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+The Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le château des Carpathes
+
+Author: Jules Verne
+
+Posting Date: January 12, 2012 [EBook #5082]
+Release Date: February, 2004
+[This file was first posted on April 18, 2002]
+[Last updated: July 4, 2012]
+
+Language: English
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES ***
+
+
+
+
+Produced by Norm Wolcott.
+
+
+
+
+
+Le château des Carpathes
+
+ par
+
+ Jules Verne
+
+
+
+
+I
+
+
+Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il
+en conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance?
+Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout arrive,--on a
+presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n'est point
+vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources
+scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de
+le mettre au rang des légendes. D'ailleurs, il ne se crée plus de
+légendes au déclin de ce pratique et positif XIXe siècle, ni en
+Bretagne, la contrée des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des
+brownies et des gnomes, ni en Norvège, la patrie des ases, des elfes,
+des sylphes et des valkyries, ni même en Transylvanie, où le cadre des
+Carpathes se prête si naturellement à toutes les évocations
+psychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain
+est encore très attaché aux superstitions des premiers âges.
+
+Ces provinces de l'extrême Europe, M. de Gérando les a décrites, Élisée
+Reclus les a visitées. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire
+sur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance? peut-être,
+mais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils
+l'eussent racontée, l'un avec la précision d'un annaliste, l'autre avec
+cette poésie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage.
+
+Puisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire
+pour eux.
+
+Le 29 mai de cette année-là, un berger surveillait son troupeau à la
+lisière d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une
+vallée fertile, boisée d'arbres à tiges droites, enrichie de belles
+cultures. Ce plateau élevé, découvert, sans abri, les galernes, qui sont
+les vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un rasoir
+de barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe--et
+parfois de très près.
+
+Ce berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de bucolique
+dans son attitude. Ce n'était pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou
+Mélibée. Le Lignon ne murmurait point à ses pieds ensabotés de gros
+socques de bois: c'était la Silvalaque, dont les eaux fraîches et
+pastorales eussent été dignes de couler à travers les méandres du roman
+de l'Astrée.
+
+Frik, Frik du village de Werst--ainsi se nommait ce rustique pâtour--,
+aussi mal tenu de sa personne que ses bêtes, bon à loger dans cette
+sordide crapaudière, bâtie à l'entrée du village, où ses moutons et ses
+porcs vivaient dans une révoltante prouacrerie--, seul mot, emprunté de
+la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat.
+
+_L'immanum pecus_ paissait donc sous la conduite dudit Frik,--_immanior
+ipse_. Couché sur un tertre matelassé d'herbe, il dormait d'un œil,
+veillant de l'autre, sa grosse pipe à la bouche, parfois sifflant ses
+chiens, lorsque quelque brebis s'éloignait du pâturage, ou donnant un
+coup de bouquin que répercutaient les échos multiples de la montagne.
+
+Il était quatre heures après midi. Le soleil commençait à décliner.
+Quelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante,
+s'éclairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la chaîne
+laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux
+qui filtre par une porte entrouverte.
+
+Ce système orographique appartenait à la portion la plus sauvage de la
+Transylvanie, comprise sous la dénomination de comitat de Klausenburg ou
+Kolosvar.
+
+Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, «l'Erdely»
+en magyar, c'est-à-dire «le pays des forêts». Elle est limitée par la
+Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie à l'ouest. Étendue sur
+soixante mille kilomètres carrés, soit six millions d'hectares--à peu
+près le neuvième de la France--, c'est une sorte de Suisse, mais de
+moitié plus vaste que le domaine helvétique, sans être plus peuplée.
+Avec ses plateaux livrés à la culture, ses luxuriants pâturages, ses
+vallées capricieusement dessinées, ses cimes sourcilleuses, la
+Transylvanie, zébrée par les ramifications d'origine plutonique des
+Carpathes, est sillonnée de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la
+Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, à quelques milles
+au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 mètres.], ferment le défilé
+de la chaîne des Balkans sur la frontière de la Hongrie et de l'empire
+ottoman.
+
+Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siècle
+de l'ère chrétienne. L'indépendance dont il jouissait sous jean Zapoly
+et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Léopold Ier, qui
+l'annexa à l'Autriche. Mais, quelle qu'ait été sa constitution
+politique, il est resté le commun habitat de diverses races qui s'y
+coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les
+Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le
+temps et les circonstances finiront par «magyariser» au profit de
+l'unité transylvaine.
+
+A quel type se raccordait le berger Frik? Était-ce un descendant
+dégénéré des anciens Daces? Il eût été malaisé de se prononcer, à voir
+sa chevelure en désordre, sa face machurée, sa barbe en broussailles,
+ses sourcils épais comme deux brosses à crins rougeâtres, ses yeux pers,
+entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide était circonscrit du
+cercle sénile. C'est qu'il est âgé de soixante-cinq ans,--il y a lieu
+de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon
+jaunâtre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dédaignerait pas
+d'en saisir la silhouette, lorsque, coiffé d'un chapeau de sparterie,
+vrai bouchon de paille, il s'accote sur son bâton à bec de corbin,
+aussi immobile qu'un roc.
+
+Au moment où les rayons pénétraient à travers la brisure de l'ouest,
+Frik se retourna; puis, de sa main à demi fermée, il se fit un
+porte-vue--comme il en eût fait un porte-voix pour être entendu au loin
+et il regarda très attentivement.
+
+Dans l'éclaircie de l'horizon, à un bon mille, mais très amoindri par
+l'éloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique château
+occupait, sur une croupe isolée du col de Vulkan, la partie supérieure
+d'un plateau appelé le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une éclatante
+lumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que
+présentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l'œil du
+pâtour fût doué d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque
+détail de cette masse lointaine.
+
+Soudain le voilà qui s'écrie en hochant la tête:
+
+«Vieux burg!... Vieux burg!... Tu as beau te carrer sur ta base!...
+Encore trois ans, et tu auras cessé d'exister, puisque ton hêtre n'a
+plus que trois branches!» Ce hêtre, planté à l'extrémité de l'un des
+bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une
+fine découpure de papier, et c'est à peine s'il eût été visible pour
+tout autre que Frik à cette distance. Quant à l'explication de ces
+paroles du berger, qui étaient provoquées par une légende relative au
+château, elle sera donnée en son temps.
+
+«Oui! répéta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la
+quatrième est tombée cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je
+n'en compte plus que trois à l'enfourchure... Plus que trois, vieux
+burg... plus que trois!»
+
+Lorsqu'on prend un berger par son côté idéal, l'imagination en fait
+volontiers un être rêveur et contemplatif; il s'entretient avec les
+planètes; il confère avec les étoiles; il lit dans le ciel. Au vrai,
+c'est généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité
+publique lui attribue aisément le don du surnaturel; il possède des
+maléfices; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux
+gens et aux bêtes--ce qui est tout un dans ce cas; il vend des poudres
+sympathiques; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas
+jusqu'à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres
+enchantées, et les brebis infécondes rien qu'en les regardant de l'œil
+gauche? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays.
+Même au milieu des campagnes plus civilisées, on ne passe pas devant un
+berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour
+significatif, en le saluant du nom de «pasteur» auquel il tient. Un coup
+de chapeau, cela permet d'échapper aux malignes influences, et sur les
+chemins de la Transylvanie, ou ne s'y épargne pas plus qu'ailleurs.
+
+Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d'apparitions
+fantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui
+obéissaient; à en croire celui-là, on le rencontrait, au déclin de la
+lune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contrées le grand
+bissexte, achevalé sur la vanne des moulins, causant avec les loups ou
+rêvant aux étoiles.
+
+Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des
+contre-charmes. Mais, observation à noter, il était lui-même aussi
+crédule que sa clientèle, et s'il ne croyait pas à ses propres
+sortilèges, du moins ajoutait-il foi aux légendes qui couraient le pays.
+
+On ne s'étonnera donc pas qu'il eût tiré ce pronostic relatif à la
+disparition prochaine du vieux burg, puisque le hêtre était réduit à
+trois branches, ni qu'il eût hâte d'en porter la nouvelle à Werst.
+
+Après avoir rassemblé son troupeau en beuglant à pleins poumons à
+travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village.
+Ses chiens le suivaient harcelant les bêtes--deux demi-griffons bâtards,
+hargneux et féroces, qui semblaient plutôt propres à dévorer des moutons
+qu'à les garder. Il y avait là une centaine de béliers et de brebis,
+dont une douzaine d'antenais de première année, le reste en animaux de
+troisième et de quatrième année, soit de quatre et de six dents.
+
+Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le biró Koltz, lequel payait à
+la commune un gros droit de brébiage, et qui appréciait fort son pâtour
+Frik, le sachant très habile à la tonte, et très entendu au traitement
+des maladies, muguet, affilée, avertin, douve, encaussement, falère,
+clavelée, piétin, rabuze et autres affections d'origine pécuaire.
+
+Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, près
+de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des
+bêlements.
+
+Au sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes
+champs. Là ondulaient les magnifiques épis d'un blé très haut sur tige,
+très long de chaume; là s'étendaient quelques plantations de ce
+«koukouroutz», qui est le maïs du pays. Le chemin conduisait à la
+lisière d'une forêt de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres.
+Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtré par le cailloutis
+du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois débitées par les
+scieries de l'amont.
+
+Chiens et moutons s'arrêtèrent sur la rive droite de la rivière et se
+mirent à boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des
+roseaux.
+
+Werst n'était plus qu'à trois portées de fusil, au-delà d'une épaisse
+saulaie, formée de francs arbres et non de ces têtards rabougris, qui
+touffent à quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se
+développait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui
+porte ce nom, occupe une saillie sur le versant méridional des massifs
+du Plesa.
+
+La campagne était déserte à cette heure. C'est seulement à la nuit
+tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait
+pu, chemin faisant, échanger le bonjour traditionnel. Son troupeau
+désaltéré, il allait s'engager entre les plis de la vallée, lorsqu'un
+homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval.
+
+--Eh! l'ami!» cria-t-il au pâtour.
+
+C'était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. On les
+rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus
+modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser:
+ils parlent toutes les langues. Celui-ci était-il italien, saxon ou
+valaque? Personne n'eût pu le dire; mais il était juif, juif polonais,
+grand, maigre, nez busqué, barbe en pointe, front bombé, yeux très vifs.
+
+Ce colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et
+de petites horloges. Ce qui n'était pas renfermé dans la balle
+assujettie par de fortes bretelles sur ses épaules, lui pendait au cou
+et à la ceinture: un véritable brelandinier, quelque chose comme un
+étalagiste ambulant.
+
+Probablement ce juif avait le respect et peut-être la crainte salutaire
+qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans
+cette langue roumaine, qui est formée du latin et du slave, il dit avec
+un accent étranger:
+
+«Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami?
+
+--Oui... suivant le temps, répondit Frik.
+
+--Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau.
+
+--Et j'irai mal demain, car il pleuvra.
+
+--Il pleuvra?... s'écria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans
+votre pays?
+
+--Les nuages viendront cette nuit... et de là-bas... du mauvais côté de
+la montagne.
+
+--A quoi voyez-vous cela?
+
+--A la laine de mes moutons, qui est rèche et sèche comme un cuir tanné.
+
+--Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes...
+
+--Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison.
+
+--Encore faut-il posséder une maison, pasteur.
+
+--Avez-vous des enfants? dit Frik.
+
+--Non.
+
+--Etes-vous marié?
+
+--Non.»
+
+Et Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le
+demander à ceux que l'on rencontre.
+
+Puis, il reprit:
+
+«D'où venez-vous, colporteur?...
+
+--D'Hermanstadt.»
+
+Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la
+quittant, on trouve la vallée de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au
+bourg de Petroseny.
+
+«Et vous allez?...
+
+--A Kolosvar.»
+
+Pour arriver à Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la
+vallée du Maros; puis, par Karlsburg, en suivant les premières assises
+des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une
+vingtaine de milles [Environ 150 kilomètres.] au plus.
+
+En vérité, ces marchands de thermomètres, baromètres et patraques,
+évoquent toujours l'idée d'êtres à part, d'une allure quelque peu
+hoffmanesque. Cela tient à leur métier. Ils vendent le temps sous toutes
+ses formes, celui qui s'écoule, celui qu'il fait, celui qu'il fera,
+comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des
+cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison
+Saturne et Cie à l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut
+l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans
+étonnement, cet étalage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne
+connaissait pas la destination.
+
+«Eh! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, à quoi sert ce
+bric-à-brac, qui cliquète à votre ceinture comme les os d'un vieux
+pendu?
+
+--Ça, c'est des choses de valeur, répondit le forain, des choses utiles
+à tout le monde.
+
+--A tout le monde, s'écria Frik, en clignant de l'œil,--même à des
+bergers?...
+
+--Même à des bergers.
+
+--Et cette mécanique?...
+
+--Cette mécanique, répondit le juif en faisant sautiller un thermomètre
+entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid.
+
+--Eh! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand
+je grelotte sous ma houppelande.»
+
+Évidemment, cela devait suffire à un pâtour, qui ne s'inquiétait guère
+des pourquoi de la science.
+
+«Et cette grosse patraque avec son aiguille? reprit-il en désignant un
+baromètre anéroïde.
+
+--Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il
+fera beau demain ou s'il pleuvra...--Vrai?...
+
+--Vrai.
+
+--Bon! répliqua Frik, je n'en voudrais point, quand ça ne coûterait
+qu'un kreutzer. Rien qu'à voir les nuages traîner dans la montagne ou
+courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps
+vingt-quatre heures à l'avance? Tenez, vous voyez cette brumaille qui
+semble sourdre du sol?... Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour
+demain.»
+
+En réalité, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se
+passer d'un baromètre.
+
+«Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge? reprit le
+colporteur.
+
+--Une horloge?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance
+sur ma tête. C'est le soleil de là-haut. Voyez-vous, l'ami, lorsqu'il
+s'arrête sur la pointe du Rodük, c'est qu'il est midi, et lorsqu'il
+regarde à travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six heures. Mes
+moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme mes moutons.
+Gardez donc vos patraques.
+
+--Allons, répondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients que
+les pâtours, j'aurais de la peine à faire fortune! Ainsi, vous n'avez
+besoin de rien?...
+
+--Pas même de rien.»
+
+Du reste, toute cette marchandise à bas prix était de fabrication très
+médiocre, les baromètres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau
+fixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou des
+minutes trop courtes--enfin de la pure camelote. Le berger s'en doutait
+peut-être et n'inclinait guère à se poser en acheteur. Toutefois, au
+moment où il allait reprendre son bâton, le voilà qui secoue une sorte
+de tube, suspendu à la bretelle du colporteur, en disant:
+
+«A quoi sert ce tuyau que vous avez là?...
+
+--Ce tuyau n'est pas un tuyau.
+
+--Est-ce donc un gueulard?»
+
+Et le berger entendait par là une sorte de vieux pistolet à canon évasé.
+
+«Non, dit le juif, c'est une lunette.»
+
+C'était une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq à six fois
+les objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le même
+résultat.
+
+Frik avait détaché l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le
+retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les
+cylindres.
+
+Puis, hochant la tête «Une lunette? dit-il.
+
+--Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue.
+
+--Oh! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aperçois les
+dernières roches jusqu'à la tête du Retyezat, et les derniers arbres au
+fond des défilés du Vulkan.
+
+--Sans cligner?...
+
+--Sans cligner. C'est la rosée qui me vaut ça, lorsque je dors du soir
+au matin à la belle étoile. Voilà qui vous nettoie proprement la
+prunelle.
+
+--Quoi... la rosée? répondit le colporteur. Elle rendrait plutôt
+aveugle...
+
+--Pas les bergers.
+
+--Soit! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore meilleurs,
+lorsque je les mets au bout de ma lunette.
+
+--Ce serait à voir.
+
+--Voyez en y mettant les vôtres...
+
+--Moi?...
+
+--Essayez.
+
+--Ça ne me coûtera rien? demanda Frik, très méfiant de sa nature.
+
+--Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m'acheter la mécanique.»
+
+Bien rassuré à cet égard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent
+ajustés par le colporteur. Puis, ayant fermé l'œil gauche, il appliqua
+l'oculaire à son œil droit.
+
+Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en
+remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le
+braqua vers le village de Werst.
+
+«Eh! eh! dit-il, c'est pourtant vrai... Ça porte plus loin que mes
+yeux... Voilà la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck,
+le forestier, qui revient de sa tournée, le havresac au dos, le fusil
+sur l'épaule...
+
+--Quand je vous le disais! fit observer le colporteur.--Oui... oui...
+c'est bien Nic! reprit le berger. Et quelle est la fille qui sort de
+la maison de maître Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour
+aller au-devant de lui?...
+
+--Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le
+garçon...
+
+--Eh! oui!... c'est Miriota... la belle Miriota!... Ah! les amoureux...
+les amoureux!... Cette fois, ils n'ont qu'à se tenir, car, moi, je les
+tiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs
+mignasses!--Que dites-vous de ma machine?
+
+--Eh! eh!... qu'elle fait voir au loin!»
+
+Pour que Frik en fût à n'avoir jamais auparavant regardé à travers une
+lunette, il fallait que le village de Werst méritât d'être rangé parmi
+les plus arriérés du comitat de Klausenburg. Et cela était, on le verra
+bientôt.
+
+«Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que
+Werst... Le village est trop près de nous Visez au-delà, bien au-delà,
+vous dis-je!...
+
+--Et ça ne me coûtera pas davantage?...
+
+--Pas davantage.
+
+--Bon!... je cherche du côté de la Sil hongroise! Oui... voilà le
+clocher de Livadzel... je le reconnais à sa croix qui est manchotte d'un
+bras... Et, au-delà, dans la vallée, entre les sapins, j'aperçois le
+clocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert,
+comme s'il allait appeler ses poulettes!... Et là-bas, cette tour qui
+pointe au milieu des arbres... Ce doit être la tour de Petrilla... Mais,
+j'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est toujours le même
+prix...
+
+--Toujours, pasteur.»
+
+Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall; puis, du bout de la
+lunette, il suivait le rideau des forêts assombries sur les pentes du
+Plesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du
+burg.
+
+«Oui! s'écria-t-il, la quatrième branche est à terre... J'avais bien
+vu!... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison
+de la Saint-Jean... Non, personne... pas même moi!... Ce serait risquer
+son corps et son âme... Mais ne vous mettez point en peine!... Il y a
+quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu
+d'enfer... C'est le Chort!»
+
+Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est évoqué dans les
+conversations du pays.
+
+Peut-être le juif allait-il demander l'explication de ces paroles
+incompréhensibles pour qui n'était pas du village de Werst ou des
+environs, lorsque Frik s'écria, d'une voix où l'effroi se mêlait à la
+surprise:
+
+«Qu'est-ce donc, cette brume qui s'échappe du donjon?... Est-ce une
+brume?... Non!... On dirait une fumée... Ce n'est pas possible!...
+Depuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus!
+--Si vous voyez de la fumée là-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la
+fumée.
+
+--Non... colporteur, non! C'est le verre de votre machine qui se
+brouille.
+
+--Essuyez-le.
+
+--Et quand je l'essuierais?»
+
+Frik retourna sa lunette, et, après en avoir frotté les verres avec sa
+manche, il la remit à son œil.
+
+C'était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. Elle
+montait droit dans l'air calme, et son panache se confondait avec les
+hautes vapeurs.
+
+Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur
+le burg que l'ombre ascendante commençait à gagner au niveau du plateau
+d'Orgall.
+
+Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui
+pendait sous son sayon:
+
+«Combien votre tuyau? demanda-t-il.
+
+--Un florin et demi [Environ 3 francs 60.]», répondit le colporteur.
+
+Et il aurait cédé sa lunette même au prix d'un florin, pour peu que Frik
+eut manifesté l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha
+pas. Visiblement sous l'empire d'une stupéfaction aussi brusque
+qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira
+l'argent.
+
+«C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette? demanda le
+colporteur.
+
+--Non... pour mon maître, le juge Koltz.
+
+--Alors il vous remboursera...
+
+--Oui... les deux florins qu'elle me coûte...
+
+--Comment... les deux florins?...
+
+--Eh! sans doute!... Là-dessus, bonsoir, l'ami.
+
+--Bonsoir, pasteur.»
+
+Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement
+dans la direction de Werst.
+
+Le juif, le regardant s'en aller, hocha la tête, comme s'il avait eu à
+faire à quelque fou:
+
+Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma
+lunette!»
+
+Puis, quand il eut rajusté son étalage à sa ceinture et sur ses épaules,
+il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la
+Sil.
+
+Où allait-il? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le
+reverra plus.
+
+
+
+
+II
+
+
+Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques
+géologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions
+dues à la main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps,
+l'aspect est à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques
+milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre
+travaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes
+linéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même
+uniformité de teinte sous la patine grisâtre des siècles.
+
+Il en était ainsi du burg,--autrement dit du château des Carpathes. En
+reconnaître les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne
+à la gauche du col de Vulkan, n'eût pas été possible. Il ne se détache
+point en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté
+de prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le
+regarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a
+peut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant,
+incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes
+n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat.
+
+Évidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix
+avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir la
+croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide,
+c'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène au burg. En
+ce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire Lui voyageur,
+et pour n'importe quelle rémunération, au château des Carpathes.
+
+Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique
+demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée que
+l'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte de
+maître Koltz:
+
+A huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte,
+couleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui
+s'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant
+les dénivellations du plateau; à chaque extrémité, deux bastions
+d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est
+encore surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu; à
+gauche, quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant
+le campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par
+les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée; au
+milieu, enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à
+trois rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est
+entouré d'une terrasse circulaire; sur la plate-forme, une longue tige
+métallique, agrémentée du virolet féodal, sorte de girouette soudée par
+la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixée au sud-est.
+
+Quant à ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il
+existait quelque bâtiment habitable à l'intérieur, si un pont-levis et
+une poterne permettaient d'y pénétrer, on l'ignorait depuis nombre
+d'années. En réalité, bien que le château des Carpathes fût mieux
+conservé qu'il n'en avait l'air, une contagieuse épouvante, doublée de
+superstition, le protégeait non moins que l'avaient pu faire autrefois
+ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses
+tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siècles.
+
+Et pourtant, le château des Carpathes eût valu la peine d'être visité
+par les touristes et les antiquaires. Sa situation, à la crête du
+plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme
+supérieure du donjon, la vue s'étend jusqu'à l'extrême limite des
+montagnes. En arrière ondule la haute chaîne, si capricieusement
+ramifiée, qui marque la frontière de la Valachie. En avant se creuse le
+sinueux défilé de Vulkan, seule route praticable entre les provinces
+limitrophes. Au-delà de la vallée des deux Sils, surgissent les bourgs
+de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, groupés à l'orifice
+des puits qui servent à l'exploitation de ce riche bassin houiller.
+Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes,
+boisées à leur base, verdoyantes à leurs flancs, arides à leurs cimes,
+que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat
+s'élève à une hauteur de 2 496 mètres, et le Paring àune hauteur de 2
+414 mètres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la
+vallée du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains
+profils, noyés de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale.
+
+Au fond de cet entonnoir, la dépression du sol formait autrefois un lac,
+dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouvé passage à
+travers la chaîne. Maintenant, cette dépression n'est plus qu'un
+charbonnage avec ses inconvénients et ses avantages; les hautes
+cheminées de brique se mêlent aux ramures des peupliers, des sapins et
+des hêtres; les fumées noirâtres vicient l'air, saturé, jadis du parfum
+des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, à l'époque où se passe
+cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa
+main de fer, il n'a rien perdu du caractère sauvage qu'il doit à la
+nature.
+
+Le château des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siècle. En ce
+temps-là, sous la domination des chefs ou voïvodes, monastères, églises,
+palais, châteaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades
+ou les villages. Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des
+agressions de toutes sortes. Cet état de choses explique pourquoi
+l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent
+l'aspect d'une construction féodale, prête à la défensive. Quel
+architecte l'a édifié sur ce plateau, à cette hauteur? On l'ignore, et
+cet audacieux artiste est inconnu, à moins que ce soit le roumain
+Manoli, si glorieusement chanté dans les légendes valaques, et qui bâtit
+à Curté d'Argis le célèbre château de Rodolphe le Noir.
+
+Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la
+famille qui possédait ce burg. Les barons de Gortz étaient seigneurs du
+pays depuis un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres
+qui ensanglantèrent les provinces transylvaines; ils luttèrent contre
+les Hongrois, les Saxons, les Szeklers; leur nom figure dans les
+«cantices», les--«doïnes», où se perpétue le souvenir de ces
+désastreuses périodes; ils avaient pour devise le fameux proverbe
+valaque: Da pe maorte, «donne jusqu'à la mort!» et ils donnèrent, ils
+répandirent leur sang pour la cause de l'indépendance,--ce sang qui leur
+venait des Roumains, leurs ancêtres.
+
+On le sait, tant d'efforts, de dévouement, de sacrifices, n'ont abouti
+qu'à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette
+vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont
+écrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de
+la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance
+inébranlable qu'ils répètent ces mots, dans lequel se concentrent toutes
+leurs aspirations: Rôman on péré! «le Roumain ne saurait périr!» Vers le
+milieu du XIXe siècle, le dernier représentant des seigneurs de Gortz
+était le baron Rodolphe. Né au château des Carpathes, il avait vu sa
+famille s'éteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa
+jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens
+étaient tombés d'année en année, comme ces branches du hêtre séculaire,
+auquel la superstition populaire rattachait l'existence même du burg.
+Sans parents, on peut même dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe
+pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait
+faite autour de lui? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses
+aptitudes? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une
+irrésistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands
+artistes de cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort
+délabré, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut.
+Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui
+était assez considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de
+l'Europe, les théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il
+pouvait satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce
+un excentrique, pour ne pas dire un maniaque? La bizarrerie de son
+existence donnait lieu de le croire.
+
+Cependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le
+cœur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie
+transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il
+prendre part à l'une des sanglantes révoltes des paysans roumains contre
+l'oppression hongroise.
+
+Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire
+échut en partage aux vainqueurs.
+
+C'est à la suite de cette défaite que le baron Rodolphe quitta
+définitivement le château des Carpathes, dont certaines parties
+tombaient déjà en ruine. La mort ne tarda pas à priver le burg de ses
+derniers serviteurs, et il fut totalement délaissé. Quant au baron de
+Gortz, le bruit courut qu'il s'était patriotiquement joint au fameux
+Rosza Sandor, un ancien détrousseur de grande route, dont la guerre de
+l'indépendance avait fait un héros de drame. Par bonheur pour lui, après
+l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'était séparé de la bande du
+compromettant «betyar», et il fit sagement, car l'ancien brigand,
+redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police,
+qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar.
+
+Néanmoins, une version fut généralement admise chez les gens du comitat:
+à savoir que le baron Rodolphe avait été tué pendant une rencontre de
+Rosza Sandor avec les douaniers de la frontière. Il n'en était rien,
+bien que le baron de Gortz ne se fût jamais remontré au burg depuis
+cette époque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est
+prudent de n'accepter que sous réserve les on-dit de cette crédule
+population.
+
+Château abandonné, château hanté, château visionné. Les vives et
+ardentes imaginations l'ont bientôt peuplé de fantômes, les revenants y
+apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se
+passent encore les choses au milieu de certaines contrées
+superstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut prétendre au
+premier rang parmi elles.
+
+Du reste, comment ce village de Werst eût-il pu rompre avec les
+croyances au surnaturel? Le pope et le magister, celui-ci chargé de
+l'éducation des enfants, celui-là dirigeant la religion des fidèles,
+enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel
+et bien. Ils affirmaient, «avec preuves à l'appui», que les loups-garous
+courent la campagne, que les vampires, appelés stryges, parce qu'ils
+poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les
+«staffii» errent à travers les ruines et deviennent malfaisants, si on
+oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des
+fées, des «babes», qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le
+vendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc
+dans les profondeurs de ces forêts du comitat, forêts enchantées, où se
+cachent les «balauri», ces dragons gigantesques, dont les mâchoires se
+distendent jusqu'aux nuages, les «zmei» aux ailes démesurées, qui
+enlèvent les filles de sang royal et même celles de moindre lignée,
+lorsqu'elles sont jolies! Voilà nombre de monstres redoutables,
+semble-t-il, et quel est le bon génie que leur oppose l'imagination
+populaire? Nul autre que le «_serpi de casa_», le serpent du foyer
+domestique, qui vit familièrement au fond de l'âtre, et dont le paysan
+achète l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait.
+
+Or, si jamais burg fut aménagé pour servir de refuge aux hôtes de cette
+mythologie roumaine, n'est-ce pas le château des Carpathes? Sur ce
+plateau isolé, qui est inaccessible, excepté par la gauche du col de
+Vulkan, il n'était pas douteux qu'il abritât des dragons, des fées, des
+stryges, peut-être aussi quelques revenants de la famille des barons de
+Gortz. De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on.
+Quant à se hasarder à le visiter, personne n'y eût songé. Il répandait
+autour de lui une épouvante épidémique, comme un marais insalubre répand
+des miasmes pestilentiels. Rien qu'à s'en rapprocher d'un quart de
+mille, c'eût été risquer sa vie en ce monde et son salut dans l'autre.
+Cela s'apprenait couramment à l'école du magister Hermod.
+
+Toutefois, cet état de choses devait prendre fin, dès qu'il ne resterait
+plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est
+ici qu'intervenait la légende.
+
+D'après les plus autorisés notables de Werst, l'existence du burg était
+liée à celle du vieux hêtre, dont la ramure grimaçait sur le bastion
+d'angle, situé à droite de la courtine.
+
+Depuis le départ de Rodolphe de Gortz--les gens du village, et plus
+particulièrement le pâtour Frik, l'avaient observé--, ce hêtre perdait
+chaque année une de ses maîtresses branches. On en comptait dix-huit à
+son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aperçu pour la dernière
+fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois
+pour le présent. Or, chaque branche tombée, c'était une année de
+retranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son
+anéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on
+chercherait vainement les restes du château des Carpathes.
+
+En réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers
+naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre
+s'amputait-il chaque année d'une de ses branches? Cela n'était rien
+moins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne
+le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la
+Sil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier
+paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg
+n'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois
+branches au «hêtre tutélaire».
+
+Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village
+pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident
+de la lunette.
+
+Grosse nouvelle, très grosse en effet! Une fumée est apparue au faite du
+donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a
+distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une
+vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et
+pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a
+franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est
+certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des
+êtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du
+feu dans un des appartements du donjon?... Est-ce un feu de chambre,
+est-ce un feu de cuisine?... Voilà qui est véritablement inexplicable.
+
+Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens
+harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se
+rabattait avec l'humidité du soir.
+
+Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et
+c'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude,
+car, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le
+bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y
+paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière,
+ses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la
+moitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle
+mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur?
+
+Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut,
+Frik lui cria:
+
+«Le feu est au burg, notre maître!--Que dis-tu là, Frik?
+
+--je dis ce qui est.
+
+--Est-ce que tu es devenu fou?»
+
+En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil
+amoncellement de pierres? Autant admettre que le Negoï, la plus haute
+cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus
+absurde.
+
+«Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz.
+
+--S'il ne brûle pas, il fume.
+
+--C'est quelque vapeur...
+
+--Non, c'est une fumée... Venez voir.» Et tous deux se dirigèrent vers
+le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant
+les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château.
+
+Une fois là, Frik tendit la lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage
+de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger.
+
+«Qu'est-ce cela? dit-il.
+
+--Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en
+vaut bien quatre!
+
+--A qui?
+
+--A un colporteur.
+
+--Et pour quoi faire?
+
+--Ajustez cela à votre œil, visez le burg en face, regardez, et vous
+verrez.»
+
+Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina
+longuement.
+
+Oui! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du
+donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de
+la montagne.
+
+«Une fumée!» répéta maître Koltz stupéfait.
+
+Cependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le
+forestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques
+instants.
+
+«A quoi cela sert-il? demanda le jeune homme en prenant la lunette.
+
+--A voir au loin, répondit le berger.
+
+--Plaisantez-vous, Frik?
+
+--je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure à peine, j'ai pu
+vous reconnaître, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et
+aussi...»
+
+Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis
+yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas défendu à une honnête fille
+d'aller au-devant de son fiancé.
+
+Elle et lui, l'un après l'autre, prirent la fameuse lunette et la
+dirigèrent vers le burg.
+
+Entre-temps, une demi-douzaine de voisins étaient arrivés sur la
+terrasse, et, s'étant enquis du fait, ils se servirent tour à tour de
+l'instrument.
+
+«Une fumée! une fumée au burg!... dit l'un.
+
+--Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon?... fit observer
+l'autre.
+
+--Est-ce qu'il a tonné?... demanda maître Koltz, en s'adressant à Frik.
+
+--Pas un coup depuis huit jours», répondit le berger.
+
+Et ces braves gens n'auraient pas été plus ahuris, si on leur eût dit
+qu'une bouche de cratère venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour
+livrer passage aux vapeurs souterraines.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en
+indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est même
+au-dessous de son voisin, appelé Vulkan, du nom de la portion de ce
+massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juchés tous les
+deux.
+
+A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donné un mouvement
+considérable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et
+autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli
+le moindre avantage de cette proximité d'un grand centre industriel; ce
+que ces villages étaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans
+doute dans un demi-siècle, ils le sont à présent; et, suivant Élisée
+Reclus, une bonne moitié de la population de Vulkan ne se compose «que
+d'employés chargés de surveiller la frontière, douaniers, gendarmes,
+commis du fisc et infirmiers de la quarantaine»--Supprimez les gendarmes
+et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de
+cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre à cinq
+centaines d'habitants.
+
+C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes
+brusques rendent la montée et la descente assez pénibles. Elle sert de
+chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine.
+Par là passent les troupeaux de bœufs, de moutons et de porcs, les
+marchands de viande fraîche, de fruits et de céréales, les rares
+voyageurs qui s'aventurent par le défilé, au lieu de prendre les
+railways de Kolosvar et de la vallée du Maros:
+
+Certes, la nature a généreusement doté le bassin qui se creuse entre les
+monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilité du sol,
+il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles: mines de
+sel gemme à Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille
+tonnes; mont Parajd, mesurant sept kilomètres de circonférence à son
+dôme, et qui est uniquement formé de chlorure de sodium; mines de
+Torotzko, qui produisent le plomb, la galène, le mercure, et surtout le
+fer, dont les gisements étaient exploités dès le Xe siècle; mines de
+Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualité
+supérieure; mines de houille, facilement exploitables sur les premières
+strates de ces vallées lacustres, dans le district de Hatszeg, à
+Livadzel, à Petroseny, vaste poche d'une contenance estimée à deux cent
+cinquante millions de tonnes; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya,
+à Topanfalva, la région des orpailleurs, où des myriades de moulins d'un
+outillage très simple travaillent les sables du Verès-Patak, «le Pactole
+transylvain», et exportent chaque année pour deux millions de francs du
+précieux métal.
+
+Voilà, semblera, un district très favorisé de la nature, et pourtant
+cette richesse ne profite guère au bien-être de sa population. Dans tous
+les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai,
+possèdent quelques installations en rapport avec le confort de
+l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions régulières,
+soumises à l'uniformité de l'équerre et du cordeau, des hangars, des
+magasins, de véritables cités ouvrières, si elles sont dotées d'un
+certain nombre d'habitations à balcons et à vérandas, voilà ce qu'il ne
+faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst.
+
+Bien comptées, une soixantaine de maisons, irrégulièrement accroupies
+sur l'unique rue, coiffées d'un capricieux toit dont le faîtage déborde
+les murs de pisé, la façade vers le jardin, un grenier à lucarne pour
+étage, une grange délabrée pour annexe, une étable toute de guingois,
+couverte en paillis, çà et là un puits surmonté d'une potence à laquelle
+pend une seille, deux ou trois mares qui «fuient» pendant les orages,
+des ruisselets dont les ornières tortillées indiquent le cours, tel est
+ce village de Werst, bâti sur les deux côtés de la rue, entre les
+obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant; il y a des
+fleurs aux portes et aux fenêtres, des rideaux de verdure qui tapissent
+les murailles, des herbes échevelées qui se mêlent au vieil or des
+chaumes, des peupliers, ormes, hêtres, sapins, érables, qui grimpent
+au-dessus des maisons «si haut qu'ils peuvent grimper». Par-delà,
+l'échelonnement des assises intermédiaires de la chaîne, et, au dernier
+plan, l'extrême cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent
+avec l'azur du ciel.
+
+Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle à Werst, non plus
+qu'en toute cette portion de la Transylvanie: c'est le roumain--même
+chez quelques familles tsiganes, établies plutôt que campées dans les
+divers villages du comitat. Ces étrangers prennent la langue du pays
+comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de
+petit clan, sous l'autorité d'un voïvode, avec leurs cabanes, leurs
+«barakas» à toit pointu, leurs légions d'enfants, bien différents par
+les mœurs et la régularité de leur existence de ceux de leurs
+congénères qui errent à travers l'Europe. Ils suivent même le rite grec,
+se conformant à la religion des chrétiens au milieu desquels ils se sont
+installés. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui réside à
+Vulkan, et qui dessert les deux villages séparés seulement d'un
+demi-mille.
+
+La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout où un passage--ne
+fût-ce qu'une fissure-lui est ouvert, elle pénètre et modifie les
+conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure
+ne s'était encore produite à travers cette portion méridionale des
+Carpathes. Puisque Élisée Reclus a pu dire de Vulkan «qu'il est le
+dernier poste de la civilisation dans la vallée de la Sil valaque», on
+ne s'étonnera pas que Werst fût l'un des plus arriérés villages du
+comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il être autrement dans ces
+endroits où chacun naît, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittés!
+
+Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un maître d'école et un juge à
+Werst? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable
+d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-à-dire un peu à lire, un peu à
+écrire, un peu à compter. Son instruction personnelle ne va pas au-delà.
+En fait de science, d'histoire, de géographie, de littérature, il ne
+connaît que les chants populaires et les légendes du pays environnant.
+Là-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. Il est très fort
+en matière de fantastique, et les quelques écoliers du village tirent
+grand profit de ses leçons.
+
+Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnée
+au premier magistrat de Werst.
+
+Le biró, maître Koltz, était un petit homme de cinquante-cinq à soixante
+ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache
+noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bâti comme un
+montagnard, il portait le vaste feutre sur la tête, la haute ceinture à
+boucle historiée sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la
+culotte courte et demi-bouffante, engagée dans les hautes bottes de
+cuir. Plutôt maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent à
+intervenir dans les multiples difficultés de voisin à voisin, il
+s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans
+quelque agrément pour sa bourse. En effet, toutes les transactions,
+achats ou ventes, étaient frappées d'un droit à son profit--sans parler
+de la taxe de péage que les étrangers, touristes ou trafiquants,
+s'empressaient de verser dans sa poche.
+
+Cette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine
+aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rongés par l'usure,
+qui ne tardera pas à faire des prêteurs israélites les véritables
+propriétaires du sol, le biró avait su échapper à leur rapacité. Son
+bien, libre d'hypothèques, «d'intabulations», comme on dit en cette
+contrée, ne devait rien à personne. Il eût plutôt prêté qu'emprunté, et
+l'aurait certainement fait sans écorcher le pauvre monde. Il possédait
+plusieurs pâtis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez
+convenablement entretenues, quoiqu'il fût réfractaire aux nouvelles
+méthodes, des vignes qui flattaient sa vanité, lorsqu'il se promenait le
+long des ceps chargés de grappes, et dont il vendait fructueusement la
+récolte--exception faite, et dans une proportion notable, de ce que
+nécessitait sa consommation particulière.
+
+Il va sans dire que la maison de maître Koltz est la plus belle maison
+du village, à l'angle de la terrasse que traverse la longue rue
+montante. Une maison en pierre, s'il vous plaît, avec sa façade en
+retour sur le jardin, sa porte entre la troisième et la quatrième
+fenêtre, les festons de verdure qui ourlent le chéneau de leurs
+brindilles chevelues, les deux grands hêtres dont la fourche se ramifie
+au-dessus de son chaume en fleurs. Derrière, un beau verger aligne ses
+plants de légumes en damier, et ses rangs d'arbres à fruits qui
+débordent sur le talus du col. A l'intérieur de la maison, il y a de
+belles pièces bien propres, les unes où l'on mange, les autres où l'on
+dort, avec leurs meubles peinturlurés, tables, lits, bancs et escabeaux,
+leurs dressoirs où brillent les pots et les plats, les poutrelles
+apparentes du plafond, d'où pendent des vases enrubannés et des étoffes
+aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de
+courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires; puis, aux murs
+blancs, les portraits violemment enluminés des patriotes
+roumains,--entre autres le populaire héros du XVe siècle, le voïvode
+Vayda-Hunyad.
+
+Voilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme
+seul. Mais il n'était pas seul, maître Koltz. Veuf depuis une dizaine
+d'années, il avait une fille, la belle Miriota, très admirée de Werst
+jusqu'à Vulkan et même au-delà. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces
+bizarres noms païens, Florica, Daïna, Dauritia, qui sont fort en honneur
+dans les familles valaques. Non! c'était Miriota, c'est-à-dire «petite
+brebis». Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'était maintenant
+une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un
+regard très doux, charmante de traits et d'une agréable tournure. En
+vérité, il y avait de sérieuses raisons pour qu'elle parût on ne peut
+plus séduisante avec sa chemisette brodée de fil rouge au collet, aux
+poignets et aux épaules, sa jupe serrée par une ceinture à fermoirs
+d'argent, son «catrinza», double tablier à raies bleues et rouges, noué
+à sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le léger mouchoir jeté
+sur sa tête, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornée
+d'un ruban ou d'une piécette de métal.
+
+Oui! une belle fille, Miriota Koltz, et--ce qui ne gâte rien--riche pour
+ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne ménagère?... Sans doute,
+puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son père. Instruite?...
+Dame! à l'école du magister Hermod elle a appris à lire, à écrire, à
+calculer; et elle calcule, écrit, lit correctement,-mais elle n'a pas
+été poussée plus loin--et pour cause. En revanche, on ne lui en
+remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas
+transylvaines. Elle en sait autant que son maître. Elle connaît la
+légende de Leany-Kö, le Rocher de la Vierge, où une jeune princesse
+quelque peu fantastique échappe aux poursuites des Tartares; la légende
+de la grotte du Dragon, dans la vallée de la «Montée du Roi»; la légende
+de la forteresse de Deva, qui fut construite «au temps des Fées»; la
+légende de la Detunata, la «Frappée du tonnerre», cette célèbre montagne
+basaltique, semblable à un gigantesque violon de pierre, et dont le
+diable joue pendant les nuits d'orage; la légende du Retyezat avec sa
+cime rasée par une sorcière; la légende du défilé de Thorda, que fendit
+d'un grand coup l'épée de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota
+ajoutait foi à toutes ces fictions, mais ce n'en était pas moins une
+charmante et aimable fille.
+
+Bien des garçons du pays la trouvaient à leur gré, même sans trop se
+rappeler qu'elle était l'unique héritière du biró, maître Koltz, le
+premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs.
+N'était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck?
+
+Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plutôt Nic Deck: vingt-cinq ans,
+haute taille, constitution vigoureuse, tête fièrement portée, chevelure
+noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude dégagée sous
+sa veste de peau d'agneau brodée aux coutures, bien campé sur ses jambes
+fines, des jambes de cerf, un air de résolution dans sa démarche et ses
+gestes. Il était forestier de son état, c'est-à-dire presque autant
+militaire que civil. Comme il possédait quelques cultures dans les
+environs de Werst, il plaisait au père, et comme il se présentait en
+gars aimable et de fière tournure, il ne déplaisait point à la fille
+qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni même regarder de trop près. Au
+surplus, personne n'y songeait.
+
+Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait être célébré--encore
+une quinzaine de jours--vers le milieu du mois prochain. A cette
+occasion, le village se mettrait en fête. Maître Koltz ferait
+convenablement les choses. Il n'était point avare. S'il aimait à gagner
+de l'argent, il ne refusait pas de le dépenser à l'occasion. Puis, la
+cérémonie achevée, Nic Deck élirait domicile dans la maison de famille
+qui devait lui revenir après le biró, et lorsque Miriota le sentirait
+près d'elle, peut-être n'aurait-elle plus peur, en entendant le
+gémissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues
+nuits d'hiver, de voir apparaître quelque fantôme échappé de ses
+légendes favorites.
+
+Pour compléter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer
+deux encore, et non des moins importants, le magister et le médecin.
+
+Le magister Hermod était un gros homme à lunettes, cinquante-cinq ans,
+ayant toujours entre les dents le tuyau courbé de sa pipe à fourneau de
+porcelaine, cheveux rares et ébouriffés sur un crâne aplati, face glabre
+avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire était de tailler les
+plumes de ses élèves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de
+fer--par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux
+canif bien aiguisé! Avec quelle précision, et en clignant de l'œil, il
+donnait le coup final pour en trancher la pointe! Avant tout, une belle
+écriture; c'est à cela que tendaient tous ses efforts, c'est à cela que
+devait pousser ses élèves un maître soucieux de remplir sa mission.
+L'instruction ne venait qu'en seconde ligne--et l'on sait ce
+qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les génerations de
+garçons et de fillettes sur les bancs de son école!
+
+Et maintenant, au tour du médecin Patak.
+
+Comment, il y avait un médecin à Werst, et le village en était encore à
+croire aux choses surnaturelles?
+
+Oui, mais il est nécessaire de s'entendre sur le titre que prenait le
+médecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge
+Koltz.
+
+Patak, petit homme, à gaster proéminent, gros et court, âgé de
+quarante-cinq ans, faisait très ostensiblement de la médecine courante à
+Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde
+étourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik
+--ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des
+drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses
+clients, qui eussent guéri d'eux-mêmes. D'ailleurs, on se porte bien au
+col de Vulkan; l'air y est de première qualité, les maladies épidémiques
+y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir,
+même en ce coin privilégié de la Transylvanie. Quant au docteur
+Patak--oui! on disait: docteur!--quoiqu'il fût accepté comme tel, il
+n'avait aucune instruction, ni en médecine ni en pharmacie, ni en rien.
+C'était simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le rôle
+consistait à surveiller les voyageurs, retenus sur la frontière pour la
+patente de santé. Rien de plus. Cela, paraît-il, suffisait à la
+population peu difficile de Werst. Il faut ajouter--ce qui ne saurait
+surprendre--que le docteur Patak était un esprit fort, comme il convient
+à quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il
+aucune des superstitions qui ont cours dans la région des Carpathes, pas
+même celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait.
+Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait osé s'approcher du
+château depuis un temps immémorial:
+
+«Il ne faudrait pas me défier d'aller rendre visite à votre vieille
+cassine!» répétait-il à qui voulait l'entendre.
+
+Mais, comme on ne l'en défiait pas, comme on se gardait même de l'en
+défier, le docteur Patak n'y était point allé, et, la crédulité aidant,
+le château des Carpathes était toujours enveloppé d'un impénétrable
+mystère.
+
+
+
+
+IV
+
+
+En quelques minutes, la nouvelle rapportée par le berger se fut répandue
+dans le village. Maître Koltz, ayant en main la précieuse lunette,
+venait de rentrer à la maison, suivi de Nic Deck et de Miriota. A ce
+moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entouré d'une
+vingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'étaient joints
+quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins émus de la
+population werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions,
+et le berger répondait avec cette superbe importance d'un homme qui
+vient de voir quelque chose de tout à fait extraordinaire.
+
+«Oui! répétait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fumera tant
+qu'il en restera pierre sur pierre!
+
+--Mais qui a pu allumer ce feu?... demanda une vieille femme, qui
+joignait les mains.
+
+--Le Chort, répondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce
+pays, et voilà un malin qui s'entend mieux à entretenir les feux qu'à
+les éteindre» Et, sur cette réplique, chacun de chercher à apercevoir la
+fumée sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirmèrent
+qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fût parfaitement
+invisible à cette distance.
+
+L'effet produit par ce singulier phénomène dépassa tout ce qu'on
+pourrait imaginer. Il est nécessaire d'insister sur ce point. Que le
+lecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique à
+celle des gens de Werst, et il ne s'étonnera plus des faits qui vont
+être ultérieurement relatés. Je ne lui demande pas de croire au
+surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait
+sans réserve. A la défiance qu'inspirait le château des Carpathes, alors
+qu'il passait pour être désert, allait désormais se joindre l'épouvante,
+puisqu'il semblait habité, et par quels êtres, grand Dieu!
+
+Il y avait à Werst un lieu de réunion, fréquenté des buveurs, et même
+affectionné de ceux qui, sans boire, aiment à causer de leurs affaires,
+après journée faite,--ces derniers en nombre restreint, cela va de soi.
+Ce local, ouvert à tous, c'était la principale, ou pour mieux dire,
+l'unique auberge du village.
+
+Quel était le propriétaire de cette auberge? Un juif du nom de Jonas,
+brave homme âgé d'une soixantaine d'années, de physionomie engageante
+mais bien sémite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa lèvre allongée,
+ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obséquieux et
+obligeant, il prêtait volontiers de petites sommes à l'un ou à l'autre,
+sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les
+intérêts, quoiqu'il entendît être payé aux dates acceptées par
+l'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs établis dans le pays
+transylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de
+Werst.
+
+Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires
+par le culte, ses confrères par la profession--car ils sont tous
+cabaretiers, vendant boissons et articles d'épicerie--pratiquent le
+métier de prêteur avec une âpreté inquiétante pour l'avenir du paysan
+roumain. On verra le sol passer peu à peu de la race indigène à la race
+étrangère. Faute d'être remboursés de leurs avances, les juifs
+deviendront propriétaires des belles cultures hypothéquées à leur
+profit, et si la Terre promise n'est plus en Judée, peut-être
+figurera-t-elle un jour sur les cartes de la géographie transylvaine.
+
+L'auberge du _Roi Mathias_--elle se nommait ainsi occupait un des angles
+de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, à l'opposé de la
+maison du biró. C'était une vieille bâtisse, moitié bois, moitié pierre,
+très rapiécée par endroits, mais largement drapée de verdure et de très
+tentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée, avec
+porte vitrée donnant accès sur la terrasse. A l'intérieur, on entrait
+d'abord dans une grande salle, meublée de tables pour les verres et
+d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en chêne vermoulu, où
+scintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de
+bois noirci, derrière lequel Jonas se tenait à la disposition de sa
+clientèle.
+
+Voici maintenant comment cette salle recevait le jour: deux fenêtres
+perçaient la façade, sur la terrasse, et deux autres fenêtres, à
+l'opposé, la paroi du fond. De ces deux-là, l'une, voilée par un épais
+rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors,
+était condamnée et laissait passer à peine un peu de clarté. L'autre,
+lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard émerveillé de s'étendre sur
+toute la vallée inférieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de
+l'embrasure se déroulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad.
+D'un côté, ce torrent descendait les pentes du col, après avoir pris
+source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronné par les bâtisses
+du burg; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la
+montagne, même pendant la saison d'été, il dévalait en grondant vers le
+lit de la Sil valaque, qui l'absorbait à son passage.
+
+A droite, contiguës à la grande salle, une demi-douzaine de petites
+chambres suffisaient à loger les rares voyageurs qui, avant de franchir
+la frontière, désiraient se reposer au _Roi Mathias_. ils étaient
+assurés d'un bon accueil, à des prix modérés, auprès d'un cabaretier
+attentif et serviable, toujours approvisionné de bon tabac qu'il allait
+chercher aux meilleurs «trafiks» des environs. Quant à lui, Jonas, il
+avait pour chambre à coucher une étroite mansarde, dont la lucarne
+biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse.
+
+C'est dans cette auberge que, le soir même de ce 29 mai, il y eut
+réunion des grosses têtes de Werst, maître Koltz, le magister Hermod, le
+forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et
+aussi le berger Frik, qui n'était pas le moins important de ces
+personnages. Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables.
+Demandé en toute hâte par un de ses vieux clients qui n'attendait que
+lui pour passer dans l'autre monde, il s'était engagé à venir, dès que
+ses soins ne seraient plus indispensables au défunt.
+
+En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave événement à l'ordre du
+jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas
+offrait cette sorte de bouillie ou gâteau de maïs, connue sous le nom de
+«mamaliga», qui n'est point désagréable, quand on l'imbibe de lait
+fraîchement tiré. A ceux-là, il présentait maint petit verre de ces
+liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure à travers les gosiers
+roumains, l'alcool de «schnaps» qui ne coûte pas un demi-sou le verre,
+et plus particulièrement le «rakiou», violente eau-de-vie de prunes,
+dont le débit est considérable au pays des Carpathes.
+
+Il faut mentionner que le cabaretier Jonas--c'était une coutume de
+l'auberge--ne servait qu'«à l'assiette», c'est-à-dire aux gens attablés,
+ayant observé que les consommateurs assis consomment plus copieusement
+que les consommateurs debout. Or, ce soir-là, les affaires promettaient
+de marcher, puisque tous les escabeaux étaient disputés par les clients.
+Aussi Jonas allait-il d'une table à l'autre, le broc à la main,
+remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter.
+
+Il était huit heures et demie du soir. On pérorait depuis la brune, sans
+parvenir à s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves
+gens se trouvaient d'accord en ce point: c'est que si le château des
+Carpathes était habité par des inconnus, il devenait aussi dangereux
+pour le village de Werst qu'une poudrière à l'entrée d'une ville.
+
+«C'est très grave! dit alors maître Koltz.
+
+--Très grave! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable
+pipe.--Très grave! répéta l'assistance.--Ce qui n'est que trop sûr,
+reprit Jonas, c'est que la mauvaise réputation du burg faisait déjà
+grand tort au pays...
+
+--Et maintenant ce sera bien autre chose! s'écria le magister Hermod.
+
+--Les étrangers n'y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec
+un soupir.
+
+--Et, à présent, ils ne viendront plus du tout! ajouta Jonas en
+soupirant à l'unisson du biró.
+
+--Nombre d'habitants songent déjà à le quitter fit observer l'un des
+buveurs.
+
+--Moi, le premier, répondit un paysan des environs, et je partirai, dès
+que j'aurai vendu mes vignes...
+
+--Pour lesquelles vous chômerez d'acheteurs, mon vieux homme!» riposta
+le cabaretier.
+
+On voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. A
+travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le château des
+Carpathes, surgissait le sentiment de leurs intérêts si regrettablement
+lésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son
+auberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz en pâtissait dans la
+perception du péage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus
+d'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les propriétaires ne
+pouvaient trouver à les vendre, même à vil prix. Cela durait depuis des
+années, et cette situation, très dommageable, menaçait de s'aggraver
+encore.
+
+En effet, s'il en était ainsi, quand les esprits du burg se tenaient
+tranquilles au point de ne s'être jamais laissé apercevoir, que
+serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence par des actes
+matériels?
+
+Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hésitante:
+
+«Peut-être faudrait-il?...
+
+--Quoi? demanda maître Koltz.
+
+--Y aller voir, mon maître.»
+
+Tous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question
+resta sans réponse.
+
+Ce fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz, reprit la parole.
+
+«Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose
+qu'il y ait à faire.
+
+--Aller au burg...
+
+--Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une fumée s'échappe de
+la cheminée du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du
+feu, c'est qu'une main l'a allumé...
+
+--Une main... à moins que ce soit une griffe! répliqua le vieux paysan
+en secouant la tête.
+
+--Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe! Il faut savoir ce que
+cela signifie. C'est la première fois qu'une fumée s'échappe de l'une
+des cheminées du château depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a
+quitté...
+
+--Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà de la fumée, sans que
+personne s'en soit aperçu, suggéra maître Koltz.
+
+Voilà ce que je n'admettrai jamais! se récria vivement le magister
+Hermod.
+
+--C'est très admissible, au contraire, fit observer le biró, puisque
+nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg.»
+
+La remarque était juste. Le phénomène pouvait s'être produit depuis
+longtemps, et avoir échappé même au berger Frik, quelque bons que
+fussent ses yeux.
+
+Quoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût récent ou non, il était
+indubitable que des êtres humains occupaient actuellement le château des
+Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquiétants
+pour les habitants de Vulkan et de Werst.
+
+Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection à l'appui de ses
+croyances:
+
+«Des êtres humains, mes amis?... Vous me permettrez de n'en rien croire.
+Pourquoi des êtres humains auraient-ils eu la pensée de se réfugier au
+burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrivés....
+
+--Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus? s'écria maître Koltz.
+
+--Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d'une voix qui
+imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des
+gobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se
+présentent sous la forme de belles femmes...»
+
+Pendant cette énumération, tous les regards s'étaient dirigés vers la
+porte, vers les fenêtres, vers la cheminée de la grande salle du _Roi
+Mathias_. Et, en vérité, chacun se demandait s'il n'allait pas voir
+apparaître l'un ou l'autre de ces fantômes, successivement évoqués par
+le maître d'école.
+
+«Cependant, mes bons amis, se risqua à dire Jonas, si ces êtres sont des
+génies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allumé du feu,
+puisqu'ils n'ont rien à cuisiner...
+
+--Et leurs sorcelleries?... répondit le pâtour. Oubliez-vous donc qu'il
+faut du feu pour les sorcelleries?
+
+--Évidemment!» ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de
+réplique.
+
+Cette sentence fut acceptée sans contestation, et, de l'avis de tous,
+c'étaient, à n'en pas douter, des êtres surnaturels, non des êtres
+humains, qui avaient choisi le château des Carpathes pour théâtre de
+leurs manigances.
+
+Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part à la conversation. Le
+forestier se contentait d'écouter attentivement ce que disaient les uns
+et les autres. Le vieux burg, avec ses murs mystérieux, son antique
+origine, sa tournure féodale, lui avait toujours inspiré autant de
+curiosité que de respect. Et même, étant très brave, bien qu'il fût
+aussi crédule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une
+fois manifesté l'envie d'en franchir l'enceinte.
+
+On l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si
+aventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était libre d'agir à sa
+guise, soit! Mais un fiancé ne s'appartient plus, et de se hasarder en
+de telles aventures, c'eût été œuvre de fou, ou d'indifférent. Et
+pourtant, malgré ses prières, la belle fille craignait toujours que le
+forestier mît son projet à exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est
+que Nic Deck n'avait pas formellement déclaré qu'il irait au burg, car
+personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas même
+elle. Elle le savait, c'était un gars tenace et résolu, qui ne revenait
+jamais sur une parole engagée. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota
+eût-elle été dans les transes, si elle avait pu soupçonné à quelles
+réflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment.
+
+Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la
+proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au
+château des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à
+moins d'avoir perdu la tête?... Chacun se découvrait donc les meilleures
+raisons pour n'en rien faire... Le biró n'était plus d'un âge à se
+risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son école à garder,
+Jonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres
+paysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins.
+
+Non! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi:
+
+«Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais
+revenir!»
+
+A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand
+effroi de l'assistance.
+
+Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre
+pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait
+parlé.
+
+Son client étant mort--ce qui faisait honneur à sa perspicacité
+médicale, sinon à son talent--, le docteur Patak était accouru à la
+réunion du _Roi Mathias_.
+
+«Enfin, le voilà!» s'écria maître Koltz.
+
+Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le
+monde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement
+ironique, il s'écria:
+
+«Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous
+occupe!... Oh! les poltrons!... Mais s'il veut fumer, ce vieux château,
+laissez-le fumer!... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et
+toute la journée?... Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante!... je
+n'ai entendu parler que de cela durant mes visites!... Les revenants ont
+fait du feu là-bas?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du
+cerveau!... Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du
+donjon... A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre
+monde!... Eh! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est vrai qu'on
+ressuscite!... Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus
+faire une fournée...»
+
+Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des
+gens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable
+jactance.
+
+On le laissa dire.
+
+Et alors le biró de lui demander:
+
+«Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au
+burg?...
+
+--Aucune, maître Koltz.
+
+--Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à vous y rendre...
+si l'on vous en défiait?...
+
+--Moi?... répondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un
+certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles.
+
+--Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et répété? reprit le magister en
+insistant.
+
+--Je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le
+répéter...
+
+--Il s'agit de le faire, dit Hermod.
+
+--De le faire?...
+
+--Oui... et, au lieu de vous en défier... nous nous contentons de vous
+en prier, ajouta maître Koltz.
+
+--Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition...
+
+--Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le cabaretier, nous ne vous en
+prions pas... nous vous en défions!
+
+--Vous m'en défiez?...
+
+--Oui, docteur!
+
+--Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il ne faut pas défier
+Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit
+qu'il ferait, il le fera... ne fût-ce que pour rendre service au village
+et à tout le pays.
+
+--Comment, c'est sérieux?... Vous voulez que j'aille au château des
+Carpathes? reprit le docteur, dont la face rubiconde était devenue très
+pâle.
+
+--Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître
+Koltz.
+
+--je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons,
+s'il vous plaît!...
+
+--C'est tout raisonné, répondit Jonas.
+
+--soyez justes... A quoi me servirait d'aller là-bas... et qu'y
+trouverais-je?.. quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg... et
+qui ne gênent personne...
+
+--Eh bien, répliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous
+n'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur
+offrir vos services.--S'ils en avaient besoin, répondit le docteur
+Patak, s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas... croyez-le...
+à me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et
+je ne fais pas gratis mes visites...
+
+--On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l'heure.
+
+--Et qui me le paiera?...
+
+--Moi... nous... au prix que vous voudrez!» répondirent la plupart des
+clients de Jonas.
+
+Visiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades, le docteur était,
+à tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi,
+après s'être posé en esprit fort, après avoir raillé les légendes du
+pays, se trouvait-il très embarrassé de refuser le service qu'on lui
+demandait. Et pourtant, d'aller au château des Carpathes, même si l'on
+rémunérait son déplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune
+façon. Il chercha donc à tirer argument de ce que cette visite ne
+produirait aucun résultat, que le village se couvrirait de ridicule en
+le déléguant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu.
+
+Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien à risquer,
+reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits...
+
+--Non... je n'y crois pas.
+
+--Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au château, ce sont
+des êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance
+avec eux.
+
+Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique: il était
+difficile à rétorquer.
+
+«D'accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu
+au burg...
+
+C'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas.
+
+--Sans doute; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un
+avait besoin de moi dans le village...
+
+--Nous nous portons tous à merveille, répondit maître Koltz, et il n'y a
+plus un seul malade à Werst depuis que votre dernier client a pris son
+billet pour l'autre monde.
+
+--Parlez franchement... Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste.
+
+--Ma foi, non! répliqua le docteur. Oh! ce n'est point par peur... Vous
+savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... La
+vérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète,
+ridicule... Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon...
+une fumée qui n'est peut-être pas une fumée... Décidément non!... je
+n'irai pas au château des Carpathes!
+
+--J'irai, moi!»
+
+C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation
+en y jetant ces deux mots.
+
+«Toi... Nic? s'écria maître Koltz.
+
+--Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera.»
+
+Ceci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour
+se dépêtrer.
+
+«Y penses-tu, forestier? répliqua-t-il. Moi... t'accompagner?...
+Certainement... ce serait une agréable promenade à faire... tous les
+deux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait s'y hasarder...
+Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au
+burg... Nous ne pourrions arriver.
+
+--J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai
+dit, j'irai.
+
+--Mais moi... je ne l'ai pas dit!... s'écria le docteur en se débattant,
+comme si quelqu'un l'eût pris au collet.
+
+--Si... vous l'avez dit... répliqua Jonas.
+
+--Oui!... Oui!» répondit d'une seule voix l'assistance.
+
+L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment
+leur échapper. Ah! combien il regrettait de s'être si imprudemment
+engagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait
+au sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne...
+Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la
+risée de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement.
+Il se décida donc à faire contre fortune bon cœur.
+
+«Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck,
+quoique cela soit inutile!
+
+Bien... docteur Patak, bien! s'écrièrent tous les buveurs du _Roi
+Mathias_.
+
+Et quand partirons-nous, forestier? demanda le docteur Patak, en
+affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa
+poltronnerie.--Demain, dans la matinée», répondit Nic Deck. Ces derniers
+mots furent suivis d'un assez long silence.
+
+Cela indiquait combien l'émotion de maitre Koltz et des autres était
+réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant,
+personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle,
+bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que
+l'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de
+rakiou...
+
+Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du
+silence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées:
+
+_«Nicolas Deck, ne va pas demain au burg!... N'y va pas!... ou il
+t'arrivera malheur!»_
+
+Qui s'était exprimé de la sorte?... D'où venait cette voix que personne
+ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible?... Ce ne
+pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de
+l'autre monde...
+
+L'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas
+prononcer une parole...
+
+Le plus brave--c'était évidemment Nic Deck--voulut alors savoir à quoi
+s'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces
+paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le
+courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir...
+
+Personne.
+
+Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la
+salle...
+
+Personne.
+
+Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la
+terrasse jusqu'à la grande rue de Werst...
+
+Personne.
+
+Quelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur
+Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge,
+laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double
+tour.
+
+Cette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une apparition
+fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans
+leurs maisons...
+
+La terreur régnait au village.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur
+les neuf heures du matin. L'intention du forestier était de remonter le
+col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect.
+
+Après le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix
+entendue dans la salle du _Roi Mathias_, on ne s'étonnera pas que toute
+la population fût comme affolée. Quelques Tsiganes parlaient déjà
+d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela
+--et à voix basse encore. Allez donc contester qu'il y eût du diable «du
+Chort» dans cette phrase si menaçante pour le jeune forestier. Ils
+étaient là, à l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes
+d'être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles. Prétendre qu'ils
+avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable.
+Pas de doute à cet égard; Nic Deck avait été nominativement prévenu
+qu'il lui arriverait malheur, s'il s'entêtait à son projet d'explorer le
+château des Carpathes.
+
+Et, pourtant, le jeune forestier se disposait à quitter Werst, et sans y
+être forcé. En effet, quelque profit que maître Koltz eût à éclaircir le
+mystère du burg, quelque intérêt que le village eût à savoir ce qui s'y
+passait, de pressantes démarches avaient été faites pour obtenir de Nic
+Deck qu'il revînt sur sa parole. Éplorée, désespérée, ses beaux yeux
+noyés de larmes, Miriota l'avait supplié de ne point s'obstiner à cette
+aventure. Avant l'avertissement donné par la voix, c'était déjà grave.
+Après l'avertissement, c'était insensé. Et, à la veille de son mariage,
+voilà que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative,
+et sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne parvenait pas à le
+retenir...
+
+Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu
+influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On
+connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son
+entêtement. Il avait dit qu'il irait au château des Carpathes, et, rien
+ne saurait l'en empêcher pas même cette menace qui lui avait été
+adressée directement. Oui! il irait au burg, dût-il n'en jamais revenir!
+
+Lorsque l'heure de partir fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois
+Miriota sur son cœur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce,
+de l'index et du médius, suivant cette coutume roumaine, qui est un
+hommage à la Sainte-Trinité.
+
+Et le docteur Patak?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure
+d'accompagner le forestier, avait essayé de se dégager, mais sans
+succès. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit!... Toutes les
+objections imaginables, il les avait faites!... Il s'était retranché
+derrière cette injonction si formelle de ne point aller au château qui
+avait été distinctement entendue.
+
+«Cette menace ne concerne que moi, s'était borné à lui répondre Nic
+Deck.
+
+--Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak,
+est-ce que je m'en tirerais sans dommage?
+
+--Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au château, et vous
+y viendrez, puisque j'y vais!»
+
+Comprenant que rien ne l'empêcherait de tenir sa promesse, les gens de
+Werst avaient donné raison au forestier sur ce point. Mieux valait que
+Nic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. Aussi le très dépité
+docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'eût été
+compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir
+après ses forfanteries accoutumées, se résigna, l'âme pleine
+d'épouvante. Il était bien décidé d'ailleurs à profiter du moindre
+obstacle de route qui se présenterait pour obliger son compagnon à
+revenir sur ses pas.
+
+Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maître Koltz, le
+magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant
+de la grande route, où ils s'arrêtèrent.
+
+De cet endroit, maître Koltz braqua une dernière fois sa lunette--elle
+ne le quittait plus--dans la direction du burg. Aucune fumée ne se
+montrait à la cheminée du donjon, et il eût été facile de l'apercevoir
+sur un horizon très pur, par une belle matinée de printemps. Devait-on
+en conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient
+déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs
+menaces? Quelques-uns le pensèrent, et c'était là une raison décisive
+pour mener l'affaire jusqu'à complète satisfaction.
+
+On se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à
+l'angle du col.
+
+Le jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large
+visière, veste à ceinturon avec le coutelas engainé, culotte bouffante,
+bottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l'épaule. Il
+avait la réputation justifiée d'être un très habile tireur, et, comme, à
+défaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces rôdeurs qui battent
+les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné,
+il n'était que prudent d'être en mesure de se défendre.
+
+Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet à
+pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette
+que son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait
+nécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa.
+Coiffé du large chapeau des campagnards, boutonné sous son épaisse cape
+de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n'est pas
+toutefois ce lourd attirail qui l'empêcherait de décamper, si l'occasion
+s'en présentait.
+
+Nic Deck et lui s'étaient également munis de quelques provisions
+contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger
+l'exploration.
+
+Après avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur
+Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en
+remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à travers les
+ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l'ouest. Il eût été
+plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui
+eût réduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les
+replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge,
+profondément ravinée et barrée de hautes roches, n'aurait plus livré
+passage, même à des piétons. Il y avait dès lors nécessité de couper
+obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu'ils
+auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa.
+
+C'était, d'ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au
+temps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la
+communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée
+de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été
+ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux
+envahissements de la végétation, obstruée par l'inextricable fouillis
+des broussailles, c'est en vain qu'on y eût cherché la trace d'une sente
+ou d'une tortillère.
+
+Au moment d'abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que
+remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arrêta afin de s'orienter. Le
+château n'était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-delà du
+rideau des forêts qui s'étageaient sur les basses petites de la
+montagne,--disposition commune à tout le système orographique des
+Carpathes. L'orientation devait donc être difficile à déterminer, faute
+de repères. On ne pouvait l'établir que par la position du soleil, dont
+les rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est.
+
+«Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois!... il n'y a pas même
+de chemin... ou plutôt, il n'y en a plus!
+
+--Il y en aura, répondit Nic Deck.
+
+--C'est facile à dire, Nic...
+
+--Et facile à faire, Patak.
+
+--Ainsi, tu es toujours décidé?...»
+
+Le forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif et prit
+route à travers les arbres.
+
+A ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin;
+mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si
+résolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière.
+
+Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck ne
+tarderait pas à s'égarer au milieu du labyrinthe de ces bois, où son
+service ne l'avait jamais amené. Mais il comptait sans ce flair
+merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude «animale» pour
+ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection
+des branches en telle ou telle direction, dénivellation du sol, teinte
+des écorces, nuance variée des mousses selon qu'elles sont exposées aux
+vents du sud ou du nord. Nic Deck était trop habile en son métier, il
+l'exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre,
+même en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d'un
+Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper.
+
+Et, pourtant, la traversée de cette zone d'arbres allait offrir de
+réelles difficultés. Des ormes, des hêtres, quelques-uns de ces érables
+qu'on nomme «faux platanes», de superbes chênes, en occupaient les
+premiers plans jusqu'à l'étage des bouleaux, des pins et des sapins,
+massés sur les croupes supérieures à la gauche du col. Magnifiques, ces
+arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de sève
+nouvelle, leur feuillage épais, s'entremêlant de l'un à l'autre pour
+former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas à
+percer.
+
+Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les
+basses branches. Mais quels obstacles à la surface du sol, et quel
+travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le dégager des orties et
+des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'échardes que le plus
+léger attouchement leur arrache! Nic Deck n'était pas homme à s'en
+inquiéter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il pût gagner à travers le bois, il
+ne se préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il
+est vrai, ne pouvait être que très lente dans ces conditions,--fâcheuse
+aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à
+atteindre le burg dans l'après-midi. Il ferait encore assez jour pour
+qu'ils pussent le visiter,--ce qui leur permettrait d'être rentrés à
+Werst avant la nuit.
+
+Aussi, la hachette à la main, le forestier travaillait-il à se frayer un
+passage au milieu de ces profondes épinaies, hérissées de baïonnettes
+végétales, où le pied rencontrait un terrain inégal, raboteux, bossue de
+racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne
+s'enfonçait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent
+n'avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient comme des
+pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette
+pétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante,
+lorsque quelque sarment s'accrochait à sa veste, comme une griffe qui
+eût voulu le retenir. Non! il n'était point rassuré, le pauvre homme.
+Mais, maintenant, il n'eût pas osé revenir seul en arrière, et il
+s'efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable
+compagnon.
+
+Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une
+averse de lumière y pénétrait. Des couples de cigognes noires, troublées
+dans leur solitude, s'échappaient des hautes ramures et filaient à
+grands coups d'aile. La traversée de ces clairières rendait la marche
+plus fatigante encore. Là, en effet, s'étaient entassés, énorme jeu de
+jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tombés de vieillesse, comme
+si la hache du bûcheron leur eût donné le coup de mort. Là gisaient
+d'énormes troncs, rongés de pourriture, que charroi ne devait entraîner
+jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir,
+parfois impossibles à tourner, Nic Deck et son compagnon avaient fort à
+faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait à s'en
+tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant,
+essoufflé, époumoné, ne pouvait éviter des chutes, qui obligeaient à lui
+venir en aide.
+
+--Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre!
+répétait-il.
+
+--Vous le raccommoderez.
+
+--Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner
+contre l'impossible!»
+
+Bah! Nic Deck était déjà en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se
+hâtait de le rejoindre.
+
+La direction suivie jusqu'alors, était-ce bien celle qui convenait pour
+arriver en face du burg? Il eût été malaisé de s'en rendre compte.
+Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de
+s'élever vers la lisière de la forêt, qui fut atteinte à trois heures de
+l'après-midi.
+
+Au-delà, jusqu'au plateau d'Orgall, s'étendait le rideau des arbres
+verts, plus clairsemés à mesure que le versant du massif gagnait en
+altitude.
+
+En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se
+fût infléchi au nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela
+donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route,
+puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall.
+
+Nic Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du
+torrent. D'ailleurs, l'estomac réclamait son dû aussi impérieusement que
+les jambes. Les bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la
+gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et
+fraîche, filtrée aux cailloux du fond, coulait à quelques pas. Que
+pouvait-on désirer de plus? On avait beaucoup dépensé, il fallait
+réparer la dépense.
+
+Depuis leur départ, le docteur n'avait guère eu le loisir de causer avec
+Nic Deck, qui le précédait toujours. Mais il se dédommagea, dès qu'ils
+furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un était peu
+loquace, l'autre était volontiers bavard. D'après cela, on ne s'étonnera
+pas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très
+brèves.
+
+«Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur.
+
+--je vous écoute, répondit Nic Deck.
+
+--je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour
+reprendre des forces.
+
+--Rien de plus juste.
+
+--Avant de revenir à Werst...
+
+--Non... avant d'aller au burg.
+
+--Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons, et c'est à peine si
+nous sommes à mi-route...
+
+--Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps à perdre.
+
+--Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme
+j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans
+voir clair, il faudra attendre le jour...
+
+--Nous l'attendrons.
+
+--Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n'a pas le sens
+commun?...
+
+--Non.
+
+--Comment! Nous voici exténués, ayant besoin d'une bonne table dans une
+bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à
+passer la nuit en plein air?...
+
+--Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l'enceinte du
+château.
+
+--Et s'il n'y a pas d'obstacle?...
+
+--Nous irons coucher dans les appartements du donjon.
+
+--Les appartements du donjon! s'écria le docteur Patak. Tu crois,
+forestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l'intérieur de
+ce maudit burg...
+
+--Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors.
+
+--Seul, forestier!... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous
+devons nous séparer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour
+retourner au village!--Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous
+me suivrez jusqu'où j'irai...
+
+--Le jour, oui!... La nuit, non!
+
+--Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer
+sous les futaies.»
+
+S'égarer, c'est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même,
+n'ayant pas l'habitude de ces interminables détours à travers les forêts
+du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst.
+D'ailleurs, d'être seul, lorsque la nuit serait venue--une nuit très
+noire peut-être--, de descendre les pentes du col au risque de choir au
+fond d'un ravin, ce n'était pas pour lui agréer. Quitte à ne point
+escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier
+s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais
+le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon.
+
+«Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à
+me séparer de toi... Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne
+te laisserai pas y aller seul.
+
+--Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir
+là.
+
+--Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons,
+promets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg...
+
+--Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y
+pénétrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas
+découvert ce qui s'y passe.
+
+--Ce qui s'y passe, forestier! s'écria le docteur Patak en haussant les
+épaules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe?...
+
+--Je n'en sais rien, et comme je suis décidé à le savoir, je le
+saurai...
+
+--Encore faut-il pouvoir y arriver, à ce château du diable! répliqua le
+docteur, qui était à bout d'arguments. Or, si j'en juge par les
+difficultés que nous avons éprouvées jusqu'ici, et par le temps que nous
+a coûté la traversée des forêts du Plesa, la journée s'achèvera avant
+que nous soyons en vue..--je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les
+hauteurs du massif, les sapinières sont moins embroussaillées que ces
+futaies d'ormes, d'érables et de hêtres.--Mais le sol sera rude à
+monter!
+
+--Qu'importe, s'il n'est pas impraticable.
+
+Mais je me suis laissé dire que l'on rencontrait des ours aux environs
+du plateau d'Orgall!
+
+--J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre,
+docteur.
+
+--Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurité!
+
+--Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'espère, ne nous
+abandonnera plus.
+
+--Un guide?» s'écria le docteur.
+
+Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui.
+
+«Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il
+suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crête même du
+plateau où il prend sa source. Je pense donc qu'avant deux heures, nous
+serons à la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route.
+
+--Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six!
+
+--Allons, êtes-vous prêt?...
+
+--Déjà, Nic, déjà!... Mais c'est à peine si notre halte a duré quelques
+minutes!
+
+--Quelques minutes qui font une bonne demi-heure.
+
+--Pour la dernière fois, êtes-vous prêt?
+
+--Prêt... lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb... Tu
+sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nic Deck!... Mes
+pieds sont gonflés, et c'est cruel de me contraindre à te suivre...
+
+--A la fin, vous m'ennuyez, Patak! je vous laisse libre de me quitter!
+Bon voyage!»
+
+Et Nic Deck se releva.
+
+«Pour l'amour de Dieu, forestier, s'écria le docteur Patak, écoute
+encore!
+
+--Écouter vos sottises!
+
+--Voyons, puisqu'il est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet
+endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres?... Nous
+repartirions demain dès l'aube, et nous aurions toute la matinée pour
+atteindre le plateau...
+
+--Docteur, répondit Nic Deck, je vous répète que mon intention est de
+passer la nuit dans le burg.
+
+--Non! s'écria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic!... je saurai
+bien t'en empêcher...
+
+--Vous!
+
+--Je m'accrocherai à toi... je t'entraînerai!... je te battrai, s'il le
+faut...»
+
+Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortuné Patak.
+
+Quant à Nic Deck, il ne lui avait même pas répondu, et, après avoir
+remis son fusil en bandoulière, il fit quelques pas en se dirigeant vers
+la berge du Nyad.
+
+«Attends... attends! s'écria piteusement le docteur. Quel diable
+d'homme!... Un instant encore!... J'ai les jambes raides... mes
+articulations ne fonctionnent plus...»
+
+Elles ne tardèrent pourtant pas à fonctionner, car il fallut que
+l'ex-infirmier fit trotter ses petites jambes pour rejoindre le
+forestier, qui ne se retournait même pas.
+
+Il était quatre heures; les rayons solaires, effleurant la crête du
+Plesa, qui ne tarderait pas à les intercepter, éclairaient d'un jet
+oblique les hautes branches de la sapinière. Nic Deck avait grandement
+raison de se hâter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu
+d'instants au déclin du jour.
+
+Curieux et étrange aspect que celui de ces forêts où se groupent les
+rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contournés, déjetés,
+grimaçants, se dressent des fûts droits, espacés, dénudés jusqu'à
+cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans
+nodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu
+de broussailles ou d'herbes enchevêtrées à leur base. De longues
+racines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis
+par le froid. Un sol tapissé d'une mousse jaunâtre et rase, faufilée de
+brindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un
+talus raide et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives
+entament le cuir le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu
+de cette sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il
+fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de
+membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck
+n'eût mis qu'une heure, s'il eût été seul, et il lui en coûta trois avec
+l'impedimentum de son compagnon, s'arrêtant pour l'attendre, l'aidant à
+se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le
+docteur n'avait plus qu'une crainte,--crainte effroyable: c'était de se
+trouver seul au milieu de ces mornes solitudes.
+
+Cependant, si les pentes devenaient plus pénibles à remonter, les arbres
+commençaient à se raréfier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne
+formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. Entre ces
+bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient à
+l'arrière-plan et dont les linéaments émergeaient encore des vapeurs du
+soir.
+
+Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cessé de côtoyer
+jusqu'alors, réduit à ne plus être qu'un ruisseau, devait sourdre à peu
+de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis
+du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronné par les
+constructions du burg.
+
+Nic Deck atteignit enfin ce plateau, après un dernier coup de collier
+qui réduisit le docteur à l'état de masse inerte. Le pauvre homme
+n'aurait pas eu la force de se traîner vingt pas de plus, et il tomba
+comme le bœuf qui s'abat sous la masse du boucher.
+
+Nic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension.
+Debout, immobile, il dévorait du regard ce château des Carpathes, dont
+il ne s'était jamais approché.
+
+Devant ses yeux se développait une enceinte crénelée, défendue par un
+fossé profond, et dont l'unique pont-levis était redressé contre une
+poterne, qu'encadrait un cordon de pierres.
+
+Autour de l'enceinte, à la surface du plateau d'Orgall, tout était
+abandon et silence.
+
+Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble du burg qui
+s'estompait confusément au milieu des ombres du soir. Personne ne se
+montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la
+plate-forme supérieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du
+premier étage. Pas un filet de fumée ne s'enroulait autour de
+l'extravagante girouette, rongée d'une rouille séculaire.
+
+«Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il est
+impossible de franchir ce fossé, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir
+cette poterne?»
+
+Nic Deck ne répondit pas. Il se rendait compte qu'il serait nécessaire
+de faire halte devant les murs du château. Au milieu de cette obscurité,
+comment aurait-il pu descendre au fond du fossé et s'élever le long de
+l'escarpe pour pénétrer dans l'enceinte? Évidemment, le plus sage était
+d'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine lumière.
+
+C'est ce qui fut résolu au grand ennui du forestier, mais à l'extrême
+satisfaction du docteur.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Le mince croissant de la lune, délié comme une faucille d'argent, avait
+disparu presque aussitôt après le coucher du soleil. Des nuages, venus
+de l'ouest, éteignirent successivement les dernières lueurs du
+crépuscule. L'ombre envahit peu à peu l'espace en montant des basses
+zones. Le cirque de montagnes s'emplit de ténèbres, et les formes du
+burg disparurent bientôt sous la crêpe de la nuit.
+
+Si cette nuit-là menaçait d'être très obscure, rien n'indiquait qu'elle
+dût être troublée par quelque météore atmosphérique, orage, pluie ou
+tempête. C'était heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient
+camper en plein air.
+
+Il n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. Çà
+et là seulement des buissons ras à ras de terre, qui n'offraient aucun
+abri contre les fraîcheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait,
+les unes à demi enfouies dans le sol, les autres, à peine en équilibre,
+et qu'une poussée eût suffi à faire rouler jusqu'à la sapinière.
+
+En réalité, l'unique plante qui poussait à profusion sur ce sol
+pierreux, c'était un épais chardon appelé «épine russe», dont les
+graines, dit Elisée Reclus, furent apportées à leurs poils par les
+chevaux moscovites--«présent de joyeuse conquête que les Russes firent
+aux Transylvains».
+
+A présent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y
+attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la température,
+qui est assez notable à cette altitude.
+
+«Nous n'avons que l'embarras du choix... pour être mal! murmura le
+docteur Patak.
+
+--Plaignez-vous donc! répondit Nic Deck.
+
+--Certainement, je me plains! Quel agréable endroit pour attraper
+quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me
+guérir!» Aveu dépouillé d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier
+de la quarantaine. Ah! combien il regrettait sa confortable petite
+maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien doublé de
+coussins et de courtepointes!
+
+Entre les blocs disséminés sur le plateau d'Orgall, il fallait en
+choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la
+brise du sud-ouest, qui commençait à piquer. C'est ce que fit Nic Deck,
+et bientôt le docteur vint le rejoindre derrière une large roche, plate
+comme une tablette à sa partie supérieure.
+
+Cette roche était un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses
+et les saxifrages, qui se rencontrent fréquemment à l'angle des chemins
+dans les provinces valaques. En même temps que le voyageur peut s'y
+asseoir, il a la faculté de se désaltérer avec l'eau que contient un
+vase déposé en dessus, laquelle est renouvelée chaque jour par les gens
+de la campagne. Alors que le château était habité par le baron Rodolphe
+de Gortz, ce banc portait un récipient que les serviteurs de la famille
+avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, à présent, il était
+souillé de détritus, tapissé de mousses verdâtres, et le moindre choc
+l'eût réduit en poussière.
+
+A l'extrémité du banc se dressait une tige de granit, reste d'une
+ancienne croix, dont les bras n'étaient figurés sur le montant vertical
+que par une rainure à demi effacée. En sa qualité d'esprit fort, le
+docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le protégerait contre
+des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune à
+bon nombre d'incrédules, il n'était pas éloigné de croire au diable. Or,
+dans sa pensée, le Chort ne devait pas être loin, c'était lui qui
+hantait le burg, et ce n'était ni la poterne fermée, ni le pont-levis
+redressé, ni la courtine à pic, ni le fossé profond, qui l'empêcheraient
+d'en sortir, pour peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le
+cou à tous les deux.
+
+Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit à passer dans
+ces conditions, il frissonnait de terreur. Non! c'était trop exiger
+d'une créature humaine, et les tempéraments les plus énergiques
+n'auraient pu y résister.
+
+Puis, une idée lui vint tardivement,--une idée à laquelle il n'avait
+point encore songé en quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce
+jour-là, les gens du comitat se gardent bien de sortir après le coucher
+du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. A s'en rapporter
+aux traditions, ce serait s'exposer à rencontrer quelque génie
+malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne
+ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, après le coucher du
+soleil. Et voilà que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de
+sa maison, mais aux approches d'un château visionné, et à deux ou trois
+milles du village! Et c'est là qu'il serait contraint d'attendre le
+retour de l'aube... si elle revenait jamais! En vérité, c'était vouloir
+tenter le diable!
+
+Tout en s'abandonnant à ces idées, le docteur vit le forestier tirer
+tranquillement de son bissac un morceau de viande froide, après avoir
+puisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce qu'il avait de mieux à faire,
+pensa-t-il, c'était de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse
+d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en
+fallut pas moins pour réparer ses forces. Mais, s'il parvint à calmer sa
+faim, il ne parvint pas à calmer sa peur.
+
+«Maintenant, dormons, dit Nic Deck, dès qu'il eut rangé son bissac au
+pied de la roche.
+
+--Dormir, forestier!
+
+--Bonne nuit, docteur.
+
+--Bonne nuit, c'est facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci
+ne finisse mal...»
+
+Nic Deck, n'étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. Habitué
+par profession à coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux
+contre le banc de pierre, et ne tarda pas à tomber dans un profond
+sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugréer entre ses dents,
+lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'échappant à intervalles
+réguliers.
+
+Quant à lui, il lui fut impossible, même quelques minutes, d'annihiler
+ses sens de l'ouïe et de la vue. En dépit de la fatigue, il ne cessait
+de regarder, il ne cessait de prêter l'oreille. Son cerveau était en
+proie à ces extravagantes visions qui naissant des troubles de
+l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les épaisseurs de l'ombre?
+Tout et rien, les formes indécises des objets qui l'environnaient, les
+nuages échevelés à travers le ciel, la masse à peine perceptible du
+château. Puis c'étaient les roches du plateau d'Orgall, qui lui
+semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles
+allaient s'ébranler sur leur base, dévaler le long du talus, rouler sur
+les deux imprudents, les écraser à la porte de ce burg, dont l'entrée
+leur était interdite!
+
+Il s'était redressé, l'infortuné docteur, il écoutait ces bruits qui se
+propagent à la surface des hauts plateaux, ces murmures inquiétants, qui
+tiennent à la fois du susurrement, du gémissement et du soupir. Il
+entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un
+frénétique coup d'aile, les striges envolées pour leur promenade
+nocturne, deux ou trois couples de ces funèbres hulottes, dont le
+chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se
+contractaient simultanément, et son corps tremblotait, baigné d'une
+transsudation glaciale.
+
+Ainsi s'écoulèrent de longues heures jusqu'à minuit. Si le docteur Patak
+avait pu causer, échanger de temps en temps un bout de phrase, donner
+libre cours à ses récriminations, il se serait senti moins apeuré. Mais
+Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit--c'était
+l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des
+maléfices.
+
+Que se passait-il donc?
+
+Le docteur venait de se relever, se demandant s'il était éveillé, ou
+s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar.
+
+En effet, là-haut, il crut voir-non! il vit réellement des formes
+étranges, éclairées d'une lumière spectrale, passer d'un horizon à
+l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On eût dit des
+espèces de monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges
+ailes, krakens gigantesques, vampires énormes, qui s'abattaient comme
+pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs mâchoires.
+
+Puis, tout lui parut être en mouvement sur le plateau d'Orgall, les
+roches, les arbres qui se dressaient à sa lisière. Et très
+distinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à
+son oreille.
+
+«La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg!» Oui! c'est bien la
+cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'église de Vulkan, dont
+le vent eût emporté les sons en une direction contraire.
+
+Et voici que ses battements sont plus précipités... La main qui la met
+en branle ne sonne pas un glas de mort! Non! c'est un tocsin dont les
+coups haletants réveillent les échos de la frontière transylvaine.
+
+En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une
+peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irrésistible
+épouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le
+corps.
+
+Mais le forestier a été tiré de son sommeil par les volées terrifiantes
+de cette cloche. Il s'est redressé, tandis que le docteur Patak semble
+comme rentré en lui-même.
+
+Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent à percer les épaisses
+ténèbres qui recouvrent le burg.
+
+«Cette cloche!... Cette cloche!.., répète le docteur Patak. C'est le
+Chort qui la sonne!...»
+
+Décidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur
+absolument affolé!
+
+Le forestier, immobile, ne lui a pas répondu.
+
+Soudain, des rugissements, semblables à ceux que, jettent les sirènes
+marines à l'entrée des ports, se déchaînent en tumultueuses ondes.
+L'espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles
+assourdissants.
+
+Puis, une clarté jaillit du donjon central, une clarté intense, d'où
+sortent des éclats d'une pénétrante vivacité, des corruscations
+aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumière, dont les
+irradiations se promènent en longues nappes à la surface du plateau
+d'Orgall? De quelle fournaise s'échappe cette source photogénique, qui
+semble embraser les roches, en même temps qu'elle les baigne d'une
+lividité étrange?
+
+«Nic... Nic... s'écrie le docteur, regarde-moi!... Ne suis-je plus comme
+toi qu'un cadavre?...»
+
+En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadavérique, figure
+blafarde, yeux éteints, orbites vides, joues verdâtres au teint grivelé,
+cheveux ressemblant à ces mousses qui croissent, suivant la légende, sur
+le crâne des pendus...
+
+Nic Deck est stupéfié de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le
+docteur Patak, arrivé au dernier degré de l'effroi, a les muscles
+rétractés, le poil hérissé, la pupille dilatée, le corps pris d'une
+raideur tétanique. Comme dit le poète des _Contemplations_, il «respire
+de l'épouvante!»
+
+Une minute--une minute au plus--dura cet horrible phénomène. Puis,
+l'étrange lumière s'affaiblit graduellement, les mugissements
+s'éteignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et
+l'obscurité.
+
+Ni l'un ni l'autre ne cherchèrent plus à dormir, le docteur, accablé par
+la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le
+retour de l'aube.
+
+A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à
+ses yeux? N'y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution?
+S'entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure? Certes, il avait
+dit qu'il pénétrerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais
+n'était-ce pas assez que d'être venu jusqu'à son infranchissable
+enceinte, d'avoir encouru la colère des génies et provoqué ce trouble
+des éléments? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il
+revenait au village, sans avoir poussé la folie jusqu'à s'aventurer à
+travers ce diabolique château?
+
+Tout à coup, le docteur se précipite sur lui, le saisit par la main,
+cherche à l'entraîner, répétant d'une voix sourde:
+
+«Viens!... Viens!...
+
+Non!» répond Nic Deck.
+
+Et, à son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe après ce
+dernier effort.
+
+Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait été l'état de leur esprit que ni
+le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'écoula
+jusqu'au lever du jour.
+
+Rien ne resta dans leur mémoire des heures qui précédèrent les premières
+lueurs du matin.
+
+A cet instant, une ligne rosée se dessina sur l'arête du Paring, à
+l'horizon de l'est, de l'autre côté de la vallée des deux Sils. De
+légères blancheurs s'éparpillèrent au zénith sur un fond de ciel rayé
+comme une peau de zèbre.
+
+Nic Deck se tourna vers le château. Il vit ses formes s'accentuer peu à
+peu, le donjon se dégager des hautes brumes qui descendaient le col de
+Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine émerger des vapeurs
+nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se découper le hêtre, dont les
+feuilles bruissaient à la brise du levant.
+
+Rien de changé à l'aspect ordinaire du burg. La cloche était aussi
+immobile que la vieille girouette féodale. Aucune fumée n'empanachait
+les cheminées du donjon, dont les fenêtres grillagées étaient
+obstinément closes.
+
+Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de
+petits cris clairs.
+
+Nic Deck tourna son regard vers l'entrée principale du château. Le
+pont-levis, relevé contre la baie, fermait la poterne entre les deux
+pilastres de pierre écussonnés aux armes des barons de Gortz.
+
+Le forestier était-il donc décidé à pousser jusqu'au bout cette
+aventureuse expédition? Oui, et sa résolution n'avait point été entamée
+par les événements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'était sa
+devise, comme on sait. Ni la voix mystérieuse qui l'avait menacé
+personellement dans la grande salle du _Roi Mathias_, ni les phénomènes
+inexplicables de sons et de lumière dont il venait d'être témoin, ne
+l'empêcheraient de franchir la muraille du burg. Une heure lui suffirait
+pour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa promesse
+accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, où il pourrait arriver
+avant midi.
+
+Quant au docteur Patak, ce n'était plus qu'une machine inerte, n'ayant
+ni la force de résister ni même celle de vouloir. Il irait où on le
+pousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les
+épouvantements de cette nuit l'avaient réduit au plus complet
+hébêtement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier,
+montrant le château, lui dit:
+
+«Allons!»
+
+Et pourtant le jour était revenu, et le docteur aurait pu regagner
+Werst, sans craindre de s'égarer à travers les forêts du Plesa. Mais
+qu'on ne lui sache aucun gré d'être resté avec Nic Deck. S'il
+n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est
+qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'était plus
+qu'un corps sans âme. Aussi, lorsque le forestier l'entraîna vers le
+talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire.
+
+Maintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par
+la poterne? C'est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître.
+
+La courtine ne présentait aucune brèche, aucun éboulement, aucune
+faille, qui pût donner accès à l'intérieur de l'enceinte. Il était même
+surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel état de
+conservation,--ce qui devait être attribué à leur épaisseur. S'élever
+jusqu'à la ligne de créneaux qui les couronnait paraissait être
+impraticable, puisqu'elles dominaient le fossé d'une quarantaine de
+pieds. Il semblait par suite que Nic Deck, au moment où il venait
+d'atteindre le château des Carpathes, allait se heurter à des obstacles
+insurmontables.
+
+Très heureusement--ou très malheureusement pour lui--, il existait
+au-dessus de la poterne une sorte de meurtrière, ou plutôt une embrasure
+où s'allongeait autrefois la volée d'une couleuvrine. Or, en se servant
+de l'une des chaînes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne
+serait pas très difficile à un homme leste et vigoureux de se hisser
+jusqu'à cette embrasure. Sa largeur était suffisante pour livrer
+passage, et, à moins qu'elle ne fût barrée d'une grille en dedans, Nic
+Deck parviendrait sans doute à s'introduire dans la cour du burg.
+
+Le forestier comprit, à première vue, qu'il n'y avait pas moyen de
+procéder autrement, et voilà pourquoi, suivi de l'inconscient docteur,
+il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la
+contrescarpe.
+
+Tous deux eurent bientôt atteint le fond du fossé, semé de pierres entre
+le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop où l'on posait le
+pied, et si des myriades de bêtes venimeuses ne fourmillaient pas sous
+les herbes de cette humide excavation.
+
+Au milieu du fossé et parallèlement à la courtine, se creusait le lit de
+l'ancienne cuvette, presque entièrement desséchée, et qu'une bonne
+enjambée permettait de franchir.
+
+Nic Deck, n'ayant rien perdu de son énergie physique et morale, agissait
+avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme
+une bête que l'on tire par une corde.
+
+Après avoir dépassé la cuvette, le forestier longea la base de la
+courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arrêta au-dessous de la
+poterne, à l'endroit où pendait le bout de chaîne. En s'aidant des pieds
+et des mains, il pourrait aisément atteindre le cordon de pierre qui
+faisait saillie au-dessous de l'embrasure.
+
+Évidemment, Nic Deck n'avait pas la prétention d'obliger le docteur
+Patak à tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne
+l'aurait pu. Il se borna donc à le secouer vigoureusement pour se faire
+comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fossé.
+
+Puis, Nic Deck commença à grimper le long de la chaîne, et ce ne fut
+qu'un jeu pour ses muscles de montagnard.
+
+Mais, lorsque le docteur se vit seul, voilà que le sentiment de la
+situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda,
+il aperçut son compagnon déjà suspendu à un douzaine de pieds au-dessus
+du sol, et, alors, de s'écrier d'une voix étranglée par les affres de la
+peur:
+
+«Arrête... Nic... arrête!»
+
+Le forestier ne l'écouta point.
+
+«Viens... viens... où je m'en vais! gémit le docteur, qui parvint à se
+remettre sur ses pieds.
+
+--Va-t'en!» répondit Nic Deck.
+
+Et il continua de s'élever lentement le long de la chaîne du pont-levis.
+
+Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le
+raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'à la crête du
+plateau d'Orgall et de reprendre à toutes jambes le chemin de Werst...
+
+O prodige, devant lequel s'effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit
+précédente!-voici qu'il ne peut bouger...
+
+Ses pieds sont retenus comme s'ils étaient saisis entre les mâchoires
+d'un étau... Peut-il les déplacer l'un après l'autre?... Non!... Ils
+adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur
+s'est-il donc laissé prendre aux ressorts d'un piège il est trop affolé
+pour le reconnaître... Il semble plutôt qu'il soit retenu par les clous
+de sa chaussure.
+
+Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... Il
+est rivé au sol... N'ayant même plus la force de crier il tend
+désespérément les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux étreintes
+de quelque tarasque, dont la gueule émerge des entrailles de la terre...
+
+Cependant, Nic Deck était parvenu à la hauteur de la poterne et il
+venait de poser sa main sur l'une des ferrures où s'emboîtait l'un des
+gonds du pont-levis...
+
+Un cri de douleur lui échappa; puis, se rejetant en arrière comme s'il
+eût été frappé d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaîne qu'un
+dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du
+fossé. «La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur!» murmura-t-il
+et il perdit connaissance.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Comment décrire l'anxiété à laquelle était en proie le village de Werst
+depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak? Elle n'avait
+cessé de s'accroître avec les heures qui s'écoulaient et semblaient
+interminables.
+
+Maître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres
+n'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun
+d'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si
+quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se
+montrait--ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement
+braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à
+l'acquisition de cet appareil, c'était de l'argent qui avait reçu un bon
+emploi. Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa
+bourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si à-propos.
+
+A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on
+l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du
+surnaturel?...
+
+Frik répondit qu'il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque,
+sans avoir rien vu de suspect.
+
+Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste
+d'observation. Personne n'eût pensé à rester chez soi, et surtout
+personne ne songeait à remettre le pied au _Roi Mathias_, où des voix
+comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles,
+passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage
+usuel... mais une bouche!...
+
+Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en
+quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point.
+En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds,
+faute de clients? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de
+Werst, il avait procédé à une longue investigation du _Roi Mathias_,
+fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le
+dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande
+salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu
+organiser cette mystification. Rien!... Rien non plus du côté de la
+façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il
+fût possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une
+muraille taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours
+impétueux du torrent. N'importe! la peur ne raisonne pas, et bien du
+temps s'écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas
+eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son
+rakiou.
+
+Bien du temps?... Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne
+devait point se réaliser.
+
+En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance très
+imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences
+quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du _Roi
+Mathias_.
+
+Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur
+Patak.
+
+On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck avait promis à la
+désolée Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au château des
+Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées
+contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux
+premières heures de la soirée. On, l'attendait donc, et avec quelle
+impatience! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître
+d'école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne
+permettraient pas au forestier d'atteindre la crête du plateau d'Orgall
+avant la nuit tombante.
+
+Il suit de là que l'inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa
+toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on
+entendait très distinctement au village de Werst. Que s'était-il passé
+pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, après une journée
+d'absence? Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer sa demeure, avant
+qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir
+poindre au tournant de la route du col.
+
+Maître Koltz et sa fille s'étaient portés à l'extrémité de la rue, à
+l'endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils
+crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie
+des arbres... Illusion pure! Le col était désert, comme à l'habitude,
+car il était rare que les gens de la frontière voulussent s'y hasarder
+pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir--ce mardi des génies
+malfaisants--, et, ce jour-là, les Transylvains ne courent pas
+volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nic Deck
+fût fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité
+est que le jeune forestier n'y avait point réfléchi, ni personne, au
+surplus, dans le village.
+
+Mais c'est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles
+effrayantes images s'offraient à elle! En imagination, elle avait suivi
+son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa,
+tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit
+venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant
+d'échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes... Il
+était devenu le jouet de leurs maléfices... C'était la victime vouée à
+leur vengeance... Il était emprisonné au fond de quelque souterraine
+geôle... mort peut-être? Pauvre fille, que n'eût-elle donné pour se lancer sur
+les traces de Nic Deck! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins
+aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père
+l'obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux
+revinrent à leur logis.
+
+Dès qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans
+réserve à ses larmes. Elle l'aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et
+d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait
+point recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les
+mariages en ces campagnes transylvaines et d'une façon si bizarre.
+
+Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s'ouvre la «foire aux
+fiancés». Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du
+comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de
+leurs meilleurs chevaux; elles ont apporté leur dot, c'est-à-dire des
+vêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des
+coffres aux brillantes couleurs; familles, amies, voisines, les ont
+accompagnées. Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes
+habits, ceints d'écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant;
+ils choisissent la fille qui leur plaît; ils lui remettent un anneau et
+un mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour
+de la fête.
+
+Ce n'était point sur l'un de ces marchés que Nicolas Deck avait
+rencontré Miriota. Leur liaison ne s'était pas établie par hasard. Tous
+deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils
+avaient l'âge d'aimer. Le jeune forestier n'était pas allé querir au
+milieu d'une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en
+avait grand gré. Ah! pourquoi Nic Deck était-il d'un caractère si
+résolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente! il
+l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez
+d'influence pour l'empêcher de prendre le chemin de ce château maudit!
+
+Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des
+pleurs! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le
+regard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui
+murmurait:
+
+«Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces!... Miriota n'a plus de
+fiancé!»
+
+Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le
+silence de la nuit. L'inexplicable phénomène de la salle du _Roi
+Mathias_ ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz.
+
+Le lendemain, à l'aube, la population de Werst était dehors. Depuis la
+terrasse jusqu'au détour du col, les uns remontaient, les autres
+redescendaient la grande rue,--ceux-ci pour demander des nouvelles,
+ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter
+en avant, à un bon mille du village, non point à travers les forêts du
+Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans
+motif.
+
+Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement
+avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l'extrémité du
+village.
+
+Une demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en
+haut de la route. Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en
+tira mauvais indice.
+
+«Eh bien, Frik, que sais-tu?... Qu'as-tu appris?... lui demanda maître
+Koltz, dès que le berger l'eut rejoint.--Rien vu... rien appris!
+répondit Frik.--Rien! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent
+de larmes.
+
+--Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aperçu deux hommes à un
+mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'était Nic Deck, accompagné du
+docteur... ce n'était pas lui!
+
+--Sais-tu quels sont ces hommes? demanda Jonas.--Deux voyageurs
+étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque.
+
+--Tu leur as parlé?...
+
+--Oui.
+
+--Est-ce qu'ils descendent vers le village?
+
+--Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent
+atteindre le sommet.
+
+--Ce sont deux touristes?...
+
+--Ils en ont l'air, maître Koltz.
+
+--Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du
+côté du burg?...
+
+--Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre côté de la
+frontière, répondit Frik.
+
+--Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck?
+
+--Aucune.
+
+--Mon Dieu!... soupira la pauvre Miriota.
+
+--Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours,
+ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir
+pour Kolosvar.
+
+--Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge! pensa Jonas
+inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre
+logement!»
+
+Et, depuis trente-six heures, l'excellent hôtelier était obsédé par
+cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait désormais manger et dormir au
+_Roi Mathias_.
+
+En somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son
+maître, n'avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune
+forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu à huit heures du matin,
+pouvait-on être fondé à espérer qu'ils dussent jamais revenir?... C'est
+qu'on ne s'approche pas impunément du château des Carpathes!
+
+Brisée par les émotions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus
+la force de se soutenir. Toute défaillante, c'est à peine si elle
+parvenait à marcher. Son père dut la ramener au logis. Là, ses larmes
+redoublèrent... Elle appelait Nic d'une voix déchirante... Elle voulait
+partir pour le rejoindre... Cela faisait pitié, et il y avait lieu de
+craindre qu'elle tombât malade.
+
+Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait
+aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant.
+Qu'il y eût à courir des dangers, en s'exposant aux représailles des
+êtres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu
+importait. L'essentiel était de savoir ce qu'étaient devenus Nic Deck et
+le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien à leurs amis qu'aux autres
+habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au
+milieu des forêts du Plesa, afin de remonter jusqu'au château des
+Carpathes.
+
+Cela décidé, après maintes discussions et démarches, les plus braves se
+trouvèrent au nombre de trois: ce furent maître Koltz, le berger Frik et
+l'aubergiste Jonas,--pas un de plus. Quant au magister Hermod, il
+s'était soudainement ressenti d'une douleur de goutte à la jambe, et il
+avait dû s'allonger sur deux chaises dans la classe de son école.
+
+Vers neuf heures, maître Koltz et ses compagnons, bien armés par
+prudence, prirent la route du col de Vulkan. Puis, à l'endroit même où
+Nic Deck l'avait quittée, ils l'abandonnèrent, afin de s'enfoncer sous
+l'épais massif.
+
+Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le
+docteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le
+chemin qu'ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait facile
+de reconnaître leurs traces, et c'est ce qui fut constaté, aussitôt que
+tous trois eurent franchi la lisière d'arbres.
+
+Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit à Werst, dès
+qu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens
+de bonne volonté se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on
+trouvait que c'était d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils étaient
+partis. Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée
+d'une seconde! Que le forestier et le docteur eussent été victimes de
+leur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, à quoi servait que
+maître Koltz, Frik et Jonas s'exposassent à être victimes de leur
+dévouement? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à
+pleurer son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du
+pâtour et de l'aubergiste auraient à se reprocher leur perte!
+
+La désolation devint générale à Werst, et il n'y avait pas apparence
+qu'elle dût cesser de sitôt. En admettant qu'il ne leur arrivât pas
+malheur, on ne pouvait compter sur le retour de maître Koltz et de ses
+deux compagnons avant que la nuit eût enveloppé les hauteurs
+environnantes.
+
+Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aperçus vers deux heures
+de l'après-midi, dans le lointain de la route! Avec quel empressement,
+Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre.
+
+Ils n'étaient pas trois, ils étaient quatre, et le quatrième se montra
+sous les traits du docteur.
+
+«Nic... mon pauvre Nic!... s'écria la jeune fille. Nic n'est-il pas
+là?...»
+
+Si... Nic Deck était là, étendu sur une civière de branchages que Jonas
+et le berger portaient péniblement.
+
+Miriota se précipita vers son fiancé, elle se pencha sur lui, elle le
+serra entre ses bras.
+
+«Il est mort... s'écriait-elle, il est mort!
+
+--Non... il n'est pas mort, répondit le docteur Patak, mais il
+mériterait de l'être... et moi aussi!» La vérité est que le jeune
+forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure
+exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. Quant au
+docteur, si sa face n'était pas décolorée comme celle de son compagnon,
+cela tenait à ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de
+brique rougeâtre.
+
+La voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n'eut pas le pouvoir
+d'arracher Nic Deck de cette torpeur où il était plongé. Lorsqu'il eut
+été ramené au village et déposé dans la chambre de maître Koltz, il
+n'avait pas encore prononcé une seule parole. Quelques instants après,
+cependant, ses yeux se rouvrirent, et, dès qu'il aperçut la jeune fille
+penchée à son chevet, un sourire erra sur ses lèvres; mais quand il
+essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps
+était paralysée, comme s'il eût été frappé d'hémiplégie. Toutefois,
+voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est
+vrai:
+
+«Ce ne sera rien... ce ne sera rien!
+
+--Nic... mon pauvre Nic! répétait la jeune fille.
+
+--Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d'émotion...
+Cela se passera vite... avec tes soins...» Mais il fallait du calme et
+du repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il la chambre, laissant
+Miriota près du jeune forestier, qui n'eût pu souhaiter une garde-malade
+plus diligente, et ne tarda pas à s'assoupir.
+
+Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait à un nombreux auditoire
+et d'une voix forte, afin de bien être entendu de tous, ce qui s'était
+passé depuis leur départ.
+
+Maître Koltz, le berger et lui, après avoir retrouvé sous bois le
+sentier que Nic Deck et le docteur s'étaient frayé, avaient pris
+direction vers le château des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils
+gravissaient les pentes du Plesa, et la lisière de la forêt n'était plus
+qu'à un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C'étaient
+le docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes refusaient tout
+service, l'autre, à bout de forces et qui venait de tomber au pied d'un
+arbre:
+
+Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul
+mot, car il était trop hébété pour répondre, fabriquer une civière avec
+des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est ce
+qui fut accompli en un tour de main. Puis, maître Koltz et le berger,
+que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst.
+
+Quant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil état, et s'il
+avait exploré les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus que
+maître Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas encore
+suffisamment recouvré ses esprits pour satisfaire leur curiosité.
+
+Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parlé, il fallait qu'il parlât
+maintenant. Que diable! il était en sûreté dans le village, entouré de
+ses amis, au milieu de ses clients!Il n'avait plus rien à redouter des
+êtres de là-bas! Même s'ils lui avaient arraché le serment de se taire,
+de ne rien raconter de ce qu'il avait vu au château des Carpathes,
+l'intérêt public lui commandait de manquer à son serment.
+
+«Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos
+souvenirs!
+
+--Vous voulez... que je parle...
+
+--Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la sécurité du village,
+je vous l'ordonne!»
+
+Un bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour effet de rendre au
+docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées qu'il
+s'exprima en ces termes:
+
+--Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des
+fous!... Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts
+maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble
+encore j'en tremblerai toute ma vie! Nic voulait y entrer Oui! il
+voulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre à
+coucher de Belzébuth!...»
+
+Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on
+frémissait rien qu'à l'entendre.» je n'ai pas consenti... reprit-il,
+non... je n'ai pas consenti!... Et que serait-il arrivé... si j'eusse
+cédé aux désirs de Nic Deck?... Les cheveux me dressent d'y penser!»
+
+Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son crâne, c'est que sa
+main s'y égarait machinalement.
+
+«Nic s'est donc résigné à camper sur le plateau d'Orgall... Quelle
+nuit... mes amis, quelle nuit!... Essayez donc de reposer, lorsque les
+esprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas même une
+heure!... Tout à coup, voilà que des monstres de feu apparaissent entre
+les nuages, de véritables balauris!... Ils se précipitent sur le plateau
+pour nous dévorer...»
+
+Tous les regards se portèrent vers le ciel pour voir s'il n'était pas
+chevauché par quelque galopade de spectres.
+
+«Et, quelques instants après, reprit le docteur, voici la cloche de la
+chapelle qui se met en branle!»
+
+Toutes les oreilles se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut
+entendre des battements lointains, tant le récit du docteur
+impressionnait son auditoire.
+
+«Soudain, s'écria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent
+l'espace... ou plutôt des hurlements de fauves... Puis une clarté
+jaillit des fenêtres du donjon... Une flamme infernale illuminé tout le
+plateau jusqu'à la sapinière... Nic Deck et moi, nous nous regardons...
+Ah! l'épouvantable vision!... Nous sommes pareils à deux cadavres...
+deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de
+l'autre!...»
+
+Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous,
+il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de cet
+autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables!
+
+Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de
+continuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui
+parut rendre à l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits
+lui avaient fait perdre.
+
+«Mais enfin, qu'est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck?» demanda maître
+Koltz.
+
+Et, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la
+réponse du docteur, puisque c'était le jeune forestier qui avait été
+personnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du _Roi
+Mathias_.
+
+«Voici ce qui m'est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour
+était revenu... J'avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets...
+Mais vous le connaissez... il n'y a rien à obtenir d'un entêté pareil...
+Il est descendu dans le fossé... et j'ai été forcé de le suivre, car il
+m'entraînait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je
+faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la poterne... Il
+saisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la
+courtine. A ce moment, le sentiment de la situation me revient. Il est
+temps encore de l'arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce
+sacrilège!... Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de
+revenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst... «Non!»
+me crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai
+voulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait eu la même pensée à
+ma place!... Mais c'est en vain que je cherche à me dégager du sol...
+Mes pieds y sont cloués... vissés enracinés... J'essaie de les en
+arracher... c'est impossible... J'essaie de me débattre... c'est
+inutile.»
+
+Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d'un homme retenu
+par les jambes, semblable à un renard qui s'est laissé prendre au piège.
+
+Puis, revenant à son récit:
+
+«En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri!... C'est
+Nic Deck qui l'a poussé... Ses mains, accrochées à la chaîne, ont lâché
+prise, et il tombe au fond du fossé, comme s'il avait été frappé par une
+main invisible!»
+
+Il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la façon
+qu'elles s'étaient passées, et son imagination n'y avait rien ajouté, si
+troublée qu'elle fût. Tels il les avait décrits, tels s'étaient produits
+les prodiges dont le plateau d'Orgall avait été le théâtre pendant la
+nuit dernière.
+
+Quant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici: Le forestier est
+évanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses
+bottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés n'en peuvent sortir...
+Soudain, l'invisible force qui l'enchaîne est brusquement rompue... Ses
+jambes sont libres... Il se précipite vers son compagnon, et--ce qui
+était de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic
+Deck avec son mouchoir qu'il a trempé dans l'eau de la cuvette... Le
+forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de
+son corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie...
+Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient à se relever, à remonter
+le revers de la contrescarpe, à regagner le plateau... Puis, il se remet
+en route vers le village... Après une heure de marche, ses douleurs au
+bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent à s'arrêter...
+Enfin, c'est au moment où le docteur se disposait à partir afin d'aller
+chercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont
+arrivés très à propos.
+
+Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait été gravement
+atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu'il montrât
+habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas
+médical.
+
+«Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de
+répondre d'un ton dogmatique, c'est déjà grave! Mais, s'agit-il d'une
+maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a
+guère que le Chort qui puisse la guérir!»
+
+A défaut de diagnostic, ce pronostic n'était pas rassurant pour Nic
+Deck. Très heureusement, ces paroles n'étaient point paroles d'évangile,
+et combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se
+trompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune
+forestier était un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il
+était permis d'espérer qu'il s'en tirerait--même sans aucune
+intervention diabolique--, et à la condition de ne pas suivre trop
+exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+De tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de
+Werst. Il n'y avait plus à en douter maintenant, ce n'étaient pas de
+vaines menaces que la «bouche d'ombre», comme dirait le poète, avait
+fait entendre aux clients du _Roi Mathias_. Nic Deck, frappé d'une
+manière inexplicable, avait été puni de sa désobéissance et de sa
+témérité. N'était-ce pas un avertissement à l'adresse de tous ceux qui
+seraient tentés de suivre son exemple? Interdiction formelle de chercher
+à s'introduire dans le château des Carpathes, voilà ce qu'il fallait
+conclure de cette déplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y
+risquerait sa vie. Très certainement, si le forestier fût parvenu à
+franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village.
+
+Il suit de là que l'épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même
+à Vulkan, et aussi dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait
+rien moins que d'abandonner le pays; déjà quelques familles tsiganes
+émigraient plutôt que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu'il
+servait de refuge à des êtres surnaturels et malfaisants, c'était
+au-delà de ce que pouvait supporter le tempérament public. Il n'y avait
+plus qu'à s'en aller vers quelque autre région du comitat, à moins que
+le gouvernement hongrois ne se décidât à détruire cet inabordable
+repaire. Mais le château des Carpathes était-il destructible par les
+seuls moyens que des hommes eussent à leur disposition?
+
+Pendant la première semaine de juin, personne ne s'aventura hors du
+village, pas même pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de
+bêche ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fantôme, enfoui dans les
+entrailles du sol?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne
+ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges?... Où l'on
+sèmerait du grain de blé ne pousserait-il pas de la graine de démons?
+
+«C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver!» disait le berger Frik d'un
+ton convaincu.
+
+Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons
+dans les pâtures de la Sil.
+
+Ainsi, le village était terrorisé. Le travail des champs était
+entièrement délaissé. On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes.
+Maître Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses
+administrés une confiance qui lui faisait défaut, d'ailleurs, à
+lui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait d'aller à Kolosvar, afin
+de réclamer l'intervention des autorités.
+
+Et la fumée, est-ce qu'elle reparaissait encore à la pointe de la
+cheminée du donjon?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de
+l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui traînaient à la surface du
+plateau d'Orgall.
+
+Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte
+rougeâtre, semblable à quelque reflet d'incendie?... Oui, et on eût dit
+que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château.
+
+Et ces mugissements, qui avaient tant effrayé le docteur Patak, se
+propageaient-ils à travers les massifs du Plesa, à la grande épouvante
+des habitants de Werst?... Oui, ou du moins, malgré la distance, les
+vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que
+répercutaient les échos du col.
+
+En outre, d'après ces gens affolés, on eût dit que le sol était agité de
+trépidations souterraines, comme si un ancien cratère se fût rallumé à
+la chaîne des Carpathes. Mais peut-être y avait-il une bonne part
+d'exagération dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et
+ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'était produit des faits positifs,
+tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un
+pays si extraordinairement machiné.
+
+Il va de soi que l'auberge du _Roi Mathias_ continuait d'être déserte.
+Un lazaret en temps d'épidémie n'eût pas été plus abandonné. Personne
+n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute
+de clients, il n'en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque
+l'arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses.
+
+Dans la soirée du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut
+soulevé du dehors; mais cette porte, verrouillée en dedans, ne put
+s'ouvrir.
+
+Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. A
+l'espoir qu'il éprouvait de se trouver en face d'un hôte se joignait la
+crainte que cet hôte ne fût quelque revenant de mauvaise mine, auquel il
+ne saurait trop se hâter de refuser souper et gîte.
+
+Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans
+l'ouvrir.
+
+«Qui est là? demanda-t-il.--Ce sont deux voyageurs.--Vivants?...
+
+--Très vivants.
+
+--En êtes-vous bien sûrs?...
+
+--Aussi vivants qu'on peut l'être, monsieur l'aubergiste, mais qui ne
+tarderont pas à mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser
+dehors.»
+
+Jonas se décida à repousser les verrous, et deux hommes franchirent le
+seuil de la salle.
+
+A peine furent-ils entrés que leur premier soin fut de demander chacun
+une chambre, ayant intention de séjourner pendant vingt-quatre heures à
+Werst.
+
+A la clarté de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une
+extrême attention, et il acquit la certitude que c'étaient bien des
+êtres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le
+_Roi Mathias_!
+
+Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ.
+Une taille élevée, une figure noble et belle, des yeux noirs, des
+cheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment taillée, la
+physionomie un peu triste mais fière, tout cela était d'un gentilhomme,
+et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper.
+
+Au surplus, lorsqu'il eut demandé sous quel nom il devait inscrire les
+deux voyageurs:
+
+«Le comte Franz de Télek, répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko.
+
+--De quel pays?...
+
+--De Krajowa.»
+
+Krajowa est une des principales bourgades de l'État de Roumanie, qui
+confine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaîne des
+Carpathes. Franz de Télek était donc de race roumaine,--ce que Jonas
+avait reconnu au premier aspect.
+
+Quant à Rotzko, homme d'une quarantaine d'années, grand, robuste,
+épaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien
+militaire. Il portait même le sac du soldat, retenu sur ses épaules par
+des bretelles, et une valise assez légère qu'il tenait à la main.
+
+C'était là tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, à
+pied le plus souvent. Cela se voyait à son costume, manteau en
+bandoulière, passe-montagne sur la tête, vareuse serrée à la taille par
+un ceinturon d'où pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guêtres
+s'ajustant étroitement à des souliers larges et épais de semelle.
+
+Ces deux voyageurs n'étaient autres que ceux rencontrés par le berger
+Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils
+se dirigeaient vers le Retyezat. Après avoir visité la contrée jusqu'aux
+limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient
+prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la
+vallée des deux Sils.
+
+«Vous avez des chambres à nous donner? demanda Franz de Télek.
+
+--Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira à monsieur le comte,
+répondit Jonas.
+
+--Deux suffiront, dit Rotzko; il faut seulement qu'elles soient l'une
+près de l'autre.
+
+--Celles-ci vous conviendront-elles? reprit Jonas, en ouvrant deux
+portes à l'extrémité de la grande salle.
+
+--Très bien», répondit Franz de Télek.
+
+On le voit, Jonas n'avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce
+n'étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu
+l'apparence humaine. Non! ce gentilhomme se présentait comme un de ces
+personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours très honoré de
+recevoir. Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au
+_Roi Mathias_.
+
+--A quelle distance sommes-nous de Kolosvar? demanda le jeune comte.
+
+--A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par
+Petroseny et Karlsburg, répondit Jonas.--Est-ce que l'étape est
+fatigante?
+
+--Très fatigante pour des piétons, et, s'il m'est permis d'adresser
+cette observation à monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos
+de quelques jours...--Pouvons-nous souper? demanda Franz de Télek en
+coupant court aux invites de l'aubergiste.
+
+--Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir à monsieur
+le comte un repas digne de lui...--Du pain, du vin, des œufs et de la
+viande froide nous suffiront pour ce soir.
+
+--je vais vous servir.
+
+--Le plus tôt possible.
+
+--A l'instant.»
+
+Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu'une question
+l'arrêta.
+
+«Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge?... dit Franz de
+Télek.
+
+--En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte.
+
+--Ce n'est donc pas l'heure où les gens du pays viennent boire en fumant
+leur pipe?
+
+--L'heure est passée... monsieur le comte... car on se couche avec les
+poules au village de Werst.»
+
+Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le _Roi Mathias_ ne renfermait
+pas un seul client.
+
+«Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents
+habitants?
+
+--Environ, monsieur le comte.
+
+--Pourtant, nous n'avons pas rencontré âme qui vive en descendant la
+principale rue...
+
+--C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du
+dimanche...»
+
+Franz de Télek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait
+plus que répondre. Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la
+situation. Les étrangers ne l'apprendraient que trop tôt, et qui sait
+s'ils ne se hâteraient pas de fuir un village suspect à si juste titre!
+
+«Pourvu que la voix ne recommence pas à bavarder, tandis qu'ils seront
+en train de souper!» pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la
+salle.
+
+Quelques instants après, le très simple repas qu'avait commandé le jeune
+comte était proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Télek
+s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en
+voyage. Tous deux mangèrent de grand appétit; puis, le repas achevé, ils
+se retirèrent chacun dans sa chambre.
+
+Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point échangé dix paroles
+pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune façon se mêler à leur
+conversation--à son vif déplaisir. Du reste, Franz de Télek paraissait
+être peu communicatif. Quant à Rotzko, après l'avoir observé,
+l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien à en tirer de ce qui concernait
+la famille de son maître.
+
+Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes.
+Mais, avant de remonter à sa mansarde, il parcourut la grande salle du
+regard, prêtant une oreille inquiète aux moindres bruits du dedans et du
+dehors, et se répétant:
+
+--Pourvu que cette abominable voix ne les réveille pas pendant leur
+sommeil!»
+
+La nuit s'écoula tranquillement.
+
+Le lendemain, dès le point du jour, la nouvelle se répandit que deux
+voyageurs étaient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants
+accoururent devant l'auberge.
+
+Très fatigués par leur excursion de la veille, Franz de Télek et Rotzko
+dormaient encore. Il n'était guère probable qu'ils eussent l'intention
+de se lever avant sept ou huit heures du matin.
+
+De là, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu
+le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas
+quitté leur chambre.
+
+Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures.
+
+Rien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant
+dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne
+laissait pas d'être rassurant.
+
+D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air
+aimable, invitant ses anciens clients à lui rendre leur confiance.
+Puisque le voyageur qui honorait le _Roi Mathias_ de sa présence était
+un gentilhomme--un gentilhomme roumain, s'il vous plaît, et de l'une des
+plus vieilles familles roumaines--que pouvait-on craindre en si noble
+compagnie?
+
+Bref, il advint que maître Koltz, pensant qu'il était de son devoir de
+donner l'exemple, se hasarda à faire acte de présence.
+
+Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. Presque aussitôt,
+il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitués et
+du pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le
+décider à les accompagner.
+
+«Remettre le pied chez Jonas, avait-il répondu, jamais, quand il me
+paierait dix florins ma visite!»
+
+Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une
+certaine importance: si maître Koltz avait consenti à revenir au _Roi
+Mathias_, ce n'était pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de
+curiosité, ni par désir de se mettre en relation avec le comte Franz de
+Télek. Non! L'intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination.
+
+En effet, en sa qualité de voyageur, le jeune comte était astreint à
+payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a
+point oublié, ces taxes allaient directement à la poche du premier
+magistrat de Werst.
+
+Le biró vint donc faire sa réclamation en termes fort convenables, et
+Franz de Télek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y
+faire droit.
+
+Il offrit même à maître Koltz et au magister de s'asseoir un instant à
+sa table. Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment
+formulée.
+
+Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave.
+Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte.
+Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne clientèle, un instant
+dispersée, ne tarderait pas à reprendre le chemin du _Roi Mathias_.
+
+Après avoir acquitté la taxe des voyageurs, Franz de Télek désira savoir
+si elle était productive.
+
+«Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître
+Koltz.
+
+--Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la
+Transylvanie?
+
+--Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite
+d'être exploré.
+
+--C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne
+d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai
+beaucoup admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l'on découvre
+dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des
+Carpathes.
+
+--C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, répondit le
+magister Hermod--, et, pour compléter votre excursion, nous vous
+engageons à faire l'ascension du Paring.
+
+--je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de
+Télek.
+
+--Une journée suffirait.
+
+--Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain
+matin.
+
+--Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt?» dit Jonas en
+prenant son air le plus gracieux.
+
+Et il n'aurait pas été fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte
+au _Roi Mathias_.
+
+Il le faut, répondit le comte de Télek. Du reste, à quoi me servirait de
+séjourner à Werst?...
+
+--Croyez que notre village vaut la peine d'arrêter quelque temps un
+touriste! fit observer maître Koltz.
+
+--Cependant, il paraît être peu fréquenté, répliqua le jeune comte, et
+c'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux...
+
+--En effet, rien de curieux... dit le biró, en songeant au burg.
+
+--Non..... rien de curieux... répéta le magister.
+
+--Oh!... Oh!...» fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa
+involontairement.
+
+Quels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres et plus
+particulièrement l'aubergiste! Était-il donc urgent de mettre un
+étranger au courant des secrets du pays? Lui dévoiler ce qui se passait
+sur le plateau d'Orgall, signaler à son attention le château des
+Carpathes, n'était-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de
+quitter le village? Et à l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre la
+route du col de Vulkan pour pénétrer en Transylvanie?
+
+Vraiment, ce pâtour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier
+de ses moutons.
+
+«Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc!» lui dit à mi-voix maître
+Koltz.
+
+Toutefois, la curiosité du jeune comte ayant été éveillée, il s'adressa
+directement à Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh! oh!
+interjectifs.
+
+Le berger n'était point homme à reculer, et, au fond, peut-être
+pensait-il que Franz de Télek pourrait donner un bon conseil dont le
+village ferait son profit.
+
+«J'ai dit: Oh!... Oh!... monsieur le comte, répliquat-il, et je ne m'en
+dédis point.
+
+--Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter?
+reprit le jeune comte.
+
+--Quelque merveille... répliqua maître Koltz.
+
+--Non!... non!...» s'écrièrent les assistants.
+
+Et ils s'effrayaient déjà à la pensée qu'une seconde tentative faite
+pour pénétrer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux
+malheurs.
+
+Franz de Télek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens,
+dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une manière
+très significative.
+
+«Qu'il y a-t-il donc?... demanda-t-il.
+
+--Ce qu'il y a, mon maître? répondit Rotzko. Eh bien, paraît-il, il y a
+le château des Carpathes.
+
+--Le château des Carpathes?...
+
+--Oui!... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans
+l'oreille.»
+
+Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la tête sans trop oser
+regarder le biró.
+
+Maintenant une brèche était faite au mur de la vie privée du
+superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas à passer par
+cette brèche.
+
+Maître Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-même faire
+connaître la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui
+concernait le château des Carpathes.
+
+Il va sans dire que Franz de Télek ne put cacher l'étonnement que ce
+récit lui fit éprouver et les sentiments qu'il lui suggéra. Quoique
+médiocrement instruit des choses de science, à l'exemple des jeunes gens
+de sa condition qui vivaient en leurs châteaux au fond de campagnes
+valaques, c'était un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux
+apparitions, et se riait-il volontiers des légendes. Un burg hanté par
+des esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. A son avis,
+dans ce que venait de lui raconter maître Koltz, il n'y avait rien de
+merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins établis,
+auxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La
+fumée du donjon, la cloche sonnant à toute volée, cela pouvait
+s'expliquer très simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements
+sortis de l'enceinte, c'était pur effet d'hallucination.
+
+Franz de Télek ne se gêna point pour le dire et en plaisanter, au grand
+scandale de ses auditeurs.
+
+«Mais, monsieur le comte, lui fit observer maître Koltz, il y a encore
+autre chose.
+
+--Autre chose?...
+
+--Oui! Il est impossible de pénétrer à l'intérieur du château des
+Carpathes.
+
+--Vraiment?...
+
+--Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles,
+il y a quelques jours, par dévouement pour le village, et ils ont failli
+payer cher leur tentative.
+
+--Que leur est-il arrivé?...» demanda Franz de Télek d'un ton assez
+ironique.
+
+Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur
+Patak.
+
+«Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fossé,
+ses pieds étaient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas
+en avant?...
+
+--Ni un pas en avant ni un pas en arrière! ajouta le magister Hermod.
+
+--Il l'aura cru, votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c'est la
+peur qui le talonnait... jusque dans les talons!
+
+--Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. Mais comment expliquer
+que Nic Deck ait éprouvé une effroyable secousse, quand il a mis la main
+sur la ferrure du pont-levis...
+
+--Quelque mauvais coup dont il a été victime...
+
+--Et même si mauvais, reprit le biró, qu'il est au lit depuis ce
+jour-là...
+
+--Pas en danger de mort, je l'espère? se hâta de répliquer le jeune
+comte.--Non... par bonheur.»
+
+En réalité, il y avait là un fait matériel, un fait indéniable, et
+maître Koltz attendait l'explication que Franz de Télek en allait
+donner.
+
+Voici ce qu'il répondit très explicitement.
+
+«Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le répète, qui
+ne soit très simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le
+château des Carpathes est maintenant occupé. Par qui?... je l'ignore. En
+tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt
+à se cacher, après y avoir cherché refuge... sans doute des
+malfaiteurs...
+
+--Des malfaiteurs?... s'écria maître Koltz.
+
+--C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y
+relancer, ils ont tenu à faire croire que le burg était hanté par des
+êtres surnaturels.
+
+--Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez?...
+
+--je pense que ce pays est très superstitieux, que les hôtes du château
+le savent, et qu'ils ont voulu prévenir de cette façon la visite des
+importuns.»
+
+Il était vraisemblable que les choses avaient dû se passer ainsi; mais
+on ne s'étonnera pas que personne à Werst ne voulût admettre cette
+explication.
+
+Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire
+qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il
+d'ajouter:
+
+«Puisque vous ne voulez pas vous rendre à mes raisons, messieurs,
+continuez à croire tout ce qu'il vous plaira du château des Carpathes.
+
+--Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître
+Koltz.
+
+--Et ce qui est, ajouta le magister.
+
+--Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre
+heures, car Rotzko et moi, nous serions allés visiter votre fameux burg,
+et je vous assure que nous aurions bientôt su à quoi nous en tenir...
+
+--Visiter le burg!... s'écria maître Koltz.
+
+--Sans hésiter, et le diable en personne ne nous eût pas empêchés d'en
+franchir l'enceinte.»
+
+En entendant Franz de Télek s'exprimer en termes si positifs, si
+moqueurs même, tous furent saisis d'une bien autre épouvante. Est-ce que
+de traiter les esprits du château avec ce sans-gêne, cela n'était pas
+pour attirer quelque catastrophe sur le village?... Est-ce que ces
+génies n'entendaient pas tout ce qui se disait à l'auberge du _Roi
+Mathias_?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde
+fois?
+
+Et, à ce propos, maître Koltz apprit au jeune comte dans quelles
+conditions le forestier avait été, en nom propre, menacé d'un terrible
+châtiment, s'il s'avisait de vouloir découvrir les secrets du burg.
+
+Franz de Télek se contenta de hausser les épaules; puis, il se leva,
+disant que jamais aucune voix n'avait pu être entendue dans cette salle,
+comme on le prétendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans
+l'imagination des clients par trop crédules et un peu trop amateurs du
+schnaps du _Roi Mathias_.
+
+Là-dessus, quelques-uns se dirigèrent vers la porte, peu soucieux de
+rester plus longtemps en un logis où ce jeune sceptique osait soutenir
+de pareilles choses.
+
+Franz de Télek les arrêta d'un geste.
+
+«Décidément, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous
+l'empire de la peur.
+
+--Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz.
+
+--Eh bien, le moyen est tout indiqué d'en finir avec les machinations
+qui, selon vous, se passent au château des Carpathes. Après demain, je
+serai à Karlsburg, et, si vous le voulez, je préviendrai les autorités
+de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de la
+police, et je vous réponds que ces braves sauront bien pénétrer dans le
+burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre crédulité,
+soit pour arrêter les malfaiteurs qui préparent peut-être quelques
+mauvais coup.»
+
+Rien n'était plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne
+fut pas du goût des notables de Werst. A les en croire, ni les
+gendarmes, ni la police, ni l'armée elle-même, n'auraient raison de ces
+êtres surhumains, disposant pour se défendre de procédés surnaturels!
+
+«Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m'avez
+pas encore dit à qui appartient ou appartenait le château des Carpathes?
+
+--A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz,
+répondit maître Koltz.
+
+--La famille de Gortz?... s'écria Franz de Télek.
+
+--Elle-même!
+
+--Cette famille dont était le baron Rodolphe?...
+
+--Oui, monsieur le comte.
+
+--Et vous savez ce qu'il est devenu?...
+
+--Non. Voilà nombre d'années que le baron de Gortz n'a reparu au
+château.»
+
+Franz de Télek avait pâli, et, machinalement, il répétait ce nom d'une
+voix altérée:
+
+«Rodolphe de Gortz!»
+
+
+
+
+IX
+
+
+La famille des comtes de Télek, l'une des plus anciennes et des plus
+illustres de la Roumanie, y tenait déjà un rang considérable avant que
+le pays eût conquis son indépendance vers le commencement du XVIe
+siècle. Mêlée à toutes les péripéties politiques qui forment l'histoire
+de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement.
+
+Actuellement, moins favorisée que ce fameux hêtre du château des
+Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Télek
+se voyait réduite à une seule, la branche des Télek de Krajowa, dont le
+dernier rejeton était ce jeune gentilhomme qui venait d'arriver au
+village de Werst.
+
+Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitté le château patrimonial,
+où demeuraient le comte et la comtesse de Télek. Les descendants de
+cette famille jouissaient d'une grande considération et ils faisaient un
+généreux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la
+noblesse des campagnes, c'est à peine s'ils quittaient le domaine de
+Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient à la
+bourgade de ce nom, bien qu'elle ne fût distante que de quelques milles.
+
+Ce genre d'existence influa nécessairement sur l'éducation de leur fils
+unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu où s'était
+écoulée sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux prêtre
+italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne
+savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il
+acquis que de très insuffisantes connaissances dans les sciences, les
+arts et la littérature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit
+et jour à travers les forêts et les plaines, poursuivre cerfs ou
+sangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes,
+tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant
+très brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces
+rudes exercices.
+
+La comtesse de Télek mourut, quand son fils avait à peine quinze ans, et
+il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte périt dans un
+accident de chasse.
+
+La douleur du jeune Franz fut extrême. Comme il avait pleuré sa mère, il
+pleura son père. L'un et l'autre venaient de lui être enlevés en peu
+d'années. Toute sa tendresse, tout ce que son cœur renfermait
+d'affectueux élans, s'était jusqu'alors concentré dans cet amour filial,
+qui peut suffire aux expansions du premier âge et de l'adolescence.
+Mais, lorsque cet amour vint à lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et
+son précepteur étant mort, il se trouva seul au monde.
+
+Le jeune comte resta encore trois années au château de Krajowa, d'où il
+ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher à se créer aucunes
+relations extérieures. A peine alla-t-il une ou deux fois à Bucarest,
+parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'étaient d'ailleurs
+que de courtes absences, car il avait hâte de revenir à son domaine.
+
+Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par
+sentir le besoin d'élargir un horizon que limitaient étroitement les
+montagnes roumaines et de s'envoler au-delà.
+
+Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la
+résolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire
+largement ses nouveaux goûts. Un jour, il abandonna le château de
+Krajowa à ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait
+avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans déjà au
+service de la famille de Télek, le compagnon de toutes ses expéditions
+de chasse. C'était un homme de courage et de résolution, entièrement
+dévoué à son maître.
+
+L'intention du jeune comte était de visiter l'Europe, en séjournant
+quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent.
+Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait été
+qu'ébauchée au château de Krajowa, pourrait se compléter par les
+enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement préparé le plan.
+
+Ce fut l'Italie que Franz de Télek voulut visiter d'abord, car il
+parlait assez couramment la langue italienne que le vieux prêtre lui
+avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers
+laquelle il se sentait préférablement attiré, fut tel qu'il y demeura
+quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour
+Naples, revenant sans cesse à ces centres artistes, dont il ne pouvait
+s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre,
+il les verrait plus tard, il les étudierait même avec plus de profit lui
+semblait-il--lorsque l'âge aurait mûri ses idées. Au contraire, il faut
+avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour goûter le charme des
+grandes cités italiennes.
+
+Franz de Télek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint à Naples pour la
+dernière fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se
+rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne _Trinacria_
+qu'il voulait terminer son voyage; puis, il retournerait au château de
+Krajowa afin d'y prendre une année de repos.
+
+Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses
+dispositions, mais décider de sa vie et en modifier le cours.
+
+Pendant ces quelques années vécues en Italie, si le jeune comte avait
+médiocrement gagné du côté des sciences pour lesquelles il ne se sentait
+aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il été révélé
+comme à un aveugle la lumière. L'esprit largement ouvert aux splendeurs
+de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'œuvre de la peinture,
+lorsqu'il visitait les musées de Naples, de Venise, de Rome et de
+Florence. En même, temps, les théâtres lui avaient fait connaître les
+œuvres lyriques de cette époque, et il s'était passionné pour
+l'interprétation des grands artistes.
+
+Ce fut lors de son dernier séjour à Naples, et dans les circonstances
+particulières qui vont être rapportées, qu'un sentiment d'une nature
+plus intime, d'une pénétration plus intensive, s'empara de son cœur.
+
+Il y avait à cette époque au théâtre San-Carlo une célèbre cantatrice,
+dont la voix pure, la méthode achevée, le jeu dramatique, faisaient
+l'admiration des dilettanti. Jusqu'alors la Stilla n'avait jamais
+recherché les bravos de l'étranger, et elle ne chantait pas d'autre
+musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans
+l'art de la composition. Le théâtre de Carignan à Turin, la Scala à
+Milan, le Fenice à Venise, le théâtre Alfieri à Florence, le théâtre
+Apollo à Rome, San-Carlo à Naples, la possédaient tour à tour, et ses
+triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur
+les autres scènes de l'Europe.
+
+La Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d'une beauté
+incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux
+noirs et profonds, où s'allumaient des flammes, la pureté de ses traits,
+sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxitèle n'aurait pu
+former plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste
+sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi:
+
+ Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur !
+
+Mais cette voix que le plus aimé des poètes a célébrée en ses stances
+immortelles:
+
+ ...cette voix du cœur qui seule au cœur arrive,
+
+cette voix, c'était celle de la Stilla dans toute son inexprimable
+magnificence.
+
+Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle
+perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus
+puissants de l'âme, jamais, disait-on, son cœur n'en avait ressenti les
+effets. Jamais elle n'avait aimé, jamais ses yeux n'avaient répondu aux
+mille regards qui l'enveloppaient sur la scène. Il semblait qu'elle ne
+voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art.
+
+Dès la première fois qu'il vit la Stilla, Franz éprouva les
+entraînements irrésistibles d'un premier amour. Aussi, renonçant au
+projet qu'il avait formé de quitter l'Italie, après avoir visité la
+Sicile, résolut-il de rester à Naples jusqu'à la fin de la saison. Comme
+si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre,
+l'eût attaché à la cantatrice, il était de toutes ces représentations
+que l'enthousiasme du public transformait en véritables triomphes.
+Plusieurs fois, incapable de maîtriser sa passion, il avait essayé
+d'avoir accès près d'elle; mais la porte de la Stilla demeura
+impitoyablement fermée pour lui comme pour tant d'autres de ses
+fanatiques admirateurs.
+
+Il suit de là que le jeune comte fut bientôt le plus à plaindre des
+hommes. Ne pensant qu'à la Stilla, ne vivant que pour la voir et
+l'entendre, ne cherchant pas à se créer des relations dans le monde où
+l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du cœur et de
+l'esprit, sa santé ne tarda pas à être sérieusement compromise. Et que
+l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il
+le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage,--pas même un certain
+personnage assez étrange, dont les péripéties de cette histoire exigent
+que nous fassions connaître les traits et le caractère.
+
+C'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,--on le supposait, du
+moins, lors du dernier voyage de Franz de Télek à Naples. Cet être peu
+communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces
+conventions sociales qui sont acceptées des hautes classes. On ne savait
+rien de sa famille, de sa situation, de son passé. On le rencontrait
+aujourd'hui à Rome, demain à Florence, et, il faut le dire, suivant que
+la Stilla était à Florence ou à Rome. En réalité, on ne lui connaissait
+qu'une passion: entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui
+occupait alors la première place dans l'art du chant.
+
+Si Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il
+l'avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet
+excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il
+semblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie
+comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherché à la rencontrer
+ailleurs qu'à la scène, jamais il ne s'était présenté chez elle ni ne
+lui avait écrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur
+n'importe quel théâtre d'Italie, on voyait passer devant le contrôle un
+homme de taille élevée, enveloppé d'un long pardessus sombre, coiffé
+d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hâtait de prendre
+place au fond d'une loge grillée, préalablement louée pour lui. Il y
+restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la
+représentation. Puis, dès que la Stilla avait achevé son air final, il
+s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre
+chanteuse, n'auraient pu le retenir; il ne les eût pas même entendus.
+
+Quel était ce spectateur si assidu? La Stilla avait en vain cherché à
+l'apprendre. Aussi, étant d'une nature très impressionnable, avait-elle
+fini par s'effrayer de la présence de cet homme bizarre,--frayeur
+irraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu'elle ne pût
+l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille,
+elle le savait là, elle sentait son regard impérieux fixé sur elle, et
+qui la troublait à ce point qu'elle n'entendait même plus les bravos
+dont le public accueillait son entrée en scène.
+
+Il a été dit que ce personnage ne s'était jamais présenté à la Stilla.
+Mais s'il n'avait pas essayé de connaître la femme--nous insisterons
+particulièrement sur ce point--, tout ce qui pouvait lui rappeler
+l'artiste avait été l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi
+qu'il possédait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel
+Gregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime,
+incarnée dans l'un de ses plus beaux rôles, et ce portrait, acquis au
+poids de l'or, valait le prix dont l'avait payé son admirateur.
+
+Si cet original était toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge
+aux représentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que
+pour se rendre au théâtre, il ne faudrait pas en conclure qu'il vécût
+dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins hétéroclite que
+lui, partageait son existence.
+
+Cet individu s'appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d'où venait-il, où
+était-il né? Personne n'aurait pu répondre à ces trois questions. A
+l'entendre--car il causait volontiers--, il était un de ces savants
+méconnus, dont le génie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde
+en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque
+pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche
+dilettante. Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique,
+avec une de ces figures pâles que, dans l'ancien langage, on qualifiait
+de «chiches-faces». Signe particulier, il portait une œillère noire sur
+son œil droit qu'il avait dû perdre dans quelque expérience de physique
+ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'épaisses lunettes dont
+l'unique verre de myope servait à son œil gauche, allumé d'un regard
+verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il
+eût causé avec quelque être invisible qui l'écoutait sans jamais lui
+répondre.
+
+Ces deux types, l'étrange mélomane et le non moins étrange Orfanik,
+étaient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'être, en ces
+villes d'Italie, où les appelait régulièrement la saison théâtrale. Ils
+avaient le privilège d'exciter la curiosité publique, et, bien que
+l'admirateur de la Stilla eût toujours repoussé les reporters et leurs
+indiscrètes interviews, on avait fini par connaître son nom et sa
+nationalité. Ce personnage était d'origine roumaine, et, lorsque Franz
+de Télek demanda comment il s'appelait, on lui répondit: «Le baron
+Rodolphe de Gortz.»
+
+Les choses en étaient là à l'époque où le jeune comte venait d'arriver à
+Naples. Depuis deux mois, le théâtre San-Carlo ne désemplissait pas, et
+le succès de la Stilla s'accroissait chaque soir. Jamais elle ne s'était
+montrée aussi admirable dans les divers rôles de son répertoire, jamais
+elle n'avait provoqué de plus enthousiastes ovations.
+
+A chacune de ces représentations, tandis que Franz occupait son fauteuil
+à l'orchestre, le baron de Gortz, caché dans le fond de sa loge,
+s'absorbait dans ce chant exquis, s'imprégnait de cette voix pénétrante,
+faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre.
+
+Ce fut alors qu'un bruit courut à Naples,--un bruit auquel le public
+refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettanti.
+
+On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre.
+Quoi! dans toute la possession de son talent, dans toute la plénitude de
+sa beauté, à l'apogée de sa carrière d'artiste, était-il possible
+qu'elle songeât à prendre sa retraite?
+
+Si invraisemblable que ce fût, c'était vrai, et, sans qu'il s'en doutât,
+le baron de Gortz était en partie cause de cette résolution.
+
+Ce spectateur aux allures mystérieuses, toujours là, quoique invisible
+derrière la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla
+une émotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se
+défendre. Dès son entrée en scène, elle se sentait impressionnée à un
+tel point que ce trouble, très apparent pour le public, avait altéré peu
+à peu sa santé. Quitter Naples, s'enfuir à Rome, à Venise, ou dans toute
+autre ville de la péninsule, cela n'eût pas suffi, elle le savait, à la
+délivrer de la présence du baron de Gortz. Elle ne fût même pas parvenue
+a lui échapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou
+la France. Il la suivrait partout où elle irait se faire entendre, et,
+pour se délivrer de cette obsédante importunité, le seul moyen était
+d'abandonner le théâtre.
+
+Or, depuis deux mois déjà, avant que le bruit de sa retraite se fût
+répandu, Franz de Télek s'était décidé à faire auprès de la cantatrice
+une démarche, dont les conséquences devaient amener, par malheur, la
+plus irréparable des catastrophes. Libre de sa personne, maître d'une
+grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui
+avait offert de devenir comtesse de Télek.
+
+La Stilla n'était pas sans connaître de longue date les sentiments
+qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'était dit que c'était un
+gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été
+heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit où
+elle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom,
+l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point à
+dissimuler. Ce fut avec une entière foi dans ses sentiments qu'elle
+consentit à devenir la femme du comte de Télek, et sans regret d'avoir à
+quitter la carrière dramatique.
+
+La nouvelle était donc vraie, la Stilla ne reparaîtrait plus sur aucun
+théâtre, dès que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage,
+dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain.
+
+On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le
+monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Après avoir
+refusé de croire à la réalisation de ce projet, il fallut pourtant se
+rendre. Jalousies et haines se dressèrent alors contre le jeune comte,
+qui ravissait à son art, à ses succès, à l'idolâtrie des dilettante, la
+plus grande cantatrice de l'époque. Il en résulta des menaces
+personnelles à l'adresse de Franz de Télek--menaces dont le jeune homme
+ne se préoccupa pas un instant.
+
+Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut
+éprouver le baron Rodolphe de Gortz à la pensée que la Stilla allait lui
+être enlevée, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait à la vie.
+Le bruit se répandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est
+certain, c'est qu'à partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir
+les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint même
+plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le
+baron occupait à chaque représentation,--ce qui ne lui était jamais
+arrivé, étant absolument réfractaire, comme tant d'autres savants, au
+charme de la musique.
+
+Cependant les jours s'écoulaient, l'émotion ne se calmait pas, et elle
+allait être portée au comble le soir où la Stilla ferait sa dernière
+apparition sur le théâtre. C'était dans le superbe rôle d'Angélica,
+d'Orlando, ce chef-d'œuvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser
+ses adieux au public.
+
+Ce soir-là, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les
+spectateurs qui se pressaient à ses portes et dont la majeure partie dut
+rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de
+Télek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le
+rideau baisserait sur le cinquième acte de l'opéra.
+
+Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore,
+Orfanik s'y trouvait près de lui.
+
+La Stilla parut, plus émue qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se remit
+pourtant, elle s'abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle
+perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer.
+L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs
+s'éleva jusqu'au délire.
+
+Pendant la représentation, le jeune comte s'était tenu au fond de la
+coulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer,
+maudissant la longueur des scènes, s'irritant des retards que
+provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah! qu'il lui tardait
+d'arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et
+de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'à lui,
+à lui seul!
+
+Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l'héroïne d'Orlando. Jamais
+l'admirable musique d'Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la
+Stilla ne l'interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme
+semblait se distiller à travers ses lèvres... Et, cependant, on eût dit
+que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui
+ne devait plus se faire entendre!
+
+En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tête
+étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra,
+sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la
+coulisse, Franz l'aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas
+encore arrivé.
+
+La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette
+enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase
+d'un sentiment sublime:
+
+ Innamorata, mio cuore, tremante,
+ Voglio morire...
+
+Soudain, elle s'arrête...
+
+La face du baron de Gortz la terrifie... Une épouvante inexplicable la
+paralyse... Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de
+sang... Elle chancelle... elle tombe...
+
+Le public s'est levé, palpitant, affolé, au comble de l'angoisse...
+
+Un cri s'échappe de la loge du baron de Gortz...
+
+Franz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses
+bras, il la relève... il la regarde... il l'appelle:
+
+--Morte! morte!... s'écrie-t-il, morte!...»
+
+La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son
+chant s'est éteint avec son dernier soupir!
+
+<tb>
+
+Le jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l'on
+craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la
+Stilla, qui furent célébrées au milieu d'un immense concours de la
+population napolitaine.
+
+Au cimetière du _Campo Santo Nuovo_, où la cantatrice fut inhumée, on ne
+lit que ce nom sur un marbre blanc:
+
+ STILLA
+
+Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là, les
+yeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles
+eussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où
+la Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l'oreille, comme si la
+voix de la grande artiste allait une dernière fois s'échapper de cette
+tombe...
+
+C'était Rodolphe de Gortz.
+
+La nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples,
+et, depuis son départ, personne n'aurait pu dire ce qu'il était devenu.
+
+Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l'adresse du jeune comte.
+
+Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menaçant:
+
+«C'est vous qui l'avez tuée!... Malheur à vous, comte de Télek!
+
+ «RUDOLPHE DE GORTZ.»
+
+
+
+X
+
+
+Telle avait été cette lamentable histoire.
+
+Pendant un mois, l'existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne
+reconnaissait personne--pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la
+fièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier
+souffle: c'était celui de la Stilla.
+
+Le jeune comte échappa à la mort. L'habileté des médecins, les soins
+incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz
+de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable
+ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela
+la tragique scène finale d'Orlando, dans laquelle l'âme de l'artiste
+s'était brisée:
+
+«Stilla!... ma Stilla!» s'écriait-il, tandis que ses mains se tendaient
+comme pour l'applaudir encore. Dès que son maître put quitter le lit,
+Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se
+laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant
+d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de
+la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu.
+
+Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre
+cruelle, il s'efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s'y
+ensevelir... Rotzko parvint à l'entraîner loin de la tombe, où gisait
+tout son bonheur.
+
+Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du
+pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut à
+l'intérieur de ce château qu'il vécut pendant cinq ans dans un isolement
+absolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance
+n'avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu
+oublier, et c'était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace
+comme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces
+blessures qui ne se ferment qu'à la mort.
+
+Cependant, à l'époque où débute cette histoire, le jeune comte avait
+quitté le château depuis quelques semaines. A quelles longues et
+pressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à
+rompre avec cette solitude où il dépérissait! Que Franz ne parvînt pas à
+se consoler, soit; du moins était-il indispensable qu'il tentât de
+distraire sa douleur.
+
+Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d'abord les provinces
+transylvaines. Plus tard--Rotzko l'espérait--, le jeune comte
+consentirait à reprendre à travers l'Europe ce voyage qui avait été
+interrompu par les tristes événements de Naples.
+
+Franz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement
+pour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les
+plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes; ils s'étaient
+engagés entre les défilés du col de Vulkan; puis, après l'ascension du
+Retyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient
+venus se reposer au village de Werst, à l'auberge du _Roi Mathias_.
+
+On sait quel était l'état des esprits au moment où Franz de Télek
+arriva, et comment il avait été mis au courant des faits
+incompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment
+tout à l'heure il avait appris que le château appartenait au baron
+Rodolphe de Gortz.
+
+L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible
+pour que maître Koltz et les autres notables ne l'eussent point
+remarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz,
+qui l'avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires.
+Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance eût amené Franz de Télek
+précisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des
+Carpathes!
+
+Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un à l'autre,
+n'indiquait que trop le profond trouble de son âme qu'il cherchait
+vainement à calmer.
+
+Maître Koltz et ses amis comprirent qu'un lien mystérieux devait
+rattacher le comte de Télek au baron de Gortz; mais, si curieux qu'ils
+fussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n'insistèrent pas
+pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait à
+faire.
+
+Quelques instants après, tous avaient quitté le _Roi Mathias_, très
+intrigués de cet extraordinaire enchaînement d'aventures, qui ne
+présageait rien de bon pour le village.
+
+Et puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le
+château des Carpathes, tiendrait-il sa promesse? Une fois arrivé à
+Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur
+intervention? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le
+docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait,
+maître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle
+viendrait visiter le château, elle verrait s'il était hanté par des
+esprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas
+rester plus longtemps sous une pareille obsession.
+
+Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une
+tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer à des génies!...
+Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs
+fusils rateraient à chaque coup!
+
+Franz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du _Roi Mathias_,
+s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz
+venait d'évoquer si douloureusement.
+
+Après être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se
+releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extrémité de la terrasse,
+regarda au loin.
+
+Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le
+château des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le
+spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable
+frayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était
+délaissé, et le baron de Gortz n'y était pas rentré depuis qu'il avait
+fui Naples. On ignorait même ce qu'il était devenu, et il était possible
+qu'il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste.
+
+Franz s'égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à
+laquelle s'arrêter.
+
+D'autre part, l'aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le
+préoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en découvrir
+le mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst.
+
+Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs
+eussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse
+qu'il avait faite de déjouer les manœuvres de ces faux revenants, en
+prévenant la police de Karlsburg.
+
+Toutefois, pour être en mesure d'agir, Franz voulait avoir des détails
+plus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s'adresser au
+jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de
+l'après-midi, avant de retourner au _Roi Mathias_, il se présenta à la
+maison du biró.
+
+Maître Koltz se montra très honoré de le recevoir un gentilhomme tel que
+M. le comte de Télek... ce descendant d'une noble famille de race
+roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouvé
+le calme... et aussi la prospérité... puisque les touristes
+reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de péage, sans
+avoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes...
+etc.
+
+Franz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s'il
+n'y aurait aucun inconvénient à ce qu'il fût introduit près de Nic Deck.
+
+«Il n'y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon
+va aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son
+service.»
+
+Puis, se retournant:
+
+«N'est-il pas vrai, Miriota? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui
+venait d'entrer dans la salle.
+
+--Dieu veuille que cela soit, mon père!» répondit Miriota d'une voix
+émue.
+
+Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et,
+la voyant encore inquiète de l'état de son fiancé, il se hâta de lui
+demander quelques explications à ce sujet.
+
+«D'après ce que j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas été gravement
+atteint...
+
+--Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni!
+
+--Vous avez un bon médecin à Werst?
+
+--Hum! fit maître Koltz, d'un ton qui était peu flatteur pour l'ancien
+infirmier de la quarantaine.--Nous avons le docteur Patak, répondit
+Miriota.
+
+--Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes?
+
+--Oui, monsieur le comte.
+
+--Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son
+intérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette
+aventure.--Il s'empressera de vous les donner, même au prix d'un peu de
+fatigue...
+
+--Oh! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui
+soit susceptible de nuire à Nic Deck.--je le sais, monsieur le comte.
+
+--Quand votre mariage doit-il avoir lieu?...
+
+--Dans une quinzaine de jours, répondit le biró.
+
+--Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si maître Koltz veut bien
+m'inviter toutefois...
+
+--Monsieur le comte, un tel honneur...
+
+--Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic
+Deck sera guéri, dès qu'il aura pu se permettre un tour de promenade
+avec sa jolie fiancée.
+
+--Dieu le protège, monsieur le comte!» répondit en rougissant la jeune
+fille.
+
+Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible,
+que Franz lui en demanda la cause: «Oui! que Dieu le protège, répondit
+Miriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur
+défense, Nic a bravé les génies malfaisants!... Et qui sait s'ils ne
+s'acharneront pas à le tourmenter toute sa vie...
+
+--Oh! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons
+bon ordre, je vous le promets.--Il n'arrivera rien à mon pauvre Nic?...
+
+--Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours
+parcourir l'enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de
+Werst!»
+
+Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du
+surnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à
+la chambre du forestier.
+
+C'est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul
+avec son fiancé.
+
+Nic Deck avait été instruit de l'arrivée des deux voyageurs à l'auberge
+du _Roi Mathias_. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une
+guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se
+ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanément
+frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek.
+
+«Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du
+jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez à la
+présence d'êtres surnaturels dans le château des Carpathes?
+
+--je suis bien forcé d'y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck.
+
+--Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille
+du burg?--je n'en doute pas.
+
+--Et pourquoi, s'il vous plaît?...
+
+--Parce que, s'il n'y avait pas de génies, ce qui m'est arrivé serait
+inexplicable.
+
+--Auriez-vous la complaisance de ne raconter cette affaire sans rien
+omettre de ce qui s'est passé?
+
+--Volontiers, monsieur le comte.»
+
+Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que
+confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz
+lors de sa conversation avec les hôtes du _Roi Mathias_,--faits auxquels
+le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement
+naturelle.
+
+En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela
+s'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui
+occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces
+effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur
+Patak de s'être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on
+pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d'une illusion. Ce
+qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqué
+tout simplement parce qu'il était fou d'épouvante, et c'est ce que Franz
+déclara au jeune forestier.
+
+«Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c'est au moment où il
+voulait s'enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron? Cela n'est
+guère possible, vous en conviendrez...
+
+--Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans
+quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé...
+
+Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous
+blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du
+docteur Patak n'ont pas trace de blessure.
+
+--Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il
+est vrai que le docteur n'a pu se dégager, c'est que ses pieds étaient
+retenus de cette façon...
+
+--je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait
+pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur?»
+
+Franz fut assez embarrassé pour répondre.
+
+«Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne
+ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce
+que je sais par moi-même.
+
+--Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est
+arrivé, Nic Deck.
+
+--Ce qui m'est arrivé est très clair. Il n'est pas douteux que j'ai reçu
+une terrible secousse, et cela d'une manière qui n'est guère naturelle.
+
+--Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps? demanda
+Franz.
+
+--Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai été atteint avec une
+violence...
+
+--Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du
+pont-levis?...
+
+--Oui, monsieur le comte, et à peine l'avais-je touchée que j'ai été
+comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n'a
+pas lâché prise, et j'ai glissé jusqu'au fond du fossé, où le docteur
+m'a relevé sans connaissance.»
+
+Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient
+incrédule.
+
+«Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté
+là, je ne l'ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu
+tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la
+jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout
+cela!
+
+--Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu
+une commotion brutale...
+
+--Brutale et diabolique!
+
+--Non, et c'est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune
+comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je
+ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'êtres surnaturels, ni
+malfaisants ni bienfaisants.
+
+--Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui
+m'est arrivé?
+
+--je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s'expliquera
+et de la façon la plus simple.
+
+--Plaise à Dieu! répondit le forestier.
+
+--Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à
+la famille de Gortz?
+
+--Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le
+dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans
+qu'on ait jamais eu de ses nouvelles.
+
+--Et à quelle époque remonte cette disparition?
+
+--A vingt ans environ.
+
+--A vingt ans?...
+
+--Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le
+château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son
+départ, et on ne l'a plus revu.
+
+--Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg?
+
+--Personne.
+
+--Et que croit-on dans le pays?...
+
+--On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l'étranger et que sa mort
+a suivi de près sa disparition.
+
+--On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore--il y a cinq ans du
+moins.
+
+--Il vivait, monsieur le comte?...
+
+--Oui... en Italie... à Naples.
+
+--Vous l'y avez vu?...
+
+--Je l'ai vu.
+
+--Et depuis cinq ans?...
+
+--Je n'en ai plus entendu parler.»
+
+Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue--une idée
+qu'il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le
+sourcil froncé:.
+
+«Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron
+Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l'intention de s'enfermer au
+fond de ce burg?...
+
+--Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck.
+
+--Quel intérêt aurait-il à s'y cacher... à ne laisser jamais pénétrer
+jusqu'à lui?...
+
+--Aucun», répondit Franz de Télek.
+
+Et pourtant, c'était là une pensée qui commençait à prendre corps dans
+l'esprit du jeune comte. N'était-il pas possible que ce personnage, dont
+l'existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans
+ce château, après son départ de Naples? Là, grâce à des croyances
+superstitieuses habilement entretenues, ne lui avait-il pas été facile,
+s'il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute
+recherche importune, étant donné qu'il connaissait l'état des esprits du
+pays environnant? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens
+sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de
+faits qui lui étaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eût convaincu
+personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta:
+
+--Si c'est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le
+baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me
+traiter de cette façon!»
+
+Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la
+conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le
+forestier sur les conséquences de sa tentative, il l'engagea cependant à
+ne point la renouveler. Ce n'était pas son affaire, c'était celle des
+autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien
+pénétrer le mystère du château des Carpathes.
+
+Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l'expresse
+recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point
+retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait
+d'assister.
+
+Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au _Roi Mathias_, d'où il ne
+sortit plus de la journée.
+
+A six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un
+louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne
+vint troubler sa solitude.
+
+Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte: «Vous n'avez plus besoin de
+moi, mon maître?
+
+--Non, Rotzko.
+
+--Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.
+
+--Va, Rotzko, va.»
+
+A demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à
+remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la
+dernière représentationdu théâtre San-Carlo... Il revoyait le baron de
+Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge,
+ses regards ardemment fixés sur l'artiste, comme s'il eût voulu la
+fasciner...
+
+Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de
+l'étrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Télek, d'avoir tué
+la Stilla...
+
+Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le
+gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l'on peut
+percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène
+surprenant.
+
+Il semble qu'une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette
+salle où Franz est seul, bien seul pourtant.
+
+Sans se demander s'il rêve ou non, Franz se relève et il écoute.
+
+Oui! on dirait qu'une bouche s'est approchée de son oreille, et que des
+lèvres invisibles laissent échapper l'expressive mélodie de Stéfano,
+inspirée par ces paroles:
+
+ Nel giardino de' mille fiori,
+ Andiamo, mio cuore...
+
+Cette romance, Franz la connaît... Cette romance, d'une ineffable
+suavité, la Stilla l'a chantée dans le concert qu'elle a donné au
+théâtre San-Carlo avant sa représentation d'adieu...
+
+Comme bercé, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de
+l'entendre encore une fois...
+
+Puis la phrase s'achève, et la voix, qui diminue par degrés, s'éteint
+avec les molles vibrations de l'air.
+
+Mais Franz a secoué sa torpeur... Il s'est dressé brusquement... Il
+retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette
+voix qui lui va au cœur...
+
+Tout est silence au-dedans et au-dehors.
+
+«Sa voix!... murmure-t-il. Oui!... c'était bien sa voix... sa voix que
+j'ai tant aimée!»
+
+Puis, revenant au sentiment de la réalité «je dormais... et j'ai rêvé!»
+dit-il.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Le lendemain, le jeune comte se réveilla dès l'aube, l'esprit encore
+troublé des visions de la nuit.
+
+C'était dans la matinée qu'il devait partir du village de Werst pour
+prendre la route de Kolosvar.
+
+Après avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de
+Livadzel, l'intention de Franz était de s'arrêter une journée entière à
+Karlsburg, avant d'aller séjourner quelque temps dans la capitale de la
+Transylvanie. A partir de là, le chemin de fer le conduirait à travers
+les provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage.
+
+Franz avait quitté l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse,
+sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les
+contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le
+plateau d'Orgall.
+
+Et ses réflexions portaient sur ce point: une fois arrivé à Karlsburg,
+tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst?
+Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes?
+
+Lorsque le jeune comte s'était engagé à ramener le calme au village,
+c'était avec l'intime conviction que le burg servait de refuge à une
+bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant
+intérêt à n'y point être recherchés, s'étaient ingéniés à en interdire
+l'approche.
+
+Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s'était opéré
+dans ses idées, et il hésitait à présent.
+
+En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz,
+le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il était devenu, personne ne
+l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'était répandu qu'il
+était mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu'y avait-il
+de vrai? Quelle preuve avait-on de cette mort? Peut-être le baron de
+Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au
+château de ses ancêtres? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui
+connût, ne l'y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange
+physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scène de ces
+phénomènes qui ne cessaient d'entretenir l'épouvante dans le pays? C'est
+précisément ce qui faisait l'objet des réflexions de Franz.
+
+On en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le
+baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg,
+on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener
+la vie d'isolement qui convenait à leurs habitudes.
+
+Or, s'il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il
+adopter? Etait-il à propos qu'il cherchât à intervenir dans les affaires
+privées du comte de Gortz? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour
+et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la
+terrasse.
+
+Il jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet:
+
+«Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de
+Gortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien! si
+cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en mêler. Les poltrons
+de Werst se tireront de là comme ils l'entendront, c'est leur affaire,
+et nous n'avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village.
+
+--Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as
+raison, mon brave Rotzko.
+
+--je le pense aussi, répondit simplement le soldat.--Quant à maître
+Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre à cette heure pour
+en finir avec les prétendus esprits du burg.
+
+--En effet, mon maître, ils n'ont qu'à prévenir la police de Karlsburg.
+
+--Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko.
+
+--Tout sera prêt.
+
+--Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un
+détour vers le Plesa.
+
+--Et pourquoi, mon maître?
+
+--Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes.
+
+--A quoi bon?...
+
+Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même
+d'une demi-journée.»
+
+Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au
+moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte
+le souvenir du passé, il aurait voulu l'écarter. Cette fois, ce fut en
+vain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître.
+
+C'est que Franz--comme s'il eût subi quelque influence irrésistible--se
+sentait attiré vers le burg. Sans qu'il s'en rendît compte, peut-être
+cette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait
+entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano.
+
+Mais avait-il rêvé?... Oui! voilà ce qu'il en était à se demander se
+rappelant que, dans cette même salle du _Roi Mathias_, une voix s'était
+déjà fait entendre, assurait-on,--cette voix dont Nic Deck avait si
+imprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se
+trouvait le jeune comte, ne s'étonnerait-on pas qu'il eût formé le
+projet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu'au
+pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensée d'y
+pénétrer.
+
+Il va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire
+connaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient
+été capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s'approcher du
+burg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En
+le voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne
+mettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg.
+Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu'un autre chemin
+longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc
+possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village,
+et, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres.
+
+Vers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que
+lui présenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se
+disposa au départ.
+
+Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le
+berger Frik et nombre d'autres habitants étaient venus lui adresser
+leurs adieux.
+
+Le jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien
+qu'il ne tarderait pas à être remis sur pied,--ce dont l'ex-infirmier
+s'attribuait tout l'honneur.
+
+«Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi
+qu'à votre fiancée.
+
+--Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille,
+rayonnante de bonheur.
+
+--Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier.
+
+--Oui... puisse-t-il l'être! répondit Franz, dont le front s'était
+assombri.
+
+--Monsieur le comte, dit alors maître Koltz, nous vous prions de ne
+point oublier les démarches que vous avez promis de faire à Karlsburg.
+
+--Je ne l'oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. Mais, au cas où
+je serais retardé dans mon voyage, vous connaissez le très simple moyen
+de vous débarrasser de ce voisinage inquiétant, et le château
+n'inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst.
+
+--Cela est facile à dire... murmura le magister.
+
+--Et à faire, répondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le
+voulez, les gendarmes auront eu raison des êtres quelconques qui se
+cachent dans le burg...
+
+--Sauf le cas, très probable, où ce seraient des esprits, fit observer
+le berger Frik.
+
+--Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement
+d'épaules.
+
+--Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez
+accompagnés, Nic Deck et moi, peut-être ne parleriez-vous pas ainsi!
+
+--Cela m'étonnerait, docteur, répondit Franz, et, quand même j'aurais
+été comme vous si singulièrement retenu par les pieds dans le fossé du
+burg...
+
+--Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes! Et
+à moins que vous ne prétendiez que... dans l'état d'esprit... où je me
+trouvais... j'aie... rêvé...
+
+--je ne prétends rien, monsieur, répondit Franz, et ne chercherai point
+à vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que
+si les gendarmes viennent rendre visite au château des Carpathes, leurs
+bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine
+comme les vôtres.»
+
+Ceci dit à l'intention du docteur, le jeune comte reçut une dernière
+fois les hommages de l'hôtelier du _Roi Mathias_, si honoré d'avoir eu
+l'honneur que l'honorable Franz de Télek.... etc. Ayant salué maître
+Koltz, Nic Deck, sa fiancée et les habitants réunis sur la place, il fit
+un signe à Rotzko; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du
+col.
+
+En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite
+de la rivière qu'ils remontèrent en suivant la base méridionale du
+Retyezat.
+
+Rotzko s'était résigné à ne plus faire aucune observation à son maître:
+c'eût été peine perdue. Habitué à lui obéir militairement, si le jeune
+comte se jetait dans quelque périlleuse aventure, il saurait bien l'en
+tirer.
+
+Après deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arrêtèrent pour se
+reposer un instant.
+
+En cet endroit, la Sil valaque, qui s'était légèrement infléchie vers la
+droite, se rapprochait de la route par un coude très marqué. De l'autre
+côté, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, à
+la distance d'un demi-mille, soit près d'une lieue. Il convenait donc
+d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de
+prendre direction sur le château.
+
+Évidemment, évitant de repasser par Werst, ce détour avait allongé du
+double la distance qui sépare le château du village. Néanmoins, il
+ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient à la
+crête du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps
+d'observer le burg à l'extérieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir
+pour redescendre la route de Werst, il lui serait aisé de la suivre avec
+la certitude de n'y être vu de personne. L'intention de Franz était
+d'aller passer la nuit à Livadzel, petit bourg situé au confluent des
+deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg.
+
+La halte dura une demi-heure. Franz, très absorbé dans ses souvenirs,
+très agité aussi à la pensée que le baron de Gortz avait peut-être caché
+son existence au fond de ce château, ne prononça pas une parole...
+
+Et il fallut que Rotzko s'imposât une bien grande réserve pour ne pas
+lui dire:
+
+«Il est inutile d'aller plus loin, mon maître!... Tournons le dos à ce
+maudit burg, et partons!»
+
+Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. Ils durent
+d'abord s'engager à travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun
+sentier. Il y avait des parties du sol assez profondément ravinées,
+car, à l'époque des pluies, la Sil déborde quelquefois, et son trop
+plein s'écoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en
+marécages. Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment
+un peu de retard. Une heure fut employée à rejoindre la route du col de
+Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures.
+
+Le flanc droit du Plesa n'est point hérissé de ces forêts que Nic Deck
+n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage à la hache, mais il y
+eut nécessité de compter alors avec des difficultés d'une autre espèce.
+C'étaient des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se
+hasarder sans précautions, des dénivellations brusques, des failles
+profondes, des blocs mal assurés sur leur base et se dressant comme les
+séracs d'une région alpestre, tout le pêle-mêle d'un amoncellement
+d'énormes pierres que les avalanches avaient précipitées de la cime du
+mont, enfin un véritable chaos dans toute son horreur.
+
+Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure
+d'efforts très pénibles. Il semblait, vraiment, que le château des
+Carpathes aurait pu se défendre rien que par la seule impraticabilité de
+ses approches. Et peut-être Rotzko espérait-il qu'il se présenterait de
+tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir: il n'en fut
+rien.
+
+Au-delà de la zone des blocs et des excavations, la crête antérieure du
+plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le château se
+dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne désert, d'où,
+depuis tant d'années, l'épouvante éloignait les habitants du pays.
+
+Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient
+aborder le burg par sa courtine latérale, celle qui était orientée vers
+le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak étaient arrivés devant la
+courtine de l'est, c'est qu'en côtoyant la gauche du Plesa, ils avaient
+laissé à droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux
+directions, en effet, dessinent un angle très ouvert, dont le sommet est
+formé par le donjon central. Du côté nord, d'ailleurs, il aurait été
+impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait
+ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les
+irrégularités du plateau, s'élevait à une assez grande hauteur.
+
+Peu importait, en somme, que tout accès fût interdit de ce côté, puisque
+le jeune comte ne songeait point à dépasser les murailles du château.
+
+Il était sept heures et demie, lorsque Franz de Télek et Rotzko
+s'arrêtèrent à la limite extrême du plateau d'Orgall. Devant eux se
+développait ce farouche entassement noyé d'ombre, et confondant sa
+teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche,
+l'enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d'angle.
+C'était là, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crénelé, que
+grimaçait le hêtre, dont les branches contorsionnées témoignaient des
+violentes rafales du sud-ouest à cette hauteur.
+
+En vérité, le berger Frik ne s'était point trompé. Si l'on s'en
+rapportait à elle, la légende ne donnait plus que trois années
+d'existence au vieux burg des barons de Gortz.
+
+Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, dominées
+par le donjon trapu du centre. Là, sans doute, sous cet amas confus se
+cachaient encore des salles voûtées, vastes et sonores, longs corridors
+dédaléens, des réduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en
+possèdent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre
+habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier
+descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont
+personne ne pourrait connaître le secret. Et plus le jeune comte y
+songeait, plus il s'attachait à cette idée que Rodolphe de Gortz avait
+dû se réfugier entre les remparts isolés de son château des Carpathes.
+
+Rien, d'ailleurs, ne décelait la présence d'hôtes quelconques à
+l'intérieur du donjon. Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées,
+pas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien--pas
+même un cri d'oiseau--ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure.
+
+Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette
+enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas
+des armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées
+accablantes, son cœur gros de souvenirs.
+
+Rotzko, qui voulait laisser le jeune comte à lui-même, avait eu soin de
+se mettre à l'écart. Il ne se fût pas permis de l'interrompre par une
+seule observations. Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif
+du Plesa, la vallée des deux Sils commença à s'emplir d'ombre, il
+n'hésita plus.
+
+«Mon maître, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientôt sur huit
+heures.»
+
+Franz ne parut pas l'entendre.
+
+Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel
+avant que les auberges soient fermées.
+
+--Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi,
+répondit Franz.
+
+--Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du
+col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'être
+vus en la traversant.
+
+--Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le
+village.»
+
+Le jeune comte n'avait pas bougé de la place où il s'était arrêté en
+arrivant sur le plateau d'Orgall.
+
+«N'oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera
+difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous
+parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si
+j'insiste...
+
+--Oui... partons... Rotzko... Je te suis...»
+
+Et il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg,
+peut-être par un de ces pressentiments secrets dont le cœur est
+inhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le
+docteur Patak disait l'avoir été dans le fossé, au pied de la
+courtine?...
+
+Non! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... Il
+pouvait aller et venir à la surface du plateau, et s'il l'avait voulu,
+rien ne l'eût empêché de faire le tour de l'enceinte, en longeant le
+rebord de la contrescarpe...
+
+Et peut-être le voulait-il?
+
+C'est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois:
+
+«Venez-vous, mon maître?...
+
+--Oui... oui...», répondit Franz.
+
+Et il restait immobile.
+
+Le plateau d'Orgall était déjà obscur. L'ombre élargie du massif, en
+remontant vers le sud, dérobait l'ensemble des constructions, dont les
+contours ne présentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientôt rien
+n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites
+fenêtres du donjon.
+
+«Mon maître... venez donc!» répéta Rotzko.
+
+Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion,
+où se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague...
+
+Franz s'arrêta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu à
+peu.
+
+C'était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée
+d'un long vêtement blanc.
+
+Mais ce costume, n'était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette
+scène finale d'Orlando, où Franz de Télek l'avait vue pour la dernière
+fois?
+
+Oui! et c'était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune
+comte, son regard si pénétrant attaché sur lui...
+
+«Elle!... Elle!...» s'écria-t-il.
+
+Et, se précipitant, il eût roulé jusqu'aux assises de la muraille, si
+Rotzko ne l'eût retenu...
+
+L'apparition s'effaça brusquement. C'est à peine si la Stilla s'était
+montrée pendant une minute...
+
+Peu importait! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces
+mots lui échappèrent:
+
+«Elle... elle... vivante!»
+
+
+
+
+XII
+
+
+Était-ce possible? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais
+revoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion!... Il
+n'avait pas été le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme
+lui!... C'était bien la grande artiste, vêtue de son costume d'Angélica,
+telle qu'elle s'était montrée au public à sa représentation d'adieu au
+théâtre San-Carlo!
+
+L'effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme
+adorée, celle qui allait devenir comtesse de Télek, était enfermée
+depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines! Ainsi, celle que
+Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu! Ainsi, tandis
+qu'on le rapportait mourant à son hôtel, le baron Rodolphe avait pu
+pénétrer chez la Stilla, l'enlever, l'entraîner dans ce château des
+Carpathes, et ce n'était qu'un cercueil vide que toute la population
+avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples!
+
+Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens.
+Cela tenait du prodige, cela était invraisemblable, et Franz aurait dû
+se le répéter jusqu'à l'obstination... Oui!... mais un fait dominait: la
+Stilla avait été enlevée par le baron de Gortz, puisqu'elle était dans
+le burg!... Elle était vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de
+cette muraille!... Il y avait là une certitude absolue.
+
+Le jeune comte cherchait pourtant à se remettre du désordre de ses
+idées, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule: arracher à
+Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonnière au château des
+Carpathes!
+
+«Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, écoute-moi... comprends-moi
+surtout... car il me semble que la raison va m'échapper...
+
+--Mon maître... mon cher maître!
+
+--A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'à elle... elle!... ce soir
+même...
+
+--Non... demain...
+
+--Ce soir, te dis-je!... Elle est là... Elle m'a vu comme je la
+voyais... Elle m'attend...
+
+--Eh bien... je vous suivrai...
+
+--Non!... J'irai seul.
+
+--Seul?...
+
+--Oui.
+
+--Mais comment pourrez-vous pénétrer dans le burg, puisque Nic Deck ne
+l'a pas pu?...
+
+--J'y entrerai, te dis-je.
+
+--La poterne est fermée...
+
+--Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une
+brèche... j'y passerai...
+
+--Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... vous ne le
+voulez pas?...
+
+--Non!... Nous allons nous séparer, et c'est en nous séparant que tu
+pourras me servir...
+
+--Je vous attendrai donc ici?...
+
+--Non, Rotzko.
+
+--Où irai-je alors?...
+
+--A Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. Il est
+inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, où tu
+resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan dès
+le matin... c'est-à-dire... non... attends encore quelques heures. Puis,
+pars pour Karlsburg... Là, tu préviendras le chef de la police... Tu lui
+raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que
+l'on donne l'assaut au burg!... Délivrez-la!... Ah! ciel de Dieu...
+elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz!...»
+
+Et, tandis que ces phrases entrecoupées étaient jetées par le jeune
+comte, Rotzko voyait la surexcitation de son maître s'accroître et se
+manifester par les sentiments désordonnés d'un homme qui ne se possède
+plus.
+
+Va... Rotzko! s'écria-t-il une dernière fois.--Vous le voulez?...
+
+--je le veux!»
+
+Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'à obéir.
+D'ailleurs, Franz s'était éloigné, et, déjà l'ombre le dérobait aux
+regards du soldat.
+
+Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à
+partir. Alors l'idée lui vint que les efforts de Franz seraient
+inutiles, qu'il ne parviendrait même pas à franchir l'enceinte, qu'il
+serait forcé de revenir au village de Vulkan... peut-être le
+lendemain... peut-être cette nuit... Tous deux iraient alors à
+Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le
+ferait avec les agents de l'autorité... on aurait raison de ce Rodolphe
+de Gortz... on lui arracherait l'infortunée Stilla... on fouillerait ce
+burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin...
+quand tous les diables de l'enfer seraient réunis pour le défendre!
+
+Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre
+la route du col de Vulkan.
+
+Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait déjà
+contourné le bastion d'angle qui la flanquait à gauche.
+
+Mille pensées se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute
+maintenant sur la présence du baron de Gortz dans le burg, puisque la
+Stilla y était séquestrée... Ce ne pouvait être que lui qui était là...
+La Stilla vivante!... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'à
+elle?... Comment arriverait-il à l'entraîner hors du château?... Il ne
+savait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... Les obstacles
+que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'était pas la
+curiosité qui le poussait au milieu de ces ruines, c'était la passion,
+c'était son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui!
+vivante!... après avoir cru qu'elle était morte, et il l'arracherait à
+Rodolphe de Gortz!
+
+A la vérité, Franz s'était dit qu'il ne pourrait avoir accès que par la
+courtine du sud, où s'ouvrait la poterne à laquelle aboutissait le
+pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas à tenter d'escalader
+ces hautes murailles, continua-t-il de longer la crête du plateau
+d'Orgall, dès qu'il eut tourné l'angle du bastion.
+
+De jour, cela n'eût point offert de difficultés. En pleine nuit, la lune
+n'étant pas encore levée--une nuit épaissie par ces brumes qui se
+condensent entre les montagnes--c'était plus que hasardeux. Au danger
+des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du fossé, se joignait
+celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-être l'éboulement.
+
+Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi près que possible les
+zigzags de la contrescarpe, tâtant de la main et du pied, afin de
+s'assurer qu'il ne s'en éloignait pas. Soutenu par une force surhumaine,
+il se sentait en outre guidé par un extraordinaire instinct qui ne
+pouvait le tromper.
+
+Au-delà du bastion se développait la courtine du sud, celle avec
+laquelle le pont-levis établissait une communication, lorsqu'il n'était
+pas relevé contre la poterne.
+
+A partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. Entre
+les énormes rocs qui hérissaient le plateau, suivre la contrescarpe
+n'était plus praticable, et il fallait s'en éloigner. Que l'on se figure
+un homme cherchant à se reconnaître au milieu d'un champ de Carnac, dont
+les dolmens et les menhirs seraient disposés sans ordre. Et pas un
+repère pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait
+jusqu'au faîte du donjon central!
+
+Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc énorme qui lui fermait
+tout passage, là rampant entre les roches, ses mains déchirées aux
+chardons et aux broussailles, sa tête effleurée par des couples
+d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de crécelle.
+
+Ah! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors
+comme elle avait sonné pour Nic Deck et le docteur? Pourquoi cette
+lumière intense qui les avait enveloppés ne s'allumait-elle pas
+au-dessus des créneaux du donjon? Il eût marché vers ce son, il eût
+marché vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sirène
+d'alarme ou les éclats d'un phare!
+
+Non!... Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à
+quelques pas.
+
+Cela dura près d'une heure. A la déclivité du sol qui se prononçait sur
+sa gauche, Franz sentait qu'il s'était égaré. Ou bien avait-il descendu
+plus bas que la poterne? Peut-être s'était-il avancé au-delà du
+pont-levis?
+
+Il s'arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel côté
+devait-il se diriger? Quelle rage le prit à la pensée qu'il serait
+obligé d'attendre le jour!... Mais alors il serait vu des gens du
+burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait
+sur ses gardes...
+
+C'était la nuit, c'était dès cette nuit même qu'il importait de pénétrer
+dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas à s'orienter au milieu de ces
+ténèbres!
+
+Un cri lui échappa... un cri de désespoir.
+
+«Stilla... s'écria-t-il, ma Stilla!...»
+
+En était-il à penser que la prisonnière pût l'entendre, qu'elle pût lui
+répondre?...
+
+Et, pourtant, à vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyèrent les
+échos du Plesa.
+
+Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. Une lueur se glissait à
+travers l'ombre-une lueur assez vive, dont le foyer devait être placé à
+une certaine hauteur.
+
+«Là est le burg... là!» se dit-il.
+
+Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait
+venir que du donjon central.
+
+Étant donné sa surexcitation mentale, Franz n'hésita pas à croire que
+c'était la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle
+l'avait reconnu, au moment où il l'apercevait lui-même sur le
+terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'était elle qui lui adressait
+ce signal, c'était elle qui lui indiquait la route à suivre pour arriver
+jusqu'à la poterne...
+
+Franz se dirigea vers cette lumière, dont l'éclat s'accroissait à mesure
+qu'il s'en rapprochait. Comme il était porté trop à gauche sur le
+plateau d'Orgall, il fut obligé de remonter d'une vingtaine de pas à
+droite, et, après quelques tâtonnements, il retrouva le rebord de la
+contrescarpe.
+
+La lumière brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle
+venait de l'une des fenêtres du donjon.
+
+Franz allait ainsi se trouver en face des derniers
+obstacles--insurmontables peut-être!
+
+En effet, puisque la poterne était fermée, le pont-levis relevé, il
+faudrait qu'il se laissât glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis,
+que ferait-il devant une muraille qui se dresserait à cinquante pieds
+au-dessus de lui?...
+
+Franz s'avança vers l'endroit où s'appuyait le pont-levis, lorsque la
+poterne était ouverte...
+
+Le pont-levis était baissé.
+
+Sans même prendre le temps de réfléchir, Franz franchit le tablier
+branlant du pont, et mit la main sur la porte...
+
+Cette porte s'ouvrit.
+
+Franz se précipita sous la voûte obscure. Mais à peine avait-il marché
+quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la
+poterne...
+
+Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou
+redescendent le col de Vulkan ne connaissent du château des Carpathes
+que son aspect extérieur. A la respectueuse distance où la crainte
+arrêtait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne
+présente aux regards que l'énorme amas de pierres d'un burg en ruine.
+
+Mais, à l'intérieur de l'enceinte, le burg était-il si délabré qu'on
+devait le supposer? Non. A l'abri de ses murs solides, les bâtiments
+restés intacts de la vieille forteresse féodale auraient encore pu loger
+toute une garnison.
+
+Vastes salles voûtées, caves profondes, corridors multiples, cours dont
+l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, réduits
+souterrains où n'arrivait jamais la lumière du jour, escaliers dérobés
+dans l'épaisseur des murs, casemates éclairées par les étroites
+meurtrières de la courtine, donjon central à trois étages avec
+appartements suffisamment habitables, couronné d'une plate-forme
+crénelée, entre les diverses constructions de l'enceinte,
+d'interminables couloirs capricieusement enchevêtrés, montant jusqu'au
+terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de
+l'infrastructure, çà et là quelques citernes, où se recueillaient les
+eaux pluviales et dont l'excédent s'écoulait vers le torrent du Nyad,
+enfin de longs tunnels, non bouchés comme on le croyait, et qui
+donnaient accès sur la route du col de Vulkan,--tel était l'ensemble de
+ce château des Carpathes, dont le plan géométral offrait un système
+aussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de
+Crète.
+
+Tel que Thésée, pour conquérir la fille de Minos, c'était aussi un
+sentiment intense, irrésistible qui venait d'attirer le jeune comte à
+travers les infinis méandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane
+qui servit à guider le héros grec?
+
+Franz n'avait eu qu'une pensée, pénétrer dans cette enceinte, et il y
+avait réussi. Peut-être aurait-il dû se faire cette réflexion: à savoir
+que le pont-levis, relevé jusqu'à ce jour, semblait s'être expressément
+rabattu pour lui livrer passage!... Peut-être aurait-il dû s'inquiéter
+de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derrière lui!...
+Mais il n'y songeait même pas. Il était enfin dans ce château, où
+Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour
+arriver jusqu'à elle.
+
+La galerie, dans laquelle Franz s'était élancé, large, haute, à voûte
+surbaissée, se trouvait plongée alors au milieu de la plus complète
+obscurité, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un
+pied sûr.
+
+Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant
+sur un parement dont la surface salpêtrée s'effritait sous sa main. Il
+n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient
+des résonances lointaines. Un courant tiède, chargé d'un relent de
+vétusté, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se fût fait à
+l'autre extrémité de cette galerie.
+
+Après avoir dépassé un pilier de pierre qui contrebutait le dernier
+angle à gauche, Franz se trouva à l'entrée d'un couloir sensiblement
+plus étroit. Rien qu'en étendant les bras, il en touchait le revêtement.
+
+Il s'avança ainsi, le corps penché, tâtonnant du pied et de la main, et
+cherchant à reconnaître si ce couloir suivait une direction rectiligne.
+
+A deux cents pas environ à partir du pilier d'angle, Franz sentit que
+cette direction s'infléchissait vers la gauche pour prendre, cinquante
+pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers
+la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon?
+
+Franz essaya d'accélérer sa marche; mais, à chaque instant, il était
+arrêté soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par
+un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il
+rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des
+ramifications latérales. Mais tout était obscur, insondable, et c'est en
+vain qu'il cherchait à s'orienter au sein de ce labyrinthe, véritable
+travail de taupes.
+
+Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se
+fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait à craindre, c'était qu'une
+trappe mal fermée cédât sous son pied, et le précipitât au fond d'une
+oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait
+quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs,
+mais s'avançant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait même pas le
+loisir de la réflexion.
+
+Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni à monter ni à descendre,
+c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours intérieures,
+ménagées entre les divers bâtiments de l'enceinte, et il y avait chance
+que ce couloir aboutît au donjon central, à la naissance même de
+l'escalier.
+
+Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus
+direct entre la poterne et les bâtiments du burg. Oui, et au temps où la
+famille de Gortz l'habitait, il n'était pas nécessaire de s'engager à
+travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face
+à la poterne, à l'opposé de la première galerie, s'ouvrait sur la place
+d'armes, au milieu de laquelle s'élevait le donjon; mais elle était
+condamnée, et Franz n'avait pas même pu en reconnaître la place.
+
+Une heure s'était passée pendant que le jeune comte allait au hasard des
+détours, écoutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant
+crier ce nom de la Stilla, que les échos auraient pu répercuter
+jusqu'aux étages du donjon. Il ne se décourageait point, et il irait
+tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable
+obstacle ne l'obligerait pas à s'arrêter.
+
+Cependant, sans qu'il s'en rendît compte, Franz était exténué déjà.
+Depuis son départ de Werst, il n'avait rien mangé. Il souffrait de la
+faim et de la soif. Son pas n'était plus sûr, ses jambes fléchissaient.
+Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vêtement, sa
+respiration était devenue haletante, son cœur battait précipitamment.
+
+Il devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied
+gauche, ne rencontra plus le sol.
+
+Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une
+seconde.
+
+Il y avait là un escalier.
+
+Cet escalier s'enfonçait dans les fondations du château, et peut-être
+n'avait-il pas d'issue?
+
+Franz n'hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le
+développement suivait une direction oblique par rapport au couloir.
+
+Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un
+second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres
+détours.
+
+Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, brisé de fatigue, il
+venait de s'arrêter, lorsqu'un point lumineux apparut à deux ou trois
+centaines de pieds en avant.
+
+D'où provenait cette lueur? Était-ce simplement quelque phénomène
+naturel, l'hydrogène d'un feu follet qui se serait enflammé à cette
+profondeur? N'était-ce pas plutôt un falot, porté par une des personnes
+qui habitaient le burg?
+
+«Serait-ce elle?...» murmura Franz.
+
+Et il lui revint à la pensée qu'une lumière avait déjà paru, comme pour
+lui indiquer l'entrée du château, lorsqu'il était égaré entre les roches
+du plateau d'Orgall. Si c'était la Stilla qui lui avait montré cette
+lumière à l'une des fenêtres du donjon, n'était-ce pas elle encore qui
+cherchait à le guider à travers les sinuosités de cette substruction?
+
+A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un
+mouvement.
+
+Une clarté diffuse plutôt qu'un point lumineux, paraissait emplir une
+sorte d'hypogée à l'extrémité du couloir.
+
+Hâter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient à peine le
+soutenir, c'est à quoi se décida Franz, et après avoir franchi une
+étroite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte.
+
+Cette crypte, en bon état de conservation, haute d'une douzaine de
+pieds, se développait circulairement sur un diamètre à peu près égal.
+Les nervures de sa voûte, que portaient les chapiteaux de huit piliers
+ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle
+était enchâssée une ampoule de verre, pleine d'une lumière jaunâtre.
+
+En face de la porte, établie entre deux des piliers, il existait une
+autre porte, qui était fermée et dont les gros clous, rouillés à leur
+tête, indiquaient la place où s'appliquait l'armature extérieure des
+verrous.
+
+Franz se redressa, se traîna jusqu'à cette seconde porte, chercha à en
+ébranler les lourds montants...
+
+Ses efforts furent inutiles.
+
+Quelques meubles délabrés garnissaient la crypte; ici, un lit ou plutôt
+un grabat en vieux cœur de chêne, sur lequel étaient jetés différents
+objets de literie; là, un escabeau aux pieds tors, une table fixée au
+mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles,
+un large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison
+froide, une grosse miche de pain, semblable à du biscuit de mer. Dans un
+coin murmurait une vasque, alimentée par un filet liquide, et dont le
+trop-plein s'écoulait par une perte ménagée à la base de l'un des
+piliers.
+
+Ces dispositions préalablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un hôte
+était attendu dans cette crypte, ou plutôt un prisonnier dans cette
+prison! Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par
+ruse?
+
+Dans le désarroi de ses pensées, Franz n'en eut pas même le soupçon.
+Épuisé par le besoin et la fatigue, il dévora les aliments déposés sur
+la table, il se désaltéra avec le contenu du broc; puis il se laissa
+tomber en travers de ce lit grossier, où un repos de quelques minutes
+pouvait lui rendre un peu de ses forces.
+
+Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses idées, il lui sembla qu'elles
+s'échappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir.
+
+Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches? Sa
+volonté était-elle engourdie à ce point qu'il ne fût plus maître de ses
+actes?...
+
+«Non! se dit-il, je n'attendrai pas!... Au donjon... il faut que
+j'arrive au donjon cette nuit même!...» Tout à coup, la clarté factice
+que versait l'ampoule encastrée à la clef de voûte s'éteignit, et la
+crypte fut plongée dans une complète obscurité.
+
+Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pensée s'endormit
+ou, pour mieux dire, s'arrêta brusquement, comme l'aiguille d'une
+horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil étrange, ou plutôt
+une torpeur accablante, un absolu anéantissement de l'être, qui ne
+provenait pas de l'apaisement de l'esprit...
+
+Combien de temps avait duré ce sommeil, Franz ne sut le constater,
+lorsqu'il se réveilla. Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l'heure.
+Mais la crypte était baignée de nouveau d'une lumière artificielle.
+
+Franz s'éloigna hors de son lit, fit quelques pas du côté de la première
+porte: elle était toujours ouverte;--vers la seconde porte: elle était
+toujours fermée.
+
+Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine.
+
+Si son corps était remis des fatigues de la veille, il se sentait la
+tête à la fois vide et pesante.
+
+«Combien de temps ai-je dormi? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il
+jour?...»
+
+A l'intérieur de la crypte, il n'y avait rien de changé, si ce n'est que
+la lumière avait été rétablie, la, nourriture renouvelée, le broc rempli
+d'une eau claire.
+
+Quelqu'un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet
+accablement torpide? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du
+burg?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz...
+Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses
+semblables?
+
+Ce n'était pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait
+encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait à la poterne,
+il sortirait du château...
+
+Sortir?... Il se souvint alors que la poterne s'était refermée derrière
+lui...
+
+Eh bien! il chercherait à gagner le mur d'enceinte, et par une des
+embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors...
+Coûte que coûte, il fallait qu'avant une heure, il se fût échappé du
+burg...
+
+Mais la Stilla... Renoncerait-il à parvenir jusqu'à elle?...
+Partirait-il sans l'avoir arrachée à Rodolphe de Gortz?...
+
+Non! et ce dont il n'aurait pu venir à bout, il le ferait avec le
+concours des agents que Rotzko avait dû ramener de Karlsburg au village
+de Werst... On se précipiterait à l'assaut de la vieille enceinte... on
+fouillerait le burg de fond en comble!...
+
+Cette résolution prise, il s'agissait de la mettre à exécution sans
+perdre un instant.
+
+Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il était
+arrivé, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derrière la seconde
+porte de la crypte.
+
+C'était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient--lentement.
+
+Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et,
+retenant sa respiration, il écouta...
+
+Les pas semblaient se poser à intervalles réguliers, comme s'ils eussent
+monté d'une marche à une autre. Nul doute qu'il y eût là un second
+escalier, qui reliait la crypte aux cours intérieures.
+
+Pour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il
+portait à sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main.
+
+Si c'était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se
+jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors
+d'état de le suivre; puis, s'élançant par cette nouvelle issue, il
+tenterait d'atteindre le donjon.
+
+Si c'était le baron Rodolphe de Gortz--et il reconnaîtrait bien l'homme
+qu'il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de
+San-Carlo--, il le frapperait sans pitié.
+
+Cependant les pas s'étaient arrêtés au palier qui formait le seuil
+extérieur.
+
+Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrît...
+
+Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au
+jeune comte.
+
+C'était la voix de la Stilla... oui!... mais sa voix un peu affaiblie
+avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes
+modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait
+être mort avec l'artiste.
+
+Et la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de
+Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst:
+
+ Nel giardino de' mille fiori,
+ Andiamo, mio cuore...
+
+Ce chant pénétrait Franz jusqu'au plus profond de son âme... Il
+l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla
+semblait l'inviter à la suivre, répétant:
+
+ Andiamo, mio cuore... andiamo...
+
+Et pourtant la porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage!... Ne
+pourrait-il donc arriver jusqu'à la Stilla, la prendre entre ses bras,
+l'entraîner hors du burg?... «Stilla... ma Stilla...» s'écria-t-il.
+
+Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets.
+
+Déjà le chant semblait s'affaiblir... la voix s'éteindre... les pas
+s'éloigner...
+
+Franz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains
+aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait
+presque plus.
+
+C'est alors qu'une effroyable pensée lui traversa l'esprit comme un
+éclair.
+
+«Folle!... s'écria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas
+reconnu... puisqu'elle n'a pas répondu!... Depuis cinq ans, enfermée
+ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est
+égarée...»
+
+Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en
+feu...
+
+«Moi aussi... je sens que ma raison s'égare!... répétait-il. Je sens que
+je vais devenir fou... fou comme elle...»
+
+Il allait et venait à travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans
+sa cage...
+
+«Non! répéta-t-il, non!... Il ne faut pas que ma tête se perde!... Il
+faut que je sorte du burg... J'en sortirai!»
+
+Et il s'élança vers la première porte...
+
+Elle venait de se fermer sans bruit.
+
+Franz ne s'en était pas aperçu, pendant qu'il écoutait la voix de la
+Stilla...
+
+Après avoir été emprisonné dans l'enceinte du burg, il était maintenant
+emprisonné dans la crypte.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Franz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de
+réfléchir, la compréhension des choses, l'intelligence nécessaire pour
+en déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul
+sentiment qui persistait en lui, c'était le souvenir de la Stilla,
+c'était l'impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne
+lui renvoyaient plus.
+
+Avait-il donc été le jouet d'une illusion? Non, mille fois non! C'était
+bien la Stilla qu'il avait entendue tout à l'heure, et c'était bien elle
+qu'il avait vue sur le bastion du château.
+
+Alors cette pensée le reprit, cette pensée qu'elle était privée de
+raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une
+seconde fois.
+
+«Folle! se répéta-t-il. Oui!... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma
+voix... puisqu'elle n'a pas pu répondre... folle... folle!»
+
+Et cela n'était que trop vraisemblable!
+
+Ah! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entraîner au château de
+Krajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient
+bien lui rendre la raison!
+
+Voilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs
+heures s'écoulèrent avant qu'il eût repris possession de lui-même.
+
+Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos
+de ses pensées.
+
+«Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment?... Dès qu'on rouvrira
+cette porte!... Oui!... C'est pendant mon sommeil que l'on vient
+renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir...»
+
+Un soupçon lui vint alors: c'est que l'eau du broc devait renfermer
+quelque substance soporifique... S'il avait été plongé dans ce lourd
+sommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait,
+c'était pour avoir bu de cette eau... Eh bien! il n'en boirait plus...
+Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette
+table... Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt...
+
+Bientôt?... Qu'en savait-il?... En ce moment, le soleil montait-il vers
+le zénith ou s'abaissait-il sur l'horizon?... Faisait-il jour ou nuit?
+
+Aussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d'un pas, qui se fût
+approché de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant
+jusqu'à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante,
+l'œil égaré, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous
+l'oppression d'une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à
+travers le joint des portes.
+
+Soudain, à l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle
+plus frais arriver à ses lèvres.
+
+En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un
+peu de l'air du dehors?
+
+Oui... il y avait un passage qu'on ne soupçonnait pas sous l'ombre du
+pilier.
+
+Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté
+qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un
+instant.
+
+Là s'arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les
+murailles s'élevaient d'une centaine de pieds. On eût dit le fond d'un
+puits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel
+tombait un peu d'air et de clarté.
+
+Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice supérieur de
+ce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la
+margelle.
+
+Le soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet
+angle lumineux tendait à se rétrécir.
+
+Il devait être environ cinq heures du soir.
+
+De là cette conséquence, c'est que le sommeil de Franz se serait
+prolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il
+n'eût été provoqué par une boisson soporifique.
+
+Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst
+l'avant-veille, 11 juin, c'était la journée du 13 qui allait
+s'achever...
+
+Si humide que fût l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira à pleins
+poumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s'il avait espéré qu'une
+évasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite
+détrompé. Tenter de s'élever le long de ses parois, qui ne présentaient
+aucune saillie, était impraticable.
+
+Franz revint à l'intérieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir
+que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'état dans
+lequel elles se trouvaient.
+
+La première porte--par laquelle il était arrivé était très solide, très
+épaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés
+dans une gâche de fer: donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux.
+
+La seconde porte--derrière laquelle s'était fait entendre la voix de la
+Stilla--semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par
+endroits... Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un
+passage de ce côté.
+
+«Oui... c'est par là... c'est par là!...» se dit Franz, qui avait repris
+son sang-froid.
+
+Mais il n'y avait pas de temps à perdre, car il était probable que
+quelqu'un entrerait dans la crypte, dès qu'on le supposerait endormi
+sous l'influence de la boisson somnifère.
+
+Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'espérer, la moisissure
+ayant rongé le bois autour de l'armature métallique qui retenait les
+verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en
+détacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s'arrêtant
+parfois, prêtant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors.
+
+Trois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s'ouvrait
+en grinçant sur ses gonds.
+
+Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins
+étouffant.
+
+En ce moment, l'angle lumineux ne se découpait plus à l'orifice du
+puits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat.
+La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques
+étoiles brillaient à l'ovale de la margelle, comme si on les eût
+regardées par le tube d'un long télescope. De petits nuages s'en
+allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent
+avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphère indiquaient aussi que la
+lune, à demi pleine encore, avait dépassé l'horizon des montagnes de
+l'est.
+
+Il devait être à peu près neuf heures du soir.
+
+Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l'eau
+de la vasque, ayant d'abord renversé celle du broc. Puis, fixant son
+couteau à sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derrière lui.
+
+Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunée Stilla,
+errant à travers ces galeries souterraines?... A cette pensée, son cœur
+battait à se rompre.
+
+Dès qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il
+l'avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en
+le montant,--soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il
+avait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait
+donc de quelque huit pieds qu'il fût revenu au niveau du sol.
+
+N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor,
+dont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua
+d'avancer.
+
+Une demi-heure s'écoula, sans qu'il eût été arrêté ni par une porte ni
+par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empêché de reconnaître
+sa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau
+d'Orgall.
+
+Après une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit
+haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût
+interminable, quand un obstacle l'arrêta.
+
+C'était la paroi d'un mur de briques.
+
+Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre
+ouverture.
+
+Il n'y avait aucune issue de ce côté.
+
+Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait conçu d'espoir se
+brisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se
+dérobèrent, il tomba le long de la muraille.
+
+Mais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont
+les briques disjointes adhéraient à peine et s'ébranlaient sous les
+doigts.
+
+«Par là... oui!... par là!...» s'écria Franz.
+
+Et il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu'un bruit se fit
+entendre de l'autre côté.
+
+Franz s'arrêta.
+
+Le bruit n'avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière
+arrivait à travers la crevasse.
+
+Franz regarda.
+
+Là était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de
+délabrement le temps et l'abandon l'avaient réduite: une voûte à demi
+effondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers
+gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un
+fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique
+flamboyant; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque
+ancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d'autel
+dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la
+toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait été épargné par les
+rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d'où
+pendait une corde jusqu'à terre,--la corde de cette cloche, qui tintait
+quelquefois, à l'inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur
+la route du col.
+
+Dans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux
+intempéries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant à
+la main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière.
+
+Franz reconnut aussitôt cet homme.
+
+C'était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique
+société pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet
+original que l'on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se
+parlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la
+poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions
+au service de Rodolphe de Gortz!
+
+Si donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence
+du baron au château des Carpathes, même après l'apparition de la Stilla,
+ce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses
+yeux.
+
+Qu'avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée
+de la nuit?
+
+Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez
+distinctement.
+
+Orfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de
+fer,-auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d'une bobine déposée
+dans un coin de la chapelle. Et telle était l'attention qu'il apportait
+à ce travail qu'il n'eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci
+avait été à même de s'approcher;
+
+Ah! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'élargir
+n'était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré
+dans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l'aurait obligé
+à le conduire au donjon...
+
+Mais peut-être était-il heureux qu'il fût hors d'état de le faire, car,
+en cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait
+payer de sa vie les secrets qu'il venait de découvrir!
+
+Quelques minutes après l'arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans
+la chapelle.
+
+C'était le baron Rodolphe de Gortz.
+
+L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne
+semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le
+fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés
+en arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites.
+
+Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait
+Orfanik.
+
+Et voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux
+hommes.
+
+
+
+
+XV
+
+
+«Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?--je viens de
+l'achever.
+
+--Tout est préparé dans les casemates des bastions?
+
+--Tout.
+
+--Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au
+donjon?
+
+--Ils le sont.
+
+--Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps
+de nous enfuir?
+
+--Nous l'aurons.
+
+--A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était
+libre?
+
+--Il l'est.»
+
+Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant
+repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la
+chapelle.
+
+«Ah! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui
+tenteront de forcer ton enceinte!»
+
+Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune
+comte.
+
+«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik.
+
+Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait
+dans l'auberge du _Roi Mathias_.
+
+Est-ce que l'attaque est pour cette nuit?
+
+--Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour.
+
+--Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?--Depuis deux heures,
+avec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg.
+
+Eh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de
+Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous
+ceux qui lui viendront en aide.»
+
+Puis, au bout de quelques moments:
+
+«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais
+savoir qu'il établissait une communication entre le château et le
+village de Werst...--On ne le saura pas; je détruirai ce fil.» A notre
+avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes,
+qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait
+pas tarder à être révélée.
+
+A cette époque--nous ferons très particulièrement remarquer que cette
+histoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIXe siècle,
+--l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme
+«l'âme de l'univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements.
+L'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur œuvre.
+
+Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec
+une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques,
+arrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se
+disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait
+l'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles
+eussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se
+voir dans des glaces reliées par des fils, grâce à l'invention du
+téléphote.].
+
+Depuis bien des années déjà, Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de
+Gortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de
+l'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses
+admirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le
+méritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu
+d'un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que
+l'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables.
+
+Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik,
+talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa
+bourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que
+le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait
+seul à en profiter.
+
+Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa
+façon, étaient bien de nature à s'entendre. Aussi, depuis leur
+rencontre, ne se séparèrent-ils plus--pas même lorsque le baron de Gortz
+suivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie.
+
+Mais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable
+artiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui
+avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à
+perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires
+effets.
+
+Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla,
+le baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était
+devenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il
+était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y
+enfermer avec lui.
+
+Lorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs
+de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant
+du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de
+lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen
+d'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet,
+il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et
+c'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que
+nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était
+nécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon.
+
+En réalité, ce qui restait du burg--et notamment le donjon central--,
+était moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne
+l'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il
+fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux
+travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et
+alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns.
+
+Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et
+Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays
+en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une
+intervention diabolique.
+
+Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au
+courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il
+donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en
+douter? Oui, si l'on réussissait à établir une communication
+téléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du _Roi
+Mathias_, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir
+chaque soir.
+
+C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans
+les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine
+isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut
+déroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier
+travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une
+nuit au _Roi Mathias_, afin de raccorder ce fil à la grande salle de
+l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener
+l'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette
+fenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant
+placé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du
+feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement
+disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que
+le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au _Roi
+Mathias_, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait.
+
+Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement
+troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en
+écarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné
+depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à
+l'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit
+d'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon.
+A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on
+sait ce qui en résulta.
+
+C'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le
+baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se
+passait à Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait
+pris Nic Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix
+menaçante se fit soudain entendre dans la salle du _Roi Mathias_ pour
+l'en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa
+résolution malgré cette menace,. le baron de Gortz décida-t-il de lui
+infliger une telle leçon qu'il perdît l'envie d'y jamais revenir. Cette
+nuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à
+fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de
+nature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au
+campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de
+sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale,
+formidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements
+épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au
+moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du
+fossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le
+courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge
+électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé
+le forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du
+pont-levis.
+
+Ainsi que le baron de Gortz le pensait, après l'apparition de ces
+inexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal
+tourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent,
+personne n'eût voulu s'approcher--même à deux bons milles de ce château
+des Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels.
+
+Rodolphe de Gortz devait donc se croire à l'abri de toute curiosité
+importune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Wertz.
+
+Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres,
+sa présence à l'auberge du _Roi Mathias_ fut aussitôt signalée par le
+fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma
+avec le souvenir des événements qui s'étaient passés à Naples. Et non
+seulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du
+burg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes
+superstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui
+protégeait le château des Carpathes, il s'engageait même à prévenir les
+autorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes
+ces légendes!
+
+Aussi le baron de Gortz résolut-il d'attirer Franz de Télek dans le
+burg, et l'on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix
+de la Stilla, envoyée à l'auberge du _Roi Mathias_ par l'appareil
+téléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route
+pour s'approcher du château; l'apparition de la cantatrice sur le
+terre-plein du bastion lui avait donné l'irrésistible désir d'y
+pénétrer; une lumière, montré à une des fenêtres du donjon, l'avait
+guidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond
+de cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore
+entendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où
+des aliments lui étaient apportés alors qu'il dormait d'un sommeil
+léthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et
+dont la porte s'était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir
+du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en
+pourrait jamais sortir.
+
+Tels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse
+de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême
+dépit, le baron savait que l'éveil avait été donné par Rotzko qui,
+n'ayant point suivi son maître à l'intérieur du château, avait prévenu
+les autorités de Karlsburg. Une escouade d'agents était arrivée au
+village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte
+partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se
+défendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic
+Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit
+guère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'étaient-ils
+déterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient
+plus que le moment d'agir. Un courant électrique était préparé pour
+mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le
+donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à
+lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le
+temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion
+dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte
+du château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que
+jamais on ne retrouverait leurs traces.
+
+Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz
+l'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une
+communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le
+village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être
+anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale
+aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron
+de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir,--fuir en entraînant la
+Stilla, inconsciente...
+
+Ah! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se
+jeter sur ces deux hommes!... il les aurait terrassés, il les aurait
+frappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher
+l'effroyable ruine!
+
+Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas
+après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle,
+Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et,
+Dieu aidant, il ferait justice!
+
+Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne
+les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir?
+Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou
+quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le
+donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg
+communiquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne
+rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir.
+
+En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de
+Gortz et Orfanik.
+
+«Il n'y a plus rien à faire ici?
+
+--Rien.
+
+--Alors séparons-nous.
+
+--Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le
+château?...
+
+--Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan.
+
+--Mais vous?...
+
+--Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant.
+
+--Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous
+attendre?
+
+--A Bistritz.
+
+--Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre
+volonté.
+
+--Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois
+pendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des
+Carpathes!»
+
+Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait
+quitté la chapelle.
+
+Bien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette
+conversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de
+parler Rodolphe de Gortz.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Le désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu'en mettant
+le baron de Gortz hors d'état d'exécuter son projet.
+
+Il était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'être découvert,
+Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez
+facilement; mais son épaisseur était telle qu'une demi-heure s'écoula
+avant que l'ouverture fût assez large pour lui livrer passage.
+
+Dès que Franz eut mis pied à l'intérieur de cette chapelle ouverte à
+tous les vents, il se sentit ranimé par l'air du dehors. A travers les
+déchirures de la nef et l'embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir
+de légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques
+étoiles que faisait pâlir l'éclat de la lune montant sur l'horizon.
+
+Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle,
+et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C'est
+pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s'avança-t-il vers le
+chevet.
+
+En cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires,
+son pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de
+la voûte.
+
+Enfin, à l'extrémité du chevet, derrière le retable de l'autel, près
+d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue céder sous sa
+poussée.
+
+Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte.
+
+C'était par là que le baron de Gortz et Orfanik étaient entrés dans la
+chapelle, et c'était par là qu'ils venaient d'en sortir.
+
+Dès que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu
+d'une complète obscurité. Après nombre de détours, sans avoir eu ni à
+monter ni à descendre, il était certain de s'être maintenu au niveau des
+cours intérieures.
+
+Une demi-heure plus tard, l'obscurité parut être moins profonde: une
+demi-clarté se glissait à travers quelques ouvertures latérales de la
+galerie.
+
+Franz put marcher plus rapidement, et il déboucha dans une large
+casemate, ménagée sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle
+gauche de la courtine.
+
+Cette casemate était percée d'étroites meurtrières, par lesquelles
+pénétraient les rayons de la lune.
+
+A l'opposé il y avait une porte ouverte.
+
+Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrières,
+afin de respirer cette fraîche brise de la nuit durant quelques
+secondes.
+
+Mais, au moment où il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou
+trois ombres, qui se mouvaient à l'extrémité inférieure du plateau
+d'Orgall, éclairé jusqu'au sombre massif de la sapinière.
+
+Franz regarda.
+
+Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des
+arbres--sans doute les agents de Karlsburg, ramenés par Rotzko.
+S'étaient-ils donc décidés à opérer de nuit, dans l'espoir de surprendre
+les hôtes du château, ou attendaient-ils en cet endroit les premières
+lueurs de l'aube?
+
+Quel effort Franz dut faire sur lui-même pour retenir le cri prêt à lui
+échapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et
+reconnaître sa voix! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et,
+avant que les agents eussent escaladé l'enceinte, Rodolphe de Gortz
+aurait le temps de mettre son appareil en activité et de s'enfuir par le
+tunnel.
+
+Franz parvint à se maîtriser et s'éloigna de la meurtrière. Puis, la
+casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la
+galerie.
+
+Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se
+déroulait dans l'épaisseur du mur.
+
+Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes?
+Il avait lieu de le croire.
+
+Cependant, cet escalier ne devait pas être l'escalier principal qui
+accédait aux divers étages. Il ne se composait que d'une suite
+d'échelons circulaires, disposés comme les filets d'une vis à
+l'intérieur d'une cage étroite et obscure.
+
+Franz monta sans bruit, écoutant, mais n'entendant rien, et, au bout
+d'une vingtaine de marches, il s'arrêta sur un palier.
+
+Là, une porte s'ouvrait attenant à la terrasse, dont le donjon était
+entouré à son premier étage.
+
+Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de
+s'abriter derrière le parapet, il regarda dans la direction du plateau
+d'Orgall.
+
+Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapinière, et rien
+n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg.
+
+Décidé à rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se fût enfui par le
+tunnel du col, Franz contourna l'étage et arriva devant une autre porte,
+où la vis de l'escalier reprenait sa révolution ascendante.
+
+Il mit le pied sur la première marche, appuya ses deux mains aux parois,
+et commença à monter.
+
+Toujours même silence.
+
+L'appartement du premier étage n'était point habité.
+
+Franz se hâta d'atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages
+supérieurs.
+
+Lorsqu'il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de
+marche. Là se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus
+élevé du donjon, celui que couronnait la plate-forme crénelée, où
+flottait autrefois l'étendard des barons de Gortz.
+
+La paroi, à gauche du palier, était percée d'une porte, fermée en ce
+moment.
+
+A travers le trou de la serrure, dont la clef était en dehors, filtrait
+un vif rayon de lumière.
+
+Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l'intérieur de l'appartement.
+
+En appliquant son œil à la serrure, il ne distingua que la partie
+gauche d'une chambre, qui était très éclairée, la partie droite étant
+plongée dans l'ombre.
+
+Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui
+s'ouvrit.
+
+Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses
+murs circulaires s'appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en
+se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des
+tentures épaisses, d'anciennes tapisseries à personnages, recouvraient
+ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils,
+escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenêtres pendaient
+d'épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarté
+intérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur
+lequel s'amortissaient les pas.
+
+L'arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant,
+Franz fut surtout frappé du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle
+était baignée d'ombre ou de lumière.
+
+A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde
+obscurité.
+
+A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée
+d'étoffes noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil
+de concentration, placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être
+aperçu.
+
+A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un
+écran à hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier,
+que l'écran entourait d'une sorte de pénombre.
+
+Près du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait
+une boîte rectangulaire.
+
+Cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont
+le couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un
+cylindre métallique.
+
+Dès son entrée dans la salle, Franz s'aperçut que le fauteuil était
+occupé.
+
+Là, en effet, il y avait une personne qui gardait une complète
+immobilité, la tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières
+closes, le bras droit étendu sur la table, la main appuyée sur la partie
+antérieure de la boîte.
+
+C'était Rodolphe de Gortz.
+
+Était-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu
+passer cette dernière nuit à l'extrême étage du vieux donjon?
+
+Non!... Cela ne pouvait être, d'après ce que Franz lui avait entendu
+dire à Orfanik.
+
+Le baron de Gortz était seul dans cette chambre, d'ailleurs, et,
+conformément aux ordres qu'il avait reçus, il n'était pas douteux que
+son compagnon ne se fût déjà enfui par le tunnel.
+
+Et la Stilla?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il
+voulait l'entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes,
+avant qu'il n'eût été détruit par l'explosion?... Et pour quelle autre
+raison aurait-il regagné cette salle, où elle devait venir, chaque soir,
+l'enivrer de son chant?...
+
+Où était donc la Stilla?...
+
+Franz ne la voyait ni ne l'entendait...
+
+Après tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la
+merci du jeune comte!... Franz saurait bien le contraindre à parler.
+Mais, étant donné l'état de surexcitation où il se trouvait, n'allait-il
+pas se jeter sur cet homme qu'il haïssait comme il en était haï, qui lui
+avait enlevé la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par
+lui... et le frapper?...
+
+Franz vint se poster derrière le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas à
+faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête
+perdue, il levait la main...
+
+Soudain la Stilla apparut.
+
+Franz laissa tomber son couteau sur le tapis.
+
+La Stilla était debout sur l'estrade, en pleine lumière, sa chevelure
+dénouée, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de
+l'Angélica d'Orlando, telle qu'elle s'était montrée sur le bastion du
+burg. Ses yeux, fixés sur le jeune comte, le pénétraient jusqu'au fond
+de l'âme...
+
+Il était impossible que Franz ne fût pas vu d'elle, et, pourtant, la
+Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas
+les lèvres pour lui parler... Hélas! elle était folle!
+
+Franz allait s'élancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour
+l'entraîner au-dehors...
+
+La Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le
+baron de Gortz s'était penché vers elle. Au paroxysme de l'extase, le
+dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une
+liqueur divine. Tel il était autrefois aux représentations des théâtres
+d'Italie, tel il était alors au milieu de cette salle, dans une solitude
+infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine!
+
+Oui! la Stilla chantait!... Elle chantait pour lui... rien que pour
+lui!... C'était comme un souffle s'exhalant de ses lèvres, qui
+semblaient être immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonnée, du
+moins son âme d'artiste lui était-elle restée toute entière!
+
+Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas
+entendue depuis cinq longues années... Il s'absorbait dans l'ardente
+contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui
+était là, vivante, comme si quelque miracle l'eût ressuscitée à ses
+yeux!
+
+Et ce chant de la Stilla, n'était-ce pas entre tous celui qui devait
+faire vibrer plus vivement au cœur de Franz les cordes du souvenir?
+Oui! il avait reconnu le finale de la tragique scène d'_Orlando_, ce
+finale où l'âme de la cantatrice s'était brisée sur cette dernière
+phrase:
+
+ Innamorata, mio cuore tremante,
+ Voglio morire...
+
+Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se
+disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait été sur le
+théâtre de San-Carlo!... Non!... Elle ne mourrait pas entre les lèvres
+de la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d'adieu...
+
+Franz ne respirait plus... Toute sa vie était attachée à ce chant...
+Encore quelques mesures, et ce chant s'achèverait dans toute son
+incomparable pureté...
+
+Mais voici que la voix commence à faiblir... On dirait que la Stilla
+hésite en répétant ces mots d'une douleur poignante:
+
+ Voglio morire...
+
+La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois
+tombée sur la scène?...
+
+Elle ne tombe pas, mais le chant s'arrête à la même mesure, à la même
+note qu'au théâtre de San-Carlo...
+
+Elle pousse un cri... et c'est le même cri que Franz avait entendu ce
+soir-là...
+
+Et pourtant, la Stilla est toujours là, debout, immobile, avec son
+regard adoré,--ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses
+de son âme...
+
+Franz s'élance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors
+de ce château...
+
+A ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se
+relever.
+
+«Franz de Télek!... s'écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu
+s'échapper...»
+
+Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l'estrade:
+
+«Stilla... ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici...
+vivante...
+
+--Vivante... la Stilla... vivante!...» s'écrie le baron de Gortz.
+
+Et cette phrase ironique s'achève dans un éclat de rire, où l'on sent
+tout l'emportement de la rage.
+
+«Vivante!... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien! que Franz de Télek
+essaie donc de me l'enlever!»
+
+Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment
+fixés sur lui...
+
+A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est
+échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile...
+
+Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la
+malheureuse folle...
+
+Il est trop tard... le couteau la frappe au cœur...
+
+Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec
+les mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la
+Stilla...
+
+Franz est demeuré inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est
+devenu fou, lui aussi?...
+
+Et alors Rodolphe de Gortz de s'écrier:
+
+«La Stilla échappe encore à Franz de Télek!... Mais sa voix... sa voix
+me reste... Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à
+personne!»
+
+Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces
+l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade.
+
+Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il saisit la
+boîte déposée sur la table, il se précipite hors de la salle, il descend
+au premier étage du donjon; puis, arrivé sur la terrasse, il la
+contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une détonation
+retentit.
+
+Rotzko, posté au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron
+de Gortz.
+
+Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boîte
+qu'il serrait entre ses bras.
+
+Il poussa un cri terrible.
+
+«Sa voix... sa voix!... répétait-il. Son âme... l'âme de la Stilla...
+Elle est brisée... brisée... brisée!...»
+
+Et alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le
+long de la terrasse, criant toujours: «Sa voix... sa voix!... Ils m'ont
+brisé sa voix!... Qu'ils soient maudits!»
+
+Puis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck
+cherchaient à escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des
+agents de police.
+
+Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif
+du Plesa. Des gerbes de flammes s'élevèrent jusqu'aux nuages, et une
+avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan.
+
+Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des
+Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes à la
+surface du plateau d'Orgall.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+On ne l'a point oublié, en se reportant à la conversation du baron et de
+Orfanik, l'explosion ne devait détruire le château qu'après le départ de
+Rodolphe de Gortz. Or, au moment où cette explosion s'était produite, il
+était impossible que le baron eût eu le temps de s'enfuir par le tunnel
+sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du
+désespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de
+Gortz avait-il provoqué une catastrophe immédiate dont il devait avoir
+été la première victime? Après les incompréhensibles paroles qui lui
+étaient échappées, au moment où la balle de Rotzko venait de briser la
+boîte qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du
+burg?
+
+En tout cas, il fut très heureux que les agents, surpris par le coup de
+fusil de Rotzko, se trouvassent encore à une certaine distance, lorsque
+l'explosion ébranla le massif. C'est à peine si quelques-uns furent
+atteints par les débris qui tombèrent au pied du plateau d'Orgall.
+Seuls, Rotzko et le forestier étaient alors au bas de la courtine, et,
+en vérité, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas été écrasés sous cette
+pluie de pierres.
+
+L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et
+les agents parvinrent, sans trop de peine, à franchir l'enceinte, en
+remontant le fossé, qui avait été à demi comblé par le renversement des
+murailles.
+
+Cinquante pas au-delà de la courtine, un corps fut relevé au milieu des
+décombres, à la base du donjon.
+
+C'était celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays--entre
+autres maître Koltz--le reconnurent sans hésitation.
+
+Quant à Rotzko et à Nic Deck, ils ne songeaient qu'à retrouver le jeune
+comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les délais convenus entre
+son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'échapper du château.
+
+Mais Rotzko n'osait espérer qu'il eût survécu, qu'il ne fût pas une
+victime de la catastrophe; aussi pleurait-il à grosses larmes, et Nic
+Deck ne savait comment le calmer.
+
+Cependant, après une demi-heure de recherches, le jeune comte fut
+retrouvé au premier étage du donjon, sous un arc-boutement de la
+muraille, qui l'avait empêché d'être écrasé.
+
+«Mon maître... mon pauvre maître...
+
+--Monsieur le comte...»
+
+Ce furent les premières paroles que prononcèrent Rotzko et Nic Deck,
+lorsqu'ils se penchèrent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il
+n'était qu'évanoui.
+
+Franz rouvrit les veux; mais son regard sans fixité ne semblait ni
+reconnaître Rotzko ni l'entendre.
+
+Nic Deck, qui avait soulevé le jeune comte dans ses bras, lui parla
+encore; il ne fit aucune réponse.
+
+Ces derniers mots du chant de la Stilla s'échappaient seuls de sa
+bouche:
+
+ Innamorata... Voglio morire...
+
+Franz de Télek était fou.
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison,
+n'aurait jamais eu l'explication des derniers phénomènes dont le château
+des Carpathes avait été le théâtre, sans les révélations qui furent
+faites dans les circonstances que voici:
+
+Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'était convenu, que
+le baron de Gortz vînt le rejoindre à la bourgade de Bistritz. En ne le
+voyant pas reparaître, il s'était demandé s'il n'avait pas été victime
+de l'explosion. Poussé alors par la curiosité autant que par
+l'inquiétude, il avait quitté la bourgade, il avait repris la route de
+Werst, et il était revenu rôder aux environs du burg.
+
+Mal lui en prit, car les agents de la police ne tardèrent pas à
+s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le
+connaissait et de longue date.
+
+Une fois dans la capitale du comitat, en présence des magistrats devant
+lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulté de répondre
+aux questions qui lui furent posées au cours de l'enquête ordonnée sur
+cette catastrophe.
+
+Nous avouerons même que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne
+parut pas émouvoir autrement ce savant égoïste et maniaque, qui n'avait
+à cœur que ses inventions.
+
+En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma
+que la Stilla était morte, et--ce sont les expressions mêmes dont il se
+servit--, qu'elle était enterrée et bien enterrée depuis cinq ans dans
+le cimetière du Campo Santo Nuovo, à Naples.
+
+Cette affirmation ne fut pas le moindre des étonnements que devait
+provoquer cette étrange aventure.
+
+En effet, si la Stilla était morte, comment se faisait-il que Franz eût
+pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir
+apparaître sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant,
+lorsqu'il était enfermé dans la crypte?... Enfin comment l'avait-il
+retrouvée vivante dans la chambre du donjon?
+
+Voici l'explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être
+inexplicables.
+
+On se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz,
+lorsque le bruit s'était répandu que la Stilla avait pris la résolution
+de quitter le théâtre pour devenir comtesse de Télek. L'admirable talent
+de l'artiste, c'est-à-dire toutes ses satisfactions de dilettante,
+allaient lui manquer.
+
+Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils
+phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la
+cantatrice se proposait de chanter à ses représentations d'adieu. Ces
+appareils étaient merveilleusement perfectionnés à cette époque, et
+Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait
+aucune altération, ni dans son charme, ni dans sa pureté.
+
+Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent
+installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée
+pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se gravèrent sur
+leurs plaques, cavatines, romances d'opéras ou de concerts, entre
+autres, la mélodie de Stéfano et cet air final d'Orlando qui fut
+interrompu par la mort de la Stilla.
+
+Voici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s'enfermer au
+château des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les
+chants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non
+seulement il entendait la Stilla, comme s'il eût été dans sa loge, mais
+--ce qui peut paraître absolument incompréhensible--, il la voyait comme
+si elle eût été vivante, devant ses yeux.
+
+C'était un simple artifice d'optique.
+
+On n'a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique
+portrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son
+costume blanc de l'Angélica d'Orlando et sa magnifique chevelure
+dénouée. Or, au moyen de glaces inclinées suivant un certain angle
+calculé par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant éclairait ce portrait
+placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi
+«réelle» que lorsqu'elle était pleine de vie et dans toute la splendeur
+de sa beauté. C'est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur
+le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait
+apparaître, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Télek; c'est grâce à
+ce même appareil que le jeune comte avait revu la Stilla dans la salle du
+donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de
+ses chants.
+
+Tels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une
+manière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le
+dire, c'est avec une fierté sans égale qu'il se déclara l'auteur de ces
+inventions géniales, qu'il avait portées au plus haut degré de
+perfection.
+
+Cependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers
+phénomènes, ou plutôt ces «trucs», pour employer le mot consacré, ce
+qu'il ne s'expliquait pas, c'était pourquoi le baron de Gortz, avant
+l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du
+Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brisé
+l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet
+objet, c'était l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant
+de la Stilla, c'était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre
+une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet
+appareil détruit, c'était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et,
+fou de désespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg.
+
+Le baron Rodolphe de Gortz a été inhumé dans le cimetière de Werst avec
+les honneurs dus à l'ancienne famille qui finissait en sa personne.
+Quant au jeune comte de Télek, Rotzko l'a fait transporter au château de
+Krajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui
+a volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants
+de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il
+y prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d'autrefois, il
+semble que son âme s'essaie à revivre dans les souvenirs de cet
+inoubliable passé.
+
+De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la
+raison, et c'est par lui qu'on a connu les détails de cette dernière
+nuit au château des Carpathes.
+
+Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck
+fut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les
+fiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils
+revinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle
+chambre de sa maison.
+
+Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d'une façon
+naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit
+plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner
+--Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au _Roi Mathias_--,
+elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maître
+Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de
+Werst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces
+braves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances.
+
+Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles,
+ne cesse de répéter à qui veut l'entendre:
+
+«Eh bien! ne l'avais-je pas dit?... Des génies dans le burg!... Est-ce
+qu'il existe des génies!»
+
+Mais personne ne l'écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses
+railleries dépassent la mesure.
+
+Du reste, le magister Hermod n'a pas cessé de baser ses leçons sur
+l'étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune
+génération du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde
+hantent les ruines du château des Carpathes.
+
+Fin
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES ***
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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@@ -0,0 +1,7203 @@
+The Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le château des Carpathes
+
+Author: Jules Verne
+
+Posting Date: January 12, 2012 [EBook #5082]
+Release Date: February, 2004
+[This file was first posted on April 18, 2002]
+[Last updated: July 4, 2012]
+
+Language: English
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES ***
+
+
+
+
+Produced by Norm Wolcott.
+
+
+
+
+
+Le château des Carpathes
+
+ par
+
+ Jules Verne
+
+
+
+
+I
+
+
+Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il
+en conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance?
+Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout arrive,--on a
+presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n'est point
+vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources
+scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de
+le mettre au rang des légendes. D'ailleurs, il ne se crée plus de
+légendes au déclin de ce pratique et positif XIXe siècle, ni en
+Bretagne, la contrée des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des
+brownies et des gnomes, ni en Norvège, la patrie des ases, des elfes,
+des sylphes et des valkyries, ni même en Transylvanie, où le cadre des
+Carpathes se prête si naturellement à toutes les évocations
+psychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain
+est encore très attaché aux superstitions des premiers âges.
+
+Ces provinces de l'extrême Europe, M. de Gérando les a décrites, Élisée
+Reclus les a visitées. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire
+sur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance? peut-être,
+mais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils
+l'eussent racontée, l'un avec la précision d'un annaliste, l'autre avec
+cette poésie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage.
+
+Puisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire
+pour eux.
+
+Le 29 mai de cette année-là, un berger surveillait son troupeau à la
+lisière d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une
+vallée fertile, boisée d'arbres à tiges droites, enrichie de belles
+cultures. Ce plateau élevé, découvert, sans abri, les galernes, qui sont
+les vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un rasoir
+de barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe--et
+parfois de très près.
+
+Ce berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de bucolique
+dans son attitude. Ce n'était pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou
+Mélibée. Le Lignon ne murmurait point à ses pieds ensabotés de gros
+socques de bois: c'était la Silvalaque, dont les eaux fraîches et
+pastorales eussent été dignes de couler à travers les méandres du roman
+de l'Astrée.
+
+Frik, Frik du village de Werst--ainsi se nommait ce rustique pâtour--,
+aussi mal tenu de sa personne que ses bêtes, bon à loger dans cette
+sordide crapaudière, bâtie à l'entrée du village, où ses moutons et ses
+porcs vivaient dans une révoltante prouacrerie--, seul mot, emprunté de
+la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat.
+
+_L'immanum pecus_ paissait donc sous la conduite dudit Frik,--_immanior
+ipse_. Couché sur un tertre matelassé d'herbe, il dormait d'un oeil,
+veillant de l'autre, sa grosse pipe à la bouche, parfois sifflant ses
+chiens, lorsque quelque brebis s'éloignait du pâturage, ou donnant un
+coup de bouquin que répercutaient les échos multiples de la montagne.
+
+Il était quatre heures après midi. Le soleil commençait à décliner.
+Quelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante,
+s'éclairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la chaîne
+laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux
+qui filtre par une porte entrouverte.
+
+Ce système orographique appartenait à la portion la plus sauvage de la
+Transylvanie, comprise sous la dénomination de comitat de Klausenburg ou
+Kolosvar.
+
+Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, «l'Erdely»
+en magyar, c'est-à-dire «le pays des forêts». Elle est limitée par la
+Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie à l'ouest. Étendue sur
+soixante mille kilomètres carrés, soit six millions d'hectares--à peu
+près le neuvième de la France--, c'est une sorte de Suisse, mais de
+moitié plus vaste que le domaine helvétique, sans être plus peuplée.
+Avec ses plateaux livrés à la culture, ses luxuriants pâturages, ses
+vallées capricieusement dessinées, ses cimes sourcilleuses, la
+Transylvanie, zébrée par les ramifications d'origine plutonique des
+Carpathes, est sillonnée de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la
+Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, à quelques milles
+au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 mètres.], ferment le défilé
+de la chaîne des Balkans sur la frontière de la Hongrie et de l'empire
+ottoman.
+
+Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siècle
+de l'ère chrétienne. L'indépendance dont il jouissait sous jean Zapoly
+et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Léopold Ier, qui
+l'annexa à l'Autriche. Mais, quelle qu'ait été sa constitution
+politique, il est resté le commun habitat de diverses races qui s'y
+coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les
+Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le
+temps et les circonstances finiront par «magyariser» au profit de
+l'unité transylvaine.
+
+A quel type se raccordait le berger Frik? Était-ce un descendant
+dégénéré des anciens Daces? Il eût été malaisé de se prononcer, à voir
+sa chevelure en désordre, sa face machurée, sa barbe en broussailles,
+ses sourcils épais comme deux brosses à crins rougeâtres, ses yeux pers,
+entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide était circonscrit du
+cercle sénile. C'est qu'il est âgé de soixante-cinq ans,--il y a lieu
+de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon
+jaunâtre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dédaignerait pas
+d'en saisir la silhouette, lorsque, coiffé d'un chapeau de sparterie,
+vrai bouchon de paille, il s'accote sur son bâton à bec de corbin,
+aussi immobile qu'un roc.
+
+Au moment où les rayons pénétraient à travers la brisure de l'ouest,
+Frik se retourna; puis, de sa main à demi fermée, il se fit un
+porte-vue--comme il en eût fait un porte-voix pour être entendu au loin
+et il regarda très attentivement.
+
+Dans l'éclaircie de l'horizon, à un bon mille, mais très amoindri par
+l'éloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique château
+occupait, sur une croupe isolée du col de Vulkan, la partie supérieure
+d'un plateau appelé le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une éclatante
+lumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que
+présentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l'oeil du
+pâtour fût doué d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque
+détail de cette masse lointaine.
+
+Soudain le voilà qui s'écrie en hochant la tête:
+
+«Vieux burg!... Vieux burg!... Tu as beau te carrer sur ta base!...
+Encore trois ans, et tu auras cessé d'exister, puisque ton hêtre n'a
+plus que trois branches!» Ce hêtre, planté à l'extrémité de l'un des
+bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une
+fine découpure de papier, et c'est à peine s'il eût été visible pour
+tout autre que Frik à cette distance. Quant à l'explication de ces
+paroles du berger, qui étaient provoquées par une légende relative au
+château, elle sera donnée en son temps.
+
+«Oui! répéta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la
+quatrième est tombée cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je
+n'en compte plus que trois à l'enfourchure... Plus que trois, vieux
+burg... plus que trois!»
+
+Lorsqu'on prend un berger par son côté idéal, l'imagination en fait
+volontiers un être rêveur et contemplatif; il s'entretient avec les
+planètes; il confère avec les étoiles; il lit dans le ciel. Au vrai,
+c'est généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité
+publique lui attribue aisément le don du surnaturel; il possède des
+maléfices; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux
+gens et aux bêtes--ce qui est tout un dans ce cas; il vend des poudres
+sympathiques; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas
+jusqu'à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres
+enchantées, et les brebis infécondes rien qu'en les regardant de l'oeil
+gauche? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays.
+Même au milieu des campagnes plus civilisées, on ne passe pas devant un
+berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour
+significatif, en le saluant du nom de «pasteur» auquel il tient. Un coup
+de chapeau, cela permet d'échapper aux malignes influences, et sur les
+chemins de la Transylvanie, ou ne s'y épargne pas plus qu'ailleurs.
+
+Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d'apparitions
+fantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui
+obéissaient; à en croire celui-là, on le rencontrait, au déclin de la
+lune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contrées le grand
+bissexte, achevalé sur la vanne des moulins, causant avec les loups ou
+rêvant aux étoiles.
+
+Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des
+contre-charmes. Mais, observation à noter, il était lui-même aussi
+crédule que sa clientèle, et s'il ne croyait pas à ses propres
+sortilèges, du moins ajoutait-il foi aux légendes qui couraient le pays.
+
+On ne s'étonnera donc pas qu'il eût tiré ce pronostic relatif à la
+disparition prochaine du vieux burg, puisque le hêtre était réduit à
+trois branches, ni qu'il eût hâte d'en porter la nouvelle à Werst.
+
+Après avoir rassemblé son troupeau en beuglant à pleins poumons à
+travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village.
+Ses chiens le suivaient harcelant les bêtes--deux demi-griffons bâtards,
+hargneux et féroces, qui semblaient plutôt propres à dévorer des moutons
+qu'à les garder. Il y avait là une centaine de béliers et de brebis,
+dont une douzaine d'antenais de première année, le reste en animaux de
+troisième et de quatrième année, soit de quatre et de six dents.
+
+Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le biró Koltz, lequel payait à
+la commune un gros droit de brébiage, et qui appréciait fort son pâtour
+Frik, le sachant très habile à la tonte, et très entendu au traitement
+des maladies, muguet, affilée, avertin, douve, encaussement, falère,
+clavelée, piétin, rabuze et autres affections d'origine pécuaire.
+
+Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, près
+de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des
+bêlements.
+
+Au sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes
+champs. Là ondulaient les magnifiques épis d'un blé très haut sur tige,
+très long de chaume; là s'étendaient quelques plantations de ce
+«koukouroutz», qui est le maïs du pays. Le chemin conduisait à la
+lisière d'une forêt de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres.
+Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtré par le cailloutis
+du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois débitées par les
+scieries de l'amont.
+
+Chiens et moutons s'arrêtèrent sur la rive droite de la rivière et se
+mirent à boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des
+roseaux.
+
+Werst n'était plus qu'à trois portées de fusil, au-delà d'une épaisse
+saulaie, formée de francs arbres et non de ces têtards rabougris, qui
+touffent à quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se
+développait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui
+porte ce nom, occupe une saillie sur le versant méridional des massifs
+du Plesa.
+
+La campagne était déserte à cette heure. C'est seulement à la nuit
+tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait
+pu, chemin faisant, échanger le bonjour traditionnel. Son troupeau
+désaltéré, il allait s'engager entre les plis de la vallée, lorsqu'un
+homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval.
+
+--Eh! l'ami!» cria-t-il au pâtour.
+
+C'était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. On les
+rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus
+modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser:
+ils parlent toutes les langues. Celui-ci était-il italien, saxon ou
+valaque? Personne n'eût pu le dire; mais il était juif, juif polonais,
+grand, maigre, nez busqué, barbe en pointe, front bombé, yeux très vifs.
+
+Ce colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et
+de petites horloges. Ce qui n'était pas renfermé dans la balle
+assujettie par de fortes bretelles sur ses épaules, lui pendait au cou
+et à la ceinture: un véritable brelandinier, quelque chose comme un
+étalagiste ambulant.
+
+Probablement ce juif avait le respect et peut-être la crainte salutaire
+qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans
+cette langue roumaine, qui est formée du latin et du slave, il dit avec
+un accent étranger:
+
+«Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami?
+
+--Oui... suivant le temps, répondit Frik.
+
+--Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau.
+
+--Et j'irai mal demain, car il pleuvra.
+
+--Il pleuvra?... s'écria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans
+votre pays?
+
+--Les nuages viendront cette nuit... et de là-bas... du mauvais côté de
+la montagne.
+
+--A quoi voyez-vous cela?
+
+--A la laine de mes moutons, qui est rèche et sèche comme un cuir tanné.
+
+--Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes...
+
+--Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison.
+
+--Encore faut-il posséder une maison, pasteur.
+
+--Avez-vous des enfants? dit Frik.
+
+--Non.
+
+--Etes-vous marié?
+
+--Non.»
+
+Et Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le
+demander à ceux que l'on rencontre.
+
+Puis, il reprit:
+
+«D'où venez-vous, colporteur?...
+
+--D'Hermanstadt.»
+
+Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la
+quittant, on trouve la vallée de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au
+bourg de Petroseny.
+
+«Et vous allez?...
+
+--A Kolosvar.»
+
+Pour arriver à Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la
+vallée du Maros; puis, par Karlsburg, en suivant les premières assises
+des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une
+vingtaine de milles [Environ 150 kilomètres.] au plus.
+
+En vérité, ces marchands de thermomètres, baromètres et patraques,
+évoquent toujours l'idée d'êtres à part, d'une allure quelque peu
+hoffmanesque. Cela tient à leur métier. Ils vendent le temps sous toutes
+ses formes, celui qui s'écoule, celui qu'il fait, celui qu'il fera,
+comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des
+cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison
+Saturne et Cie à l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut
+l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans
+étonnement, cet étalage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne
+connaissait pas la destination.
+
+«Eh! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, à quoi sert ce
+bric-à-brac, qui cliquète à votre ceinture comme les os d'un vieux
+pendu?
+
+--Ça, c'est des choses de valeur, répondit le forain, des choses utiles
+à tout le monde.
+
+--A tout le monde, s'écria Frik, en clignant de l'oeil,--même à des
+bergers?...
+
+--Même à des bergers.
+
+--Et cette mécanique?...
+
+--Cette mécanique, répondit le juif en faisant sautiller un thermomètre
+entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid.
+
+--Eh! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand
+je grelotte sous ma houppelande.»
+
+Évidemment, cela devait suffire à un pâtour, qui ne s'inquiétait guère
+des pourquoi de la science.
+
+«Et cette grosse patraque avec son aiguille? reprit-il en désignant un
+baromètre anéroïde.
+
+--Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il
+fera beau demain ou s'il pleuvra...--Vrai?...
+
+--Vrai.
+
+--Bon! répliqua Frik, je n'en voudrais point, quand ça ne coûterait
+qu'un kreutzer. Rien qu'à voir les nuages traîner dans la montagne ou
+courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps
+vingt-quatre heures à l'avance? Tenez, vous voyez cette brumaille qui
+semble sourdre du sol?... Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour
+demain.»
+
+En réalité, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se
+passer d'un baromètre.
+
+«Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge? reprit le
+colporteur.
+
+--Une horloge?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance
+sur ma tête. C'est le soleil de là-haut. Voyez-vous, l'ami, lorsqu'il
+s'arrête sur la pointe du Rodük, c'est qu'il est midi, et lorsqu'il
+regarde à travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six heures. Mes
+moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme mes moutons.
+Gardez donc vos patraques.
+
+--Allons, répondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients que
+les pâtours, j'aurais de la peine à faire fortune! Ainsi, vous n'avez
+besoin de rien?...
+
+--Pas même de rien.»
+
+Du reste, toute cette marchandise à bas prix était de fabrication très
+médiocre, les baromètres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau
+fixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou des
+minutes trop courtes--enfin de la pure camelote. Le berger s'en doutait
+peut-être et n'inclinait guère à se poser en acheteur. Toutefois, au
+moment où il allait reprendre son bâton, le voilà qui secoue une sorte
+de tube, suspendu à la bretelle du colporteur, en disant:
+
+«A quoi sert ce tuyau que vous avez là?...
+
+--Ce tuyau n'est pas un tuyau.
+
+--Est-ce donc un gueulard?»
+
+Et le berger entendait par là une sorte de vieux pistolet à canon évasé.
+
+«Non, dit le juif, c'est une lunette.»
+
+C'était une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq à six fois
+les objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le même
+résultat.
+
+Frik avait détaché l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le
+retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les
+cylindres.
+
+Puis, hochant la tête «Une lunette? dit-il.
+
+--Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue.
+
+--Oh! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aperçois les
+dernières roches jusqu'à la tête du Retyezat, et les derniers arbres au
+fond des défilés du Vulkan.
+
+--Sans cligner?...
+
+--Sans cligner. C'est la rosée qui me vaut ça, lorsque je dors du soir
+au matin à la belle étoile. Voilà qui vous nettoie proprement la
+prunelle.
+
+--Quoi... la rosée? répondit le colporteur. Elle rendrait plutôt
+aveugle...
+
+--Pas les bergers.
+
+--Soit! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore meilleurs,
+lorsque je les mets au bout de ma lunette.
+
+--Ce serait à voir.
+
+--Voyez en y mettant les vôtres...
+
+--Moi?...
+
+--Essayez.
+
+--Ça ne me coûtera rien? demanda Frik, très méfiant de sa nature.
+
+--Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m'acheter la mécanique.»
+
+Bien rassuré à cet égard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent
+ajustés par le colporteur. Puis, ayant fermé l'oeil gauche, il appliqua
+l'oculaire à son oeil droit.
+
+Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en
+remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le
+braqua vers le village de Werst.
+
+«Eh! eh! dit-il, c'est pourtant vrai... Ça porte plus loin que mes
+yeux... Voilà la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck,
+le forestier, qui revient de sa tournée, le havresac au dos, le fusil
+sur l'épaule...
+
+--Quand je vous le disais! fit observer le colporteur.--Oui... oui...
+c'est bien Nic! reprit le berger. Et quelle est la fille qui sort de
+la maison de maître Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour
+aller au-devant de lui?...
+
+--Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le
+garçon...
+
+--Eh! oui!... c'est Miriota... la belle Miriota!... Ah! les amoureux...
+les amoureux!... Cette fois, ils n'ont qu'à se tenir, car, moi, je les
+tiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs
+mignasses!--Que dites-vous de ma machine?
+
+--Eh! eh!... qu'elle fait voir au loin!»
+
+Pour que Frik en fût à n'avoir jamais auparavant regardé à travers une
+lunette, il fallait que le village de Werst méritât d'être rangé parmi
+les plus arriérés du comitat de Klausenburg. Et cela était, on le verra
+bientôt.
+
+«Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que
+Werst... Le village est trop près de nous Visez au-delà, bien au-delà,
+vous dis-je!...
+
+--Et ça ne me coûtera pas davantage?...
+
+--Pas davantage.
+
+--Bon!... je cherche du côté de la Sil hongroise! Oui... voilà le
+clocher de Livadzel... je le reconnais à sa croix qui est manchotte d'un
+bras... Et, au-delà, dans la vallée, entre les sapins, j'aperçois le
+clocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert,
+comme s'il allait appeler ses poulettes!... Et là-bas, cette tour qui
+pointe au milieu des arbres... Ce doit être la tour de Petrilla... Mais,
+j'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est toujours le même
+prix...
+
+--Toujours, pasteur.»
+
+Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall; puis, du bout de la
+lunette, il suivait le rideau des forêts assombries sur les pentes du
+Plesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du
+burg.
+
+«Oui! s'écria-t-il, la quatrième branche est à terre... J'avais bien
+vu!... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison
+de la Saint-Jean... Non, personne... pas même moi!... Ce serait risquer
+son corps et son âme... Mais ne vous mettez point en peine!... Il y a
+quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu
+d'enfer... C'est le Chort!»
+
+Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est évoqué dans les
+conversations du pays.
+
+Peut-être le juif allait-il demander l'explication de ces paroles
+incompréhensibles pour qui n'était pas du village de Werst ou des
+environs, lorsque Frik s'écria, d'une voix où l'effroi se mêlait à la
+surprise:
+
+«Qu'est-ce donc, cette brume qui s'échappe du donjon?... Est-ce une
+brume?... Non!... On dirait une fumée... Ce n'est pas possible!...
+Depuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus!
+--Si vous voyez de la fumée là-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la
+fumée.
+
+--Non... colporteur, non! C'est le verre de votre machine qui se
+brouille.
+
+--Essuyez-le.
+
+--Et quand je l'essuierais?»
+
+Frik retourna sa lunette, et, après en avoir frotté les verres avec sa
+manche, il la remit à son oeil.
+
+C'était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. Elle
+montait droit dans l'air calme, et son panache se confondait avec les
+hautes vapeurs.
+
+Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur
+le burg que l'ombre ascendante commençait à gagner au niveau du plateau
+d'Orgall.
+
+Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui
+pendait sous son sayon:
+
+«Combien votre tuyau? demanda-t-il.
+
+--Un florin et demi [Environ 3 francs 60.]», répondit le colporteur.
+
+Et il aurait cédé sa lunette même au prix d'un florin, pour peu que Frik
+eut manifesté l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha
+pas. Visiblement sous l'empire d'une stupéfaction aussi brusque
+qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira
+l'argent.
+
+«C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette? demanda le
+colporteur.
+
+--Non... pour mon maître, le juge Koltz.
+
+--Alors il vous remboursera...
+
+--Oui... les deux florins qu'elle me coûte...
+
+--Comment... les deux florins?...
+
+--Eh! sans doute!... Là-dessus, bonsoir, l'ami.
+
+--Bonsoir, pasteur.»
+
+Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement
+dans la direction de Werst.
+
+Le juif, le regardant s'en aller, hocha la tête, comme s'il avait eu à
+faire à quelque fou:
+
+Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma
+lunette!»
+
+Puis, quand il eut rajusté son étalage à sa ceinture et sur ses épaules,
+il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la
+Sil.
+
+Où allait-il? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le
+reverra plus.
+
+
+
+
+II
+
+
+Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques
+géologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions
+dues à la main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps,
+l'aspect est à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques
+milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre
+travaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes
+linéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même
+uniformité de teinte sous la patine grisâtre des siècles.
+
+Il en était ainsi du burg,--autrement dit du château des Carpathes. En
+reconnaître les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne
+à la gauche du col de Vulkan, n'eût pas été possible. Il ne se détache
+point en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté
+de prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le
+regarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a
+peut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant,
+incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes
+n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat.
+
+Évidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix
+avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir la
+croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide,
+c'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène au burg. En
+ce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire Lui voyageur,
+et pour n'importe quelle rémunération, au château des Carpathes.
+
+Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique
+demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée que
+l'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte de
+maître Koltz:
+
+A huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte,
+couleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui
+s'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant
+les dénivellations du plateau; à chaque extrémité, deux bastions
+d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est
+encore surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu; à
+gauche, quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant
+le campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par
+les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée; au
+milieu, enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à
+trois rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est
+entouré d'une terrasse circulaire; sur la plate-forme, une longue tige
+métallique, agrémentée du virolet féodal, sorte de girouette soudée par
+la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixée au sud-est.
+
+Quant à ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il
+existait quelque bâtiment habitable à l'intérieur, si un pont-levis et
+une poterne permettaient d'y pénétrer, on l'ignorait depuis nombre
+d'années. En réalité, bien que le château des Carpathes fût mieux
+conservé qu'il n'en avait l'air, une contagieuse épouvante, doublée de
+superstition, le protégeait non moins que l'avaient pu faire autrefois
+ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses
+tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siècles.
+
+Et pourtant, le château des Carpathes eût valu la peine d'être visité
+par les touristes et les antiquaires. Sa situation, à la crête du
+plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme
+supérieure du donjon, la vue s'étend jusqu'à l'extrême limite des
+montagnes. En arrière ondule la haute chaîne, si capricieusement
+ramifiée, qui marque la frontière de la Valachie. En avant se creuse le
+sinueux défilé de Vulkan, seule route praticable entre les provinces
+limitrophes. Au-delà de la vallée des deux Sils, surgissent les bourgs
+de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, groupés à l'orifice
+des puits qui servent à l'exploitation de ce riche bassin houiller.
+Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes,
+boisées à leur base, verdoyantes à leurs flancs, arides à leurs cimes,
+que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat
+s'élève à une hauteur de 2 496 mètres, et le Paring àune hauteur de 2
+414 mètres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la
+vallée du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains
+profils, noyés de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale.
+
+Au fond de cet entonnoir, la dépression du sol formait autrefois un lac,
+dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouvé passage à
+travers la chaîne. Maintenant, cette dépression n'est plus qu'un
+charbonnage avec ses inconvénients et ses avantages; les hautes
+cheminées de brique se mêlent aux ramures des peupliers, des sapins et
+des hêtres; les fumées noirâtres vicient l'air, saturé, jadis du parfum
+des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, à l'époque où se passe
+cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa
+main de fer, il n'a rien perdu du caractère sauvage qu'il doit à la
+nature.
+
+Le château des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siècle. En ce
+temps-là, sous la domination des chefs ou voïvodes, monastères, églises,
+palais, châteaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades
+ou les villages. Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des
+agressions de toutes sortes. Cet état de choses explique pourquoi
+l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent
+l'aspect d'une construction féodale, prête à la défensive. Quel
+architecte l'a édifié sur ce plateau, à cette hauteur? On l'ignore, et
+cet audacieux artiste est inconnu, à moins que ce soit le roumain
+Manoli, si glorieusement chanté dans les légendes valaques, et qui bâtit
+à Curté d'Argis le célèbre château de Rodolphe le Noir.
+
+Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la
+famille qui possédait ce burg. Les barons de Gortz étaient seigneurs du
+pays depuis un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres
+qui ensanglantèrent les provinces transylvaines; ils luttèrent contre
+les Hongrois, les Saxons, les Szeklers; leur nom figure dans les
+«cantices», les--«doïnes», où se perpétue le souvenir de ces
+désastreuses périodes; ils avaient pour devise le fameux proverbe
+valaque: Da pe maorte, «donne jusqu'à la mort!» et ils donnèrent, ils
+répandirent leur sang pour la cause de l'indépendance,--ce sang qui leur
+venait des Roumains, leurs ancêtres.
+
+On le sait, tant d'efforts, de dévouement, de sacrifices, n'ont abouti
+qu'à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette
+vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont
+écrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de
+la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance
+inébranlable qu'ils répètent ces mots, dans lequel se concentrent toutes
+leurs aspirations: Rôman on péré! «le Roumain ne saurait périr!» Vers le
+milieu du XIXe siècle, le dernier représentant des seigneurs de Gortz
+était le baron Rodolphe. Né au château des Carpathes, il avait vu sa
+famille s'éteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa
+jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens
+étaient tombés d'année en année, comme ces branches du hêtre séculaire,
+auquel la superstition populaire rattachait l'existence même du burg.
+Sans parents, on peut même dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe
+pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait
+faite autour de lui? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses
+aptitudes? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une
+irrésistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands
+artistes de cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort
+délabré, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut.
+Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui
+était assez considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de
+l'Europe, les théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il
+pouvait satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce
+un excentrique, pour ne pas dire un maniaque? La bizarrerie de son
+existence donnait lieu de le croire.
+
+Cependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le
+coeur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie
+transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il
+prendre part à l'une des sanglantes révoltes des paysans roumains contre
+l'oppression hongroise.
+
+Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire
+échut en partage aux vainqueurs.
+
+C'est à la suite de cette défaite que le baron Rodolphe quitta
+définitivement le château des Carpathes, dont certaines parties
+tombaient déjà en ruine. La mort ne tarda pas à priver le burg de ses
+derniers serviteurs, et il fut totalement délaissé. Quant au baron de
+Gortz, le bruit courut qu'il s'était patriotiquement joint au fameux
+Rosza Sandor, un ancien détrousseur de grande route, dont la guerre de
+l'indépendance avait fait un héros de drame. Par bonheur pour lui, après
+l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'était séparé de la bande du
+compromettant «betyar», et il fit sagement, car l'ancien brigand,
+redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police,
+qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar.
+
+Néanmoins, une version fut généralement admise chez les gens du comitat:
+à savoir que le baron Rodolphe avait été tué pendant une rencontre de
+Rosza Sandor avec les douaniers de la frontière. Il n'en était rien,
+bien que le baron de Gortz ne se fût jamais remontré au burg depuis
+cette époque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est
+prudent de n'accepter que sous réserve les on-dit de cette crédule
+population.
+
+Château abandonné, château hanté, château visionné. Les vives et
+ardentes imaginations l'ont bientôt peuplé de fantômes, les revenants y
+apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se
+passent encore les choses au milieu de certaines contrées
+superstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut prétendre au
+premier rang parmi elles.
+
+Du reste, comment ce village de Werst eût-il pu rompre avec les
+croyances au surnaturel? Le pope et le magister, celui-ci chargé de
+l'éducation des enfants, celui-là dirigeant la religion des fidèles,
+enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel
+et bien. Ils affirmaient, «avec preuves à l'appui», que les loups-garous
+courent la campagne, que les vampires, appelés stryges, parce qu'ils
+poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les
+«staffii» errent à travers les ruines et deviennent malfaisants, si on
+oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des
+fées, des «babes», qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le
+vendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc
+dans les profondeurs de ces forêts du comitat, forêts enchantées, où se
+cachent les «balauri», ces dragons gigantesques, dont les mâchoires se
+distendent jusqu'aux nuages, les «zmei» aux ailes démesurées, qui
+enlèvent les filles de sang royal et même celles de moindre lignée,
+lorsqu'elles sont jolies! Voilà nombre de monstres redoutables,
+semble-t-il, et quel est le bon génie que leur oppose l'imagination
+populaire? Nul autre que le «_serpi de casa_», le serpent du foyer
+domestique, qui vit familièrement au fond de l'âtre, et dont le paysan
+achète l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait.
+
+Or, si jamais burg fut aménagé pour servir de refuge aux hôtes de cette
+mythologie roumaine, n'est-ce pas le château des Carpathes? Sur ce
+plateau isolé, qui est inaccessible, excepté par la gauche du col de
+Vulkan, il n'était pas douteux qu'il abritât des dragons, des fées, des
+stryges, peut-être aussi quelques revenants de la famille des barons de
+Gortz. De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on.
+Quant à se hasarder à le visiter, personne n'y eût songé. Il répandait
+autour de lui une épouvante épidémique, comme un marais insalubre répand
+des miasmes pestilentiels. Rien qu'à s'en rapprocher d'un quart de
+mille, c'eût été risquer sa vie en ce monde et son salut dans l'autre.
+Cela s'apprenait couramment à l'école du magister Hermod.
+
+Toutefois, cet état de choses devait prendre fin, dès qu'il ne resterait
+plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est
+ici qu'intervenait la légende.
+
+D'après les plus autorisés notables de Werst, l'existence du burg était
+liée à celle du vieux hêtre, dont la ramure grimaçait sur le bastion
+d'angle, situé à droite de la courtine.
+
+Depuis le départ de Rodolphe de Gortz--les gens du village, et plus
+particulièrement le pâtour Frik, l'avaient observé--, ce hêtre perdait
+chaque année une de ses maîtresses branches. On en comptait dix-huit à
+son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aperçu pour la dernière
+fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois
+pour le présent. Or, chaque branche tombée, c'était une année de
+retranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son
+anéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on
+chercherait vainement les restes du château des Carpathes.
+
+En réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers
+naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre
+s'amputait-il chaque année d'une de ses branches? Cela n'était rien
+moins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne
+le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la
+Sil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier
+paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg
+n'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois
+branches au «hêtre tutélaire».
+
+Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village
+pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident
+de la lunette.
+
+Grosse nouvelle, très grosse en effet! Une fumée est apparue au faite du
+donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a
+distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une
+vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et
+pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a
+franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est
+certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des
+êtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du
+feu dans un des appartements du donjon?... Est-ce un feu de chambre,
+est-ce un feu de cuisine?... Voilà qui est véritablement inexplicable.
+
+Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens
+harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se
+rabattait avec l'humidité du soir.
+
+Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et
+c'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude,
+car, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le
+bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y
+paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière,
+ses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la
+moitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle
+mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur?
+
+Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut,
+Frik lui cria:
+
+«Le feu est au burg, notre maître!--Que dis-tu là, Frik?
+
+--je dis ce qui est.
+
+--Est-ce que tu es devenu fou?»
+
+En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil
+amoncellement de pierres? Autant admettre que le Negoï, la plus haute
+cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus
+absurde.
+
+«Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz.
+
+--S'il ne brûle pas, il fume.
+
+--C'est quelque vapeur...
+
+--Non, c'est une fumée... Venez voir.» Et tous deux se dirigèrent vers
+le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant
+les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château.
+
+Une fois là, Frik tendit la lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage
+de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger.
+
+«Qu'est-ce cela? dit-il.
+
+--Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en
+vaut bien quatre!
+
+--A qui?
+
+--A un colporteur.
+
+--Et pour quoi faire?
+
+--Ajustez cela à votre oeil, visez le burg en face, regardez, et vous
+verrez.»
+
+Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina
+longuement.
+
+Oui! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du
+donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de
+la montagne.
+
+«Une fumée!» répéta maître Koltz stupéfait.
+
+Cependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le
+forestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques
+instants.
+
+«A quoi cela sert-il? demanda le jeune homme en prenant la lunette.
+
+--A voir au loin, répondit le berger.
+
+--Plaisantez-vous, Frik?
+
+--je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure à peine, j'ai pu
+vous reconnaître, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et
+aussi...»
+
+Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis
+yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas défendu à une honnête fille
+d'aller au-devant de son fiancé.
+
+Elle et lui, l'un après l'autre, prirent la fameuse lunette et la
+dirigèrent vers le burg.
+
+Entre-temps, une demi-douzaine de voisins étaient arrivés sur la
+terrasse, et, s'étant enquis du fait, ils se servirent tour à tour de
+l'instrument.
+
+«Une fumée! une fumée au burg!... dit l'un.
+
+--Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon?... fit observer
+l'autre.
+
+--Est-ce qu'il a tonné?... demanda maître Koltz, en s'adressant à Frik.
+
+--Pas un coup depuis huit jours», répondit le berger.
+
+Et ces braves gens n'auraient pas été plus ahuris, si on leur eût dit
+qu'une bouche de cratère venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour
+livrer passage aux vapeurs souterraines.
+
+
+
+
+III
+
+
+Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en
+indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est même
+au-dessous de son voisin, appelé Vulkan, du nom de la portion de ce
+massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juchés tous les
+deux.
+
+A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donné un mouvement
+considérable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et
+autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli
+le moindre avantage de cette proximité d'un grand centre industriel; ce
+que ces villages étaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans
+doute dans un demi-siècle, ils le sont à présent; et, suivant Élisée
+Reclus, une bonne moitié de la population de Vulkan ne se compose «que
+d'employés chargés de surveiller la frontière, douaniers, gendarmes,
+commis du fisc et infirmiers de la quarantaine»--Supprimez les gendarmes
+et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de
+cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre à cinq
+centaines d'habitants.
+
+C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes
+brusques rendent la montée et la descente assez pénibles. Elle sert de
+chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine.
+Par là passent les troupeaux de boeufs, de moutons et de porcs, les
+marchands de viande fraîche, de fruits et de céréales, les rares
+voyageurs qui s'aventurent par le défilé, au lieu de prendre les
+railways de Kolosvar et de la vallée du Maros:
+
+Certes, la nature a généreusement doté le bassin qui se creuse entre les
+monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilité du sol,
+il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles: mines de
+sel gemme à Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille
+tonnes; mont Parajd, mesurant sept kilomètres de circonférence à son
+dôme, et qui est uniquement formé de chlorure de sodium; mines de
+Torotzko, qui produisent le plomb, la galène, le mercure, et surtout le
+fer, dont les gisements étaient exploités dès le Xe siècle; mines de
+Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualité
+supérieure; mines de houille, facilement exploitables sur les premières
+strates de ces vallées lacustres, dans le district de Hatszeg, à
+Livadzel, à Petroseny, vaste poche d'une contenance estimée à deux cent
+cinquante millions de tonnes; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya,
+à Topanfalva, la région des orpailleurs, où des myriades de moulins d'un
+outillage très simple travaillent les sables du Verès-Patak, «le Pactole
+transylvain», et exportent chaque année pour deux millions de francs du
+précieux métal.
+
+Voilà, semblera, un district très favorisé de la nature, et pourtant
+cette richesse ne profite guère au bien-être de sa population. Dans tous
+les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai,
+possèdent quelques installations en rapport avec le confort de
+l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions régulières,
+soumises à l'uniformité de l'équerre et du cordeau, des hangars, des
+magasins, de véritables cités ouvrières, si elles sont dotées d'un
+certain nombre d'habitations à balcons et à vérandas, voilà ce qu'il ne
+faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst.
+
+Bien comptées, une soixantaine de maisons, irrégulièrement accroupies
+sur l'unique rue, coiffées d'un capricieux toit dont le faîtage déborde
+les murs de pisé, la façade vers le jardin, un grenier à lucarne pour
+étage, une grange délabrée pour annexe, une étable toute de guingois,
+couverte en paillis, çà et là un puits surmonté d'une potence à laquelle
+pend une seille, deux ou trois mares qui «fuient» pendant les orages,
+des ruisselets dont les ornières tortillées indiquent le cours, tel est
+ce village de Werst, bâti sur les deux côtés de la rue, entre les
+obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant; il y a des
+fleurs aux portes et aux fenêtres, des rideaux de verdure qui tapissent
+les murailles, des herbes échevelées qui se mêlent au vieil or des
+chaumes, des peupliers, ormes, hêtres, sapins, érables, qui grimpent
+au-dessus des maisons «si haut qu'ils peuvent grimper». Par-delà,
+l'échelonnement des assises intermédiaires de la chaîne, et, au dernier
+plan, l'extrême cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent
+avec l'azur du ciel.
+
+Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle à Werst, non plus
+qu'en toute cette portion de la Transylvanie: c'est le roumain--même
+chez quelques familles tsiganes, établies plutôt que campées dans les
+divers villages du comitat. Ces étrangers prennent la langue du pays
+comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de
+petit clan, sous l'autorité d'un voïvode, avec leurs cabanes, leurs
+«barakas» à toit pointu, leurs légions d'enfants, bien différents par
+les moeurs et la régularité de leur existence de ceux de leurs
+congénères qui errent à travers l'Europe. Ils suivent même le rite grec,
+se conformant à la religion des chrétiens au milieu desquels ils se sont
+installés. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui réside à
+Vulkan, et qui dessert les deux villages séparés seulement d'un
+demi-mille.
+
+La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout où un passage--ne
+fût-ce qu'une fissure-lui est ouvert, elle pénètre et modifie les
+conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure
+ne s'était encore produite à travers cette portion méridionale des
+Carpathes. Puisque Élisée Reclus a pu dire de Vulkan «qu'il est le
+dernier poste de la civilisation dans la vallée de la Sil valaque», on
+ne s'étonnera pas que Werst fût l'un des plus arriérés villages du
+comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il être autrement dans ces
+endroits où chacun naît, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittés!
+
+Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un maître d'école et un juge à
+Werst? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable
+d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-à-dire un peu à lire, un peu à
+écrire, un peu à compter. Son instruction personnelle ne va pas au-delà.
+En fait de science, d'histoire, de géographie, de littérature, il ne
+connaît que les chants populaires et les légendes du pays environnant.
+Là-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. Il est très fort
+en matière de fantastique, et les quelques écoliers du village tirent
+grand profit de ses leçons.
+
+Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnée
+au premier magistrat de Werst.
+
+Le biró, maître Koltz, était un petit homme de cinquante-cinq à soixante
+ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache
+noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bâti comme un
+montagnard, il portait le vaste feutre sur la tête, la haute ceinture à
+boucle historiée sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la
+culotte courte et demi-bouffante, engagée dans les hautes bottes de
+cuir. Plutôt maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent à
+intervenir dans les multiples difficultés de voisin à voisin, il
+s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans
+quelque agrément pour sa bourse. En effet, toutes les transactions,
+achats ou ventes, étaient frappées d'un droit à son profit--sans parler
+de la taxe de péage que les étrangers, touristes ou trafiquants,
+s'empressaient de verser dans sa poche.
+
+Cette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine
+aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rongés par l'usure,
+qui ne tardera pas à faire des prêteurs israélites les véritables
+propriétaires du sol, le biró avait su échapper à leur rapacité. Son
+bien, libre d'hypothèques, «d'intabulations», comme on dit en cette
+contrée, ne devait rien à personne. Il eût plutôt prêté qu'emprunté, et
+l'aurait certainement fait sans écorcher le pauvre monde. Il possédait
+plusieurs pâtis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez
+convenablement entretenues, quoiqu'il fût réfractaire aux nouvelles
+méthodes, des vignes qui flattaient sa vanité, lorsqu'il se promenait le
+long des ceps chargés de grappes, et dont il vendait fructueusement la
+récolte--exception faite, et dans une proportion notable, de ce que
+nécessitait sa consommation particulière.
+
+Il va sans dire que la maison de maître Koltz est la plus belle maison
+du village, à l'angle de la terrasse que traverse la longue rue
+montante. Une maison en pierre, s'il vous plaît, avec sa façade en
+retour sur le jardin, sa porte entre la troisième et la quatrième
+fenêtre, les festons de verdure qui ourlent le chéneau de leurs
+brindilles chevelues, les deux grands hêtres dont la fourche se ramifie
+au-dessus de son chaume en fleurs. Derrière, un beau verger aligne ses
+plants de légumes en damier, et ses rangs d'arbres à fruits qui
+débordent sur le talus du col. A l'intérieur de la maison, il y a de
+belles pièces bien propres, les unes où l'on mange, les autres où l'on
+dort, avec leurs meubles peinturlurés, tables, lits, bancs et escabeaux,
+leurs dressoirs où brillent les pots et les plats, les poutrelles
+apparentes du plafond, d'où pendent des vases enrubannés et des étoffes
+aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de
+courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires; puis, aux murs
+blancs, les portraits violemment enluminés des patriotes
+roumains,--entre autres le populaire héros du XVe siècle, le voïvode
+Vayda-Hunyad.
+
+Voilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme
+seul. Mais il n'était pas seul, maître Koltz. Veuf depuis une dizaine
+d'années, il avait une fille, la belle Miriota, très admirée de Werst
+jusqu'à Vulkan et même au-delà. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces
+bizarres noms païens, Florica, Daïna, Dauritia, qui sont fort en honneur
+dans les familles valaques. Non! c'était Miriota, c'est-à-dire «petite
+brebis». Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'était maintenant
+une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un
+regard très doux, charmante de traits et d'une agréable tournure. En
+vérité, il y avait de sérieuses raisons pour qu'elle parût on ne peut
+plus séduisante avec sa chemisette brodée de fil rouge au collet, aux
+poignets et aux épaules, sa jupe serrée par une ceinture à fermoirs
+d'argent, son «catrinza», double tablier à raies bleues et rouges, noué
+à sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le léger mouchoir jeté
+sur sa tête, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornée
+d'un ruban ou d'une piécette de métal.
+
+Oui! une belle fille, Miriota Koltz, et--ce qui ne gâte rien--riche pour
+ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne ménagère?... Sans doute,
+puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son père. Instruite?...
+Dame! à l'école du magister Hermod elle a appris à lire, à écrire, à
+calculer; et elle calcule, écrit, lit correctement,-mais elle n'a pas
+été poussée plus loin--et pour cause. En revanche, on ne lui en
+remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas
+transylvaines. Elle en sait autant que son maître. Elle connaît la
+légende de Leany-Kö, le Rocher de la Vierge, où une jeune princesse
+quelque peu fantastique échappe aux poursuites des Tartares; la légende
+de la grotte du Dragon, dans la vallée de la «Montée du Roi»; la légende
+de la forteresse de Deva, qui fut construite «au temps des Fées»; la
+légende de la Detunata, la «Frappée du tonnerre», cette célèbre montagne
+basaltique, semblable à un gigantesque violon de pierre, et dont le
+diable joue pendant les nuits d'orage; la légende du Retyezat avec sa
+cime rasée par une sorcière; la légende du défilé de Thorda, que fendit
+d'un grand coup l'épée de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota
+ajoutait foi à toutes ces fictions, mais ce n'en était pas moins une
+charmante et aimable fille.
+
+Bien des garçons du pays la trouvaient à leur gré, même sans trop se
+rappeler qu'elle était l'unique héritière du biró, maître Koltz, le
+premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs.
+N'était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck?
+
+Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plutôt Nic Deck: vingt-cinq ans,
+haute taille, constitution vigoureuse, tête fièrement portée, chevelure
+noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude dégagée sous
+sa veste de peau d'agneau brodée aux coutures, bien campé sur ses jambes
+fines, des jambes de cerf, un air de résolution dans sa démarche et ses
+gestes. Il était forestier de son état, c'est-à-dire presque autant
+militaire que civil. Comme il possédait quelques cultures dans les
+environs de Werst, il plaisait au père, et comme il se présentait en
+gars aimable et de fière tournure, il ne déplaisait point à la fille
+qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni même regarder de trop près. Au
+surplus, personne n'y songeait.
+
+Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait être célébré--encore
+une quinzaine de jours--vers le milieu du mois prochain. A cette
+occasion, le village se mettrait en fête. Maître Koltz ferait
+convenablement les choses. Il n'était point avare. S'il aimait à gagner
+de l'argent, il ne refusait pas de le dépenser à l'occasion. Puis, la
+cérémonie achevée, Nic Deck élirait domicile dans la maison de famille
+qui devait lui revenir après le biró, et lorsque Miriota le sentirait
+près d'elle, peut-être n'aurait-elle plus peur, en entendant le
+gémissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues
+nuits d'hiver, de voir apparaître quelque fantôme échappé de ses
+légendes favorites.
+
+Pour compléter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer
+deux encore, et non des moins importants, le magister et le médecin.
+
+Le magister Hermod était un gros homme à lunettes, cinquante-cinq ans,
+ayant toujours entre les dents le tuyau courbé de sa pipe à fourneau de
+porcelaine, cheveux rares et ébouriffés sur un crâne aplati, face glabre
+avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire était de tailler les
+plumes de ses élèves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de
+fer--par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux
+canif bien aiguisé! Avec quelle précision, et en clignant de l'oeil, il
+donnait le coup final pour en trancher la pointe! Avant tout, une belle
+écriture; c'est à cela que tendaient tous ses efforts, c'est à cela que
+devait pousser ses élèves un maître soucieux de remplir sa mission.
+L'instruction ne venait qu'en seconde ligne--et l'on sait ce
+qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les génerations de
+garçons et de fillettes sur les bancs de son école!
+
+Et maintenant, au tour du médecin Patak.
+
+Comment, il y avait un médecin à Werst, et le village en était encore à
+croire aux choses surnaturelles?
+
+Oui, mais il est nécessaire de s'entendre sur le titre que prenait le
+médecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge
+Koltz.
+
+Patak, petit homme, à gaster proéminent, gros et court, âgé de
+quarante-cinq ans, faisait très ostensiblement de la médecine courante à
+Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde
+étourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik
+--ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des
+drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses
+clients, qui eussent guéri d'eux-mêmes. D'ailleurs, on se porte bien au
+col de Vulkan; l'air y est de première qualité, les maladies épidémiques
+y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir,
+même en ce coin privilégié de la Transylvanie. Quant au docteur
+Patak--oui! on disait: docteur!--quoiqu'il fût accepté comme tel, il
+n'avait aucune instruction, ni en médecine ni en pharmacie, ni en rien.
+C'était simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le rôle
+consistait à surveiller les voyageurs, retenus sur la frontière pour la
+patente de santé. Rien de plus. Cela, paraît-il, suffisait à la
+population peu difficile de Werst. Il faut ajouter--ce qui ne saurait
+surprendre--que le docteur Patak était un esprit fort, comme il convient
+à quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il
+aucune des superstitions qui ont cours dans la région des Carpathes, pas
+même celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait.
+Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait osé s'approcher du
+château depuis un temps immémorial:
+
+«Il ne faudrait pas me défier d'aller rendre visite à votre vieille
+cassine!» répétait-il à qui voulait l'entendre.
+
+Mais, comme on ne l'en défiait pas, comme on se gardait même de l'en
+défier, le docteur Patak n'y était point allé, et, la crédulité aidant,
+le château des Carpathes était toujours enveloppé d'un impénétrable
+mystère.
+
+
+
+
+IV
+
+
+En quelques minutes, la nouvelle rapportée par le berger se fut répandue
+dans le village. Maître Koltz, ayant en main la précieuse lunette,
+venait de rentrer à la maison, suivi de Nic Deck et de Miriota. A ce
+moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entouré d'une
+vingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'étaient joints
+quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins émus de la
+population werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions,
+et le berger répondait avec cette superbe importance d'un homme qui
+vient de voir quelque chose de tout à fait extraordinaire.
+
+«Oui! répétait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fumera tant
+qu'il en restera pierre sur pierre!
+
+--Mais qui a pu allumer ce feu?... demanda une vieille femme, qui
+joignait les mains.
+
+--Le Chort, répondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce
+pays, et voilà un malin qui s'entend mieux à entretenir les feux qu'à
+les éteindre» Et, sur cette réplique, chacun de chercher à apercevoir la
+fumée sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirmèrent
+qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fût parfaitement
+invisible à cette distance.
+
+L'effet produit par ce singulier phénomène dépassa tout ce qu'on
+pourrait imaginer. Il est nécessaire d'insister sur ce point. Que le
+lecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique à
+celle des gens de Werst, et il ne s'étonnera plus des faits qui vont
+être ultérieurement relatés. Je ne lui demande pas de croire au
+surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait
+sans réserve. A la défiance qu'inspirait le château des Carpathes, alors
+qu'il passait pour être désert, allait désormais se joindre l'épouvante,
+puisqu'il semblait habité, et par quels êtres, grand Dieu!
+
+Il y avait à Werst un lieu de réunion, fréquenté des buveurs, et même
+affectionné de ceux qui, sans boire, aiment à causer de leurs affaires,
+après journée faite,--ces derniers en nombre restreint, cela va de soi.
+Ce local, ouvert à tous, c'était la principale, ou pour mieux dire,
+l'unique auberge du village.
+
+Quel était le propriétaire de cette auberge? Un juif du nom de Jonas,
+brave homme âgé d'une soixantaine d'années, de physionomie engageante
+mais bien sémite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa lèvre allongée,
+ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obséquieux et
+obligeant, il prêtait volontiers de petites sommes à l'un ou à l'autre,
+sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les
+intérêts, quoiqu'il entendît être payé aux dates acceptées par
+l'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs établis dans le pays
+transylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de
+Werst.
+
+Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires
+par le culte, ses confrères par la profession--car ils sont tous
+cabaretiers, vendant boissons et articles d'épicerie--pratiquent le
+métier de prêteur avec une âpreté inquiétante pour l'avenir du paysan
+roumain. On verra le sol passer peu à peu de la race indigène à la race
+étrangère. Faute d'être remboursés de leurs avances, les juifs
+deviendront propriétaires des belles cultures hypothéquées à leur
+profit, et si la Terre promise n'est plus en Judée, peut-être
+figurera-t-elle un jour sur les cartes de la géographie transylvaine.
+
+L'auberge du _Roi Mathias_--elle se nommait ainsi occupait un des angles
+de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, à l'opposé de la
+maison du biró. C'était une vieille bâtisse, moitié bois, moitié pierre,
+très rapiécée par endroits, mais largement drapée de verdure et de très
+tentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée, avec
+porte vitrée donnant accès sur la terrasse. A l'intérieur, on entrait
+d'abord dans une grande salle, meublée de tables pour les verres et
+d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en chêne vermoulu, où
+scintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de
+bois noirci, derrière lequel Jonas se tenait à la disposition de sa
+clientèle.
+
+Voici maintenant comment cette salle recevait le jour: deux fenêtres
+perçaient la façade, sur la terrasse, et deux autres fenêtres, à
+l'opposé, la paroi du fond. De ces deux-là, l'une, voilée par un épais
+rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors,
+était condamnée et laissait passer à peine un peu de clarté. L'autre,
+lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard émerveillé de s'étendre sur
+toute la vallée inférieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de
+l'embrasure se déroulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad.
+D'un côté, ce torrent descendait les pentes du col, après avoir pris
+source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronné par les bâtisses
+du burg; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la
+montagne, même pendant la saison d'été, il dévalait en grondant vers le
+lit de la Sil valaque, qui l'absorbait à son passage.
+
+A droite, contiguës à la grande salle, une demi-douzaine de petites
+chambres suffisaient à loger les rares voyageurs qui, avant de franchir
+la frontière, désiraient se reposer au _Roi Mathias_. ils étaient
+assurés d'un bon accueil, à des prix modérés, auprès d'un cabaretier
+attentif et serviable, toujours approvisionné de bon tabac qu'il allait
+chercher aux meilleurs «trafiks» des environs. Quant à lui, Jonas, il
+avait pour chambre à coucher une étroite mansarde, dont la lucarne
+biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse.
+
+C'est dans cette auberge que, le soir même de ce 29 mai, il y eut
+réunion des grosses têtes de Werst, maître Koltz, le magister Hermod, le
+forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et
+aussi le berger Frik, qui n'était pas le moins important de ces
+personnages. Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables.
+Demandé en toute hâte par un de ses vieux clients qui n'attendait que
+lui pour passer dans l'autre monde, il s'était engagé à venir, dès que
+ses soins ne seraient plus indispensables au défunt.
+
+En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave événement à l'ordre du
+jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas
+offrait cette sorte de bouillie ou gâteau de maïs, connue sous le nom de
+«mamaliga», qui n'est point désagréable, quand on l'imbibe de lait
+fraîchement tiré. A ceux-là, il présentait maint petit verre de ces
+liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure à travers les gosiers
+roumains, l'alcool de «schnaps» qui ne coûte pas un demi-sou le verre,
+et plus particulièrement le «rakiou», violente eau-de-vie de prunes,
+dont le débit est considérable au pays des Carpathes.
+
+Il faut mentionner que le cabaretier Jonas--c'était une coutume de
+l'auberge--ne servait qu'«à l'assiette», c'est-à-dire aux gens attablés,
+ayant observé que les consommateurs assis consomment plus copieusement
+que les consommateurs debout. Or, ce soir-là, les affaires promettaient
+de marcher, puisque tous les escabeaux étaient disputés par les clients.
+Aussi Jonas allait-il d'une table à l'autre, le broc à la main,
+remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter.
+
+Il était huit heures et demie du soir. On pérorait depuis la brune, sans
+parvenir à s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves
+gens se trouvaient d'accord en ce point: c'est que si le château des
+Carpathes était habité par des inconnus, il devenait aussi dangereux
+pour le village de Werst qu'une poudrière à l'entrée d'une ville.
+
+«C'est très grave! dit alors maître Koltz.
+
+--Très grave! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable
+pipe.--Très grave! répéta l'assistance.--Ce qui n'est que trop sûr,
+reprit Jonas, c'est que la mauvaise réputation du burg faisait déjà
+grand tort au pays...
+
+--Et maintenant ce sera bien autre chose! s'écria le magister Hermod.
+
+--Les étrangers n'y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec
+un soupir.
+
+--Et, à présent, ils ne viendront plus du tout! ajouta Jonas en
+soupirant à l'unisson du biró.
+
+--Nombre d'habitants songent déjà à le quitter fit observer l'un des
+buveurs.
+
+--Moi, le premier, répondit un paysan des environs, et je partirai, dès
+que j'aurai vendu mes vignes...
+
+--Pour lesquelles vous chômerez d'acheteurs, mon vieux homme!» riposta
+le cabaretier.
+
+On voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. A
+travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le château des
+Carpathes, surgissait le sentiment de leurs intérêts si regrettablement
+lésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son
+auberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz en pâtissait dans la
+perception du péage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus
+d'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les propriétaires ne
+pouvaient trouver à les vendre, même à vil prix. Cela durait depuis des
+années, et cette situation, très dommageable, menaçait de s'aggraver
+encore.
+
+En effet, s'il en était ainsi, quand les esprits du burg se tenaient
+tranquilles au point de ne s'être jamais laissé apercevoir, que
+serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence par des actes
+matériels?
+
+Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hésitante:
+
+«Peut-être faudrait-il?...
+
+--Quoi? demanda maître Koltz.
+
+--Y aller voir, mon maître.»
+
+Tous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question
+resta sans réponse.
+
+Ce fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz, reprit la parole.
+
+«Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose
+qu'il y ait à faire.
+
+--Aller au burg...
+
+--Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une fumée s'échappe de
+la cheminée du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du
+feu, c'est qu'une main l'a allumé...
+
+--Une main... à moins que ce soit une griffe! répliqua le vieux paysan
+en secouant la tête.
+
+--Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe! Il faut savoir ce que
+cela signifie. C'est la première fois qu'une fumée s'échappe de l'une
+des cheminées du château depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a
+quitté...
+
+--Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà de la fumée, sans que
+personne s'en soit aperçu, suggéra maître Koltz.
+
+Voilà ce que je n'admettrai jamais! se récria vivement le magister
+Hermod.
+
+--C'est très admissible, au contraire, fit observer le biró, puisque
+nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg.»
+
+La remarque était juste. Le phénomène pouvait s'être produit depuis
+longtemps, et avoir échappé même au berger Frik, quelque bons que
+fussent ses yeux.
+
+Quoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût récent ou non, il était
+indubitable que des êtres humains occupaient actuellement le château des
+Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquiétants
+pour les habitants de Vulkan et de Werst.
+
+Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection à l'appui de ses
+croyances:
+
+«Des êtres humains, mes amis?... Vous me permettrez de n'en rien croire.
+Pourquoi des êtres humains auraient-ils eu la pensée de se réfugier au
+burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrivés....
+
+--Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus? s'écria maître Koltz.
+
+--Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d'une voix qui
+imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des
+gobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se
+présentent sous la forme de belles femmes...»
+
+Pendant cette énumération, tous les regards s'étaient dirigés vers la
+porte, vers les fenêtres, vers la cheminée de la grande salle du _Roi
+Mathias_. Et, en vérité, chacun se demandait s'il n'allait pas voir
+apparaître l'un ou l'autre de ces fantômes, successivement évoqués par
+le maître d'école.
+
+«Cependant, mes bons amis, se risqua à dire Jonas, si ces êtres sont des
+génies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allumé du feu,
+puisqu'ils n'ont rien à cuisiner...
+
+--Et leurs sorcelleries?... répondit le pâtour. Oubliez-vous donc qu'il
+faut du feu pour les sorcelleries?
+
+--Évidemment!» ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de
+réplique.
+
+Cette sentence fut acceptée sans contestation, et, de l'avis de tous,
+c'étaient, à n'en pas douter, des êtres surnaturels, non des êtres
+humains, qui avaient choisi le château des Carpathes pour théâtre de
+leurs manigances.
+
+Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part à la conversation. Le
+forestier se contentait d'écouter attentivement ce que disaient les uns
+et les autres. Le vieux burg, avec ses murs mystérieux, son antique
+origine, sa tournure féodale, lui avait toujours inspiré autant de
+curiosité que de respect. Et même, étant très brave, bien qu'il fût
+aussi crédule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une
+fois manifesté l'envie d'en franchir l'enceinte.
+
+On l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si
+aventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était libre d'agir à sa
+guise, soit! Mais un fiancé ne s'appartient plus, et de se hasarder en
+de telles aventures, c'eût été oeuvre de fou, ou d'indifférent. Et
+pourtant, malgré ses prières, la belle fille craignait toujours que le
+forestier mît son projet à exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est
+que Nic Deck n'avait pas formellement déclaré qu'il irait au burg, car
+personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas même
+elle. Elle le savait, c'était un gars tenace et résolu, qui ne revenait
+jamais sur une parole engagée. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota
+eût-elle été dans les transes, si elle avait pu soupçonné à quelles
+réflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment.
+
+Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la
+proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au
+château des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à
+moins d'avoir perdu la tête?... Chacun se découvrait donc les meilleures
+raisons pour n'en rien faire... Le biró n'était plus d'un âge à se
+risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son école à garder,
+Jonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres
+paysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins.
+
+Non! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi:
+
+«Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais
+revenir!»
+
+A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand
+effroi de l'assistance.
+
+Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre
+pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait
+parlé.
+
+Son client étant mort--ce qui faisait honneur à sa perspicacité
+médicale, sinon à son talent--, le docteur Patak était accouru à la
+réunion du _Roi Mathias_.
+
+«Enfin, le voilà!» s'écria maître Koltz.
+
+Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le
+monde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement
+ironique, il s'écria:
+
+«Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous
+occupe!... Oh! les poltrons!... Mais s'il veut fumer, ce vieux château,
+laissez-le fumer!... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et
+toute la journée?... Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante!... je
+n'ai entendu parler que de cela durant mes visites!... Les revenants ont
+fait du feu là-bas?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du
+cerveau!... Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du
+donjon... A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre
+monde!... Eh! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est vrai qu'on
+ressuscite!... Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus
+faire une fournée...»
+
+Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des
+gens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable
+jactance.
+
+On le laissa dire.
+
+Et alors le biró de lui demander:
+
+«Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au
+burg?...
+
+--Aucune, maître Koltz.
+
+--Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à vous y rendre...
+si l'on vous en défiait?...
+
+--Moi?... répondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un
+certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles.
+
+--Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et répété? reprit le magister en
+insistant.
+
+--Je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le
+répéter...
+
+--Il s'agit de le faire, dit Hermod.
+
+--De le faire?...
+
+--Oui... et, au lieu de vous en défier... nous nous contentons de vous
+en prier, ajouta maître Koltz.
+
+--Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition...
+
+--Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le cabaretier, nous ne vous en
+prions pas... nous vous en défions!
+
+--Vous m'en défiez?...
+
+--Oui, docteur!
+
+--Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il ne faut pas défier
+Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit
+qu'il ferait, il le fera... ne fût-ce que pour rendre service au village
+et à tout le pays.
+
+--Comment, c'est sérieux?... Vous voulez que j'aille au château des
+Carpathes? reprit le docteur, dont la face rubiconde était devenue très
+pâle.
+
+--Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître
+Koltz.
+
+--je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons,
+s'il vous plaît!...
+
+--C'est tout raisonné, répondit Jonas.
+
+--soyez justes... A quoi me servirait d'aller là-bas... et qu'y
+trouverais-je?.. quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg... et
+qui ne gênent personne...
+
+--Eh bien, répliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous
+n'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur
+offrir vos services.--S'ils en avaient besoin, répondit le docteur
+Patak, s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas... croyez-le...
+à me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et
+je ne fais pas gratis mes visites...
+
+--On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l'heure.
+
+--Et qui me le paiera?...
+
+--Moi... nous... au prix que vous voudrez!» répondirent la plupart des
+clients de Jonas.
+
+Visiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades, le docteur était,
+à tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi,
+après s'être posé en esprit fort, après avoir raillé les légendes du
+pays, se trouvait-il très embarrassé de refuser le service qu'on lui
+demandait. Et pourtant, d'aller au château des Carpathes, même si l'on
+rémunérait son déplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune
+façon. Il chercha donc à tirer argument de ce que cette visite ne
+produirait aucun résultat, que le village se couvrirait de ridicule en
+le déléguant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu.
+
+Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien à risquer,
+reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits...
+
+--Non... je n'y crois pas.
+
+--Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au château, ce sont
+des êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance
+avec eux.
+
+Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique: il était
+difficile à rétorquer.
+
+«D'accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu
+au burg...
+
+C'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas.
+
+--Sans doute; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un
+avait besoin de moi dans le village...
+
+--Nous nous portons tous à merveille, répondit maître Koltz, et il n'y a
+plus un seul malade à Werst depuis que votre dernier client a pris son
+billet pour l'autre monde.
+
+--Parlez franchement... Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste.
+
+--Ma foi, non! répliqua le docteur. Oh! ce n'est point par peur... Vous
+savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... La
+vérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète,
+ridicule... Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon...
+une fumée qui n'est peut-être pas une fumée... Décidément non!... je
+n'irai pas au château des Carpathes!
+
+--J'irai, moi!»
+
+C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation
+en y jetant ces deux mots.
+
+«Toi... Nic? s'écria maître Koltz.
+
+--Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera.»
+
+Ceci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour
+se dépêtrer.
+
+«Y penses-tu, forestier? répliqua-t-il. Moi... t'accompagner?...
+Certainement... ce serait une agréable promenade à faire... tous les
+deux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait s'y hasarder...
+Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au
+burg... Nous ne pourrions arriver.
+
+--J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai
+dit, j'irai.
+
+--Mais moi... je ne l'ai pas dit!... s'écria le docteur en se débattant,
+comme si quelqu'un l'eût pris au collet.
+
+--Si... vous l'avez dit... répliqua Jonas.
+
+--Oui!... Oui!» répondit d'une seule voix l'assistance.
+
+L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment
+leur échapper. Ah! combien il regrettait de s'être si imprudemment
+engagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait
+au sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne...
+Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la
+risée de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement.
+Il se décida donc à faire contre fortune bon coeur.
+
+«Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck,
+quoique cela soit inutile!
+
+Bien... docteur Patak, bien! s'écrièrent tous les buveurs du _Roi
+Mathias_.
+
+Et quand partirons-nous, forestier? demanda le docteur Patak, en
+affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa
+poltronnerie.--Demain, dans la matinée», répondit Nic Deck. Ces derniers
+mots furent suivis d'un assez long silence.
+
+Cela indiquait combien l'émotion de maitre Koltz et des autres était
+réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant,
+personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle,
+bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que
+l'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de
+rakiou...
+
+Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du
+silence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées:
+
+_«Nicolas Deck, ne va pas demain au burg!... N'y va pas!... ou il
+t'arrivera malheur!»_
+
+Qui s'était exprimé de la sorte?... D'où venait cette voix que personne
+ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible?... Ce ne
+pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de
+l'autre monde...
+
+L'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas
+prononcer une parole...
+
+Le plus brave--c'était évidemment Nic Deck--voulut alors savoir à quoi
+s'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces
+paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le
+courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir...
+
+Personne.
+
+Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la
+salle...
+
+Personne.
+
+Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la
+terrasse jusqu'à la grande rue de Werst...
+
+Personne.
+
+Quelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur
+Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge,
+laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double
+tour.
+
+Cette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une apparition
+fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans
+leurs maisons...
+
+La terreur régnait au village.
+
+
+
+
+V
+
+
+Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur
+les neuf heures du matin. L'intention du forestier était de remonter le
+col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect.
+
+Après le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix
+entendue dans la salle du _Roi Mathias_, on ne s'étonnera pas que toute
+la population fût comme affolée. Quelques Tsiganes parlaient déjà
+d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela
+--et à voix basse encore. Allez donc contester qu'il y eût du diable «du
+Chort» dans cette phrase si menaçante pour le jeune forestier. Ils
+étaient là, à l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes
+d'être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles. Prétendre qu'ils
+avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable.
+Pas de doute à cet égard; Nic Deck avait été nominativement prévenu
+qu'il lui arriverait malheur, s'il s'entêtait à son projet d'explorer le
+château des Carpathes.
+
+Et, pourtant, le jeune forestier se disposait à quitter Werst, et sans y
+être forcé. En effet, quelque profit que maître Koltz eût à éclaircir le
+mystère du burg, quelque intérêt que le village eût à savoir ce qui s'y
+passait, de pressantes démarches avaient été faites pour obtenir de Nic
+Deck qu'il revînt sur sa parole. Éplorée, désespérée, ses beaux yeux
+noyés de larmes, Miriota l'avait supplié de ne point s'obstiner à cette
+aventure. Avant l'avertissement donné par la voix, c'était déjà grave.
+Après l'avertissement, c'était insensé. Et, à la veille de son mariage,
+voilà que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative,
+et sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne parvenait pas à le
+retenir...
+
+Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu
+influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On
+connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son
+entêtement. Il avait dit qu'il irait au château des Carpathes, et, rien
+ne saurait l'en empêcher pas même cette menace qui lui avait été
+adressée directement. Oui! il irait au burg, dût-il n'en jamais revenir!
+
+Lorsque l'heure de partir fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois
+Miriota sur son coeur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce,
+de l'index et du médius, suivant cette coutume roumaine, qui est un
+hommage à la Sainte-Trinité.
+
+Et le docteur Patak?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure
+d'accompagner le forestier, avait essayé de se dégager, mais sans
+succès. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit!... Toutes les
+objections imaginables, il les avait faites!... Il s'était retranché
+derrière cette injonction si formelle de ne point aller au château qui
+avait été distinctement entendue.
+
+«Cette menace ne concerne que moi, s'était borné à lui répondre Nic
+Deck.
+
+--Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak,
+est-ce que je m'en tirerais sans dommage?
+
+--Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au château, et vous
+y viendrez, puisque j'y vais!»
+
+Comprenant que rien ne l'empêcherait de tenir sa promesse, les gens de
+Werst avaient donné raison au forestier sur ce point. Mieux valait que
+Nic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. Aussi le très dépité
+docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'eût été
+compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir
+après ses forfanteries accoutumées, se résigna, l'âme pleine
+d'épouvante. Il était bien décidé d'ailleurs à profiter du moindre
+obstacle de route qui se présenterait pour obliger son compagnon à
+revenir sur ses pas.
+
+Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maître Koltz, le
+magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant
+de la grande route, où ils s'arrêtèrent.
+
+De cet endroit, maître Koltz braqua une dernière fois sa lunette--elle
+ne le quittait plus--dans la direction du burg. Aucune fumée ne se
+montrait à la cheminée du donjon, et il eût été facile de l'apercevoir
+sur un horizon très pur, par une belle matinée de printemps. Devait-on
+en conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient
+déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs
+menaces? Quelques-uns le pensèrent, et c'était là une raison décisive
+pour mener l'affaire jusqu'à complète satisfaction.
+
+On se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à
+l'angle du col.
+
+Le jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large
+visière, veste à ceinturon avec le coutelas engainé, culotte bouffante,
+bottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l'épaule. Il
+avait la réputation justifiée d'être un très habile tireur, et, comme, à
+défaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces rôdeurs qui battent
+les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné,
+il n'était que prudent d'être en mesure de se défendre.
+
+Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet à
+pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette
+que son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait
+nécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa.
+Coiffé du large chapeau des campagnards, boutonné sous son épaisse cape
+de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n'est pas
+toutefois ce lourd attirail qui l'empêcherait de décamper, si l'occasion
+s'en présentait.
+
+Nic Deck et lui s'étaient également munis de quelques provisions
+contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger
+l'exploration.
+
+Après avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur
+Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en
+remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à travers les
+ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l'ouest. Il eût été
+plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui
+eût réduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les
+replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge,
+profondément ravinée et barrée de hautes roches, n'aurait plus livré
+passage, même à des piétons. Il y avait dès lors nécessité de couper
+obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu'ils
+auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa.
+
+C'était, d'ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au
+temps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la
+communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée
+de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été
+ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux
+envahissements de la végétation, obstruée par l'inextricable fouillis
+des broussailles, c'est en vain qu'on y eût cherché la trace d'une sente
+ou d'une tortillère.
+
+Au moment d'abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que
+remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arrêta afin de s'orienter. Le
+château n'était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-delà du
+rideau des forêts qui s'étageaient sur les basses petites de la
+montagne,--disposition commune à tout le système orographique des
+Carpathes. L'orientation devait donc être difficile à déterminer, faute
+de repères. On ne pouvait l'établir que par la position du soleil, dont
+les rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est.
+
+«Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois!... il n'y a pas même
+de chemin... ou plutôt, il n'y en a plus!
+
+--Il y en aura, répondit Nic Deck.
+
+--C'est facile à dire, Nic...
+
+--Et facile à faire, Patak.
+
+--Ainsi, tu es toujours décidé?...»
+
+Le forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif' et prit
+route à travers les arbres.
+
+A ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin;
+mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si
+résolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière.
+
+Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck ne
+tarderait pas à s'égarer au milieu du labyrinthe de ces bois, où son
+service ne l'avait jamais amené. Mais il comptait sans ce flair
+merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude «animale» pour
+ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection
+des branches en telle ou telle direction, dénivellation du sol, teinte
+des écorces, nuance variée des mousses selon qu'elles sont exposées aux
+vents du sud ou du nord. Nic Deck était trop habile en son métier, il
+l'exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre,
+même en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d'un
+Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper.
+
+Et, pourtant, la traversée de cette zone d'arbres allait offrir de
+réelles difficultés. Des ormes, des hêtres, quelques-uns de ces érables
+qu'on nomme «faux platanes», de superbes chênes, en occupaient les
+premiers plans jusqu'à l'étage des bouleaux, des pins et des sapins,
+massés sur les croupes supérieures à la gauche du col. Magnifiques, ces
+arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de sève
+nouvelle, leur feuillage épais, s'entremêlant de l'un à l'autre pour
+former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas à
+percer.
+
+Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les
+basses branches. Mais quels obstacles à la surface du sol, et quel
+travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le dégager des orties et
+des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'échardes que le plus
+léger attouchement leur arrache! Nic Deck n'était pas homme à s'en
+inquiéter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il pût gagner à travers le bois, il
+ne se préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il
+est vrai, ne pouvait être que très lente dans ces conditions,--fâcheuse
+aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à
+atteindre le burg dans l'après-midi. Il ferait encore assez jour pour
+qu'ils pussent le visiter,--ce qui leur permettrait d'être rentrés à
+Werst avant la nuit.
+
+Aussi, la hachette à la main, le forestier travaillait-il à se frayer un
+passage au milieu de ces profondes épinaies, hérissées de baïonnettes
+végétales, où le pied rencontrait un terrain inégal, raboteux, bossue de
+racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne
+s'enfonçait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent
+n'avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient comme des
+pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette
+pétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante,
+lorsque quelque sarment s'accrochait à sa veste, comme une griffe qui
+eût voulu le retenir. Non! il n'était point rassuré, le pauvre homme.
+Mais, maintenant, il n'eût pas osé revenir seul en arrière, et il
+s'efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable
+compagnon.
+
+Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une
+averse de lumière y pénétrait. Des couples de cigognes noires, troublées
+dans leur solitude, s'échappaient des hautes ramures et filaient à
+grands coups d'aile. La traversée de ces clairières rendait la marche
+plus fatigante encore. Là, en effet, s'étaient entassés, énorme jeu de
+jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tombés de vieillesse, comme
+si la hache du bûcheron leur eût donné le coup de mort. Là gisaient
+d'énormes troncs, rongés de pourriture, que charroi ne devait entraîner
+jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir,
+parfois impossibles à tourner, Nic Deck et son compagnon avaient fort à
+faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait à s'en
+tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant,
+essoufflé, époumoné, ne pouvait éviter des chutes, qui obligeaient à lui
+venir en aide.
+
+--Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre!
+répétait-il.
+
+--Vous le raccommoderez.
+
+--Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner
+contre l'impossible!»
+
+Bah! Nic Deck était déjà en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se
+hâtait de le rejoindre.
+
+La direction suivie jusqu'alors, était-ce bien celle qui convenait pour
+arriver en face du burg? Il eût été malaisé de s'en rendre compte.
+Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de
+s'élever vers la lisière de la forêt, qui fut atteinte à trois heures de
+l'après-midi.
+
+Au-delà, jusqu'au plateau d'Orgall, s'étendait le rideau des arbres
+verts, plus clairsemés à mesure que le versant du massif gagnait en
+altitude.
+
+En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se
+fût infléchi au nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela
+donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route,
+puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall.
+
+Nic Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du
+torrent. D'ailleurs, l'estomac réclamait son dû aussi impérieusement que
+les jambes. Les bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la
+gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et
+fraîche, filtrée aux cailloux du fond, coulait à quelques pas. Que
+pouvait-on désirer de plus? On avait beaucoup dépensé, il fallait
+réparer la dépense.
+
+Depuis leur départ, le docteur n'avait guère eu le loisir de causer avec
+Nic Deck, qui le précédait toujours. Mais il se dédommagea, dès qu'ils
+furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un était peu
+loquace, l'autre était volontiers bavard. D'après cela, on ne s'étonnera
+pas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très
+brèves.
+
+«Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur.
+
+--je vous écoute, répondit Nic Deck.
+
+--je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour
+reprendre des forces.
+
+--Rien de plus juste.
+
+--Avant de revenir à Werst...
+
+--Non... avant d'aller au burg.
+
+--Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons, et c'est à peine si
+nous sommes à mi-route...
+
+--Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps à perdre.
+
+--Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme
+j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans
+voir clair, il faudra attendre le jour...
+
+--Nous l'attendrons.
+
+--Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n'a pas le sens
+commun?...
+
+--Non.
+
+--Comment! Nous voici exténués, ayant besoin d'une bonne table dans une
+bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à
+passer la nuit en plein air?...
+
+--Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l'enceinte du
+château.
+
+--Et s'il n'y a pas d'obstacle?...
+
+--Nous irons coucher dans les appartements du donjon.
+
+--Les appartements du donjon! s'écria le docteur Patak. Tu crois,
+forestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l'intérieur de
+ce maudit burg...
+
+--Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors.
+
+--Seul, forestier!... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous
+devons nous séparer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour
+retourner au village!--Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous
+me suivrez jusqu'où j'irai...
+
+--Le jour, oui!... La nuit, non!
+
+--Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer
+sous les futaies.»
+
+S'égarer, c'est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même,
+n'ayant pas l'habitude de ces interminables détours à travers les forêts
+du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst.
+D'ailleurs, d'être seul, lorsque la nuit serait venue--une nuit très
+noire peut-être--, de descendre les pentes du col au risque de choir au
+fond d'un ravin, ce n'était pas pour lui agréer. Quitte à ne point
+escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier
+s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais
+le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon.
+
+«Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à
+me séparer de toi... Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne
+te laisserai pas y aller seul.
+
+--Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir
+là.
+
+--Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons,
+promets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg...
+
+--Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y
+pénétrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas
+découvert ce qui s'y passe.
+
+--Ce qui s'y passe, forestier! s'écria le docteur Patak en haussant les
+épaules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe?...
+
+--Je n'en sais rien, et comme je suis décidé à le savoir, je le
+saurai...
+
+--Encore faut-il pouvoir y arriver, à ce château du diable! répliqua le
+docteur, qui était à bout d'arguments. Or, si j'en juge par les
+difficultés que nous avons éprouvées jusqu'ici, et par le temps que nous
+a coûté la traversée des forêts du Plesa, la journée s'achèvera avant
+que nous soyons en vue..--je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les
+hauteurs du massif, les sapinières sont moins embroussaillées que ces
+futaies d'ormes, d'érables et de hêtres.--Mais le sol sera rude à
+monter!
+
+--Qu'importe, s'il n'est pas impraticable.
+
+Mais je me suis laissé dire que l'on rencontrait des ours aux environs
+du plateau d'Orgall!
+
+--J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre,
+docteur.
+
+--Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurité!
+
+--Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'espère, ne nous
+abandonnera plus.
+
+--Un guide?» s'écria le docteur.
+
+Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui.
+
+«Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il
+suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crête même du
+plateau où il prend sa source. Je pense donc qu'avant deux heures, nous
+serons à la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route.
+
+--Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six!
+
+--Allons, êtes-vous prêt?...
+
+--Déjà, Nic, déjà!... Mais c'est à peine si notre halte a duré quelques
+minutes!
+
+--Quelques minutes qui font une bonne demi-heure.
+
+--Pour la dernière fois, êtes-vous prêt?
+
+--Prêt... lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb... Tu
+sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nic Deck!... Mes
+pieds sont gonflés, et c'est cruel de me contraindre à te suivre...
+
+--A la fin, vous m'ennuyez, Patak! je vous laisse libre de me quitter!
+Bon voyage!»
+
+Et Nic Deck se releva.
+
+«Pour l'amour de Dieu, forestier, s'écria le docteur Patak, écoute
+encore!
+
+--Écouter vos sottises!
+
+--Voyons, puisqu'il est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet
+endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres?... Nous
+repartirions demain dès l'aube, et nous aurions toute la matinée pour
+atteindre le plateau...
+
+--Docteur, répondit Nic Deck, je vous répète que mon intention est de
+passer la nuit dans le burg.
+
+--Non! s'écria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic!... je saurai
+bien t'en empêcher...
+
+--Vous!
+
+--Je m'accrocherai à toi... je t'entraînerai!... je te battrai, s'il le
+faut...»
+
+Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortuné Patak.
+
+Quant à Nic Deck, il ne lui avait même pas répondu, et, après avoir
+remis son fusil en bandoulière, il fit quelques pas en se dirigeant vers
+la berge du Nyad.
+
+«Attends... attends! s'écria piteusement le docteur. Quel diable
+d'homme!... Un instant encore!... J'ai les jambes raides... mes
+articulations ne fonctionnent plus...»
+
+Elles ne tardèrent pourtant pas à fonctionner, car il fallut que
+l'ex-infirmier fit trotter ses petites jambes pour rejoindre le
+forestier, qui ne se retournait même pas.
+
+Il était quatre heures; les rayons solaires, effleurant la crête du
+Plesa, qui ne tarderait pas à les intercepter, éclairaient d'un jet
+oblique les hautes branches de la sapinière. Nic Deck avait grandement
+raison de se hâter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu
+d'instants au déclin du jour.
+
+Curieux et étrange aspect que celui de ces forêts où se groupent les
+rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contournés, déjetés,
+grimaçants, se dressent des fûts droits, espacés, dénudés jusqu'à
+cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans
+nodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu
+de broussailles ou d'herbes enchevêtrées à leur base. De longues
+racines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis
+par le froid. Un sol tapissé d'une mousse jaunâtre et rase, faufilée de
+brindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un
+talus raide et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives
+entament le cuir le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu
+de cette sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il
+fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de
+membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck
+n'eût mis qu'une heure, s'il eût été seul, et il lui en coûta trois avec
+l'impedimentum de son compagnon, s'arrêtant pour l'attendre, l'aidant à
+se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le
+docteur n'avait plus qu'une crainte,--crainte effroyable: c'était de se
+trouver seul au milieu de ces mornes solitudes.
+
+Cependant, si les pentes devenaient plus pénibles à remonter, les arbres
+commençaient à se raréfier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne
+formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. Entre ces
+bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient à
+l'arrière-plan et dont les linéaments émergeaient encore des vapeurs du
+soir.
+
+Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cessé de côtoyer
+jusqu'alors, réduit à ne plus être qu'un ruisseau, devait sourdre à peu
+de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis
+du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronné par les
+constructions du burg.
+
+Nic Deck atteignit enfin ce plateau, après un dernier coup de collier
+qui réduisit le docteur à l'état de masse inerte. Le pauvre homme
+n'aurait pas eu la force de se traîner vingt pas de plus, et il tomba
+comme le boeuf qui s'abat sous la masse du boucher.
+
+Nic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension.
+Debout, immobile, il dévorait du regard ce château des Carpathes, dont
+il ne s'était jamais approché.
+
+Devant ses yeux se développait une enceinte crénelée, défendue par un
+fossé profond, et dont l'unique pont-levis était redressé contre une
+poterne, qu'encadrait un cordon de pierres.
+
+Autour de l'enceinte, à la surface du plateau d'Orgall, tout était
+abandon et silence.
+
+Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble du burg qui
+s'estompait confusément au milieu des ombres du soir. Personne ne se
+montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la
+plate-forme supérieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du
+premier étage. Pas un filet de fumée ne s'enroulait autour de
+l'extravagante girouette, rongée d'une rouille séculaire.
+
+«Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il est
+impossible de franchir ce fossé, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir
+cette poterne?»
+
+Nic Deck ne répondit pas. Il se rendait compte qu'il serait nécessaire
+de faire halte devant les murs du château. Au milieu de cette obscurité,
+comment aurait-il pu descendre au fond du fossé et s'élever le long de
+l'escarpe pour pénétrer dans l'enceinte? Évidemment, le plus sage était
+d'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine lumière.
+
+C'est ce qui fut résolu au grand ennui du forestier, mais à l'extrême
+satisfaction du docteur.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Le mince croissant de la lune, délié comme une faucille d'argent, avait
+disparu presque aussitôt après le coucher du soleil. Des nuages, venus
+de l'ouest, éteignirent successivement les dernières lueurs du
+crépuscule. L'ombre envahit peu à peu l'espace en montant des basses
+zones. Le cirque de montagnes s'emplit de ténèbres, et les formes du
+burg disparurent bientôt sous la crêpe de la nuit.
+
+Si cette nuit-là menaçait d'être très obscure, rien n'indiquait qu'elle
+dût être troublée par quelque météore atmosphérique, orage, pluie ou
+tempête. C'était heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient
+camper en plein air.
+
+Il n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. Çà
+et là seulement des buissons ras à ras de terre, qui n'offraient aucun
+abri contre les fraîcheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait,
+les unes à demi enfouies dans le sol, les autres, à peine en équilibre,
+et qu'une poussée eût suffi à faire rouler jusqu'à la sapinière.
+
+En réalité, l'unique plante qui poussait à profusion sur ce sol
+pierreux, c'était un épais chardon appelé «épine russe», dont les
+graines, dit Elisée Reclus, furent apportées à leurs poils par les
+chevaux moscovites--«présent de joyeuse conquête que les Russes firent
+aux Transylvains».
+
+A présent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y
+attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la température,
+qui est assez notable à cette altitude.
+
+«Nous n'avons que l'embarras du choix... pour être mal! murmura le
+docteur Patak.
+
+--Plaignez-vous donc! répondit Nic Deck.
+
+--Certainement, je me plains! Quel agréable endroit pour attraper
+quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me
+guérir!» Aveu dépouillé d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier
+de la quarantaine. Ah! combien il regrettait sa confortable petite
+maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien doublé de
+coussins et de courtepointes!
+
+Entre les blocs disséminés sur le plateau d'Orgall, il fallait en
+choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la
+brise du sud-ouest, qui commençait à piquer. C'est ce que fit Nic Deck,
+et bientôt le docteur vint le rejoindre derrière une large roche, plate
+comme une tablette à sa partie supérieure.
+
+Cette roche était un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses
+et les saxifrages, qui se rencontrent fréquemment à l'angle des chemins
+dans les provinces valaques. En même temps que le voyageur peut s'y
+asseoir, il a la faculté de se désaltérer avec l'eau que contient un
+vase déposé en dessus, laquelle est renouvelée chaque jour par les gens
+de la campagne. Alors que le château était habité par le baron Rodolphe
+de Gortz, ce banc portait un récipient que les serviteurs de la famille
+avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, à présent, il était
+souillé de détritus, tapissé de mousses verdâtres, et le moindre choc
+l'eût réduit en poussière.
+
+A l'extrémité du banc se dressait une tige de granit, reste d'une
+ancienne croix, dont les bras n'étaient figurés sur le montant vertical
+que par une rainure à demi effacée. En sa qualité d'esprit fort, le
+docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le protégerait contre
+des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune à
+bon nombre d'incrédules, il n'était pas éloigné de croire au diable. Or,
+dans sa pensée, le Chort ne devait pas être loin, c'était lui qui
+hantait le burg, et ce n'était ni la poterne fermée, ni le pont-levis
+redressé, ni la courtine à pic, ni le fossé profond, qui l'empêcheraient
+d'en sortir, pour peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le
+cou à tous les deux.
+
+Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit à passer dans
+ces conditions, il frissonnait de terreur. Non! c'était trop exiger
+d'une créature humaine, et les tempéraments les plus énergiques
+n'auraient pu y résister.
+
+Puis, une idée lui vint tardivement,--une idée à laquelle il n'avait
+point encore songé en quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce
+jour-là, les gens du comitat se gardent bien de sortir après le coucher
+du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. A s'en rapporter
+aux traditions, ce serait s'exposer à rencontrer quelque génie
+malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne
+ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, après le coucher du
+soleil. Et voilà que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de
+sa maison, mais aux approches d'un château visionné, et à deux ou trois
+milles du village! Et c'est là qu'il serait contraint d'attendre le
+retour de l'aube... si elle revenait jamais! En vérité, c'était vouloir
+tenter le diable!
+
+Tout en s'abandonnant à ces idées, le docteur vit le forestier tirer
+tranquillement de son bissac un morceau de viande froide, après avoir
+puisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce qu'il avait de mieux à faire,
+pensa-t-il, c'était de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse
+d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en
+fallut pas moins pour réparer ses forces. Mais, s'il parvint à calmer sa
+faim, il ne parvint pas à calmer sa peur.
+
+«Maintenant, dormons, dit Nic Deck, dès qu'il eut rangé son bissac au
+pied de la roche.
+
+--Dormir, forestier!
+
+--Bonne nuit, docteur.
+
+--Bonne nuit, c'est facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci
+ne finisse mal...»
+
+Nic Deck, n'étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. Habitué
+par profession à coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux
+contre le banc de pierre, et ne tarda pas à tomber dans un profond
+sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugréer entre ses dents,
+lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'échappant à intervalles
+réguliers.
+
+Quant à lui, il lui fut impossible, même quelques minutes, d'annihiler
+ses sens de l'ouïe et de la vue. En dépit de la fatigue, il ne cessait
+de regarder, il ne cessait de prêter l'oreille. Son cerveau était en
+proie à ces extravagantes visions qui naissant des troubles de
+l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les épaisseurs de l'ombre?
+Tout et rien, les formes indécises des objets qui l'environnaient, les
+nuages échevelés à travers le ciel, la masse à peine perceptible du
+château. Puis c'étaient les roches du plateau d'Orgall, qui lui
+semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles
+allaient s'ébranler sur leur base, dévaler le long du talus, rouler sur
+les deux imprudents, les écraser à la porte de ce burg, dont l'entrée
+leur était interdite!
+
+Il s'était redressé, l'infortuné docteur, il écoutait ces bruits qui se
+propagent à la surface des hauts plateaux, ces murmures inquiétants, qui
+tiennent à la fois du susurrement, du gémissement et du soupir. Il
+entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un
+frénétique coup d'aile, les striges envolées pour leur promenade
+nocturne, deux ou trois couples de ces funèbres hulottes, dont le
+chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se
+contractaient simultanément, et son corps tremblotait, baigné d'une
+transsudation glaciale.
+
+Ainsi s'écoulèrent de longues heures jusqu'à minuit. Si le docteur Patak
+avait pu causer, échanger de temps en temps un bout de phrase, donner
+libre cours à ses récriminations, il se serait senti moins apeuré. Mais
+Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit--c'était
+l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des
+maléfices.
+
+Que se passait-il donc?
+
+Le docteur venait de se relever, se demandant s'il était éveillé, ou
+s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar.
+
+En effet, là-haut, il crut voir-non! il vit réellement des formes
+étranges, éclairées d'une lumière spectrale, passer d'un horizon à
+l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On eût dit des
+espèces de monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges
+ailes, krakens gigantesques, vampires énormes, qui s'abattaient comme
+pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs mâchoires.
+
+Puis, tout lui parut être en mouvement sur le plateau d'Orgall, les
+roches, les arbres qui se dressaient à sa lisière. Et très
+distinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à
+son oreille.
+
+«La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg!» Oui! c'est bien la
+cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'église de Vulkan, dont
+le vent eût emporté les sons en une direction contraire.
+
+Et voici que ses battements sont plus précipités... La main qui la met
+en branle ne sonne pas un glas de mort! Non! c'est un tocsin dont les
+coups haletants réveillent les échos de la frontière transylvaine.
+
+En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une
+peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irrésistible
+épouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le
+corps.
+
+Mais le forestier a été tiré de son sommeil par les volées terrifiantes
+de cette cloche. Il s'est redressé, tandis que le docteur Patak semble
+comme rentré en lui-même.
+
+Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent à percer les épaisses
+ténèbres qui recouvrent le burg.
+
+«Cette cloche!... Cette cloche!.., répète le docteur Patak. C'est le
+Chort qui la sonne!...»
+
+Décidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur
+absolument affolé!
+
+Le forestier, immobile, ne lui a pas répondu.
+
+Soudain, des rugissements, semblables à ceux que, jettent les sirènes
+marines à l'entrée des ports, se déchaînent en tumultueuses ondes.
+L'espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles
+assourdissants.
+
+Puis, une clarté jaillit du donjon central, une clarté intense, d'où
+sortent des éclats d'une pénétrante vivacité, des corruscations
+aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumière, dont les
+irradiations se promènent en longues nappes à la surface du plateau
+d'Orgall? De quelle fournaise s'échappe cette source photogénique, qui
+semble embraser les roches, en même temps qu'elle les baigne d'une
+lividité étrange?
+
+«Nic... Nic... s'écrie le docteur, regarde-moi!... Ne suis-je plus comme
+toi qu'un cadavre?...»
+
+En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadavérique, figure
+blafarde, yeux éteints, orbites vides, joues verdâtres au teint grivelé,
+cheveux ressemblant à ces mousses qui croissent, suivant la légende, sur
+le crâne des pendus...
+
+Nic Deck est stupéfié de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le
+docteur Patak, arrivé au dernier degré de l'effroi, a les muscles
+rétractés, le poil hérissé, la pupille dilatée, le corps pris d'une
+raideur tétanique. Comme dit le poète des _Contemplations_, il «respire
+de l'épouvante!»
+
+Une minute--une minute au plus--dura cet horrible phénomène. Puis,
+l'étrange lumière s'affaiblit graduellement, les mugissements
+s'éteignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et
+l'obscurité.
+
+Ni l'un ni l'autre ne cherchèrent plus à dormir, le docteur, accablé par
+la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le
+retour de l'aube.
+
+A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à
+ses yeux? N'y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution?
+S'entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure? Certes, il avait
+dit qu'il pénétrerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais
+n'était-ce pas assez que d'être venu jusqu'à son infranchissable
+enceinte, d'avoir encouru la colère des génies et provoqué ce trouble
+des éléments? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il
+revenait au village, sans avoir poussé la folie jusqu'à s'aventurer à
+travers ce diabolique château?
+
+Tout à coup, le docteur se précipite sur lui, le saisit par la main,
+cherche à l'entraîner, répétant d'une voix sourde:
+
+«Viens!... Viens!...
+
+Non!» répond Nic Deck.
+
+Et, à son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe après ce
+dernier effort.
+
+Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait été l'état de leur esprit que ni
+le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'écoula
+jusqu'au lever du jour.
+
+Rien ne resta dans leur mémoire des heures qui précédèrent les premières
+lueurs du matin.
+
+A cet instant, une ligne rosée se dessina sur l'arête du Paring, à
+l'horizon de l'est, de l'autre côté de la vallée des deux Sils. De
+légères blancheurs s'éparpillèrent au zénith sur un fond de ciel rayé
+comme une peau de zèbre.
+
+Nic Deck se tourna vers le château. Il vit ses formes s'accentuer peu à
+peu, le donjon se dégager des hautes brumes qui descendaient le col de
+Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine émerger des vapeurs
+nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se découper le hêtre, dont les
+feuilles bruissaient à la brise du levant.
+
+Rien de changé à l'aspect ordinaire du burg. La cloche était aussi
+immobile que la vieille girouette féodale. Aucune fumée n'empanachait
+les cheminées du donjon, dont les fenêtres grillagées étaient
+obstinément closes.
+
+Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de
+petits cris clairs.
+
+Nic Deck tourna son regard vers l'entrée principale du château. Le
+pont-levis, relevé contre la baie, fermait la poterne entre les deux
+pilastres de pierre écussonnés aux armes des barons de Gortz.
+
+Le forestier était-il donc décidé à pousser jusqu'au bout cette
+aventureuse expédition? Oui, et sa résolution n'avait point été entamée
+par les événements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'était sa
+devise, comme on sait. Ni la voix mystérieuse qui l'avait menacé
+personellement dans la grande salle du _Roi Mathias_, ni les phénomènes
+inexplicables de sons et de lumière dont il venait d'être témoin, ne
+l'empêcheraient de franchir la muraille du burg. Une heure lui suffirait
+pour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa promesse
+accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, où il pourrait arriver
+avant midi.
+
+Quant au docteur Patak, ce n'était plus qu'une machine inerte, n'ayant
+ni la force de résister ni même celle de vouloir. Il irait où on le
+pousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les
+épouvantements de cette nuit l'avaient réduit au plus complet
+hébêtement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier,
+montrant le château, lui dit:
+
+«Allons!»
+
+Et pourtant le jour était revenu, et le docteur aurait pu regagner
+Werst, sans craindre de s'égarer à travers les forêts du Plesa. Mais
+qu'on ne lui sache aucun gré d'être resté avec Nic Deck. S'il
+n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est
+qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'était plus
+qu'un corps sans âme. Aussi, lorsque le forestier l'entraîna vers le
+talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire.
+
+Maintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par
+la poterne? C'est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître.
+
+La courtine ne présentait aucune brèche, aucun éboulement, aucune
+faille, qui pût donner accès à l'intérieur de l'enceinte. Il était même
+surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel état de
+conservation,--ce qui devait être attribué à leur épaisseur. S'élever
+jusqu'à la ligne de créneaux qui les couronnait paraissait être
+impraticable, puisqu'elles dominaient le fossé d'une quarantaine de
+pieds. Il semblait par suite que Nic Deck, au moment où il venait
+d'atteindre le château des Carpathes, allait se heurter à des obstacles
+insurmontables.
+
+Très heureusement--ou très malheureusement pour lui--, il existait
+au-dessus de la poterne une sorte de meurtrière, ou plutôt une embrasure
+où s'allongeait autrefois la volée d'une couleuvrine. Or, en se servant
+de l'une des chaînes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne
+serait pas très difficile à un homme leste et vigoureux de se hisser
+jusqu'à cette embrasure. Sa largeur était suffisante pour livrer
+passage, et, à moins qu'elle ne fût barrée d'une grille en dedans, Nic
+Deck parviendrait sans doute à s'introduire dans la cour du burg.
+
+Le forestier comprit, à première vue, qu'il n'y avait pas moyen de
+procéder autrement, et voilà pourquoi, suivi de l'inconscient docteur,
+il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la
+contrescarpe.
+
+Tous deux eurent bientôt atteint le fond du fossé, semé de pierres entre
+le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop où l'on posait le
+pied, et si des myriades de bêtes venimeuses ne fourmillaient pas sous
+les herbes de cette humide excavation.
+
+Au milieu du fossé et parallèlement à la courtine, se creusait le lit de
+l'ancienne cuvette, presque entièrement desséchée, et qu'une bonne
+enjambée permettait de franchir.
+
+Nic Deck, n'ayant rien perdu de son énergie physique et morale, agissait
+avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme
+une bête que l'on tire par une corde.
+
+Après avoir dépassé la cuvette, le forestier longea la base de la
+courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arrêta au-dessous de la
+poterne, à l'endroit où pendait le bout de chaîne. En s'aidant des pieds
+et des mains, il pourrait aisément atteindre le cordon de pierre qui
+faisait saillie au-dessous de l'embrasure.
+
+Évidemment, Nic Deck n'avait pas la prétention d'obliger le docteur
+Patak à tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne
+l'aurait pu. Il se borna donc à le secouer vigoureusement pour se faire
+comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fossé.
+
+Puis, Nic Deck commença à grimper le long de la chaîne, et ce ne fut
+qu'un jeu pour ses muscles de montagnard.
+
+Mais, lorsque le docteur se vit seul, voilà que le sentiment de la
+situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda,
+il aperçut son compagnon déjà suspendu à un douzaine de pieds au-dessus
+du sol, et, alors, de s'écrier d'une voix étranglée par les affres de la
+peur:
+
+«Arrête... Nic... arrête!»
+
+Le forestier ne l'écouta point.
+
+«Viens... viens... où je m'en vais! gémit le docteur, qui parvint à se
+remettre sur ses pieds.
+
+--Va-t'en!» répondit Nic Deck.
+
+Et il continua de s'élever lentement le long de la chaîne du pont-levis.
+
+Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le
+raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'à la crête du
+plateau d'Orgall et de reprendre à toutesjambes le chemin de Werst...
+
+O prodige, devant lequel s'effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit
+précédente!-voici qu'il ne peut bouger...
+
+Ses pieds sont retenus comme s'ils étaient saisis entre les mâchoires
+d'un étau... Peut-il les déplacer l'un après l'autre?... Non!... Ils
+adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur
+s'est-il donc laissé prendre aux ressorts d'un piège il est trop affolé
+pour le reconnaître... Il semble plutôt qu'il soit retenu par les clous
+de sa chaussure.
+
+Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... Il
+est rivé au sol... N'ayant même plus la force de crier il tend
+désespérément les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux étreintes
+de quelque tarasque, dont la gueule émerge des entrailles de la terre...
+
+Cependant, Nic Deck était parvenu à la hauteur de la poterne et il
+venait de poser sa main sur l'une des ferrures où s'emboîtait l'un des
+gonds du pont-levis...
+
+Un cri de douleur lui échappa; puis, se rejetant en arrière comme s'il
+eût été frappé d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaîne qu'un
+dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du
+fossé. «La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur!» murmura-t-il
+et il perdit connaissance.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Comment décrire l'anxiété à laquelle était en proie le village de Werst
+depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak? Elle n'avait
+cessé de s'accroître avec les heures qui s'écoulaient et semblaient
+interminables.
+
+Maître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres
+n'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun
+d'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si
+quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se
+montrait--ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement
+braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à
+l'acquisition de cet appareil, c'était de l'argent qui avait reçu un bon
+emploi. Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa
+bourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si à-propos.
+
+A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on
+l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du
+surnaturel?...
+
+Frik répondit qu'il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque,
+sans avoir rien vu de suspect.
+
+Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste
+d'observation. Personne n'eût pensé à rester chez soi, et surtout
+personne ne songeait à remettre le pied au _Roi Mathias_, où des voix
+comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles,
+passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage
+usuel... mais une bouche!...
+
+Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en
+quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point.
+En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds,
+faute de clients? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de
+Werst, il avait procédé à une longue investigation du _Roi Mathias_,
+fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le
+dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande
+salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu
+organiser cette mystification. Rien!... Rien non plus du côté de la
+façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il
+fût possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une
+muraille taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours
+impétueux du torrent. N'importe! la peur ne raisonne pas, et bien du
+temps s'écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas
+eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son
+rakiou.
+
+Bien du temps?... Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne
+devait point se réaliser.
+
+En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance très
+imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences
+quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du _Roi
+Mathias_.
+
+Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur
+Patak.
+
+On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck avait promis à la
+désolée Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au château des
+Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées
+contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux
+premières heures de la soirée. On, l'attendait donc, et avec quelle
+impatience! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître
+d'école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne
+permettraient pas au forestier d'atteindre la crête du plateau d'Orgall
+avant la nuit tombante.
+
+Il suit de là que l'inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa
+toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on
+entendait très distinctement au village de Werst. Que s'était-il passé
+pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, après une journée
+d'absence? Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer sa demeure, avant
+qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir
+poindre au tournant de la route du col.
+
+Maître Koltz et sa fille s'étaient portés à l'extrémité de la rue, à
+l'endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils
+crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie
+des arbres... Illusion pure! Le col était désert, comme à l'habitude,
+car il était rare que les gens de la frontière voulussent s'y hasarder
+pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir--ce mardi des génies
+malfaisants--, et, ce jour-là, les Transylvains ne courent pas
+volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nic Deck
+fût fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité
+est que le jeune forestier n'y avait point réfléchi, ni personne, au
+surplus, dans le village.
+
+Mais c'est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles
+effrayantes images s'offraient à elle! En imagination, elle avait suivi
+son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa,
+tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit
+venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant
+d'échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes... Il
+était devenu le jouet de leurs maléfices... C'était la victime vouée à
+leur vengeance... Il était emprisonné au fond de quelque souterraine
+geôle... mort peut-être? Pauvre fille, que n'eût-elle donné pour se lancer sur
+les traces de Nic Deck! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins
+aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père
+l'obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux
+revinrent à leur logis.
+
+Dès qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans
+réserve à ses larmes. Elle l'aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et
+d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait
+point recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les
+mariages en ces campagnes transylvaines et d'une façon si bizarre.
+
+Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s'ouvre la «foire aux
+fiancés». Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du
+comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de
+leurs meilleurs chevaux; elles ont apporté leur dot, c'est-à-dire des
+vêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des
+coffres aux brillantes couleurs; familles, amies, voisines, les ont
+accompagnées. Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes
+habits, ceints d'écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant;
+ils choisissent la fille qui leur plaît; ils lui remettent un anneau et
+un mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour
+de la fête.
+
+Ce n'était point sur l'un de ces marchés que Nicolas Deck avait
+rencontré Miriota. Leur liaison ne s'était pas établie par hasard. Tous
+deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils
+avaient l'âge d'aimer. Le jeune forestier n'était pas allé querir au
+milieu d'une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en
+avait grand gré. Ah! pourquoi Nic Deck était-il d'un caractère si
+résolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente! il
+l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez
+d'influence pour l'empêcher de prendre le chemin de ce château maudit!
+
+Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des
+pleurs! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le
+regard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui
+murmurait:
+
+«Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces!... Miriota n'a plus de
+fiancé!»
+
+Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le
+silence de la nuit. L'inexplicable phénomène de la salle du _Roi
+Mathias_ ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz.
+
+Le lendemain, à l'aube, la population de Werst était dehors. Depuis la
+terrasse jusqu'au détour du col, les uns remontaient, les autres
+redescendaient la grande rue,--ceux-ci pour demander des nouvelles,
+ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter
+en avant, à un bon mille du village, non point à travers les forêts du
+Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans
+motif.
+
+Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement
+avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l'extrémité du
+village.
+
+Une demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en
+haut de la route. Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en
+tira mauvais indice.
+
+«Eh bien, Frik, que sais-tu?... Qu'as-tu appris?... lui demanda maître
+Koltz, dès que le berger l'eut rejoint.--Rien vu... rien appris!
+répondit Frik.--Rien! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent
+de larmes.
+
+--Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aperçu deux hommes à un
+mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'était Nic Deck, accompagné du
+docteur... ce n'était pas lui!
+
+--Sais-tu quels sont ces hommes? demanda Jonas.--Deux voyageurs
+étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque.
+
+--Tu leur as parlé?...
+
+--Oui.
+
+--Est-ce qu'ils descendent vers le village?
+
+--Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent
+atteindre le sommet.
+
+--Ce sont deux touristes?...
+
+--Ils en ont l'air, maître Koltz.
+
+--Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du
+côté du burg?...
+
+--Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre côté de la
+frontière, répondit Frik.
+
+--Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck?
+
+--Aucune.
+
+--Mon Dieu!... soupira la pauvre Miriota.
+
+--Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours,
+ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir
+pour Kolosvar.
+
+--Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge! pensa Jonas
+inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre
+logement!»
+
+Et, depuis trente-six heures, l'excellent hôtelier était obsédé par
+cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait désormais manger et dormir au
+_Roi Mathias_.
+
+En somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son
+maître, n'avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune
+forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu à huit heures du matin,
+pouvait-on être fondé à espérer qu'ils dussent jamais revenir?... C'est
+qu'on ne s'approche pas impunément du château des Carpathes!
+
+Brisée par les émotions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus
+la force de se soutenir. Toute défaillante, c'est à peine si elle
+parvenait à marcher. Son père dut la ramener au logis. Là, ses larmes
+redoublèrent... Elle appelait Nic d'une voix déchirante... Elle voulait
+partir pour le rejoindre... Cela faisait pitié, et il y avait lieu de
+craindre qu'elle tombât malade.
+
+Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait
+aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant.
+Qu'il y eût à courir des dangers, en s'exposant aux représailles des
+êtres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu
+importait. L'essentiel était de savoir ce qu'étaient devenus Nic Deck et
+le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien à leurs amis qu'aux autres
+habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au
+milieu des forêts du Plesa, afin de remonter jusqu'au château des
+Carpathes.
+
+Cela décidé, après maintes discussions et démarches, les plus braves se
+trouvèrent au nombre de trois: ce furent maître Koltz, le berger Frik et
+l'aubergiste Jonas,--pas un de plus. Quant au magister Hermod, il
+s'était soudainement ressenti d'une douleur de goutte à la jambe, et il
+avait dû s'allonger sur deux chaises dans la classe de son école.
+
+Vers neuf heures, maître Koltz et ses compagnons, bien armés par
+prudence, prirent la route du col de Vulkan. Puis, à l'endroit même où
+Nic Deck l'avait quittée, ils l'abandonnèrent, afin de s'enfoncer sous
+l'épais massif.
+
+Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le
+docteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le
+chemin qu'ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait facile
+de reconnaître leurs traces, et c'est ce qui fut constaté, aussitôt que
+tous trois eurent franchi la lisière d'arbres.
+
+Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit à Werst, dès
+qu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens
+de bonne volonté se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on
+trouvait que c'était d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils étaient
+partis. Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée
+d'une seconde! Que le forestier et le docteur eussent été victimes de
+leur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, à quoi servait que
+maître Koltz, Frik et Jonas s'exposassent à être victimes de leur
+dévouement? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à
+pleurer son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du
+pâtour et de l'aubergiste auraient à se reprocher leur perte!
+
+La désolation devint générale à Werst, et il n'y avait pas apparence
+qu'elle dût cesser de sitôt. En admettant qu'il ne leur arrivât pas
+malheur, on ne pouvait compter sur le retour de maître Koltz et de ses
+deux compagnons avant que la nuit eût enveloppé les hauteurs
+environnantes.
+
+Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aperçus vers deux heures
+de l'après-midi, dans le lointain de la route! Avec quel empressement,
+Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre.
+
+Ils n'étaient pas trois, ils étaient quatre, et le quatrième se montra
+sous les traits du docteur.
+
+«Nic... mon pauvre Nic!... s'écria la jeune fille. Nic n'est-il pas
+là?...»
+
+Si... Nic Deck était là, étendu sur une civière de branchages que Jonas
+et le berger portaient péniblement.
+
+Miriota se précipita vers son fiancé, elle se pencha sur lui, elle le
+serra entre ses bras.
+
+«Il est mort... s'écriait-elle, il est mort!
+
+--Non... il n'est pas mort, répondit le docteur Patak, mais il
+mériterait de l'être... et moi aussi!» La vérité est que le jeune
+forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure
+exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. Quant au
+docteur, si sa face n'était pas décolorée comme celle de son compagnon,
+cela tenait à ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de
+brique rougeâtre.
+
+La voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n'eut pas le pouvoir
+d'arracher Nic Deck de cette torpeur où il était plongé. Lorsqu'il eut
+été ramené au village et déposé dans la chambre de maître Koltz, il
+n'avait pas encore prononcé une seule parole. Quelques instants après,
+cependant, ses yeux se rouvrirent, et, dès qu'il aperçut la jeune fille
+penchée à son chevet, un sourire erra sur ses lèvres; mais quand il
+essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps
+était paralysée, comme s'il eût été frappé d'hémiplégie. Toutefois,
+voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est
+vrai:
+
+«Ce ne sera rien... ce ne sera rien!
+
+--Nic... mon pauvre Nic! répétait la jeune fille.
+
+--Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d'émotion...
+Cela se passera vite... avec tes soins...» Mais il fallait du calme et
+du repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il la chambre, laissant
+Miriota près du jeune forestier, qui n'eût pu souhaiter une garde-malade
+plus diligente, et ne tarda pas à s'assoupir.
+
+Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait à un nombreux auditoire
+et d'une voix forte, afin de bien être entendu de tous, ce qui s'était
+passé depuis leur départ.
+
+Maître Koltz, le berger et lui, après avoir retrouvé sous bois le
+sentier que Nic Deck et le docteur s'étaient frayé, avaient pris
+direction vers le château des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils
+gravissaient les pentes du Plesa, et la lisière de la forêt n'était plus
+qu'à un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C'étaient
+le docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes refusaient tout
+service, l'autre, à bout de forces et qui venait de tomber au pied d'un
+arbre:
+
+Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul
+mot, car il était trop hébété pour répondre, fabriquer une civière avec
+des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est ce
+qui fut accompli en un tour de main. Puis, maître Koltz et le berger,
+que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst.
+
+Quant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil état, et s'il
+avait exploré les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus que
+maître Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas encore
+suffisamment recouvré ses esprits pour satisfaire leur curiosité.
+
+Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parlé, il fallait qu'il parlât
+maintenant. Que diable! il était en sûreté dans le village, entouré de
+ses amis, au milieu de ses clients!Il n'avait plus rien à redouter des
+êtres de là-bas! Même s'ils lui avaient arraché le serment de se taire,
+de ne rien raconter de ce qu'il avait vu au château des Carpathes,
+l'intérêt public lui commandait de manquer à son serment.
+
+«Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos
+souvenirs!
+
+--Vous voulez... que je parle...
+
+--Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la sécurité du village,
+je vous l'ordonne!»
+
+Un bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour effet de rendre au
+docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées qu'il
+s'exprima en ces termes:
+
+--Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des
+fous!... Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts
+maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble
+encore j'en tremblerai toute ma vie! Nic voulait y entrer Oui! il
+voulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre à
+coucher de Belzébuth!...»
+
+Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on
+frémissait rien qu'à l'entendre.» je n'ai pas consenti... reprit-il,
+non... je n'ai pas consenti!... Et que serait-il arrivé... si j'eusse
+cédé aux désirs de Nic Deck?... Les cheveux me dressent d'y penser!»
+
+Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son crâne, c'est que sa
+main s'y égarait machinalement.
+
+«Nic s'est donc résigné à camper sur le plateau d'Orgall... Quelle
+nuit... mes amis, quelle nuit!... Essayez donc de reposer, lorsque les
+esprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas même une
+heure!... Tout à coup, voilà que des monstres de feu apparaissent entre
+les nuages, de véritables balauris!... Ils se précipitent sur le plateau
+pour nous dévorer...»
+
+Tous les regards se portèrent vers le ciel pour voir s'il n'était pas
+chevauché par quelque galopade de spectres.
+
+«Et, quelques instants après, reprit le docteur, voici la cloche de la
+chapelle qui se met en branle!»
+
+Toutes les oreilles se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut
+entendre des battements lointains, tant le récit du docteur
+impressionnait son auditoire.
+
+«Soudain, s'écria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent
+l'espace... ou plutôt des hurlements de fauves... Puis une clarté
+jaillit des fenêtres du donjon... Une flamme infernale illuminé tout le
+plateau jusqu'à la sapinière... Nic Deck et moi, nous nous regardons...
+Ah! l'épouvantable vision!... Nous sommes pareils à deux cadavres...
+deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de
+l'autre!...»
+
+Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous,
+il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de cet
+autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables!
+
+Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de
+continuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui
+parut rendre à l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits
+lui avaient fait perdre.
+
+«Mais enfin, qu'est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck?» demanda maître
+Koltz.
+
+Et, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la
+réponse du docteur, puisque c'était le jeune forestier qui avait été
+personnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du _Roi
+Mathias_.
+
+«Voici ce qui m'est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour
+était revenu... J'avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets...
+Mais vous le connaissez... il n'y a rien à obtenir d'un entêté pareil...
+Il est descendu dans le fossé... et j'ai été forcé de le suivre, car il
+m'entraînait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je
+faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la poterne... Il
+saisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la
+courtine. A ce moment, le sentiment de la situation me revient. Il est
+temps encore de l'arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce
+sacrilège!... Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de
+revenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst... «Non!»
+me crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai
+voulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait eu la même pensée à
+ma place!... Mais c'est en vain que je cherche à me dégager du sol...
+Mes pieds y sont cloués... vissés enracinés... J'essaie de les en
+arracher... c'est impossible... J'essaie de me débattre... c'est
+inutile.»
+
+Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d'un homme retenu
+par les jambes, semblable à un renard qui s'est laissé prendre au piège.
+
+Puis, revenant à son récit:
+
+«En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri!... C'est
+Nic Deck qui l'a poussé... Ses mains, accrochées à la chaîne, ont lâché
+prise, et il tombe au fond du fossé, comme s'il avait été frappé par une
+main invisible!»
+
+Il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la façon
+qu'elles s'étaient passées, et son imagination n'y avait rien ajouté, si
+troublée qu'elle fût. Tels il les avait décrits, tels s'étaient produits
+les prodiges dont le plateau d'Orgall avait été le théâtre pendant la
+nuit dernière.
+
+Quant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici: Le forestier est
+évanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses
+bottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés n'en peuvent sortir...
+Soudain, l'invisible force qui l'enchaîne est brusquement rompue... Ses
+jambes sont libres... Il se précipite vers son compagnon, et--ce qui
+était de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic
+Deck avec son mouchoir qu'il a trempé dans l'eau de la cuvette... Le
+forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de
+son corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie...
+Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient à se relever, à remonter
+le revers de la contrescarpe, à regagner le plateau... Puis, il se remet
+en route vers le village... Après une heure de marche, ses douleurs au
+bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent à s'arrêter...
+Enfin, c'est au moment où le docteur se disposait à partir afin d'aller
+chercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont
+arrivés très à propos.
+
+Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait été gravement
+atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu'il montrât
+habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas
+médical.
+
+«Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de
+répondre d'un ton dogmatique, c'est déjà grave! Mais, s'agit-il d'une
+maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a
+guère que le Chort qui puisse la guérir!»
+
+A défaut de diagnostic, ce pronostic n'était pas rassurant pour Nic
+Deck. Très heureusement, ces paroles n'étaient point paroles d'évangile,
+et combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se
+trompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune
+forestier était un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il
+était permis d'espérer qu'il s'en tirerait--même sans aucune
+intervention diabolique--, et à la condition de ne pas suivre trop
+exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+De tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de
+Werst. Il n'y avait plus à en douter maintenant, ce n'étaient pas de
+vaines menaces que la «bouche d'ombre», comme dirait le poète, avait
+fait entendre aux clients du _Roi Mathias_. Nic Deck, frappé d'une
+manière inexplicable, avait été puni de sa désobéissance et de sa
+témérité. N'était-ce pas un avertissement à l'adresse de tous ceux qui
+seraient tentés de suivre son exemple? Interdiction formelle de chercher
+à s'introduire dans le château des Carpathes, voilà ce qu'il fallait
+conclure de cette déplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y
+risquerait sa vie. Très certainement, si le forestier fût parvenu à
+franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village.
+
+Il suit de là que l'épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même
+à Vulkan, et aussi dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait
+rien moins que d'abandonner le pays; déjà quelques familles tsiganes
+émigraient plutôt que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu'il
+servait de refuge à des êtres surnaturels et malfaisants, c'était
+au-delà de ce que pouvait supporter le tempérament public. Il n'y avait
+plus qu'à s'en aller vers quelque autre région du comitat, à moins que
+le gouvernement hongrois ne se décidât à détruire cet inabordable
+repaire. Mais le château des Carpathes était-il destructible par les
+seuls moyens que des hommes eussent à leur disposition?
+
+Pendant la première semaine de juin, personne ne s'aventura hors du
+village, pas même pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de
+bêche ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fantôme, enfoui dans les
+entrailles du sol?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne
+ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges?... Où l'on
+sèmerait du grain de blé ne pousserait-il pas de la graine de démons?
+
+«C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver!» disait le berger Frik d'un
+ton convaincu.
+
+Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons
+dans les pâtures de la Sil.
+
+Ainsi, le village était terrorisé. Le travail des champs était
+entièrement délaissé. On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes.
+Maître Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses
+administrés une confiance qui lui faisait défaut, d'ailleurs, à
+lui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait d'aller à Kolosvar, afin
+de réclamer l'intervention des autorités.
+
+Et la fumée, est-ce qu'elle reparaissait encore à la pointe de la
+cheminée du donjon?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de
+l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui traînaient à la surface du
+plateau d'Orgall.
+
+Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte
+rougeâtre, semblable à quelque reflet d'incendie?... Oui, et on eût dit
+que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château.
+
+Et ces mugissements, qui avaient tant effrayé le docteur Patak, se
+propageaient-ils à travers les massifs du Plesa, à la grande épouvante
+des habitants de Werst?... Oui, ou du moins, malgré la distance, les
+vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que
+répercutaient les échos du col.
+
+En outre, d'après ces gens affolés, on eût dit que le sol était agité de
+trépidations souterraines, comme si un ancien cratère se fût rallumé à
+la chaîne des Carpathes. Mais peut-être y avait-il une bonne part
+d'exagération dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et
+ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'était produit des faits positifs,
+tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un
+pays si extraordinairement machiné.
+
+Il va de soi que l'auberge du _Roi Mathias_ continuait d'être déserte.
+Un lazaret en temps d'épidémie n'eût pas été plus abandonné. Personne
+n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute
+de clients, il n'en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque
+l'arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses.
+
+Dans la soirée du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut
+soulevé du dehors; mais cette porte, verrouillée en dedans, ne put
+s'ouvrir.
+
+Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. A
+l'espoir qu'il éprouvait de se trouver en face d'un hôte se joignait la
+crainte que cet hôte ne fût quelque revenant de mauvaise mine, auquel il
+ne saurait trop se hâter de refuser souper et gîte.
+
+Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans
+l'ouvrir.
+
+«Qui est là? demanda-t-il.--Ce sont deux voyageurs.--Vivants?...
+
+--Très vivants.
+
+--En êtes-vous bien sûrs?...
+
+--Aussi vivants qu'on peut l'être, monsieur l'aubergiste, mais qui ne
+tarderont pas à mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser
+dehors.»
+
+Jonas se décida à repousser les verrous, et deux hommes franchirent le
+seuil de la salle.
+
+A peine furent-ils entrés que leur premier soin fut de demander chacun
+une chambre, ayant intention de séjourner pendant vingt-quatre heures à
+Werst.
+
+A la clarté de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une
+extrême attention, et il acquit la certitude que c'étaient bien des
+êtres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le
+_Roi Mathias_!
+
+Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ.
+Une taille élevée, une figure noble et belle, des yeux noirs, des
+cheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment taillée, la
+physionomie un peu triste mais fière, tout cela était d'un gentilhomme,
+et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper.
+
+Au surplus, lorsqu'il eut demandé sous quel nom il devait inscrire les
+deux voyageurs:
+
+«Le comte Franz de Télek, répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko.
+
+--De quel pays?...
+
+--De Krajowa.»
+
+Krajowa est une des principales bourgades de l'État de Roumanie, qui
+confine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaîne des
+Carpathes. Franz de Télek était donc de race roumaine,--ce que Jonas
+avait reconnu au premier aspect.
+
+Quant à Rotzko, homme d'une quarantaine d'années, grand, robuste,
+épaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien
+militaire. Il portait même le sac du soldat, retenu sur ses épaules par
+des bretelles, et une valise assez légère qu'il tenait à la main.
+
+C'était là tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, à
+pied le plus souvent. Cela se voyait à son costume, manteau en
+bandoulière, passe-montagne sur la tête, vareuse serrée à la taille par
+un ceinturon d'où pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guêtres
+s'ajustant étroitement à des souliers larges et épais de semelle.
+
+Ces deux voyageurs n'étaient autres que ceux rencontrés par le berger
+Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils
+se dirigeaient vers le Retyezat. Après avoir visité la contrée jusqu'aux
+limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient
+prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la
+vallée des deux Sils.
+
+«Vous avez des chambres à nous donner? demanda Franz de Télek.
+
+--Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira à monsieur le comte,
+répondit Jonas.
+
+--Deux suffiront, dit Rotzko; il faut seulement qu'elles soient l'une
+près de l'autre.
+
+--Celles-ci vous conviendront-elles? reprit Jonas, en ouvrant deux
+portes à l'extrémité de la grande salle.
+
+--Très bien», répondit Franz de Télek.
+
+On le voit, Jonas n'avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce
+n'étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu
+l'apparence humaine. Non! ce gentilhomme se présentait comme un de ces
+personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours très honoré de
+recevoir. Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au
+_Roi Mathias_.
+
+--A quelle distance sommes-nous de Kolosvar? demanda le jeune comte.
+
+--A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par
+Petroseny et Karlsburg, répondit Jonas.--Est-ce que l'étape est
+fatigante?
+
+--Très fatigante pour des piétons, et, s'il m'est permis d'adresser
+cette observation à monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos
+de quelques jours...--Pouvons-nous souper? demanda Franz de Télek en
+coupant court aux invites de l'aubergiste.
+
+--Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir à monsieur
+le comte un repas digne de lui...--Du pain, du vin, des oeufs et de la
+viande froide nous suffiront pour ce soir.
+
+--je vais vous servir.
+
+--Le plus tôt possible.
+
+--A l'instant.»
+
+Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu'une question
+l'arrêta.
+
+«Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge?... dit Franz de
+Télek.
+
+--En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte.
+
+--Ce n'est donc pas l'heure où les gens du pays viennent boire en fumant
+leur pipe?
+
+--L'heure est passée... monsieur le comte... car on se couche avec les
+poules au village de Werst.»
+
+Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le _Roi Mathias_ ne renfermait
+pas un seul client.
+
+«Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents
+habitants?
+
+--Environ, monsieur le comte.
+
+--Pourtant, nous n'avons pas rencontré âme qui vive en descendant la
+principale rue...
+
+--C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du
+dimanche...»
+
+Franz de Télek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait
+plus que répondre. Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la
+situation. Les étrangers ne l'apprendraient que trop tôt, et qui sait
+s'ils ne se hâteraient pas de fuir un village suspect à si juste titre!
+
+«Pourvu que la voix ne recommence pas à bavarder, tandis qu'ils seront
+en train de souper!» pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la
+salle.
+
+Quelques instants après, le très simple repas qu'avait commandé le jeune
+comte était proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Télek
+s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en
+voyage. Tous deux mangèrent de grand appétit; puis, le repas achevé, ils
+se retirèrent chacun dans sa chambre.
+
+Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point échangé dix paroles
+pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune façon se mêler à leur
+conversation--à son vif déplaisir. Du reste, Franz de Télek paraissait
+être peu communicatif. Quant à Rotzko, après l'avoir observé,
+l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien à en tirer de ce qui concernait
+la famille de son maître.
+
+Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes.
+Mais, avant de remonter à sa mansarde, il parcourut la grande salle du
+regard, prêtant une oreille inquiète aux moindres bruits du dedans et du
+dehors, et se répétant:
+
+--Pourvu que cette abominable voix ne les réveille pas pendant leur
+sommeil!»
+
+La nuit s'écoula tranquillement.
+
+Le lendemain, dès le point du jour, la nouvelle se répandit que deux
+voyageurs étaient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants
+accoururent devant l'auberge.
+
+Très fatigués par leur excursion de la veille, Franz de Télek et Rotzko
+dormaient encore. Il n'était guère probable qu'ils eussent l'intention
+de se lever avant sept ou huit heures du matin.
+
+De là, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu
+le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas
+quitté leur chambre.
+
+Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures.
+
+Rien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant
+dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne
+laissait pas d'être rassurant.
+
+D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air
+aimable, invitant ses anciens clients à lui rendre leur confiance.
+Puisque le voyageur qui honorait le _Roi Mathias_ de sa présence était
+un gentilhomme--un gentilhomme roumain, s'il vous plaît, et de l'une des
+plus vieilles familles roumaines--que pouvait-on craindre en si noble
+compagnie?
+
+Bref, il advint que maître Koltz, pensant qu'il était de son devoir de
+donner l'exemple, se hasarda à faire acte de présence.
+
+Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. Presque aussitôt,
+il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitués et
+du pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le
+décider à les accompagner.
+
+«Remettre le pied chez Jonas, avait-il répondu, jamais, quand il me
+paierait dix florins ma visite!»
+
+Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une
+certaine importance: si maître Koltz avait consenti à revenir au _Roi
+Mathias_, ce n'était pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de
+curiosité, ni par désir de se mettre en relation avec le comte Franz de
+Télek. Non! L'intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination.
+
+En effet, en sa qualité de voyageur, le jeune comte était astreint à
+payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a
+point oublié, ces taxes allaient directement à la poche du premier
+magistrat de Werst.
+
+Le biró vint donc faire sa réclamation en termes fort convenables, et
+Franz de Télek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y
+faire droit.
+
+Il offrit même à maître Koltz et au magister de s'asseoir un instant à
+sa table. Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment
+formulée.
+
+Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave.
+Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte.
+Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne clientèle, un instant
+dispersée, ne tarderait pas à reprendre le chemin du _Roi Mathias_.
+
+Après avoir acquitté la taxe des voyageurs, Franz de Télek désira savoir
+si elle était productive.
+
+«Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître
+Koltz.
+
+--Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la
+Transylvanie?
+
+--Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite
+d'être exploré.
+
+--C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne
+d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai
+beaucoup admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l'on découvre
+dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des
+Carpathes.
+
+--C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, répondit le
+magister Hermod--, et, pour compléter votre excursion, nous vous
+engageons à faire l'ascension du Paring.
+
+--je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de
+Télek.
+
+--Une journée suffirait.
+
+--Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain
+matin.
+
+--Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt?» dit Jonas en
+prenant son air le plus gracieux.
+
+Et il n'aurait pas été fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte
+au _Roi Mathias_.
+
+Il le faut, répondit le comte de Télek. Du reste, à quoi me servirait de
+séjourner à Werst?...
+
+--Croyez que notre village vaut la peine d'arrêter quelque temps un
+touriste! fit observer maître Koltz.
+
+--Cependant, il paraît être peu fréquenté, répliqua le jeune comte, et
+c'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux...
+
+--En effet, rien de curieux... dit le biró, en songeant au burg.
+
+--Non..... rien de curieux... répéta le magister.
+
+--Oh!... Oh!...» fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa
+involontairement.
+
+Quels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres et plus
+particulièrement l'aubergiste! Était-il donc urgent de mettre un
+étranger au courant des secrets du pays? Lui dévoiler ce qui se passait
+sur le plateau d'Orgall, signaler à son attention le château des
+Carpathes, n'était-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de
+quitter le village? Et à l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre la
+route du col de Vulkan pour pénétrer en Transylvanie?
+
+Vraiment, ce pâtour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier
+de ses moutons.
+
+«Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc!» lui dit à mi-voix maître
+Koltz.
+
+Toutefois, la curiosité du jeune comte ayant été éveillée, il s'adressa
+directement à Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh! oh!
+interjectifs.
+
+Le berger n'était point homme à reculer, et, au fond, peut-être
+pensait-il que Franz de Télek pourrait donner un bon conseil dont le
+village ferait son profit.
+
+«J'ai dit: Oh!... Oh!... monsieur le comte, répliquat-il, et je ne m'en
+dédis point.
+
+--Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter?
+reprit le jeune comte.
+
+--Quelque merveille... répliqua maître Koltz.
+
+--Non!... non!...» s'écrièrent les assistants.
+
+Et ils s'effrayaient déjà à la pensée qu'une seconde tentative faite
+pour pénétrer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux
+malheurs.
+
+Franz de Télek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens,
+dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une manière
+très significative.
+
+«Qu'il y a-t-il donc?... demanda-t-il.
+
+--Ce qu'il y a, mon maître? répondit Rotzko. Eh bien, paraît-il, il y a
+le château des Carpathes.
+
+--Le château des Carpathes?...
+
+--Oui!... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans
+l'oreille.»
+
+Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la tête sans trop oser
+regarder le biró.
+
+Maintenant une brèche était faite au mur de la vie privée du
+superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas à passer par
+cette brèche.
+
+Maître Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-même faire
+connaître la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui
+concernait le château des Carpathes.
+
+Il va sans dire que Franz de Télek ne put cacher l'étonnement que ce
+récit lui fit éprouver et les sentiments qu'il lui suggéra. Quoique
+médiocrement instruit des choses de science, à l'exemple des jeunes gens
+de sa condition qui vivaient en leurs châteaux au fond de campagnes
+valaques, c'était un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux
+apparitions, et se riait-il volontiers des légendes. Un burg hanté par
+des esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. A son avis,
+dans ce que venait de lui raconter maître Koltz, il n'y avait rien de
+merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins établis,
+auxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La
+fumée du donjon, la cloche sonnant à toute volée, cela pouvait
+s'expliquer très simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements
+sortis de l'enceinte, c'était pur effet d'hallucination.
+
+Franz de Télek ne se gêna point pour le dire et en plaisanter, au grand
+scandale de ses auditeurs.
+
+«Mais, monsieur le comte, lui fit observer maître Koltz, il y a encore
+autre chose.
+
+--Autre chose?...
+
+--Oui! Il est impossible de pénétrer à l'intérieur du château des
+Carpathes.
+
+--Vraiment?...
+
+--Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles,
+il y a quelques jours, par dévouement pour le village, et ils ont failli
+payer cher leur tentative.
+
+--Que leur est-il arrivé?...» demanda Franz de Télek d'un ton assez
+ironique.
+
+Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur
+Patak.
+
+«Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fossé,
+ses pieds étaient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas
+en avant?...
+
+--Ni un pas en avant ni un pas en arrière! ajouta le magister Hermod.
+
+--Il l'aura cru, votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c'est la
+peur qui le talonnait... jusque dans les talons!
+
+--Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. Mais comment expliquer
+que Nic Deck ait éprouvé une effroyable secousse, quand il a mis la main
+sur la ferrure du pont-levis...
+
+--Quelque mauvais coup dont il a été victime...
+
+--Et même si mauvais, reprit le biró, qu'il est au lit depuis ce
+jour-là...
+
+--Pas en danger de mort, je l'espère? se hâta de répliquer le jeune
+comte.--Non... par bonheur.»
+
+En réalité, il y avait là un fait matériel, un fait indéniable, et
+maître Koltz attendait l'explication que Franz de Télek en allait
+donner.
+
+Voici ce qu'il répondit très explicitement.
+
+«Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le répète, qui
+ne soit très simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le
+château des Carpathes est maintenant occupé. Par qui?... je l'ignore. En
+tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt
+à se cacher, après y avoir cherché refuge... sans doute des
+malfaiteurs...
+
+--Des malfaiteurs?... s'écria maître Koltz.
+
+--C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y
+relancer, ils ont tenu à faire croire que le burg était hanté par des
+êtres surnaturels.
+
+--Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez?...
+
+--je pense que ce pays est très superstitieux, que les hôtes du château
+le savent, et qu'ils ont voulu prévenir de cette façon la visite des
+importuns.»
+
+Il était vraisemblable que les choses avaient dû se passer ainsi; mais
+on ne s'étonnera pas que personne à Werst ne voulût admettre cette
+explication.
+
+Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire
+qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il
+d'ajouter:
+
+«Puisque vous ne voulez pas vous rendre à mes raisons, messieurs,
+continuez à croire tout ce qu'il vous plaira du château des Carpathes.
+
+--Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître
+Koltz.
+
+--Et ce qui est, ajouta le magister.
+
+--Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre
+heures, car Rotzko et moi, nous serions allés visiter votre fameux burg,
+et je vous assure que nous aurions bientôt su à quoi nous en tenir...
+
+--Visiter le burg!... s'écria maître Koltz.
+
+--Sans hésiter, et le diable en personne ne nous eût pas empêchés d'en
+franchir l'enceinte.»
+
+En entendant Franz de Télek s'exprimer en termes si positifs, si
+moqueurs même, tous furent saisis d'une bien autre épouvante. Est-ce que
+de traiter les esprits du château avec ce sans-gêne, cela n'était pas
+pour attirer quelque catastrophe sur le village?... Est-ce que ces
+génies n'entendaient pas tout ce qui se disait à l'auberge du _Roi
+Mathias_?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde
+fois?
+
+Et, à ce propos, maître Koltz apprit au jeune comte dans quelles
+conditions le forestier avait été, en nom propre, menacé d'un terrible
+châtiment, s'il s'avisait de vouloir découvrir les secrets du burg.
+
+Franz de Télek se contenta de hausser les épaules; puis, il se leva,
+disant que jamais aucune voix n'avait pu être entendue dans cette salle,
+comme on le prétendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans
+l'imagination des clients par trop crédules et un peu trop amateurs du
+schnaps du _Roi Mathias_.
+
+Là-dessus, quelques-uns se dirigèrent vers la porte, peu soucieux de
+rester plus longtemps en un logis où ce jeune sceptique osait soutenir
+de pareilles choses.
+
+Franz de Télek les arrêta d'un geste.
+
+«Décidément, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous
+l'empire de la peur.
+
+--Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz.
+
+--Eh bien, le moyen est tout indiqué d'en finir avec les machinations
+qui, selon vous, se passent au château des Carpathes. Après demain, je
+serai à Karlsburg, et, si vous le voulez, je préviendrai les autorités
+de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de la
+police, et je vous réponds que ces braves sauront bien pénétrer dans le
+burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre crédulité,
+soit pour arrêter les malfaiteurs qui préparent peut-être quelques
+mauvais coup.»
+
+Rien n'était plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne
+fut pas du goût des notables de Werst. A les en croire, ni les
+gendarmes, ni la police, ni l'armée elle-même, n'auraient raison de ces
+êtres surhumains, disposant pour se défendre de procédés surnaturels!
+
+«Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m'avez
+pas encore dit à qui appartient ou appartenait le château des Carpathes?
+
+--A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz,
+répondit maître Koltz.
+
+--La famille de Gortz?... s'écria Franz de Télek.
+
+--Elle-même!
+
+--Cette famille dont était le baron Rodolphe?...
+
+--Oui, monsieur le comte.
+
+--Et vous savez ce qu'il est devenu?...
+
+--Non. Voilà nombre d'années que le baron de Gortz n'a reparu au
+château.»
+
+Franz de Télek avait pâli, et, machinalement, il répétait ce nom d'une
+voix altérée:
+
+«Rodolphe de Gortz!»
+
+
+
+
+IX
+
+
+La famille des comtes de Télek, l'une des plus anciennes et des plus
+illustres de la Roumanie, y tenait déjà un rang considérable avant que
+le pays eût conquis son indépendance vers le commencement du XVIe
+siècle. Mêlée à toutes les péripéties politiques qui forment l'histoire
+de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement.
+
+Actuellement, moins favorisée que ce fameux hêtre du château des
+Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Télek
+se voyait réduite à une seule, la branche des Télek de Krajowa, dont le
+dernier rejeton était ce jeune gentilhomme qui venait d'arriver au
+village de Werst.
+
+Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitté le château patrimonial,
+où demeuraient le comte et la comtesse de Télek. Les descendants de
+cette famille jouissaient d'une grande considération et ils faisaient un
+généreux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la
+noblesse des campagnes, c'est à peine s'ils quittaient le domaine de
+Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient à la
+bourgade de ce nom, bien qu'elle ne fût distante que de quelques milles.
+
+Ce genre d'existence influa nécessairement sur l'éducation de leur fils
+unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu où s'était
+écoulée sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux prêtre
+italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne
+savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il
+acquis que de très insuffisantes connaissances dans les sciences, les
+arts et la littérature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit
+et jour à travers les forêts et les plaines, poursuivre cerfs ou
+sangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes,
+tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant
+très brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces
+rudes exercices.
+
+La comtesse de Télek mourut, quand son fils avait à peine quinze ans, et
+il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte périt dans un
+accident de chasse.
+
+La douleur du jeune Franz fut extrême. Comme il avait pleuré sa mère, il
+pleura son père. L'un et l'autre venaient de lui être enlevés en peu
+d'années. Toute sa tendresse, tout ce que son coeur renfermait
+d'affectueux élans, s'était jusqu'alors concentré dans cet amour filial,
+qui peut suffire aux expansions du premier âge et de l'adolescence.
+Mais, lorsque cet amour vint à lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et
+son précepteur étant mort, il se trouva seul au monde.
+
+Le jeune comte resta encore trois années au château de Krajowa, d'où il
+ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher à se créer aucunes
+relations extérieures. A peine alla-t-il une ou deux fois à Bucarest,
+parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'étaient d'ailleurs
+que de courtes absences, car il avait hâte de revenir à son domaine.
+
+Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par
+sentir le besoin d'élargir un horizon que limitaient étroitement les
+montagnes roumaines et de s'envoler au-delà.
+
+Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la
+résolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire
+largement ses nouveaux goûts. Un jour, il abandonna le château de
+Krajowa à ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait
+avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans déjà au
+service de la famille de Télek, le compagnon de toutes ses expéditions
+de chasse. C'était un homme de courage et de résolution, entièrement
+dévoué à son maître.
+
+L'intention du jeune comte était de visiter l'Europe, en séjournant
+quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent.
+Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait été
+qu'ébauchée au château de Krajowa, pourrait se compléter par les
+enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement préparé le plan.
+
+Ce fut l'Italie que Franz de Télek voulut visiter d'abord, car il
+parlait assez couramment la langue italienne que le vieux prêtre lui
+avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers
+laquelle il se sentait préférablement attiré, fut tel qu'il y demeura
+quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour
+Naples, revenant sans cesse à ces centres artistes, dont il ne pouvait
+s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre,
+il les verrait plus tard, il les étudierait même avec plus de profit lui
+semblait-il--lorsque l'âge aurait mûri ses idées. Au contraire, il faut
+avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour goûter le charme des
+grandes cités italiennes.
+
+Franz de Télek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint à Naples pour la
+dernière fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se
+rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne _Trinacria_
+qu'il voulait terminer son voyage; puis, il retournerait au château de
+Krajowa afin d'y prendre une année de repos.
+
+Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses
+dispositions, mais décider de sa vie et en modifier le cours.
+
+Pendant ces quelques années vécues en Italie, si le jeune comte avait
+médiocrement gagné du côté des sciences pour lesquelles il ne se sentait
+aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il été révélé
+comme à un aveugle la lumière. L'esprit largement ouvert aux splendeurs
+de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'oeuvre de la peinture,
+lorsqu'il visitait les musées de Naples, de Venise, de Rome et de
+Florence. En même, temps, les théâtres lui avaient fait connaître les
+oeuvres lyriques de cette époque, et il s'était passionné pour
+l'interprétation des grands artistes.
+
+Ce fut lors de son dernier séjour à Naples, et dans les circonstances
+particulières qui vont être rapportées, qu'un sentiment d'une nature
+plus intime, d'une pénétration plus intensive, s'empara de son coeur.
+
+Il y avait à cette époque au théâtre San-Carlo une célèbre cantatrice,
+dont la voix pure, la méthode achevée, le jeu dramatique, faisaient
+l'admiration des dilettanti. Jusqu'alors la Stilla n'avait jamais
+recherché les bravos de l'étranger, et elle ne chantait pas d'autre
+musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans
+l'art de la composition. Le théâtre de Carignan à Turin, la Scala à
+Milan, le Fenice à Venise, le théâtre Alfieri à Florence, le théâtre
+Apollo à Rome, San-Carlo à Naples, la possédaient tour à tour, et ses
+triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur
+les autres scènes de l'Europe.
+
+La Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d'une beauté
+incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux
+noirs et profonds, où s'allumaient des flammes, la pureté de ses traits,
+sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxitèle n'aurait pu
+former plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste
+sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi:
+
+ Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur !
+
+Mais cette voix que le plus aimé des poètes a célébrée en ses stances
+immortelles:
+
+ ...cette voix du coeur qui seule au coeur arrive,
+
+cette voix, c'était celle de la Stilla dans toute son inexprimable
+magnificence.
+
+Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle
+perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus
+puissants de l'âme, jamais, disait-on, son coeur n'en avait ressenti les
+effets. Jamais elle n'avait aimé, jamais ses yeux n'avaient répondu aux
+mille regards qui l'enveloppaient sur la scène. Il semblait qu'elle ne
+voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art.
+
+Dès la première fois qu'il vit la Stilla, Franz éprouva les
+entraînements irrésistibles d'un premier amour. Aussi, renonçant au
+projet qu'il avait formé de quitter l'Italie, après avoir visité la
+Sicile, résolut-il de rester à Naples jusqu'à la fin de la saison. Comme
+si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre,
+l'eût attaché à la cantatrice, il était de toutes ces représentations
+que l'enthousiasme du public transformait en véritables triomphes.
+Plusieurs fois, incapable de maîtriser sa passion, il avait essayé
+d'avoir accès près d'elle; mais la porte de la Stilla demeura
+impitoyablement fermée pour lui comme pour tant d'autres de ses
+fanatiques admirateurs.
+
+Il suit de là que le jeune comte fut bientôt le plus à plaindre des
+hommes. Ne pensant qu'à la Stilla, ne vivant que pour la voir et
+l'entendre, ne cherchant pas à se créer des relations dans le monde où
+l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du coeur et de
+l'esprit, sa santé ne tarda pas à être sérieusement compromise. Et que
+l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il
+le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage,--pas même un certain
+personnage assez étrange, dont les péripéties de cette histoire exigent
+que nous fassions connaître les traits et le caractère.
+
+C'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,--on le supposait, du
+moins, lors du dernier voyage de Franz de Télek à Naples. Cet être peu
+communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces
+conventions sociales qui sont acceptées des hautes classes. On ne savait
+rien de sa famille, de sa situation, de son passé. On le rencontrait
+aujourd'hui à Rome, demain à Florence, et, il faut le dire, suivant que
+la Stilla était à Florence ou à Rome. En réalité, on ne lui connaissait
+qu'une passion: entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui
+occupait alors la première place dans l'art du chant.
+
+Si Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il
+l'avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet
+excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il
+semblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie
+comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherché à la rencontrer
+ailleurs qu'à la scène, jamais il ne s'était présenté chez elle ni ne
+lui avait écrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur
+n'importe quel théâtre d'Italie, on voyait passer devant le contrôle un
+homme de taille élevée, enveloppé d'un long pardessus sombre, coiffé
+d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hâtait de prendre
+place au fond d'une loge grillée, préalablement louée pour lui. Il y
+restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la
+représentation. Puis, dès que la Stilla avait achevé son air final, il
+s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre
+chanteuse, n'auraient pu le retenir; il ne les eût pas même entendus.
+
+Quel était ce spectateur si assidu? La Stilla avait en vain cherché à
+l'apprendre. Aussi, étant d'une nature très impressionnable, avait-elle
+fini par s'effrayer de la présence de cet homme bizarre,--frayeur
+irraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu'elle ne pût
+l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille,
+elle le savait là, elle sentait son regard impérieux fixé sur elle, et
+qui la troublait à ce point qu'elle n'entendait même plus les bravos
+dont le public accueillait son entrée en scène.
+
+Il a été dit que ce personnage ne s'était jamais présenté à la Stilla.
+Mais s'il n'avait pas essayé de connaître la femme--nous insisterons
+particulièrement sur ce point--, tout ce qui pouvait lui rappeler
+l'artiste avait été l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi
+qu'il possédait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel
+Gregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime,
+incarnée dans l'un de ses plus beaux rôles, et ce portrait, acquis au
+poids de l'or, valait le prix dont l'avait payé son admirateur.
+
+Si cet original était toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge
+aux représentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que
+pour se rendre au théâtre, il ne faudrait pas en conclure qu'il vécût
+dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins hétéroclite que
+lui, partageait son existence.
+
+Cet individu s'appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d'où venait-il, où
+était-il né? Personne n'aurait pu répondre à ces trois questions. A
+l'entendre--car il causait volontiers--, il était un de ces savants
+méconnus, dont le génie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde
+en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque
+pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche
+dilettante. Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique,
+avec une de ces figures pâles que, dans l'ancien langage, on qualifiait
+de «chiches-faces». Signe particulier, il portait une oeillère noire sur
+son oeil droit qu'il avait dû perdre dans quelque expérience de physique
+ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'épaisses lunettes dont
+l'unique verre de myope servait à son oeil gauche, allumé d'un regard
+verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il
+eût causé avec quelque être invisible qui l'écoutait sans jamais lui
+répondre.
+
+Ces deux types, l'étrange mélomane et le non moins étrange Orfanik,
+étaient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'être, en ces
+villes d'Italie, où les appelait régulièrement la saison théâtrale. Ils
+avaient le privilège d'exciter la curiosité publique, et, bien que
+l'admirateur de la Stilla eût toujours repoussé les reporters et leurs
+indiscrètes interviews, on avait fini par connaître son nom et sa
+nationalité. Ce personnage était d'origine roumaine, et, lorsque Franz
+de Télek demanda comment il s'appelait, on lui répondit: «Le baron
+Rodolphe de Gortz.»
+
+Les choses en étaient là à l'époque où le jeune comte venait d'arriver à
+Naples. Depuis deux mois, le théâtre San-Carlo ne désemplissait pas, et
+le succès de la Stilla s'accroissait chaque soir. Jamais elle ne s'était
+montrée aussi admirable dans les divers rôles de son répertoire, jamais
+elle n'avait provoqué de plus enthousiastes ovations.
+
+A chacune de ces représentations, tandis que Franz occupait son fauteuil
+à l'orchestre, le baron de Gortz, caché dans le fond de sa loge,
+s'absorbait dans ce chant exquis, s'imprégnait de cette voix pénétrante,
+faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre.
+
+Ce fut alors qu'un bruit courut à Naples,--un bruit auquel le public
+refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettanti.
+
+On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre.
+Quoi! dans toute la possession de son talent, dans toute la plénitude de
+sa beauté, à l'apogée de sa carrière d'artiste, était-il possible
+qu'elle songeât à prendre sa retraite?
+
+Si invraisemblable que ce fût, c'était vrai, et, sans qu'il s'en doutât,
+le baron de Gortz était en partie cause de cette résolution.
+
+Ce spectateur aux allures mystérieuses, toujours là, quoique invisible
+derrière la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla
+une émotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se
+défendre. Dès son entrée en scène, elle se sentait impressionnée à un
+tel point que ce trouble, très apparent pour le public, avait altéré peu
+à peu sa santé. Quitter Naples, s'enfuir à Rome, à Venise, ou dans toute
+autre ville de la péninsule, cela n'eût pas suffi, elle le savait, à la
+délivrer de la présence du baron de Gortz. Elle ne fût même pas parvenue
+a lui échapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou
+la France. Il la suivrait partout où elle irait se faire entendre, et,
+pour se délivrer de cette obsédante importunité, le seul moyen était
+d'abandonner le théâtre.
+
+Or, depuis deux mois déjà, avant que le bruit de sa retraite se fût
+répandu, Franz de Télek s'était décidé à faire auprès de la cantatrice
+une démarche, dont les conséquences devaient amener, par malheur, la
+plus irréparable des catastrophes. Libre de sa personne, maître d'une
+grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui
+avait offert de devenir comtesse de Télek.
+
+La Stilla n'était pas sans connaître de longue date les sentiments
+qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'était dit que c'était un
+gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été
+heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit où
+elle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom,
+l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point à
+dissimuler. Ce fut avec une entière foi dans ses sentiments qu'elle
+consentit à devenir la femme du comte de Télek, et sans regret d'avoir à
+quitter la carrière dramatique.
+
+La nouvelle était donc vraie, la Stilla ne reparaîtrait plus sur aucun
+théâtre, dès que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage,
+dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain.
+
+On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le
+monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Après avoir
+refusé de croire à la réalisation de ce projet, il fallut pourtant se
+rendre. Jalousies et haines se dressèrent alors contre le jeune comte,
+qui ravissait à son art, à ses succès, à l'idolâtrie des dilettante, la
+plus grande cantatrice de l'époque. Il en résulta des menaces
+personnelles à l'adresse de Franz de Télek--menaces dont le jeune homme
+ne se préoccupa pas un instant.
+
+Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut
+éprouver le baron Rodolphe de Gortz à la pensée que la Stilla allait lui
+être enlevée, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait à la vie.
+Le bruit se répandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est
+certain, c'est qu'à partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir
+les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint même
+plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le
+baron occupait à chaque représentation,--ce qui ne lui était jamais
+arrivé, étant absolument réfractaire, comme tant d'autres savants, au
+charme de la musique.
+
+Cependant les jours s'écoulaient, l'émotion ne se calmait pas, et elle
+allait être portée au comble le soir où la Stilla ferait sa dernière
+apparition sur le théâtre. C'était dans le superbe rôle d'Angélica,
+d'Orlando, ce chef-d'oeuvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser
+ses adieux au public.
+
+Ce soir-là, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les
+spectateurs qui se pressaient à ses portes et dont la majeure partie dut
+rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de
+Télek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le
+rideau baisserait sur le cinquième acte de l'opéra.
+
+Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore,
+Orfanik s'y trouvait près de lui.
+
+La Stilla parut, plus émue qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se remit
+pourtant, elle s'abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle
+perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer.
+L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs
+s'éleva jusqu'au délire.
+
+Pendant la représentation, le jeune comte s'était tenu au fond de la
+coulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer,
+maudissant la longueur des scènes, s'irritant des retards que
+provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah! qu'il lui tardait
+d'arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et
+de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'à lui,
+à lui seul!
+
+Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l'héroïne d'Orlando. Jamais
+l'admirable musique d'Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la
+Stilla ne l'interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme
+semblait se distiller à travers ses lèvres... Et, cependant, on eût dit
+que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui
+ne devait plus se faire entendre!
+
+En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tête
+étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra,
+sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la
+coulisse, Franz l'aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas
+encore arrivé.
+
+La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette
+enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase
+d'un sentiment sublime:
+
+ Innamorata, mio cuore, tremante,
+ Voglio morire...
+
+Soudain, elle s'arrête...
+
+La face du baron de Gortz la terrifie... Une épouvante inexplicable la
+paralyse... Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de
+sang... Elle chancelle... elle tombe...
+
+Le public s'est levé, palpitant, affolé, au comble de l'angoisse...
+
+Un cri s'échappe de la loge du baron de Gortz...
+
+Franz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses
+bras, il la relève... il la regarde... il l'appelle:
+
+--Morte! morte!... s'écrie-t-il, morte!...»
+
+La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son
+chant s'est éteint avec son dernier soupir!
+
+<tb>
+
+Le jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l'on
+craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la
+Stilla, qui furent célébrées au milieu d'un immense concours de la
+population napolitaine.
+
+Au cimetière du _Campo Santo Nuovo_, où la cantatrice fut inhumée, on ne
+lit que ce nom sur un marbre blanc:
+
+ STILLA
+
+Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là, les
+yeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles
+eussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où
+la Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l'oreille, comme si la
+voix de la grande artiste allait une dernière fois s'échapper de cette
+tombe...
+
+C'était Rodolphe de Gortz.
+
+La nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples,
+et, depuis son départ, personne n'aurait pu dire ce qu'il était devenu.
+
+Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l'adresse du jeune comte.
+
+Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menaçant:
+
+«C'est vous qui l'avez tuée!... Malheur à vous, comte de Télek!
+
+ «RUDOLPHE DE GORTZ.»
+
+
+
+X
+
+
+Telle avait été cette lamentable histoire.
+
+Pendant un mois, l'existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne
+reconnaissait personne--pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la
+fièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier
+souffle: c'était celui de la Stilla.
+
+Le jeune comte échappa à la mort. L'habileté des médecins, les soins
+incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz
+de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable
+ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela
+la tragique scène finale d'Orlando, dans laquelle l'âme de l'artiste
+s'était brisée:
+
+«Stilla!... ma Stilla!» s'écriait-il, tandis que ses mains se tendaient
+comme pour l'applaudir encore. Dès que son maître put quitter le lit,
+Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se
+laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant
+d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de
+la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu.
+
+Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre
+cruelle, il s'efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s'y
+ensevelir... Rotzko parvint à l'entraîner loin de la tombe, où gisait
+tout son bonheur.
+
+Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du
+pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut à
+l'intérieur de ce château qu'il vécut pendant cinq ans dans un isolement
+absolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance
+n'avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu
+oublier, et c'était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace
+comme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces
+blessures qui ne se ferment qu'à la mort.
+
+Cependant, à l'époque où débute cette histoire, le jeune comte avait
+quitté le château depuis quelques semaines. A quelles longues et
+pressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à
+rompre avec cette solitude où il dépérissait! Que Franz ne parvînt pas à
+se consoler, soit; du moins était-il indispensable qu'il tentât de
+distraire sa douleur.
+
+Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d'abord les provinces
+transylvaines. Plus tard--Rotzko l'espérait--, le jeune comte
+consentirait à reprendre à travers l'Europe ce voyage qui avait été
+interrompu par les tristes événements de Naples.
+
+Franz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement
+pour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les
+plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes; ils s'étaient
+engagés entre les défilés du col de Vulkan; puis, après l'ascension du
+Retyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient
+venus se reposer au village de Werst, à l'auberge du _Roi Mathias_.
+
+On sait quel était l'état des esprits au moment où Franz de Télek
+arriva, et comment il avait été mis au courant des faits
+incompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment
+tout à l'heure il avait appris que le château appartenait au baron
+Rodolphe de Gortz.
+
+L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible
+pour que maître Koltz et les autres notables ne l'eussent point
+remarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz,
+qui l'avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires.
+Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance eût amené Franz de Télek
+précisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des
+Carpathes!
+
+Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un à l'autre,
+n'indiquait que trop le profond trouble de son âme qu'il cherchait
+vainement à calmer.
+
+Maître Koltz et ses amis comprirent qu'un lien mystérieux devait
+rattacher le comte de Télek au baron de Gortz; mais, si curieux qu'ils
+fussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n'insistèrent pas
+pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait à
+faire.
+
+Quelques instants après, tous avaient quitté le _Roi Mathias_, très
+intrigués de cet extraordinaire enchaînement d'aventures, qui ne
+présageait rien de bon pour le village.
+
+Et puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le
+château des Carpathes, tiendrait-il sa promesse? Une fois arrivé à
+Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur
+intervention? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le
+docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait,
+maître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle
+viendrait visiter le château, elle verrait s'il était hanté par des
+esprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas
+rester plus longtemps sous une pareille obsession.
+
+Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une
+tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer à des génies!...
+Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs
+fusils rateraient à chaque coup!
+
+Franz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du _Roi Mathias_,
+s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz
+venait d'évoquer si douloureusement.
+
+Après être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se
+releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extrémité de la terrasse,
+regarda au loin.
+
+Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le
+château des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le
+spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable
+frayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était
+délaissé, et le baron de Gortz n'y était pas rentré depuis qu'il avait
+fui Naples. On ignorait même ce qu'il était devenu, et il était possible
+qu'il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste.
+
+Franz s'égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à
+laquelle s'arrêter.
+
+D'autre part, l'aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le
+préoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en découvrir
+le mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst.
+
+Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs
+eussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse
+qu'il avait faite de déjouer les manoeuvres de ces faux revenants, en
+prévenant la police de Karlsburg.
+
+Toutefois, pour être en mesure d'agir, Franz voulait avoir des détails
+plus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s'adresser au
+jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de
+l'après-midi, avant de retourner au _Roi Mathias_, il se présenta à la
+maison du biró.
+
+Maître Koltz se montra très honoré de le recevoir un gentilhomme tel que
+M. le comte de Télek... ce descendant d'une noble famille de race
+roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouvé
+le calme... et aussi la prospérité... puisque les touristes
+reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de péage, sans
+avoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes...
+etc.
+
+Franz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s'il
+n'y aurait aucun inconvénient à ce qu'il fût introduit près de Nic Deck.
+
+«Il n'y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon
+va aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son
+service.»
+
+Puis, se retournant:
+
+«N'est-il pas vrai, Miriota? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui
+venait d'entrer dans la salle.
+
+--Dieu veuille que cela soit, mon père!» répondit Miriota d'une voix
+émue.
+
+Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et,
+la voyant encore inquiète de l'état de son fiancé, il se hâta de lui
+demander quelques explications à ce sujet.
+
+«D'après ce que j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas été gravement
+atteint...
+
+--Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni!
+
+--Vous avez un bon médecin à Werst?
+
+--Hum! fit maître Koltz, d'un ton qui était peu flatteur pour l'ancien
+infirmier de la quarantaine.--Nous avons le docteur Patak, répondit
+Miriota.
+
+--Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes?
+
+--Oui, monsieur le comte.
+
+--Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son
+intérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette
+aventure.--Il s'empressera de vous les donner, même au prix d'un peu de
+fatigue...
+
+--Oh! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui
+soit susceptible de nuire à Nic Deck.--je le sais, monsieur le comte.
+
+--Quand votre mariage doit-il avoir lieu?...
+
+--Dans une quinzaine de jours, répondit le biró.
+
+--Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si maître Koltz veut bien
+m'inviter toutefois...
+
+--Monsieur le comte, un tel honneur...
+
+--Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic
+Deck sera guéri, dès qu'il aura pu se permettre un tour de promenade
+avec sa jolie fiancée.
+
+--Dieu le protège, monsieur le comte!» répondit en rougissant la jeune
+fille.
+
+Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible,
+que Franz lui en demanda la cause: «Oui! que Dieu le protège, répondit
+Miriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur
+défense, Nic a bravé les génies malfaisants!... Et qui sait s'ils ne
+s'acharneront pas à le tourmenter toute sa vie...
+
+--Oh! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons
+bon ordre, je vous le promets.--Il n'arrivera rien à mon pauvre Nic?...
+
+--Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours
+parcourir l'enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de
+Werst!»
+
+Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du
+surnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à
+la chambre du forestier.
+
+C'est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul
+avec son fiancé.
+
+Nic Deck avait été instruit de l'arrivée des deux voyageurs à l'auberge
+du _Roi Mathias_. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une
+guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se
+ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanément
+frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek.
+
+«Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du
+jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez à la
+présence d'êtres surnaturels dans le château des Carpathes?
+
+--je suis bien forcé d'y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck.
+
+--Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille
+du burg?--je n'en doute pas.
+
+--Et pourquoi, s'il vous plaît?...
+
+--Parce que, s'il n'y avait pas de génies, ce qui m'est arrivé serait
+inexplicable.
+
+--Auriez-vous la complaisance de ne raconter cette affaire sans rien
+omettre de ce qui s'est passé?
+
+--Volontiers, monsieur le comte.»
+
+Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que
+confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz
+lors de sa conversation avec les hôtes du _Roi Mathias_,--faits auxquels
+le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement
+naturelle.
+
+En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela
+s'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui
+occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces
+effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur
+Patak de s'être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on
+pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d'une illusion. Ce
+qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqué
+tout simplement parce qu'il était fou d'épouvante, et c'est ce que Franz
+déclara au jeune forestier.
+
+«Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c'est au moment où il
+voulait s'enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron? Cela n'est
+guère possible, vous en conviendrez...
+
+--Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans
+quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé...
+
+Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous
+blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du
+docteur Patak n'ont pas trace de blessure.
+
+--Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il
+est vrai que le docteur n'a pu se dégager, c'est que ses pieds étaient
+retenus de cette façon...
+
+--je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait
+pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur?»
+
+Franz fut assez embarrassé pour répondre.
+
+«Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne
+ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce
+que je sais par moi-même.
+
+--Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est
+arrivé, Nic Deck.
+
+--Ce qui m'est arrivé est très clair. Il n'est pas douteux que j'ai reçu
+une terrible secousse, et cela d'une manière qui n'est guère naturelle.
+
+--Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps? demanda
+Franz.
+
+--Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai été atteint avec une
+violence...
+
+--Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du
+pont-levis?...
+
+--Oui, monsieur le comte, et à peine l'avais-je touchée que j'ai été
+comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n'a
+pas lâché prise, et j'ai glissé jusqu'au fond du fossé, où le docteur
+m'a relevé sans connaissance.»
+
+Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient
+incrédule.
+
+«Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté
+là, je ne l'ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu
+tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la
+jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout
+cela!
+
+--Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu
+une commotion brutale...
+
+--Brutale et diabolique!
+
+--Non, et c'est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune
+comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je
+ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'êtres surnaturels, ni
+malfaisants ni bienfaisants.
+
+--Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui
+m'est arrivé?
+
+--je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s'expliquera
+et de la façon la plus simple.
+
+--Plaise à Dieu! répondit le forestier.
+
+--Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à
+la famille de Gortz?
+
+--Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le
+dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans
+qu'on ait jamais eu de ses nouvelles.
+
+--Et à quelle époque remonte cette disparition?
+
+--A vingt ans environ.
+
+--A vingt ans?...
+
+--Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le
+château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son
+départ, et on ne l'a plus revu.
+
+--Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg?
+
+--Personne.
+
+--Et que croit-on dans le pays?...
+
+--On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l'étranger et que sa mort
+a suivi de près sa disparition.
+
+--On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore--il y a cinq ans du
+moins.
+
+--Il vivait, monsieur le comte?...
+
+--Oui... en Italie... à Naples.
+
+--Vous l'y avez vu?...
+
+--Je l'ai vu.
+
+--Et depuis cinq ans?...
+
+--Je n'en ai plus entendu parler.»
+
+Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue--une idée
+qu'il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le
+sourcil froncé:.
+
+«Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron
+Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l'intention de s'enfermer au
+fond de ce burg?...
+
+--Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck.
+
+--Quel intérêt aurait-il à s'y cacher... à ne laisser jamais pénétrer
+jusqu'à lui?...
+
+--Aucun», répondit Franz de Télek.
+
+Et pourtant, c'était là une pensée qui commençait à prendre corps dans
+l'esprit du jeune comte. N'était-il pas possible que ce personnage, dont
+l'existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans
+ce château, après son départ de Naples? Là, grâce à des croyances
+superstitieuses habilement entretenues, ne lui avait-il pas été facile,
+s'il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute
+recherche importune, étant donné qu'il connaissait l'état des esprits du
+pays environnant? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens
+sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de
+faits qui lui étaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eût convaincu
+personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta:
+
+--Si c'est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le
+baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me
+traiter de cette façon!»
+
+Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la
+conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le
+forestier sur les conséquences de sa tentative, il l'engagea cependant à
+ne point la renouveler. Ce n'était pas son affaire, c'était celle des
+autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien
+pénétrer le mystère du château des Carpathes.
+
+Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l'expresse
+recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point
+retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait
+d'assister.
+
+Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au _Roi Mathias_, d'où il ne
+sortit plus de la journée.
+
+A six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un
+louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne
+vint troubler sa solitude.
+
+Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte: «Vous n'avez plus besoin de
+moi, mon maître?
+
+--Non, Rotzko.
+
+--Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.
+
+--Va, Rotzko, va.»
+
+A demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à
+remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la
+dernière représentationdu théâtre San-Carlo... Il revoyait le baron de
+Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge,
+ses regards ardemment fixés sur l'artiste, comme s'il eût voulu la
+fasciner...
+
+Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de
+l'étrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Télek, d'avoir tué
+la Stilla...
+
+Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le
+gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l'on peut
+percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène
+surprenant.
+
+Il semble qu'une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette
+salle où Franz est seul, bien seul pourtant.
+
+Sans se demander s'il rêve ou non, Franz se relève et il écoute.
+
+Oui! on dirait qu'une bouche s'est approchée de son oreille, et que des
+lèvres invisibles laissent échapper l'expressive mélodie de Stéfano,
+inspirée par ces paroles:
+
+ Nel giardino de' mille fiori,
+ Andiamo, mio cuore...
+
+Cette romance, Franz la connaît... Cette romance, d'une ineffable
+suavité, la Stilla l'a chantée dans le concert qu'elle a donné au
+théâtre San-Carlo avant sa représentation d'adieu...
+
+Comme bercé, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de
+l'entendre encore une fois...
+
+Puis la phrase s'achève, et la voix, qui diminue par degrés, s'éteint
+avec les molles vibrations de l'air.
+
+Mais Franz a secoué sa torpeur... Il s'est dressé brusquement... Il
+retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette
+voix qui lui va au coeur...
+
+Tout est silence au-dedans et au-dehors.
+
+«Sa voix!... murmure-t-il. Oui!... c'était bien sa voix... sa voix que
+j'ai tant aimée!»
+
+Puis, revenant au sentiment de la réalité «je dormais... et j'ai rêvé!»
+dit-il.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Le lendemain, le jeune comte se réveilla dès l'aube, l'esprit encore
+troublé des visions de la nuit.
+
+C'était dans la matinée qu'il devait partir du village de Werst pour
+prendre la route de Kolosvar.
+
+Après avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de
+Livadzel, l'intention de Franz était de s'arrêter une journée entière à
+Karlsburg, avant d'aller séjourner quelque temps dans la capitale de la
+Transylvanie. A partir de là, le chemin de fer le conduirait à travers
+les provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage.
+
+Franz avait quitté l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse,
+sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les
+contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le
+plateau d'Orgall.
+
+Et ses réflexions portaient sur ce point: une fois arrivé à Karlsburg,
+tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst?
+Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes?
+
+Lorsque le jeune comte s'était engagé à ramener le calme au village,
+c'était avec l'intime conviction que le burg servait de refuge à une
+bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant
+intérêt à n'y point être recherchés, s'étaient ingéniés à en interdire
+l'approche.
+
+Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s'était opéré
+dans ses idées, et il hésitait à présent.
+
+En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz,
+le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il était devenu, personne ne
+l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'était répandu qu'il
+était mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu'y avait-il
+de vrai? Quelle preuve avait-on de cette mort? Peut-être le baron de
+Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au
+château de ses ancêtres? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui
+connût, ne l'y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange
+physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scène de ces
+phénomènes qui ne cessaient d'entretenir l'épouvante dans le pays? C'est
+précisément ce qui faisait l'objet des réflexions de Franz.
+
+On en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le
+baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg,
+on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener
+la vie d'isolement qui convenait à leurs habitudes.
+
+Or, s'il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il
+adopter? Etait-il à propos qu'il cherchât à intervenir dans les affaires
+privées du comte de Gortz? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour
+et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la
+terrasse.
+
+Il jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet:
+
+«Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de
+Gortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien! si
+cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en mêler. Les poltrons
+de Werst se tireront de là comme ils l'entendront, c'est leur affaire,
+et nous n'avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village.
+
+--Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as
+raison, mon brave Rotzko.
+
+--je le pense aussi, répondit simplement le soldat.--Quant à maître
+Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre à cette heure pour
+en finir avec les prétendus esprits du burg.
+
+--En effet, mon maître, ils n'ont qu'à prévenir la police de Karlsburg.
+
+--Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko.
+
+--Tout sera prêt.
+
+--Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un
+détour vers le Plesa.
+
+--Et pourquoi, mon maître?
+
+--Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes.
+
+--A quoi bon?...
+
+Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même
+d'une demi-journée.»
+
+Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au
+moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte
+le souvenir du passé, il aurait voulu l'écarter. Cette fois, ce fut en
+vain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître.
+
+C'est que Franz--comme s'il eût subi quelque influence irrésistible--se
+sentait attiré vers le burg. Sans qu'il s'en rendît compte, peut-être
+cette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait
+entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano.
+
+Mais avait-il rêvé?... Oui! voilà ce qu'il en était à se demander se
+rappelant que, dans cette même salle du _Roi Mathias_, une voix s'était
+déjà fait entendre, assurait-on,--cette voix dont Nic Deck avait si
+imprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se
+trouvait le jeune comte, ne s'étonnerait-on pas qu'il eût formé le
+projet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu'au
+pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensée d'y
+pénétrer.
+
+Il va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire
+connaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient
+été capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s'approcher du
+burg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En
+le voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne
+mettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg.
+Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu'un autre chemin
+longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc
+possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village,
+et, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres.
+
+Vers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que
+lui présenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se
+disposa au départ.
+
+Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le
+berger Frik et nombre d'autres habitants étaient venus lui adresser
+leurs adieux.
+
+Le jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien
+qu'il ne tarderait pas à être remis sur pied,--ce dont l'ex-infirmier
+s'attribuait tout l'honneur.
+
+«Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi
+qu'à votre fiancée.
+
+--Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille,
+rayonnante de bonheur.
+
+--Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier.
+
+--Oui... puisse-t-il l'être! répondit Franz, dont le front s'était
+assombri.
+
+--Monsieur le comte, dit alors maître Koltz, nous vous prions de ne
+point oublier les démarches que vous avez promis de faire à Karlsburg.
+
+--Je ne l'oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. Mais, au cas où
+je serais retardé dans mon voyage, vous connaissez le très simple moyen
+de vous débarrasser de ce voisinage inquiétant, et le château
+n'inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst.
+
+--Cela est facile à dire... murmura le magister.
+
+--Et à faire, répondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le
+voulez, les gendarmes auront eu raison des êtres quelconques qui se
+cachent dans le burg...
+
+--Sauf le cas, très probable, où ce seraient des esprits, fit observer
+le berger Frik.
+
+--Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement
+d'épaules.
+
+--Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez
+accompagnés, Nic Deck et moi, peut-être ne parleriez-vous pas ainsi!
+
+--Cela m'étonnerait, docteur, répondit Franz, et, quand même j'aurais
+été comme vous si singulièrement retenu par les pieds dans le fossé du
+burg...
+
+--Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes! Et
+à moins que vous ne prétendiez que... dans l'état d'esprit... où je me
+trouvais... j'aie... rêvé...
+
+--je ne prétends rien, monsieur, répondit Franz, et ne chercherai point
+à vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que
+si les gendarmes viennent rendre visite au château des Carpathes, leurs
+bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine
+comme les vôtres.»
+
+Ceci dit à l'intention du docteur, le jeune comte reçut une dernière
+fois les hommages de l'hôtelier du _Roi Mathias_, si honoré d'avoir eu
+l'honneur que l'honorable Franz de Télek.... etc. Ayant salué maître
+Koltz, Nic Deck, sa fiancée et les habitants réunis sur la place, il fit
+un signe à Rotzko; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du
+col.
+
+En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite
+de la rivière qu'ils remontèrent en suivant la base méridionale du
+Retyezat.
+
+Rotzko s'était résigné à ne plus faire aucune observation à son maître:
+c'eût été peine perdue. Habitué à lui obéir militairement, si le jeune
+comte se jetait dans quelque périlleuse aventure, il saurait bien l'en
+tirer.
+
+Après deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arrêtèrent pour se
+reposer un instant.
+
+En cet endroit, la Sil valaque, qui s'était légèrement infléchie vers la
+droite, se rapprochait de la route par un coude très marqué. De l'autre
+côté, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, à
+la distance d'un demi-mille, soit près d'une lieue. Il convenait donc
+d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de
+prendre direction sur le château.
+
+Évidemment, évitant de repasser par Werst, ce détour avait allongé du
+double la distance qui sépare le château du village. Néanmoins, il
+ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient à la
+crête du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps
+d'observer le burg à l'extérieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir
+pour redescendre la route de Werst, il lui serait aisé de la suivre avec
+la certitude de n'y être vu de personne. L'intention de Franz était
+d'aller passer la nuit à Livadzel, petit bourg situé au confluent des
+deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg.
+
+La halte dura une demi-heure. Franz, très absorbé dans ses souvenirs,
+très agité aussi à la pensée que le baron de Gortz avait peut-être caché
+son existence au fond de ce château, ne prononça pas une parole...
+
+Et il fallut que Rotzko s'imposât une bien grande réserve pour ne pas
+lui dire:
+
+«Il est inutile d'aller plus loin, mon maître!... Tournons le dos à ce
+maudit burg, et partons!»
+
+Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. Ils durent
+d'abord s'engager à travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun
+sentier. Il y avait des parties du sol assez profondément ravinées,
+car, à l'époque des pluies, la Sil déborde quelquefois, et son trop
+plein s'écoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en
+marécages. Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment
+un peu de retard. Une heure fut employée à rejoindre la route du col de
+Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures.
+
+Le flanc droit du Plesa n'est point hérissé de ces forêts que Nic Deck
+n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage à la hache, mais il y
+eut nécessité de compter alors avec des difficultés d'une autre espèce.
+C'étaient des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se
+hasarder sans précautions, des dénivellations brusques, des failles
+profondes, des blocs mal assurés sur leur base et se dressant comme les
+séracs d'une région alpestre, tout le pêle-mêle d'un amoncellement
+d'énormes pierres que les avalanches avaient précipitées de la cime du
+mont, enfin un véritable chaos dans toute son horreur.
+
+Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure
+d'efforts très pénibles. Il semblait, vraiment, que le château des
+Carpathes aurait pu se défendre rien que par la seule impraticabilité de
+ses approches. Et peut-être Rotzko espérait-il qu'il se présenterait de
+tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir: il n'en fut
+rien.
+
+Au-delà de la zone des blocs et des excavations, la crête antérieure du
+plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le château se
+dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne désert, d'où,
+depuis tant d'années, l'épouvante éloignait les habitants du pays.
+
+Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient
+aborder le burg par sa courtine latérale, celle qui était orientée vers
+le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak étaient arrivés devant la
+courtine de l'est, c'est qu'en côtoyant la gauche du Plesa, ils avaient
+laissé à droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux
+directions, en effet, dessinent un angle très ouvert, dont le sommet est
+formé par le donjon central. Du côté nord, d'ailleurs, il aurait été
+impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait
+ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les
+irrégularités du plateau, s'élevait à une assez grande hauteur.
+
+Peu importait, en somme, que tout accès fût interdit de ce côté, puisque
+le jeune comte ne songeait point à dépasser les murailles du château.
+
+Il était sept heures et demie, lorsque Franz de Télek et Rotzko
+s'arrêtèrent à la limite extrême du plateau d'Orgall. Devant eux se
+développait ce farouche entassement noyé d'ombre, et confondant sa
+teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche,
+l'enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d'angle.
+C'était là, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crénelé, que
+grimaçait le hêtre, dont les branches contorsionnées témoignaient des
+violentes rafales du sud-ouest à cette hauteur.
+
+En vérité, le berger Frik ne s'était point trompé. Si l'on s'en
+rapportait à elle, la légende ne donnait plus que trois années
+d'existence au vieux burg des barons de Gortz.
+
+Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, dominées
+par le donjon trapu du centre. Là, sans doute, sous cet amas confus se
+cachaient encore des salles voûtées, vastes et sonores, longs corridors
+dédaléens, des réduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en
+possèdent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre
+habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier
+descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont
+personne ne pourrait connaître le secret. Et plus le jeune comte y
+songeait, plus il s'attachait à cette idée que Rodolphe de Gortz avait
+dû se réfugier entre les remparts isolés de son château des Carpathes.
+
+Rien, d'ailleurs, ne décelait la présence d'hôtes quelconques à
+l'intérieur du donjon. Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées,
+pas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien--pas
+même un cri d'oiseau--ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure.
+
+Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette
+enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas
+des armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées
+accablantes, son coeur gros de souvenirs.
+
+Rotzko, qui voulait laisser le jeune comte à lui-même, avait eu soin de
+se mettre à l'écart. Il ne se fût pas permis de l'interrompre par une
+seule observations Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif'
+du Plesa, la vallée des deux Sils commença à s'emplir d'ombre, il
+n'hésita plus.
+
+«Mon maître, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientôt sur huit
+heures.»
+
+Franz ne parut pas l'entendre.
+
+Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel
+avant que les auberges soient fermées.
+
+--Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi,
+répondit Franz.
+
+--Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du
+col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'être
+vus en la traversant.
+
+--Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le
+village.»
+
+Le jeune comte n'avait pas bougé de la place où il s'était arrêté en
+arrivant sur le plateau d'Orgall.
+
+«N'oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera
+difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous
+parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si
+j'insiste...
+
+--Oui... partons... Rotzko... Je te suis...»
+
+Et il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg,
+peut-être par un de ces pressentiments secrets dont le coeur est
+inhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le
+docteur Patak disait l'avoir été dans le fossé, au pied de la
+courtine?...
+
+Non! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... Il
+pouvait aller et venir à la surface du plateau, et s'il l'avait voulu,
+rien ne l'eût empêché de faire le tour de l'enceinte, en longeant le
+rebord de la contrescarpe...
+
+Et peut-être le voulait-il?
+
+C'est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois:
+
+«Venez-vous, mon maître?...
+
+--Oui... oui...», répondit Franz.
+
+Et il restait immobile.
+
+Le plateau d'Orgall était déjà obscur. L'ombre élargie du massif, en
+remontant vers le sud, dérobait l'ensemble des constructions, dont les
+contours ne présentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientôt rien
+n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites
+fenêtres du donjon.
+
+«Mon maître... venez donc!» répéta Rotzko.
+
+Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion,
+où se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague...
+
+Franz s'arrêta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu à
+peu.
+
+C'était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée
+d'un long vêtement blanc.
+
+Mais ce costume, n'était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette
+scène finale d'Orlando, où Franz de Télek l'avait vue pour la dernière
+fois?
+
+Oui! et c'était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune
+comte, son regard si pénétrant attaché sur lui...
+
+«Elle!... Elle!...» s'écria-t-il.
+
+Et, se précipitant, il eût roulé jusqu'aux assises de la muraille, si
+Rotzko ne l'eût retenu...
+
+L'apparition s'effaça brusquement. C'est à peine si la Stilla s'était
+montrée pendant une minute...
+
+Peu importait! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces
+mots lui échappèrent:
+
+«Elle... elle... vivante!»
+
+
+
+
+XII
+
+
+Était-ce possible? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais
+revoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion!... Il
+n'avait pas été le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme
+lui!... C'était bien la grande artiste, vêtue de son costume d'Angélica,
+telle qu'elle s'était montrée au public à sa représentation d'adieu au
+théâtre San-Carlo!
+
+L'effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme
+adorée, celle qui allait devenir comtesse de Télek, était enfermée
+depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines! Ainsi, celle que
+Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu! Ainsi, tandis
+qu'on le rapportait mourant à son hôtel, le baron Rodolphe avait pu
+pénétrer chez la Stilla, l'enlever, l'entraîner dans ce château des
+Carpathes, et ce n'était qu'un cercueil vide que toute la population
+avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples!
+
+Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens.
+Cela tenait du prodige, cela était invraisemblable, et Franz aurait dû
+se le répéter jusqu'à l'obstination... Oui!... mais un fait dominait: la
+Stilla avait été enlevée par le baron de Gortz, puisqu'elle était dans
+le burg!... Elle était vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de
+cette muraille!... Il y avait là une certitude absolue.
+
+Le jeune comte cherchait pourtant à se remettre du désordre de ses
+idées, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule: arracher à
+Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonnière au château des
+Carpathes!
+
+«Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, écoute-moi... comprends-moi
+surtout... car il me semble que la raison va m'échapper...
+
+--Mon maître... mon cher maître!
+
+--A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'à elle... elle!... ce soir
+même...
+
+--Non... demain...
+
+--Ce soir, te dis-je!... Elle est là... Elle m'a vu comme je la
+voyais... Elle m'attend...
+
+--Eh bien... je vous suivrai...
+
+--Non!... J'irai seul.
+
+--Seul?...
+
+--Oui.
+
+--Mais comment pourrez-vous pénétrer dans le burg, puisque Nic Deck ne
+l'a pas pu?...
+
+--J'y entrerai, te dis-je.
+
+--La poterne est fermée...
+
+--Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une
+brèche... j'y passerai...
+
+--Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... vous ne le
+voulez pas?...
+
+--Non!... Nous allons nous séparer, et c'est en nous séparant que tu
+pourras me servir...
+
+--Je vous attendrai donc ici?...
+
+--Non, Rotzko.
+
+--Où irai-je alors?...
+
+--A Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. Il est
+inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, où tu
+resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan dès
+le matin... c'est-à-dire... non... attends encore quelques heures. Puis,
+pars pour Karlsburg... Là, tu préviendras le chef de la police... Tu lui
+raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que
+l'on donne l'assaut au burg!... Délivrez-la!... Ah! ciel de Dieu...
+elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz!...»
+
+Et, tandis que ces phrases entrecoupées étaient jetées par le jeune
+comte, Rotzko voyait la surexcitation de son maître s'accroître et se
+manifester par les sentiments désordonnés d'un homme qui ne se possède
+plus.
+
+Va... Rotzko! s'écria-t-il une dernière fois.--Vous le voulez?...
+
+--je le veux!»
+
+Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'à obéir.
+D'ailleurs, Franz s'était éloigné, et, déjà l'ombre le dérobait aux
+regards du soldat.
+
+Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à
+partir. Alors l'idée lui vint que les efforts de Franz seraient
+inutiles, qu'il ne parviendrait même pas à franchir l'enceinte, qu'il
+serait forcé de revenir au village de Vulkan... peut-être le
+lendemain... peut-être cette nuit... Tous deux iraient alors à
+Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le
+ferait avec les agents de l'autorité... on aurait raison de ce Rodolphe
+de Gortz... on lui arracherait l'infortunée Stilla... on fouillerait ce
+burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin...
+quand tous les diables de l'enfer seraient réunis pour le défendre!
+
+Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre
+la route du col de Vulkan.
+
+Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait déjà
+contourné le bastion d'angle qui la flanquait à gauche.
+
+Mille pensées se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute
+maintenant sur la présence du baron de Gortz dans le burg, puisque la
+Stilla y était séquestrée... Ce ne pouvait être que lui qui était là...
+La Stilla vivante!... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'à
+elle?... Comment arriverait-il à l'entraîner hors du château?... Il ne
+savait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... Les obstacles
+que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'était pas la
+curiosité qui le poussait au milieu de ces ruines, c'était la passion,
+c'était son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui!
+vivante!... après avoir cru qu'elle était morte, et il l'arracherait à
+Rodolphe de Gortz!
+
+A la vérité, Franz s'était dit qu'il ne pourrait avoir accès que par la
+courtine du sud, où s'ouvrait la poterne à laquelle aboutissait le
+pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas à tenter d'escalader
+ces hautes murailles, continua-t-il de longer la crête du plateau
+d'Orgall, dès qu'il eut tourné l'angle du bastion.
+
+De jour, cela n'eût point offert de difficultés. En pleine nuit, la lune
+n'étant pas encore levée--une nuit épaissie par ces brumes qui se
+condensent entre les montagnes--c'était plus que hasardeux. Au danger
+des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du fossé, se joignait
+celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-être l'éboulement.
+
+Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi près que possible les
+zigzags de la contrescarpe, tâtant de la main et du pied, afin de
+s'assurer qu'il ne s'en éloignait pas. Soutenu par une force surhumaine,
+il se sentait en outre guidé par un extraordinaire instinct qui ne
+pouvait le tromper.
+
+Au-delà du bastion se développait la courtine du sud, celle avec
+laquelle le pont-levis établissait une communication, lorsqu'il n'était
+pas relevé contre la poterne.
+
+A partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. Entre
+les énormes rocs qui hérissaient le plateau, suivre la contrescarpe
+n'était plus praticable, et il fallait s'en éloigner. Que l'on se figure
+un homme cherchant à se reconnaître au milieu d'un champ de Carnac, dont
+les dolmens et les menhirs seraient disposés sans ordre. Et pas un
+repère pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait
+jusqu'au faîte du donjon central!
+
+Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc énorme qui lui fermait
+tout passage, là rampant entre les roches, ses mains déchirées aux
+chardons et aux broussailles, sa tête effleurée par des couples
+d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de crécelle.
+
+Ah! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors
+comme elle avait sonné pour Nic Deck et le docteur? Pourquoi cette
+lumière intense qui les avait enveloppés ne s'allumait-elle pas
+au-dessus des créneaux du donjon? Il eût marché vers ce son, il eût
+marché vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sirène
+d'alarme ou les éclats d'un phare!
+
+Non!... Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à
+quelques pas.
+
+Cela dura près d'une heure. A la déclivité du sol qui se prononçait sur
+sa gauche, Franz sentait qu'il s'était égaré. Ou bien avait-il descendu
+plus bas que la poterne? Peut-être s'était-il avancé au-delà du
+pont-levis?
+
+Il s'arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel côté
+devait-il se diriger? Quelle rage le prit à la pensée qu'il serait
+obligé d'attendre le jour!... Mais alors il serait vu des gens du
+burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait
+sur ses gardes...
+
+C'était la nuit, c'était dès cette nuit même qu'il importait de pénétrer
+dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas à s'orienter au milieu de ces
+ténèbres!
+
+Un cri lui échappa... un cri de désespoir.
+
+«Stilla... s'écria-t-il, ma Stilla!...»
+
+En était-il à penser que la prisonnière pût l'entendre, qu'elle pût lui
+répondre?...
+
+Et, pourtant, à vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyèrent les
+échos du Plesa.
+
+Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. Une lueur se glissait à
+travers l'ombre-une lueur assez vive, dont le foyer devait être placé à
+une certaine hauteur.
+
+«Là est le burg... là!» se dit-il.
+
+Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait
+venir que du donjon central.
+
+Étant donné sa surexcitation mentale, Franz n'hésita pas à croire que
+c'était la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle
+l'avait reconnu, au moment où il l'apercevait lui-même sur le
+terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'était elle qui lui adressait
+ce signal, c'était elle qui lui indiquait la route à suivre pour arriver
+jusqu'à la poterne...
+
+Franz se dirigea vers cette lumière, dont l'éclat s'accroissait à mesure
+qu'il s'en rapprochait. Comme il était porté trop à gauche sur le
+plateau d'Orgall, il fut obligé de remonter d'une vingtaine de pas à
+droite, et, après quelques tâtonnements, il retrouva le rebord de la
+contrescarpe.
+
+La lumière brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle
+venait de l'une des fenêtres du donjon.
+
+Franz allait ainsi se trouver en face des derniers
+obstacles--insurmontables peut-être!
+
+En effet, puisque la poterne était fermée, le pont-levis relevé, il
+faudrait qu'il se laissât glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis,
+que ferait-il devant une muraille qui se dresserait à cinquante pieds
+au-dessus de lui?...
+
+Franz s'avança vers l'endroit où s'appuyait le pont-levis, lorsque la
+poterne était ouverte...
+
+Le pont-levis était baissé.
+
+Sans même prendre le temps de réfléchir, Franz franchit le tablier
+branlant du pont, et mit la main sur la porte...
+
+Cette porte s'ouvrit.
+
+Franz se précipita sous la voûte obscure. Mais à peine avait-il marché
+quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la
+poterne...
+
+Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou
+redescendent le col de Vulkan ne connaissent du château des Carpathes
+que son aspect extérieur. A la respectueuse distance où la crainte
+arrêtait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne
+présente aux regards que l'énorme amas de pierres d'un burg en ruine.
+
+Mais, à l'intérieur de l'enceinte, le burg était-il si délabré qu'on
+devait le supposer? Non. A l'abri de ses murs solides, les bâtiments
+restés intacts de la vieille forteresse féodale auraient encore pu loger
+toute une garnison.
+
+Vastes salles voûtées, caves profondes, corridors multiples, cours dont
+l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, réduits
+souterrains où n'arrivait jamais la lumière du jour, escaliers dérobés
+dans l'épaisseur des murs, casemates éclairées par les étroites
+meurtrières de la courtine, donjon central à trois étages avec
+appartements suffisamment habitables, couronné d'une plate-forme
+crénelée, entre les diverses constructions de l'enceinte,
+d'interminables couloirs capricieusement enchevêtrés, montant jusqu'au
+terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de
+l'infrastructure, çà et là quelques citernes, où se recueillaient les
+eaux pluviales et dont l'excédent s'écoulait vers le torrent du Nyad,
+enfin de longs tunnels, non bouchés comme on le croyait, et qui
+donnaient accès sur la route du col de Vulkan,--tel était l'ensemble de
+ce château des Carpathes, dont le plan géométral offrait un système
+aussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de
+Crète.
+
+Tel que Thésée, pour conquérir la fille de Minos, c'était aussi un
+sentiment intense, irrésistible qui venait d'attirer le jeune comte à
+travers les infinis méandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane
+qui servit à guider le héros grec?
+
+Franz n'avait eu qu'une pensée, pénétrer dans cette enceinte, et il y
+avait réussi. Peut-être aurait-il dû se faire cette réflexion: à savoir
+que le pont-levis, relevé jusqu'à ce jour, semblait s'être expressément
+rabattu pour lui livrer passage!... Peut-être aurait-il dû s'inquiéter
+de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derrière lui!...
+Mais il n'y songeait même pas. Il était enfin dans ce château, où
+Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour
+arriver jusqu'à elle.
+
+La galerie, dans laquelle Franz s'était élancé, large, haute, à voûte
+surbaissée, se trouvait plongée alors au milieu de la plus complète
+obscurité, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un
+pied sûr.
+
+Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant
+sur un parement dont la surface salpêtrée s'effritait sous sa main. Il
+n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient
+des résonances lointaines. Un courant tiède, chargé d'un relent de
+vétusté, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se fût fait à
+l'autre extrémité de cette galerie.
+
+Après avoir dépassé un pilier de pierre qui contrebutait le dernier
+angle à gauche, Franz se trouva à l'entrée d'un couloir sensiblement
+plus étroit. Rien qu'en étendant les bras, il en touchait le revêtement.
+
+Il s'avança ainsi, le corps penché, tâtonnant du pied et de la main, et
+cherchant à reconnaître si ce couloir suivait une direction rectiligne.
+
+A deux cents pas environ à partir du pilier d'angle, Franz sentit que
+cette direction s'infléchissait vers la gauche pour prendre, cinquante
+pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers
+la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon?
+
+Franz essaya d'accélérer sa marche; mais, à chaque instant, il était
+arrêté soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par
+un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il
+rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des
+ramifications latérales. Mais tout était obscur, insondable, et c'est en
+vain qu'il cherchait à s'orienter au sein de ce labyrinthe, véritable
+travail de taupes.
+
+Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se
+fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait à craindre, c'était qu'une
+trappe mal fermée cédât sous son pied, et le précipitât au fond d'une
+oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait
+quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs,
+mais s'avançant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait même pas le
+loisir de la réflexion.
+
+Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni à monter ni à descendre,
+c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours intérieures,
+ménagées entre les divers bâtiments de l'enceinte, et il y avait chance
+que ce couloir aboutît au donjon central, à la naissance même de
+l'escalier.
+
+Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus
+direct entre la poterne et les bâtiments du burg. Oui, et au temps où la
+famille de Gortz l'habitait, il n'était pas nécessaire de s'engager à
+travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face
+à la poterne, à l'opposé de la première galerie, s'ouvrait sur la place
+d'armes, au milieu de laquelle s'élevait le donjon; mais elle était
+condamnée, et Franz n'avait pas même pu en reconnaître la place.
+
+Une heure s'était passée pendant que le jeune comte allait au hasard des
+détours, écoutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant
+crier ce nom de la Stilla, que les échos auraient pu répercuter
+jusqu'aux étages du donjon. Il ne se décourageait point, et il irait
+tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable
+obstacle ne l'obligerait pas à s'arrêter.
+
+Cependant, sans qu'il s'en rendît compte, Franz était exténué déjà.
+Depuis son départ de Werst, il n'avait rien mangé. Il souffrait de la
+faim et de la soif. Son pas n'était plus sûr, ses jambes fléchissaient.
+Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vêtement, sa
+respiration était devenue haletante, son coeur battait précipitamment.
+
+Il devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied
+gauche, ne rencontra plus le sol.
+
+Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une
+seconde.
+
+Il y avait là un escalier.
+
+Cet escalier s'enfonçait dans les fondations du château, et peut-être
+n'avait-il pas d'issue?
+
+Franz n'hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le
+développement suivait une direction oblique par rapport au couloir.
+
+Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un
+second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres
+détours.
+
+Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, brisé de fatigue, il
+venait de s'arrêter, lorsqu'un point lumineux apparut à deux ou trois
+centaines de pieds en avant.
+
+D'où provenait cette lueur? Était-ce simplement quelque phénomène
+naturel, l'hydrogène d'un feu follet qui se serait enflammé à cette
+profondeur? N'était-ce pas plutôt un falot, porté par une des personnes
+qui habitaient le burg?
+
+«Serait-ce elle?...» murmura Franz.
+
+Et il lui revint à la pensée qu'une lumière avait déjà paru, comme pour
+lui indiquer l'entrée du château, lorsqu'il était égaré entre les roches
+du plateau d'Orgall. Si c'était la Stilla qui lui avait montré cette
+lumière à l'une des fenêtres du donjon, n'était-ce pas elle encore qui
+cherchait à le guider à travers les sinuosités de cette substruction?
+
+A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un
+mouvement.
+
+Une clarté diffuse plutôt qu'un point lumineux, paraissait emplir une
+sorte d'hypogée à l'extrémité du couloir.
+
+Hâter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient à peine le
+soutenir, c'est à quoi se décida Franz, et après avoir franchi une
+étroite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte.
+
+Cette crypte, en bon état de conservation, haute d'une douzaine de
+pieds, se développait circulairement sur un diamètre à peu près égal.
+Les nervures de sa voûte, que portaient les chapiteaux de huit piliers
+ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle
+était enchâssée une ampoule de verre, pleine d'une lumière jaunâtre.
+
+En face de la porte, établie entre deux des piliers, il existait une
+autre porte, qui était fermée et dont les gros clous, rouillés à leur
+tête, indiquaient la place où s'appliquait l'armature extérieure des
+verrous.
+
+Franz se redressa, se traîna jusqu'à cette seconde porte, chercha à en
+ébranler les lourds montants...
+
+Ses efforts furent inutiles.
+
+Quelques meubles délabrés garnissaient la crypte; ici, un lit ou plutôt
+un grabat en vieux coeur de chêne, sur lequel étaient jetés différents
+objets de literie; là, un escabeau aux pieds tors, une table fixée au
+mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles,
+un large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison
+froide, une grosse miche de pain, semblable à du biscuit de mer. Dans un
+coin murmurait une vasque, alimentée par un filet liquide, et dont le
+trop-plein s'écoulait par une perte ménagée à la base de l'un des
+piliers.
+
+Ces dispositions préalablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un hôte
+était attendu dans cette crypte, ou plutôt un prisonnier dans cette
+prison! Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par
+ruse?
+
+Dans le désarroi de ses pensées, Franz n'en eut pas même le soupçon.
+Épuisé par le besoin et la fatigue, il dévora les aliments déposés sur
+la table, il se désaltéra avec le contenu du broc; puis il se laissa
+tomber en travers de ce lit grossier, où un repos de quelques minutes
+pouvait lui rendre un peu de ses forces.
+
+Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses idées, il lui sembla qu'elles
+s'échappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir.
+
+Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches? Sa
+volonté était-elle engourdie à ce point qu'il ne fût plus maître de ses
+actes?...
+
+«Non! se dit-il, je n'attendrai pas!... Au donjon... il faut que
+j'arrive au donjon cette nuit même!...» Tout à coup, la clarté factice
+que versait l'ampoule encastrée à la clef de voûte s'éteignit, et la
+crypte fut plongée dans une complète obscurité.
+
+Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pensée s'endormit
+ou, pour mieux dire, s'arrêta brusquement, comme l'aiguille d'une
+horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil étrange, ou plutôt
+une torpeur accablante, un absolu anéantissement de l'être, qui ne
+provenait pas de l'apaisement de l'esprit...
+
+Combien de temps avait duré ce sommeil, Franz ne sut le constater,
+lorsqu'il se réveilla. Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l'heure.
+Mais la crypte était baignée de nouveau d'une lumière artificielle.
+
+Franz s'éloigna hors de son lit, fit quelques pas du côté de la première
+porte: elle était toujours ouverte;--vers la seconde porte: elle était
+toujours fermée.
+
+Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine.
+
+Si son corps était remis des fatigues de la veille, il se sentait la
+tête à la fois vide et pesante.
+
+«Combien de temps ai-je dormi? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il
+jour?...»
+
+A l'intérieur de la crypte, il n'y avait rien de changé, si ce n'est que
+la lumière avait été rétablie, la, nourriture renouvelée, le broc rempli
+d'une eau claire.
+
+Quelqu'un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet
+accablement torpide? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du
+burg?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz...
+Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses
+semblables?
+
+Ce n'était pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait
+encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait à la poterne,
+il sortirait du château...
+
+Sortir?... Il se souvint alors que la poterne s'était refermée derrière
+lui...
+
+Eh bien! il chercherait à gagner le mur d'enceinte, et par une des
+embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors...
+Coûte que coûte, il fallait qu'avant une heure, il se fût échappé du
+burg...
+
+Mais la Stilla... Renoncerait-il à parvenir jusqu'à elle?...
+Partirait-il sans l'avoir arrachée à Rodolphe de Gortz?...
+
+Non! et ce dont il n'aurait pu venir à bout, il le ferait avec le
+concours des agents que Rotzko avait dû ramener de Karlsburg au village
+de Werst... On se précipiterait à l'assaut de la vieille enceinte... on
+fouillerait le burg de fond en comble!...
+
+Cette résolution prise, il s'agissait de la mettre à exécution sans
+perdre un instant.
+
+Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il était
+arrivé, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derrière la seconde
+porte de la crypte.
+
+C'était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient--lentement.
+
+Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et,
+retenant sa respiration, il écouta...
+
+Les pas semblaient se poser à intervalles réguliers, comme s'ils eussent
+monté d'une marche à une autre. Nul doute qu'il y eût là un second
+escalier, qui reliait la crypte aux cours intérieures.
+
+Pour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il
+portait à sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main.
+
+Si c'était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se
+jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors
+d'état de le suivre; puis, s'élançant par cette nouvelle issue, il
+tenterait d'atteindre le donjon.
+
+Si c'était le baron Rodolphe de Gortz--et il reconnaîtrait bien l'homme
+qu'il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de
+San-Carlo--, il le frapperait sans pitié.
+
+Cependant les pas s'étaient arrêtés au palier qui formait le seuil
+extérieur.
+
+Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrît...
+
+Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au
+jeune comte.
+
+C'était la voix de la Stilla... oui!... mais sa voix un peu affaiblie
+avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes
+modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait
+être mort avec l'artiste.
+
+Et la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de
+Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst:
+
+ Nel giardino de' mille fiori,
+ Andiamo, mio cuore...
+
+Ce chant pénétrait Franz jusqu'au plus profond de son âme... Il
+l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla
+semblait l'inviter à la suivre, répétant:
+
+ Andiamo, mio cuore... andiamo...
+
+Et pourtant la porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage!... Ne
+pourrait-il donc arriver jusqu'à la Stilla, la prendre entre ses bras,
+l'entraîner hors du burg?... «Stilla... ma Stilla...» s'écria-t-il.
+
+Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets.
+
+Déjà le chant semblait s'affaiblir... la voix s'éteindre... les pas
+s'éloigner...
+
+Franz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains
+aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait
+presque plus.
+
+C'est alors qu'une effroyable pensée lui traversa l'esprit comme un
+éclair.
+
+«Folle!... s'écria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas
+reconnu... puisqu'elle n'a pas répondu!... Depuis cinq ans, enfermée
+ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est
+égarée...»
+
+Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en
+feu...
+
+«Moi aussi... je sens que ma raison s'égare!... répétait-il. Je sens que
+je vais devenir fou... fou comme elle...»
+
+Il allait et venait à travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans
+sa cage...
+
+«Non! répéta-t-il, non!... Il ne faut pas que ma tête se perde!... Il
+faut que je sorte du burg... J'en sortirai!»
+
+Et il s'élança vers la première porte...
+
+Elle venait de se fermer sans bruit.
+
+Franz ne s'en était pas aperçu, pendant qu'il écoutait la voix de la
+Stilla...
+
+Après avoir été emprisonné dans l'enceinte du burg, il était maintenant
+emprisonné dans la crypte.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Franz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de
+réfléchir, la compréhension des choses, l'intelligence nécessaire pour
+en déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul
+sentiment qui persistait en lui, c'était le souvenir de la Stilla,
+c'était l'impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne
+lui renvoyaient plus.
+
+Avait-il donc été le jouet d'une illusion? Non, mille fois non! C'était
+bien la Stilla qu'il avait entendue tout à l'heure, et c'était bien elle
+qu'il avait vue sur le bastion du château.
+
+Alors cette pensée le reprit, cette pensée qu'elle était privée de
+raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une
+seconde fois.
+
+«Folle! se répéta-t-il. Oui!... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma
+voix... puisqu'elle n'a pas pu répondre... folle... folle!»
+
+Et cela n'était que trop vraisemblable!
+
+Ah! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entraîner au château de
+Krajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient
+bien lui rendre la raison!
+
+Voilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs
+heures s'écoulèrent avant qu'il eût repris possession de lui-même.
+
+Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos
+de ses pensées.
+
+«Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment?... Dès qu'on rouvrira
+cette porte!... Oui!... C'est pendant mon sommeil que l'on vient
+renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir...»
+
+Un soupçon lui vint alors: c'est que l'eau du broc devait renfermer
+quelque substance soporifique... S'il avait été plongé dans ce lourd
+sommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait,
+c'était pour avoir bu de cette eau... Eh bien! il n'en boirait plus...
+Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette
+table... Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt...
+
+Bientôt?... Qu'en savait-il?... En ce moment, le soleil montait-il vers
+le zénith ou s'abaissait-il sur l'horizon?... Faisait-il jour ou nuit?
+
+Aussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d'un pas, qui se fût
+approché de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant
+jusqu'à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante,
+l'oeil égaré, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous
+l'oppression d'une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à
+travers le joint des portes.
+
+Soudain, à l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle
+plus frais arriver à ses lèvres.
+
+En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un
+peu de l'air du dehors?
+
+Oui... il y avait un passage qu'on ne soupçonnait pas sous l'ombre du
+pilier.
+
+Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté
+qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un
+instant.
+
+Là s'arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les
+murailles s'élevaient d'une centaine de pieds. On eût dit le fond d'un
+puits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel
+tombait un peu d'air et de clarté.
+
+Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice supérieur de
+ce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la
+margelle.
+
+Le soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet
+angle lumineux tendait à se rétrécir.
+
+Il devait être environ cinq heures du soir.
+
+De là cette conséquence, c'est que le sommeil de Franz se serait
+prolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il
+n'eût été provoqué par une boisson soporifique.
+
+Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst
+l'avant-veille, 11 juin, c'était la journée du 13 qui allait
+s'achever...
+
+Si humide que fût l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira à pleins
+poumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s'il avait espéré qu'une
+évasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite
+détrompé. Tenter de s'élever le long de ses parois, qui ne présentaient
+aucune saillie, était impraticable.
+
+Franz revint à l'intérieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir
+que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'état dans
+lequel elles se trouvaient.
+
+La première porte--par laquelle il était arrivé était très solide, très
+épaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés
+dans une gâche de fer: donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux.
+
+La seconde porte--derrière laquelle s'était fait entendre la voix de la
+Stilla--semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par
+endroits... Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un
+passage de ce côté.
+
+«Oui... c'est par là... c'est par là!...» se dit Franz, qui avait repris
+son sang-froid.
+
+Mais il n'y avait pas de temps à perdre, car il était probable que
+quelqu'un entrerait dans la crypte, dès qu'on le supposerait endormi
+sous l'influence de la boisson somnifère.
+
+Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'espérer, la moisissure
+ayant rongé le bois autour de l'armature métallique qui retenait les
+verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en
+détacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s'arrêtant
+parfois, prêtant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors.
+
+Trois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s'ouvrait
+en grinçant sur ses gonds.
+
+Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins
+étouffant.
+
+En ce moment, l'angle lumineux ne se découpait plus à l'orifice du
+puits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat.
+La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques
+étoiles brillaient à l'ovale de la margelle, comme si on les eût
+regardées par le tube d'un long télescope. De petits nuages s'en
+allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent
+avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphère indiquaient aussi que la
+lune, à demi pleine encore, avait dépassé l'horizon des montagnes de
+l'est.
+
+Il devait être à peu près neuf heures du soir.
+
+Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l'eau
+de la vasque, ayant d'abord renversé celle du broc. Puis, fixant son
+couteau à sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derrière lui.
+
+Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunée Stilla,
+errant à travers ces galeries souterraines?... A cette pensée, son coeur
+battait à se rompre.
+
+Dès qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il
+l'avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en
+le montant,--soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il
+avait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait
+donc de quelque huit pieds qu'il fût revenu au niveau du sol.
+
+N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor,
+dont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua
+d'avancer.
+
+Une demi-heure s'écoula, sans qu'il eût été arrêté ni par une porte ni
+par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empêché de reconnaître
+sa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau
+d'Orgall.
+
+Après une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit
+haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût
+interminable, quand un obstacle l'arrêta.
+
+C'était la paroi d'un mur de briques.
+
+Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre
+ouverture.
+
+Il n'y avait aucune issue de ce côté.
+
+Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait conçu d'espoir se
+brisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se
+dérobèrent, il tomba le long de la muraille.
+
+Mais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont
+les briques disjointes adhéraient à peine et s'ébranlaient sous les
+doigts.
+
+«Par là... oui!... par là!...» s'écria Franz.
+
+Et il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu'un bruit se fit
+entendre de l'autre côté.
+
+Franz s'arrêta.
+
+Le bruit n'avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière
+arrivait à travers la crevasse.
+
+Franz regarda.
+
+Là était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de
+délabrement le temps et l'abandon l'avaient réduite: une voûte à demi
+effondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers
+gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un
+fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique
+flamboyant; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque
+ancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d'autel
+dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la
+toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait été épargné par les
+rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d'où
+pendait une corde jusqu'à terre,--la corde de cette cloche, qui tintait
+quelquefois, à l'inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur
+la route du col.
+
+Dans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux
+intempéries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant à
+la main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière.
+
+Franz reconnut aussitôt cet homme.
+
+C'était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique
+société pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet
+original que l'on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se
+parlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la
+poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions
+au service de Rodolphe de Gortz!
+
+Si donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence
+du baron au château des Carpathes, même après l'apparition de la Stilla,
+ce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses
+yeux.
+
+Qu'avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée
+de la nuit?
+
+Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez
+distinctement.
+
+Orfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de
+fer,-auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d'une bobine déposée
+dans un coin de la chapelle. Et telle était l'attention qu'il apportait
+à ce travail qu'il n'eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci
+avait été à même de s'approcher;
+
+Ah! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'élargir
+n'était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré
+dans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l'aurait obligé
+à le conduire au donjon...
+
+Mais peut-être était-il heureux qu'il fût hors d'état de le faire, car,
+en cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait
+payer de sa vie les secrets qu'il venait de découvrir!
+
+Quelques minutes après l'arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans
+la chapelle.
+
+C'était le baron Rodolphe de Gortz.
+
+L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne
+semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le
+fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés
+en arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites.
+
+Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait
+Orfanik.
+
+Et voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux
+hommes.
+
+
+
+
+XV
+
+
+«Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?--je viens de
+l'achever.
+
+--Tout est préparé dans les casemates des bastions?
+
+--Tout.
+
+--Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au
+donjon?
+
+--Ils le sont.
+
+--Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps
+de nous enfuir?
+
+--Nous l'aurons.
+
+--A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était
+libre?
+
+--Il l'est.»
+
+Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant
+repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la
+chapelle.
+
+«Ah! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui
+tenteront de forcer ton enceinte!»
+
+Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune
+comte.
+
+«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik.
+
+Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait
+dans l'auberge du _Roi Mathias_.
+
+Est-ce que l'attaque est pour cette nuit?
+
+--Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour.
+
+--Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?--Depuis deux heures,
+avec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg.
+
+Eh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de
+Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous
+ceux qui lui viendront en aide.»
+
+Puis, au bout de quelques moments:
+
+«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais
+savoir qu'il établissait une communication entre le château et le
+village de Werst...--On ne le saura pas; je détruirai ce fil.» A notre
+avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes,
+qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait
+pas tarder à être révélée.
+
+A cette époque--nous ferons très particulièrement remarquer que cette
+histoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIXe siècle,
+--l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme
+«l'âme de l'univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements.
+L'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur oeuvre.
+
+Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec
+une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques,
+arrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se
+disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait
+l'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles
+eussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se
+voir dans des glaces reliées par des fils, grâce à l'invention du
+téléphote.].
+
+Depuis bien des années déjà, Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de
+Gortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de
+l'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses
+admirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le
+méritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu
+d'un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que
+l'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables.
+
+Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik,
+talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa
+bourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que
+le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait
+seul à en profiter.
+
+Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa
+façon, étaient bien de nature à s'entendre. Aussi, depuis leur
+rencontre, ne se séparèrent-ils plus--pas même lorsque le baron de Gortz
+suivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie.
+
+Mais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable
+artiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui
+avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à
+perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires
+effets.
+
+Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla,
+le baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était
+devenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il
+était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y
+enfermer avec lui.
+
+Lorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs
+de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant
+du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de
+lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen
+d'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet,
+il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et
+c'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que
+nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était
+nécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon.
+
+En réalité, ce qui restait du burg--et notamment le donjon central--,
+était moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne
+l'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il
+fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux
+travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et
+alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns.
+
+Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et
+Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays
+en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une
+intervention diabolique.
+
+Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au
+courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il
+donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en
+douter? Oui, si l'on réussissait à établir une communication
+téléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du _Roi
+Mathias_, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir
+chaque soir.
+
+C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans
+les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine
+isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut
+déroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier
+travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une
+nuit au _Roi Mathias_, afin de raccorder ce fil à la grande salle de
+l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener
+l'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette
+fenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant
+placé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du
+feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement
+disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que
+le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au _Roi
+Mathias_, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait.
+
+Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement
+troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en
+écarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné
+depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à
+l'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit
+d'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon.
+A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on
+sait ce qui en résulta.
+
+C'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le
+baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se
+passait à Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait
+pris Nic Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix
+menaçante se fit soudain entendre dans la salle du _Roi Mathias_ pour
+l'en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa
+résolution malgré cette menace,. le baron de Gortz décida-t-il de lui
+infliger une telle leçon qu'il perdît l'envie d'y jamais revenir. Cette
+nuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à
+fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de
+nature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au
+campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de
+sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale,
+formidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements
+épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au
+moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du
+fossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le
+courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge
+électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé
+le forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du
+pont-levis.
+
+Ainsi que le baron de Gortz le pensait, après l'apparition de ces
+inexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal
+tourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent,
+personne n'eût voulu s'approcher--même à deux bons milles de ce château
+des Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels.
+
+Rodolphe de Gortz devait donc se croire à l'abri de toute curiosité
+importune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Wertz.
+
+Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres,
+sa présence à l'auberge du _Roi Mathias_ fut aussitôt signalée par le
+fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma
+avec le souvenir des événements qui s'étaient passés à Naples. Et non
+seulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du
+burg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes
+superstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui
+protégeait le château des Carpathes, il s'engageait même à prévenir les
+autorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes
+ces légendes!
+
+Aussi le baron de Gortz résolut-il d'attirer Franz de Télek dans le
+burg, et l'on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix
+de la Stilla, envoyée à l'auberge du _Roi Mathias_ par l'appareil
+téléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route
+pour s'approcher du château; l'apparition de la cantatrice sur le
+terre-plein du bastion lui avait donné l'irrésistible désir d'y
+pénétrer; une lumière, montré à une des fenêtres du donjon, l'avait
+guidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond
+de cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore
+entendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où
+des aliments lui étaient apportés alors qu'il dormait d'un sommeil
+léthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et
+dont la porte s'était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir
+du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en
+pourrait jamais sortir.
+
+Tels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse
+de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême
+dépit, le baron savait que l'éveil avait été donné par Rotzko qui,
+n'ayant point suivi son maître à l'intérieur du château, avait prévenu
+les autorités de Karlsburg. Une escouade d'agents était arrivée au
+village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte
+partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se
+défendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic
+Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit
+guère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'étaient-ils
+déterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient
+plus que le moment d'agir. Un courant électrique était préparé pour
+mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le
+donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à
+lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le
+temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion
+dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte
+du château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que
+jamais on ne retrouverait leurs traces.
+
+Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz
+l'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une
+communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le
+village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être
+anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale
+aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron
+de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir,--fuir en entraînant la
+Stilla, inconsciente...
+
+Ah! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se
+jeter sur ces deux hommes!... il les aurait terrassés, il les aurait
+frappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher
+l'effroyable ruine!
+
+Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas
+après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle,
+Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et,
+Dieu aidant, il ferait justice!
+
+Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne
+les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir?
+Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou
+quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le
+donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg
+communiquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne
+rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir.
+
+En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de
+Gortz et Orfanik.
+
+«Il n'y a plus rien à faire ici?
+
+--Rien.
+
+--Alors séparons-nous.
+
+--Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le
+château?...
+
+--Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan.
+
+--Mais vous?...
+
+--Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant.
+
+--Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous
+attendre?
+
+--A Bistritz.
+
+--Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre
+volonté.
+
+--Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois
+pendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des
+Carpathes!»
+
+Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait
+quitté la chapelle.
+
+Bien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette
+conversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de
+parler Rodolphe de Gortz.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Le désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu'en mettant
+le baron de Gortz hors d'état d'exécuter son projet.
+
+Il était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'être découvert,
+Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez
+facilement; mais son épaisseur était telle qu'une demi-heure s'écoula
+avant que l'ouverture fût assez large pour lui livrer passage.
+
+Dès que Franz eut mis pied à l'intérieur de cette chapelle ouverte à
+tous les vents, il se sentit ranimé par l'air du dehors. A travers les
+déchirures de la nef et l'embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir
+de légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques
+étoiles que faisait pâlir l'éclat de la lune montant sur l'horizon.
+
+Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle,
+et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C'est
+pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s'avança-t-il vers le
+chevet.
+
+En cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires,
+son pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de
+la voûte.
+
+Enfin, à l'extrémité du chevet, derrière le retable de l'autel, près
+d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue céder sous sa
+poussée.
+
+Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte.
+
+C'était par là que le baron de Gortz et Orfanik étaient entrés dans la
+chapelle, et c'était par là qu'ils venaient d'en sortir.
+
+Dès que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu
+d'une complète obscurité. Après nombre de détours, sans avoir eu ni à
+monter ni à descendre, il était certain de s'être maintenu au niveau des
+cours intérieures.
+
+Une demi-heure plus tard, l'obscurité parut être moins profonde: une
+demi-clarté se glissait à travers quelques ouvertures latérales de la
+galerie.
+
+Franz put marcher plus rapidement, et il déboucha dans une large
+casemate, ménagée sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle
+gauche de la courtine.
+
+Cette casemate était percée d'étroites meurtrières, par lesquelles
+pénétraient les rayons de la lune.
+
+A l'opposé il y avait une porte ouverte.
+
+Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrières,
+afin de respirer cette fraîche brise de la nuit durant quelques
+secondes.
+
+Mais, au moment où il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou
+trois ombres, qui se mouvaient à l'extrémité inférieure du plateau
+d'Orgall, éclairé jusqu'au sombre massif de la sapinière.
+
+Franz regarda.
+
+Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des
+arbres--sans doute les agents de Karlsburg, ramenés par Rotzko.
+S'étaient-ils donc décidés à opérer de nuit, dans l'espoir de surprendre
+les hôtes du château, ou attendaient-ils en cet endroit les premières
+lueurs de l'aube?
+
+Quel effort Franz dut faire sur lui-même pour retenir le cri prêt à lui
+échapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et
+reconnaître sa voix! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et,
+avant que les agents eussent escaladé l'enceinte, Rodolphe de Gortz
+aurait le temps de mettre son appareil en activité et de s'enfuir par le
+tunnel.
+
+Franz parvint à se maîtriser et s'éloigna de la meurtrière. Puis, la
+casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la
+galerie.
+
+Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se
+déroulait dans l'épaisseur du mur.
+
+Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes?
+Il avait lieu de le croire.
+
+Cependant, cet escalier ne devait pas être l'escalier principal qui
+accédait aux divers étages. Il ne se composait que d'une suite
+d'échelons circulaires, disposés comme les filets d'une vis à
+l'intérieur d'une cage étroite et obscure.
+
+Franz monta sans bruit, écoutant, mais n'entendant rien, et, au bout
+d'une vingtaine de marches, il s'arrêta sur un palier.
+
+Là, une porte s'ouvrait attenant à la terrasse, dont le donjon était
+entouré à son premier étage.
+
+Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de
+s'abriter derrière le parapet, il regarda dans la direction du plateau
+d'Orgall.
+
+Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapinière, et rien
+n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg.
+
+Décidé à rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se fût enfui par le
+tunnel du col, Franz contourna l'étage et arriva devant une autre porte,
+où la vis de l'escalier reprenait sa révolution ascendante.
+
+Il mit le pied sur la première marche, appuya ses deux mains aux parois,
+et commença à monter.
+
+Toujours même silence.
+
+L'appartement du premier étage n'était point habité.
+
+Franz se hâta d'atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages
+supérieurs.
+
+Lorsqu'il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de
+marche. Là se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus
+élevé du donjon, celui que couronnait la plate-forme crénelée, où
+flottait autrefois l'étendard des barons de Gortz.
+
+La paroi, à gauche du palier, était percée d'une porte, fermée en ce
+moment.
+
+A travers le trou de la serrure, dont la clef était en dehors, filtrait
+un vif rayon de lumière.
+
+Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l'intérieur de l'appartement.
+
+En appliquant son oeil à la serrure, il ne distingua que la partie
+gauche d'une chambre, qui était très éclairée, la partie droite étant
+plongée dans l'ombre.
+
+Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui
+s'ouvrit.
+
+Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses
+murs circulaires s'appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en
+se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des
+tentures épaisses, d'anciennes tapisseries à personnages, recouvraient
+ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils,
+escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenêtres pendaient
+d'épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarté
+intérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur
+lequel s'amortissaient les pas.
+
+L'arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant,
+Franz fut surtout frappé du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle
+était baignée d'ombre ou de lumière.
+
+A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde
+obscurité.
+
+A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée
+d'étoffes noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil
+de concentration, placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être
+aperçu.
+
+A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un
+écran à hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier,
+que l'écran entourait d'une sorte de pénombre.
+
+Près du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait
+une boîte rectangulaire.
+
+Cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont
+le couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un
+cylindre métallique.
+
+Dès son entrée dans la salle, Franz s'aperçut que le fauteuil était
+occupé.
+
+Là, en effet, il y avait une personne qui gardait une complète
+immobilité, la tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières
+closes, le bras droit étendu sur la table, la main appuyée sur la partie
+antérieure de la boîte.
+
+C'était Rodolphe de Gortz.
+
+Était-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu
+passer cette dernière nuit à l'extrême étage du vieux donjon?
+
+Non!... Cela ne pouvait être, d'après ce que Franz lui avait entendu
+dire à Orfanik.
+
+Le baron de Gortz était seul dans cette chambre, d'ailleurs, et,
+conformément aux ordres qu'il avait reçus, il n'était pas douteux que
+son compagnon ne se fût déjà enfui par le tunnel.
+
+Et la Stilla?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il
+voulait l'entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes,
+avant qu'il n'eût été détruit par l'explosion?... Et pour quelle autre
+raison aurait-il regagné cette salle, où elle devait venir, chaque soir,
+l'enivrer de son chant?...
+
+Où était donc la Stilla?...
+
+Franz ne la voyait ni ne l'entendait...
+
+Après tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la
+merci du jeune comte!... Franz saurait bien le contraindre à parler.
+Mais, étant donné l'état de surexcitation où il se trouvait, n'allait-il
+pas se jeter sur cet homme qu'il haïssait comme il en était haï, qui lui
+avait enlevé la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par
+lui... et le frapper?...
+
+Franz vint se poster derrière le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas à
+faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête
+perdue, il levait la main...
+
+Soudain la Stilla apparut.
+
+Franz laissa tomber son couteau sur le tapis.
+
+La Stilla était debout sur l'estrade, en pleine lumière, sa chevelure
+dénouée, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de
+l'Angélica d'Orlando, telle qu'elle s'était montrée sur le bastion du
+burg. Ses yeux, fixés sur le jeune comte, le pénétraient jusqu'au fond
+de l'âme...
+
+Il était impossible que Franz ne fût pas vu d'elle, et, pourtant, la
+Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas
+les lèvres pour lui parler... Hélas! elle était folle!
+
+Franz allait s'élancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour
+l'entraîner au-dehors...
+
+La Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le
+baron de Gortz s'était penché vers elle. Au paroxysme de l'extase, le
+dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une
+liqueur divine. Tel il était autrefois aux représentations des théâtres
+d'Italie, tel il était alors au milieu de cette salle, dans une solitude
+infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine!
+
+Oui! la Stilla chantait!... Elle chantait pour lui... rien que pour
+lui!... C'était comme un souffle s'exhalant de ses lèvres, qui
+semblaient être immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonnée, du
+moins son âme d'artiste lui était-elle restée toute entière!
+
+Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas
+entendue depuis cinq longues années... Il s'absorbait dans l'ardente
+contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui
+était là, vivante, comme si quelque miracle l'eût ressuscitée à ses
+yeux!
+
+Et ce chant de la Stilla, n'était-ce pas entre tous celui qui devait
+faire vibrer plus vivement au coeur de Franz les cordes du souvenir?
+Oui! il avait reconnu le finale de la tragique scène d'_Orlando_, ce
+finale où l'âme de la cantatrice s'était brisée sur cette dernière
+phrase:
+
+ Innamorata, mio cuore tremante,
+ Voglio morire...
+
+Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se
+disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait été sur le
+théâtre de San-Carlo!... Non!... Elle ne mourrait pas entre les lèvres
+de la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d'adieu...
+
+Franz ne respirait plus... Toute sa vie était attachée à ce chant...
+Encore quelques mesures, et ce chant s'achèverait dans toute son
+incomparable pureté...
+
+Mais voici que la voix commence à faiblir... On dirait que la Stilla
+hésite en répétant ces mots d'une douleur poignante:
+
+ Voglio morire...
+
+La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois
+tombée sur la scène?...
+
+Elle ne tombe pas, mais le chant s'arrête à la même mesure, à la même
+note qu'au théâtre de San-Carlo...
+
+Elle pousse un cri... et c'est le même cri que Franz avait entendu ce
+soir-là...
+
+Et pourtant, la Stilla est toujours là, debout, immobile, avec son
+regard adoré,--ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses
+de son âme...
+
+Franz s'élance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors
+de ce château...
+
+A ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se
+relever.
+
+«Franz de Télek!... s'écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu
+s'échapper...»
+
+Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l'estrade:
+
+«Stilla... ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici...
+vivante...
+
+--Vivante... la Stilla... vivante!...» s'écrie le baron de Gortz.
+
+Et cette phrase ironique s'achève dans un éclat de rire, où l'on sent
+tout l'emportement de la rage.
+
+«Vivante!... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien! que Franz de Télek
+essaie donc de me l'enlever!»
+
+Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment
+fixés sur lui...
+
+A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est
+échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile...
+
+Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la
+malheureuse folle...
+
+Il est trop tard... le couteau la frappe au coeur...
+
+Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec
+les mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la
+Stilla...
+
+Franz est demeuré inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est
+devenu fou, lui aussi?...
+
+Et alors Rodolphe de Gortz de s'écrier:
+
+«La Stilla échappe encore à Franz de Télek!... Mais sa voix... sa voix
+me reste... Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à
+personne!»
+
+Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces
+l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade.
+
+Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il saisit la
+boîte déposée sur la table, il se précipite hors de la salle, il descend
+au premier étage du donjon; puis, arrivé sur la terrasse, il la
+contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une détonation
+retentit.
+
+Rotzko, posté au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron
+de Gortz.
+
+Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boîte
+qu'il serrait entre ses bras.
+
+Il poussa un cri terrible.
+
+«Sa voix... sa voix!... répétait-il. Son âme... l'âme de la Stilla...
+Elle est brisée... brisée... brisée!...»
+
+Et alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le
+long de la terrasse, criant toujours: «Sa voix... sa voix!... Ils m'ont
+brisé sa voix!... Qu'ils soient maudits!»
+
+Puis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck
+cherchaient à escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des
+agents de police.
+
+Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif
+du Plesa. Des gerbes de flammes s'élevèrent jusqu'aux nuages, et une
+avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan.
+
+Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des
+Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes à la
+surface du plateau d'Orgall.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+On ne l'a point oublié, en se reportant à la conversation du baron et de
+Orfanik, l'explosion ne devait détruire le château qu'après le départ de
+Rodolphe de Gortz. Or, au moment où cette explosion s'était produite, il
+était impossible que le baron eût eu le temps de s'enfuir par le tunnel
+sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du
+désespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de
+Gortz avait-il provoqué une catastrophe immédiate dont il devait avoir
+été la première victime? Après les incompréhensibles paroles qui lui
+étaient échappées, au moment où la balle de Rotzko venait de briser la
+boîte qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du
+burg?
+
+En tout cas, il fut très heureux que les agents, surpris par le coup de
+fusil de Rotzko, se trouvassent encore à une certaine distance, lorsque
+l'explosion ébranla le massif. C'est à peine si quelques-uns furent
+atteints par les débris qui tombèrent au pied du plateau d'Orgall.
+Seuls, Rotzko et le forestier étaient alors au bas de la courtine, et,
+en vérité, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas été écrasés sous cette
+pluie de pierres.
+
+L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et
+les agents parvinrent, sans trop de peine, à franchir l'enceinte, en
+remontant le fossé, qui avait été à demi comblé par le renversement des
+murailles.
+
+Cinquante pas au-delà de la courtine, un corps fut relevé au milieu des
+décombres, à la base du donjon.
+
+C'était celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays--entre
+autres maître Koltz--le reconnurent sans hésitation.
+
+Quant à Rotzko et à Nic Deck, ils ne songeaient qu'à retrouver le jeune
+comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les délais convenus entre
+son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'échapper du château.
+
+Mais Rotzko n'osait espérer qu'il eût survécu, qu'il ne fût pas une
+victime de la catastrophe; aussi pleurait-il à grosses larmes, et Nic
+Deck ne savait comment le calmer.
+
+Cependant, après une demi-heure de recherches, le jeune comte fut
+retrouvé au premier étage du donjon, sous un arc-boutement de la
+muraille, qui l'avait empêché d'être écrasé.
+
+«Mon maître... mon pauvre maître...
+
+--Monsieur le comte...»
+
+Ce furent les premières paroles que prononcèrent Rotzko et Nic Deck,
+lorsqu'ils se penchèrent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il
+n'était qu'évanoui.
+
+Franz rouvrit les veux; mais son regard sans fixité ne semblait ni
+reconnaître Rotzko ni l'entendre.
+
+Nic Deck, qui avait soulevé le jeune comte dans ses bras, lui parla
+encore; il ne fit aucune réponse.
+
+Ces derniers mots du chant de la Stilla s'échappaient seuls de sa
+bouche:
+
+ Innamorata... Voglio morire...
+
+Franz de Télek était fou.
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison,
+n'aurait jamais eu l'explication des derniers phénomènes dont le château
+des Carpathes avait été le théâtre, sans les révélations qui furent
+faites dans les circonstances que voici:
+
+Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'était convenu, que
+le baron de Gortz vînt le rejoindre à la bourgade de Bistritz. En ne le
+voyant pas reparaître, il s'était demandé s'il n'avait pas été victime
+de l'explosion. Poussé alors par la curiosité autant que par
+l'inquiétude, il avait quitté la bourgade, il avait repris la route de
+Werst, et il était revenu rôder aux environs du burg.
+
+Mal lui en prit, car les agents de la police ne tardèrent pas à
+s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le
+connaissait et de longue date.
+
+Une fois dans la capitale du comitat, en présence des magistrats devant
+lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulté de répondre
+aux questions qui lui furent posées au cours de l'enquête ordonnée sur
+cette catastrophe.
+
+Nous avouerons même que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne
+parut pas émouvoir autrement ce savant égoïste et maniaque, qui n'avait
+à coeur que ses inventions.
+
+En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma
+que la Stilla était morte, et--ce sont les expressions mêmes dont il se
+servit--, qu'elle était enterrée et bien enterrée depuis cinq ans dans
+le cimetière du Campo Santo Nuovo, à Naples.
+
+Cette affirmation ne fut pas le moindre des étonnements que devait
+provoquer cette étrange aventure.
+
+En effet, si la Stilla était morte, comment se faisait-il que Franz eût
+pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir
+apparaître sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant,
+lorsqu'il était enfermé dans la crypte?... Enfin comment l'avait-il
+retrouvée vivante dans la chambre du donjon?
+
+Voici l'explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être
+inexplicables.
+
+On se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz,
+lorsque le bruit s'était répandu que la Stilla avait pris la résolution
+de quitter le théâtre pour devenir comtesse de Télek. L'admirable talent
+de l'artiste, c'est-à-dire toutes ses satisfactions de dilettante,
+allaient lui manquer.
+
+Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils
+phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la
+cantatrice se proposait de chanter à ses représentations d'adieu. Ces
+appareils étaient merveilleusement perfectionnés à cette époque, et
+Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait
+aucune altération, ni dans son charme, ni dans sa pureté.
+
+Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent
+installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée
+pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se gravèrent sur
+leurs plaques, cavatines, romances d'opéras ou de concerts, entre
+autres, la mélodie de Stéfano et cet air final d'Orlando qui fut
+interrompu par la mort de la Stilla.
+
+Voici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s'enfermer au
+château des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les
+chants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non
+seulement il entendait la Stilla, comme s'il eût été dans sa loge, mais
+--ce qui peut paraître absolument incompréhensible--, il la voyait comme
+si elle eût été vivante, devant ses yeux.
+
+C'était un simple artifice d'optique.
+
+On n'a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique
+portrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son
+costume blanc de l'Angélica d'Orlando et sa magnifique chevelure
+dénouée. Or, au moyen de glaces inclinées suivant un certain angle
+calculé par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant éclairait ce portrait
+placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi
+«réelle» que lorsqu'elle était pleine de vie et dans toute la splendeur
+de sa beauté. C'est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur
+le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait
+apparaître, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Télek; c'est grâce à
+ce même appareil que le jeune comte avait revu la Stilla dans la salle du
+donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de
+ses chants.
+
+Tels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une
+manière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le
+dire, c'est avec une fierté sans égale qu'il se déclara l'auteur de ces
+inventions géniales, qu'il avait portées au plus haut degré de
+perfection.
+
+Cependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers
+phénomènes, ou plutôt ces «trucs», pour employer le mot consacré, ce
+qu'il ne s'expliquait pas, c'était pourquoi le baron de Gortz, avant
+l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du
+Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brisé
+l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet
+objet, c'était l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant
+de la Stilla, c'était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre
+une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet
+appareil détruit, c'était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et,
+fou de désespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg.
+
+Le baron Rodolphe de Gortz a été inhumé dans le cimetière de Werst avec
+les honneurs dus à l'ancienne famille qui finissait en sa personne.
+Quant au jeune comte de Télek, Rotzko l'a fait transporter au château de
+Krajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui
+a volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants
+de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il
+y prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d'autrefois, il
+semble que son âme s'essaie à revivre dans les souvenirs de cet
+inoubliable passé.
+
+De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la
+raison, et c'est par lui qu'on a connu les détails de cette dernière
+nuit au château des Carpathes.
+
+Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck
+fut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les
+fiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils
+revinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle
+chambre de sa maison.
+
+Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d'une façon
+naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit
+plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner
+--Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au _Roi Mathias_--,
+elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maître
+Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de
+Werst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces
+braves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances.
+
+Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles,
+ne cesse de répéter à qui veut l'entendre:
+
+«Eh bien! ne l'avais-je pas dit?... Des génies dans le burg!... Est-ce
+qu'il existe des génies!»
+
+Mais personne ne l'écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses
+railleries dépassent la mesure.
+
+Du reste, le magister Hermod n'a pas cessé de baser ses leçons sur
+l'étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune
+génération du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde
+hantent les ruines du château des Carpathes.
+
+Fin
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES ***
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+ The Project Gutenberg eBook of Le château des Carpathes, par Jules Verne.
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+The Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Le château des Carpathes
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+Author: Jules Verne
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+Posting Date: January 12, 2012 [EBook #5082]
+Release Date: February, 2004
+[This file was first posted on April 18, 2002]
+[Last updated: July 4, 2012]
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+Produced by Norm Wolcott.
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+<tr><td><a href="#I"><b>I, </b></a>
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+<a href="#XV"><b>XV, </b></a>
+<a href="#XVI"><b>XVI, </b></a>
+<a href="#XVII"><b>XVII, </b></a>
+<a href="#XVIII"><b>XVIII</b></a></td></tr>
+</table>
+
+<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2>
+
+<p>Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il
+en conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance?
+Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout arrive,&mdash;on a
+presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n'est point
+vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources
+scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de
+le mettre au rang des légendes. D'ailleurs, il ne se crée plus de
+légendes au déclin de ce pratique et positif XIX<sup>e</sup> siècle, ni en
+Bretagne, la contrée des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des
+brownies et des gnomes, ni en Norvège, la patrie des ases, des elfes,
+des sylphes et des valkyries, ni même en Transylvanie, où le cadre des
+Carpathes se prête si naturellement à toutes les évocations
+psychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain
+est encore très attaché aux superstitions des premiers âges.</p>
+
+<p>Ces provinces de l'extrême Europe, M. de Gérando les a décrites, Élisée
+Reclus les a visitées. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire
+sur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance? peut-être,
+mais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils
+l'eussent racontée, l'un avec la précision d'un annaliste, l'autre avec
+cette poésie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage.</p>
+
+<p>Puisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire
+pour eux.</p>
+
+<p>Le 29 mai de cette année-là, un berger surveillait son troupeau à la
+lisière d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une
+vallée fertile, boisée d'arbres à tiges droites, enrichie de belles
+cultures. Ce plateau élevé, découvert, sans abri, les galernes, qui sont
+les vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un rasoir
+de barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe&mdash;et
+parfois de très près.</p>
+
+<p>Ce berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de bucolique
+dans son attitude. Ce n'était pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou
+Mélibée. Le Lignon ne murmurait point à ses pieds ensabotés de gros
+socques de bois: c'était la Silvalaque, dont les eaux fraîches et
+pastorales eussent été dignes de couler à travers les méandres du roman
+de l'Astrée.</p>
+
+<p>Frik, Frik du village de Werst&mdash;ainsi se nommait ce rustique pâtour&mdash;,
+aussi mal tenu de sa personne que ses bêtes, bon à loger dans cette
+sordide crapaudière, bâtie à l'entrée du village, où ses moutons et ses
+porcs vivaient dans une révoltante prouacrerie&mdash;, seul mot, emprunté de
+la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat.</p>
+
+<p><i>L'immanum pecus</i> paissait donc sous la conduite dudit Frik,&mdash;<i>immanior
+ipse</i>. Couché sur un tertre matelassé d'herbe, il dormait d'un &oelig;il,
+veillant de l'autre, sa grosse pipe à la bouche, parfois sifflant ses
+chiens, lorsque quelque brebis s'éloignait du pâturage, ou donnant un
+coup de bouquin que répercutaient les échos multiples de la montagne.</p>
+
+<p>Il était quatre heures après midi. Le soleil commençait à décliner.
+Quelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante,
+s'éclairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la chaîne
+laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux
+qui filtre par une porte entrouverte.</p>
+
+<p>Ce système orographique appartenait à la portion la plus sauvage de la
+Transylvanie, comprise sous la dénomination de comitat de Klausenburg ou
+Kolosvar.</p>
+
+<p>Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, «l'Erdely»
+en magyar, c'est-à-dire «le pays des forêts». Elle est limitée par la
+Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie à l'ouest. Étendue sur
+soixante mille kilomètres carrés, soit six millions d'hectares&mdash;à peu
+près le neuvième de la France&mdash;, c'est une sorte de Suisse, mais de
+moitié plus vaste que le domaine helvétique, sans être plus peuplée.
+Avec ses plateaux livrés à la culture, ses luxuriants pâturages, ses
+vallées capricieusement dessinées, ses cimes sourcilleuses, la
+Transylvanie, zébrée par les ramifications d'origine plutonique des
+Carpathes, est sillonnée de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la
+Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, à quelques milles
+au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 mètres.], ferment le défilé
+de la chaîne des Balkans sur la frontière de la Hongrie et de l'empire
+ottoman.</p>
+
+<p>Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siècle
+de l'ère chrétienne. L'indépendance dont il jouissait sous jean Zapoly
+et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Léopold I<sup>er</sup>, qui
+l'annexa à l'Autriche. Mais, quelle qu'ait été sa constitution
+politique, il est resté le commun habitat de diverses races qui s'y
+coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les
+Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le
+temps et les circonstances finiront par «magyariser» au profit de
+l'unité transylvaine.</p>
+
+<p>A quel type se raccordait le berger Frik? Était-ce un descendant
+dégénéré des anciens Daces? Il eût été malaisé de se prononcer, à voir
+sa chevelure en désordre, sa face machurée, sa barbe en broussailles,
+ses sourcils épais comme deux brosses à crins rougeâtres, ses yeux pers,
+entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide était circonscrit du
+cercle sénile. C'est qu'il est âgé de soixante-cinq ans,&mdash;il y a lieu
+de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon
+jaunâtre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dédaignerait pas
+d'en saisir la silhouette, lorsque, coiffé d'un chapeau de sparterie,
+vrai bouchon de paille, il s'accote sur son bâton à bec de corbin,
+aussi immobile qu'un roc.</p>
+
+<p>Au moment où les rayons pénétraient à travers la brisure de l'ouest,
+Frik se retourna; puis, de sa main à demi fermée, il se fit un
+porte-vue&mdash;comme il en eût fait un porte-voix pour être entendu au loin
+et il regarda très attentivement.</p>
+
+<p>Dans l'éclaircie de l'horizon, à un bon mille, mais très amoindri par
+l'éloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique château
+occupait, sur une croupe isolée du col de Vulkan, la partie supérieure
+d'un plateau appelé le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une éclatante
+lumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que
+présentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l'&oelig;il du
+pâtour fût doué d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque
+détail de cette masse lointaine.</p>
+
+<p>Soudain le voilà qui s'écrie en hochant la tête:</p>
+
+<p>«Vieux burg!... Vieux burg!... Tu as beau te carrer sur ta base!...
+Encore trois ans, et tu auras cessé d'exister, puisque ton hêtre n'a
+plus que trois branches!» Ce hêtre, planté à l'extrémité de l'un des
+bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une
+fine découpure de papier, et c'est à peine s'il eût été visible pour
+tout autre que Frik à cette distance. Quant à l'explication de ces
+paroles du berger, qui étaient provoquées par une légende relative au
+château, elle sera donnée en son temps.</p>
+
+<p>«Oui! répéta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la
+quatrième est tombée cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je
+n'en compte plus que trois à l'enfourchure... Plus que trois, vieux
+burg... plus que trois!»</p>
+
+<p>Lorsqu'on prend un berger par son côté idéal, l'imagination en fait
+volontiers un être rêveur et contemplatif; il s'entretient avec les
+planètes; il confère avec les étoiles; il lit dans le ciel. Au vrai,
+c'est généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité
+publique lui attribue aisément le don du surnaturel; il possède des
+maléfices; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux
+gens et aux bêtes&mdash;ce qui est tout un dans ce cas; il vend des poudres
+sympathiques; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas
+jusqu'à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres
+enchantées, et les brebis infécondes rien qu'en les regardant de l'&oelig;il
+gauche? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays.
+Même au milieu des campagnes plus civilisées, on ne passe pas devant un
+berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour
+significatif, en le saluant du nom de «pasteur» auquel il tient. Un coup
+de chapeau, cela permet d'échapper aux malignes influences, et sur les
+chemins de la Transylvanie, ou ne s'y épargne pas plus qu'ailleurs.</p>
+
+<p>Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d'apparitions
+fantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui
+obéissaient; à en croire celui-là, on le rencontrait, au déclin de la
+lune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contrées le grand
+bissexte, achevalé sur la vanne des moulins, causant avec les loups ou
+rêvant aux étoiles.</p>
+
+<p>Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des
+contre-charmes. Mais, observation à noter, il était lui-même aussi
+crédule que sa clientèle, et s'il ne croyait pas à ses propres
+sortilèges, du moins ajoutait-il foi aux légendes qui couraient le pays.</p>
+
+<p>On ne s'étonnera donc pas qu'il eût tiré ce pronostic relatif à la
+disparition prochaine du vieux burg, puisque le hêtre était réduit à
+trois branches, ni qu'il eût hâte d'en porter la nouvelle à Werst.</p>
+
+<p>Après avoir rassemblé son troupeau en beuglant à pleins poumons à
+travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village.
+Ses chiens le suivaient harcelant les bêtes&mdash;deux demi-griffons bâtards,
+hargneux et féroces, qui semblaient plutôt propres à dévorer des moutons
+qu'à les garder. Il y avait là une centaine de béliers et de brebis,
+dont une douzaine d'antenais de première année, le reste en animaux de
+troisième et de quatrième année, soit de quatre et de six dents.</p>
+
+<p>Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le biró Koltz, lequel payait à
+la commune un gros droit de brébiage, et qui appréciait fort son pâtour
+Frik, le sachant très habile à la tonte, et très entendu au traitement
+des maladies, muguet, affilée, avertin, douve, encaussement, falère,
+clavelée, piétin, rabuze et autres affections d'origine pécuaire.</p>
+
+<p>Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, près
+de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des
+bêlements.</p>
+
+<p>Au sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes
+champs. Là ondulaient les magnifiques épis d'un blé très haut sur tige,
+très long de chaume; là s'étendaient quelques plantations de ce
+«koukouroutz», qui est le maïs du pays. Le chemin conduisait à la
+lisière d'une forêt de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres.
+Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtré par le cailloutis
+du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois débitées par les
+scieries de l'amont.</p>
+
+<p>Chiens et moutons s'arrêtèrent sur la rive droite de la rivière et se
+mirent à boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des
+roseaux.</p>
+
+<p>Werst n'était plus qu'à trois portées de fusil, au-delà d'une épaisse
+saulaie, formée de francs arbres et non de ces têtards rabougris, qui
+touffent à quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se
+développait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui
+porte ce nom, occupe une saillie sur le versant méridional des massifs
+du Plesa.</p>
+
+<p>La campagne était déserte à cette heure. C'est seulement à la nuit
+tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait
+pu, chemin faisant, échanger le bonjour traditionnel. Son troupeau
+désaltéré, il allait s'engager entre les plis de la vallée, lorsqu'un
+homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! l'ami!» cria-t-il au pâtour.</p>
+
+<p>C'était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. On les
+rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus
+modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser:
+ils parlent toutes les langues. Celui-ci était-il italien, saxon ou
+valaque? Personne n'eût pu le dire; mais il était juif, juif polonais,
+grand, maigre, nez busqué, barbe en pointe, front bombé, yeux très vifs.</p>
+
+<p>Ce colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et
+de petites horloges. Ce qui n'était pas renfermé dans la balle
+assujettie par de fortes bretelles sur ses épaules, lui pendait au cou
+et à la ceinture: un véritable brelandinier, quelque chose comme un
+étalagiste ambulant.</p>
+
+<p>Probablement ce juif avait le respect et peut-être la crainte salutaire
+qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans
+cette langue roumaine, qui est formée du latin et du slave, il dit avec
+un accent étranger:</p>
+
+<p>«Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami?</p>
+
+<p>&mdash;Oui... suivant le temps, répondit Frik.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau.</p>
+
+<p>&mdash;Et j'irai mal demain, car il pleuvra.</p>
+
+<p>&mdash;Il pleuvra?... s'écria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans
+votre pays?</p>
+
+<p>&mdash;Les nuages viendront cette nuit... et de là-bas... du mauvais côté de
+la montagne.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi voyez-vous cela?</p>
+
+<p>&mdash;A la laine de mes moutons, qui est rèche et sèche comme un cuir tanné.</p>
+
+<p>&mdash;Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes...</p>
+
+<p>&mdash;Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison.</p>
+
+<p>&mdash;Encore faut-il posséder une maison, pasteur.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous des enfants? dit Frik.</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Etes-vous marié?</p>
+
+<p>&mdash;Non.»</p>
+
+<p>Et Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le
+demander à ceux que l'on rencontre.</p>
+
+<p>Puis, il reprit:</p>
+
+<p>«D'où venez-vous, colporteur?...</p>
+
+<p>&mdash;D'Hermanstadt.»</p>
+
+<p>Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la
+quittant, on trouve la vallée de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au
+bourg de Petroseny.</p>
+
+<p>«Et vous allez?...</p>
+
+<p>&mdash;A Kolosvar.»</p>
+
+<p>Pour arriver à Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la
+vallée du Maros; puis, par Karlsburg, en suivant les premières assises
+des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une
+vingtaine de milles [Environ 150 kilomètres.] au plus.</p>
+
+<p>En vérité, ces marchands de thermomètres, baromètres et patraques,
+évoquent toujours l'idée d'êtres à part, d'une allure quelque peu
+hoffmanesque. Cela tient à leur métier. Ils vendent le temps sous toutes
+ses formes, celui qui s'écoule, celui qu'il fait, celui qu'il fera,
+comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des
+cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison
+Saturne et C<sup>ie</sup> à l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut
+l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans
+étonnement, cet étalage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne
+connaissait pas la destination.</p>
+
+<p>«Eh! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, à quoi sert ce
+bric-à-brac, qui cliquète à votre ceinture comme les os d'un vieux
+pendu?</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est des choses de valeur, répondit le forain, des choses utiles
+à tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;A tout le monde, s'écria Frik, en clignant de l'&oelig;il,&mdash;même à des
+bergers?...</p>
+
+<p>&mdash;Même à des bergers.</p>
+
+<p>&mdash;Et cette mécanique?...</p>
+
+<p>&mdash;Cette mécanique, répondit le juif en faisant sautiller un thermomètre
+entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand
+je grelotte sous ma houppelande.»</p>
+
+<p>Évidemment, cela devait suffire à un pâtour, qui ne s'inquiétait guère
+des pourquoi de la science.</p>
+
+<p>«Et cette grosse patraque avec son aiguille? reprit-il en désignant un
+baromètre anéroïde.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il
+fera beau demain ou s'il pleuvra...&mdash;Vrai?...</p>
+
+<p>&mdash;Vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! répliqua Frik, je n'en voudrais point, quand ça ne coûterait
+qu'un kreutzer. Rien qu'à voir les nuages traîner dans la montagne ou
+courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps
+vingt-quatre heures à l'avance? Tenez, vous voyez cette brumaille qui
+semble sourdre du sol?... Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour
+demain.»</p>
+
+<p>En réalité, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se
+passer d'un baromètre.</p>
+
+<p>«Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge? reprit le
+colporteur.</p>
+
+<p>&mdash;Une horloge?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance
+sur ma tête. C'est le soleil de là-haut. Voyez-vous, l'ami, lorsqu'il
+s'arrête sur la pointe du Rodük, c'est qu'il est midi, et lorsqu'il
+regarde à travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six heures. Mes
+moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme mes moutons.
+Gardez donc vos patraques.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, répondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients que
+les pâtours, j'aurais de la peine à faire fortune! Ainsi, vous n'avez
+besoin de rien?...</p>
+
+<p>&mdash;Pas même de rien.»</p>
+
+<p>Du reste, toute cette marchandise à bas prix était de fabrication très
+médiocre, les baromètres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau
+fixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou des
+minutes trop courtes&mdash;enfin de la pure camelote. Le berger s'en doutait
+peut-être et n'inclinait guère à se poser en acheteur. Toutefois, au
+moment où il allait reprendre son bâton, le voilà qui secoue une sorte
+de tube, suspendu à la bretelle du colporteur, en disant:</p>
+
+<p>«A quoi sert ce tuyau que vous avez là?...</p>
+
+<p>&mdash;Ce tuyau n'est pas un tuyau.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce donc un gueulard?»</p>
+
+<p>Et le berger entendait par là une sorte de vieux pistolet à canon évasé.</p>
+
+<p>«Non, dit le juif, c'est une lunette.»</p>
+
+<p>C'était une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq à six fois
+les objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le même
+résultat.</p>
+
+<p>Frik avait détaché l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le
+retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les
+cylindres.</p>
+
+<p>Puis, hochant la tête «Une lunette? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aperçois les
+dernières roches jusqu'à la tête du Retyezat, et les derniers arbres au
+fond des défilés du Vulkan.</p>
+
+<p>&mdash;Sans cligner?...</p>
+
+<p>&mdash;Sans cligner. C'est la rosée qui me vaut ça, lorsque je dors du soir
+au matin à la belle étoile. Voilà qui vous nettoie proprement la
+prunelle.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi... la rosée? répondit le colporteur. Elle rendrait plutôt
+aveugle...</p>
+
+<p>&mdash;Pas les bergers.</p>
+
+<p>&mdash;Soit! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore meilleurs,
+lorsque je les mets au bout de ma lunette.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait à voir.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez en y mettant les vôtres...</p>
+
+<p>&mdash;Moi?...</p>
+
+<p>&mdash;Essayez.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne me coûtera rien? demanda Frik, très méfiant de sa nature.</p>
+
+<p>&mdash;Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m'acheter la mécanique.»</p>
+
+<p>Bien rassuré à cet égard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent
+ajustés par le colporteur. Puis, ayant fermé l'&oelig;il gauche, il appliqua
+l'oculaire à son &oelig;il droit.</p>
+
+<p>Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en
+remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le
+braqua vers le village de Werst.</p>
+
+<p>«Eh! eh! dit-il, c'est pourtant vrai... Ça porte plus loin que mes
+yeux... Voilà la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck,
+le forestier, qui revient de sa tournée, le havresac au dos, le fusil
+sur l'épaule...</p>
+
+<p>&mdash;Quand je vous le disais! fit observer le colporteur.&mdash;Oui... oui...
+c'est bien Nic! reprit le berger. Et quelle est la fille qui sort de
+la maison de maître Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour
+aller au-devant de lui?...</p>
+
+<p>&mdash;Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le
+garçon...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! oui!... c'est Miriota... la belle Miriota!... Ah! les amoureux...
+les amoureux!... Cette fois, ils n'ont qu'à se tenir, car, moi, je les
+tiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs
+mignasses!&mdash;Que dites-vous de ma machine?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh!... qu'elle fait voir au loin!»</p>
+
+<p>Pour que Frik en fût à n'avoir jamais auparavant regardé à travers une
+lunette, il fallait que le village de Werst méritât d'être rangé parmi
+les plus arriérés du comitat de Klausenburg. Et cela était, on le verra
+bientôt.</p>
+
+<p>«Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que
+Werst... Le village est trop près de nous Visez au-delà, bien au-delà,
+vous dis-je!...</p>
+
+<p>&mdash;Et ça ne me coûtera pas davantage?...</p>
+
+<p>&mdash;Pas davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Bon!... je cherche du côté de la Sil hongroise! Oui... voilà le
+clocher de Livadzel... je le reconnais à sa croix qui est manchotte d'un
+bras... Et, au-delà, dans la vallée, entre les sapins, j'aperçois le
+clocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert,
+comme s'il allait appeler ses poulettes!... Et là-bas, cette tour qui
+pointe au milieu des arbres... Ce doit être la tour de Petrilla... Mais,
+j'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est toujours le même
+prix...</p>
+
+<p>&mdash;Toujours, pasteur.»</p>
+
+<p>Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall; puis, du bout de la
+lunette, il suivait le rideau des forêts assombries sur les pentes du
+Plesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du
+burg.</p>
+
+<p>«Oui! s'écria-t-il, la quatrième branche est à terre... J'avais bien
+vu!... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison
+de la Saint-Jean... Non, personne... pas même moi!... Ce serait risquer
+son corps et son âme... Mais ne vous mettez point en peine!... Il y a
+quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu
+d'enfer... C'est le Chort!»</p>
+
+<p>Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est évoqué dans les
+conversations du pays.</p>
+
+<p>Peut-être le juif allait-il demander l'explication de ces paroles
+incompréhensibles pour qui n'était pas du village de Werst ou des
+environs, lorsque Frik s'écria, d'une voix où l'effroi se mêlait à la
+surprise:</p>
+
+<p>«Qu'est-ce donc, cette brume qui s'échappe du donjon?... Est-ce une
+brume?... Non!... On dirait une fumée... Ce n'est pas possible!...
+Depuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus!
+&mdash;Si vous voyez de la fumée là-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la
+fumée.</p>
+
+<p>&mdash;Non... colporteur, non! C'est le verre de votre machine qui se
+brouille.</p>
+
+<p>&mdash;Essuyez-le.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand je l'essuierais?»</p>
+
+<p>Frik retourna sa lunette, et, après en avoir frotté les verres avec sa
+manche, il la remit à son &oelig;il.</p>
+
+<p>C'était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. Elle
+montait droit dans l'air calme, et son panache se confondait avec les
+hautes vapeurs.</p>
+
+<p>Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur
+le burg que l'ombre ascendante commençait à gagner au niveau du plateau
+d'Orgall.</p>
+
+<p>Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui
+pendait sous son sayon:</p>
+
+<p>«Combien votre tuyau? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Un florin et demi [Environ 3 francs 60.]», répondit le colporteur.</p>
+
+<p>Et il aurait cédé sa lunette même au prix d'un florin, pour peu que Frik
+eut manifesté l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha
+pas. Visiblement sous l'empire d'une stupéfaction aussi brusque
+qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira
+l'argent.</p>
+
+<p>«C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette? demanda le
+colporteur.</p>
+
+<p>&mdash;Non... pour mon maître, le juge Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il vous remboursera...</p>
+
+<p>&mdash;Oui... les deux florins qu'elle me coûte...</p>
+
+<p>&mdash;Comment... les deux florins?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! sans doute!... Là-dessus, bonsoir, l'ami.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, pasteur.»</p>
+
+<p>Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement
+dans la direction de Werst.</p>
+
+<p>Le juif, le regardant s'en aller, hocha la tête, comme s'il avait eu à
+faire à quelque fou:</p>
+
+<p>Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma
+lunette!»</p>
+
+<p>Puis, quand il eut rajusté son étalage à sa ceinture et sur ses épaules,
+il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la
+Sil.</p>
+
+<p>Où allait-il? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le
+reverra plus.</p>
+
+<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2>
+
+<p>Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques
+géologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions
+dues à la main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps,
+l'aspect est à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques
+milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre
+travaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes
+linéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même
+uniformité de teinte sous la patine grisâtre des siècles.</p>
+
+<p>Il en était ainsi du burg,&mdash;autrement dit du château des Carpathes. En
+reconnaître les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne
+à la gauche du col de Vulkan, n'eût pas été possible. Il ne se détache
+point en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté
+de prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le
+regarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a
+peut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant,
+incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes
+n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat.</p>
+
+<p>Évidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix
+avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir la
+croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide,
+c'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène au burg. En
+ce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire Lui voyageur,
+et pour n'importe quelle rémunération, au château des Carpathes.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique
+demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée que
+l'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte de
+maître Koltz:</p>
+
+<p>A huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte,
+couleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui
+s'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant
+les dénivellations du plateau; à chaque extrémité, deux bastions
+d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est
+encore surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu; à
+gauche, quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant
+le campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par
+les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée; au
+milieu, enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à
+trois rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est
+entouré d'une terrasse circulaire; sur la plate-forme, une longue tige
+métallique, agrémentée du virolet féodal, sorte de girouette soudée par
+la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixée au sud-est.</p>
+
+<p>Quant à ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il
+existait quelque bâtiment habitable à l'intérieur, si un pont-levis et
+une poterne permettaient d'y pénétrer, on l'ignorait depuis nombre
+d'années. En réalité, bien que le château des Carpathes fût mieux
+conservé qu'il n'en avait l'air, une contagieuse épouvante, doublée de
+superstition, le protégeait non moins que l'avaient pu faire autrefois
+ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses
+tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siècles.</p>
+
+<p>Et pourtant, le château des Carpathes eût valu la peine d'être visité
+par les touristes et les antiquaires. Sa situation, à la crête du
+plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme
+supérieure du donjon, la vue s'étend jusqu'à l'extrême limite des
+montagnes. En arrière ondule la haute chaîne, si capricieusement
+ramifiée, qui marque la frontière de la Valachie. En avant se creuse le
+sinueux défilé de Vulkan, seule route praticable entre les provinces
+limitrophes. Au-delà de la vallée des deux Sils, surgissent les bourgs
+de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, groupés à l'orifice
+des puits qui servent à l'exploitation de ce riche bassin houiller.
+Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes,
+boisées à leur base, verdoyantes à leurs flancs, arides à leurs cimes,
+que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat
+s'élève à une hauteur de 2 496 mètres, et le Paring àune hauteur de 2
+414 mètres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la
+vallée du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains
+profils, noyés de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale.</p>
+
+<p>Au fond de cet entonnoir, la dépression du sol formait autrefois un lac,
+dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouvé passage à
+travers la chaîne. Maintenant, cette dépression n'est plus qu'un
+charbonnage avec ses inconvénients et ses avantages; les hautes
+cheminées de brique se mêlent aux ramures des peupliers, des sapins et
+des hêtres; les fumées noirâtres vicient l'air, saturé, jadis du parfum
+des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, à l'époque où se passe
+cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa
+main de fer, il n'a rien perdu du caractère sauvage qu'il doit à la
+nature.</p>
+
+<p>Le château des Carpathes date du XII<sup>e</sup> ou du XIII<sup>e</sup> siècle. En ce
+temps-là, sous la domination des chefs ou voïvodes, monastères, églises,
+palais, châteaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades
+ou les villages. Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des
+agressions de toutes sortes. Cet état de choses explique pourquoi
+l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent
+l'aspect d'une construction féodale, prête à la défensive. Quel
+architecte l'a édifié sur ce plateau, à cette hauteur? On l'ignore, et
+cet audacieux artiste est inconnu, à moins que ce soit le roumain
+Manoli, si glorieusement chanté dans les légendes valaques, et qui bâtit
+à Curté d'Argis le célèbre château de Rodolphe le Noir.</p>
+
+<p>Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la
+famille qui possédait ce burg. Les barons de Gortz étaient seigneurs du
+pays depuis un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres
+qui ensanglantèrent les provinces transylvaines; ils luttèrent contre
+les Hongrois, les Saxons, les Szeklers; leur nom figure dans les
+«cantices», les&mdash;«doïnes», où se perpétue le souvenir de ces
+désastreuses périodes; ils avaient pour devise le fameux proverbe
+valaque: Da pe maorte, «donne jusqu'à la mort!» et ils donnèrent, ils
+répandirent leur sang pour la cause de l'indépendance,&mdash;ce sang qui leur
+venait des Roumains, leurs ancêtres.</p>
+
+<p>On le sait, tant d'efforts, de dévouement, de sacrifices, n'ont abouti
+qu'à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette
+vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont
+écrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de
+la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance
+inébranlable qu'ils répètent ces mots, dans lequel se concentrent toutes
+leurs aspirations: Rôman on péré! «le Roumain ne saurait périr!» Vers le
+milieu du XIX<sup>e</sup> siècle, le dernier représentant des seigneurs de Gortz
+était le baron Rodolphe. Né au château des Carpathes, il avait vu sa
+famille s'éteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa
+jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens
+étaient tombés d'année en année, comme ces branches du hêtre séculaire,
+auquel la superstition populaire rattachait l'existence même du burg.
+Sans parents, on peut même dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe
+pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait
+faite autour de lui? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses
+aptitudes? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une
+irrésistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands
+artistes de cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort
+délabré, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut.
+Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui
+était assez considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de
+l'Europe, les théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il
+pouvait satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce
+un excentrique, pour ne pas dire un maniaque? La bizarrerie de son
+existence donnait lieu de le croire.</p>
+
+<p>Cependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le
+c&oelig;ur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie
+transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il
+prendre part à l'une des sanglantes révoltes des paysans roumains contre
+l'oppression hongroise.</p>
+
+<p>Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire
+échut en partage aux vainqueurs.</p>
+
+<p>C'est à la suite de cette défaite que le baron Rodolphe quitta
+définitivement le château des Carpathes, dont certaines parties
+tombaient déjà en ruine. La mort ne tarda pas à priver le burg de ses
+derniers serviteurs, et il fut totalement délaissé. Quant au baron de
+Gortz, le bruit courut qu'il s'était patriotiquement joint au fameux
+Rosza Sandor, un ancien détrousseur de grande route, dont la guerre de
+l'indépendance avait fait un héros de drame. Par bonheur pour lui, après
+l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'était séparé de la bande du
+compromettant «betyar», et il fit sagement, car l'ancien brigand,
+redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police,
+qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar.</p>
+
+<p>Néanmoins, une version fut généralement admise chez les gens du comitat:
+à savoir que le baron Rodolphe avait été tué pendant une rencontre de
+Rosza Sandor avec les douaniers de la frontière. Il n'en était rien,
+bien que le baron de Gortz ne se fût jamais remontré au burg depuis
+cette époque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est
+prudent de n'accepter que sous réserve les on-dit de cette crédule
+population.</p>
+
+<p>Château abandonné, château hanté, château visionné. Les vives et
+ardentes imaginations l'ont bientôt peuplé de fantômes, les revenants y
+apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se
+passent encore les choses au milieu de certaines contrées
+superstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut prétendre au
+premier rang parmi elles.</p>
+
+<p>Du reste, comment ce village de Werst eût-il pu rompre avec les
+croyances au surnaturel? Le pope et le magister, celui-ci chargé de
+l'éducation des enfants, celui-là dirigeant la religion des fidèles,
+enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel
+et bien. Ils affirmaient, «avec preuves à l'appui», que les loups-garous
+courent la campagne, que les vampires, appelés stryges, parce qu'ils
+poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les
+«staffii» errent à travers les ruines et deviennent malfaisants, si on
+oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des
+fées, des «babes», qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le
+vendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc
+dans les profondeurs de ces forêts du comitat, forêts enchantées, où se
+cachent les «balauri», ces dragons gigantesques, dont les mâchoires se
+distendent jusqu'aux nuages, les «zmei» aux ailes démesurées, qui
+enlèvent les filles de sang royal et même celles de moindre lignée,
+lorsqu'elles sont jolies! Voilà nombre de monstres redoutables,
+semble-t-il, et quel est le bon génie que leur oppose l'imagination
+populaire? Nul autre que le «<i>serpi de casa</i>», le serpent du foyer
+domestique, qui vit familièrement au fond de l'âtre, et dont le paysan
+achète l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait.</p>
+
+<p>Or, si jamais burg fut aménagé pour servir de refuge aux hôtes de cette
+mythologie roumaine, n'est-ce pas le château des Carpathes? Sur ce
+plateau isolé, qui est inaccessible, excepté par la gauche du col de
+Vulkan, il n'était pas douteux qu'il abritât des dragons, des fées, des
+stryges, peut-être aussi quelques revenants de la famille des barons de
+Gortz. De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on.
+Quant à se hasarder à le visiter, personne n'y eût songé. Il répandait
+autour de lui une épouvante épidémique, comme un marais insalubre répand
+des miasmes pestilentiels. Rien qu'à s'en rapprocher d'un quart de
+mille, c'eût été risquer sa vie en ce monde et son salut dans l'autre.
+Cela s'apprenait couramment à l'école du magister Hermod.</p>
+
+<p>Toutefois, cet état de choses devait prendre fin, dès qu'il ne resterait
+plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est
+ici qu'intervenait la légende.</p>
+
+<p>D'après les plus autorisés notables de Werst, l'existence du burg était
+liée à celle du vieux hêtre, dont la ramure grimaçait sur le bastion
+d'angle, situé à droite de la courtine.</p>
+
+<p>Depuis le départ de Rodolphe de Gortz&mdash;les gens du village, et plus
+particulièrement le pâtour Frik, l'avaient observé&mdash;, ce hêtre perdait
+chaque année une de ses maîtresses branches. On en comptait dix-huit à
+son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aperçu pour la dernière
+fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois
+pour le présent. Or, chaque branche tombée, c'était une année de
+retranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son
+anéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on
+chercherait vainement les restes du château des Carpathes.</p>
+
+<p>En réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers
+naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre
+s'amputait-il chaque année d'une de ses branches? Cela n'était rien
+moins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne
+le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la
+Sil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier
+paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg
+n'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois
+branches au «hêtre tutélaire».</p>
+
+<p>Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village
+pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident
+de la lunette.</p>
+
+<p>Grosse nouvelle, très grosse en effet! Une fumée est apparue au faite du
+donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a
+distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une
+vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et
+pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a
+franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est
+certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des
+êtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du
+feu dans un des appartements du donjon?... Est-ce un feu de chambre,
+est-ce un feu de cuisine?... Voilà qui est véritablement inexplicable.</p>
+
+<p>Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens
+harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se
+rabattait avec l'humidité du soir.</p>
+
+<p>Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et
+c'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude,
+car, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le
+bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y
+paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière,
+ses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la
+moitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle
+mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur?</p>
+
+<p>Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut,
+Frik lui cria:</p>
+
+<p>«Le feu est au burg, notre maître!&mdash;Que dis-tu là, Frik?</p>
+
+<p>&mdash;je dis ce qui est.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu es devenu fou?»</p>
+
+<p>En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil
+amoncellement de pierres? Autant admettre que le Negoï, la plus haute
+cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus
+absurde.</p>
+
+<p>«Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;S'il ne brûle pas, il fume.</p>
+
+<p>&mdash;C'est quelque vapeur...</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est une fumée... Venez voir.» Et tous deux se dirigèrent vers
+le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant
+les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château.</p>
+
+<p>Une fois là, Frik tendit la lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage
+de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger.</p>
+
+<p>«Qu'est-ce cela? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en
+vaut bien quatre!</p>
+
+<p>&mdash;A qui?</p>
+
+<p>&mdash;A un colporteur.</p>
+
+<p>&mdash;Et pour quoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Ajustez cela à votre &oelig;il, visez le burg en face, regardez, et vous
+verrez.»</p>
+
+<p>Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina
+longuement.</p>
+
+<p>Oui! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du
+donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de
+la montagne.</p>
+
+<p>«Une fumée!» répéta maître Koltz stupéfait.</p>
+
+<p>Cependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le
+forestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques
+instants.</p>
+
+<p>«A quoi cela sert-il? demanda le jeune homme en prenant la lunette.</p>
+
+<p>&mdash;A voir au loin, répondit le berger.</p>
+
+<p>&mdash;Plaisantez-vous, Frik?</p>
+
+<p>&mdash;je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure à peine, j'ai pu
+vous reconnaître, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et
+aussi...»</p>
+
+<p>Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis
+yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas défendu à une honnête fille
+d'aller au-devant de son fiancé.</p>
+
+<p>Elle et lui, l'un après l'autre, prirent la fameuse lunette et la
+dirigèrent vers le burg.</p>
+
+<p>Entre-temps, une demi-douzaine de voisins étaient arrivés sur la
+terrasse, et, s'étant enquis du fait, ils se servirent tour à tour de
+l'instrument.</p>
+
+<p>«Une fumée! une fumée au burg!... dit l'un.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon?... fit observer
+l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il a tonné?... demanda maître Koltz, en s'adressant à Frik.</p>
+
+<p>&mdash;Pas un coup depuis huit jours», répondit le berger.</p>
+
+<p>Et ces braves gens n'auraient pas été plus ahuris, si on leur eût dit
+qu'une bouche de cratère venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour
+livrer passage aux vapeurs souterraines.</p>
+
+<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2>
+
+<p>Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en
+indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est même
+au-dessous de son voisin, appelé Vulkan, du nom de la portion de ce
+massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juchés tous les
+deux.</p>
+
+<p>A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donné un mouvement
+considérable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et
+autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli
+le moindre avantage de cette proximité d'un grand centre industriel; ce
+que ces villages étaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans
+doute dans un demi-siècle, ils le sont à présent; et, suivant Élisée
+Reclus, une bonne moitié de la population de Vulkan ne se compose «que
+d'employés chargés de surveiller la frontière, douaniers, gendarmes,
+commis du fisc et infirmiers de la quarantaine»&mdash;Supprimez les gendarmes
+et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de
+cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre à cinq
+centaines d'habitants.</p>
+
+<p>C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes
+brusques rendent la montée et la descente assez pénibles. Elle sert de
+chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine.
+Par là passent les troupeaux de b&oelig;ufs, de moutons et de porcs, les
+marchands de viande fraîche, de fruits et de céréales, les rares
+voyageurs qui s'aventurent par le défilé, au lieu de prendre les
+railways de Kolosvar et de la vallée du Maros:</p>
+
+<p>Certes, la nature a généreusement doté le bassin qui se creuse entre les
+monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilité du sol,
+il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles: mines de
+sel gemme à Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille
+tonnes; mont Parajd, mesurant sept kilomètres de circonférence à son
+dôme, et qui est uniquement formé de chlorure de sodium; mines de
+Torotzko, qui produisent le plomb, la galène, le mercure, et surtout le
+fer, dont les gisements étaient exploités dès le Xe siècle; mines de
+Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualité
+supérieure; mines de houille, facilement exploitables sur les premières
+strates de ces vallées lacustres, dans le district de Hatszeg, à
+Livadzel, à Petroseny, vaste poche d'une contenance estimée à deux cent
+cinquante millions de tonnes; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya,
+à Topanfalva, la région des orpailleurs, où des myriades de moulins d'un
+outillage très simple travaillent les sables du Verès-Patak, «le Pactole
+transylvain», et exportent chaque année pour deux millions de francs du
+précieux métal.</p>
+
+<p>Voilà, semblera, un district très favorisé de la nature, et pourtant
+cette richesse ne profite guère au bien-être de sa population. Dans tous
+les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai,
+possèdent quelques installations en rapport avec le confort de
+l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions régulières,
+soumises à l'uniformité de l'équerre et du cordeau, des hangars, des
+magasins, de véritables cités ouvrières, si elles sont dotées d'un
+certain nombre d'habitations à balcons et à vérandas, voilà ce qu'il ne
+faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst.</p>
+
+<p>Bien comptées, une soixantaine de maisons, irrégulièrement accroupies
+sur l'unique rue, coiffées d'un capricieux toit dont le faîtage déborde
+les murs de pisé, la façade vers le jardin, un grenier à lucarne pour
+étage, une grange délabrée pour annexe, une étable toute de guingois,
+couverte en paillis, çà et là un puits surmonté d'une potence à laquelle
+pend une seille, deux ou trois mares qui «fuient» pendant les orages,
+des ruisselets dont les ornières tortillées indiquent le cours, tel est
+ce village de Werst, bâti sur les deux côtés de la rue, entre les
+obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant; il y a des
+fleurs aux portes et aux fenêtres, des rideaux de verdure qui tapissent
+les murailles, des herbes échevelées qui se mêlent au vieil or des
+chaumes, des peupliers, ormes, hêtres, sapins, érables, qui grimpent
+au-dessus des maisons «si haut qu'ils peuvent grimper». Par-delà,
+l'échelonnement des assises intermédiaires de la chaîne, et, au dernier
+plan, l'extrême cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent
+avec l'azur du ciel.</p>
+
+<p>Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle à Werst, non plus
+qu'en toute cette portion de la Transylvanie: c'est le roumain&mdash;même
+chez quelques familles tsiganes, établies plutôt que campées dans les
+divers villages du comitat. Ces étrangers prennent la langue du pays
+comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de
+petit clan, sous l'autorité d'un voïvode, avec leurs cabanes, leurs
+«barakas» à toit pointu, leurs légions d'enfants, bien différents par
+les m&oelig;urs et la régularité de leur existence de ceux de leurs
+congénères qui errent à travers l'Europe. Ils suivent même le rite grec,
+se conformant à la religion des chrétiens au milieu desquels ils se sont
+installés. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui réside à
+Vulkan, et qui dessert les deux villages séparés seulement d'un
+demi-mille.</p>
+
+<p>La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout où un passage&mdash;ne
+fût-ce qu'une fissure-lui est ouvert, elle pénètre et modifie les
+conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure
+ne s'était encore produite à travers cette portion méridionale des
+Carpathes. Puisque Élisée Reclus a pu dire de Vulkan «qu'il est le
+dernier poste de la civilisation dans la vallée de la Sil valaque», on
+ne s'étonnera pas que Werst fût l'un des plus arriérés villages du
+comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il être autrement dans ces
+endroits où chacun naît, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittés!</p>
+
+<p>Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un maître d'école et un juge à
+Werst? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable
+d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-à-dire un peu à lire, un peu à
+écrire, un peu à compter. Son instruction personnelle ne va pas au-delà.
+En fait de science, d'histoire, de géographie, de littérature, il ne
+connaît que les chants populaires et les légendes du pays environnant.
+Là-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. Il est très fort
+en matière de fantastique, et les quelques écoliers du village tirent
+grand profit de ses leçons.</p>
+
+<p>Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnée
+au premier magistrat de Werst.</p>
+
+<p>Le biró, maître Koltz, était un petit homme de cinquante-cinq à soixante
+ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache
+noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bâti comme un
+montagnard, il portait le vaste feutre sur la tête, la haute ceinture à
+boucle historiée sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la
+culotte courte et demi-bouffante, engagée dans les hautes bottes de
+cuir. Plutôt maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent à
+intervenir dans les multiples difficultés de voisin à voisin, il
+s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans
+quelque agrément pour sa bourse. En effet, toutes les transactions,
+achats ou ventes, étaient frappées d'un droit à son profit&mdash;sans parler
+de la taxe de péage que les étrangers, touristes ou trafiquants,
+s'empressaient de verser dans sa poche.</p>
+
+<p>Cette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine
+aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rongés par l'usure,
+qui ne tardera pas à faire des prêteurs israélites les véritables
+propriétaires du sol, le biró avait su échapper à leur rapacité. Son
+bien, libre d'hypothèques, «d'intabulations», comme on dit en cette
+contrée, ne devait rien à personne. Il eût plutôt prêté qu'emprunté, et
+l'aurait certainement fait sans écorcher le pauvre monde. Il possédait
+plusieurs pâtis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez
+convenablement entretenues, quoiqu'il fût réfractaire aux nouvelles
+méthodes, des vignes qui flattaient sa vanité, lorsqu'il se promenait le
+long des ceps chargés de grappes, et dont il vendait fructueusement la
+récolte&mdash;exception faite, et dans une proportion notable, de ce que
+nécessitait sa consommation particulière.</p>
+
+<p>Il va sans dire que la maison de maître Koltz est la plus belle maison
+du village, à l'angle de la terrasse que traverse la longue rue
+montante. Une maison en pierre, s'il vous plaît, avec sa façade en
+retour sur le jardin, sa porte entre la troisième et la quatrième
+fenêtre, les festons de verdure qui ourlent le chéneau de leurs
+brindilles chevelues, les deux grands hêtres dont la fourche se ramifie
+au-dessus de son chaume en fleurs. Derrière, un beau verger aligne ses
+plants de légumes en damier, et ses rangs d'arbres à fruits qui
+débordent sur le talus du col. A l'intérieur de la maison, il y a de
+belles pièces bien propres, les unes où l'on mange, les autres où l'on
+dort, avec leurs meubles peinturlurés, tables, lits, bancs et escabeaux,
+leurs dressoirs où brillent les pots et les plats, les poutrelles
+apparentes du plafond, d'où pendent des vases enrubannés et des étoffes
+aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de
+courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires; puis, aux murs
+blancs, les portraits violemment enluminés des patriotes
+roumains,&mdash;entre autres le populaire héros du XV<sup>e</sup> siècle, le voïvode
+Vayda-Hunyad.</p>
+
+<p>Voilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme
+seul. Mais il n'était pas seul, maître Koltz. Veuf depuis une dizaine
+d'années, il avait une fille, la belle Miriota, très admirée de Werst
+jusqu'à Vulkan et même au-delà. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces
+bizarres noms païens, Florica, Daïna, Dauritia, qui sont fort en honneur
+dans les familles valaques. Non! c'était Miriota, c'est-à-dire «petite
+brebis». Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'était maintenant
+une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un
+regard très doux, charmante de traits et d'une agréable tournure. En
+vérité, il y avait de sérieuses raisons pour qu'elle parût on ne peut
+plus séduisante avec sa chemisette brodée de fil rouge au collet, aux
+poignets et aux épaules, sa jupe serrée par une ceinture à fermoirs
+d'argent, son «catrinza», double tablier à raies bleues et rouges, noué
+à sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le léger mouchoir jeté
+sur sa tête, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornée
+d'un ruban ou d'une piécette de métal.</p>
+
+<p>Oui! une belle fille, Miriota Koltz, et&mdash;ce qui ne gâte rien&mdash;riche pour
+ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne ménagère?... Sans doute,
+puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son père. Instruite?...
+Dame! à l'école du magister Hermod elle a appris à lire, à écrire, à
+calculer; et elle calcule, écrit, lit correctement,-mais elle n'a pas
+été poussée plus loin&mdash;et pour cause. En revanche, on ne lui en
+remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas
+transylvaines. Elle en sait autant que son maître. Elle connaît la
+légende de Leany-Kö, le Rocher de la Vierge, où une jeune princesse
+quelque peu fantastique échappe aux poursuites des Tartares; la légende
+de la grotte du Dragon, dans la vallée de la «Montée du Roi»; la légende
+de la forteresse de Deva, qui fut construite «au temps des Fées»; la
+légende de la Detunata, la «Frappée du tonnerre», cette célèbre montagne
+basaltique, semblable à un gigantesque violon de pierre, et dont le
+diable joue pendant les nuits d'orage; la légende du Retyezat avec sa
+cime rasée par une sorcière; la légende du défilé de Thorda, que fendit
+d'un grand coup l'épée de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota
+ajoutait foi à toutes ces fictions, mais ce n'en était pas moins une
+charmante et aimable fille.</p>
+
+<p>Bien des garçons du pays la trouvaient à leur gré, même sans trop se
+rappeler qu'elle était l'unique héritière du biró, maître Koltz, le
+premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs.
+N'était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck?</p>
+
+<p>Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plutôt Nic Deck: vingt-cinq ans,
+haute taille, constitution vigoureuse, tête fièrement portée, chevelure
+noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude dégagée sous
+sa veste de peau d'agneau brodée aux coutures, bien campé sur ses jambes
+fines, des jambes de cerf, un air de résolution dans sa démarche et ses
+gestes. Il était forestier de son état, c'est-à-dire presque autant
+militaire que civil. Comme il possédait quelques cultures dans les
+environs de Werst, il plaisait au père, et comme il se présentait en
+gars aimable et de fière tournure, il ne déplaisait point à la fille
+qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni même regarder de trop près. Au
+surplus, personne n'y songeait.</p>
+
+<p>Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait être célébré&mdash;encore
+une quinzaine de jours&mdash;vers le milieu du mois prochain. A cette
+occasion, le village se mettrait en fête. Maître Koltz ferait
+convenablement les choses. Il n'était point avare. S'il aimait à gagner
+de l'argent, il ne refusait pas de le dépenser à l'occasion. Puis, la
+cérémonie achevée, Nic Deck élirait domicile dans la maison de famille
+qui devait lui revenir après le biró, et lorsque Miriota le sentirait
+près d'elle, peut-être n'aurait-elle plus peur, en entendant le
+gémissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues
+nuits d'hiver, de voir apparaître quelque fantôme échappé de ses
+légendes favorites.</p>
+
+<p>Pour compléter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer
+deux encore, et non des moins importants, le magister et le médecin.</p>
+
+<p>Le magister Hermod était un gros homme à lunettes, cinquante-cinq ans,
+ayant toujours entre les dents le tuyau courbé de sa pipe à fourneau de
+porcelaine, cheveux rares et ébouriffés sur un crâne aplati, face glabre
+avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire était de tailler les
+plumes de ses élèves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de
+fer&mdash;par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux
+canif bien aiguisé! Avec quelle précision, et en clignant de l'&oelig;il, il
+donnait le coup final pour en trancher la pointe! Avant tout, une belle
+écriture; c'est à cela que tendaient tous ses efforts, c'est à cela que
+devait pousser ses élèves un maître soucieux de remplir sa mission.
+L'instruction ne venait qu'en seconde ligne&mdash;et l'on sait ce
+qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les génerations de
+garçons et de fillettes sur les bancs de son école!</p>
+
+<p>Et maintenant, au tour du médecin Patak.</p>
+
+<p>Comment, il y avait un médecin à Werst, et le village en était encore à
+croire aux choses surnaturelles?</p>
+
+<p>Oui, mais il est nécessaire de s'entendre sur le titre que prenait le
+médecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge
+Koltz.</p>
+
+<p>Patak, petit homme, à gaster proéminent, gros et court, âgé de
+quarante-cinq ans, faisait très ostensiblement de la médecine courante à
+Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde
+étourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik
+&mdash;ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des
+drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses
+clients, qui eussent guéri d'eux-mêmes. D'ailleurs, on se porte bien au
+col de Vulkan; l'air y est de première qualité, les maladies épidémiques
+y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir,
+même en ce coin privilégié de la Transylvanie. Quant au docteur
+Patak&mdash;oui! on disait: docteur!&mdash;quoiqu'il fût accepté comme tel, il
+n'avait aucune instruction, ni en médecine ni en pharmacie, ni en rien.
+C'était simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le rôle
+consistait à surveiller les voyageurs, retenus sur la frontière pour la
+patente de santé. Rien de plus. Cela, paraît-il, suffisait à la
+population peu difficile de Werst. Il faut ajouter&mdash;ce qui ne saurait
+surprendre&mdash;que le docteur Patak était un esprit fort, comme il convient
+à quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il
+aucune des superstitions qui ont cours dans la région des Carpathes, pas
+même celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait.
+Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait osé s'approcher du
+château depuis un temps immémorial:</p>
+
+<p>«Il ne faudrait pas me défier d'aller rendre visite à votre vieille
+cassine!» répétait-il à qui voulait l'entendre.</p>
+
+<p>Mais, comme on ne l'en défiait pas, comme on se gardait même de l'en
+défier, le docteur Patak n'y était point allé, et, la crédulité aidant,
+le château des Carpathes était toujours enveloppé d'un impénétrable
+mystère.</p>
+
+<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2>
+
+<p>En quelques minutes, la nouvelle rapportée par le berger se fut répandue
+dans le village. Maître Koltz, ayant en main la précieuse lunette,
+venait de rentrer à la maison, suivi de Nic Deck et de Miriota. A ce
+moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entouré d'une
+vingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'étaient joints
+quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins émus de la
+population werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions,
+et le berger répondait avec cette superbe importance d'un homme qui
+vient de voir quelque chose de tout à fait extraordinaire.</p>
+
+<p>«Oui! répétait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fumera tant
+qu'il en restera pierre sur pierre!</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui a pu allumer ce feu?... demanda une vieille femme, qui
+joignait les mains.</p>
+
+<p>&mdash;Le Chort, répondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce
+pays, et voilà un malin qui s'entend mieux à entretenir les feux qu'à
+les éteindre» Et, sur cette réplique, chacun de chercher à apercevoir la
+fumée sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirmèrent
+qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fût parfaitement
+invisible à cette distance.</p>
+
+<p>L'effet produit par ce singulier phénomène dépassa tout ce qu'on
+pourrait imaginer. Il est nécessaire d'insister sur ce point. Que le
+lecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique à
+celle des gens de Werst, et il ne s'étonnera plus des faits qui vont
+être ultérieurement relatés. Je ne lui demande pas de croire au
+surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait
+sans réserve. A la défiance qu'inspirait le château des Carpathes, alors
+qu'il passait pour être désert, allait désormais se joindre l'épouvante,
+puisqu'il semblait habité, et par quels êtres, grand Dieu!</p>
+
+<p>Il y avait à Werst un lieu de réunion, fréquenté des buveurs, et même
+affectionné de ceux qui, sans boire, aiment à causer de leurs affaires,
+après journée faite,&mdash;ces derniers en nombre restreint, cela va de soi.
+Ce local, ouvert à tous, c'était la principale, ou pour mieux dire,
+l'unique auberge du village.</p>
+
+<p>Quel était le propriétaire de cette auberge? Un juif du nom de Jonas,
+brave homme âgé d'une soixantaine d'années, de physionomie engageante
+mais bien sémite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa lèvre allongée,
+ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obséquieux et
+obligeant, il prêtait volontiers de petites sommes à l'un ou à l'autre,
+sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les
+intérêts, quoiqu'il entendît être payé aux dates acceptées par
+l'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs établis dans le pays
+transylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de
+Werst.</p>
+
+<p>Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires
+par le culte, ses confrères par la profession&mdash;car ils sont tous
+cabaretiers, vendant boissons et articles d'épicerie&mdash;pratiquent le
+métier de prêteur avec une âpreté inquiétante pour l'avenir du paysan
+roumain. On verra le sol passer peu à peu de la race indigène à la race
+étrangère. Faute d'être remboursés de leurs avances, les juifs
+deviendront propriétaires des belles cultures hypothéquées à leur
+profit, et si la Terre promise n'est plus en Judée, peut-être
+figurera-t-elle un jour sur les cartes de la géographie transylvaine.</p>
+
+<p>L'auberge du <i>Roi Mathias</i>&mdash;elle se nommait ainsi occupait un des angles
+de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, à l'opposé de la
+maison du biró. C'était une vieille bâtisse, moitié bois, moitié pierre,
+très rapiécée par endroits, mais largement drapée de verdure et de très
+tentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée, avec
+porte vitrée donnant accès sur la terrasse. A l'intérieur, on entrait
+d'abord dans une grande salle, meublée de tables pour les verres et
+d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en chêne vermoulu, où
+scintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de
+bois noirci, derrière lequel Jonas se tenait à la disposition de sa
+clientèle.</p>
+
+<p>Voici maintenant comment cette salle recevait le jour: deux fenêtres
+perçaient la façade, sur la terrasse, et deux autres fenêtres, à
+l'opposé, la paroi du fond. De ces deux-là, l'une, voilée par un épais
+rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors,
+était condamnée et laissait passer à peine un peu de clarté. L'autre,
+lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard émerveillé de s'étendre sur
+toute la vallée inférieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de
+l'embrasure se déroulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad.
+D'un côté, ce torrent descendait les pentes du col, après avoir pris
+source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronné par les bâtisses
+du burg; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la
+montagne, même pendant la saison d'été, il dévalait en grondant vers le
+lit de la Sil valaque, qui l'absorbait à son passage.</p>
+
+<p>A droite, contiguës à la grande salle, une demi-douzaine de petites
+chambres suffisaient à loger les rares voyageurs qui, avant de franchir
+la frontière, désiraient se reposer au <i>Roi Mathias</i>. ils étaient
+assurés d'un bon accueil, à des prix modérés, auprès d'un cabaretier
+attentif et serviable, toujours approvisionné de bon tabac qu'il allait
+chercher aux meilleurs «trafiks» des environs. Quant à lui, Jonas, il
+avait pour chambre à coucher une étroite mansarde, dont la lucarne
+biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse.</p>
+
+<p>C'est dans cette auberge que, le soir même de ce 29 mai, il y eut
+réunion des grosses têtes de Werst, maître Koltz, le magister Hermod, le
+forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et
+aussi le berger Frik, qui n'était pas le moins important de ces
+personnages. Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables.
+Demandé en toute hâte par un de ses vieux clients qui n'attendait que
+lui pour passer dans l'autre monde, il s'était engagé à venir, dès que
+ses soins ne seraient plus indispensables au défunt.</p>
+
+<p>En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave événement à l'ordre du
+jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas
+offrait cette sorte de bouillie ou gâteau de maïs, connue sous le nom de
+«mamaliga», qui n'est point désagréable, quand on l'imbibe de lait
+fraîchement tiré. A ceux-là, il présentait maint petit verre de ces
+liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure à travers les gosiers
+roumains, l'alcool de «schnaps» qui ne coûte pas un demi-sou le verre,
+et plus particulièrement le «rakiou», violente eau-de-vie de prunes,
+dont le débit est considérable au pays des Carpathes.</p>
+
+<p>Il faut mentionner que le cabaretier Jonas&mdash;c'était une coutume de
+l'auberge&mdash;ne servait qu'«à l'assiette», c'est-à-dire aux gens attablés,
+ayant observé que les consommateurs assis consomment plus copieusement
+que les consommateurs debout. Or, ce soir-là, les affaires promettaient
+de marcher, puisque tous les escabeaux étaient disputés par les clients.
+Aussi Jonas allait-il d'une table à l'autre, le broc à la main,
+remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter.</p>
+
+<p>Il était huit heures et demie du soir. On pérorait depuis la brune, sans
+parvenir à s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves
+gens se trouvaient d'accord en ce point: c'est que si le château des
+Carpathes était habité par des inconnus, il devenait aussi dangereux
+pour le village de Werst qu'une poudrière à l'entrée d'une ville.</p>
+
+<p>«C'est très grave! dit alors maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Très grave! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable
+pipe.&mdash;Très grave! répéta l'assistance.&mdash;Ce qui n'est que trop sûr,
+reprit Jonas, c'est que la mauvaise réputation du burg faisait déjà
+grand tort au pays...</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant ce sera bien autre chose! s'écria le magister Hermod.</p>
+
+<p>&mdash;Les étrangers n'y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec
+un soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Et, à présent, ils ne viendront plus du tout! ajouta Jonas en
+soupirant à l'unisson du biró.</p>
+
+<p>&mdash;Nombre d'habitants songent déjà à le quitter fit observer l'un des
+buveurs.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, le premier, répondit un paysan des environs, et je partirai, dès
+que j'aurai vendu mes vignes...</p>
+
+<p>&mdash;Pour lesquelles vous chômerez d'acheteurs, mon vieux homme!» riposta
+le cabaretier.</p>
+
+<p>On voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. A
+travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le château des
+Carpathes, surgissait le sentiment de leurs intérêts si regrettablement
+lésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son
+auberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz en pâtissait dans la
+perception du péage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus
+d'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les propriétaires ne
+pouvaient trouver à les vendre, même à vil prix. Cela durait depuis des
+années, et cette situation, très dommageable, menaçait de s'aggraver
+encore.</p>
+
+<p>En effet, s'il en était ainsi, quand les esprits du burg se tenaient
+tranquilles au point de ne s'être jamais laissé apercevoir, que
+serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence par des actes
+matériels?</p>
+
+<p>Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hésitante:</p>
+
+<p>«Peut-être faudrait-il?...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? demanda maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Y aller voir, mon maître.»</p>
+
+<p>Tous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question
+resta sans réponse.</p>
+
+<p>Ce fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz, reprit la parole.</p>
+
+<p>«Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose
+qu'il y ait à faire.</p>
+
+<p>&mdash;Aller au burg...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une fumée s'échappe de
+la cheminée du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du
+feu, c'est qu'une main l'a allumé...</p>
+
+<p>&mdash;Une main... à moins que ce soit une griffe! répliqua le vieux paysan
+en secouant la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe! Il faut savoir ce que
+cela signifie. C'est la première fois qu'une fumée s'échappe de l'une
+des cheminées du château depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a
+quitté...</p>
+
+<p>&mdash;Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà de la fumée, sans que
+personne s'en soit aperçu, suggéra maître Koltz.</p>
+
+<p>Voilà ce que je n'admettrai jamais! se récria vivement le magister
+Hermod.</p>
+
+<p>&mdash;C'est très admissible, au contraire, fit observer le biró, puisque
+nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg.»</p>
+
+<p>La remarque était juste. Le phénomène pouvait s'être produit depuis
+longtemps, et avoir échappé même au berger Frik, quelque bons que
+fussent ses yeux.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût récent ou non, il était
+indubitable que des êtres humains occupaient actuellement le château des
+Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquiétants
+pour les habitants de Vulkan et de Werst.</p>
+
+<p>Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection à l'appui de ses
+croyances:</p>
+
+<p>«Des êtres humains, mes amis?... Vous me permettrez de n'en rien croire.
+Pourquoi des êtres humains auraient-ils eu la pensée de se réfugier au
+burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrivés....</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus? s'écria maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d'une voix qui
+imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des
+gobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se
+présentent sous la forme de belles femmes...»</p>
+
+<p>Pendant cette énumération, tous les regards s'étaient dirigés vers la
+porte, vers les fenêtres, vers la cheminée de la grande salle du <i>Roi
+Mathias</i>. Et, en vérité, chacun se demandait s'il n'allait pas voir
+apparaître l'un ou l'autre de ces fantômes, successivement évoqués par
+le maître d'école.</p>
+
+<p>«Cependant, mes bons amis, se risqua à dire Jonas, si ces êtres sont des
+génies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allumé du feu,
+puisqu'ils n'ont rien à cuisiner...</p>
+
+<p>&mdash;Et leurs sorcelleries?... répondit le pâtour. Oubliez-vous donc qu'il
+faut du feu pour les sorcelleries?</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment!» ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de
+réplique.</p>
+
+<p>Cette sentence fut acceptée sans contestation, et, de l'avis de tous,
+c'étaient, à n'en pas douter, des êtres surnaturels, non des êtres
+humains, qui avaient choisi le château des Carpathes pour théâtre de
+leurs manigances.</p>
+
+<p>Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part à la conversation. Le
+forestier se contentait d'écouter attentivement ce que disaient les uns
+et les autres. Le vieux burg, avec ses murs mystérieux, son antique
+origine, sa tournure féodale, lui avait toujours inspiré autant de
+curiosité que de respect. Et même, étant très brave, bien qu'il fût
+aussi crédule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une
+fois manifesté l'envie d'en franchir l'enceinte.</p>
+
+<p>On l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si
+aventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était libre d'agir à sa
+guise, soit! Mais un fiancé ne s'appartient plus, et de se hasarder en
+de telles aventures, c'eût été &oelig;uvre de fou, ou d'indifférent. Et
+pourtant, malgré ses prières, la belle fille craignait toujours que le
+forestier mît son projet à exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est
+que Nic Deck n'avait pas formellement déclaré qu'il irait au burg, car
+personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas même
+elle. Elle le savait, c'était un gars tenace et résolu, qui ne revenait
+jamais sur une parole engagée. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota
+eût-elle été dans les transes, si elle avait pu soupçonné à quelles
+réflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment.</p>
+
+<p>Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la
+proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au
+château des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à
+moins d'avoir perdu la tête?... Chacun se découvrait donc les meilleures
+raisons pour n'en rien faire... Le biró n'était plus d'un âge à se
+risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son école à garder,
+Jonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres
+paysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins.</p>
+
+<p>Non! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi:</p>
+
+<p>«Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais
+revenir!»</p>
+
+<p>A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand
+effroi de l'assistance.</p>
+
+<p>Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre
+pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait
+parlé.</p>
+
+<p>Son client étant mort&mdash;ce qui faisait honneur à sa perspicacité
+médicale, sinon à son talent&mdash;, le docteur Patak était accouru à la
+réunion du <i>Roi Mathias</i>.</p>
+
+<p>«Enfin, le voilà!» s'écria maître Koltz.</p>
+
+<p>Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le
+monde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement
+ironique, il s'écria:</p>
+
+<p>«Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous
+occupe!... Oh! les poltrons!... Mais s'il veut fumer, ce vieux château,
+laissez-le fumer!... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et
+toute la journée?... Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante!... je
+n'ai entendu parler que de cela durant mes visites!... Les revenants ont
+fait du feu là-bas?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du
+cerveau!... Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du
+donjon... A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre
+monde!... Eh! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est vrai qu'on
+ressuscite!... Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus
+faire une fournée...»</p>
+
+<p>Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des
+gens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable
+jactance.</p>
+
+<p>On le laissa dire.</p>
+
+<p>Et alors le biró de lui demander:</p>
+
+<p>«Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au
+burg?...</p>
+
+<p>&mdash;Aucune, maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à vous y rendre...
+si l'on vous en défiait?...</p>
+
+<p>&mdash;Moi?... répondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un
+certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et répété? reprit le magister en
+insistant.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le
+répéter...</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agit de le faire, dit Hermod.</p>
+
+<p>&mdash;De le faire?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui... et, au lieu de vous en défier... nous nous contentons de vous
+en prier, ajouta maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le cabaretier, nous ne vous en
+prions pas... nous vous en défions!</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'en défiez?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, docteur!</p>
+
+<p>&mdash;Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il ne faut pas défier
+Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit
+qu'il ferait, il le fera... ne fût-ce que pour rendre service au village
+et à tout le pays.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, c'est sérieux?... Vous voulez que j'aille au château des
+Carpathes? reprit le docteur, dont la face rubiconde était devenue très
+pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître
+Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons,
+s'il vous plaît!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout raisonné, répondit Jonas.</p>
+
+<p>&mdash;soyez justes... A quoi me servirait d'aller là-bas... et qu'y
+trouverais-je?.. quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg... et
+qui ne gênent personne...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, répliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous
+n'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur
+offrir vos services.&mdash;S'ils en avaient besoin, répondit le docteur
+Patak, s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas... croyez-le...
+à me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et
+je ne fais pas gratis mes visites...</p>
+
+<p>&mdash;On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui me le paiera?...</p>
+
+<p>&mdash;Moi... nous... au prix que vous voudrez!» répondirent la plupart des
+clients de Jonas.</p>
+
+<p>Visiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades, le docteur était,
+à tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi,
+après s'être posé en esprit fort, après avoir raillé les légendes du
+pays, se trouvait-il très embarrassé de refuser le service qu'on lui
+demandait. Et pourtant, d'aller au château des Carpathes, même si l'on
+rémunérait son déplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune
+façon. Il chercha donc à tirer argument de ce que cette visite ne
+produirait aucun résultat, que le village se couvrirait de ridicule en
+le déléguant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu.</p>
+
+<p>Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien à risquer,
+reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits...</p>
+
+<p>&mdash;Non... je n'y crois pas.</p>
+
+<p>&mdash;Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au château, ce sont
+des êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance
+avec eux.</p>
+
+<p>Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique: il était
+difficile à rétorquer.</p>
+
+<p>«D'accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu
+au burg...</p>
+
+<p>C'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un
+avait besoin de moi dans le village...</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous portons tous à merveille, répondit maître Koltz, et il n'y a
+plus un seul malade à Werst depuis que votre dernier client a pris son
+billet pour l'autre monde.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez franchement... Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, non! répliqua le docteur. Oh! ce n'est point par peur... Vous
+savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... La
+vérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète,
+ridicule... Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon...
+une fumée qui n'est peut-être pas une fumée... Décidément non!... je
+n'irai pas au château des Carpathes!</p>
+
+<p>&mdash;J'irai, moi!»</p>
+
+<p>C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation
+en y jetant ces deux mots.</p>
+
+<p>«Toi... Nic? s'écria maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera.»</p>
+
+<p>Ceci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour
+se dépêtrer.</p>
+
+<p>«Y penses-tu, forestier? répliqua-t-il. Moi... t'accompagner?...
+Certainement... ce serait une agréable promenade à faire... tous les
+deux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait s'y hasarder...
+Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au
+burg... Nous ne pourrions arriver.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai
+dit, j'irai.</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi... je ne l'ai pas dit!... s'écria le docteur en se débattant,
+comme si quelqu'un l'eût pris au collet.</p>
+
+<p>&mdash;Si... vous l'avez dit... répliqua Jonas.</p>
+
+<p>&mdash;Oui!... Oui!» répondit d'une seule voix l'assistance.</p>
+
+<p>L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment
+leur échapper. Ah! combien il regrettait de s'être si imprudemment
+engagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait
+au sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne...
+Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la
+risée de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement.
+Il se décida donc à faire contre fortune bon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>«Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck,
+quoique cela soit inutile!</p>
+
+<p>Bien... docteur Patak, bien! s'écrièrent tous les buveurs du <i>Roi
+Mathias</i>.</p>
+
+<p>Et quand partirons-nous, forestier? demanda le docteur Patak, en
+affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa
+poltronnerie.&mdash;Demain, dans la matinée», répondit Nic Deck. Ces derniers
+mots furent suivis d'un assez long silence.</p>
+
+<p>Cela indiquait combien l'émotion de maitre Koltz et des autres était
+réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant,
+personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle,
+bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que
+l'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de
+rakiou...</p>
+
+<p>Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du
+silence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées:</p>
+
+<p><i>«Nicolas Deck, ne va pas demain au burg!... N'y va pas!... ou il
+t'arrivera malheur!»</i></p>
+
+<p>Qui s'était exprimé de la sorte?... D'où venait cette voix que personne
+ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible?... Ce ne
+pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de
+l'autre monde...</p>
+
+<p>L'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas
+prononcer une parole...</p>
+
+<p>Le plus brave&mdash;c'était évidemment Nic Deck&mdash;voulut alors savoir à quoi
+s'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces
+paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le
+courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir...</p>
+
+<p>Personne.</p>
+
+<p>Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la
+salle...</p>
+
+<p>Personne.</p>
+
+<p>Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la
+terrasse jusqu'à la grande rue de Werst...</p>
+
+<p>Personne.</p>
+
+<p>Quelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur
+Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge,
+laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double
+tour.</p>
+
+<p>Cette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une apparition
+fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans
+leurs maisons...</p>
+
+<p>La terreur régnait au village.</p>
+
+<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2>
+
+<p>Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur
+les neuf heures du matin. L'intention du forestier était de remonter le
+col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect.</p>
+
+<p>Après le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix
+entendue dans la salle du <i>Roi Mathias</i>, on ne s'étonnera pas que toute
+la population fût comme affolée. Quelques Tsiganes parlaient déjà
+d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela
+&mdash;et à voix basse encore. Allez donc contester qu'il y eût du diable «du
+Chort» dans cette phrase si menaçante pour le jeune forestier. Ils
+étaient là, à l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes
+d'être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles. Prétendre qu'ils
+avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable.
+Pas de doute à cet égard; Nic Deck avait été nominativement prévenu
+qu'il lui arriverait malheur, s'il s'entêtait à son projet d'explorer le
+château des Carpathes.</p>
+
+<p>Et, pourtant, le jeune forestier se disposait à quitter Werst, et sans y
+être forcé. En effet, quelque profit que maître Koltz eût à éclaircir le
+mystère du burg, quelque intérêt que le village eût à savoir ce qui s'y
+passait, de pressantes démarches avaient été faites pour obtenir de Nic
+Deck qu'il revînt sur sa parole. Éplorée, désespérée, ses beaux yeux
+noyés de larmes, Miriota l'avait supplié de ne point s'obstiner à cette
+aventure. Avant l'avertissement donné par la voix, c'était déjà grave.
+Après l'avertissement, c'était insensé. Et, à la veille de son mariage,
+voilà que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative,
+et sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne parvenait pas à le
+retenir...</p>
+
+<p>Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu
+influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On
+connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son
+entêtement. Il avait dit qu'il irait au château des Carpathes, et, rien
+ne saurait l'en empêcher pas même cette menace qui lui avait été
+adressée directement. Oui! il irait au burg, dût-il n'en jamais revenir!</p>
+
+<p>Lorsque l'heure de partir fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois
+Miriota sur son c&oelig;ur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce,
+de l'index et du médius, suivant cette coutume roumaine, qui est un
+hommage à la Sainte-Trinité.</p>
+
+<p>Et le docteur Patak?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure
+d'accompagner le forestier, avait essayé de se dégager, mais sans
+succès. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit!... Toutes les
+objections imaginables, il les avait faites!... Il s'était retranché
+derrière cette injonction si formelle de ne point aller au château qui
+avait été distinctement entendue.</p>
+
+<p>«Cette menace ne concerne que moi, s'était borné à lui répondre Nic
+Deck.</p>
+
+<p>&mdash;Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak,
+est-ce que je m'en tirerais sans dommage?</p>
+
+<p>&mdash;Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au château, et vous
+y viendrez, puisque j'y vais!»</p>
+
+<p>Comprenant que rien ne l'empêcherait de tenir sa promesse, les gens de
+Werst avaient donné raison au forestier sur ce point. Mieux valait que
+Nic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. Aussi le très dépité
+docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'eût été
+compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir
+après ses forfanteries accoutumées, se résigna, l'âme pleine
+d'épouvante. Il était bien décidé d'ailleurs à profiter du moindre
+obstacle de route qui se présenterait pour obliger son compagnon à
+revenir sur ses pas.</p>
+
+<p>Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maître Koltz, le
+magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant
+de la grande route, où ils s'arrêtèrent.</p>
+
+<p>De cet endroit, maître Koltz braqua une dernière fois sa lunette&mdash;elle
+ne le quittait plus&mdash;dans la direction du burg. Aucune fumée ne se
+montrait à la cheminée du donjon, et il eût été facile de l'apercevoir
+sur un horizon très pur, par une belle matinée de printemps. Devait-on
+en conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient
+déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs
+menaces? Quelques-uns le pensèrent, et c'était là une raison décisive
+pour mener l'affaire jusqu'à complète satisfaction.</p>
+
+<p>On se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à
+l'angle du col.</p>
+
+<p>Le jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large
+visière, veste à ceinturon avec le coutelas engainé, culotte bouffante,
+bottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l'épaule. Il
+avait la réputation justifiée d'être un très habile tireur, et, comme, à
+défaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces rôdeurs qui battent
+les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné,
+il n'était que prudent d'être en mesure de se défendre.</p>
+
+<p>Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet à
+pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette
+que son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait
+nécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa.
+Coiffé du large chapeau des campagnards, boutonné sous son épaisse cape
+de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n'est pas
+toutefois ce lourd attirail qui l'empêcherait de décamper, si l'occasion
+s'en présentait.</p>
+
+<p>Nic Deck et lui s'étaient également munis de quelques provisions
+contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger
+l'exploration.</p>
+
+<p>Après avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur
+Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en
+remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à travers les
+ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l'ouest. Il eût été
+plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui
+eût réduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les
+replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge,
+profondément ravinée et barrée de hautes roches, n'aurait plus livré
+passage, même à des piétons. Il y avait dès lors nécessité de couper
+obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu'ils
+auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa.</p>
+
+<p>C'était, d'ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au
+temps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la
+communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée
+de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été
+ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux
+envahissements de la végétation, obstruée par l'inextricable fouillis
+des broussailles, c'est en vain qu'on y eût cherché la trace d'une sente
+ou d'une tortillère.</p>
+
+<p>Au moment d'abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que
+remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arrêta afin de s'orienter. Le
+château n'était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-delà du
+rideau des forêts qui s'étageaient sur les basses petites de la
+montagne,&mdash;disposition commune à tout le système orographique des
+Carpathes. L'orientation devait donc être difficile à déterminer, faute
+de repères. On ne pouvait l'établir que par la position du soleil, dont
+les rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est.</p>
+
+<p>«Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois!... il n'y a pas même
+de chemin... ou plutôt, il n'y en a plus!</p>
+
+<p>&mdash;Il y en aura, répondit Nic Deck.</p>
+
+<p>&mdash;C'est facile à dire, Nic...</p>
+
+<p>&mdash;Et facile à faire, Patak.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, tu es toujours décidé?...»</p>
+
+<p>Le forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif' et prit
+route à travers les arbres.</p>
+
+<p>A ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin;
+mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si
+résolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière.</p>
+
+<p>Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck ne
+tarderait pas à s'égarer au milieu du labyrinthe de ces bois, où son
+service ne l'avait jamais amené. Mais il comptait sans ce flair
+merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude «animale» pour
+ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection
+des branches en telle ou telle direction, dénivellation du sol, teinte
+des écorces, nuance variée des mousses selon qu'elles sont exposées aux
+vents du sud ou du nord. Nic Deck était trop habile en son métier, il
+l'exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre,
+même en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d'un
+Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper.</p>
+
+<p>Et, pourtant, la traversée de cette zone d'arbres allait offrir de
+réelles difficultés. Des ormes, des hêtres, quelques-uns de ces érables
+qu'on nomme «faux platanes», de superbes chênes, en occupaient les
+premiers plans jusqu'à l'étage des bouleaux, des pins et des sapins,
+massés sur les croupes supérieures à la gauche du col. Magnifiques, ces
+arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de sève
+nouvelle, leur feuillage épais, s'entremêlant de l'un à l'autre pour
+former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas à
+percer.</p>
+
+<p>Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les
+basses branches. Mais quels obstacles à la surface du sol, et quel
+travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le dégager des orties et
+des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'échardes que le plus
+léger attouchement leur arrache! Nic Deck n'était pas homme à s'en
+inquiéter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il pût gagner à travers le bois, il
+ne se préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il
+est vrai, ne pouvait être que très lente dans ces conditions,&mdash;fâcheuse
+aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à
+atteindre le burg dans l'après-midi. Il ferait encore assez jour pour
+qu'ils pussent le visiter,&mdash;ce qui leur permettrait d'être rentrés à
+Werst avant la nuit.</p>
+
+<p>Aussi, la hachette à la main, le forestier travaillait-il à se frayer un
+passage au milieu de ces profondes épinaies, hérissées de baïonnettes
+végétales, où le pied rencontrait un terrain inégal, raboteux, bossue de
+racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne
+s'enfonçait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent
+n'avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient comme des
+pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette
+pétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante,
+lorsque quelque sarment s'accrochait à sa veste, comme une griffe qui
+eût voulu le retenir. Non! il n'était point rassuré, le pauvre homme.
+Mais, maintenant, il n'eût pas osé revenir seul en arrière, et il
+s'efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable
+compagnon.</p>
+
+<p>Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une
+averse de lumière y pénétrait. Des couples de cigognes noires, troublées
+dans leur solitude, s'échappaient des hautes ramures et filaient à
+grands coups d'aile. La traversée de ces clairières rendait la marche
+plus fatigante encore. Là, en effet, s'étaient entassés, énorme jeu de
+jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tombés de vieillesse, comme
+si la hache du bûcheron leur eût donné le coup de mort. Là gisaient
+d'énormes troncs, rongés de pourriture, que charroi ne devait entraîner
+jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir,
+parfois impossibles à tourner, Nic Deck et son compagnon avaient fort à
+faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait à s'en
+tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant,
+essoufflé, époumoné, ne pouvait éviter des chutes, qui obligeaient à lui
+venir en aide.</p>
+
+<p>&mdash;Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre!
+répétait-il.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le raccommoderez.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner
+contre l'impossible!»</p>
+
+<p>Bah! Nic Deck était déjà en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se
+hâtait de le rejoindre.</p>
+
+<p>La direction suivie jusqu'alors, était-ce bien celle qui convenait pour
+arriver en face du burg? Il eût été malaisé de s'en rendre compte.
+Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de
+s'élever vers la lisière de la forêt, qui fut atteinte à trois heures de
+l'après-midi.</p>
+
+<p>Au-delà, jusqu'au plateau d'Orgall, s'étendait le rideau des arbres
+verts, plus clairsemés à mesure que le versant du massif gagnait en
+altitude.</p>
+
+<p>En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se
+fût infléchi au nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela
+donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route,
+puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall.</p>
+
+<p>Nic Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du
+torrent. D'ailleurs, l'estomac réclamait son dû aussi impérieusement que
+les jambes. Les bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la
+gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et
+fraîche, filtrée aux cailloux du fond, coulait à quelques pas. Que
+pouvait-on désirer de plus? On avait beaucoup dépensé, il fallait
+réparer la dépense.</p>
+
+<p>Depuis leur départ, le docteur n'avait guère eu le loisir de causer avec
+Nic Deck, qui le précédait toujours. Mais il se dédommagea, dès qu'ils
+furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un était peu
+loquace, l'autre était volontiers bavard. D'après cela, on ne s'étonnera
+pas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très
+brèves.</p>
+
+<p>«Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur.</p>
+
+<p>&mdash;je vous écoute, répondit Nic Deck.</p>
+
+<p>&mdash;je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour
+reprendre des forces.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus juste.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de revenir à Werst...</p>
+
+<p>&mdash;Non... avant d'aller au burg.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons, et c'est à peine si
+nous sommes à mi-route...</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps à perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme
+j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans
+voir clair, il faudra attendre le jour...</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'attendrons.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n'a pas le sens
+commun?...</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! Nous voici exténués, ayant besoin d'une bonne table dans une
+bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à
+passer la nuit en plein air?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l'enceinte du
+château.</p>
+
+<p>&mdash;Et s'il n'y a pas d'obstacle?...</p>
+
+<p>&mdash;Nous irons coucher dans les appartements du donjon.</p>
+
+<p>&mdash;Les appartements du donjon! s'écria le docteur Patak. Tu crois,
+forestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l'intérieur de
+ce maudit burg...</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors.</p>
+
+<p>&mdash;Seul, forestier!... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous
+devons nous séparer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour
+retourner au village!&mdash;Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous
+me suivrez jusqu'où j'irai...</p>
+
+<p>&mdash;Le jour, oui!... La nuit, non!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer
+sous les futaies.»</p>
+
+<p>S'égarer, c'est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même,
+n'ayant pas l'habitude de ces interminables détours à travers les forêts
+du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst.
+D'ailleurs, d'être seul, lorsque la nuit serait venue&mdash;une nuit très
+noire peut-être&mdash;, de descendre les pentes du col au risque de choir au
+fond d'un ravin, ce n'était pas pour lui agréer. Quitte à ne point
+escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier
+s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais
+le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon.</p>
+
+<p>«Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à
+me séparer de toi... Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne
+te laisserai pas y aller seul.</p>
+
+<p>&mdash;Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir
+là.</p>
+
+<p>&mdash;Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons,
+promets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg...</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y
+pénétrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas
+découvert ce qui s'y passe.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui s'y passe, forestier! s'écria le docteur Patak en haussant les
+épaules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe?...</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, et comme je suis décidé à le savoir, je le
+saurai...</p>
+
+<p>&mdash;Encore faut-il pouvoir y arriver, à ce château du diable! répliqua le
+docteur, qui était à bout d'arguments. Or, si j'en juge par les
+difficultés que nous avons éprouvées jusqu'ici, et par le temps que nous
+a coûté la traversée des forêts du Plesa, la journée s'achèvera avant
+que nous soyons en vue..&mdash;je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les
+hauteurs du massif, les sapinières sont moins embroussaillées que ces
+futaies d'ormes, d'érables et de hêtres.&mdash;Mais le sol sera rude à
+monter!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe, s'il n'est pas impraticable.</p>
+
+<p>Mais je me suis laissé dire que l'on rencontrait des ours aux environs
+du plateau d'Orgall!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre,
+docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurité!</p>
+
+<p>&mdash;Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'espère, ne nous
+abandonnera plus.</p>
+
+<p>&mdash;Un guide?» s'écria le docteur.</p>
+
+<p>Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui.</p>
+
+<p>«Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il
+suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crête même du
+plateau où il prend sa source. Je pense donc qu'avant deux heures, nous
+serons à la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route.</p>
+
+<p>&mdash;Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six!</p>
+
+<p>&mdash;Allons, êtes-vous prêt?...</p>
+
+<p>&mdash;Déjà, Nic, déjà!... Mais c'est à peine si notre halte a duré quelques
+minutes!</p>
+
+<p>&mdash;Quelques minutes qui font une bonne demi-heure.</p>
+
+<p>&mdash;Pour la dernière fois, êtes-vous prêt?</p>
+
+<p>&mdash;Prêt... lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb... Tu
+sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nic Deck!... Mes
+pieds sont gonflés, et c'est cruel de me contraindre à te suivre...</p>
+
+<p>&mdash;A la fin, vous m'ennuyez, Patak! je vous laisse libre de me quitter!
+Bon voyage!»</p>
+
+<p>Et Nic Deck se releva.</p>
+
+<p>«Pour l'amour de Dieu, forestier, s'écria le docteur Patak, écoute
+encore!</p>
+
+<p>&mdash;Écouter vos sottises!</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, puisqu'il est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet
+endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres?... Nous
+repartirions demain dès l'aube, et nous aurions toute la matinée pour
+atteindre le plateau...</p>
+
+<p>&mdash;Docteur, répondit Nic Deck, je vous répète que mon intention est de
+passer la nuit dans le burg.</p>
+
+<p>&mdash;Non! s'écria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic!... je saurai
+bien t'en empêcher...</p>
+
+<p>&mdash;Vous!</p>
+
+<p>&mdash;Je m'accrocherai à toi... je t'entraînerai!... je te battrai, s'il le
+faut...»</p>
+
+<p>Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortuné Patak.</p>
+
+<p>Quant à Nic Deck, il ne lui avait même pas répondu, et, après avoir
+remis son fusil en bandoulière, il fit quelques pas en se dirigeant vers
+la berge du Nyad.</p>
+
+<p>«Attends... attends! s'écria piteusement le docteur. Quel diable
+d'homme!... Un instant encore!... J'ai les jambes raides... mes
+articulations ne fonctionnent plus...»</p>
+
+<p>Elles ne tardèrent pourtant pas à fonctionner, car il fallut que
+l'ex-infirmier fit trotter ses petites jambes pour rejoindre le
+forestier, qui ne se retournait même pas.</p>
+
+<p>Il était quatre heures; les rayons solaires, effleurant la crête du
+Plesa, qui ne tarderait pas à les intercepter, éclairaient d'un jet
+oblique les hautes branches de la sapinière. Nic Deck avait grandement
+raison de se hâter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu
+d'instants au déclin du jour.</p>
+
+<p>Curieux et étrange aspect que celui de ces forêts où se groupent les
+rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contournés, déjetés,
+grimaçants, se dressent des fûts droits, espacés, dénudés jusqu'à
+cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans
+nodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu
+de broussailles ou d'herbes enchevêtrées à leur base. De longues
+racines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis
+par le froid. Un sol tapissé d'une mousse jaunâtre et rase, faufilée de
+brindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un
+talus raide et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives
+entament le cuir le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu
+de cette sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il
+fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de
+membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck
+n'eût mis qu'une heure, s'il eût été seul, et il lui en coûta trois avec
+l'impedimentum de son compagnon, s'arrêtant pour l'attendre, l'aidant à
+se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le
+docteur n'avait plus qu'une crainte,&mdash;crainte effroyable: c'était de se
+trouver seul au milieu de ces mornes solitudes.</p>
+
+<p>Cependant, si les pentes devenaient plus pénibles à remonter, les arbres
+commençaient à se raréfier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne
+formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. Entre ces
+bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient à
+l'arrière-plan et dont les linéaments émergeaient encore des vapeurs du
+soir.</p>
+
+<p>Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cessé de côtoyer
+jusqu'alors, réduit à ne plus être qu'un ruisseau, devait sourdre à peu
+de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis
+du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronné par les
+constructions du burg.</p>
+
+<p>Nic Deck atteignit enfin ce plateau, après un dernier coup de collier
+qui réduisit le docteur à l'état de masse inerte. Le pauvre homme
+n'aurait pas eu la force de se traîner vingt pas de plus, et il tomba
+comme le b&oelig;uf qui s'abat sous la masse du boucher.</p>
+
+<p>Nic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension.
+Debout, immobile, il dévorait du regard ce château des Carpathes, dont
+il ne s'était jamais approché.</p>
+
+<p>Devant ses yeux se développait une enceinte crénelée, défendue par un
+fossé profond, et dont l'unique pont-levis était redressé contre une
+poterne, qu'encadrait un cordon de pierres.</p>
+
+<p>Autour de l'enceinte, à la surface du plateau d'Orgall, tout était
+abandon et silence.</p>
+
+<p>Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble du burg qui
+s'estompait confusément au milieu des ombres du soir. Personne ne se
+montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la
+plate-forme supérieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du
+premier étage. Pas un filet de fumée ne s'enroulait autour de
+l'extravagante girouette, rongée d'une rouille séculaire.</p>
+
+<p>«Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il est
+impossible de franchir ce fossé, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir
+cette poterne?»</p>
+
+<p>Nic Deck ne répondit pas. Il se rendait compte qu'il serait nécessaire
+de faire halte devant les murs du château. Au milieu de cette obscurité,
+comment aurait-il pu descendre au fond du fossé et s'élever le long de
+l'escarpe pour pénétrer dans l'enceinte? Évidemment, le plus sage était
+d'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine lumière.</p>
+
+<p>C'est ce qui fut résolu au grand ennui du forestier, mais à l'extrême
+satisfaction du docteur.</p>
+
+<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2>
+
+<p>Le mince croissant de la lune, délié comme une faucille d'argent, avait
+disparu presque aussitôt après le coucher du soleil. Des nuages, venus
+de l'ouest, éteignirent successivement les dernières lueurs du
+crépuscule. L'ombre envahit peu à peu l'espace en montant des basses
+zones. Le cirque de montagnes s'emplit de ténèbres, et les formes du
+burg disparurent bientôt sous la crêpe de la nuit.</p>
+
+<p>Si cette nuit-là menaçait d'être très obscure, rien n'indiquait qu'elle
+dût être troublée par quelque météore atmosphérique, orage, pluie ou
+tempête. C'était heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient
+camper en plein air.</p>
+
+<p>Il n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. Çà
+et là seulement des buissons ras à ras de terre, qui n'offraient aucun
+abri contre les fraîcheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait,
+les unes à demi enfouies dans le sol, les autres, à peine en équilibre,
+et qu'une poussée eût suffi à faire rouler jusqu'à la sapinière.</p>
+
+<p>En réalité, l'unique plante qui poussait à profusion sur ce sol
+pierreux, c'était un épais chardon appelé «épine russe», dont les
+graines, dit Elisée Reclus, furent apportées à leurs poils par les
+chevaux moscovites&mdash;«présent de joyeuse conquête que les Russes firent
+aux Transylvains».</p>
+
+<p>A présent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y
+attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la température,
+qui est assez notable à cette altitude.</p>
+
+<p>«Nous n'avons que l'embarras du choix... pour être mal! murmura le
+docteur Patak.</p>
+
+<p>&mdash;Plaignez-vous donc! répondit Nic Deck.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, je me plains! Quel agréable endroit pour attraper
+quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me
+guérir!» Aveu dépouillé d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier
+de la quarantaine. Ah! combien il regrettait sa confortable petite
+maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien doublé de
+coussins et de courtepointes!</p>
+
+<p>Entre les blocs disséminés sur le plateau d'Orgall, il fallait en
+choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la
+brise du sud-ouest, qui commençait à piquer. C'est ce que fit Nic Deck,
+et bientôt le docteur vint le rejoindre derrière une large roche, plate
+comme une tablette à sa partie supérieure.</p>
+
+<p>Cette roche était un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses
+et les saxifrages, qui se rencontrent fréquemment à l'angle des chemins
+dans les provinces valaques. En même temps que le voyageur peut s'y
+asseoir, il a la faculté de se désaltérer avec l'eau que contient un
+vase déposé en dessus, laquelle est renouvelée chaque jour par les gens
+de la campagne. Alors que le château était habité par le baron Rodolphe
+de Gortz, ce banc portait un récipient que les serviteurs de la famille
+avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, à présent, il était
+souillé de détritus, tapissé de mousses verdâtres, et le moindre choc
+l'eût réduit en poussière.</p>
+
+<p>A l'extrémité du banc se dressait une tige de granit, reste d'une
+ancienne croix, dont les bras n'étaient figurés sur le montant vertical
+que par une rainure à demi effacée. En sa qualité d'esprit fort, le
+docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le protégerait contre
+des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune à
+bon nombre d'incrédules, il n'était pas éloigné de croire au diable. Or,
+dans sa pensée, le Chort ne devait pas être loin, c'était lui qui
+hantait le burg, et ce n'était ni la poterne fermée, ni le pont-levis
+redressé, ni la courtine à pic, ni le fossé profond, qui l'empêcheraient
+d'en sortir, pour peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le
+cou à tous les deux.</p>
+
+<p>Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit à passer dans
+ces conditions, il frissonnait de terreur. Non! c'était trop exiger
+d'une créature humaine, et les tempéraments les plus énergiques
+n'auraient pu y résister.</p>
+
+<p>Puis, une idée lui vint tardivement,&mdash;une idée à laquelle il n'avait
+point encore songé en quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce
+jour-là, les gens du comitat se gardent bien de sortir après le coucher
+du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. A s'en rapporter
+aux traditions, ce serait s'exposer à rencontrer quelque génie
+malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne
+ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, après le coucher du
+soleil. Et voilà que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de
+sa maison, mais aux approches d'un château visionné, et à deux ou trois
+milles du village! Et c'est là qu'il serait contraint d'attendre le
+retour de l'aube... si elle revenait jamais! En vérité, c'était vouloir
+tenter le diable!</p>
+
+<p>Tout en s'abandonnant à ces idées, le docteur vit le forestier tirer
+tranquillement de son bissac un morceau de viande froide, après avoir
+puisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce qu'il avait de mieux à faire,
+pensa-t-il, c'était de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse
+d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en
+fallut pas moins pour réparer ses forces. Mais, s'il parvint à calmer sa
+faim, il ne parvint pas à calmer sa peur.</p>
+
+<p>«Maintenant, dormons, dit Nic Deck, dès qu'il eut rangé son bissac au
+pied de la roche.</p>
+
+<p>&mdash;Dormir, forestier!</p>
+
+<p>&mdash;Bonne nuit, docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne nuit, c'est facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci
+ne finisse mal...»</p>
+
+<p>Nic Deck, n'étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. Habitué
+par profession à coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux
+contre le banc de pierre, et ne tarda pas à tomber dans un profond
+sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugréer entre ses dents,
+lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'échappant à intervalles
+réguliers.</p>
+
+<p>Quant à lui, il lui fut impossible, même quelques minutes, d'annihiler
+ses sens de l'ouïe et de la vue. En dépit de la fatigue, il ne cessait
+de regarder, il ne cessait de prêter l'oreille. Son cerveau était en
+proie à ces extravagantes visions qui naissant des troubles de
+l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les épaisseurs de l'ombre?
+Tout et rien, les formes indécises des objets qui l'environnaient, les
+nuages échevelés à travers le ciel, la masse à peine perceptible du
+château. Puis c'étaient les roches du plateau d'Orgall, qui lui
+semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles
+allaient s'ébranler sur leur base, dévaler le long du talus, rouler sur
+les deux imprudents, les écraser à la porte de ce burg, dont l'entrée
+leur était interdite!</p>
+
+<p>Il s'était redressé, l'infortuné docteur, il écoutait ces bruits qui se
+propagent à la surface des hauts plateaux, ces murmures inquiétants, qui
+tiennent à la fois du susurrement, du gémissement et du soupir. Il
+entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un
+frénétique coup d'aile, les striges envolées pour leur promenade
+nocturne, deux ou trois couples de ces funèbres hulottes, dont le
+chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se
+contractaient simultanément, et son corps tremblotait, baigné d'une
+transsudation glaciale.</p>
+
+<p>Ainsi s'écoulèrent de longues heures jusqu'à minuit. Si le docteur Patak
+avait pu causer, échanger de temps en temps un bout de phrase, donner
+libre cours à ses récriminations, il se serait senti moins apeuré. Mais
+Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit&mdash;c'était
+l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des
+maléfices.</p>
+
+<p>Que se passait-il donc?</p>
+
+<p>Le docteur venait de se relever, se demandant s'il était éveillé, ou
+s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar.</p>
+
+<p>En effet, là-haut, il crut voir-non! il vit réellement des formes
+étranges, éclairées d'une lumière spectrale, passer d'un horizon à
+l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On eût dit des
+espèces de monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges
+ailes, krakens gigantesques, vampires énormes, qui s'abattaient comme
+pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs mâchoires.</p>
+
+<p>Puis, tout lui parut être en mouvement sur le plateau d'Orgall, les
+roches, les arbres qui se dressaient à sa lisière. Et très
+distinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à
+son oreille.</p>
+
+<p>«La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg!» Oui! c'est bien la
+cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'église de Vulkan, dont
+le vent eût emporté les sons en une direction contraire.</p>
+
+<p>Et voici que ses battements sont plus précipités... La main qui la met
+en branle ne sonne pas un glas de mort! Non! c'est un tocsin dont les
+coups haletants réveillent les échos de la frontière transylvaine.</p>
+
+<p>En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une
+peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irrésistible
+épouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le
+corps.</p>
+
+<p>Mais le forestier a été tiré de son sommeil par les volées terrifiantes
+de cette cloche. Il s'est redressé, tandis que le docteur Patak semble
+comme rentré en lui-même.</p>
+
+<p>Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent à percer les épaisses
+ténèbres qui recouvrent le burg.</p>
+
+<p>«Cette cloche!... Cette cloche!.., répète le docteur Patak. C'est le
+Chort qui la sonne!...»</p>
+
+<p>Décidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur
+absolument affolé!</p>
+
+<p>Le forestier, immobile, ne lui a pas répondu.</p>
+
+<p>Soudain, des rugissements, semblables à ceux que, jettent les sirènes
+marines à l'entrée des ports, se déchaînent en tumultueuses ondes.
+L'espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles
+assourdissants.</p>
+
+<p>Puis, une clarté jaillit du donjon central, une clarté intense, d'où
+sortent des éclats d'une pénétrante vivacité, des corruscations
+aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumière, dont les
+irradiations se promènent en longues nappes à la surface du plateau
+d'Orgall? De quelle fournaise s'échappe cette source photogénique, qui
+semble embraser les roches, en même temps qu'elle les baigne d'une
+lividité étrange?</p>
+
+<p>«Nic... Nic... s'écrie le docteur, regarde-moi!... Ne suis-je plus comme
+toi qu'un cadavre?...»</p>
+
+<p>En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadavérique, figure
+blafarde, yeux éteints, orbites vides, joues verdâtres au teint grivelé,
+cheveux ressemblant à ces mousses qui croissent, suivant la légende, sur
+le crâne des pendus...</p>
+
+<p>Nic Deck est stupéfié de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le
+docteur Patak, arrivé au dernier degré de l'effroi, a les muscles
+rétractés, le poil hérissé, la pupille dilatée, le corps pris d'une
+raideur tétanique. Comme dit le poète des <i>Contemplations</i>, il «respire
+de l'épouvante!»</p>
+
+<p>Une minute&mdash;une minute au plus&mdash;dura cet horrible phénomène. Puis,
+l'étrange lumière s'affaiblit graduellement, les mugissements
+s'éteignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et
+l'obscurité.</p>
+
+<p>Ni l'un ni l'autre ne cherchèrent plus à dormir, le docteur, accablé par
+la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le
+retour de l'aube.</p>
+
+<p>A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à
+ses yeux? N'y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution?
+S'entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure? Certes, il avait
+dit qu'il pénétrerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais
+n'était-ce pas assez que d'être venu jusqu'à son infranchissable
+enceinte, d'avoir encouru la colère des génies et provoqué ce trouble
+des éléments? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il
+revenait au village, sans avoir poussé la folie jusqu'à s'aventurer à
+travers ce diabolique château?</p>
+
+<p>Tout à coup, le docteur se précipite sur lui, le saisit par la main,
+cherche à l'entraîner, répétant d'une voix sourde:</p>
+
+<p>«Viens!... Viens!...</p>
+
+<p>Non!» répond Nic Deck.</p>
+
+<p>Et, à son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe après ce
+dernier effort.</p>
+
+<p>Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait été l'état de leur esprit que ni
+le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'écoula
+jusqu'au lever du jour.</p>
+
+<p>Rien ne resta dans leur mémoire des heures qui précédèrent les premières
+lueurs du matin.</p>
+
+<p>A cet instant, une ligne rosée se dessina sur l'arête du Paring, à
+l'horizon de l'est, de l'autre côté de la vallée des deux Sils. De
+légères blancheurs s'éparpillèrent au zénith sur un fond de ciel rayé
+comme une peau de zèbre.</p>
+
+<p>Nic Deck se tourna vers le château. Il vit ses formes s'accentuer peu à
+peu, le donjon se dégager des hautes brumes qui descendaient le col de
+Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine émerger des vapeurs
+nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se découper le hêtre, dont les
+feuilles bruissaient à la brise du levant.</p>
+
+<p>Rien de changé à l'aspect ordinaire du burg. La cloche était aussi
+immobile que la vieille girouette féodale. Aucune fumée n'empanachait
+les cheminées du donjon, dont les fenêtres grillagées étaient
+obstinément closes.</p>
+
+<p>Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de
+petits cris clairs.</p>
+
+<p>Nic Deck tourna son regard vers l'entrée principale du château. Le
+pont-levis, relevé contre la baie, fermait la poterne entre les deux
+pilastres de pierre écussonnés aux armes des barons de Gortz.</p>
+
+<p>Le forestier était-il donc décidé à pousser jusqu'au bout cette
+aventureuse expédition? Oui, et sa résolution n'avait point été entamée
+par les événements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'était sa
+devise, comme on sait. Ni la voix mystérieuse qui l'avait menacé
+personellement dans la grande salle du <i>Roi Mathias</i>, ni les phénomènes
+inexplicables de sons et de lumière dont il venait d'être témoin, ne
+l'empêcheraient de franchir la muraille du burg. Une heure lui suffirait
+pour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa promesse
+accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, où il pourrait arriver
+avant midi.</p>
+
+<p>Quant au docteur Patak, ce n'était plus qu'une machine inerte, n'ayant
+ni la force de résister ni même celle de vouloir. Il irait où on le
+pousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les
+épouvantements de cette nuit l'avaient réduit au plus complet
+hébêtement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier,
+montrant le château, lui dit:</p>
+
+<p>«Allons!»</p>
+
+<p>Et pourtant le jour était revenu, et le docteur aurait pu regagner
+Werst, sans craindre de s'égarer à travers les forêts du Plesa. Mais
+qu'on ne lui sache aucun gré d'être resté avec Nic Deck. S'il
+n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est
+qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'était plus
+qu'un corps sans âme. Aussi, lorsque le forestier l'entraîna vers le
+talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire.</p>
+
+<p>Maintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par
+la poterne? C'est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître.</p>
+
+<p>La courtine ne présentait aucune brèche, aucun éboulement, aucune
+faille, qui pût donner accès à l'intérieur de l'enceinte. Il était même
+surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel état de
+conservation,&mdash;ce qui devait être attribué à leur épaisseur. S'élever
+jusqu'à la ligne de créneaux qui les couronnait paraissait être
+impraticable, puisqu'elles dominaient le fossé d'une quarantaine de
+pieds. Il semblait par suite que Nic Deck, au moment où il venait
+d'atteindre le château des Carpathes, allait se heurter à des obstacles
+insurmontables.</p>
+
+<p>Très heureusement&mdash;ou très malheureusement pour lui&mdash;, il existait
+au-dessus de la poterne une sorte de meurtrière, ou plutôt une embrasure
+où s'allongeait autrefois la volée d'une couleuvrine. Or, en se servant
+de l'une des chaînes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne
+serait pas très difficile à un homme leste et vigoureux de se hisser
+jusqu'à cette embrasure. Sa largeur était suffisante pour livrer
+passage, et, à moins qu'elle ne fût barrée d'une grille en dedans, Nic
+Deck parviendrait sans doute à s'introduire dans la cour du burg.</p>
+
+<p>Le forestier comprit, à première vue, qu'il n'y avait pas moyen de
+procéder autrement, et voilà pourquoi, suivi de l'inconscient docteur,
+il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la
+contrescarpe.</p>
+
+<p>Tous deux eurent bientôt atteint le fond du fossé, semé de pierres entre
+le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop où l'on posait le
+pied, et si des myriades de bêtes venimeuses ne fourmillaient pas sous
+les herbes de cette humide excavation.</p>
+
+<p>Au milieu du fossé et parallèlement à la courtine, se creusait le lit de
+l'ancienne cuvette, presque entièrement desséchée, et qu'une bonne
+enjambée permettait de franchir.</p>
+
+<p>Nic Deck, n'ayant rien perdu de son énergie physique et morale, agissait
+avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme
+une bête que l'on tire par une corde.</p>
+
+<p>Après avoir dépassé la cuvette, le forestier longea la base de la
+courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arrêta au-dessous de la
+poterne, à l'endroit où pendait le bout de chaîne. En s'aidant des pieds
+et des mains, il pourrait aisément atteindre le cordon de pierre qui
+faisait saillie au-dessous de l'embrasure.</p>
+
+<p>Évidemment, Nic Deck n'avait pas la prétention d'obliger le docteur
+Patak à tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne
+l'aurait pu. Il se borna donc à le secouer vigoureusement pour se faire
+comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fossé.</p>
+
+<p>Puis, Nic Deck commença à grimper le long de la chaîne, et ce ne fut
+qu'un jeu pour ses muscles de montagnard.</p>
+
+<p>Mais, lorsque le docteur se vit seul, voilà que le sentiment de la
+situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda,
+il aperçut son compagnon déjà suspendu à un douzaine de pieds au-dessus
+du sol, et, alors, de s'écrier d'une voix étranglée par les affres de la
+peur:</p>
+
+<p>«Arrête... Nic... arrête!»</p>
+
+<p>Le forestier ne l'écouta point.</p>
+
+<p>«Viens... viens... où je m'en vais! gémit le docteur, qui parvint à se
+remettre sur ses pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Va-t'en!» répondit Nic Deck.</p>
+
+<p>Et il continua de s'élever lentement le long de la chaîne du pont-levis.</p>
+
+<p>Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le
+raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'à la crête du
+plateau d'Orgall et de reprendre à toutesjambes le chemin de Werst...</p>
+
+<p>O prodige, devant lequel s'effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit
+précédente!-voici qu'il ne peut bouger...</p>
+
+<p>Ses pieds sont retenus comme s'ils étaient saisis entre les mâchoires
+d'un étau... Peut-il les déplacer l'un après l'autre?... Non!... Ils
+adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur
+s'est-il donc laissé prendre aux ressorts d'un piège il est trop affolé
+pour le reconnaître... Il semble plutôt qu'il soit retenu par les clous
+de sa chaussure.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... Il
+est rivé au sol... N'ayant même plus la force de crier il tend
+désespérément les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux étreintes
+de quelque tarasque, dont la gueule émerge des entrailles de la terre...</p>
+
+<p>Cependant, Nic Deck était parvenu à la hauteur de la poterne et il
+venait de poser sa main sur l'une des ferrures où s'emboîtait l'un des
+gonds du pont-levis...</p>
+
+<p>Un cri de douleur lui échappa; puis, se rejetant en arrière comme s'il
+eût été frappé d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaîne qu'un
+dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du
+fossé. «La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur!» murmura-t-il
+et il perdit connaissance.</p>
+
+<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2>
+
+<p>Comment décrire l'anxiété à laquelle était en proie le village de Werst
+depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak? Elle n'avait
+cessé de s'accroître avec les heures qui s'écoulaient et semblaient
+interminables.</p>
+
+<p>Maître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres
+n'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun
+d'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si
+quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se
+montrait&mdash;ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement
+braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à
+l'acquisition de cet appareil, c'était de l'argent qui avait reçu un bon
+emploi. Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa
+bourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si à-propos.</p>
+
+<p>A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on
+l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du
+surnaturel?...</p>
+
+<p>Frik répondit qu'il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque,
+sans avoir rien vu de suspect.</p>
+
+<p>Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste
+d'observation. Personne n'eût pensé à rester chez soi, et surtout
+personne ne songeait à remettre le pied au <i>Roi Mathias</i>, où des voix
+comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles,
+passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage
+usuel... mais une bouche!...</p>
+
+<p>Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en
+quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point.
+En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds,
+faute de clients? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de
+Werst, il avait procédé à une longue investigation du <i>Roi Mathias</i>,
+fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le
+dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande
+salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu
+organiser cette mystification. Rien!... Rien non plus du côté de la
+façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il
+fût possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une
+muraille taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours
+impétueux du torrent. N'importe! la peur ne raisonne pas, et bien du
+temps s'écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas
+eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son
+rakiou.</p>
+
+<p>Bien du temps?... Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne
+devait point se réaliser.</p>
+
+<p>En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance très
+imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences
+quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du <i>Roi
+Mathias</i>.</p>
+
+<p>Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur
+Patak.</p>
+
+<p>On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck avait promis à la
+désolée Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au château des
+Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées
+contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux
+premières heures de la soirée. On, l'attendait donc, et avec quelle
+impatience! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître
+d'école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne
+permettraient pas au forestier d'atteindre la crête du plateau d'Orgall
+avant la nuit tombante.</p>
+
+<p>Il suit de là que l'inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa
+toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on
+entendait très distinctement au village de Werst. Que s'était-il passé
+pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, après une journée
+d'absence? Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer sa demeure, avant
+qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir
+poindre au tournant de la route du col.</p>
+
+<p>Maître Koltz et sa fille s'étaient portés à l'extrémité de la rue, à
+l'endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils
+crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie
+des arbres... Illusion pure! Le col était désert, comme à l'habitude,
+car il était rare que les gens de la frontière voulussent s'y hasarder
+pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir&mdash;ce mardi des génies
+malfaisants&mdash;, et, ce jour-là, les Transylvains ne courent pas
+volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nic Deck
+fût fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité
+est que le jeune forestier n'y avait point réfléchi, ni personne, au
+surplus, dans le village.</p>
+
+<p>Mais c'est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles
+effrayantes images s'offraient à elle! En imagination, elle avait suivi
+son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa,
+tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit
+venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant
+d'échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes... Il
+était devenu le jouet de leurs maléfices... C'était la victime vouée à
+leur vengeance... Il était emprisonné au fond de quelque souterraine
+geôle... mort peut-être? Pauvre fille, que n'eût-elle donné pour se lancer sur
+les traces de Nic Deck! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins
+aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père
+l'obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux
+revinrent à leur logis.</p>
+
+<p>Dès qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans
+réserve à ses larmes. Elle l'aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et
+d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait
+point recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les
+mariages en ces campagnes transylvaines et d'une façon si bizarre.</p>
+
+<p>Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s'ouvre la «foire aux
+fiancés». Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du
+comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de
+leurs meilleurs chevaux; elles ont apporté leur dot, c'est-à-dire des
+vêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des
+coffres aux brillantes couleurs; familles, amies, voisines, les ont
+accompagnées. Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes
+habits, ceints d'écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant;
+ils choisissent la fille qui leur plaît; ils lui remettent un anneau et
+un mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour
+de la fête.</p>
+
+<p>Ce n'était point sur l'un de ces marchés que Nicolas Deck avait
+rencontré Miriota. Leur liaison ne s'était pas établie par hasard. Tous
+deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils
+avaient l'âge d'aimer. Le jeune forestier n'était pas allé querir au
+milieu d'une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en
+avait grand gré. Ah! pourquoi Nic Deck était-il d'un caractère si
+résolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente! il
+l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez
+d'influence pour l'empêcher de prendre le chemin de ce château maudit!</p>
+
+<p>Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des
+pleurs! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le
+regard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui
+murmurait:</p>
+
+<p>«Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces!... Miriota n'a plus de
+fiancé!»</p>
+
+<p>Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le
+silence de la nuit. L'inexplicable phénomène de la salle du <i>Roi
+Mathias</i> ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz.</p>
+
+<p>Le lendemain, à l'aube, la population de Werst était dehors. Depuis la
+terrasse jusqu'au détour du col, les uns remontaient, les autres
+redescendaient la grande rue,&mdash;ceux-ci pour demander des nouvelles,
+ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter
+en avant, à un bon mille du village, non point à travers les forêts du
+Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans
+motif.</p>
+
+<p>Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement
+avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l'extrémité du
+village.</p>
+
+<p>Une demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en
+haut de la route. Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en
+tira mauvais indice.</p>
+
+<p>«Eh bien, Frik, que sais-tu?... Qu'as-tu appris?... lui demanda maître
+Koltz, dès que le berger l'eut rejoint.&mdash;Rien vu... rien appris!
+répondit Frik.&mdash;Rien! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent
+de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aperçu deux hommes à un
+mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'était Nic Deck, accompagné du
+docteur... ce n'était pas lui!</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu quels sont ces hommes? demanda Jonas.&mdash;Deux voyageurs
+étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque.</p>
+
+<p>&mdash;Tu leur as parlé?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'ils descendent vers le village?</p>
+
+<p>&mdash;Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent
+atteindre le sommet.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont deux touristes?...</p>
+
+<p>&mdash;Ils en ont l'air, maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du
+côté du burg?...</p>
+
+<p>&mdash;Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre côté de la
+frontière, répondit Frik.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck?</p>
+
+<p>&mdash;Aucune.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu!... soupira la pauvre Miriota.</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours,
+ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir
+pour Kolosvar.</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge! pensa Jonas
+inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre
+logement!»</p>
+
+<p>Et, depuis trente-six heures, l'excellent hôtelier était obsédé par
+cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait désormais manger et dormir au
+<i>Roi Mathias</i>.</p>
+
+<p>En somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son
+maître, n'avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune
+forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu à huit heures du matin,
+pouvait-on être fondé à espérer qu'ils dussent jamais revenir?... C'est
+qu'on ne s'approche pas impunément du château des Carpathes!</p>
+
+<p>Brisée par les émotions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus
+la force de se soutenir. Toute défaillante, c'est à peine si elle
+parvenait à marcher. Son père dut la ramener au logis. Là, ses larmes
+redoublèrent... Elle appelait Nic d'une voix déchirante... Elle voulait
+partir pour le rejoindre... Cela faisait pitié, et il y avait lieu de
+craindre qu'elle tombât malade.</p>
+
+<p>Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait
+aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant.
+Qu'il y eût à courir des dangers, en s'exposant aux représailles des
+êtres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu
+importait. L'essentiel était de savoir ce qu'étaient devenus Nic Deck et
+le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien à leurs amis qu'aux autres
+habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au
+milieu des forêts du Plesa, afin de remonter jusqu'au château des
+Carpathes.</p>
+
+<p>Cela décidé, après maintes discussions et démarches, les plus braves se
+trouvèrent au nombre de trois: ce furent maître Koltz, le berger Frik et
+l'aubergiste Jonas,&mdash;pas un de plus. Quant au magister Hermod, il
+s'était soudainement ressenti d'une douleur de goutte à la jambe, et il
+avait dû s'allonger sur deux chaises dans la classe de son école.</p>
+
+<p>Vers neuf heures, maître Koltz et ses compagnons, bien armés par
+prudence, prirent la route du col de Vulkan. Puis, à l'endroit même où
+Nic Deck l'avait quittée, ils l'abandonnèrent, afin de s'enfoncer sous
+l'épais massif.</p>
+
+<p>Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le
+docteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le
+chemin qu'ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait facile
+de reconnaître leurs traces, et c'est ce qui fut constaté, aussitôt que
+tous trois eurent franchi la lisière d'arbres.</p>
+
+<p>Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit à Werst, dès
+qu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens
+de bonne volonté se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on
+trouvait que c'était d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils étaient
+partis. Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée
+d'une seconde! Que le forestier et le docteur eussent été victimes de
+leur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, à quoi servait que
+maître Koltz, Frik et Jonas s'exposassent à être victimes de leur
+dévouement? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à
+pleurer son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du
+pâtour et de l'aubergiste auraient à se reprocher leur perte!</p>
+
+<p>La désolation devint générale à Werst, et il n'y avait pas apparence
+qu'elle dût cesser de sitôt. En admettant qu'il ne leur arrivât pas
+malheur, on ne pouvait compter sur le retour de maître Koltz et de ses
+deux compagnons avant que la nuit eût enveloppé les hauteurs
+environnantes.</p>
+
+<p>Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aperçus vers deux heures
+de l'après-midi, dans le lointain de la route! Avec quel empressement,
+Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre.</p>
+
+<p>Ils n'étaient pas trois, ils étaient quatre, et le quatrième se montra
+sous les traits du docteur.</p>
+
+<p>«Nic... mon pauvre Nic!... s'écria la jeune fille. Nic n'est-il pas
+là?...»</p>
+
+<p>Si... Nic Deck était là, étendu sur une civière de branchages que Jonas
+et le berger portaient péniblement.</p>
+
+<p>Miriota se précipita vers son fiancé, elle se pencha sur lui, elle le
+serra entre ses bras.</p>
+
+<p>«Il est mort... s'écriait-elle, il est mort!</p>
+
+<p>&mdash;Non... il n'est pas mort, répondit le docteur Patak, mais il
+mériterait de l'être... et moi aussi!» La vérité est que le jeune
+forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure
+exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. Quant au
+docteur, si sa face n'était pas décolorée comme celle de son compagnon,
+cela tenait à ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de
+brique rougeâtre.</p>
+
+<p>La voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n'eut pas le pouvoir
+d'arracher Nic Deck de cette torpeur où il était plongé. Lorsqu'il eut
+été ramené au village et déposé dans la chambre de maître Koltz, il
+n'avait pas encore prononcé une seule parole. Quelques instants après,
+cependant, ses yeux se rouvrirent, et, dès qu'il aperçut la jeune fille
+penchée à son chevet, un sourire erra sur ses lèvres; mais quand il
+essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps
+était paralysée, comme s'il eût été frappé d'hémiplégie. Toutefois,
+voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est
+vrai:</p>
+
+<p>«Ce ne sera rien... ce ne sera rien!</p>
+
+<p>&mdash;Nic... mon pauvre Nic! répétait la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d'émotion...
+Cela se passera vite... avec tes soins...» Mais il fallait du calme et
+du repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il la chambre, laissant
+Miriota près du jeune forestier, qui n'eût pu souhaiter une garde-malade
+plus diligente, et ne tarda pas à s'assoupir.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait à un nombreux auditoire
+et d'une voix forte, afin de bien être entendu de tous, ce qui s'était
+passé depuis leur départ.</p>
+
+<p>Maître Koltz, le berger et lui, après avoir retrouvé sous bois le
+sentier que Nic Deck et le docteur s'étaient frayé, avaient pris
+direction vers le château des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils
+gravissaient les pentes du Plesa, et la lisière de la forêt n'était plus
+qu'à un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C'étaient
+le docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes refusaient tout
+service, l'autre, à bout de forces et qui venait de tomber au pied d'un
+arbre:</p>
+
+<p>Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul
+mot, car il était trop hébété pour répondre, fabriquer une civière avec
+des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est ce
+qui fut accompli en un tour de main. Puis, maître Koltz et le berger,
+que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst.</p>
+
+<p>Quant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil état, et s'il
+avait exploré les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus que
+maître Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas encore
+suffisamment recouvré ses esprits pour satisfaire leur curiosité.</p>
+
+<p>Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parlé, il fallait qu'il parlât
+maintenant. Que diable! il était en sûreté dans le village, entouré de
+ses amis, au milieu de ses clients!Il n'avait plus rien à redouter des
+êtres de là-bas! Même s'ils lui avaient arraché le serment de se taire,
+de ne rien raconter de ce qu'il avait vu au château des Carpathes,
+l'intérêt public lui commandait de manquer à son serment.</p>
+
+<p>«Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos
+souvenirs!</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez... que je parle...</p>
+
+<p>&mdash;Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la sécurité du village,
+je vous l'ordonne!»</p>
+
+<p>Un bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour effet de rendre au
+docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées qu'il
+s'exprima en ces termes:</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des
+fous!... Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts
+maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble
+encore j'en tremblerai toute ma vie! Nic voulait y entrer Oui! il
+voulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre à
+coucher de Belzébuth!...»</p>
+
+<p>Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on
+frémissait rien qu'à l'entendre.» je n'ai pas consenti... reprit-il,
+non... je n'ai pas consenti!... Et que serait-il arrivé... si j'eusse
+cédé aux désirs de Nic Deck?... Les cheveux me dressent d'y penser!»</p>
+
+<p>Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son crâne, c'est que sa
+main s'y égarait machinalement.</p>
+
+<p>«Nic s'est donc résigné à camper sur le plateau d'Orgall... Quelle
+nuit... mes amis, quelle nuit!... Essayez donc de reposer, lorsque les
+esprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas même une
+heure!... Tout à coup, voilà que des monstres de feu apparaissent entre
+les nuages, de véritables balauris!... Ils se précipitent sur le plateau
+pour nous dévorer...»</p>
+
+<p>Tous les regards se portèrent vers le ciel pour voir s'il n'était pas
+chevauché par quelque galopade de spectres.</p>
+
+<p>«Et, quelques instants après, reprit le docteur, voici la cloche de la
+chapelle qui se met en branle!»</p>
+
+<p>Toutes les oreilles se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut
+entendre des battements lointains, tant le récit du docteur
+impressionnait son auditoire.</p>
+
+<p>«Soudain, s'écria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent
+l'espace... ou plutôt des hurlements de fauves... Puis une clarté
+jaillit des fenêtres du donjon... Une flamme infernale illuminé tout le
+plateau jusqu'à la sapinière... Nic Deck et moi, nous nous regardons...
+Ah! l'épouvantable vision!... Nous sommes pareils à deux cadavres...
+deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de
+l'autre!...»</p>
+
+<p>Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous,
+il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de cet
+autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables!</p>
+
+<p>Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de
+continuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui
+parut rendre à l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits
+lui avaient fait perdre.</p>
+
+<p>«Mais enfin, qu'est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck?» demanda maître
+Koltz.</p>
+
+<p>Et, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la
+réponse du docteur, puisque c'était le jeune forestier qui avait été
+personnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du <i>Roi
+Mathias</i>.</p>
+
+<p>«Voici ce qui m'est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour
+était revenu... J'avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets...
+Mais vous le connaissez... il n'y a rien à obtenir d'un entêté pareil...
+Il est descendu dans le fossé... et j'ai été forcé de le suivre, car il
+m'entraînait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je
+faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la poterne... Il
+saisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la
+courtine. A ce moment, le sentiment de la situation me revient. Il est
+temps encore de l'arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce
+sacrilège!... Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de
+revenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst... «Non!»
+me crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai
+voulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait eu la même pensée à
+ma place!... Mais c'est en vain que je cherche à me dégager du sol...
+Mes pieds y sont cloués... vissés enracinés... J'essaie de les en
+arracher... c'est impossible... J'essaie de me débattre... c'est
+inutile.»</p>
+
+<p>Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d'un homme retenu
+par les jambes, semblable à un renard qui s'est laissé prendre au piège.</p>
+
+<p>Puis, revenant à son récit:</p>
+
+<p>«En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri!... C'est
+Nic Deck qui l'a poussé... Ses mains, accrochées à la chaîne, ont lâché
+prise, et il tombe au fond du fossé, comme s'il avait été frappé par une
+main invisible!»</p>
+
+<p>Il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la façon
+qu'elles s'étaient passées, et son imagination n'y avait rien ajouté, si
+troublée qu'elle fût. Tels il les avait décrits, tels s'étaient produits
+les prodiges dont le plateau d'Orgall avait été le théâtre pendant la
+nuit dernière.</p>
+
+<p>Quant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici: Le forestier est
+évanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses
+bottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés n'en peuvent sortir...
+Soudain, l'invisible force qui l'enchaîne est brusquement rompue... Ses
+jambes sont libres... Il se précipite vers son compagnon, et&mdash;ce qui
+était de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic
+Deck avec son mouchoir qu'il a trempé dans l'eau de la cuvette... Le
+forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de
+son corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie...
+Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient à se relever, à remonter
+le revers de la contrescarpe, à regagner le plateau... Puis, il se remet
+en route vers le village... Après une heure de marche, ses douleurs au
+bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent à s'arrêter...
+Enfin, c'est au moment où le docteur se disposait à partir afin d'aller
+chercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont
+arrivés très à propos.</p>
+
+<p>Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait été gravement
+atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu'il montrât
+habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas
+médical.</p>
+
+<p>«Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de
+répondre d'un ton dogmatique, c'est déjà grave! Mais, s'agit-il d'une
+maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a
+guère que le Chort qui puisse la guérir!»</p>
+
+<p>A défaut de diagnostic, ce pronostic n'était pas rassurant pour Nic
+Deck. Très heureusement, ces paroles n'étaient point paroles d'évangile,
+et combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se
+trompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune
+forestier était un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il
+était permis d'espérer qu'il s'en tirerait&mdash;même sans aucune
+intervention diabolique&mdash;, et à la condition de ne pas suivre trop
+exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine.</p>
+
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2>
+
+<p>De tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de
+Werst. Il n'y avait plus à en douter maintenant, ce n'étaient pas de
+vaines menaces que la «bouche d'ombre», comme dirait le poète, avait
+fait entendre aux clients du <i>Roi Mathias</i>. Nic Deck, frappé d'une
+manière inexplicable, avait été puni de sa désobéissance et de sa
+témérité. N'était-ce pas un avertissement à l'adresse de tous ceux qui
+seraient tentés de suivre son exemple? Interdiction formelle de chercher
+à s'introduire dans le château des Carpathes, voilà ce qu'il fallait
+conclure de cette déplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y
+risquerait sa vie. Très certainement, si le forestier fût parvenu à
+franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village.</p>
+
+<p>Il suit de là que l'épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même
+à Vulkan, et aussi dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait
+rien moins que d'abandonner le pays; déjà quelques familles tsiganes
+émigraient plutôt que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu'il
+servait de refuge à des êtres surnaturels et malfaisants, c'était
+au-delà de ce que pouvait supporter le tempérament public. Il n'y avait
+plus qu'à s'en aller vers quelque autre région du comitat, à moins que
+le gouvernement hongrois ne se décidât à détruire cet inabordable
+repaire. Mais le château des Carpathes était-il destructible par les
+seuls moyens que des hommes eussent à leur disposition?</p>
+
+<p>Pendant la première semaine de juin, personne ne s'aventura hors du
+village, pas même pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de
+bêche ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fantôme, enfoui dans les
+entrailles du sol?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne
+ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges?... Où l'on
+sèmerait du grain de blé ne pousserait-il pas de la graine de démons?</p>
+
+<p>«C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver!» disait le berger Frik d'un
+ton convaincu.</p>
+
+<p>Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons
+dans les pâtures de la Sil.</p>
+
+<p>Ainsi, le village était terrorisé. Le travail des champs était
+entièrement délaissé. On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes.
+Maître Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses
+administrés une confiance qui lui faisait défaut, d'ailleurs, à
+lui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait d'aller à Kolosvar, afin
+de réclamer l'intervention des autorités.</p>
+
+<p>Et la fumée, est-ce qu'elle reparaissait encore à la pointe de la
+cheminée du donjon?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de
+l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui traînaient à la surface du
+plateau d'Orgall.</p>
+
+<p>Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte
+rougeâtre, semblable à quelque reflet d'incendie?... Oui, et on eût dit
+que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château.</p>
+
+<p>Et ces mugissements, qui avaient tant effrayé le docteur Patak, se
+propageaient-ils à travers les massifs du Plesa, à la grande épouvante
+des habitants de Werst?... Oui, ou du moins, malgré la distance, les
+vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que
+répercutaient les échos du col.</p>
+
+<p>En outre, d'après ces gens affolés, on eût dit que le sol était agité de
+trépidations souterraines, comme si un ancien cratère se fût rallumé à
+la chaîne des Carpathes. Mais peut-être y avait-il une bonne part
+d'exagération dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et
+ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'était produit des faits positifs,
+tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un
+pays si extraordinairement machiné.</p>
+
+<p>Il va de soi que l'auberge du <i>Roi Mathias</i> continuait d'être déserte.
+Un lazaret en temps d'épidémie n'eût pas été plus abandonné. Personne
+n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute
+de clients, il n'en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque
+l'arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses.</p>
+
+<p>Dans la soirée du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut
+soulevé du dehors; mais cette porte, verrouillée en dedans, ne put
+s'ouvrir.</p>
+
+<p>Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. A
+l'espoir qu'il éprouvait de se trouver en face d'un hôte se joignait la
+crainte que cet hôte ne fût quelque revenant de mauvaise mine, auquel il
+ne saurait trop se hâter de refuser souper et gîte.</p>
+
+<p>Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans
+l'ouvrir.</p>
+
+<p>«Qui est là? demanda-t-il.&mdash;Ce sont deux voyageurs.&mdash;Vivants?...</p>
+
+<p>&mdash;Très vivants.</p>
+
+<p>&mdash;En êtes-vous bien sûrs?...</p>
+
+<p>&mdash;Aussi vivants qu'on peut l'être, monsieur l'aubergiste, mais qui ne
+tarderont pas à mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser
+dehors.»</p>
+
+<p>Jonas se décida à repousser les verrous, et deux hommes franchirent le
+seuil de la salle.</p>
+
+<p>A peine furent-ils entrés que leur premier soin fut de demander chacun
+une chambre, ayant intention de séjourner pendant vingt-quatre heures à
+Werst.</p>
+
+<p>A la clarté de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une
+extrême attention, et il acquit la certitude que c'étaient bien des
+êtres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le
+<i>Roi Mathias</i>!</p>
+
+<p>Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ.
+Une taille élevée, une figure noble et belle, des yeux noirs, des
+cheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment taillée, la
+physionomie un peu triste mais fière, tout cela était d'un gentilhomme,
+et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper.</p>
+
+<p>Au surplus, lorsqu'il eut demandé sous quel nom il devait inscrire les
+deux voyageurs:</p>
+
+<p>«Le comte Franz de Télek, répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko.</p>
+
+<p>&mdash;De quel pays?...</p>
+
+<p>&mdash;De Krajowa.»</p>
+
+<p>Krajowa est une des principales bourgades de l'État de Roumanie, qui
+confine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaîne des
+Carpathes. Franz de Télek était donc de race roumaine,&mdash;ce que Jonas
+avait reconnu au premier aspect.</p>
+
+<p>Quant à Rotzko, homme d'une quarantaine d'années, grand, robuste,
+épaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien
+militaire. Il portait même le sac du soldat, retenu sur ses épaules par
+des bretelles, et une valise assez légère qu'il tenait à la main.</p>
+
+<p>C'était là tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, à
+pied le plus souvent. Cela se voyait à son costume, manteau en
+bandoulière, passe-montagne sur la tête, vareuse serrée à la taille par
+un ceinturon d'où pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guêtres
+s'ajustant étroitement à des souliers larges et épais de semelle.</p>
+
+<p>Ces deux voyageurs n'étaient autres que ceux rencontrés par le berger
+Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils
+se dirigeaient vers le Retyezat. Après avoir visité la contrée jusqu'aux
+limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient
+prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la
+vallée des deux Sils.</p>
+
+<p>«Vous avez des chambres à nous donner? demanda Franz de Télek.</p>
+
+<p>&mdash;Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira à monsieur le comte,
+répondit Jonas.</p>
+
+<p>&mdash;Deux suffiront, dit Rotzko; il faut seulement qu'elles soient l'une
+près de l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Celles-ci vous conviendront-elles? reprit Jonas, en ouvrant deux
+portes à l'extrémité de la grande salle.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien», répondit Franz de Télek.</p>
+
+<p>On le voit, Jonas n'avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce
+n'étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu
+l'apparence humaine. Non! ce gentilhomme se présentait comme un de ces
+personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours très honoré de
+recevoir. Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au
+<i>Roi Mathias</i>.</p>
+
+<p>&mdash;A quelle distance sommes-nous de Kolosvar? demanda le jeune comte.</p>
+
+<p>&mdash;A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par
+Petroseny et Karlsburg, répondit Jonas.&mdash;Est-ce que l'étape est
+fatigante?</p>
+
+<p>&mdash;Très fatigante pour des piétons, et, s'il m'est permis d'adresser
+cette observation à monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos
+de quelques jours...&mdash;Pouvons-nous souper? demanda Franz de Télek en
+coupant court aux invites de l'aubergiste.</p>
+
+<p>&mdash;Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir à monsieur
+le comte un repas digne de lui...&mdash;Du pain, du vin, des &oelig;ufs et de la
+viande froide nous suffiront pour ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;je vais vous servir.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus tôt possible.</p>
+
+<p>&mdash;A l'instant.»</p>
+
+<p>Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu'une question
+l'arrêta.</p>
+
+<p>«Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge?... dit Franz de
+Télek.</p>
+
+<p>&mdash;En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est donc pas l'heure où les gens du pays viennent boire en fumant
+leur pipe?</p>
+
+<p>&mdash;L'heure est passée... monsieur le comte... car on se couche avec les
+poules au village de Werst.»</p>
+
+<p>Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le <i>Roi Mathias</i> ne renfermait
+pas un seul client.</p>
+
+<p>«Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents
+habitants?</p>
+
+<p>&mdash;Environ, monsieur le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, nous n'avons pas rencontré âme qui vive en descendant la
+principale rue...</p>
+
+<p>&mdash;C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du
+dimanche...»</p>
+
+<p>Franz de Télek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait
+plus que répondre. Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la
+situation. Les étrangers ne l'apprendraient que trop tôt, et qui sait
+s'ils ne se hâteraient pas de fuir un village suspect à si juste titre!</p>
+
+<p>«Pourvu que la voix ne recommence pas à bavarder, tandis qu'ils seront
+en train de souper!» pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la
+salle.</p>
+
+<p>Quelques instants après, le très simple repas qu'avait commandé le jeune
+comte était proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Télek
+s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en
+voyage. Tous deux mangèrent de grand appétit; puis, le repas achevé, ils
+se retirèrent chacun dans sa chambre.</p>
+
+<p>Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point échangé dix paroles
+pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune façon se mêler à leur
+conversation&mdash;à son vif déplaisir. Du reste, Franz de Télek paraissait
+être peu communicatif. Quant à Rotzko, après l'avoir observé,
+l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien à en tirer de ce qui concernait
+la famille de son maître.</p>
+
+<p>Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes.
+Mais, avant de remonter à sa mansarde, il parcourut la grande salle du
+regard, prêtant une oreille inquiète aux moindres bruits du dedans et du
+dehors, et se répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu que cette abominable voix ne les réveille pas pendant leur
+sommeil!»</p>
+
+<p>La nuit s'écoula tranquillement.</p>
+
+<p>Le lendemain, dès le point du jour, la nouvelle se répandit que deux
+voyageurs étaient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants
+accoururent devant l'auberge.</p>
+
+<p>Très fatigués par leur excursion de la veille, Franz de Télek et Rotzko
+dormaient encore. Il n'était guère probable qu'ils eussent l'intention
+de se lever avant sept ou huit heures du matin.</p>
+
+<p>De là, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu
+le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas
+quitté leur chambre.</p>
+
+<p>Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures.</p>
+
+<p>Rien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant
+dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne
+laissait pas d'être rassurant.</p>
+
+<p>D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air
+aimable, invitant ses anciens clients à lui rendre leur confiance.
+Puisque le voyageur qui honorait le <i>Roi Mathias</i> de sa présence était
+un gentilhomme&mdash;un gentilhomme roumain, s'il vous plaît, et de l'une des
+plus vieilles familles roumaines&mdash;que pouvait-on craindre en si noble
+compagnie?</p>
+
+<p>Bref, il advint que maître Koltz, pensant qu'il était de son devoir de
+donner l'exemple, se hasarda à faire acte de présence.</p>
+
+<p>Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. Presque aussitôt,
+il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitués et
+du pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le
+décider à les accompagner.</p>
+
+<p>«Remettre le pied chez Jonas, avait-il répondu, jamais, quand il me
+paierait dix florins ma visite!»</p>
+
+<p>Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une
+certaine importance: si maître Koltz avait consenti à revenir au <i>Roi
+Mathias</i>, ce n'était pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de
+curiosité, ni par désir de se mettre en relation avec le comte Franz de
+Télek. Non! L'intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination.</p>
+
+<p>En effet, en sa qualité de voyageur, le jeune comte était astreint à
+payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a
+point oublié, ces taxes allaient directement à la poche du premier
+magistrat de Werst.</p>
+
+<p>Le biró vint donc faire sa réclamation en termes fort convenables, et
+Franz de Télek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y
+faire droit.</p>
+
+<p>Il offrit même à maître Koltz et au magister de s'asseoir un instant à
+sa table. Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment
+formulée.</p>
+
+<p>Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave.
+Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte.
+Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne clientèle, un instant
+dispersée, ne tarderait pas à reprendre le chemin du <i>Roi Mathias</i>.</p>
+
+<p>Après avoir acquitté la taxe des voyageurs, Franz de Télek désira savoir
+si elle était productive.</p>
+
+<p>«Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître
+Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la
+Transylvanie?</p>
+
+<p>&mdash;Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite
+d'être exploré.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne
+d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai
+beaucoup admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l'on découvre
+dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des
+Carpathes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, répondit le
+magister Hermod&mdash;, et, pour compléter votre excursion, nous vous
+engageons à faire l'ascension du Paring.</p>
+
+<p>&mdash;je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de
+Télek.</p>
+
+<p>&mdash;Une journée suffirait.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain
+matin.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt?» dit Jonas en
+prenant son air le plus gracieux.</p>
+
+<p>Et il n'aurait pas été fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte
+au <i>Roi Mathias</i>.</p>
+
+<p>Il le faut, répondit le comte de Télek. Du reste, à quoi me servirait de
+séjourner à Werst?...</p>
+
+<p>&mdash;Croyez que notre village vaut la peine d'arrêter quelque temps un
+touriste! fit observer maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, il paraît être peu fréquenté, répliqua le jeune comte, et
+c'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux...</p>
+
+<p>&mdash;En effet, rien de curieux... dit le biró, en songeant au burg.</p>
+
+<p>&mdash;Non..... rien de curieux... répéta le magister.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... Oh!...» fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa
+involontairement.</p>
+
+<p>Quels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres et plus
+particulièrement l'aubergiste! Était-il donc urgent de mettre un
+étranger au courant des secrets du pays? Lui dévoiler ce qui se passait
+sur le plateau d'Orgall, signaler à son attention le château des
+Carpathes, n'était-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de
+quitter le village? Et à l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre la
+route du col de Vulkan pour pénétrer en Transylvanie?</p>
+
+<p>Vraiment, ce pâtour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier
+de ses moutons.</p>
+
+<p>«Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc!» lui dit à mi-voix maître
+Koltz.</p>
+
+<p>Toutefois, la curiosité du jeune comte ayant été éveillée, il s'adressa
+directement à Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh! oh!
+interjectifs.</p>
+
+<p>Le berger n'était point homme à reculer, et, au fond, peut-être
+pensait-il que Franz de Télek pourrait donner un bon conseil dont le
+village ferait son profit.</p>
+
+<p>«J'ai dit: Oh!... Oh!... monsieur le comte, répliquat-il, et je ne m'en
+dédis point.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter?
+reprit le jeune comte.</p>
+
+<p>&mdash;Quelque merveille... répliqua maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Non!... non!...» s'écrièrent les assistants.</p>
+
+<p>Et ils s'effrayaient déjà à la pensée qu'une seconde tentative faite
+pour pénétrer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux
+malheurs.</p>
+
+<p>Franz de Télek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens,
+dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une manière
+très significative.</p>
+
+<p>«Qu'il y a-t-il donc?... demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il y a, mon maître? répondit Rotzko. Eh bien, paraît-il, il y a
+le château des Carpathes.</p>
+
+<p>&mdash;Le château des Carpathes?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui!... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans
+l'oreille.»</p>
+
+<p>Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la tête sans trop oser
+regarder le biró.</p>
+
+<p>Maintenant une brèche était faite au mur de la vie privée du
+superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas à passer par
+cette brèche.</p>
+
+<p>Maître Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-même faire
+connaître la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui
+concernait le château des Carpathes.</p>
+
+<p>Il va sans dire que Franz de Télek ne put cacher l'étonnement que ce
+récit lui fit éprouver et les sentiments qu'il lui suggéra. Quoique
+médiocrement instruit des choses de science, à l'exemple des jeunes gens
+de sa condition qui vivaient en leurs châteaux au fond de campagnes
+valaques, c'était un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux
+apparitions, et se riait-il volontiers des légendes. Un burg hanté par
+des esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. A son avis,
+dans ce que venait de lui raconter maître Koltz, il n'y avait rien de
+merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins établis,
+auxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La
+fumée du donjon, la cloche sonnant à toute volée, cela pouvait
+s'expliquer très simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements
+sortis de l'enceinte, c'était pur effet d'hallucination.</p>
+
+<p>Franz de Télek ne se gêna point pour le dire et en plaisanter, au grand
+scandale de ses auditeurs.</p>
+
+<p>«Mais, monsieur le comte, lui fit observer maître Koltz, il y a encore
+autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Autre chose?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui! Il est impossible de pénétrer à l'intérieur du château des
+Carpathes.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment?...</p>
+
+<p>&mdash;Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles,
+il y a quelques jours, par dévouement pour le village, et ils ont failli
+payer cher leur tentative.</p>
+
+<p>&mdash;Que leur est-il arrivé?...» demanda Franz de Télek d'un ton assez
+ironique.</p>
+
+<p>Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur
+Patak.</p>
+
+<p>«Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fossé,
+ses pieds étaient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas
+en avant?...</p>
+
+<p>&mdash;Ni un pas en avant ni un pas en arrière! ajouta le magister Hermod.</p>
+
+<p>&mdash;Il l'aura cru, votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c'est la
+peur qui le talonnait... jusque dans les talons!</p>
+
+<p>&mdash;Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. Mais comment expliquer
+que Nic Deck ait éprouvé une effroyable secousse, quand il a mis la main
+sur la ferrure du pont-levis...</p>
+
+<p>&mdash;Quelque mauvais coup dont il a été victime...</p>
+
+<p>&mdash;Et même si mauvais, reprit le biró, qu'il est au lit depuis ce
+jour-là...</p>
+
+<p>&mdash;Pas en danger de mort, je l'espère? se hâta de répliquer le jeune
+comte.&mdash;Non... par bonheur.»</p>
+
+<p>En réalité, il y avait là un fait matériel, un fait indéniable, et
+maître Koltz attendait l'explication que Franz de Télek en allait
+donner.</p>
+
+<p>Voici ce qu'il répondit très explicitement.</p>
+
+<p>«Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le répète, qui
+ne soit très simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le
+château des Carpathes est maintenant occupé. Par qui?... je l'ignore. En
+tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt
+à se cacher, après y avoir cherché refuge... sans doute des
+malfaiteurs...</p>
+
+<p>&mdash;Des malfaiteurs?... s'écria maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y
+relancer, ils ont tenu à faire croire que le burg était hanté par des
+êtres surnaturels.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez?...</p>
+
+<p>&mdash;je pense que ce pays est très superstitieux, que les hôtes du château
+le savent, et qu'ils ont voulu prévenir de cette façon la visite des
+importuns.»</p>
+
+<p>Il était vraisemblable que les choses avaient dû se passer ainsi; mais
+on ne s'étonnera pas que personne à Werst ne voulût admettre cette
+explication.</p>
+
+<p>Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire
+qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il
+d'ajouter:</p>
+
+<p>«Puisque vous ne voulez pas vous rendre à mes raisons, messieurs,
+continuez à croire tout ce qu'il vous plaira du château des Carpathes.</p>
+
+<p>&mdash;Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître
+Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce qui est, ajouta le magister.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre
+heures, car Rotzko et moi, nous serions allés visiter votre fameux burg,
+et je vous assure que nous aurions bientôt su à quoi nous en tenir...</p>
+
+<p>&mdash;Visiter le burg!... s'écria maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Sans hésiter, et le diable en personne ne nous eût pas empêchés d'en
+franchir l'enceinte.»</p>
+
+<p>En entendant Franz de Télek s'exprimer en termes si positifs, si
+moqueurs même, tous furent saisis d'une bien autre épouvante. Est-ce que
+de traiter les esprits du château avec ce sans-gêne, cela n'était pas
+pour attirer quelque catastrophe sur le village?... Est-ce que ces
+génies n'entendaient pas tout ce qui se disait à l'auberge du <i>Roi
+Mathias</i>?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde
+fois?</p>
+
+<p>Et, à ce propos, maître Koltz apprit au jeune comte dans quelles
+conditions le forestier avait été, en nom propre, menacé d'un terrible
+châtiment, s'il s'avisait de vouloir découvrir les secrets du burg.</p>
+
+<p>Franz de Télek se contenta de hausser les épaules; puis, il se leva,
+disant que jamais aucune voix n'avait pu être entendue dans cette salle,
+comme on le prétendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans
+l'imagination des clients par trop crédules et un peu trop amateurs du
+schnaps du <i>Roi Mathias</i>.</p>
+
+<p>Là-dessus, quelques-uns se dirigèrent vers la porte, peu soucieux de
+rester plus longtemps en un logis où ce jeune sceptique osait soutenir
+de pareilles choses.</p>
+
+<p>Franz de Télek les arrêta d'un geste.</p>
+
+<p>«Décidément, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous
+l'empire de la peur.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, le moyen est tout indiqué d'en finir avec les machinations
+qui, selon vous, se passent au château des Carpathes. Après demain, je
+serai à Karlsburg, et, si vous le voulez, je préviendrai les autorités
+de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de la
+police, et je vous réponds que ces braves sauront bien pénétrer dans le
+burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre crédulité,
+soit pour arrêter les malfaiteurs qui préparent peut-être quelques
+mauvais coup.»</p>
+
+<p>Rien n'était plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne
+fut pas du goût des notables de Werst. A les en croire, ni les
+gendarmes, ni la police, ni l'armée elle-même, n'auraient raison de ces
+êtres surhumains, disposant pour se défendre de procédés surnaturels!</p>
+
+<p>«Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m'avez
+pas encore dit à qui appartient ou appartenait le château des Carpathes?</p>
+
+<p>&mdash;A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz,
+répondit maître Koltz.</p>
+
+<p>&mdash;La famille de Gortz?... s'écria Franz de Télek.</p>
+
+<p>&mdash;Elle-même!</p>
+
+<p>&mdash;Cette famille dont était le baron Rodolphe?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous savez ce qu'il est devenu?...</p>
+
+<p>&mdash;Non. Voilà nombre d'années que le baron de Gortz n'a reparu au
+château.»</p>
+
+<p>Franz de Télek avait pâli, et, machinalement, il répétait ce nom d'une
+voix altérée:</p>
+
+<p>«Rodolphe de Gortz!»</p>
+
+<h2><a name="IX" id="IX"></a>IX</h2>
+
+<p>La famille des comtes de Télek, l'une des plus anciennes et des plus
+illustres de la Roumanie, y tenait déjà un rang considérable avant que
+le pays eût conquis son indépendance vers le commencement du XVI<sup>e</sup>
+siècle. Mêlée à toutes les péripéties politiques qui forment l'histoire
+de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement.</p>
+
+<p>Actuellement, moins favorisée que ce fameux hêtre du château des
+Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Télek
+se voyait réduite à une seule, la branche des Télek de Krajowa, dont le
+dernier rejeton était ce jeune gentilhomme qui venait d'arriver au
+village de Werst.</p>
+
+<p>Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitté le château patrimonial,
+où demeuraient le comte et la comtesse de Télek. Les descendants de
+cette famille jouissaient d'une grande considération et ils faisaient un
+généreux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la
+noblesse des campagnes, c'est à peine s'ils quittaient le domaine de
+Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient à la
+bourgade de ce nom, bien qu'elle ne fût distante que de quelques milles.</p>
+
+<p>Ce genre d'existence influa nécessairement sur l'éducation de leur fils
+unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu où s'était
+écoulée sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux prêtre
+italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne
+savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il
+acquis que de très insuffisantes connaissances dans les sciences, les
+arts et la littérature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit
+et jour à travers les forêts et les plaines, poursuivre cerfs ou
+sangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes,
+tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant
+très brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces
+rudes exercices.</p>
+
+<p>La comtesse de Télek mourut, quand son fils avait à peine quinze ans, et
+il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte périt dans un
+accident de chasse.</p>
+
+<p>La douleur du jeune Franz fut extrême. Comme il avait pleuré sa mère, il
+pleura son père. L'un et l'autre venaient de lui être enlevés en peu
+d'années. Toute sa tendresse, tout ce que son c&oelig;ur renfermait
+d'affectueux élans, s'était jusqu'alors concentré dans cet amour filial,
+qui peut suffire aux expansions du premier âge et de l'adolescence.
+Mais, lorsque cet amour vint à lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et
+son précepteur étant mort, il se trouva seul au monde.</p>
+
+<p>Le jeune comte resta encore trois années au château de Krajowa, d'où il
+ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher à se créer aucunes
+relations extérieures. A peine alla-t-il une ou deux fois à Bucarest,
+parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'étaient d'ailleurs
+que de courtes absences, car il avait hâte de revenir à son domaine.</p>
+
+<p>Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par
+sentir le besoin d'élargir un horizon que limitaient étroitement les
+montagnes roumaines et de s'envoler au-delà.</p>
+
+<p>Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la
+résolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire
+largement ses nouveaux goûts. Un jour, il abandonna le château de
+Krajowa à ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait
+avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans déjà au
+service de la famille de Télek, le compagnon de toutes ses expéditions
+de chasse. C'était un homme de courage et de résolution, entièrement
+dévoué à son maître.</p>
+
+<p>L'intention du jeune comte était de visiter l'Europe, en séjournant
+quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent.
+Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait été
+qu'ébauchée au château de Krajowa, pourrait se compléter par les
+enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement préparé le plan.</p>
+
+<p>Ce fut l'Italie que Franz de Télek voulut visiter d'abord, car il
+parlait assez couramment la langue italienne que le vieux prêtre lui
+avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers
+laquelle il se sentait préférablement attiré, fut tel qu'il y demeura
+quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour
+Naples, revenant sans cesse à ces centres artistes, dont il ne pouvait
+s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre,
+il les verrait plus tard, il les étudierait même avec plus de profit lui
+semblait-il&mdash;lorsque l'âge aurait mûri ses idées. Au contraire, il faut
+avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour goûter le charme des
+grandes cités italiennes.</p>
+
+<p>Franz de Télek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint à Naples pour la
+dernière fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se
+rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne <i>Trinacria</i>
+qu'il voulait terminer son voyage; puis, il retournerait au château de
+Krajowa afin d'y prendre une année de repos.</p>
+
+<p>Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses
+dispositions, mais décider de sa vie et en modifier le cours.</p>
+
+<p>Pendant ces quelques années vécues en Italie, si le jeune comte avait
+médiocrement gagné du côté des sciences pour lesquelles il ne se sentait
+aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il été révélé
+comme à un aveugle la lumière. L'esprit largement ouvert aux splendeurs
+de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'&oelig;uvre de la peinture,
+lorsqu'il visitait les musées de Naples, de Venise, de Rome et de
+Florence. En même, temps, les théâtres lui avaient fait connaître les
+&oelig;uvres lyriques de cette époque, et il s'était passionné pour
+l'interprétation des grands artistes.</p>
+
+<p>Ce fut lors de son dernier séjour à Naples, et dans les circonstances
+particulières qui vont être rapportées, qu'un sentiment d'une nature
+plus intime, d'une pénétration plus intensive, s'empara de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Il y avait à cette époque au théâtre San-Carlo une célèbre cantatrice,
+dont la voix pure, la méthode achevée, le jeu dramatique, faisaient
+l'admiration des dilettanti. Jusqu'alors la Stilla n'avait jamais
+recherché les bravos de l'étranger, et elle ne chantait pas d'autre
+musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans
+l'art de la composition. Le théâtre de Carignan à Turin, la Scala à
+Milan, le Fenice à Venise, le théâtre Alfieri à Florence, le théâtre
+Apollo à Rome, San-Carlo à Naples, la possédaient tour à tour, et ses
+triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur
+les autres scènes de l'Europe.</p>
+
+<p>La Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d'une beauté
+incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux
+noirs et profonds, où s'allumaient des flammes, la pureté de ses traits,
+sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxitèle n'aurait pu
+former plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste
+sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi:</p>
+
+<p class="c">Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur !</p>
+
+<p>Mais cette voix que le plus aimé des poètes a célébrée en ses stances
+immortelles:</p>
+
+<p class="c">...cette voix du c&oelig;ur qui seule au c&oelig;ur arrive,</p>
+
+<p class="nind">cette voix, c'était celle de la Stilla dans toute son inexprimable
+magnificence.</p>
+
+<p>Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle
+perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus
+puissants de l'âme, jamais, disait-on, son c&oelig;ur n'en avait ressenti les
+effets. Jamais elle n'avait aimé, jamais ses yeux n'avaient répondu aux
+mille regards qui l'enveloppaient sur la scène. Il semblait qu'elle ne
+voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art.</p>
+
+<p>Dès la première fois qu'il vit la Stilla, Franz éprouva les
+entraînements irrésistibles d'un premier amour. Aussi, renonçant au
+projet qu'il avait formé de quitter l'Italie, après avoir visité la
+Sicile, résolut-il de rester à Naples jusqu'à la fin de la saison. Comme
+si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre,
+l'eût attaché à la cantatrice, il était de toutes ces représentations
+que l'enthousiasme du public transformait en véritables triomphes.
+Plusieurs fois, incapable de maîtriser sa passion, il avait essayé
+d'avoir accès près d'elle; mais la porte de la Stilla demeura
+impitoyablement fermée pour lui comme pour tant d'autres de ses
+fanatiques admirateurs.</p>
+
+<p>Il suit de là que le jeune comte fut bientôt le plus à plaindre des
+hommes. Ne pensant qu'à la Stilla, ne vivant que pour la voir et
+l'entendre, ne cherchant pas à se créer des relations dans le monde où
+l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du c&oelig;ur et de
+l'esprit, sa santé ne tarda pas à être sérieusement compromise. Et que
+l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il
+le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage,&mdash;pas même un certain
+personnage assez étrange, dont les péripéties de cette histoire exigent
+que nous fassions connaître les traits et le caractère.</p>
+
+<p>C'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,&mdash;on le supposait, du
+moins, lors du dernier voyage de Franz de Télek à Naples. Cet être peu
+communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces
+conventions sociales qui sont acceptées des hautes classes. On ne savait
+rien de sa famille, de sa situation, de son passé. On le rencontrait
+aujourd'hui à Rome, demain à Florence, et, il faut le dire, suivant que
+la Stilla était à Florence ou à Rome. En réalité, on ne lui connaissait
+qu'une passion: entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui
+occupait alors la première place dans l'art du chant.</p>
+
+<p>Si Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il
+l'avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet
+excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il
+semblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie
+comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherché à la rencontrer
+ailleurs qu'à la scène, jamais il ne s'était présenté chez elle ni ne
+lui avait écrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur
+n'importe quel théâtre d'Italie, on voyait passer devant le contrôle un
+homme de taille élevée, enveloppé d'un long pardessus sombre, coiffé
+d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hâtait de prendre
+place au fond d'une loge grillée, préalablement louée pour lui. Il y
+restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la
+représentation. Puis, dès que la Stilla avait achevé son air final, il
+s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre
+chanteuse, n'auraient pu le retenir; il ne les eût pas même entendus.</p>
+
+<p>Quel était ce spectateur si assidu? La Stilla avait en vain cherché à
+l'apprendre. Aussi, étant d'une nature très impressionnable, avait-elle
+fini par s'effrayer de la présence de cet homme bizarre,&mdash;frayeur
+irraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu'elle ne pût
+l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille,
+elle le savait là, elle sentait son regard impérieux fixé sur elle, et
+qui la troublait à ce point qu'elle n'entendait même plus les bravos
+dont le public accueillait son entrée en scène.</p>
+
+<p>Il a été dit que ce personnage ne s'était jamais présenté à la Stilla.
+Mais s'il n'avait pas essayé de connaître la femme&mdash;nous insisterons
+particulièrement sur ce point&mdash;, tout ce qui pouvait lui rappeler
+l'artiste avait été l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi
+qu'il possédait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel
+Gregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime,
+incarnée dans l'un de ses plus beaux rôles, et ce portrait, acquis au
+poids de l'or, valait le prix dont l'avait payé son admirateur.</p>
+
+<p>Si cet original était toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge
+aux représentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que
+pour se rendre au théâtre, il ne faudrait pas en conclure qu'il vécût
+dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins hétéroclite que
+lui, partageait son existence.</p>
+
+<p>Cet individu s'appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d'où venait-il, où
+était-il né? Personne n'aurait pu répondre à ces trois questions. A
+l'entendre&mdash;car il causait volontiers&mdash;, il était un de ces savants
+méconnus, dont le génie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde
+en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque
+pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche
+dilettante. Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique,
+avec une de ces figures pâles que, dans l'ancien langage, on qualifiait
+de «chiches-faces». Signe particulier, il portait une &oelig;illère noire sur
+son &oelig;il droit qu'il avait dû perdre dans quelque expérience de physique
+ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'épaisses lunettes dont
+l'unique verre de myope servait à son &oelig;il gauche, allumé d'un regard
+verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il
+eût causé avec quelque être invisible qui l'écoutait sans jamais lui
+répondre.</p>
+
+<p>Ces deux types, l'étrange mélomane et le non moins étrange Orfanik,
+étaient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'être, en ces
+villes d'Italie, où les appelait régulièrement la saison théâtrale. Ils
+avaient le privilège d'exciter la curiosité publique, et, bien que
+l'admirateur de la Stilla eût toujours repoussé les reporters et leurs
+indiscrètes interviews, on avait fini par connaître son nom et sa
+nationalité. Ce personnage était d'origine roumaine, et, lorsque Franz
+de Télek demanda comment il s'appelait, on lui répondit: «Le baron
+Rodolphe de Gortz.»</p>
+
+<p>Les choses en étaient là à l'époque où le jeune comte venait d'arriver à
+Naples. Depuis deux mois, le théâtre San-Carlo ne désemplissait pas, et
+le succès de la Stilla s'accroissait chaque soir. Jamais elle ne s'était
+montrée aussi admirable dans les divers rôles de son répertoire, jamais
+elle n'avait provoqué de plus enthousiastes ovations.</p>
+
+<p>A chacune de ces représentations, tandis que Franz occupait son fauteuil
+à l'orchestre, le baron de Gortz, caché dans le fond de sa loge,
+s'absorbait dans ce chant exquis, s'imprégnait de cette voix pénétrante,
+faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre.</p>
+
+<p>Ce fut alors qu'un bruit courut à Naples,&mdash;un bruit auquel le public
+refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettanti.</p>
+
+<p>On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre.
+Quoi! dans toute la possession de son talent, dans toute la plénitude de
+sa beauté, à l'apogée de sa carrière d'artiste, était-il possible
+qu'elle songeât à prendre sa retraite?</p>
+
+<p>Si invraisemblable que ce fût, c'était vrai, et, sans qu'il s'en doutât,
+le baron de Gortz était en partie cause de cette résolution.</p>
+
+<p>Ce spectateur aux allures mystérieuses, toujours là, quoique invisible
+derrière la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla
+une émotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se
+défendre. Dès son entrée en scène, elle se sentait impressionnée à un
+tel point que ce trouble, très apparent pour le public, avait altéré peu
+à peu sa santé. Quitter Naples, s'enfuir à Rome, à Venise, ou dans toute
+autre ville de la péninsule, cela n'eût pas suffi, elle le savait, à la
+délivrer de la présence du baron de Gortz. Elle ne fût même pas parvenue
+a lui échapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou
+la France. Il la suivrait partout où elle irait se faire entendre, et,
+pour se délivrer de cette obsédante importunité, le seul moyen était
+d'abandonner le théâtre.</p>
+
+<p>Or, depuis deux mois déjà, avant que le bruit de sa retraite se fût
+répandu, Franz de Télek s'était décidé à faire auprès de la cantatrice
+une démarche, dont les conséquences devaient amener, par malheur, la
+plus irréparable des catastrophes. Libre de sa personne, maître d'une
+grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui
+avait offert de devenir comtesse de Télek.</p>
+
+<p>La Stilla n'était pas sans connaître de longue date les sentiments
+qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'était dit que c'était un
+gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été
+heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit où
+elle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom,
+l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point à
+dissimuler. Ce fut avec une entière foi dans ses sentiments qu'elle
+consentit à devenir la femme du comte de Télek, et sans regret d'avoir à
+quitter la carrière dramatique.</p>
+
+<p>La nouvelle était donc vraie, la Stilla ne reparaîtrait plus sur aucun
+théâtre, dès que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage,
+dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain.</p>
+
+<p>On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le
+monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Après avoir
+refusé de croire à la réalisation de ce projet, il fallut pourtant se
+rendre. Jalousies et haines se dressèrent alors contre le jeune comte,
+qui ravissait à son art, à ses succès, à l'idolâtrie des dilettante, la
+plus grande cantatrice de l'époque. Il en résulta des menaces
+personnelles à l'adresse de Franz de Télek&mdash;menaces dont le jeune homme
+ne se préoccupa pas un instant.</p>
+
+<p>Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut
+éprouver le baron Rodolphe de Gortz à la pensée que la Stilla allait lui
+être enlevée, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait à la vie.
+Le bruit se répandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est
+certain, c'est qu'à partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir
+les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint même
+plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le
+baron occupait à chaque représentation,&mdash;ce qui ne lui était jamais
+arrivé, étant absolument réfractaire, comme tant d'autres savants, au
+charme de la musique.</p>
+
+<p>Cependant les jours s'écoulaient, l'émotion ne se calmait pas, et elle
+allait être portée au comble le soir où la Stilla ferait sa dernière
+apparition sur le théâtre. C'était dans le superbe rôle d'Angélica,
+d'Orlando, ce chef-d'&oelig;uvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser
+ses adieux au public.</p>
+
+<p>Ce soir-là, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les
+spectateurs qui se pressaient à ses portes et dont la majeure partie dut
+rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de
+Télek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le
+rideau baisserait sur le cinquième acte de l'opéra.</p>
+
+<p>Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore,
+Orfanik s'y trouvait près de lui.</p>
+
+<p>La Stilla parut, plus émue qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se remit
+pourtant, elle s'abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle
+perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer.
+L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs
+s'éleva jusqu'au délire.</p>
+
+<p>Pendant la représentation, le jeune comte s'était tenu au fond de la
+coulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer,
+maudissant la longueur des scènes, s'irritant des retards que
+provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah! qu'il lui tardait
+d'arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et
+de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'à lui,
+à lui seul!</p>
+
+<p>Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l'héroïne d'Orlando. Jamais
+l'admirable musique d'Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la
+Stilla ne l'interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme
+semblait se distiller à travers ses lèvres... Et, cependant, on eût dit
+que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui
+ne devait plus se faire entendre!</p>
+
+<p>En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tête
+étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra,
+sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la
+coulisse, Franz l'aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas
+encore arrivé.</p>
+
+<p>La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette
+enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase
+d'un sentiment sublime:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="poesie">
+<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Innamorata, mio cuore, tremante,</span></td></tr>
+<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Voglio morire...</span></td></tr>
+</table>
+
+<p>Soudain, elle s'arrête...</p>
+
+<p>La face du baron de Gortz la terrifie... Une épouvante inexplicable la
+paralyse... Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de
+sang... Elle chancelle... elle tombe...</p>
+
+<p>Le public s'est levé, palpitant, affolé, au comble de l'angoisse...</p>
+
+<p>Un cri s'échappe de la loge du baron de Gortz...</p>
+
+<p>Franz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses
+bras, il la relève... il la regarde... il l'appelle:</p>
+
+<p>&mdash;Morte! morte!... s'écrie-t-il, morte!...»</p>
+
+<p>La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son
+chant s'est éteint avec son dernier soupir!</p>
+
+<hr style="width: 45%;" />
+
+<p>Le jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l'on
+craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la
+Stilla, qui furent célébrées au milieu d'un immense concours de la
+population napolitaine.</p>
+
+<p>Au cimetière du <i>Campo Santo Nuovo</i>, où la cantatrice fut inhumée, on ne
+lit que ce nom sur un marbre blanc:</p>
+
+<p class="c">STILLA</p>
+
+<p>Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là, les
+yeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles
+eussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où
+la Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l'oreille, comme si la
+voix de la grande artiste allait une dernière fois s'échapper de cette
+tombe...</p>
+
+<p>C'était Rodolphe de Gortz.</p>
+
+<p>La nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples,
+et, depuis son départ, personne n'aurait pu dire ce qu'il était devenu.</p>
+
+<p>Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l'adresse du jeune comte.</p>
+
+<p>Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menaçant:</p>
+
+<p>«C'est vous qui l'avez tuée!... Malheur à vous, comte de Télek!</p>
+
+<p class="r">«RUDOLPHE DE GORTZ.»</p>
+
+<h2><a name="X" id="X"></a>X</h2>
+
+<p>Telle avait été cette lamentable histoire.</p>
+
+<p>Pendant un mois, l'existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne
+reconnaissait personne&mdash;pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la
+fièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier
+souffle: c'était celui de la Stilla.</p>
+
+<p>Le jeune comte échappa à la mort. L'habileté des médecins, les soins
+incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz
+de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable
+ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela
+la tragique scène finale d'Orlando, dans laquelle l'âme de l'artiste
+s'était brisée:</p>
+
+<p>«Stilla!... ma Stilla!» s'écriait-il, tandis que ses mains se tendaient
+comme pour l'applaudir encore. Dès que son maître put quitter le lit,
+Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se
+laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant
+d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de
+la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu.</p>
+
+<p>Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre
+cruelle, il s'efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s'y
+ensevelir... Rotzko parvint à l'entraîner loin de la tombe, où gisait
+tout son bonheur.</p>
+
+<p>Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du
+pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut à
+l'intérieur de ce château qu'il vécut pendant cinq ans dans un isolement
+absolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance
+n'avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu
+oublier, et c'était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace
+comme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces
+blessures qui ne se ferment qu'à la mort.</p>
+
+<p>Cependant, à l'époque où débute cette histoire, le jeune comte avait
+quitté le château depuis quelques semaines. A quelles longues et
+pressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à
+rompre avec cette solitude où il dépérissait! Que Franz ne parvînt pas à
+se consoler, soit; du moins était-il indispensable qu'il tentât de
+distraire sa douleur.</p>
+
+<p>Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d'abord les provinces
+transylvaines. Plus tard&mdash;Rotzko l'espérait&mdash;, le jeune comte
+consentirait à reprendre à travers l'Europe ce voyage qui avait été
+interrompu par les tristes événements de Naples.</p>
+
+<p>Franz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement
+pour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les
+plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes; ils s'étaient
+engagés entre les défilés du col de Vulkan; puis, après l'ascension du
+Retyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient
+venus se reposer au village de Werst, à l'auberge du <i>Roi Mathias</i>.</p>
+
+<p>On sait quel était l'état des esprits au moment où Franz de Télek
+arriva, et comment il avait été mis au courant des faits
+incompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment
+tout à l'heure il avait appris que le château appartenait au baron
+Rodolphe de Gortz.</p>
+
+<p>L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible
+pour que maître Koltz et les autres notables ne l'eussent point
+remarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz,
+qui l'avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires.
+Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance eût amené Franz de Télek
+précisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des
+Carpathes!</p>
+
+<p>Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un à l'autre,
+n'indiquait que trop le profond trouble de son âme qu'il cherchait
+vainement à calmer.</p>
+
+<p>Maître Koltz et ses amis comprirent qu'un lien mystérieux devait
+rattacher le comte de Télek au baron de Gortz; mais, si curieux qu'ils
+fussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n'insistèrent pas
+pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait à
+faire.</p>
+
+<p>Quelques instants après, tous avaient quitté le <i>Roi Mathias</i>, très
+intrigués de cet extraordinaire enchaînement d'aventures, qui ne
+présageait rien de bon pour le village.</p>
+
+<p>Et puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le
+château des Carpathes, tiendrait-il sa promesse? Une fois arrivé à
+Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur
+intervention? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le
+docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait,
+maître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle
+viendrait visiter le château, elle verrait s'il était hanté par des
+esprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas
+rester plus longtemps sous une pareille obsession.</p>
+
+<p>Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une
+tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer à des génies!...
+Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs
+fusils rateraient à chaque coup!</p>
+
+<p>Franz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du <i>Roi Mathias</i>,
+s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz
+venait d'évoquer si douloureusement.</p>
+
+<p>Après être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se
+releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extrémité de la terrasse,
+regarda au loin.</p>
+
+<p>Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le
+château des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le
+spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable
+frayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était
+délaissé, et le baron de Gortz n'y était pas rentré depuis qu'il avait
+fui Naples. On ignorait même ce qu'il était devenu, et il était possible
+qu'il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste.</p>
+
+<p>Franz s'égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à
+laquelle s'arrêter.</p>
+
+<p>D'autre part, l'aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le
+préoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en découvrir
+le mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst.</p>
+
+<p>Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs
+eussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse
+qu'il avait faite de déjouer les man&oelig;uvres de ces faux revenants, en
+prévenant la police de Karlsburg.</p>
+
+<p>Toutefois, pour être en mesure d'agir, Franz voulait avoir des détails
+plus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s'adresser au
+jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de
+l'après-midi, avant de retourner au <i>Roi Mathias</i>, il se présenta à la
+maison du biró.</p>
+
+<p>Maître Koltz se montra très honoré de le recevoir un gentilhomme tel que
+M. le comte de Télek... ce descendant d'une noble famille de race
+roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouvé
+le calme... et aussi la prospérité... puisque les touristes
+reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de péage, sans
+avoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes...
+etc.</p>
+
+<p>Franz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s'il
+n'y aurait aucun inconvénient à ce qu'il fût introduit près de Nic Deck.</p>
+
+<p>«Il n'y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon
+va aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son
+service.»</p>
+
+<p>Puis, se retournant:</p>
+
+<p>«N'est-il pas vrai, Miriota? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui
+venait d'entrer dans la salle.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu veuille que cela soit, mon père!» répondit Miriota d'une voix
+émue.</p>
+
+<p>Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et,
+la voyant encore inquiète de l'état de son fiancé, il se hâta de lui
+demander quelques explications à ce sujet.</p>
+
+<p>«D'après ce que j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas été gravement
+atteint...</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez un bon médecin à Werst?</p>
+
+<p>&mdash;Hum! fit maître Koltz, d'un ton qui était peu flatteur pour l'ancien
+infirmier de la quarantaine.&mdash;Nous avons le docteur Patak, répondit
+Miriota.</p>
+
+<p>&mdash;Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son
+intérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette
+aventure.&mdash;Il s'empressera de vous les donner, même au prix d'un peu de
+fatigue...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui
+soit susceptible de nuire à Nic Deck.&mdash;je le sais, monsieur le comte.</p>
+
+<p>&mdash;Quand votre mariage doit-il avoir lieu?...</p>
+
+<p>&mdash;Dans une quinzaine de jours, répondit le biró.</p>
+
+<p>&mdash;Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si maître Koltz veut bien
+m'inviter toutefois...</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte, un tel honneur...</p>
+
+<p>&mdash;Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic
+Deck sera guéri, dès qu'il aura pu se permettre un tour de promenade
+avec sa jolie fiancée.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu le protège, monsieur le comte!» répondit en rougissant la jeune
+fille.</p>
+
+<p>Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible,
+que Franz lui en demanda la cause: «Oui! que Dieu le protège, répondit
+Miriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur
+défense, Nic a bravé les génies malfaisants!... Et qui sait s'ils ne
+s'acharneront pas à le tourmenter toute sa vie...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons
+bon ordre, je vous le promets.&mdash;Il n'arrivera rien à mon pauvre Nic?...</p>
+
+<p>&mdash;Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours
+parcourir l'enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de
+Werst!»</p>
+
+<p>Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du
+surnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à
+la chambre du forestier.</p>
+
+<p>C'est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul
+avec son fiancé.</p>
+
+<p>Nic Deck avait été instruit de l'arrivée des deux voyageurs à l'auberge
+du <i>Roi Mathias</i>. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une
+guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se
+ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanément
+frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek.</p>
+
+<p>«Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du
+jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez à la
+présence d'êtres surnaturels dans le château des Carpathes?</p>
+
+<p>&mdash;je suis bien forcé d'y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille
+du burg?&mdash;je n'en doute pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi, s'il vous plaît?...</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, s'il n'y avait pas de génies, ce qui m'est arrivé serait
+inexplicable.</p>
+
+<p>&mdash;Auriez-vous la complaisance de ne raconter cette affaire sans rien
+omettre de ce qui s'est passé?</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, monsieur le comte.»</p>
+
+<p>Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que
+confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz
+lors de sa conversation avec les hôtes du <i>Roi Mathias</i>,&mdash;faits auxquels
+le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement
+naturelle.</p>
+
+<p>En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela
+s'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui
+occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces
+effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur
+Patak de s'être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on
+pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d'une illusion. Ce
+qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqué
+tout simplement parce qu'il était fou d'épouvante, et c'est ce que Franz
+déclara au jeune forestier.</p>
+
+<p>«Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c'est au moment où il
+voulait s'enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron? Cela n'est
+guère possible, vous en conviendrez...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans
+quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé...</p>
+
+<p>Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous
+blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du
+docteur Patak n'ont pas trace de blessure.</p>
+
+<p>&mdash;Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il
+est vrai que le docteur n'a pu se dégager, c'est que ses pieds étaient
+retenus de cette façon...</p>
+
+<p>&mdash;je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait
+pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur?»</p>
+
+<p>Franz fut assez embarrassé pour répondre.</p>
+
+<p>«Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne
+ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce
+que je sais par moi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est
+arrivé, Nic Deck.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui m'est arrivé est très clair. Il n'est pas douteux que j'ai reçu
+une terrible secousse, et cela d'une manière qui n'est guère naturelle.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps? demanda
+Franz.</p>
+
+<p>&mdash;Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai été atteint avec une
+violence...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du
+pont-levis?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le comte, et à peine l'avais-je touchée que j'ai été
+comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n'a
+pas lâché prise, et j'ai glissé jusqu'au fond du fossé, où le docteur
+m'a relevé sans connaissance.»</p>
+
+<p>Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient
+incrédule.</p>
+
+<p>«Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté
+là, je ne l'ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu
+tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la
+jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout
+cela!</p>
+
+<p>&mdash;Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu
+une commotion brutale...</p>
+
+<p>&mdash;Brutale et diabolique!</p>
+
+<p>&mdash;Non, et c'est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune
+comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je
+ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'êtres surnaturels, ni
+malfaisants ni bienfaisants.</p>
+
+<p>&mdash;Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui
+m'est arrivé?</p>
+
+<p>&mdash;je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s'expliquera
+et de la façon la plus simple.</p>
+
+<p>&mdash;Plaise à Dieu! répondit le forestier.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à
+la famille de Gortz?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le
+dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans
+qu'on ait jamais eu de ses nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Et à quelle époque remonte cette disparition?</p>
+
+<p>&mdash;A vingt ans environ.</p>
+
+<p>&mdash;A vingt ans?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le
+château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son
+départ, et on ne l'a plus revu.</p>
+
+<p>&mdash;Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg?</p>
+
+<p>&mdash;Personne.</p>
+
+<p>&mdash;Et que croit-on dans le pays?...</p>
+
+<p>&mdash;On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l'étranger et que sa mort
+a suivi de près sa disparition.</p>
+
+<p>&mdash;On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore&mdash;il y a cinq ans du
+moins.</p>
+
+<p>&mdash;Il vivait, monsieur le comte?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui... en Italie... à Naples.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'y avez vu?...</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vu.</p>
+
+<p>&mdash;Et depuis cinq ans?...</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en ai plus entendu parler.»</p>
+
+<p>Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue&mdash;une idée
+qu'il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le
+sourcil froncé:.</p>
+
+<p>«Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron
+Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l'intention de s'enfermer au
+fond de ce burg?...</p>
+
+<p>&mdash;Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck.</p>
+
+<p>&mdash;Quel intérêt aurait-il à s'y cacher... à ne laisser jamais pénétrer
+jusqu'à lui?...</p>
+
+<p>&mdash;Aucun», répondit Franz de Télek.</p>
+
+<p>Et pourtant, c'était là une pensée qui commençait à prendre corps dans
+l'esprit du jeune comte. N'était-il pas possible que ce personnage, dont
+l'existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans
+ce château, après son départ de Naples? Là, grâce à des croyances
+superstitieuses habilement entretenues, ne lui avait-il pas été facile,
+s'il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute
+recherche importune, étant donné qu'il connaissait l'état des esprits du
+pays environnant? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens
+sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de
+faits qui lui étaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eût convaincu
+personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le
+baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me
+traiter de cette façon!»</p>
+
+<p>Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la
+conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le
+forestier sur les conséquences de sa tentative, il l'engagea cependant à
+ne point la renouveler. Ce n'était pas son affaire, c'était celle des
+autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien
+pénétrer le mystère du château des Carpathes.</p>
+
+<p>Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l'expresse
+recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point
+retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait
+d'assister.</p>
+
+<p>Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au <i>Roi Mathias</i>, d'où il ne
+sortit plus de la journée.</p>
+
+<p>A six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un
+louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne
+vint troubler sa solitude.</p>
+
+<p>Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte: «Vous n'avez plus besoin de
+moi, mon maître?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Rotzko.</p>
+
+<p>&mdash;Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.</p>
+
+<p>&mdash;Va, Rotzko, va.»</p>
+
+<p>A demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à
+remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la
+dernière représentationdu théâtre San-Carlo... Il revoyait le baron de
+Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge,
+ses regards ardemment fixés sur l'artiste, comme s'il eût voulu la
+fasciner...</p>
+
+<p>Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de
+l'étrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Télek, d'avoir tué
+la Stilla...</p>
+
+<p>Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le
+gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l'on peut
+percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène
+surprenant.</p>
+
+<p>Il semble qu'une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette
+salle où Franz est seul, bien seul pourtant.</p>
+
+<p>Sans se demander s'il rêve ou non, Franz se relève et il écoute.</p>
+
+<p>Oui! on dirait qu'une bouche s'est approchée de son oreille, et que des
+lèvres invisibles laissent échapper l'expressive mélodie de Stéfano,
+inspirée par ces paroles:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="poesie">
+<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Nel giardino de' mille fiori,</span></td></tr>
+<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Andiamo, mio cuore...</span></td></tr>
+</table>
+
+<p>Cette romance, Franz la connaît... Cette romance, d'une ineffable
+suavité, la Stilla l'a chantée dans le concert qu'elle a donné au
+théâtre San-Carlo avant sa représentation d'adieu...</p>
+
+<p>Comme bercé, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de
+l'entendre encore une fois...</p>
+
+<p>Puis la phrase s'achève, et la voix, qui diminue par degrés, s'éteint
+avec les molles vibrations de l'air.</p>
+
+<p>Mais Franz a secoué sa torpeur... Il s'est dressé brusquement... Il
+retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette
+voix qui lui va au c&oelig;ur...</p>
+
+<p>Tout est silence au-dedans et au-dehors.</p>
+
+<p>«Sa voix!... murmure-t-il. Oui!... c'était bien sa voix... sa voix que
+j'ai tant aimée!»</p>
+
+<p>Puis, revenant au sentiment de la réalité «je dormais... et j'ai rêvé!»
+dit-il.</p>
+
+<h2><a name="XI" id="XI"></a>XI</h2>
+
+<p>Le lendemain, le jeune comte se réveilla dès l'aube, l'esprit encore
+troublé des visions de la nuit.</p>
+
+<p>C'était dans la matinée qu'il devait partir du village de Werst pour
+prendre la route de Kolosvar.</p>
+
+<p>Après avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de
+Livadzel, l'intention de Franz était de s'arrêter une journée entière à
+Karlsburg, avant d'aller séjourner quelque temps dans la capitale de la
+Transylvanie. A partir de là, le chemin de fer le conduirait à travers
+les provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage.</p>
+
+<p>Franz avait quitté l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse,
+sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les
+contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le
+plateau d'Orgall.</p>
+
+<p>Et ses réflexions portaient sur ce point: une fois arrivé à Karlsburg,
+tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst?
+Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes?</p>
+
+<p>Lorsque le jeune comte s'était engagé à ramener le calme au village,
+c'était avec l'intime conviction que le burg servait de refuge à une
+bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant
+intérêt à n'y point être recherchés, s'étaient ingéniés à en interdire
+l'approche.</p>
+
+<p>Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s'était opéré
+dans ses idées, et il hésitait à présent.</p>
+
+<p>En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz,
+le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il était devenu, personne ne
+l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'était répandu qu'il
+était mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu'y avait-il
+de vrai? Quelle preuve avait-on de cette mort? Peut-être le baron de
+Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au
+château de ses ancêtres? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui
+connût, ne l'y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange
+physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scène de ces
+phénomènes qui ne cessaient d'entretenir l'épouvante dans le pays? C'est
+précisément ce qui faisait l'objet des réflexions de Franz.</p>
+
+<p>On en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le
+baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg,
+on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener
+la vie d'isolement qui convenait à leurs habitudes.</p>
+
+<p>Or, s'il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il
+adopter? Etait-il à propos qu'il cherchât à intervenir dans les affaires
+privées du comte de Gortz? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour
+et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la
+terrasse.</p>
+
+<p>Il jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet:</p>
+
+<p>«Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de
+Gortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien! si
+cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en mêler. Les poltrons
+de Werst se tireront de là comme ils l'entendront, c'est leur affaire,
+et nous n'avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as
+raison, mon brave Rotzko.</p>
+
+<p>&mdash;je le pense aussi, répondit simplement le soldat.&mdash;Quant à maître
+Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre à cette heure pour
+en finir avec les prétendus esprits du burg.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, mon maître, ils n'ont qu'à prévenir la police de Karlsburg.</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko.</p>
+
+<p>&mdash;Tout sera prêt.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un
+détour vers le Plesa.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi, mon maître?</p>
+
+<p>&mdash;Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon?...</p>
+
+<p>Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même
+d'une demi-journée.»</p>
+
+<p>Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au
+moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte
+le souvenir du passé, il aurait voulu l'écarter. Cette fois, ce fut en
+vain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître.</p>
+
+<p>C'est que Franz&mdash;comme s'il eût subi quelque influence irrésistible&mdash;se
+sentait attiré vers le burg. Sans qu'il s'en rendît compte, peut-être
+cette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait
+entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano.</p>
+
+<p>Mais avait-il rêvé?... Oui! voilà ce qu'il en était à se demander se
+rappelant que, dans cette même salle du <i>Roi Mathias</i>, une voix s'était
+déjà fait entendre, assurait-on,&mdash;cette voix dont Nic Deck avait si
+imprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se
+trouvait le jeune comte, ne s'étonnerait-on pas qu'il eût formé le
+projet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu'au
+pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensée d'y
+pénétrer.</p>
+
+<p>Il va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire
+connaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient
+été capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s'approcher du
+burg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En
+le voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne
+mettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg.
+Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu'un autre chemin
+longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc
+possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village,
+et, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres.</p>
+
+<p>Vers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que
+lui présenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se
+disposa au départ.</p>
+
+<p>Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le
+berger Frik et nombre d'autres habitants étaient venus lui adresser
+leurs adieux.</p>
+
+<p>Le jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien
+qu'il ne tarderait pas à être remis sur pied,&mdash;ce dont l'ex-infirmier
+s'attribuait tout l'honneur.</p>
+
+<p>«Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi
+qu'à votre fiancée.</p>
+
+<p>&mdash;Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille,
+rayonnante de bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... puisse-t-il l'être! répondit Franz, dont le front s'était
+assombri.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte, dit alors maître Koltz, nous vous prions de ne
+point oublier les démarches que vous avez promis de faire à Karlsburg.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. Mais, au cas où
+je serais retardé dans mon voyage, vous connaissez le très simple moyen
+de vous débarrasser de ce voisinage inquiétant, et le château
+n'inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst.</p>
+
+<p>&mdash;Cela est facile à dire... murmura le magister.</p>
+
+<p>&mdash;Et à faire, répondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le
+voulez, les gendarmes auront eu raison des êtres quelconques qui se
+cachent dans le burg...</p>
+
+<p>&mdash;Sauf le cas, très probable, où ce seraient des esprits, fit observer
+le berger Frik.</p>
+
+<p>&mdash;Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement
+d'épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez
+accompagnés, Nic Deck et moi, peut-être ne parleriez-vous pas ainsi!</p>
+
+<p>&mdash;Cela m'étonnerait, docteur, répondit Franz, et, quand même j'aurais
+été comme vous si singulièrement retenu par les pieds dans le fossé du
+burg...</p>
+
+<p>&mdash;Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes! Et
+à moins que vous ne prétendiez que... dans l'état d'esprit... où je me
+trouvais... j'aie... rêvé...</p>
+
+<p>&mdash;je ne prétends rien, monsieur, répondit Franz, et ne chercherai point
+à vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que
+si les gendarmes viennent rendre visite au château des Carpathes, leurs
+bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine
+comme les vôtres.»</p>
+
+<p>Ceci dit à l'intention du docteur, le jeune comte reçut une dernière
+fois les hommages de l'hôtelier du <i>Roi Mathias</i>, si honoré d'avoir eu
+l'honneur que l'honorable Franz de Télek.... etc. Ayant salué maître
+Koltz, Nic Deck, sa fiancée et les habitants réunis sur la place, il fit
+un signe à Rotzko; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du
+col.</p>
+
+<p>En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite
+de la rivière qu'ils remontèrent en suivant la base méridionale du
+Retyezat.</p>
+
+<p>Rotzko s'était résigné à ne plus faire aucune observation à son maître:
+c'eût été peine perdue. Habitué à lui obéir militairement, si le jeune
+comte se jetait dans quelque périlleuse aventure, il saurait bien l'en
+tirer.</p>
+
+<p>Après deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arrêtèrent pour se
+reposer un instant.</p>
+
+<p>En cet endroit, la Sil valaque, qui s'était légèrement infléchie vers la
+droite, se rapprochait de la route par un coude très marqué. De l'autre
+côté, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, à
+la distance d'un demi-mille, soit près d'une lieue. Il convenait donc
+d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de
+prendre direction sur le château.</p>
+
+<p>Évidemment, évitant de repasser par Werst, ce détour avait allongé du
+double la distance qui sépare le château du village. Néanmoins, il
+ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient à la
+crête du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps
+d'observer le burg à l'extérieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir
+pour redescendre la route de Werst, il lui serait aisé de la suivre avec
+la certitude de n'y être vu de personne. L'intention de Franz était
+d'aller passer la nuit à Livadzel, petit bourg situé au confluent des
+deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg.</p>
+
+<p>La halte dura une demi-heure. Franz, très absorbé dans ses souvenirs,
+très agité aussi à la pensée que le baron de Gortz avait peut-être caché
+son existence au fond de ce château, ne prononça pas une parole...</p>
+
+<p>Et il fallut que Rotzko s'imposât une bien grande réserve pour ne pas
+lui dire:</p>
+
+<p>«Il est inutile d'aller plus loin, mon maître!... Tournons le dos à ce
+maudit burg, et partons!»</p>
+
+<p>Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. Ils durent
+d'abord s'engager à travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun
+sentier. Il y avait des parties du sol assez profondément ravinées,
+car, à l'époque des pluies, la Sil déborde quelquefois, et son trop
+plein s'écoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en
+marécages. Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment
+un peu de retard. Une heure fut employée à rejoindre la route du col de
+Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures.</p>
+
+<p>Le flanc droit du Plesa n'est point hérissé de ces forêts que Nic Deck
+n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage à la hache, mais il y
+eut nécessité de compter alors avec des difficultés d'une autre espèce.
+C'étaient des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se
+hasarder sans précautions, des dénivellations brusques, des failles
+profondes, des blocs mal assurés sur leur base et se dressant comme les
+séracs d'une région alpestre, tout le pêle-mêle d'un amoncellement
+d'énormes pierres que les avalanches avaient précipitées de la cime du
+mont, enfin un véritable chaos dans toute son horreur.</p>
+
+<p>Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure
+d'efforts très pénibles. Il semblait, vraiment, que le château des
+Carpathes aurait pu se défendre rien que par la seule impraticabilité de
+ses approches. Et peut-être Rotzko espérait-il qu'il se présenterait de
+tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir: il n'en fut
+rien.</p>
+
+<p>Au-delà de la zone des blocs et des excavations, la crête antérieure du
+plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le château se
+dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne désert, d'où,
+depuis tant d'années, l'épouvante éloignait les habitants du pays.</p>
+
+<p>Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient
+aborder le burg par sa courtine latérale, celle qui était orientée vers
+le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak étaient arrivés devant la
+courtine de l'est, c'est qu'en côtoyant la gauche du Plesa, ils avaient
+laissé à droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux
+directions, en effet, dessinent un angle très ouvert, dont le sommet est
+formé par le donjon central. Du côté nord, d'ailleurs, il aurait été
+impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait
+ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les
+irrégularités du plateau, s'élevait à une assez grande hauteur.</p>
+
+<p>Peu importait, en somme, que tout accès fût interdit de ce côté, puisque
+le jeune comte ne songeait point à dépasser les murailles du château.</p>
+
+<p>Il était sept heures et demie, lorsque Franz de Télek et Rotzko
+s'arrêtèrent à la limite extrême du plateau d'Orgall. Devant eux se
+développait ce farouche entassement noyé d'ombre, et confondant sa
+teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche,
+l'enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d'angle.
+C'était là, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crénelé, que
+grimaçait le hêtre, dont les branches contorsionnées témoignaient des
+violentes rafales du sud-ouest à cette hauteur.</p>
+
+<p>En vérité, le berger Frik ne s'était point trompé. Si l'on s'en
+rapportait à elle, la légende ne donnait plus que trois années
+d'existence au vieux burg des barons de Gortz.</p>
+
+<p>Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, dominées
+par le donjon trapu du centre. Là, sans doute, sous cet amas confus se
+cachaient encore des salles voûtées, vastes et sonores, longs corridors
+dédaléens, des réduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en
+possèdent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre
+habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier
+descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont
+personne ne pourrait connaître le secret. Et plus le jeune comte y
+songeait, plus il s'attachait à cette idée que Rodolphe de Gortz avait
+dû se réfugier entre les remparts isolés de son château des Carpathes.</p>
+
+<p>Rien, d'ailleurs, ne décelait la présence d'hôtes quelconques à
+l'intérieur du donjon. Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées,
+pas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien&mdash;pas
+même un cri d'oiseau&mdash;ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure.</p>
+
+<p>Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette
+enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas
+des armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées
+accablantes, son c&oelig;ur gros de souvenirs.</p>
+
+<p>Rotzko, qui voulait laisser le jeune comte à lui-même, avait eu soin de
+se mettre à l'écart. Il ne se fût pas permis de l'interrompre par une
+seule observations Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif'
+du Plesa, la vallée des deux Sils commença à s'emplir d'ombre, il
+n'hésita plus.</p>
+
+<p>«Mon maître, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientôt sur huit
+heures.»</p>
+
+<p>Franz ne parut pas l'entendre.</p>
+
+<p>Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel
+avant que les auberges soient fermées.</p>
+
+<p>&mdash;Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi,
+répondit Franz.</p>
+
+<p>&mdash;Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du
+col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'être
+vus en la traversant.</p>
+
+<p>&mdash;Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le
+village.»</p>
+
+<p>Le jeune comte n'avait pas bougé de la place où il s'était arrêté en
+arrivant sur le plateau d'Orgall.</p>
+
+<p>«N'oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera
+difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous
+parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si
+j'insiste...</p>
+
+<p>&mdash;Oui... partons... Rotzko... Je te suis...»</p>
+
+<p>Et il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg,
+peut-être par un de ces pressentiments secrets dont le c&oelig;ur est
+inhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le
+docteur Patak disait l'avoir été dans le fossé, au pied de la
+courtine?...</p>
+
+<p>Non! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... Il
+pouvait aller et venir à la surface du plateau, et s'il l'avait voulu,
+rien ne l'eût empêché de faire le tour de l'enceinte, en longeant le
+rebord de la contrescarpe...</p>
+
+<p>Et peut-être le voulait-il?</p>
+
+<p>C'est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois:</p>
+
+<p>«Venez-vous, mon maître?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui... oui...», répondit Franz.</p>
+
+<p>Et il restait immobile.</p>
+
+<p>Le plateau d'Orgall était déjà obscur. L'ombre élargie du massif, en
+remontant vers le sud, dérobait l'ensemble des constructions, dont les
+contours ne présentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientôt rien
+n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites
+fenêtres du donjon.</p>
+
+<p>«Mon maître... venez donc!» répéta Rotzko.</p>
+
+<p>Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion,
+où se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague...</p>
+
+<p>Franz s'arrêta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu à
+peu.</p>
+
+<p>C'était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée
+d'un long vêtement blanc.</p>
+
+<p>Mais ce costume, n'était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette
+scène finale d'Orlando, où Franz de Télek l'avait vue pour la dernière
+fois?</p>
+
+<p>Oui! et c'était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune
+comte, son regard si pénétrant attaché sur lui...</p>
+
+<p>«Elle!... Elle!...» s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Et, se précipitant, il eût roulé jusqu'aux assises de la muraille, si
+Rotzko ne l'eût retenu...</p>
+
+<p>L'apparition s'effaça brusquement. C'est à peine si la Stilla s'était
+montrée pendant une minute...</p>
+
+<p>Peu importait! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces
+mots lui échappèrent:</p>
+
+<p>«Elle... elle... vivante!»</p>
+
+<h2><a name="XII" id="XII"></a>XII</h2>
+
+<p>Était-ce possible? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais
+revoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion!... Il
+n'avait pas été le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme
+lui!... C'était bien la grande artiste, vêtue de son costume d'Angélica,
+telle qu'elle s'était montrée au public à sa représentation d'adieu au
+théâtre San-Carlo!</p>
+
+<p>L'effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme
+adorée, celle qui allait devenir comtesse de Télek, était enfermée
+depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines! Ainsi, celle que
+Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu! Ainsi, tandis
+qu'on le rapportait mourant à son hôtel, le baron Rodolphe avait pu
+pénétrer chez la Stilla, l'enlever, l'entraîner dans ce château des
+Carpathes, et ce n'était qu'un cercueil vide que toute la population
+avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples!</p>
+
+<p>Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens.
+Cela tenait du prodige, cela était invraisemblable, et Franz aurait dû
+se le répéter jusqu'à l'obstination... Oui!... mais un fait dominait: la
+Stilla avait été enlevée par le baron de Gortz, puisqu'elle était dans
+le burg!... Elle était vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de
+cette muraille!... Il y avait là une certitude absolue.</p>
+
+<p>Le jeune comte cherchait pourtant à se remettre du désordre de ses
+idées, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule: arracher à
+Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonnière au château des
+Carpathes!</p>
+
+<p>«Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, écoute-moi... comprends-moi
+surtout... car il me semble que la raison va m'échapper...</p>
+
+<p>&mdash;Mon maître... mon cher maître!</p>
+
+<p>&mdash;A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'à elle... elle!... ce soir
+même...</p>
+
+<p>&mdash;Non... demain...</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir, te dis-je!... Elle est là... Elle m'a vu comme je la
+voyais... Elle m'attend...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien... je vous suivrai...</p>
+
+<p>&mdash;Non!... J'irai seul.</p>
+
+<p>&mdash;Seul?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment pourrez-vous pénétrer dans le burg, puisque Nic Deck ne
+l'a pas pu?...</p>
+
+<p>&mdash;J'y entrerai, te dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;La poterne est fermée...</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une
+brèche... j'y passerai...</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... vous ne le
+voulez pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Non!... Nous allons nous séparer, et c'est en nous séparant que tu
+pourras me servir...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous attendrai donc ici?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, Rotzko.</p>
+
+<p>&mdash;Où irai-je alors?...</p>
+
+<p>&mdash;A Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. Il est
+inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, où tu
+resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan dès
+le matin... c'est-à-dire... non... attends encore quelques heures. Puis,
+pars pour Karlsburg... Là, tu préviendras le chef de la police... Tu lui
+raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que
+l'on donne l'assaut au burg!... Délivrez-la!... Ah! ciel de Dieu...
+elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz!...»</p>
+
+<p>Et, tandis que ces phrases entrecoupées étaient jetées par le jeune
+comte, Rotzko voyait la surexcitation de son maître s'accroître et se
+manifester par les sentiments désordonnés d'un homme qui ne se possède
+plus.</p>
+
+<p>Va... Rotzko! s'écria-t-il une dernière fois.&mdash;Vous le voulez?...</p>
+
+<p>&mdash;je le veux!»</p>
+
+<p>Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'à obéir.
+D'ailleurs, Franz s'était éloigné, et, déjà l'ombre le dérobait aux
+regards du soldat.</p>
+
+<p>Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à
+partir. Alors l'idée lui vint que les efforts de Franz seraient
+inutiles, qu'il ne parviendrait même pas à franchir l'enceinte, qu'il
+serait forcé de revenir au village de Vulkan... peut-être le
+lendemain... peut-être cette nuit... Tous deux iraient alors à
+Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le
+ferait avec les agents de l'autorité... on aurait raison de ce Rodolphe
+de Gortz... on lui arracherait l'infortunée Stilla... on fouillerait ce
+burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin...
+quand tous les diables de l'enfer seraient réunis pour le défendre!</p>
+
+<p>Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre
+la route du col de Vulkan.</p>
+
+<p>Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait déjà
+contourné le bastion d'angle qui la flanquait à gauche.</p>
+
+<p>Mille pensées se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute
+maintenant sur la présence du baron de Gortz dans le burg, puisque la
+Stilla y était séquestrée... Ce ne pouvait être que lui qui était là...
+La Stilla vivante!... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'à
+elle?... Comment arriverait-il à l'entraîner hors du château?... Il ne
+savait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... Les obstacles
+que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'était pas la
+curiosité qui le poussait au milieu de ces ruines, c'était la passion,
+c'était son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui!
+vivante!... après avoir cru qu'elle était morte, et il l'arracherait à
+Rodolphe de Gortz!</p>
+
+<p>A la vérité, Franz s'était dit qu'il ne pourrait avoir accès que par la
+courtine du sud, où s'ouvrait la poterne à laquelle aboutissait le
+pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas à tenter d'escalader
+ces hautes murailles, continua-t-il de longer la crête du plateau
+d'Orgall, dès qu'il eut tourné l'angle du bastion.</p>
+
+<p>De jour, cela n'eût point offert de difficultés. En pleine nuit, la lune
+n'étant pas encore levée&mdash;une nuit épaissie par ces brumes qui se
+condensent entre les montagnes&mdash;c'était plus que hasardeux. Au danger
+des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du fossé, se joignait
+celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-être l'éboulement.</p>
+
+<p>Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi près que possible les
+zigzags de la contrescarpe, tâtant de la main et du pied, afin de
+s'assurer qu'il ne s'en éloignait pas. Soutenu par une force surhumaine,
+il se sentait en outre guidé par un extraordinaire instinct qui ne
+pouvait le tromper.</p>
+
+<p>Au-delà du bastion se développait la courtine du sud, celle avec
+laquelle le pont-levis établissait une communication, lorsqu'il n'était
+pas relevé contre la poterne.</p>
+
+<p>A partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. Entre
+les énormes rocs qui hérissaient le plateau, suivre la contrescarpe
+n'était plus praticable, et il fallait s'en éloigner. Que l'on se figure
+un homme cherchant à se reconnaître au milieu d'un champ de Carnac, dont
+les dolmens et les menhirs seraient disposés sans ordre. Et pas un
+repère pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait
+jusqu'au faîte du donjon central!</p>
+
+<p>Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc énorme qui lui fermait
+tout passage, là rampant entre les roches, ses mains déchirées aux
+chardons et aux broussailles, sa tête effleurée par des couples
+d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de crécelle.</p>
+
+<p>Ah! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors
+comme elle avait sonné pour Nic Deck et le docteur? Pourquoi cette
+lumière intense qui les avait enveloppés ne s'allumait-elle pas
+au-dessus des créneaux du donjon? Il eût marché vers ce son, il eût
+marché vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sirène
+d'alarme ou les éclats d'un phare!</p>
+
+<p>Non!... Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à
+quelques pas.</p>
+
+<p>Cela dura près d'une heure. A la déclivité du sol qui se prononçait sur
+sa gauche, Franz sentait qu'il s'était égaré. Ou bien avait-il descendu
+plus bas que la poterne? Peut-être s'était-il avancé au-delà du
+pont-levis?</p>
+
+<p>Il s'arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel côté
+devait-il se diriger? Quelle rage le prit à la pensée qu'il serait
+obligé d'attendre le jour!... Mais alors il serait vu des gens du
+burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait
+sur ses gardes...</p>
+
+<p>C'était la nuit, c'était dès cette nuit même qu'il importait de pénétrer
+dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas à s'orienter au milieu de ces
+ténèbres!</p>
+
+<p>Un cri lui échappa... un cri de désespoir.</p>
+
+<p>«Stilla... s'écria-t-il, ma Stilla!...»</p>
+
+<p>En était-il à penser que la prisonnière pût l'entendre, qu'elle pût lui
+répondre?...</p>
+
+<p>Et, pourtant, à vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyèrent les
+échos du Plesa.</p>
+
+<p>Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. Une lueur se glissait à
+travers l'ombre-une lueur assez vive, dont le foyer devait être placé à
+une certaine hauteur.</p>
+
+<p>«Là est le burg... là!» se dit-il.</p>
+
+<p>Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait
+venir que du donjon central.</p>
+
+<p>Étant donné sa surexcitation mentale, Franz n'hésita pas à croire que
+c'était la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle
+l'avait reconnu, au moment où il l'apercevait lui-même sur le
+terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'était elle qui lui adressait
+ce signal, c'était elle qui lui indiquait la route à suivre pour arriver
+jusqu'à la poterne...</p>
+
+<p>Franz se dirigea vers cette lumière, dont l'éclat s'accroissait à mesure
+qu'il s'en rapprochait. Comme il était porté trop à gauche sur le
+plateau d'Orgall, il fut obligé de remonter d'une vingtaine de pas à
+droite, et, après quelques tâtonnements, il retrouva le rebord de la
+contrescarpe.</p>
+
+<p>La lumière brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle
+venait de l'une des fenêtres du donjon.</p>
+
+<p>Franz allait ainsi se trouver en face des derniers
+obstacles&mdash;insurmontables peut-être!</p>
+
+<p>En effet, puisque la poterne était fermée, le pont-levis relevé, il
+faudrait qu'il se laissât glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis,
+que ferait-il devant une muraille qui se dresserait à cinquante pieds
+au-dessus de lui?...</p>
+
+<p>Franz s'avança vers l'endroit où s'appuyait le pont-levis, lorsque la
+poterne était ouverte...</p>
+
+<p>Le pont-levis était baissé.</p>
+
+<p>Sans même prendre le temps de réfléchir, Franz franchit le tablier
+branlant du pont, et mit la main sur la porte...</p>
+
+<p>Cette porte s'ouvrit.</p>
+
+<p>Franz se précipita sous la voûte obscure. Mais à peine avait-il marché
+quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la
+poterne...</p>
+
+<p>Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes.</p>
+
+<h2><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h2>
+
+<p>Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou
+redescendent le col de Vulkan ne connaissent du château des Carpathes
+que son aspect extérieur. A la respectueuse distance où la crainte
+arrêtait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne
+présente aux regards que l'énorme amas de pierres d'un burg en ruine.</p>
+
+<p>Mais, à l'intérieur de l'enceinte, le burg était-il si délabré qu'on
+devait le supposer? Non. A l'abri de ses murs solides, les bâtiments
+restés intacts de la vieille forteresse féodale auraient encore pu loger
+toute une garnison.</p>
+
+<p>Vastes salles voûtées, caves profondes, corridors multiples, cours dont
+l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, réduits
+souterrains où n'arrivait jamais la lumière du jour, escaliers dérobés
+dans l'épaisseur des murs, casemates éclairées par les étroites
+meurtrières de la courtine, donjon central à trois étages avec
+appartements suffisamment habitables, couronné d'une plate-forme
+crénelée, entre les diverses constructions de l'enceinte,
+d'interminables couloirs capricieusement enchevêtrés, montant jusqu'au
+terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de
+l'infrastructure, çà et là quelques citernes, où se recueillaient les
+eaux pluviales et dont l'excédent s'écoulait vers le torrent du Nyad,
+enfin de longs tunnels, non bouchés comme on le croyait, et qui
+donnaient accès sur la route du col de Vulkan,&mdash;tel était l'ensemble de
+ce château des Carpathes, dont le plan géométral offrait un système
+aussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de
+Crète.</p>
+
+<p>Tel que Thésée, pour conquérir la fille de Minos, c'était aussi un
+sentiment intense, irrésistible qui venait d'attirer le jeune comte à
+travers les infinis méandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane
+qui servit à guider le héros grec?</p>
+
+<p>Franz n'avait eu qu'une pensée, pénétrer dans cette enceinte, et il y
+avait réussi. Peut-être aurait-il dû se faire cette réflexion: à savoir
+que le pont-levis, relevé jusqu'à ce jour, semblait s'être expressément
+rabattu pour lui livrer passage!... Peut-être aurait-il dû s'inquiéter
+de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derrière lui!...
+Mais il n'y songeait même pas. Il était enfin dans ce château, où
+Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour
+arriver jusqu'à elle.</p>
+
+<p>La galerie, dans laquelle Franz s'était élancé, large, haute, à voûte
+surbaissée, se trouvait plongée alors au milieu de la plus complète
+obscurité, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un
+pied sûr.</p>
+
+<p>Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant
+sur un parement dont la surface salpêtrée s'effritait sous sa main. Il
+n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient
+des résonances lointaines. Un courant tiède, chargé d'un relent de
+vétusté, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se fût fait à
+l'autre extrémité de cette galerie.</p>
+
+<p>Après avoir dépassé un pilier de pierre qui contrebutait le dernier
+angle à gauche, Franz se trouva à l'entrée d'un couloir sensiblement
+plus étroit. Rien qu'en étendant les bras, il en touchait le revêtement.</p>
+
+<p>Il s'avança ainsi, le corps penché, tâtonnant du pied et de la main, et
+cherchant à reconnaître si ce couloir suivait une direction rectiligne.</p>
+
+<p>A deux cents pas environ à partir du pilier d'angle, Franz sentit que
+cette direction s'infléchissait vers la gauche pour prendre, cinquante
+pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers
+la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon?</p>
+
+<p>Franz essaya d'accélérer sa marche; mais, à chaque instant, il était
+arrêté soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par
+un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il
+rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des
+ramifications latérales. Mais tout était obscur, insondable, et c'est en
+vain qu'il cherchait à s'orienter au sein de ce labyrinthe, véritable
+travail de taupes.</p>
+
+<p>Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se
+fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait à craindre, c'était qu'une
+trappe mal fermée cédât sous son pied, et le précipitât au fond d'une
+oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait
+quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs,
+mais s'avançant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait même pas le
+loisir de la réflexion.</p>
+
+<p>Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni à monter ni à descendre,
+c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours intérieures,
+ménagées entre les divers bâtiments de l'enceinte, et il y avait chance
+que ce couloir aboutît au donjon central, à la naissance même de
+l'escalier.</p>
+
+<p>Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus
+direct entre la poterne et les bâtiments du burg. Oui, et au temps où la
+famille de Gortz l'habitait, il n'était pas nécessaire de s'engager à
+travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face
+à la poterne, à l'opposé de la première galerie, s'ouvrait sur la place
+d'armes, au milieu de laquelle s'élevait le donjon; mais elle était
+condamnée, et Franz n'avait pas même pu en reconnaître la place.</p>
+
+<p>Une heure s'était passée pendant que le jeune comte allait au hasard des
+détours, écoutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant
+crier ce nom de la Stilla, que les échos auraient pu répercuter
+jusqu'aux étages du donjon. Il ne se décourageait point, et il irait
+tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable
+obstacle ne l'obligerait pas à s'arrêter.</p>
+
+<p>Cependant, sans qu'il s'en rendît compte, Franz était exténué déjà.
+Depuis son départ de Werst, il n'avait rien mangé. Il souffrait de la
+faim et de la soif. Son pas n'était plus sûr, ses jambes fléchissaient.
+Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vêtement, sa
+respiration était devenue haletante, son c&oelig;ur battait précipitamment.</p>
+
+<p>Il devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied
+gauche, ne rencontra plus le sol.</p>
+
+<p>Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une
+seconde.</p>
+
+<p>Il y avait là un escalier.</p>
+
+<p>Cet escalier s'enfonçait dans les fondations du château, et peut-être
+n'avait-il pas d'issue?</p>
+
+<p>Franz n'hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le
+développement suivait une direction oblique par rapport au couloir.</p>
+
+<p>Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un
+second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres
+détours.</p>
+
+<p>Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, brisé de fatigue, il
+venait de s'arrêter, lorsqu'un point lumineux apparut à deux ou trois
+centaines de pieds en avant.</p>
+
+<p>D'où provenait cette lueur? Était-ce simplement quelque phénomène
+naturel, l'hydrogène d'un feu follet qui se serait enflammé à cette
+profondeur? N'était-ce pas plutôt un falot, porté par une des personnes
+qui habitaient le burg?</p>
+
+<p>«Serait-ce elle?...» murmura Franz.</p>
+
+<p>Et il lui revint à la pensée qu'une lumière avait déjà paru, comme pour
+lui indiquer l'entrée du château, lorsqu'il était égaré entre les roches
+du plateau d'Orgall. Si c'était la Stilla qui lui avait montré cette
+lumière à l'une des fenêtres du donjon, n'était-ce pas elle encore qui
+cherchait à le guider à travers les sinuosités de cette substruction?</p>
+
+<p>A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un
+mouvement.</p>
+
+<p>Une clarté diffuse plutôt qu'un point lumineux, paraissait emplir une
+sorte d'hypogée à l'extrémité du couloir.</p>
+
+<p>Hâter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient à peine le
+soutenir, c'est à quoi se décida Franz, et après avoir franchi une
+étroite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte.</p>
+
+<p>Cette crypte, en bon état de conservation, haute d'une douzaine de
+pieds, se développait circulairement sur un diamètre à peu près égal.
+Les nervures de sa voûte, que portaient les chapiteaux de huit piliers
+ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle
+était enchâssée une ampoule de verre, pleine d'une lumière jaunâtre.</p>
+
+<p>En face de la porte, établie entre deux des piliers, il existait une
+autre porte, qui était fermée et dont les gros clous, rouillés à leur
+tête, indiquaient la place où s'appliquait l'armature extérieure des
+verrous.</p>
+
+<p>Franz se redressa, se traîna jusqu'à cette seconde porte, chercha à en
+ébranler les lourds montants...</p>
+
+<p>Ses efforts furent inutiles.</p>
+
+<p>Quelques meubles délabrés garnissaient la crypte; ici, un lit ou plutôt
+un grabat en vieux c&oelig;ur de chêne, sur lequel étaient jetés différents
+objets de literie; là, un escabeau aux pieds tors, une table fixée au
+mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles,
+un large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison
+froide, une grosse miche de pain, semblable à du biscuit de mer. Dans un
+coin murmurait une vasque, alimentée par un filet liquide, et dont le
+trop-plein s'écoulait par une perte ménagée à la base de l'un des
+piliers.</p>
+
+<p>Ces dispositions préalablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un hôte
+était attendu dans cette crypte, ou plutôt un prisonnier dans cette
+prison! Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par
+ruse?</p>
+
+<p>Dans le désarroi de ses pensées, Franz n'en eut pas même le soupçon.
+Épuisé par le besoin et la fatigue, il dévora les aliments déposés sur
+la table, il se désaltéra avec le contenu du broc; puis il se laissa
+tomber en travers de ce lit grossier, où un repos de quelques minutes
+pouvait lui rendre un peu de ses forces.</p>
+
+<p>Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses idées, il lui sembla qu'elles
+s'échappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir.</p>
+
+<p>Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches? Sa
+volonté était-elle engourdie à ce point qu'il ne fût plus maître de ses
+actes?...</p>
+
+<p>«Non! se dit-il, je n'attendrai pas!... Au donjon... il faut que
+j'arrive au donjon cette nuit même!...» Tout à coup, la clarté factice
+que versait l'ampoule encastrée à la clef de voûte s'éteignit, et la
+crypte fut plongée dans une complète obscurité.</p>
+
+<p>Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pensée s'endormit
+ou, pour mieux dire, s'arrêta brusquement, comme l'aiguille d'une
+horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil étrange, ou plutôt
+une torpeur accablante, un absolu anéantissement de l'être, qui ne
+provenait pas de l'apaisement de l'esprit...</p>
+
+<p>Combien de temps avait duré ce sommeil, Franz ne sut le constater,
+lorsqu'il se réveilla. Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l'heure.
+Mais la crypte était baignée de nouveau d'une lumière artificielle.</p>
+
+<p>Franz s'éloigna hors de son lit, fit quelques pas du côté de la première
+porte: elle était toujours ouverte;&mdash;vers la seconde porte: elle était
+toujours fermée.</p>
+
+<p>Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine.</p>
+
+<p>Si son corps était remis des fatigues de la veille, il se sentait la
+tête à la fois vide et pesante.</p>
+
+<p>«Combien de temps ai-je dormi? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il
+jour?...»</p>
+
+<p>A l'intérieur de la crypte, il n'y avait rien de changé, si ce n'est que
+la lumière avait été rétablie, la, nourriture renouvelée, le broc rempli
+d'une eau claire.</p>
+
+<p>Quelqu'un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet
+accablement torpide? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du
+burg?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz...
+Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses
+semblables?</p>
+
+<p>Ce n'était pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait
+encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait à la poterne,
+il sortirait du château...</p>
+
+<p>Sortir?... Il se souvint alors que la poterne s'était refermée derrière
+lui...</p>
+
+<p>Eh bien! il chercherait à gagner le mur d'enceinte, et par une des
+embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors...
+Coûte que coûte, il fallait qu'avant une heure, il se fût échappé du
+burg...</p>
+
+<p>Mais la Stilla... Renoncerait-il à parvenir jusqu'à elle?...
+Partirait-il sans l'avoir arrachée à Rodolphe de Gortz?...</p>
+
+<p>Non! et ce dont il n'aurait pu venir à bout, il le ferait avec le
+concours des agents que Rotzko avait dû ramener de Karlsburg au village
+de Werst... On se précipiterait à l'assaut de la vieille enceinte... on
+fouillerait le burg de fond en comble!...</p>
+
+<p>Cette résolution prise, il s'agissait de la mettre à exécution sans
+perdre un instant.</p>
+
+<p>Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il était
+arrivé, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derrière la seconde
+porte de la crypte.</p>
+
+<p>C'était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient&mdash;lentement.</p>
+
+<p>Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et,
+retenant sa respiration, il écouta...</p>
+
+<p>Les pas semblaient se poser à intervalles réguliers, comme s'ils eussent
+monté d'une marche à une autre. Nul doute qu'il y eût là un second
+escalier, qui reliait la crypte aux cours intérieures.</p>
+
+<p>Pour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il
+portait à sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main.</p>
+
+<p>Si c'était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se
+jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors
+d'état de le suivre; puis, s'élançant par cette nouvelle issue, il
+tenterait d'atteindre le donjon.</p>
+
+<p>Si c'était le baron Rodolphe de Gortz&mdash;et il reconnaîtrait bien l'homme
+qu'il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de
+San-Carlo&mdash;, il le frapperait sans pitié.</p>
+
+<p>Cependant les pas s'étaient arrêtés au palier qui formait le seuil
+extérieur.</p>
+
+<p>Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrît...</p>
+
+<p>Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au
+jeune comte.</p>
+
+<p>C'était la voix de la Stilla... oui!... mais sa voix un peu affaiblie
+avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes
+modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait
+être mort avec l'artiste.</p>
+
+<p>Et la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de
+Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="poesie">
+<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Nel giardino de' mille fiori,</span></td></tr>
+<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Andiamo, mio cuore...</span></td></tr>
+</table>
+
+<p>Ce chant pénétrait Franz jusqu'au plus profond de son âme... Il
+l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla
+semblait l'inviter à la suivre, répétant:</p>
+
+<p class="c">Andiamo, mio cuore... andiamo...</p>
+
+<p>Et pourtant la porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage!... Ne
+pourrait-il donc arriver jusqu'à la Stilla, la prendre entre ses bras,
+l'entraîner hors du burg?... «Stilla... ma Stilla...» s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets.</p>
+
+<p>Déjà le chant semblait s'affaiblir... la voix s'éteindre... les pas
+s'éloigner...</p>
+
+<p>Franz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains
+aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait
+presque plus.</p>
+
+<p>C'est alors qu'une effroyable pensée lui traversa l'esprit comme un
+éclair.</p>
+
+<p>«Folle!... s'écria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas
+reconnu... puisqu'elle n'a pas répondu!... Depuis cinq ans, enfermée
+ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est
+égarée...»</p>
+
+<p>Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en
+feu...</p>
+
+<p>«Moi aussi... je sens que ma raison s'égare!... répétait-il. Je sens que
+je vais devenir fou... fou comme elle...»</p>
+
+<p>Il allait et venait à travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans
+sa cage...</p>
+
+<p>«Non! répéta-t-il, non!... Il ne faut pas que ma tête se perde!... Il
+faut que je sorte du burg... J'en sortirai!»</p>
+
+<p>Et il s'élança vers la première porte...</p>
+
+<p>Elle venait de se fermer sans bruit.</p>
+
+<p>Franz ne s'en était pas aperçu, pendant qu'il écoutait la voix de la
+Stilla...</p>
+
+<p>Après avoir été emprisonné dans l'enceinte du burg, il était maintenant
+emprisonné dans la crypte.</p>
+
+<h2><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h2>
+
+<p>Franz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de
+réfléchir, la compréhension des choses, l'intelligence nécessaire pour
+en déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul
+sentiment qui persistait en lui, c'était le souvenir de la Stilla,
+c'était l'impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne
+lui renvoyaient plus.</p>
+
+<p>Avait-il donc été le jouet d'une illusion? Non, mille fois non! C'était
+bien la Stilla qu'il avait entendue tout à l'heure, et c'était bien elle
+qu'il avait vue sur le bastion du château.</p>
+
+<p>Alors cette pensée le reprit, cette pensée qu'elle était privée de
+raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une
+seconde fois.</p>
+
+<p>«Folle! se répéta-t-il. Oui!... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma
+voix... puisqu'elle n'a pas pu répondre... folle... folle!»</p>
+
+<p>Et cela n'était que trop vraisemblable!</p>
+
+<p>Ah! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entraîner au château de
+Krajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient
+bien lui rendre la raison!</p>
+
+<p>Voilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs
+heures s'écoulèrent avant qu'il eût repris possession de lui-même.</p>
+
+<p>Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos
+de ses pensées.</p>
+
+<p>«Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment?... Dès qu'on rouvrira
+cette porte!... Oui!... C'est pendant mon sommeil que l'on vient
+renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir...»</p>
+
+<p>Un soupçon lui vint alors: c'est que l'eau du broc devait renfermer
+quelque substance soporifique... S'il avait été plongé dans ce lourd
+sommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait,
+c'était pour avoir bu de cette eau... Eh bien! il n'en boirait plus...
+Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette
+table... Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt...</p>
+
+<p>Bientôt?... Qu'en savait-il?... En ce moment, le soleil montait-il vers
+le zénith ou s'abaissait-il sur l'horizon?... Faisait-il jour ou nuit?</p>
+
+<p>Aussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d'un pas, qui se fût
+approché de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant
+jusqu'à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante,
+l'&oelig;il égaré, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous
+l'oppression d'une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à
+travers le joint des portes.</p>
+
+<p>Soudain, à l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle
+plus frais arriver à ses lèvres.</p>
+
+<p>En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un
+peu de l'air du dehors?</p>
+
+<p>Oui... il y avait un passage qu'on ne soupçonnait pas sous l'ombre du
+pilier.</p>
+
+<p>Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté
+qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un
+instant.</p>
+
+<p>Là s'arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les
+murailles s'élevaient d'une centaine de pieds. On eût dit le fond d'un
+puits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel
+tombait un peu d'air et de clarté.</p>
+
+<p>Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice supérieur de
+ce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la
+margelle.</p>
+
+<p>Le soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet
+angle lumineux tendait à se rétrécir.</p>
+
+<p>Il devait être environ cinq heures du soir.</p>
+
+<p>De là cette conséquence, c'est que le sommeil de Franz se serait
+prolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il
+n'eût été provoqué par une boisson soporifique.</p>
+
+<p>Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst
+l'avant-veille, 11 juin, c'était la journée du 13 qui allait
+s'achever...</p>
+
+<p>Si humide que fût l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira à pleins
+poumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s'il avait espéré qu'une
+évasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite
+détrompé. Tenter de s'élever le long de ses parois, qui ne présentaient
+aucune saillie, était impraticable.</p>
+
+<p>Franz revint à l'intérieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir
+que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'état dans
+lequel elles se trouvaient.</p>
+
+<p>La première porte&mdash;par laquelle il était arrivé était très solide, très
+épaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés
+dans une gâche de fer: donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux.</p>
+
+<p>La seconde porte&mdash;derrière laquelle s'était fait entendre la voix de la
+Stilla&mdash;semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par
+endroits... Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un
+passage de ce côté.</p>
+
+<p>«Oui... c'est par là... c'est par là!...» se dit Franz, qui avait repris
+son sang-froid.</p>
+
+<p>Mais il n'y avait pas de temps à perdre, car il était probable que
+quelqu'un entrerait dans la crypte, dès qu'on le supposerait endormi
+sous l'influence de la boisson somnifère.</p>
+
+<p>Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'espérer, la moisissure
+ayant rongé le bois autour de l'armature métallique qui retenait les
+verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en
+détacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s'arrêtant
+parfois, prêtant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors.</p>
+
+<p>Trois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s'ouvrait
+en grinçant sur ses gonds.</p>
+
+<p>Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins
+étouffant.</p>
+
+<p>En ce moment, l'angle lumineux ne se découpait plus à l'orifice du
+puits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat.
+La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques
+étoiles brillaient à l'ovale de la margelle, comme si on les eût
+regardées par le tube d'un long télescope. De petits nuages s'en
+allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent
+avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphère indiquaient aussi que la
+lune, à demi pleine encore, avait dépassé l'horizon des montagnes de
+l'est.</p>
+
+<p>Il devait être à peu près neuf heures du soir.</p>
+
+<p>Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l'eau
+de la vasque, ayant d'abord renversé celle du broc. Puis, fixant son
+couteau à sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derrière lui.</p>
+
+<p>Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunée Stilla,
+errant à travers ces galeries souterraines?... A cette pensée, son c&oelig;ur
+battait à se rompre.</p>
+
+<p>Dès qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il
+l'avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en
+le montant,&mdash;soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il
+avait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait
+donc de quelque huit pieds qu'il fût revenu au niveau du sol.</p>
+
+<p>N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor,
+dont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua
+d'avancer.</p>
+
+<p>Une demi-heure s'écoula, sans qu'il eût été arrêté ni par une porte ni
+par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empêché de reconnaître
+sa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau
+d'Orgall.</p>
+
+<p>Après une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit
+haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût
+interminable, quand un obstacle l'arrêta.</p>
+
+<p>C'était la paroi d'un mur de briques.</p>
+
+<p>Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre
+ouverture.</p>
+
+<p>Il n'y avait aucune issue de ce côté.</p>
+
+<p>Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait conçu d'espoir se
+brisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se
+dérobèrent, il tomba le long de la muraille.</p>
+
+<p>Mais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont
+les briques disjointes adhéraient à peine et s'ébranlaient sous les
+doigts.</p>
+
+<p>«Par là... oui!... par là!...» s'écria Franz.</p>
+
+<p>Et il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu'un bruit se fit
+entendre de l'autre côté.</p>
+
+<p>Franz s'arrêta.</p>
+
+<p>Le bruit n'avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière
+arrivait à travers la crevasse.</p>
+
+<p>Franz regarda.</p>
+
+<p>Là était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de
+délabrement le temps et l'abandon l'avaient réduite: une voûte à demi
+effondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers
+gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un
+fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique
+flamboyant; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque
+ancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d'autel
+dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la
+toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait été épargné par les
+rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d'où
+pendait une corde jusqu'à terre,&mdash;la corde de cette cloche, qui tintait
+quelquefois, à l'inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur
+la route du col.</p>
+
+<p>Dans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux
+intempéries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant à
+la main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière.</p>
+
+<p>Franz reconnut aussitôt cet homme.</p>
+
+<p>C'était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique
+société pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet
+original que l'on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se
+parlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la
+poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions
+au service de Rodolphe de Gortz!</p>
+
+<p>Si donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence
+du baron au château des Carpathes, même après l'apparition de la Stilla,
+ce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses
+yeux.</p>
+
+<p>Qu'avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée
+de la nuit?</p>
+
+<p>Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez
+distinctement.</p>
+
+<p>Orfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de
+fer,-auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d'une bobine déposée
+dans un coin de la chapelle. Et telle était l'attention qu'il apportait
+à ce travail qu'il n'eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci
+avait été à même de s'approcher;</p>
+
+<p>Ah! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'élargir
+n'était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré
+dans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l'aurait obligé
+à le conduire au donjon...</p>
+
+<p>Mais peut-être était-il heureux qu'il fût hors d'état de le faire, car,
+en cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait
+payer de sa vie les secrets qu'il venait de découvrir!</p>
+
+<p>Quelques minutes après l'arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans
+la chapelle.</p>
+
+<p>C'était le baron Rodolphe de Gortz.</p>
+
+<p>L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne
+semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le
+fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés
+en arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites.</p>
+
+<p>Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait
+Orfanik.</p>
+
+<p>Et voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux
+hommes.</p>
+
+<h2><a name="XV" id="XV"></a>XV</h2>
+
+<p>«Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?&mdash;je viens de
+l'achever.</p>
+
+<p>&mdash;Tout est préparé dans les casemates des bastions?</p>
+
+<p>&mdash;Tout.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au
+donjon?</p>
+
+<p>&mdash;Ils le sont.</p>
+
+<p>&mdash;Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps
+de nous enfuir?</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'aurons.</p>
+
+<p>&mdash;A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était
+libre?</p>
+
+<p>&mdash;Il l'est.»</p>
+
+<p>Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant
+repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la
+chapelle.</p>
+
+<p>«Ah! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui
+tenteront de forcer ton enceinte!»</p>
+
+<p>Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune
+comte.</p>
+
+<p>«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik.</p>
+
+<p>Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait
+dans l'auberge du <i>Roi Mathias</i>.</p>
+
+<p>Est-ce que l'attaque est pour cette nuit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?&mdash;Depuis deux heures,
+avec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg.</p>
+
+<p>Eh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de
+Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous
+ceux qui lui viendront en aide.»</p>
+
+<p>Puis, au bout de quelques moments:</p>
+
+<p>«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais
+savoir qu'il établissait une communication entre le château et le
+village de Werst...&mdash;On ne le saura pas; je détruirai ce fil.» A notre
+avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes,
+qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait
+pas tarder à être révélée.</p>
+
+<p>A cette époque&mdash;nous ferons très particulièrement remarquer que cette
+histoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIX<sup>e</sup> siècle,
+&mdash;l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme
+«l'âme de l'univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements.
+L'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur &oelig;uvre.</p>
+
+<p>Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec
+une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques,
+arrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se
+disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait
+l'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles
+eussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se
+voir dans des glaces reliées par des fils, grâce à l'invention du
+téléphote.].</p>
+
+<p>Depuis bien des années déjà, Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de
+Gortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de
+l'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses
+admirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le
+méritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu
+d'un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que
+l'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables.</p>
+
+<p>Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik,
+talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa
+bourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que
+le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait
+seul à en profiter.</p>
+
+<p>Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa
+façon, étaient bien de nature à s'entendre. Aussi, depuis leur
+rencontre, ne se séparèrent-ils plus&mdash;pas même lorsque le baron de Gortz
+suivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie.</p>
+
+<p>Mais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable
+artiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui
+avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à
+perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires
+effets.</p>
+
+<p>Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla,
+le baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était
+devenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il
+était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y
+enfermer avec lui.</p>
+
+<p>Lorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs
+de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant
+du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de
+lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen
+d'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet,
+il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et
+c'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que
+nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était
+nécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon.</p>
+
+<p>En réalité, ce qui restait du burg&mdash;et notamment le donjon central&mdash;,
+était moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne
+l'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il
+fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux
+travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et
+alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns.</p>
+
+<p>Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et
+Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays
+en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une
+intervention diabolique.</p>
+
+<p>Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au
+courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il
+donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en
+douter? Oui, si l'on réussissait à établir une communication
+téléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du <i>Roi
+Mathias</i>, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir
+chaque soir.</p>
+
+<p>C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans
+les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine
+isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut
+déroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier
+travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une
+nuit au <i>Roi Mathias</i>, afin de raccorder ce fil à la grande salle de
+l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener
+l'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette
+fenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant
+placé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du
+feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement
+disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que
+le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au <i>Roi
+Mathias</i>, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait.</p>
+
+<p>Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement
+troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en
+écarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné
+depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à
+l'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit
+d'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon.
+A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on
+sait ce qui en résulta.</p>
+
+<p>C'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le
+baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se
+passait à Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait
+pris Nic Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix
+menaçante se fit soudain entendre dans la salle du <i>Roi Mathias</i> pour
+l'en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa
+résolution malgré cette menace,. le baron de Gortz décida-t-il de lui
+infliger une telle leçon qu'il perdît l'envie d'y jamais revenir. Cette
+nuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à
+fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de
+nature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au
+campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de
+sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale,
+formidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements
+épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au
+moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du
+fossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le
+courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge
+électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé
+le forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du
+pont-levis.</p>
+
+<p>Ainsi que le baron de Gortz le pensait, après l'apparition de ces
+inexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal
+tourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent,
+personne n'eût voulu s'approcher&mdash;même à deux bons milles de ce château
+des Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels.</p>
+
+<p>Rodolphe de Gortz devait donc se croire à l'abri de toute curiosité
+importune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Wertz.</p>
+
+<p>Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres,
+sa présence à l'auberge du <i>Roi Mathias</i> fut aussitôt signalée par le
+fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma
+avec le souvenir des événements qui s'étaient passés à Naples. Et non
+seulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du
+burg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes
+superstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui
+protégeait le château des Carpathes, il s'engageait même à prévenir les
+autorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes
+ces légendes!</p>
+
+<p>Aussi le baron de Gortz résolut-il d'attirer Franz de Télek dans le
+burg, et l'on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix
+de la Stilla, envoyée à l'auberge du <i>Roi Mathias</i> par l'appareil
+téléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route
+pour s'approcher du château; l'apparition de la cantatrice sur le
+terre-plein du bastion lui avait donné l'irrésistible désir d'y
+pénétrer; une lumière, montré à une des fenêtres du donjon, l'avait
+guidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond
+de cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore
+entendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où
+des aliments lui étaient apportés alors qu'il dormait d'un sommeil
+léthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et
+dont la porte s'était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir
+du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en
+pourrait jamais sortir.</p>
+
+<p>Tels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse
+de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême
+dépit, le baron savait que l'éveil avait été donné par Rotzko qui,
+n'ayant point suivi son maître à l'intérieur du château, avait prévenu
+les autorités de Karlsburg. Une escouade d'agents était arrivée au
+village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte
+partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se
+défendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic
+Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit
+guère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'étaient-ils
+déterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient
+plus que le moment d'agir. Un courant électrique était préparé pour
+mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le
+donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à
+lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le
+temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion
+dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte
+du château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que
+jamais on ne retrouverait leurs traces.</p>
+
+<p>Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz
+l'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une
+communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le
+village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être
+anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale
+aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron
+de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir,&mdash;fuir en entraînant la
+Stilla, inconsciente...</p>
+
+<p>Ah! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se
+jeter sur ces deux hommes!... il les aurait terrassés, il les aurait
+frappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher
+l'effroyable ruine!</p>
+
+<p>Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas
+après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle,
+Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et,
+Dieu aidant, il ferait justice!</p>
+
+<p>Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne
+les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir?
+Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou
+quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le
+donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg
+communiquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne
+rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir.</p>
+
+<p>En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de
+Gortz et Orfanik.</p>
+
+<p>«Il n'y a plus rien à faire ici?</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors séparons-nous.</p>
+
+<p>&mdash;Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le
+château?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous
+attendre?</p>
+
+<p>&mdash;A Bistritz.</p>
+
+<p>&mdash;Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre
+volonté.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois
+pendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des
+Carpathes!»</p>
+
+<p>Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait
+quitté la chapelle.</p>
+
+<p>Bien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette
+conversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de
+parler Rodolphe de Gortz.</p>
+
+<h2><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h2>
+
+<p>Le désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu'en mettant
+le baron de Gortz hors d'état d'exécuter son projet.</p>
+
+<p>Il était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'être découvert,
+Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez
+facilement; mais son épaisseur était telle qu'une demi-heure s'écoula
+avant que l'ouverture fût assez large pour lui livrer passage.</p>
+
+<p>Dès que Franz eut mis pied à l'intérieur de cette chapelle ouverte à
+tous les vents, il se sentit ranimé par l'air du dehors. A travers les
+déchirures de la nef et l'embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir
+de légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques
+étoiles que faisait pâlir l'éclat de la lune montant sur l'horizon.</p>
+
+<p>Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle,
+et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C'est
+pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s'avança-t-il vers le
+chevet.</p>
+
+<p>En cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires,
+son pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de
+la voûte.</p>
+
+<p>Enfin, à l'extrémité du chevet, derrière le retable de l'autel, près
+d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue céder sous sa
+poussée.</p>
+
+<p>Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte.</p>
+
+<p>C'était par là que le baron de Gortz et Orfanik étaient entrés dans la
+chapelle, et c'était par là qu'ils venaient d'en sortir.</p>
+
+<p>Dès que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu
+d'une complète obscurité. Après nombre de détours, sans avoir eu ni à
+monter ni à descendre, il était certain de s'être maintenu au niveau des
+cours intérieures.</p>
+
+<p>Une demi-heure plus tard, l'obscurité parut être moins profonde: une
+demi-clarté se glissait à travers quelques ouvertures latérales de la
+galerie.</p>
+
+<p>Franz put marcher plus rapidement, et il déboucha dans une large
+casemate, ménagée sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle
+gauche de la courtine.</p>
+
+<p>Cette casemate était percée d'étroites meurtrières, par lesquelles
+pénétraient les rayons de la lune.</p>
+
+<p>A l'opposé il y avait une porte ouverte.</p>
+
+<p>Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrières,
+afin de respirer cette fraîche brise de la nuit durant quelques
+secondes.</p>
+
+<p>Mais, au moment où il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou
+trois ombres, qui se mouvaient à l'extrémité inférieure du plateau
+d'Orgall, éclairé jusqu'au sombre massif de la sapinière.</p>
+
+<p>Franz regarda.</p>
+
+<p>Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des
+arbres&mdash;sans doute les agents de Karlsburg, ramenés par Rotzko.
+S'étaient-ils donc décidés à opérer de nuit, dans l'espoir de surprendre
+les hôtes du château, ou attendaient-ils en cet endroit les premières
+lueurs de l'aube?</p>
+
+<p>Quel effort Franz dut faire sur lui-même pour retenir le cri prêt à lui
+échapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et
+reconnaître sa voix! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et,
+avant que les agents eussent escaladé l'enceinte, Rodolphe de Gortz
+aurait le temps de mettre son appareil en activité et de s'enfuir par le
+tunnel.</p>
+
+<p>Franz parvint à se maîtriser et s'éloigna de la meurtrière. Puis, la
+casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la
+galerie.</p>
+
+<p>Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se
+déroulait dans l'épaisseur du mur.</p>
+
+<p>Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes?
+Il avait lieu de le croire.</p>
+
+<p>Cependant, cet escalier ne devait pas être l'escalier principal qui
+accédait aux divers étages. Il ne se composait que d'une suite
+d'échelons circulaires, disposés comme les filets d'une vis à
+l'intérieur d'une cage étroite et obscure.</p>
+
+<p>Franz monta sans bruit, écoutant, mais n'entendant rien, et, au bout
+d'une vingtaine de marches, il s'arrêta sur un palier.</p>
+
+<p>Là, une porte s'ouvrait attenant à la terrasse, dont le donjon était
+entouré à son premier étage.</p>
+
+<p>Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de
+s'abriter derrière le parapet, il regarda dans la direction du plateau
+d'Orgall.</p>
+
+<p>Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapinière, et rien
+n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg.</p>
+
+<p>Décidé à rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se fût enfui par le
+tunnel du col, Franz contourna l'étage et arriva devant une autre porte,
+où la vis de l'escalier reprenait sa révolution ascendante.</p>
+
+<p>Il mit le pied sur la première marche, appuya ses deux mains aux parois,
+et commença à monter.</p>
+
+<p>Toujours même silence.</p>
+
+<p>L'appartement du premier étage n'était point habité.</p>
+
+<p>Franz se hâta d'atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages
+supérieurs.</p>
+
+<p>Lorsqu'il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de
+marche. Là se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus
+élevé du donjon, celui que couronnait la plate-forme crénelée, où
+flottait autrefois l'étendard des barons de Gortz.</p>
+
+<p>La paroi, à gauche du palier, était percée d'une porte, fermée en ce
+moment.</p>
+
+<p>A travers le trou de la serrure, dont la clef était en dehors, filtrait
+un vif rayon de lumière.</p>
+
+<p>Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l'intérieur de l'appartement.</p>
+
+<p>En appliquant son &oelig;il à la serrure, il ne distingua que la partie
+gauche d'une chambre, qui était très éclairée, la partie droite étant
+plongée dans l'ombre.</p>
+
+<p>Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui
+s'ouvrit.</p>
+
+<p>Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses
+murs circulaires s'appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en
+se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des
+tentures épaisses, d'anciennes tapisseries à personnages, recouvraient
+ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils,
+escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenêtres pendaient
+d'épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarté
+intérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur
+lequel s'amortissaient les pas.</p>
+
+<p>L'arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant,
+Franz fut surtout frappé du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle
+était baignée d'ombre ou de lumière.</p>
+
+<p>A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde
+obscurité.</p>
+
+<p>A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée
+d'étoffes noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil
+de concentration, placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être
+aperçu.</p>
+
+<p>A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un
+écran à hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier,
+que l'écran entourait d'une sorte de pénombre.</p>
+
+<p>Près du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait
+une boîte rectangulaire.</p>
+
+<p>Cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont
+le couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un
+cylindre métallique.</p>
+
+<p>Dès son entrée dans la salle, Franz s'aperçut que le fauteuil était
+occupé.</p>
+
+<p>Là, en effet, il y avait une personne qui gardait une complète
+immobilité, la tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières
+closes, le bras droit étendu sur la table, la main appuyée sur la partie
+antérieure de la boîte.</p>
+
+<p>C'était Rodolphe de Gortz.</p>
+
+<p>Était-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu
+passer cette dernière nuit à l'extrême étage du vieux donjon?</p>
+
+<p>Non!... Cela ne pouvait être, d'après ce que Franz lui avait entendu
+dire à Orfanik.</p>
+
+<p>Le baron de Gortz était seul dans cette chambre, d'ailleurs, et,
+conformément aux ordres qu'il avait reçus, il n'était pas douteux que
+son compagnon ne se fût déjà enfui par le tunnel.</p>
+
+<p>Et la Stilla?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il
+voulait l'entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes,
+avant qu'il n'eût été détruit par l'explosion?... Et pour quelle autre
+raison aurait-il regagné cette salle, où elle devait venir, chaque soir,
+l'enivrer de son chant?...</p>
+
+<p>Où était donc la Stilla?...</p>
+
+<p>Franz ne la voyait ni ne l'entendait...</p>
+
+<p>Après tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la
+merci du jeune comte!... Franz saurait bien le contraindre à parler.
+Mais, étant donné l'état de surexcitation où il se trouvait, n'allait-il
+pas se jeter sur cet homme qu'il haïssait comme il en était haï, qui lui
+avait enlevé la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par
+lui... et le frapper?...</p>
+
+<p>Franz vint se poster derrière le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas à
+faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête
+perdue, il levait la main...</p>
+
+<p>Soudain la Stilla apparut.</p>
+
+<p>Franz laissa tomber son couteau sur le tapis.</p>
+
+<p>La Stilla était debout sur l'estrade, en pleine lumière, sa chevelure
+dénouée, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de
+l'Angélica d'Orlando, telle qu'elle s'était montrée sur le bastion du
+burg. Ses yeux, fixés sur le jeune comte, le pénétraient jusqu'au fond
+de l'âme...</p>
+
+<p>Il était impossible que Franz ne fût pas vu d'elle, et, pourtant, la
+Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas
+les lèvres pour lui parler... Hélas! elle était folle!</p>
+
+<p>Franz allait s'élancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour
+l'entraîner au-dehors...</p>
+
+<p>La Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le
+baron de Gortz s'était penché vers elle. Au paroxysme de l'extase, le
+dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une
+liqueur divine. Tel il était autrefois aux représentations des théâtres
+d'Italie, tel il était alors au milieu de cette salle, dans une solitude
+infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine!</p>
+
+<p>Oui! la Stilla chantait!... Elle chantait pour lui... rien que pour
+lui!... C'était comme un souffle s'exhalant de ses lèvres, qui
+semblaient être immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonnée, du
+moins son âme d'artiste lui était-elle restée toute entière!</p>
+
+<p>Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas
+entendue depuis cinq longues années... Il s'absorbait dans l'ardente
+contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui
+était là, vivante, comme si quelque miracle l'eût ressuscitée à ses
+yeux!</p>
+
+<p>Et ce chant de la Stilla, n'était-ce pas entre tous celui qui devait
+faire vibrer plus vivement au c&oelig;ur de Franz les cordes du souvenir?
+Oui! il avait reconnu le finale de la tragique scène d'<i>Orlando</i>, ce
+finale où l'âme de la cantatrice s'était brisée sur cette dernière
+phrase:</p>
+
+<p>Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se
+disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait été sur le
+théâtre de San-Carlo!... Non!... Elle ne mourrait pas entre les lèvres
+de la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d'adieu...</p>
+
+<p>Franz ne respirait plus... Toute sa vie était attachée à ce chant...
+Encore quelques mesures, et ce chant s'achèverait dans toute son
+incomparable pureté...</p>
+
+<p>Mais voici que la voix commence à faiblir... On dirait que la Stilla
+hésite en répétant ces mots d'une douleur poignante:</p>
+
+<p class="c">Voglio morire...</p>
+
+<p>La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois
+tombée sur la scène?...</p>
+
+<p>Elle ne tombe pas, mais le chant s'arrête à la même mesure, à la même
+note qu'au théâtre de San-Carlo...</p>
+
+<p>Elle pousse un cri... et c'est le même cri que Franz avait entendu ce
+soir-là...</p>
+
+<p>Et pourtant, la Stilla est toujours là, debout, immobile, avec son
+regard adoré,&mdash;ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses
+de son âme...</p>
+
+<p>Franz s'élance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors
+de ce château...</p>
+
+<p>A ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se
+relever.</p>
+
+<p>«Franz de Télek!... s'écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu
+s'échapper...»</p>
+
+<p>Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l'estrade:</p>
+
+<p>«Stilla... ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici...
+vivante...</p>
+
+<p>&mdash;Vivante... la Stilla... vivante!...» s'écrie le baron de Gortz.</p>
+
+<p>Et cette phrase ironique s'achève dans un éclat de rire, où l'on sent
+tout l'emportement de la rage.</p>
+
+<p>«Vivante!... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien! que Franz de Télek
+essaie donc de me l'enlever!»</p>
+
+<p>Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment
+fixés sur lui...</p>
+
+<p>A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est
+échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile...</p>
+
+<p>Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la
+malheureuse folle...</p>
+
+<p>Il est trop tard... le couteau la frappe au c&oelig;ur...</p>
+
+<p>Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec
+les mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la
+Stilla...</p>
+
+<p>Franz est demeuré inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est
+devenu fou, lui aussi?...</p>
+
+<p>Et alors Rodolphe de Gortz de s'écrier:</p>
+
+<p>«La Stilla échappe encore à Franz de Télek!... Mais sa voix... sa voix
+me reste... Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à
+personne!»</p>
+
+<p>Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces
+l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade.</p>
+
+<p>Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il saisit la
+boîte déposée sur la table, il se précipite hors de la salle, il descend
+au premier étage du donjon; puis, arrivé sur la terrasse, il la
+contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une détonation
+retentit.</p>
+
+<p>Rotzko, posté au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron
+de Gortz.</p>
+
+<p>Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boîte
+qu'il serrait entre ses bras.</p>
+
+<p>Il poussa un cri terrible.</p>
+
+<p>«Sa voix... sa voix!... répétait-il. Son âme... l'âme de la Stilla...
+Elle est brisée... brisée... brisée!...»</p>
+
+<p>Et alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le
+long de la terrasse, criant toujours: «Sa voix... sa voix!... Ils m'ont
+brisé sa voix!... Qu'ils soient maudits!»</p>
+
+<p>Puis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck
+cherchaient à escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des
+agents de police.</p>
+
+<p>Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif
+du Plesa. Des gerbes de flammes s'élevèrent jusqu'aux nuages, et une
+avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan.</p>
+
+<p>Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des
+Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes à la
+surface du plateau d'Orgall.</p>
+
+<h2><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h2>
+
+<p>On ne l'a point oublié, en se reportant à la conversation du baron et de
+Orfanik, l'explosion ne devait détruire le château qu'après le départ de
+Rodolphe de Gortz. Or, au moment où cette explosion s'était produite, il
+était impossible que le baron eût eu le temps de s'enfuir par le tunnel
+sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du
+désespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de
+Gortz avait-il provoqué une catastrophe immédiate dont il devait avoir
+été la première victime? Après les incompréhensibles paroles qui lui
+étaient échappées, au moment où la balle de Rotzko venait de briser la
+boîte qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du
+burg?</p>
+
+<p>En tout cas, il fut très heureux que les agents, surpris par le coup de
+fusil de Rotzko, se trouvassent encore à une certaine distance, lorsque
+l'explosion ébranla le massif. C'est à peine si quelques-uns furent
+atteints par les débris qui tombèrent au pied du plateau d'Orgall.
+Seuls, Rotzko et le forestier étaient alors au bas de la courtine, et,
+en vérité, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas été écrasés sous cette
+pluie de pierres.</p>
+
+<p>L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et
+les agents parvinrent, sans trop de peine, à franchir l'enceinte, en
+remontant le fossé, qui avait été à demi comblé par le renversement des
+murailles.</p>
+
+<p>Cinquante pas au-delà de la courtine, un corps fut relevé au milieu des
+décombres, à la base du donjon.</p>
+
+<p>C'était celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays&mdash;entre
+autres maître Koltz&mdash;le reconnurent sans hésitation.</p>
+
+<p>Quant à Rotzko et à Nic Deck, ils ne songeaient qu'à retrouver le jeune
+comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les délais convenus entre
+son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'échapper du château.</p>
+
+<p>Mais Rotzko n'osait espérer qu'il eût survécu, qu'il ne fût pas une
+victime de la catastrophe; aussi pleurait-il à grosses larmes, et Nic
+Deck ne savait comment le calmer.</p>
+
+<p>Cependant, après une demi-heure de recherches, le jeune comte fut
+retrouvé au premier étage du donjon, sous un arc-boutement de la
+muraille, qui l'avait empêché d'être écrasé.</p>
+
+<p>«Mon maître... mon pauvre maître...</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le comte...»</p>
+
+<p>Ce furent les premières paroles que prononcèrent Rotzko et Nic Deck,
+lorsqu'ils se penchèrent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il
+n'était qu'évanoui.</p>
+
+<p>Franz rouvrit les veux; mais son regard sans fixité ne semblait ni
+reconnaître Rotzko ni l'entendre.</p>
+
+<p>Nic Deck, qui avait soulevé le jeune comte dans ses bras, lui parla
+encore; il ne fit aucune réponse.</p>
+
+<p>Ces derniers mots du chant de la Stilla s'échappaient seuls de sa
+bouche:</p>
+
+<p class="c">Innamorata... Voglio morire...</p>
+
+<p>Franz de Télek était fou.</p>
+
+<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h2>
+
+<p>Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison,
+n'aurait jamais eu l'explication des derniers phénomènes dont le château
+des Carpathes avait été le théâtre, sans les révélations qui furent
+faites dans les circonstances que voici:</p>
+
+<p>Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'était convenu, que
+le baron de Gortz vînt le rejoindre à la bourgade de Bistritz. En ne le
+voyant pas reparaître, il s'était demandé s'il n'avait pas été victime
+de l'explosion. Poussé alors par la curiosité autant que par
+l'inquiétude, il avait quitté la bourgade, il avait repris la route de
+Werst, et il était revenu rôder aux environs du burg.</p>
+
+<p>Mal lui en prit, car les agents de la police ne tardèrent pas à
+s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le
+connaissait et de longue date.</p>
+
+<p>Une fois dans la capitale du comitat, en présence des magistrats devant
+lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulté de répondre
+aux questions qui lui furent posées au cours de l'enquête ordonnée sur
+cette catastrophe.</p>
+
+<p>Nous avouerons même que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne
+parut pas émouvoir autrement ce savant égoïste et maniaque, qui n'avait
+à c&oelig;ur que ses inventions.</p>
+
+<p>En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma
+que la Stilla était morte, et&mdash;ce sont les expressions mêmes dont il se
+servit&mdash;, qu'elle était enterrée et bien enterrée depuis cinq ans dans
+le cimetière du Campo Santo Nuovo, à Naples.</p>
+
+<p>Cette affirmation ne fut pas le moindre des étonnements que devait
+provoquer cette étrange aventure.</p>
+
+<p>En effet, si la Stilla était morte, comment se faisait-il que Franz eût
+pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir
+apparaître sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant,
+lorsqu'il était enfermé dans la crypte?... Enfin comment l'avait-il
+retrouvée vivante dans la chambre du donjon?</p>
+
+<p>Voici l'explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être
+inexplicables.</p>
+
+<p>On se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz,
+lorsque le bruit s'était répandu que la Stilla avait pris la résolution
+de quitter le théâtre pour devenir comtesse de Télek. L'admirable talent
+de l'artiste, c'est-à-dire toutes ses satisfactions de dilettante,
+allaient lui manquer.</p>
+
+<p>Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils
+phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la
+cantatrice se proposait de chanter à ses représentations d'adieu. Ces
+appareils étaient merveilleusement perfectionnés à cette époque, et
+Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait
+aucune altération, ni dans son charme, ni dans sa pureté.</p>
+
+<p>Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent
+installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée
+pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se gravèrent sur
+leurs plaques, cavatines, romances d'opéras ou de concerts, entre
+autres, la mélodie de Stéfano et cet air final d'Orlando qui fut
+interrompu par la mort de la Stilla.</p>
+
+<p>Voici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s'enfermer au
+château des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les
+chants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non
+seulement il entendait la Stilla, comme s'il eût été dans sa loge, mais
+&mdash;ce qui peut paraître absolument incompréhensible&mdash;, il la voyait comme
+si elle eût été vivante, devant ses yeux.</p>
+
+<p>C'était un simple artifice d'optique.</p>
+
+<p>On n'a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique
+portrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son
+costume blanc de l'Angélica d'Orlando et sa magnifique chevelure
+dénouée. Or, au moyen de glaces inclinées suivant un certain angle
+calculé par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant éclairait ce portrait
+placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi
+«réelle» que lorsqu'elle était pleine de vie et dans toute la splendeur
+de sa beauté. C'est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur
+le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait
+apparaître, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Télek; c'est grâce à
+ce même appareil que le jeune comte avait revu la Stilla dans la salle du
+donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de
+ses chants.</p>
+
+<p>Tels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une
+manière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le
+dire, c'est avec une fierté sans égale qu'il se déclara l'auteur de ces
+inventions géniales, qu'il avait portées au plus haut degré de
+perfection.</p>
+
+<p>Cependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers
+phénomènes, ou plutôt ces «trucs», pour employer le mot consacré, ce
+qu'il ne s'expliquait pas, c'était pourquoi le baron de Gortz, avant
+l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du
+Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brisé
+l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet
+objet, c'était l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant
+de la Stilla, c'était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre
+une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet
+appareil détruit, c'était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et,
+fou de désespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg.</p>
+
+<p>Le baron Rodolphe de Gortz a été inhumé dans le cimetière de Werst avec
+les honneurs dus à l'ancienne famille qui finissait en sa personne.
+Quant au jeune comte de Télek, Rotzko l'a fait transporter au château de
+Krajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui
+a volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants
+de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il
+y prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d'autrefois, il
+semble que son âme s'essaie à revivre dans les souvenirs de cet
+inoubliable passé.</p>
+
+<p>De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la
+raison, et c'est par lui qu'on a connu les détails de cette dernière
+nuit au château des Carpathes.</p>
+
+<p>Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck
+fut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les
+fiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils
+revinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle
+chambre de sa maison.</p>
+
+<p>Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d'une façon
+naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit
+plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner
+&mdash;Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au <i>Roi Mathias</i>&mdash;,
+elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maître
+Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de
+Werst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces
+braves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances.</p>
+
+<p>Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles,
+ne cesse de répéter à qui veut l'entendre:</p>
+
+<p>«Eh bien! ne l'avais-je pas dit?... Des génies dans le burg!... Est-ce
+qu'il existe des génies!»</p>
+
+<p>Mais personne ne l'écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses
+railleries dépassent la mesure.</p>
+
+<p>Du reste, le magister Hermod n'a pas cessé de baser ses leçons sur
+l'étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune
+génération du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde
+hantent les ruines du château des Carpathes.</p>
+
+<p>
+Fin<br />
+</p>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES ***
+
+***** This file should be named 5082-h.htm or 5082-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/5/0/8/5082/
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+Produced by Norm Wolcott.
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
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+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
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+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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