vaincre et non de discourir,</i></p> - -<p class="noindent">qui tient l'idéal pour un jeu distingué de bonne société, un mensonge -officieux utile au maniement des peuples, et réserve le mal comme -une notion défendue au profane, un secret de classes privilégiées, -qu'on se chuchote, entre gens avertis, au fumoir, et qui défraie les -confidences des initiés...</p> - -<p>Aussi bien les héros de ses histoires champêtres sont-ils moins les -figurants dociles de son rêve que les comparses disciplinés, les -témoins d'office de son système. Les paysans appelés à comparoir -dans ses livres doivent, de gré ou de force, «avouer» leur poésie. -Le moindre pastour <span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">236</a></span> apporte son argument à la cause, avec la -conscience qu'il sert l'État, la République démocratique et morale -à laquelle Montesquieu donna pour fondement la vertu. Et il ne -faut pas qu'ils bronchent: à défaut de forestiers malléables et de -bergers complaisants, ce spiritualiste belliqueux ferait, entre deux -gendarmes, déposer Atala et Virginie. Peu s'en fallut qu'un jour il -ne citât M. Émile Zola, pour injure à la Bucolique, devant l'Institut -érigé en Haute-Cour.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Une telle variété d'aspects, une semblable mobilité d'allures, font -qu'on n'assujétirait ce visage remuant dans le cadre d'aucun groupe, -<span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">237</a></span> qu'on le rapporterait malaisément à un type professionnel. Il -décèle en même temps de la raideur, de la souplesse, du truquage et -de l'autorité. Derrière le profil agressif, au nez volontaire, le -petit œil agile, d'un bleu déteint, met une ruse de paysan madré. -Sous la toque posée cavalièrement, la bouche sinueuse et fine évoque -ces vieux pastels de procureurs, aux minces lèvres desquels voltige -encore l'ironie mal fixée par la poussière des siècles. On ne lui -voit pas enfin ces favoris majestueux que les magistrats jaloux -d'un faste pacifique caressent d'une main distraite en écoutant les -détails d'un beau crime, ou laissent indolemment traîner sur les -paperasses quand ils consultent leurs notes. Il arbora longtemps sur -chacune de ses joues maigres de courtes pattes de nuance indécise, -juste ce qu'il faut pour témoigner de sa considération au justicier -classique. Mais il finit par se libérer tout à fait de ces agréments -qui alourdissent la figure et solennisent la démarche. Le sacrifice, -consommé il y a quelques années, eut une importance <span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">238</a></span> capitale: -il dégagea du magistrat homme de lettres un troisième compère qu'on -soupçonnait déjà sous l'appareil auguste et fallacieux du masque -conventionnel,—le comédien.</p> - -<p>Ce comédien ne constitue pas le personnage: il l'interprète. Il -est l'agent avisé, l'attentif barnum qui relie ensemble les deux -autres, associe leurs efforts et les fait fructifier par de prudents -avis. Le cabotinage dont on discerne la trace en beaucoup de têtes -contemporaines, dans un regard, dans un geste, dans une attitude, ne -mérite pas les anathèmes dont on l'accabla: l'homme qui édifierait, -aujourd'hui, sa réputation sur son talent tout nu, ressemblerait au -capitaliste assez «vieux jeu» pour placer son argent à 3 pour cent. -Le cabotinage, en somme, est la science du savoir-faire: il enseigne -à l'ambitieux pressé tout ce que la mise en scène ajoute au courage, -l'à-propos à l'indignation et l'actualité à la morale.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">239</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>M. Quesnay de Beaurepaire ne méprisa jamais cette plus-value que -l'entente de l'arrangement théâtral apporte au mérite. Les bruyants -exploits du franc-tireur de 1870 nous avaient édifiés sur son goût de -la bravoure décorative avant que les petits papiers de Lucie Herpin -ne nous attestassent sa faiblesse pour la modestie tapageuse.</p> - -<p>C'est dans l'expression des sentiments moyens qu'il excelle. Quand il -se résout à aborder le genre «sublime», la préoccupation d'affirmer -son lyrisme le pousse à forcer les effets. Il <span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">240</a></span> s'écrie: «... Ces -chevaliers de la dynamite;... vous riez, misérable!... Il abattit -sur elle une main d'oiseau de proie.» Sa voix traînante de paysan -bas-normand, qui s'insinue avec adresse dans le dédale des arguties, -accompagne malaisément l'inspiration sur les hauteurs. On put admirer -l'ancien procureur général dans ce rôle, mais comme on applaudit -Coquelin quand il joue <i>Chamillac</i>,—pour le tour de force. Le -véritable emploi de M. Quesnay de Beaurepaire est celui qu'en argot -de coulisses on appelle l'emploi des «raisonneurs».</p> - -<p>Il faut s'entendre: ces distinctions n'ont pas pour but de travestir -notre homme en bateleur. Entre la science de contrefaire les mérites -dont on est privé et l'art de mettre en lumière les vertus qu'on -possède, il y a une différence. Dans le second cas, on ne prétend -pas à duper le public; on lui adresse, au contraire, un hommage, en -confessant la noble préoccupation de le faire entrer dans le secret -des qualités qu'on se reconnaît.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">241</a></span> Ce désir de prendre le monde pour confident de son génie est, au -demeurant, très humain. Les caprices de la fortune contraignirent -Jules de Glouvet à se faire un oreiller dans l'impopularité; mais il -fut toujours curieux de cueillir les fleurs fragiles et éphémères -du succès. L'auteur de <i>Marie Fougère</i> a parlé des gros tirages et -des vogues de réclame avec une amertume d'amant éconduit. L'échec du -<i>Père</i>, au Vaudeville, demeura longtemps une blessure cuisante à son -amour-propre d'écrivain.</p> - -<p>Est-ce à dire que son caractère recula devant les formalités -nécessaires pour conquérir les bonnes grâces de la faveur publique? -«L'ambitieux, écrit La Bruyère, a autant de maîtres qu'il y a de -gens utiles à sa réussite.» Comme le berger de son roman oint son -corps de plantes pour flatter l'odorat du loup, M. de Beaurepaire -sut se parfumer d'encens pour apprivoiser les sympathies ombrageuses -des pontifes littéraires. Son astuce de chasseur expert à lever le -gibier sous les futaies dépista les vanités en souffrance <span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">242</a></span> dans -le cœur des académiciens influents. C'est ainsi qu'il conquit -l'amitié puissante de M<sup>me</sup> Adam, quand cette dame charitable -tenait un salon où les philosophes de la République athénienne -renouvelaient le banquet de Platon dans des services de vieux Sèvres, -avec les perfectionnements que la découverte de la truffe procure aux -festins modernes. Les invités de ces agapes démocratiques trouvaient -communément une ambassade ou une trésorerie sous leur serviette: -le débutant de la <i>Nouvelle Revue</i> connut l'agréable surprise de -découvrir un jour sous la sienne une nomination de substitut au -Parquet de la Seine.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">243</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>C'est ainsi qu'on aperçoit toujours, derrière la pompe de M. Quesnay -de Beaurepaire, la maigre et insinuante silhouette de Jules de -Glouvet. Telle est précisément la raison qui rend si passionnante -l'étude du personnage: c'est qu'on aperçoit réunies en lui deux -des intrigues les plus curieuses de la vie contemporaine,—celle -du magistrat et celle de l'homme de lettres. Elles se mêlent, -s'entrecroisent, s'enchevêtrent, sous la surveillance de l'esprit -qui les surveille et les gouverne, qui embrouille et dévide, en se -jouant, leur écheveau compliqué.</p> - -<p>Jules de Glouvet, ayant poussé à la Cour <span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">244</a></span> M. de Beaurepaire, -pouvait compter sur la gratitude de son <i>alter ego</i> pour appuyer -ses ambitions académiques. L'Institut témoigna toujours d'une -faiblesse maternelle aux fonctionnaires considérables. L'autorité -du magistrat, en fortifiant les adjectifs du romancier, faisait de -celui-ci un candidat présentable; et la dignité académique désignait -naturellement le fougueux auxiliaire du Pouvoir pour la retraite -somptueuse de la Cour de Cassation.</p> - -<p>Mais dans toute comédie c'est le dernier acte qui est le plus -difficile à réussir. Peut-être, dans le cas présent, vaut-il mieux -qu'il ait avorté.</p> - -<p>Le faste pacifique du palais Mazarin, où l'on n'honore guère la vertu -qu'en de vieux serviteurs affaiblis et hors d'état de nuire, n'était -pas pour séduire le tempérament belliqueux de M. de Beaurepaire; la -paisible majesté de la Cour suprême ne convenait pas davantage à ses -instincts de lutteur. Elle rappelle trop ces chasses décoratives où -d'augustes invités, tranquillement assis sur une chaise, tirent à -bout portant <span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">245</a></span> les grosses pièces qu'on rabat devant eux. On n'y -trouve pas, comme à la Cour d'appel, l'émoi de la lutte, l'attrait de -la découverte et ce stimulant, si flatteur pour un homme d'action: -une légère sensation de danger.</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-253.jpg" width="120" height="84" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="figcenter2"> -<img src="images/illust-254.jpg" width="260" height="322" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-255.jpg" width="600" height="75" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="antoine" id="antoine"></a>ANTOINE</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<div class="figleft"> -<img src="images/illust-255a.jpg" width="80" height="80" alt="" /> -</div> - -<p class="plettrine"><span class="firstletter">A</span><span class="smcap">ntoine</span>, qui est un comédien célèbre, est moins connu du -public comme diplomate et comme homme d'État. C'est en 1903 -qu'il aborda la Carrière, en qualité d'ambassadeur bénévole de -la République des lettres dans l'Amérique du Sud. Il y portait -la bonne parole du Théâtre libre. Le rôle, ne semble pas lui -avoir procuré les satisfactions auxquelles il croyait avoir -droit. Les Argentins, <span class="pagenum"><a name="Page_248" -id="Page_248">248</a></span> accoutumés aux malveillances de -l'opérette, ne goûtèrent point, paraît-il, la galanterie du novateur -qui ne les libérait d'un ridicule nominatif qu'en les englobant, avec -le reste de l'humanité, dans une cruelle disgrâce.</p> - -<p>Mais si le diplomate peut être contesté, le politique est -remarquable, et le jour où M. Antoine prendra enfin contact avec -la Chambre, par l'entremise d'un député ami, j'imagine que les -parlementaires se contempleront en lui avec bienveillance, car -il a le goût de la démocratie, de l'autorité et des situations -officielles; et c'est bien à ces signes qu'on reconnaît, d'ordinaire, -le jacobin.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">249</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>La physionomie de M. Antoine révèle les deux premiers de ces traits -de caractère aux observateurs les plus inattentifs; lui-même il prit -soin de les mettre en valeur avec complaisance. Sa modestie dissimula -longtemps le troisième avec une sorte de pudeur jalouse: les curieux -ne l'en avaient pas moins aperçu.</p> - -<p>Jadis, quand il se dépensait intrépidement afin de libérer le -théâtre, une rosette violette, posée gentiment à la boutonnière de -son veston, attestait déjà son respect des hiérarchies sociales. Au -plus fort de la petite Terreur où il menait chaque soir l'Idéalisme -à la lanterne, il faisait monter cérémonieusement en carrosse <span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">250</a></span> -les périodes pompeuses et les phrases de gala de M. François de -Curel,—tel un parpaillot enrichi invite le curé au château,—par -déférence pour le répertoire de la Comédie. Enfin son aventure avec -l'Odéon est touchante. Parmi la frivolité des succès demi-mondains -du boulevard, sa fidélité obstinée se reporte vers le théâtre sage -auquel il fut un instant uni par des liens légaux et dont il ne sut -pas apprécier les vertus. Ce n'est point la dot qui le tente; il -l'aime pour lui-même, pour sa pauvreté mélancolique et décente; il -lui trouve un charme d'être respectable. Ainsi dans les rêves de -certaines indépendantes, le mariage prend parfois la couleur d'une -entreprise chimérique et d'un plaisir presque défendu...</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">251</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Ces honorables regrets, cette constante poursuite, prêtent à -l'histoire le tour sentimental qui charme dans les comédies de -l'ancien Gymnase, où le public est intéressé à un dénouement -romanesque et honnête: les fiançailles du fondateur du Théâtre libre -avec la Considération.</p> - -<p>On découvre presque toujours chez le révolutionnaire un conservateur -qui s'ignore et qui attend une circonstance pour se déclarer. -L'occasion se présenta, pour M. Antoine, avec <i>Blanchette</i>. On se -rappelle les clameurs dont retentit la jeune école quand il obtint -de M. Brieux que celui-ci modifiât le dénouement de la pièce, et -fît épouser par un brave villageois la fille du <span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">252</a></span> cabaretier -pervertie par le brevet supérieur. Les plus modérés soupçonnèrent en -un pareil empressement à se ranger une manière de capitulation et -comme des excuses publiques à l'ombre de M. Scribe. Fallait-il voir -néanmoins dans le choix de la conclusion lénifiante une adhésion -réfléchie au programme radical des lois sociales ou une concession -aux vœux secrets de la bourgeoisie? Fut-ce le geste de Saint-Just -à Cabotinville sacrifiant la vérité à la discipline du parti? ou -l'acte d'un Koning inavoué, qui aurait pressenti son Georges Ohnet en -M. Brieux?</p> - -<p>Le problème demeure obscur. On risquerait toutefois d'être injuste -en attribuant pour cause à ce phénomène un machiavélisme tortueux. -Il faut plutôt y reconnaître la manifestation d'un état d'esprit -préexistant, l'éveil de la crise dont nous suivons les curieux -effets, et qui se manifeste encore par d'étranges obsessions quand -M. Antoine monte en hâte <i>le Colonel Chabert</i> s'il voit poindre au -second Théâtre-Français l'ombre de <i>la Rabouilleuse</i>, et quand, à la -veille <span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">253</a></span> de <i>l'Absent</i>, il oppose sa Hollande à la Hollande de M. -Ginisty.</p> - -<p>On doit se rappeler, en effet, que le coup d'état de <i>Blanchette</i> -se produisit au lendemain de la courte dictature où le fondateur -du Théâtre libre, avec des allures débraillées, entra botté dans -le répertoire et ne craignit point d'humilier les usages devant M. -Albert Lambert père.</p> - -<p>M. Antoine ne prétendait à rien moins qu'à faire marcher Corneille -et à mettre Racine au pas... Cependant, tandis que par sa vigueur il -faisait trembler les petites actrices et réveillait en sursaut les -acteurs assoupis en leur ronron, la Tradition malmenée et incomprise -préparait secrètement sa revanche; elle insinuait dans les veines -du barbare le poison subtil de la déférence. <i>Capta ferum victorem -cepit.</i> Et les tragédiens paisibles qui déploient la tirade comme de -vieux drapiers, d'un geste fatigué mais encore sûr, déroulent une -belle pièce d'étoffe dont ils font miroiter les reflets, prirent -à ses yeux une dignité insoupçonnée: derrière un <span class="pagenum"><a name="Page_254" id="Page_254">254</a></span> pauvre -Bajazet ou un Mithridate ennuyé, il entrevit soudain la longue file -ininterrompue des Bajazets et des Mithridates qui les encadrent, les -soutiennent, les excusent au besoin.</p> - -<p class="p2">C'est un fait remarquable que le théâtre d'État soit la seule -institution sur laquelle le temps n'ait pas eu de prise. La -magistrature, le barreau, le clergé même, modifièrent leurs aspects: -lui seul reste intact et debout. Il y a des chevrotements, des -grimaces, des révérences, des transports et des vibrations que les -confidents, les valets, les coquettes, les amoureux et les pères -nobles se transmettent, depuis deux cents ans, comme des consignes. -La Révolution passa sur les Théramènes et sur les Dorantes sans -déranger leurs trémolos ou faire bouger leurs sourires.</p> - -<p>Le transfuge de la Gaîté-Montparnasse subit vivement la grandeur d'un -tel spectacle. Il en éprouva la majesté. On est, du moins, tenté de -le croire, puisque son zèle de néophyte l'entraîne <span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">255</a></span> aujourd'hui -jusqu'en des projets de restauration devant lesquels hésiterait M. -Cornaglia: il rêve de jouer le classique en perruques. Voilà bien les -ardeurs imprudentes d'un candidat épris! Ici l'opportuniste semble -presque dépassé par le gentilhomme de la chambre. Et dans ce zèle on -croit discerner l'état d'esprit qui, en 1805, amenait tout à coup les -anciens conventionnels à découvrir un sens social aux pompes de Louis -XIV...</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>M. Antoine est également téméraire dans ses complaisances de rallié -et dans ses entreprises de novateur: il y a autant d'impertinence à -prétendre rajeunir la tragédie qu'à lui témoigner <span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">256</a></span> des égards -distingués comme des condoléances.</p> - -<p>Ce sont les écrivains du XVIII<sup>e</sup> siècle (Voltaire excepté) qui -imaginèrent de la retrancher de la vie, la reléguant parmi les -curiosités de musée, ainsi qu'une beauté refroidie et qui n'est plus -d'usage. Leur initiative aboutit, avec les romantiques, à cette -singulière méprise d'opposer comme des modèles de vérité Marie de -Neubourg à Bérénice et Doña Sol à Andromaque. Le bon sens fit justice -de cette prétention. Il nous apparaît avec évidence que Racine -agite des débats qui n'ont pas cessé de passionner l'humanité. M<sup>e</sup> -Decori plaida le procès d'Andromaque devant le Tribunal de la Seine; -l'héroïne était mercière et Pyrrhus garçon boucher. Maurice Donnay -rencontra Bérénice dans le demi-monde...</p> - -<p>Seulement, l'art du Grand Roi avait une manière de protocole, et, -dans son théâtre sévèrement hiérarchisé, la douleur était noble, -comme si la catastrophe, en frappant les têtes hautes, indiquait -une hostilité nominative des dieux, une <span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">257</a></span> lutte inégale et -grandiose avec le destin; tandis que les tares médiocres de la vie -étaient laissées en charge aux croquants pour lesquels ne sauraient -expressément se déranger les colères divines. Est-ce à dire que -les petits fussent jugés incapables de souffrances, ou les grands -exempts de mesquineries? Non certes: en contemplant sur la scène ces -princes et ces princesses qui accompagnent leurs plaintes de gestes -harmonieux, les plus humbles savaient reconnaître leurs misères, -somptueusement parées. Peut-être même n'étaient-ils pas insensibles à -l'attention du poète qui faisait à leurs pauvres cœurs l'hommage -d'augustes victimes. Il ne leur semblait pas surprenant qu'on donnât -le décor d'un trône qui s'effondre à la chute d'une tendre veuve, -livrant, par passion maternelle, sa faible chair au désir d'un nouvel -époux. Et la souveraineté de l'amour semblait encore rehaussée à -leurs yeux si la rupture des deux amants épris avait l'Empire pour -témoin.</p> - -<p><span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">258</a></span></p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Le grief qu'on pourrait faire aux classiques, ce n'est point d'avoir -méconnu la vérité, mais de l'avoir transposée. Dans ce théâtre, en -effet, les petits pleuraient à leurs déboires exaltés en des cœurs -illustres; les grands riaient de leurs ridicules confiés à des -âmes roturières. C'est ce dont ne s'avisèrent pas les réformateurs -qui, peu d'années avant la Révolution, demandèrent la déchéance -des rois de tragédie. Au lieu d'apercevoir en eux de magnifiques -substituts, ils tinrent à les considérer comme de véritables tyrans, -qui usurpaient les sympathies du peuple. En préconisant le drame -bourgeois, ils ne se bornaient <span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">259</a></span> point à dénoncer un privilège, -ils se réclamaient de la vérité.</p> - -<p>On ne saurait reprocher à M. Antoine une semblable confusion. -L'appareil aristocratique de Racine ne lui imposa point: il refusa de -voir en ses héros des personnages redoutables et lointains; il eût -plutôt péché à leur égard par un excès de familiarité. Il demanda à -Britannicus ses papiers; et, s'étant aperçu qu'il était un homme, il -traita l'héritier des Césars avec une désinvolture où l'on sentait -que la majesté impériale ne l'impressionnait point. Cet accueil -cordial, cet empressement à fraterniser, étaient au moins d'un -démocrate.</p> - -<p>Aussi bien sa manière de concevoir la tragédie—j'entends sa -première manière, celle dont nous connûmes un piquant échantillon en -1898—atteste-t-elle moins le souci d'un psychologue scrupuleux que -l'obscur tourment d'un bousingot ennemi des disciplines. Il parle -de la réalité sur le ton d'un tribun. Et ce mot, qui résonne comme -un mot d'ordre, prend dans sa <span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">260</a></span> bouche un sens mystérieusement -comminatoire, l'accent d'une revendication égalitaire...</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Du reste, la politique de M. Antoine nous apparut avec un relief -singulièrement pittoresque en une série d'œuvres modernes où, au -lieu de ramener les héros à l'humanité, on soumettait à cette épreuve -les représentants de la bourgeoisie et du prolétariat. Les auteurs -avaient imaginé la plus ingénieuse formule d'égalité: l'égalité dans -la muflerie. Les Parisiens n'ont pas oublié leurs essais piquants: -sous prétexte d'offrir une image impartiale de la vie, on disposait -sournoisement les contingences en vue d'une conclusion positive, -quoique informulée. Cela évoque dans la mémoire une menue variété -de l'art nouveau auquel <span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">261</a></span> les badauds s'amusèrent un instant, et -qu'il est convenu d'appeler le «théâtre rosse».</p> - -<p>On désigne sous ce terme l'ensemble des productions où d'impitoyables -dramaturges, avec des airs avantageux et un gentil orgueil de -découverte, illustraient d'enluminures violentes et sommaires des -moralités à rebours. Les apologues avaient une manière de charme -irritant; car en les écoutant on ne savait jamais au juste si l'on -devait applaudir à une audace ou sourire à une mystification. Et -ainsi ces recueils d'incivilité puérile et honnête, qui participaient -dans une égale mesure du réquisitoire et de la charge d'atelier, -assuraient à l'imprésario un double public. Cependant, au milieu -d'une clientèle mêlée de libertins et de dévots, M. Antoine -conservait la gravité d'un pontife. Et son apostolat était tout à -fait dénué de badinage... Dans le roman de Flaubert, Apollonius -de Tyane, parlant à saint Antoine, dit de son disciple: «C'est un -simple: il croit à la réalité des choses!» Le fondateur du Théâtre -libre a-t-il été <span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">262</a></span> dupe d'une pareille illusion? Le réalisme fut -mieux que son programme,—son évangile. Sa foi sans malice l'honora -d'une dévotion sans inquiétude. Il reconnut en lui le visage de la -vérité même. La grosse monnaie dont un moraliste prudent peut, avec -probité, composer le prix d'une observation eut dans son esprit une -valeur intrinsèque.</p> - -<p>On aime d'ailleurs à retrouver sur le visage de l'esthète la marque -de cette innocence qui amusa la galerie quand M. Ginisty, avec -une finesse paysanne, roula de ses mains auvergnates son fougueux -associé. Le trait complète agréablement une physionomie d'homme -d'action. Cette candeur entrevue prête à la campagne de M. Antoine -une signification inattendue: loin d'entreprendre contre l'idéal, -celle-ci devient de la sorte une croisade au pays du mufle. Elle -évoque la noble révolte d'un poète qui cache pudiquement ses -inquiétudes morales sous des vêtements vulgaires. M. Antoine, qui -nous dissimula longtemps un respectueux, nous promettrait-il, <span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">263</a></span> -par surcroît, un mystique?... Et le goût, qu'on put croire pervers, -avec lequel il fit la pot-bouille naturaliste est-il la délectation -morose d'un néo-chrétien qui s'enivre en des élans frénétiques de -pénitence, en des aveux publics d'humiliation? Ce serait, pour M. -Antoine, la meilleure manière d'honorer son saint... Un précepte -religieux oblige, dit-on, les femmes hindoues à se purifier dans le -Gange quand elles ont fait la cuisine.</p> - -<p class="center">*<br /> -* *</p> - -<p>Cependant, alors que les justiciers de M. Antoine exécutaient sans -recours les sentiments nobles et les vertus bourgeoises, M. Capus -parut, avec ses comédies imprégnées d'un <span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">264</a></span> délicieux parfum de -Directoire, ses héros d'une si charmante bravoure et si cordialement -d'accord avec la vie; puis M. Rostand étala insolemment sur la scène -ses somptuosités impériales, fit défiler à la Porte-Saint-Martin et -chez Sarah, comme les dragons et les grenadiers de la Légende, les -alexandrins chevelus, les couplets épiques. Ce sont ces triomphateurs -qui bousculèrent les constructions fragiles de M. Antoine et les -reléguèrent dans l'histoire. Le théâtre «rosse», qui n'avait que -la beauté du diable, ne pouvait porter la vieillesse avec grâce... -Est-il du reste rien de plus comique que ceci: le rococo de la -rosserie? M. Antoine continue de se dépenser en gestes énergiques; -il enfonce des portes qui ne sont pas toujours fermées avec soin -et derrière lesquelles on entrevoit des dramaturges aux sourires -engageants. Mais il se contente d'être désormais le plus avisé des -directeurs. C'est un révolutionnaire mort jeune en qui l'imprésario -survit.</p> - -<p>S'il redevient directeur de l'Odéon, il montera <span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">265</a></span> sagement -<i>Britannicus</i>; il donnera de plus un excellent petit Got au second -Théâtre-Français. La fortune, qui est malicieuse, nous réserve -peut-être cette jolie surprise. Ce serait si amusant que l'intrigue -romanesque, dont le chef de l'école rosse fit le roman secret de son -cœur directorial, reçût un dénouement optimiste, dans l'esprit de -<i>la Veine</i> ou de <i>la Châtelaine</i>!</p> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-273.jpg" width="120" height="106" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="figcenter2"> -<img src="images/illust-274.jpg" width="260" height="349" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> -<h2><span class="esp1"><a name="notes" id="notes"></a><i>NOTES</i></span></h2> -<hr class="deco2" /> -</div> - -<h3>SUR «A. NAQUET»</h3> - -<p>M. Naquet semble s'être ému de ces remarques. Quelques semaines après -la publication de ce portrait dans le <i>Figaro</i>, paraissait un nouveau -et remarquable ouvrage de l'ancien sénateur, <i>La Loi du Divorce</i>, -où il consacre, à me répondre, une grande partie de la préface. En -lisant ces pages subtiles, il ne m'a pas paru que nous fussions en -si grand désaccord que M. Naquet le paraît croire. Sa plaidoirie -ingénieuse fait l'éloge de la versatilité et démontre à la fois qu'il -fut personnellement immuable. L'éminent homme d'État s'acquitte -de cette tâche avec son intelligence et sa gaîté habituelles. -C'est ainsi que, dans le but d'accorder son attitude de 1889 avec -les principes sur lesquels il régla sa vie, il déclare que «son» -boulangisme n'était pas celui de la majorité. «En <span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">268</a></span> pleine période -boulangiste, dit-il, le 16 janvier 1890, je publiais dans la <i>Presse</i> -l'article le plus internationaliste peut-être de tous ceux que j'aie -jamais écrits.» En pleine période boulangiste, le 16 janvier 1890!...</p> - -<p>Au reste, à l'encontre des politiciens ordinaires, qui s'appliquent -à établir leur sincérité vis-à-vis des autres, M. Naquet s'attache -d'abord à être sincère à l'égard de soi-même. Et c'est déjà une jolie -coquetterie de philosophe.</p> - -<p> </p> - -<h3>SUR «QUESNAY DE BEAUREPAIRE»</h3> - -<p>Ce portrait fut tracé avant l'époque où le président Quesnay de -Beaurepaire s'engagea dans la polémique militante. Curieux de vérité -morale plutôt que de passion politique, je préfère laisser la figure -dans le cadre que lui faisaient les événements de 1893.</p> - -<p>Le temps est un logicien.</p> - -<hr class="deco3" /> - -<p class="p2 center noindent"><span class="large">TABLE</span></p> - -<hr class="deco3" /> - -<div class="chapter"> - <div class="figcenter"> - <img src="images/illust-279.jpg" width="600" height="205" alt="" /> - </div> - <h2 class="no-break"><span class="esp1"><a name="table" id="table"></a>TABLE</span></h2> - <hr class="deco2" /> -</div> - -<table id="TOC" summary="content"> -<tr> - <td class="tdl">François Coppée</td> - <td class="tdr"><a href="#coppee">1</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Jules Lemaître</td> - <td class="tdr"><a href="#lemaitre">17</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Anatole France</td> - <td class="tdr"><a href="#france">31</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Léon Bourgeois</td> - <td class="tdr"><a href="#bourgeois">45</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Paul Deschanel</td> - <td class="tdr"><a href="#deschanel">57</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">A. Naquet</td> - <td class="tdr"><a href="#naquet">71</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Paul Déroulède</td> - <td class="tdr"><a href="#deroulede">89</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">F. Brunetière</td> - <td class="tdr"><a href="#brunetiere">97</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Henri Lavedan</td> - <td class="tdr"><a href="#lavedan">109</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Aurélien Scholl</td> - <td class="tdr"><a href="#scholl">127</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl"><span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">272</a></span> - Henri Rochefort</td> - <td class="tdr"><a href="#rochefort">141</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Émile Ollivier</td> - <td class="tdr"><a href="#ollivier">159</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Maurice Donnay</td> - <td class="tdr"><a href="#donnay">173</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Le Père Didon</td> - <td class="tdr"><a href="#didon">187</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Monsieur Ranc</td> - <td class="tdr"><a href="#ranc">199</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Charles Bocher</td> - <td class="tdr"><a href="#bocher">215</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Quesnay de Beaurepaire</td> - <td class="tdr"><a href="#beaurepaire">231</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl">Antoine</td> - <td class="tdr"><a href="#antoine">247</a></td> -</tr> -<tr> - <td class="tdl2"><span class="smcap">Notes</span></td> - <td class="tdr2"><a href="#notes">267</a></td> -</tr> -</table> - -<div class="figcenter1"> -<img src="images/illust-280.jpg" width="120" height="78" alt="" /> -</div> - -<hr class="deco3" /> - -<p class="p2 center"><i>Achevé d'imprimer</i></p> - -<p class="center small">le vingt-neuf octobre mil neuf cent quatre</p> - -<p class="center small">PAR</p> - -<p class="center esp">ALPHONSE LEMERRE</p> - -<p class="center esp small">6, RUE DES BERGERS, 6</p> - -<p class="center esp"><i>A PARIS</i></p> - -<div class="transnote" id="au_lecteur"> -<h2><span class="small">Au lecteur</span></h2> - -<p>Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été -corrigées.</p> - -<p>La ponctuation et l'orthographe d'origine ont été conservées et -n'ont pas été harmonisées.</p> - -</div> - -<hr class="full" /> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Visages, by Francis Chevassu - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VISAGES *** - -***** This file should be named 50594-h.htm or 50594-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/0/5/9/50594/ - -Produced by Clarity, Nicole Pasteur and the Online -Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This -file was produced from images generously made available -by The Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/50594-h/images/icover.jpg b/old/50594-h/images/icover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 26286d5..0000000 --- a/old/50594-h/images/icover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/50594-h/images/illust-003.jpg b/old/50594-h/images/illust-003.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index d501d03..0000000 --- a/old/50594-h/images/illust-003.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/50594-h/images/illust-005.jpg b/old/50594-h/images/illust-005.jpg Binary files differdeleted file mode 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