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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le château des Carpathes + +Author: Jules Verne + +Posting Date: January 12, 2012 [EBook #5082] +Release Date: February, 2004 +[This file was first posted on April 18, 2002] +[Last updated: July 4, 2012] + +Language: English + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES *** + + + + +Produced by Norm Wolcott. + + + + + +Le château des Carpathes + + par + + Jules Verne + + + + +I + + +Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il +en conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance? +Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout arrive,--on a +presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n'est point +vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources +scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de +le mettre au rang des légendes. D'ailleurs, il ne se crée plus de +légendes au déclin de ce pratique et positif XIXe siècle, ni en +Bretagne, la contrée des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des +brownies et des gnomes, ni en Norvège, la patrie des ases, des elfes, +des sylphes et des valkyries, ni même en Transylvanie, où le cadre des +Carpathes se prête si naturellement à toutes les évocations +psychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain +est encore très attaché aux superstitions des premiers âges. + +Ces provinces de l'extrême Europe, M. de Gérando les a décrites, Élisée +Reclus les a visitées. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire +sur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance? peut-être, +mais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils +l'eussent racontée, l'un avec la précision d'un annaliste, l'autre avec +cette poésie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage. + +Puisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire +pour eux. + +Le 29 mai de cette année-là , un berger surveillait son troupeau à la +lisière d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une +vallée fertile, boisée d'arbres à tiges droites, enrichie de belles +cultures. Ce plateau élevé, découvert, sans abri, les galernes, qui sont +les vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un rasoir +de barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe--et +parfois de très près. + +Ce berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de bucolique +dans son attitude. Ce n'était pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou +Mélibée. Le Lignon ne murmurait point à ses pieds ensabotés de gros +socques de bois: c'était la Silvalaque, dont les eaux fraîches et +pastorales eussent été dignes de couler à travers les méandres du roman +de l'Astrée. + +Frik, Frik du village de Werst--ainsi se nommait ce rustique pâtour--, +aussi mal tenu de sa personne que ses bêtes, bon à loger dans cette +sordide crapaudière, bâtie à l'entrée du village, où ses moutons et ses +porcs vivaient dans une révoltante prouacrerie--, seul mot, emprunté de +la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat. + +_L'immanum pecus_ paissait donc sous la conduite dudit Frik,--_immanior +ipse_. Couché sur un tertre matelassé d'herbe, il dormait d'un Å“il, +veillant de l'autre, sa grosse pipe à la bouche, parfois sifflant ses +chiens, lorsque quelque brebis s'éloignait du pâturage, ou donnant un +coup de bouquin que répercutaient les échos multiples de la montagne. + +Il était quatre heures après midi. Le soleil commençait à décliner. +Quelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante, +s'éclairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la chaîne +laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux +qui filtre par une porte entrouverte. + +Ce système orographique appartenait à la portion la plus sauvage de la +Transylvanie, comprise sous la dénomination de comitat de Klausenburg ou +Kolosvar. + +Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, «l'Erdely» +en magyar, c'est-à -dire «le pays des forêts». Elle est limitée par la +Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie à l'ouest. Étendue sur +soixante mille kilomètres carrés, soit six millions d'hectares--à peu +près le neuvième de la France--, c'est une sorte de Suisse, mais de +moitié plus vaste que le domaine helvétique, sans être plus peuplée. +Avec ses plateaux livrés à la culture, ses luxuriants pâturages, ses +vallées capricieusement dessinées, ses cimes sourcilleuses, la +Transylvanie, zébrée par les ramifications d'origine plutonique des +Carpathes, est sillonnée de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la +Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, à quelques milles +au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 mètres.], ferment le défilé +de la chaîne des Balkans sur la frontière de la Hongrie et de l'empire +ottoman. + +Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siècle +de l'ère chrétienne. L'indépendance dont il jouissait sous jean Zapoly +et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Léopold Ier, qui +l'annexa à l'Autriche. Mais, quelle qu'ait été sa constitution +politique, il est resté le commun habitat de diverses races qui s'y +coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les +Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le +temps et les circonstances finiront par «magyariser» au profit de +l'unité transylvaine. + +A quel type se raccordait le berger Frik? Était-ce un descendant +dégénéré des anciens Daces? Il eût été malaisé de se prononcer, à voir +sa chevelure en désordre, sa face machurée, sa barbe en broussailles, +ses sourcils épais comme deux brosses à crins rougeâtres, ses yeux pers, +entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide était circonscrit du +cercle sénile. C'est qu'il est âgé de soixante-cinq ans,--il y a lieu +de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon +jaunâtre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dédaignerait pas +d'en saisir la silhouette, lorsque, coiffé d'un chapeau de sparterie, +vrai bouchon de paille, il s'accote sur son bâton à bec de corbin, +aussi immobile qu'un roc. + +Au moment où les rayons pénétraient à travers la brisure de l'ouest, +Frik se retourna; puis, de sa main à demi fermée, il se fit un +porte-vue--comme il en eût fait un porte-voix pour être entendu au loin +et il regarda très attentivement. + +Dans l'éclaircie de l'horizon, à un bon mille, mais très amoindri par +l'éloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique château +occupait, sur une croupe isolée du col de Vulkan, la partie supérieure +d'un plateau appelé le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une éclatante +lumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que +présentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l'Å“il du +pâtour fût doué d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque +détail de cette masse lointaine. + +Soudain le voilà qui s'écrie en hochant la tête: + +«Vieux burg!... Vieux burg!... Tu as beau te carrer sur ta base!... +Encore trois ans, et tu auras cessé d'exister, puisque ton hêtre n'a +plus que trois branches!» Ce hêtre, planté à l'extrémité de l'un des +bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une +fine découpure de papier, et c'est à peine s'il eût été visible pour +tout autre que Frik à cette distance. Quant à l'explication de ces +paroles du berger, qui étaient provoquées par une légende relative au +château, elle sera donnée en son temps. + +«Oui! répéta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la +quatrième est tombée cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je +n'en compte plus que trois à l'enfourchure... Plus que trois, vieux +burg... plus que trois!» + +Lorsqu'on prend un berger par son côté idéal, l'imagination en fait +volontiers un être rêveur et contemplatif; il s'entretient avec les +planètes; il confère avec les étoiles; il lit dans le ciel. Au vrai, +c'est généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité +publique lui attribue aisément le don du surnaturel; il possède des +maléfices; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux +gens et aux bêtes--ce qui est tout un dans ce cas; il vend des poudres +sympathiques; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas +jusqu'à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres +enchantées, et les brebis infécondes rien qu'en les regardant de l'Å“il +gauche? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays. +Même au milieu des campagnes plus civilisées, on ne passe pas devant un +berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour +significatif, en le saluant du nom de «pasteur» auquel il tient. Un coup +de chapeau, cela permet d'échapper aux malignes influences, et sur les +chemins de la Transylvanie, ou ne s'y épargne pas plus qu'ailleurs. + +Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d'apparitions +fantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui +obéissaient; à en croire celui-là , on le rencontrait, au déclin de la +lune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contrées le grand +bissexte, achevalé sur la vanne des moulins, causant avec les loups ou +rêvant aux étoiles. + +Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des +contre-charmes. Mais, observation à noter, il était lui-même aussi +crédule que sa clientèle, et s'il ne croyait pas à ses propres +sortilèges, du moins ajoutait-il foi aux légendes qui couraient le pays. + +On ne s'étonnera donc pas qu'il eût tiré ce pronostic relatif à la +disparition prochaine du vieux burg, puisque le hêtre était réduit à +trois branches, ni qu'il eût hâte d'en porter la nouvelle à Werst. + +Après avoir rassemblé son troupeau en beuglant à pleins poumons à +travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village. +Ses chiens le suivaient harcelant les bêtes--deux demi-griffons bâtards, +hargneux et féroces, qui semblaient plutôt propres à dévorer des moutons +qu'à les garder. Il y avait là une centaine de béliers et de brebis, +dont une douzaine d'antenais de première année, le reste en animaux de +troisième et de quatrième année, soit de quatre et de six dents. + +Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le biró Koltz, lequel payait à +la commune un gros droit de brébiage, et qui appréciait fort son pâtour +Frik, le sachant très habile à la tonte, et très entendu au traitement +des maladies, muguet, affilée, avertin, douve, encaussement, falère, +clavelée, piétin, rabuze et autres affections d'origine pécuaire. + +Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, près +de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des +bêlements. + +Au sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes +champs. Là ondulaient les magnifiques épis d'un blé très haut sur tige, +très long de chaume; là s'étendaient quelques plantations de ce +«koukouroutz», qui est le maïs du pays. Le chemin conduisait à la +lisière d'une forêt de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres. +Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtré par le cailloutis +du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois débitées par les +scieries de l'amont. + +Chiens et moutons s'arrêtèrent sur la rive droite de la rivière et se +mirent à boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des +roseaux. + +Werst n'était plus qu'à trois portées de fusil, au-delà d'une épaisse +saulaie, formée de francs arbres et non de ces têtards rabougris, qui +touffent à quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se +développait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui +porte ce nom, occupe une saillie sur le versant méridional des massifs +du Plesa. + +La campagne était déserte à cette heure. C'est seulement à la nuit +tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait +pu, chemin faisant, échanger le bonjour traditionnel. Son troupeau +désaltéré, il allait s'engager entre les plis de la vallée, lorsqu'un +homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval. + +--Eh! l'ami!» cria-t-il au pâtour. + +C'était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. On les +rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus +modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser: +ils parlent toutes les langues. Celui-ci était-il italien, saxon ou +valaque? Personne n'eût pu le dire; mais il était juif, juif polonais, +grand, maigre, nez busqué, barbe en pointe, front bombé, yeux très vifs. + +Ce colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et +de petites horloges. Ce qui n'était pas renfermé dans la balle +assujettie par de fortes bretelles sur ses épaules, lui pendait au cou +et à la ceinture: un véritable brelandinier, quelque chose comme un +étalagiste ambulant. + +Probablement ce juif avait le respect et peut-être la crainte salutaire +qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans +cette langue roumaine, qui est formée du latin et du slave, il dit avec +un accent étranger: + +«Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami? + +--Oui... suivant le temps, répondit Frik. + +--Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau. + +--Et j'irai mal demain, car il pleuvra. + +--Il pleuvra?... s'écria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans +votre pays? + +--Les nuages viendront cette nuit... et de là -bas... du mauvais côté de +la montagne. + +--A quoi voyez-vous cela? + +--A la laine de mes moutons, qui est rèche et sèche comme un cuir tanné. + +--Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes... + +--Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison. + +--Encore faut-il posséder une maison, pasteur. + +--Avez-vous des enfants? dit Frik. + +--Non. + +--Etes-vous marié? + +--Non.» + +Et Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le +demander à ceux que l'on rencontre. + +Puis, il reprit: + +«D'où venez-vous, colporteur?... + +--D'Hermanstadt.» + +Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la +quittant, on trouve la vallée de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au +bourg de Petroseny. + +«Et vous allez?... + +--A Kolosvar.» + +Pour arriver à Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la +vallée du Maros; puis, par Karlsburg, en suivant les premières assises +des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une +vingtaine de milles [Environ 150 kilomètres.] au plus. + +En vérité, ces marchands de thermomètres, baromètres et patraques, +évoquent toujours l'idée d'êtres à part, d'une allure quelque peu +hoffmanesque. Cela tient à leur métier. Ils vendent le temps sous toutes +ses formes, celui qui s'écoule, celui qu'il fait, celui qu'il fera, +comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des +cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison +Saturne et Cie à l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut +l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans +étonnement, cet étalage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne +connaissait pas la destination. + +«Eh! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, à quoi sert ce +bric-à -brac, qui cliquète à votre ceinture comme les os d'un vieux +pendu? + +--Ça, c'est des choses de valeur, répondit le forain, des choses utiles +à tout le monde. + +--A tout le monde, s'écria Frik, en clignant de l'Å“il,--même à des +bergers?... + +--Même à des bergers. + +--Et cette mécanique?... + +--Cette mécanique, répondit le juif en faisant sautiller un thermomètre +entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid. + +--Eh! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand +je grelotte sous ma houppelande.» + +Évidemment, cela devait suffire à un pâtour, qui ne s'inquiétait guère +des pourquoi de la science. + +«Et cette grosse patraque avec son aiguille? reprit-il en désignant un +baromètre anéroïde. + +--Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il +fera beau demain ou s'il pleuvra...--Vrai?... + +--Vrai. + +--Bon! répliqua Frik, je n'en voudrais point, quand ça ne coûterait +qu'un kreutzer. Rien qu'à voir les nuages traîner dans la montagne ou +courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps +vingt-quatre heures à l'avance? Tenez, vous voyez cette brumaille qui +semble sourdre du sol?... Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour +demain.» + +En réalité, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se +passer d'un baromètre. + +«Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge? reprit le +colporteur. + +--Une horloge?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance +sur ma tête. C'est le soleil de là -haut. Voyez-vous, l'ami, lorsqu'il +s'arrête sur la pointe du Rodük, c'est qu'il est midi, et lorsqu'il +regarde à travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six heures. Mes +moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme mes moutons. +Gardez donc vos patraques. + +--Allons, répondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients que +les pâtours, j'aurais de la peine à faire fortune! Ainsi, vous n'avez +besoin de rien?... + +--Pas même de rien.» + +Du reste, toute cette marchandise à bas prix était de fabrication très +médiocre, les baromètres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau +fixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou des +minutes trop courtes--enfin de la pure camelote. Le berger s'en doutait +peut-être et n'inclinait guère à se poser en acheteur. Toutefois, au +moment où il allait reprendre son bâton, le voilà qui secoue une sorte +de tube, suspendu à la bretelle du colporteur, en disant: + +«A quoi sert ce tuyau que vous avez là ?... + +--Ce tuyau n'est pas un tuyau. + +--Est-ce donc un gueulard?» + +Et le berger entendait par là une sorte de vieux pistolet à canon évasé. + +«Non, dit le juif, c'est une lunette.» + +C'était une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq à six fois +les objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le même +résultat. + +Frik avait détaché l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le +retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les +cylindres. + +Puis, hochant la tête «Une lunette? dit-il. + +--Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue. + +--Oh! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aperçois les +dernières roches jusqu'à la tête du Retyezat, et les derniers arbres au +fond des défilés du Vulkan. + +--Sans cligner?... + +--Sans cligner. C'est la rosée qui me vaut ça, lorsque je dors du soir +au matin à la belle étoile. Voilà qui vous nettoie proprement la +prunelle. + +--Quoi... la rosée? répondit le colporteur. Elle rendrait plutôt +aveugle... + +--Pas les bergers. + +--Soit! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore meilleurs, +lorsque je les mets au bout de ma lunette. + +--Ce serait à voir. + +--Voyez en y mettant les vôtres... + +--Moi?... + +--Essayez. + +--Ça ne me coûtera rien? demanda Frik, très méfiant de sa nature. + +--Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m'acheter la mécanique.» + +Bien rassuré à cet égard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent +ajustés par le colporteur. Puis, ayant fermé l'Å“il gauche, il appliqua +l'oculaire à son Å“il droit. + +Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en +remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le +braqua vers le village de Werst. + +«Eh! eh! dit-il, c'est pourtant vrai... Ça porte plus loin que mes +yeux... Voilà la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck, +le forestier, qui revient de sa tournée, le havresac au dos, le fusil +sur l'épaule... + +--Quand je vous le disais! fit observer le colporteur.--Oui... oui... +c'est bien Nic! reprit le berger. Et quelle est la fille qui sort de +la maison de maître Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour +aller au-devant de lui?... + +--Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le +garçon... + +--Eh! oui!... c'est Miriota... la belle Miriota!... Ah! les amoureux... +les amoureux!... Cette fois, ils n'ont qu'à se tenir, car, moi, je les +tiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs +mignasses!--Que dites-vous de ma machine? + +--Eh! eh!... qu'elle fait voir au loin!» + +Pour que Frik en fût à n'avoir jamais auparavant regardé à travers une +lunette, il fallait que le village de Werst méritât d'être rangé parmi +les plus arriérés du comitat de Klausenburg. Et cela était, on le verra +bientôt. + +«Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que +Werst... Le village est trop près de nous Visez au-delà , bien au-delà , +vous dis-je!... + +--Et ça ne me coûtera pas davantage?... + +--Pas davantage. + +--Bon!... je cherche du côté de la Sil hongroise! Oui... voilà le +clocher de Livadzel... je le reconnais à sa croix qui est manchotte d'un +bras... Et, au-delà , dans la vallée, entre les sapins, j'aperçois le +clocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert, +comme s'il allait appeler ses poulettes!... Et là -bas, cette tour qui +pointe au milieu des arbres... Ce doit être la tour de Petrilla... Mais, +j'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est toujours le même +prix... + +--Toujours, pasteur.» + +Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall; puis, du bout de la +lunette, il suivait le rideau des forêts assombries sur les pentes du +Plesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du +burg. + +«Oui! s'écria-t-il, la quatrième branche est à terre... J'avais bien +vu!... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison +de la Saint-Jean... Non, personne... pas même moi!... Ce serait risquer +son corps et son âme... Mais ne vous mettez point en peine!... Il y a +quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu +d'enfer... C'est le Chort!» + +Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est évoqué dans les +conversations du pays. + +Peut-être le juif allait-il demander l'explication de ces paroles +incompréhensibles pour qui n'était pas du village de Werst ou des +environs, lorsque Frik s'écria, d'une voix où l'effroi se mêlait à la +surprise: + +«Qu'est-ce donc, cette brume qui s'échappe du donjon?... Est-ce une +brume?... Non!... On dirait une fumée... Ce n'est pas possible!... +Depuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus! +--Si vous voyez de la fumée là -bas, pasteur, c'est qu'il y a de la +fumée. + +--Non... colporteur, non! C'est le verre de votre machine qui se +brouille. + +--Essuyez-le. + +--Et quand je l'essuierais?» + +Frik retourna sa lunette, et, après en avoir frotté les verres avec sa +manche, il la remit à son Å“il. + +C'était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. Elle +montait droit dans l'air calme, et son panache se confondait avec les +hautes vapeurs. + +Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur +le burg que l'ombre ascendante commençait à gagner au niveau du plateau +d'Orgall. + +Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui +pendait sous son sayon: + +«Combien votre tuyau? demanda-t-il. + +--Un florin et demi [Environ 3 francs 60.]», répondit le colporteur. + +Et il aurait cédé sa lunette même au prix d'un florin, pour peu que Frik +eut manifesté l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha +pas. Visiblement sous l'empire d'une stupéfaction aussi brusque +qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira +l'argent. + +«C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette? demanda le +colporteur. + +--Non... pour mon maître, le juge Koltz. + +--Alors il vous remboursera... + +--Oui... les deux florins qu'elle me coûte... + +--Comment... les deux florins?... + +--Eh! sans doute!... Là -dessus, bonsoir, l'ami. + +--Bonsoir, pasteur.» + +Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement +dans la direction de Werst. + +Le juif, le regardant s'en aller, hocha la tête, comme s'il avait eu à +faire à quelque fou: + +Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma +lunette!» + +Puis, quand il eut rajusté son étalage à sa ceinture et sur ses épaules, +il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la +Sil. + +Où allait-il? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le +reverra plus. + + + + +II + + +Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques +géologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions +dues à la main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps, +l'aspect est à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques +milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre +travaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes +linéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même +uniformité de teinte sous la patine grisâtre des siècles. + +Il en était ainsi du burg,--autrement dit du château des Carpathes. En +reconnaître les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne +à la gauche du col de Vulkan, n'eût pas été possible. Il ne se détache +point en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté +de prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le +regarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a +peut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant, +incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes +n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat. + +Évidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix +avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir la +croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide, +c'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène au burg. En +ce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire Lui voyageur, +et pour n'importe quelle rémunération, au château des Carpathes. + +Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique +demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée que +l'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte de +maître Koltz: + +A huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte, +couleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui +s'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant +les dénivellations du plateau; à chaque extrémité, deux bastions +d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est +encore surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu; à +gauche, quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant +le campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par +les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée; au +milieu, enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à +trois rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est +entouré d'une terrasse circulaire; sur la plate-forme, une longue tige +métallique, agrémentée du virolet féodal, sorte de girouette soudée par +la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixée au sud-est. + +Quant à ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il +existait quelque bâtiment habitable à l'intérieur, si un pont-levis et +une poterne permettaient d'y pénétrer, on l'ignorait depuis nombre +d'années. En réalité, bien que le château des Carpathes fût mieux +conservé qu'il n'en avait l'air, une contagieuse épouvante, doublée de +superstition, le protégeait non moins que l'avaient pu faire autrefois +ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses +tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siècles. + +Et pourtant, le château des Carpathes eût valu la peine d'être visité +par les touristes et les antiquaires. Sa situation, à la crête du +plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme +supérieure du donjon, la vue s'étend jusqu'à l'extrême limite des +montagnes. En arrière ondule la haute chaîne, si capricieusement +ramifiée, qui marque la frontière de la Valachie. En avant se creuse le +sinueux défilé de Vulkan, seule route praticable entre les provinces +limitrophes. Au-delà de la vallée des deux Sils, surgissent les bourgs +de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, groupés à l'orifice +des puits qui servent à l'exploitation de ce riche bassin houiller. +Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes, +boisées à leur base, verdoyantes à leurs flancs, arides à leurs cimes, +que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat +s'élève à une hauteur de 2 496 mètres, et le Paring à une hauteur de 2 +414 mètres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la +vallée du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains +profils, noyés de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale. + +Au fond de cet entonnoir, la dépression du sol formait autrefois un lac, +dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouvé passage à +travers la chaîne. Maintenant, cette dépression n'est plus qu'un +charbonnage avec ses inconvénients et ses avantages; les hautes +cheminées de brique se mêlent aux ramures des peupliers, des sapins et +des hêtres; les fumées noirâtres vicient l'air, saturé, jadis du parfum +des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, à l'époque où se passe +cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa +main de fer, il n'a rien perdu du caractère sauvage qu'il doit à la +nature. + +Le château des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siècle. En ce +temps-là , sous la domination des chefs ou voïvodes, monastères, églises, +palais, châteaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades +ou les villages. Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des +agressions de toutes sortes. Cet état de choses explique pourquoi +l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent +l'aspect d'une construction féodale, prête à la défensive. Quel +architecte l'a édifié sur ce plateau, à cette hauteur? On l'ignore, et +cet audacieux artiste est inconnu, à moins que ce soit le roumain +Manoli, si glorieusement chanté dans les légendes valaques, et qui bâtit +à Curté d'Argis le célèbre château de Rodolphe le Noir. + +Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la +famille qui possédait ce burg. Les barons de Gortz étaient seigneurs du +pays depuis un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres +qui ensanglantèrent les provinces transylvaines; ils luttèrent contre +les Hongrois, les Saxons, les Szeklers; leur nom figure dans les +«cantices», les--«doïnes», où se perpétue le souvenir de ces +désastreuses périodes; ils avaient pour devise le fameux proverbe +valaque: Da pe maorte, «donne jusqu'à la mort!» et ils donnèrent, ils +répandirent leur sang pour la cause de l'indépendance,--ce sang qui leur +venait des Roumains, leurs ancêtres. + +On le sait, tant d'efforts, de dévouement, de sacrifices, n'ont abouti +qu'à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette +vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont +écrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de +la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance +inébranlable qu'ils répètent ces mots, dans lequel se concentrent toutes +leurs aspirations: Rôman on péré! «le Roumain ne saurait périr!» Vers le +milieu du XIXe siècle, le dernier représentant des seigneurs de Gortz +était le baron Rodolphe. Né au château des Carpathes, il avait vu sa +famille s'éteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa +jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens +étaient tombés d'année en année, comme ces branches du hêtre séculaire, +auquel la superstition populaire rattachait l'existence même du burg. +Sans parents, on peut même dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe +pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait +faite autour de lui? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses +aptitudes? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une +irrésistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands +artistes de cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort +délabré, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut. +Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui +était assez considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de +l'Europe, les théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il +pouvait satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce +un excentrique, pour ne pas dire un maniaque? La bizarrerie de son +existence donnait lieu de le croire. + +Cependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le +cÅ“ur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie +transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il +prendre part à l'une des sanglantes révoltes des paysans roumains contre +l'oppression hongroise. + +Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire +échut en partage aux vainqueurs. + +C'est à la suite de cette défaite que le baron Rodolphe quitta +définitivement le château des Carpathes, dont certaines parties +tombaient déjà en ruine. La mort ne tarda pas à priver le burg de ses +derniers serviteurs, et il fut totalement délaissé. Quant au baron de +Gortz, le bruit courut qu'il s'était patriotiquement joint au fameux +Rosza Sandor, un ancien détrousseur de grande route, dont la guerre de +l'indépendance avait fait un héros de drame. Par bonheur pour lui, après +l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'était séparé de la bande du +compromettant «betyar», et il fit sagement, car l'ancien brigand, +redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police, +qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar. + +Néanmoins, une version fut généralement admise chez les gens du comitat: +à savoir que le baron Rodolphe avait été tué pendant une rencontre de +Rosza Sandor avec les douaniers de la frontière. Il n'en était rien, +bien que le baron de Gortz ne se fût jamais remontré au burg depuis +cette époque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est +prudent de n'accepter que sous réserve les on-dit de cette crédule +population. + +Château abandonné, château hanté, château visionné. Les vives et +ardentes imaginations l'ont bientôt peuplé de fantômes, les revenants y +apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se +passent encore les choses au milieu de certaines contrées +superstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut prétendre au +premier rang parmi elles. + +Du reste, comment ce village de Werst eût-il pu rompre avec les +croyances au surnaturel? Le pope et le magister, celui-ci chargé de +l'éducation des enfants, celui-là dirigeant la religion des fidèles, +enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel +et bien. Ils affirmaient, «avec preuves à l'appui», que les loups-garous +courent la campagne, que les vampires, appelés stryges, parce qu'ils +poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les +«staffii» errent à travers les ruines et deviennent malfaisants, si on +oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des +fées, des «babes», qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le +vendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc +dans les profondeurs de ces forêts du comitat, forêts enchantées, où se +cachent les «balauri», ces dragons gigantesques, dont les mâchoires se +distendent jusqu'aux nuages, les «zmei» aux ailes démesurées, qui +enlèvent les filles de sang royal et même celles de moindre lignée, +lorsqu'elles sont jolies! Voilà nombre de monstres redoutables, +semble-t-il, et quel est le bon génie que leur oppose l'imagination +populaire? Nul autre que le «_serpi de casa_», le serpent du foyer +domestique, qui vit familièrement au fond de l'âtre, et dont le paysan +achète l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait. + +Or, si jamais burg fut aménagé pour servir de refuge aux hôtes de cette +mythologie roumaine, n'est-ce pas le château des Carpathes? Sur ce +plateau isolé, qui est inaccessible, excepté par la gauche du col de +Vulkan, il n'était pas douteux qu'il abritât des dragons, des fées, des +stryges, peut-être aussi quelques revenants de la famille des barons de +Gortz. De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on. +Quant à se hasarder à le visiter, personne n'y eût songé. Il répandait +autour de lui une épouvante épidémique, comme un marais insalubre répand +des miasmes pestilentiels. Rien qu'à s'en rapprocher d'un quart de +mille, c'eût été risquer sa vie en ce monde et son salut dans l'autre. +Cela s'apprenait couramment à l'école du magister Hermod. + +Toutefois, cet état de choses devait prendre fin, dès qu'il ne resterait +plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est +ici qu'intervenait la légende. + +D'après les plus autorisés notables de Werst, l'existence du burg était +liée à celle du vieux hêtre, dont la ramure grimaçait sur le bastion +d'angle, situé à droite de la courtine. + +Depuis le départ de Rodolphe de Gortz--les gens du village, et plus +particulièrement le pâtour Frik, l'avaient observé--, ce hêtre perdait +chaque année une de ses maîtresses branches. On en comptait dix-huit à +son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aperçu pour la dernière +fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois +pour le présent. Or, chaque branche tombée, c'était une année de +retranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son +anéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on +chercherait vainement les restes du château des Carpathes. + +En réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers +naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre +s'amputait-il chaque année d'une de ses branches? Cela n'était rien +moins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne +le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la +Sil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier +paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg +n'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois +branches au «hêtre tutélaire». + +Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village +pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident +de la lunette. + +Grosse nouvelle, très grosse en effet! Une fumée est apparue au faite du +donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a +distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une +vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et +pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a +franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est +certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des +êtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du +feu dans un des appartements du donjon?... Est-ce un feu de chambre, +est-ce un feu de cuisine?... Voilà qui est véritablement inexplicable. + +Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens +harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se +rabattait avec l'humidité du soir. + +Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et +c'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là , réelle inquiétude, +car, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le +bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y +paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière, +ses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la +moitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle +mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur? + +Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut, +Frik lui cria: + +«Le feu est au burg, notre maître!--Que dis-tu là , Frik? + +--je dis ce qui est. + +--Est-ce que tu es devenu fou?» + +En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil +amoncellement de pierres? Autant admettre que le Negoï, la plus haute +cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus +absurde. + +«Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz. + +--S'il ne brûle pas, il fume. + +--C'est quelque vapeur... + +--Non, c'est une fumée... Venez voir.» Et tous deux se dirigèrent vers +le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant +les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château. + +Une fois là , Frik tendit la lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage +de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger. + +«Qu'est-ce cela? dit-il. + +--Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en +vaut bien quatre! + +--A qui? + +--A un colporteur. + +--Et pour quoi faire? + +--Ajustez cela à votre Å“il, visez le burg en face, regardez, et vous +verrez.» + +Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina +longuement. + +Oui! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du +donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de +la montagne. + +«Une fumée!» répéta maître Koltz stupéfait. + +Cependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le +forestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques +instants. + +«A quoi cela sert-il? demanda le jeune homme en prenant la lunette. + +--A voir au loin, répondit le berger. + +--Plaisantez-vous, Frik? + +--je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure à peine, j'ai pu +vous reconnaître, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et +aussi...» + +Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis +yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas défendu à une honnête fille +d'aller au-devant de son fiancé. + +Elle et lui, l'un après l'autre, prirent la fameuse lunette et la +dirigèrent vers le burg. + +Entre-temps, une demi-douzaine de voisins étaient arrivés sur la +terrasse, et, s'étant enquis du fait, ils se servirent tour à tour de +l'instrument. + +«Une fumée! une fumée au burg!... dit l'un. + +--Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon?... fit observer +l'autre. + +--Est-ce qu'il a tonné?... demanda maître Koltz, en s'adressant à Frik. + +--Pas un coup depuis huit jours», répondit le berger. + +Et ces braves gens n'auraient pas été plus ahuris, si on leur eût dit +qu'une bouche de cratère venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour +livrer passage aux vapeurs souterraines. + + + + +III + + +Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en +indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est même +au-dessous de son voisin, appelé Vulkan, du nom de la portion de ce +massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juchés tous les +deux. + +A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donné un mouvement +considérable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et +autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli +le moindre avantage de cette proximité d'un grand centre industriel; ce +que ces villages étaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans +doute dans un demi-siècle, ils le sont à présent; et, suivant Élisée +Reclus, une bonne moitié de la population de Vulkan ne se compose «que +d'employés chargés de surveiller la frontière, douaniers, gendarmes, +commis du fisc et infirmiers de la quarantaine»--Supprimez les gendarmes +et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de +cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre à cinq +centaines d'habitants. + +C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes +brusques rendent la montée et la descente assez pénibles. Elle sert de +chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine. +Par là passent les troupeaux de bÅ“ufs, de moutons et de porcs, les +marchands de viande fraîche, de fruits et de céréales, les rares +voyageurs qui s'aventurent par le défilé, au lieu de prendre les +railways de Kolosvar et de la vallée du Maros: + +Certes, la nature a généreusement doté le bassin qui se creuse entre les +monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilité du sol, +il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles: mines de +sel gemme à Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille +tonnes; mont Parajd, mesurant sept kilomètres de circonférence à son +dôme, et qui est uniquement formé de chlorure de sodium; mines de +Torotzko, qui produisent le plomb, la galène, le mercure, et surtout le +fer, dont les gisements étaient exploités dès le Xe siècle; mines de +Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualité +supérieure; mines de houille, facilement exploitables sur les premières +strates de ces vallées lacustres, dans le district de Hatszeg, à +Livadzel, à Petroseny, vaste poche d'une contenance estimée à deux cent +cinquante millions de tonnes; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya, +à Topanfalva, la région des orpailleurs, où des myriades de moulins d'un +outillage très simple travaillent les sables du Verès-Patak, «le Pactole +transylvain», et exportent chaque année pour deux millions de francs du +précieux métal. + +Voilà , semblera, un district très favorisé de la nature, et pourtant +cette richesse ne profite guère au bien-être de sa population. Dans tous +les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai, +possèdent quelques installations en rapport avec le confort de +l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions régulières, +soumises à l'uniformité de l'équerre et du cordeau, des hangars, des +magasins, de véritables cités ouvrières, si elles sont dotées d'un +certain nombre d'habitations à balcons et à vérandas, voilà ce qu'il ne +faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst. + +Bien comptées, une soixantaine de maisons, irrégulièrement accroupies +sur l'unique rue, coiffées d'un capricieux toit dont le faîtage déborde +les murs de pisé, la façade vers le jardin, un grenier à lucarne pour +étage, une grange délabrée pour annexe, une étable toute de guingois, +couverte en paillis, çà et là un puits surmonté d'une potence à laquelle +pend une seille, deux ou trois mares qui «fuient» pendant les orages, +des ruisselets dont les ornières tortillées indiquent le cours, tel est +ce village de Werst, bâti sur les deux côtés de la rue, entre les +obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant; il y a des +fleurs aux portes et aux fenêtres, des rideaux de verdure qui tapissent +les murailles, des herbes échevelées qui se mêlent au vieil or des +chaumes, des peupliers, ormes, hêtres, sapins, érables, qui grimpent +au-dessus des maisons «si haut qu'ils peuvent grimper». Par-delà , +l'échelonnement des assises intermédiaires de la chaîne, et, au dernier +plan, l'extrême cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent +avec l'azur du ciel. + +Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle à Werst, non plus +qu'en toute cette portion de la Transylvanie: c'est le roumain--même +chez quelques familles tsiganes, établies plutôt que campées dans les +divers villages du comitat. Ces étrangers prennent la langue du pays +comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de +petit clan, sous l'autorité d'un voïvode, avec leurs cabanes, leurs +«barakas» à toit pointu, leurs légions d'enfants, bien différents par +les mÅ“urs et la régularité de leur existence de ceux de leurs +congénères qui errent à travers l'Europe. Ils suivent même le rite grec, +se conformant à la religion des chrétiens au milieu desquels ils se sont +installés. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui réside à +Vulkan, et qui dessert les deux villages séparés seulement d'un +demi-mille. + +La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout où un passage--ne +fût-ce qu'une fissure-lui est ouvert, elle pénètre et modifie les +conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure +ne s'était encore produite à travers cette portion méridionale des +Carpathes. Puisque Élisée Reclus a pu dire de Vulkan «qu'il est le +dernier poste de la civilisation dans la vallée de la Sil valaque», on +ne s'étonnera pas que Werst fût l'un des plus arriérés villages du +comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il être autrement dans ces +endroits où chacun naît, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittés! + +Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un maître d'école et un juge à +Werst? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable +d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-à -dire un peu à lire, un peu à +écrire, un peu à compter. Son instruction personnelle ne va pas au-delà . +En fait de science, d'histoire, de géographie, de littérature, il ne +connaît que les chants populaires et les légendes du pays environnant. +Là -dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. Il est très fort +en matière de fantastique, et les quelques écoliers du village tirent +grand profit de ses leçons. + +Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnée +au premier magistrat de Werst. + +Le biró, maître Koltz, était un petit homme de cinquante-cinq à soixante +ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache +noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bâti comme un +montagnard, il portait le vaste feutre sur la tête, la haute ceinture à +boucle historiée sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la +culotte courte et demi-bouffante, engagée dans les hautes bottes de +cuir. Plutôt maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent à +intervenir dans les multiples difficultés de voisin à voisin, il +s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans +quelque agrément pour sa bourse. En effet, toutes les transactions, +achats ou ventes, étaient frappées d'un droit à son profit--sans parler +de la taxe de péage que les étrangers, touristes ou trafiquants, +s'empressaient de verser dans sa poche. + +Cette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine +aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rongés par l'usure, +qui ne tardera pas à faire des prêteurs israélites les véritables +propriétaires du sol, le biró avait su échapper à leur rapacité. Son +bien, libre d'hypothèques, «d'intabulations», comme on dit en cette +contrée, ne devait rien à personne. Il eût plutôt prêté qu'emprunté, et +l'aurait certainement fait sans écorcher le pauvre monde. Il possédait +plusieurs pâtis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez +convenablement entretenues, quoiqu'il fût réfractaire aux nouvelles +méthodes, des vignes qui flattaient sa vanité, lorsqu'il se promenait le +long des ceps chargés de grappes, et dont il vendait fructueusement la +récolte--exception faite, et dans une proportion notable, de ce que +nécessitait sa consommation particulière. + +Il va sans dire que la maison de maître Koltz est la plus belle maison +du village, à l'angle de la terrasse que traverse la longue rue +montante. Une maison en pierre, s'il vous plaît, avec sa façade en +retour sur le jardin, sa porte entre la troisième et la quatrième +fenêtre, les festons de verdure qui ourlent le chéneau de leurs +brindilles chevelues, les deux grands hêtres dont la fourche se ramifie +au-dessus de son chaume en fleurs. Derrière, un beau verger aligne ses +plants de légumes en damier, et ses rangs d'arbres à fruits qui +débordent sur le talus du col. A l'intérieur de la maison, il y a de +belles pièces bien propres, les unes où l'on mange, les autres où l'on +dort, avec leurs meubles peinturlurés, tables, lits, bancs et escabeaux, +leurs dressoirs où brillent les pots et les plats, les poutrelles +apparentes du plafond, d'où pendent des vases enrubannés et des étoffes +aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de +courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires; puis, aux murs +blancs, les portraits violemment enluminés des patriotes +roumains,--entre autres le populaire héros du XVe siècle, le voïvode +Vayda-Hunyad. + +Voilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme +seul. Mais il n'était pas seul, maître Koltz. Veuf depuis une dizaine +d'années, il avait une fille, la belle Miriota, très admirée de Werst +jusqu'à Vulkan et même au-delà . Elle aurait pu s'appeler d'un de ces +bizarres noms païens, Florica, Daïna, Dauritia, qui sont fort en honneur +dans les familles valaques. Non! c'était Miriota, c'est-à -dire «petite +brebis». Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'était maintenant +une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un +regard très doux, charmante de traits et d'une agréable tournure. En +vérité, il y avait de sérieuses raisons pour qu'elle parût on ne peut +plus séduisante avec sa chemisette brodée de fil rouge au collet, aux +poignets et aux épaules, sa jupe serrée par une ceinture à fermoirs +d'argent, son «catrinza», double tablier à raies bleues et rouges, noué +à sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le léger mouchoir jeté +sur sa tête, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornée +d'un ruban ou d'une piécette de métal. + +Oui! une belle fille, Miriota Koltz, et--ce qui ne gâte rien--riche pour +ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne ménagère?... Sans doute, +puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son père. Instruite?... +Dame! à l'école du magister Hermod elle a appris à lire, à écrire, à +calculer; et elle calcule, écrit, lit correctement,-mais elle n'a pas +été poussée plus loin--et pour cause. En revanche, on ne lui en +remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas +transylvaines. Elle en sait autant que son maître. Elle connaît la +légende de Leany-Kö, le Rocher de la Vierge, où une jeune princesse +quelque peu fantastique échappe aux poursuites des Tartares; la légende +de la grotte du Dragon, dans la vallée de la «Montée du Roi»; la légende +de la forteresse de Deva, qui fut construite «au temps des Fées»; la +légende de la Detunata, la «Frappée du tonnerre», cette célèbre montagne +basaltique, semblable à un gigantesque violon de pierre, et dont le +diable joue pendant les nuits d'orage; la légende du Retyezat avec sa +cime rasée par une sorcière; la légende du défilé de Thorda, que fendit +d'un grand coup l'épée de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota +ajoutait foi à toutes ces fictions, mais ce n'en était pas moins une +charmante et aimable fille. + +Bien des garçons du pays la trouvaient à leur gré, même sans trop se +rappeler qu'elle était l'unique héritière du biró, maître Koltz, le +premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs. +N'était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck? + +Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plutôt Nic Deck: vingt-cinq ans, +haute taille, constitution vigoureuse, tête fièrement portée, chevelure +noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude dégagée sous +sa veste de peau d'agneau brodée aux coutures, bien campé sur ses jambes +fines, des jambes de cerf, un air de résolution dans sa démarche et ses +gestes. Il était forestier de son état, c'est-à -dire presque autant +militaire que civil. Comme il possédait quelques cultures dans les +environs de Werst, il plaisait au père, et comme il se présentait en +gars aimable et de fière tournure, il ne déplaisait point à la fille +qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni même regarder de trop près. Au +surplus, personne n'y songeait. + +Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait être célébré--encore +une quinzaine de jours--vers le milieu du mois prochain. A cette +occasion, le village se mettrait en fête. Maître Koltz ferait +convenablement les choses. Il n'était point avare. S'il aimait à gagner +de l'argent, il ne refusait pas de le dépenser à l'occasion. Puis, la +cérémonie achevée, Nic Deck élirait domicile dans la maison de famille +qui devait lui revenir après le biró, et lorsque Miriota le sentirait +près d'elle, peut-être n'aurait-elle plus peur, en entendant le +gémissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues +nuits d'hiver, de voir apparaître quelque fantôme échappé de ses +légendes favorites. + +Pour compléter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer +deux encore, et non des moins importants, le magister et le médecin. + +Le magister Hermod était un gros homme à lunettes, cinquante-cinq ans, +ayant toujours entre les dents le tuyau courbé de sa pipe à fourneau de +porcelaine, cheveux rares et ébouriffés sur un crâne aplati, face glabre +avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire était de tailler les +plumes de ses élèves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de +fer--par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux +canif bien aiguisé! Avec quelle précision, et en clignant de l'Å“il, il +donnait le coup final pour en trancher la pointe! Avant tout, une belle +écriture; c'est à cela que tendaient tous ses efforts, c'est à cela que +devait pousser ses élèves un maître soucieux de remplir sa mission. +L'instruction ne venait qu'en seconde ligne--et l'on sait ce +qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les génerations de +garçons et de fillettes sur les bancs de son école! + +Et maintenant, au tour du médecin Patak. + +Comment, il y avait un médecin à Werst, et le village en était encore à +croire aux choses surnaturelles? + +Oui, mais il est nécessaire de s'entendre sur le titre que prenait le +médecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge +Koltz. + +Patak, petit homme, à gaster proéminent, gros et court, âgé de +quarante-cinq ans, faisait très ostensiblement de la médecine courante à +Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde +étourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik +--ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des +drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses +clients, qui eussent guéri d'eux-mêmes. D'ailleurs, on se porte bien au +col de Vulkan; l'air y est de première qualité, les maladies épidémiques +y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir, +même en ce coin privilégié de la Transylvanie. Quant au docteur +Patak--oui! on disait: docteur!--quoiqu'il fût accepté comme tel, il +n'avait aucune instruction, ni en médecine ni en pharmacie, ni en rien. +C'était simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le rôle +consistait à surveiller les voyageurs, retenus sur la frontière pour la +patente de santé. Rien de plus. Cela, paraît-il, suffisait à la +population peu difficile de Werst. Il faut ajouter--ce qui ne saurait +surprendre--que le docteur Patak était un esprit fort, comme il convient +à quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il +aucune des superstitions qui ont cours dans la région des Carpathes, pas +même celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait. +Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait osé s'approcher du +château depuis un temps immémorial: + +«Il ne faudrait pas me défier d'aller rendre visite à votre vieille +cassine!» répétait-il à qui voulait l'entendre. + +Mais, comme on ne l'en défiait pas, comme on se gardait même de l'en +défier, le docteur Patak n'y était point allé, et, la crédulité aidant, +le château des Carpathes était toujours enveloppé d'un impénétrable +mystère. + + + + +IV + + +En quelques minutes, la nouvelle rapportée par le berger se fut répandue +dans le village. Maître Koltz, ayant en main la précieuse lunette, +venait de rentrer à la maison, suivi de Nic Deck et de Miriota. A ce +moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entouré d'une +vingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'étaient joints +quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins émus de la +population werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions, +et le berger répondait avec cette superbe importance d'un homme qui +vient de voir quelque chose de tout à fait extraordinaire. + +«Oui! répétait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fumera tant +qu'il en restera pierre sur pierre! + +--Mais qui a pu allumer ce feu?... demanda une vieille femme, qui +joignait les mains. + +--Le Chort, répondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce +pays, et voilà un malin qui s'entend mieux à entretenir les feux qu'à +les éteindre» Et, sur cette réplique, chacun de chercher à apercevoir la +fumée sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirmèrent +qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fût parfaitement +invisible à cette distance. + +L'effet produit par ce singulier phénomène dépassa tout ce qu'on +pourrait imaginer. Il est nécessaire d'insister sur ce point. Que le +lecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique à +celle des gens de Werst, et il ne s'étonnera plus des faits qui vont +être ultérieurement relatés. Je ne lui demande pas de croire au +surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait +sans réserve. A la défiance qu'inspirait le château des Carpathes, alors +qu'il passait pour être désert, allait désormais se joindre l'épouvante, +puisqu'il semblait habité, et par quels êtres, grand Dieu! + +Il y avait à Werst un lieu de réunion, fréquenté des buveurs, et même +affectionné de ceux qui, sans boire, aiment à causer de leurs affaires, +après journée faite,--ces derniers en nombre restreint, cela va de soi. +Ce local, ouvert à tous, c'était la principale, ou pour mieux dire, +l'unique auberge du village. + +Quel était le propriétaire de cette auberge? Un juif du nom de Jonas, +brave homme âgé d'une soixantaine d'années, de physionomie engageante +mais bien sémite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa lèvre allongée, +ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obséquieux et +obligeant, il prêtait volontiers de petites sommes à l'un ou à l'autre, +sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les +intérêts, quoiqu'il entendît être payé aux dates acceptées par +l'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs établis dans le pays +transylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de +Werst. + +Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires +par le culte, ses confrères par la profession--car ils sont tous +cabaretiers, vendant boissons et articles d'épicerie--pratiquent le +métier de prêteur avec une âpreté inquiétante pour l'avenir du paysan +roumain. On verra le sol passer peu à peu de la race indigène à la race +étrangère. Faute d'être remboursés de leurs avances, les juifs +deviendront propriétaires des belles cultures hypothéquées à leur +profit, et si la Terre promise n'est plus en Judée, peut-être +figurera-t-elle un jour sur les cartes de la géographie transylvaine. + +L'auberge du _Roi Mathias_--elle se nommait ainsi occupait un des angles +de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, à l'opposé de la +maison du biró. C'était une vieille bâtisse, moitié bois, moitié pierre, +très rapiécée par endroits, mais largement drapée de verdure et de très +tentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée, avec +porte vitrée donnant accès sur la terrasse. A l'intérieur, on entrait +d'abord dans une grande salle, meublée de tables pour les verres et +d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en chêne vermoulu, où +scintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de +bois noirci, derrière lequel Jonas se tenait à la disposition de sa +clientèle. + +Voici maintenant comment cette salle recevait le jour: deux fenêtres +perçaient la façade, sur la terrasse, et deux autres fenêtres, à +l'opposé, la paroi du fond. De ces deux-là , l'une, voilée par un épais +rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors, +était condamnée et laissait passer à peine un peu de clarté. L'autre, +lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard émerveillé de s'étendre sur +toute la vallée inférieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de +l'embrasure se déroulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad. +D'un côté, ce torrent descendait les pentes du col, après avoir pris +source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronné par les bâtisses +du burg; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la +montagne, même pendant la saison d'été, il dévalait en grondant vers le +lit de la Sil valaque, qui l'absorbait à son passage. + +A droite, contiguës à la grande salle, une demi-douzaine de petites +chambres suffisaient à loger les rares voyageurs qui, avant de franchir +la frontière, désiraient se reposer au _Roi Mathias_. ils étaient +assurés d'un bon accueil, à des prix modérés, auprès d'un cabaretier +attentif et serviable, toujours approvisionné de bon tabac qu'il allait +chercher aux meilleurs «trafiks» des environs. Quant à lui, Jonas, il +avait pour chambre à coucher une étroite mansarde, dont la lucarne +biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse. + +C'est dans cette auberge que, le soir même de ce 29 mai, il y eut +réunion des grosses têtes de Werst, maître Koltz, le magister Hermod, le +forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et +aussi le berger Frik, qui n'était pas le moins important de ces +personnages. Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables. +Demandé en toute hâte par un de ses vieux clients qui n'attendait que +lui pour passer dans l'autre monde, il s'était engagé à venir, dès que +ses soins ne seraient plus indispensables au défunt. + +En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave événement à l'ordre du +jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas +offrait cette sorte de bouillie ou gâteau de maïs, connue sous le nom de +«mamaliga», qui n'est point désagréable, quand on l'imbibe de lait +fraîchement tiré. A ceux-là , il présentait maint petit verre de ces +liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure à travers les gosiers +roumains, l'alcool de «schnaps» qui ne coûte pas un demi-sou le verre, +et plus particulièrement le «rakiou», violente eau-de-vie de prunes, +dont le débit est considérable au pays des Carpathes. + +Il faut mentionner que le cabaretier Jonas--c'était une coutume de +l'auberge--ne servait qu'«à l'assiette», c'est-à -dire aux gens attablés, +ayant observé que les consommateurs assis consomment plus copieusement +que les consommateurs debout. Or, ce soir-là , les affaires promettaient +de marcher, puisque tous les escabeaux étaient disputés par les clients. +Aussi Jonas allait-il d'une table à l'autre, le broc à la main, +remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter. + +Il était huit heures et demie du soir. On pérorait depuis la brune, sans +parvenir à s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves +gens se trouvaient d'accord en ce point: c'est que si le château des +Carpathes était habité par des inconnus, il devenait aussi dangereux +pour le village de Werst qu'une poudrière à l'entrée d'une ville. + +«C'est très grave! dit alors maître Koltz. + +--Très grave! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable +pipe.--Très grave! répéta l'assistance.--Ce qui n'est que trop sûr, +reprit Jonas, c'est que la mauvaise réputation du burg faisait déjà +grand tort au pays... + +--Et maintenant ce sera bien autre chose! s'écria le magister Hermod. + +--Les étrangers n'y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec +un soupir. + +--Et, à présent, ils ne viendront plus du tout! ajouta Jonas en +soupirant à l'unisson du biró. + +--Nombre d'habitants songent déjà à le quitter fit observer l'un des +buveurs. + +--Moi, le premier, répondit un paysan des environs, et je partirai, dès +que j'aurai vendu mes vignes... + +--Pour lesquelles vous chômerez d'acheteurs, mon vieux homme!» riposta +le cabaretier. + +On voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. A +travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le château des +Carpathes, surgissait le sentiment de leurs intérêts si regrettablement +lésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son +auberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz en pâtissait dans la +perception du péage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus +d'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les propriétaires ne +pouvaient trouver à les vendre, même à vil prix. Cela durait depuis des +années, et cette situation, très dommageable, menaçait de s'aggraver +encore. + +En effet, s'il en était ainsi, quand les esprits du burg se tenaient +tranquilles au point de ne s'être jamais laissé apercevoir, que +serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence par des actes +matériels? + +Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hésitante: + +«Peut-être faudrait-il?... + +--Quoi? demanda maître Koltz. + +--Y aller voir, mon maître.» + +Tous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question +resta sans réponse. + +Ce fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz, reprit la parole. + +«Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose +qu'il y ait à faire. + +--Aller au burg... + +--Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une fumée s'échappe de +la cheminée du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du +feu, c'est qu'une main l'a allumé... + +--Une main... à moins que ce soit une griffe! répliqua le vieux paysan +en secouant la tête. + +--Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe! Il faut savoir ce que +cela signifie. C'est la première fois qu'une fumée s'échappe de l'une +des cheminées du château depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a +quitté... + +--Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà de la fumée, sans que +personne s'en soit aperçu, suggéra maître Koltz. + +Voilà ce que je n'admettrai jamais! se récria vivement le magister +Hermod. + +--C'est très admissible, au contraire, fit observer le biró, puisque +nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg.» + +La remarque était juste. Le phénomène pouvait s'être produit depuis +longtemps, et avoir échappé même au berger Frik, quelque bons que +fussent ses yeux. + +Quoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût récent ou non, il était +indubitable que des êtres humains occupaient actuellement le château des +Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquiétants +pour les habitants de Vulkan et de Werst. + +Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection à l'appui de ses +croyances: + +«Des êtres humains, mes amis?... Vous me permettrez de n'en rien croire. +Pourquoi des êtres humains auraient-ils eu la pensée de se réfugier au +burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrivés.... + +--Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus? s'écria maître Koltz. + +--Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d'une voix qui +imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des +gobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se +présentent sous la forme de belles femmes...» + +Pendant cette énumération, tous les regards s'étaient dirigés vers la +porte, vers les fenêtres, vers la cheminée de la grande salle du _Roi +Mathias_. Et, en vérité, chacun se demandait s'il n'allait pas voir +apparaître l'un ou l'autre de ces fantômes, successivement évoqués par +le maître d'école. + +«Cependant, mes bons amis, se risqua à dire Jonas, si ces êtres sont des +génies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allumé du feu, +puisqu'ils n'ont rien à cuisiner... + +--Et leurs sorcelleries?... répondit le pâtour. Oubliez-vous donc qu'il +faut du feu pour les sorcelleries? + +--Évidemment!» ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de +réplique. + +Cette sentence fut acceptée sans contestation, et, de l'avis de tous, +c'étaient, à n'en pas douter, des êtres surnaturels, non des êtres +humains, qui avaient choisi le château des Carpathes pour théâtre de +leurs manigances. + +Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part à la conversation. Le +forestier se contentait d'écouter attentivement ce que disaient les uns +et les autres. Le vieux burg, avec ses murs mystérieux, son antique +origine, sa tournure féodale, lui avait toujours inspiré autant de +curiosité que de respect. Et même, étant très brave, bien qu'il fût +aussi crédule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une +fois manifesté l'envie d'en franchir l'enceinte. + +On l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si +aventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était libre d'agir à sa +guise, soit! Mais un fiancé ne s'appartient plus, et de se hasarder en +de telles aventures, c'eût été Å“uvre de fou, ou d'indifférent. Et +pourtant, malgré ses prières, la belle fille craignait toujours que le +forestier mît son projet à exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est +que Nic Deck n'avait pas formellement déclaré qu'il irait au burg, car +personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas même +elle. Elle le savait, c'était un gars tenace et résolu, qui ne revenait +jamais sur une parole engagée. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota +eût-elle été dans les transes, si elle avait pu soupçonné à quelles +réflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment. + +Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la +proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au +château des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à +moins d'avoir perdu la tête?... Chacun se découvrait donc les meilleures +raisons pour n'en rien faire... Le biró n'était plus d'un âge à se +risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son école à garder, +Jonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres +paysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins. + +Non! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi: + +«Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais +revenir!» + +A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand +effroi de l'assistance. + +Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre +pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait +parlé. + +Son client étant mort--ce qui faisait honneur à sa perspicacité +médicale, sinon à son talent--, le docteur Patak était accouru à la +réunion du _Roi Mathias_. + +«Enfin, le voilà !» s'écria maître Koltz. + +Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le +monde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement +ironique, il s'écria: + +«Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous +occupe!... Oh! les poltrons!... Mais s'il veut fumer, ce vieux château, +laissez-le fumer!... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et +toute la journée?... Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante!... je +n'ai entendu parler que de cela durant mes visites!... Les revenants ont +fait du feu là -bas?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du +cerveau!... Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du +donjon... A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre +monde!... Eh! il faut bien se nourrir là -haut, s'il est vrai qu'on +ressuscite!... Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus +faire une fournée...» + +Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des +gens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable +jactance. + +On le laissa dire. + +Et alors le biró de lui demander: + +«Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au +burg?... + +--Aucune, maître Koltz. + +--Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à vous y rendre... +si l'on vous en défiait?... + +--Moi?... répondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un +certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles. + +--Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et répété? reprit le magister en +insistant. + +--Je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le +répéter... + +--Il s'agit de le faire, dit Hermod. + +--De le faire?... + +--Oui... et, au lieu de vous en défier... nous nous contentons de vous +en prier, ajouta maître Koltz. + +--Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition... + +--Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le cabaretier, nous ne vous en +prions pas... nous vous en défions! + +--Vous m'en défiez?... + +--Oui, docteur! + +--Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il ne faut pas défier +Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit +qu'il ferait, il le fera... ne fût-ce que pour rendre service au village +et à tout le pays. + +--Comment, c'est sérieux?... Vous voulez que j'aille au château des +Carpathes? reprit le docteur, dont la face rubiconde était devenue très +pâle. + +--Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître +Koltz. + +--je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons, +s'il vous plaît!... + +--C'est tout raisonné, répondit Jonas. + +--soyez justes... A quoi me servirait d'aller là -bas... et qu'y +trouverais-je?.. quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg... et +qui ne gênent personne... + +--Eh bien, répliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous +n'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur +offrir vos services.--S'ils en avaient besoin, répondit le docteur +Patak, s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas... croyez-le... +à me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et +je ne fais pas gratis mes visites... + +--On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l'heure. + +--Et qui me le paiera?... + +--Moi... nous... au prix que vous voudrez!» répondirent la plupart des +clients de Jonas. + +Visiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades, le docteur était, +à tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi, +après s'être posé en esprit fort, après avoir raillé les légendes du +pays, se trouvait-il très embarrassé de refuser le service qu'on lui +demandait. Et pourtant, d'aller au château des Carpathes, même si l'on +rémunérait son déplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune +façon. Il chercha donc à tirer argument de ce que cette visite ne +produirait aucun résultat, que le village se couvrirait de ridicule en +le déléguant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu. + +Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien à risquer, +reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits... + +--Non... je n'y crois pas. + +--Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au château, ce sont +des êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance +avec eux. + +Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique: il était +difficile à rétorquer. + +«D'accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu +au burg... + +C'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas. + +--Sans doute; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un +avait besoin de moi dans le village... + +--Nous nous portons tous à merveille, répondit maître Koltz, et il n'y a +plus un seul malade à Werst depuis que votre dernier client a pris son +billet pour l'autre monde. + +--Parlez franchement... Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste. + +--Ma foi, non! répliqua le docteur. Oh! ce n'est point par peur... Vous +savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... La +vérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète, +ridicule... Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon... +une fumée qui n'est peut-être pas une fumée... Décidément non!... je +n'irai pas au château des Carpathes! + +--J'irai, moi!» + +C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation +en y jetant ces deux mots. + +«Toi... Nic? s'écria maître Koltz. + +--Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera.» + +Ceci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour +se dépêtrer. + +«Y penses-tu, forestier? répliqua-t-il. Moi... t'accompagner?... +Certainement... ce serait une agréable promenade à faire... tous les +deux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait s'y hasarder... +Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au +burg... Nous ne pourrions arriver. + +--J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai +dit, j'irai. + +--Mais moi... je ne l'ai pas dit!... s'écria le docteur en se débattant, +comme si quelqu'un l'eût pris au collet. + +--Si... vous l'avez dit... répliqua Jonas. + +--Oui!... Oui!» répondit d'une seule voix l'assistance. + +L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment +leur échapper. Ah! combien il regrettait de s'être si imprudemment +engagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait +au sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne... +Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la +risée de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement. +Il se décida donc à faire contre fortune bon cÅ“ur. + +«Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck, +quoique cela soit inutile! + +Bien... docteur Patak, bien! s'écrièrent tous les buveurs du _Roi +Mathias_. + +Et quand partirons-nous, forestier? demanda le docteur Patak, en +affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa +poltronnerie.--Demain, dans la matinée», répondit Nic Deck. Ces derniers +mots furent suivis d'un assez long silence. + +Cela indiquait combien l'émotion de maitre Koltz et des autres était +réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant, +personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle, +bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que +l'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de +rakiou... + +Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du +silence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées: + +_«Nicolas Deck, ne va pas demain au burg!... N'y va pas!... ou il +t'arrivera malheur!»_ + +Qui s'était exprimé de la sorte?... D'où venait cette voix que personne +ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible?... Ce ne +pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de +l'autre monde... + +L'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas +prononcer une parole... + +Le plus brave--c'était évidemment Nic Deck--voulut alors savoir à quoi +s'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces +paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le +courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir... + +Personne. + +Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la +salle... + +Personne. + +Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la +terrasse jusqu'à la grande rue de Werst... + +Personne. + +Quelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur +Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge, +laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double +tour. + +Cette nuit-là , comme s'ils eussent été menacés d'une apparition +fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans +leurs maisons... + +La terreur régnait au village. + + + + +V + + +Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur +les neuf heures du matin. L'intention du forestier était de remonter le +col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect. + +Après le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix +entendue dans la salle du _Roi Mathias_, on ne s'étonnera pas que toute +la population fût comme affolée. Quelques Tsiganes parlaient déjà +d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela +--et à voix basse encore. Allez donc contester qu'il y eût du diable «du +Chort» dans cette phrase si menaçante pour le jeune forestier. Ils +étaient là , à l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes +d'être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles. Prétendre qu'ils +avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable. +Pas de doute à cet égard; Nic Deck avait été nominativement prévenu +qu'il lui arriverait malheur, s'il s'entêtait à son projet d'explorer le +château des Carpathes. + +Et, pourtant, le jeune forestier se disposait à quitter Werst, et sans y +être forcé. En effet, quelque profit que maître Koltz eût à éclaircir le +mystère du burg, quelque intérêt que le village eût à savoir ce qui s'y +passait, de pressantes démarches avaient été faites pour obtenir de Nic +Deck qu'il revînt sur sa parole. Éplorée, désespérée, ses beaux yeux +noyés de larmes, Miriota l'avait supplié de ne point s'obstiner à cette +aventure. Avant l'avertissement donné par la voix, c'était déjà grave. +Après l'avertissement, c'était insensé. Et, à la veille de son mariage, +voilà que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative, +et sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne parvenait pas à le +retenir... + +Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu +influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On +connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son +entêtement. Il avait dit qu'il irait au château des Carpathes, et, rien +ne saurait l'en empêcher pas même cette menace qui lui avait été +adressée directement. Oui! il irait au burg, dût-il n'en jamais revenir! + +Lorsque l'heure de partir fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois +Miriota sur son cÅ“ur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce, +de l'index et du médius, suivant cette coutume roumaine, qui est un +hommage à la Sainte-Trinité. + +Et le docteur Patak?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure +d'accompagner le forestier, avait essayé de se dégager, mais sans +succès. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit!... Toutes les +objections imaginables, il les avait faites!... Il s'était retranché +derrière cette injonction si formelle de ne point aller au château qui +avait été distinctement entendue. + +«Cette menace ne concerne que moi, s'était borné à lui répondre Nic +Deck. + +--Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak, +est-ce que je m'en tirerais sans dommage? + +--Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au château, et vous +y viendrez, puisque j'y vais!» + +Comprenant que rien ne l'empêcherait de tenir sa promesse, les gens de +Werst avaient donné raison au forestier sur ce point. Mieux valait que +Nic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. Aussi le très dépité +docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'eût été +compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir +après ses forfanteries accoutumées, se résigna, l'âme pleine +d'épouvante. Il était bien décidé d'ailleurs à profiter du moindre +obstacle de route qui se présenterait pour obliger son compagnon à +revenir sur ses pas. + +Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maître Koltz, le +magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant +de la grande route, où ils s'arrêtèrent. + +De cet endroit, maître Koltz braqua une dernière fois sa lunette--elle +ne le quittait plus--dans la direction du burg. Aucune fumée ne se +montrait à la cheminée du donjon, et il eût été facile de l'apercevoir +sur un horizon très pur, par une belle matinée de printemps. Devait-on +en conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient +déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs +menaces? Quelques-uns le pensèrent, et c'était là une raison décisive +pour mener l'affaire jusqu'à complète satisfaction. + +On se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à +l'angle du col. + +Le jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large +visière, veste à ceinturon avec le coutelas engainé, culotte bouffante, +bottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l'épaule. Il +avait la réputation justifiée d'être un très habile tireur, et, comme, à +défaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces rôdeurs qui battent +les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné, +il n'était que prudent d'être en mesure de se défendre. + +Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet à +pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette +que son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait +nécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa. +Coiffé du large chapeau des campagnards, boutonné sous son épaisse cape +de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n'est pas +toutefois ce lourd attirail qui l'empêcherait de décamper, si l'occasion +s'en présentait. + +Nic Deck et lui s'étaient également munis de quelques provisions +contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger +l'exploration. + +Après avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur +Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en +remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à travers les +ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l'ouest. Il eût été +plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui +eût réduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les +replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge, +profondément ravinée et barrée de hautes roches, n'aurait plus livré +passage, même à des piétons. Il y avait dès lors nécessité de couper +obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu'ils +auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa. + +C'était, d'ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au +temps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la +communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée +de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été +ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux +envahissements de la végétation, obstruée par l'inextricable fouillis +des broussailles, c'est en vain qu'on y eût cherché la trace d'une sente +ou d'une tortillère. + +Au moment d'abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que +remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arrêta afin de s'orienter. Le +château n'était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-delà du +rideau des forêts qui s'étageaient sur les basses petites de la +montagne,--disposition commune à tout le système orographique des +Carpathes. L'orientation devait donc être difficile à déterminer, faute +de repères. On ne pouvait l'établir que par la position du soleil, dont +les rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est. + +«Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois!... il n'y a pas même +de chemin... ou plutôt, il n'y en a plus! + +--Il y en aura, répondit Nic Deck. + +--C'est facile à dire, Nic... + +--Et facile à faire, Patak. + +--Ainsi, tu es toujours décidé?...» + +Le forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif et prit +route à travers les arbres. + +A ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin; +mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si +résolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière. + +Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck ne +tarderait pas à s'égarer au milieu du labyrinthe de ces bois, où son +service ne l'avait jamais amené. Mais il comptait sans ce flair +merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude «animale» pour +ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection +des branches en telle ou telle direction, dénivellation du sol, teinte +des écorces, nuance variée des mousses selon qu'elles sont exposées aux +vents du sud ou du nord. Nic Deck était trop habile en son métier, il +l'exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre, +même en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d'un +Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper. + +Et, pourtant, la traversée de cette zone d'arbres allait offrir de +réelles difficultés. Des ormes, des hêtres, quelques-uns de ces érables +qu'on nomme «faux platanes», de superbes chênes, en occupaient les +premiers plans jusqu'à l'étage des bouleaux, des pins et des sapins, +massés sur les croupes supérieures à la gauche du col. Magnifiques, ces +arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de sève +nouvelle, leur feuillage épais, s'entremêlant de l'un à l'autre pour +former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas à +percer. + +Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les +basses branches. Mais quels obstacles à la surface du sol, et quel +travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le dégager des orties et +des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'échardes que le plus +léger attouchement leur arrache! Nic Deck n'était pas homme à s'en +inquiéter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il pût gagner à travers le bois, il +ne se préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il +est vrai, ne pouvait être que très lente dans ces conditions,--fâcheuse +aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à +atteindre le burg dans l'après-midi. Il ferait encore assez jour pour +qu'ils pussent le visiter,--ce qui leur permettrait d'être rentrés à +Werst avant la nuit. + +Aussi, la hachette à la main, le forestier travaillait-il à se frayer un +passage au milieu de ces profondes épinaies, hérissées de baïonnettes +végétales, où le pied rencontrait un terrain inégal, raboteux, bossue de +racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne +s'enfonçait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent +n'avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient comme des +pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette +pétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante, +lorsque quelque sarment s'accrochait à sa veste, comme une griffe qui +eût voulu le retenir. Non! il n'était point rassuré, le pauvre homme. +Mais, maintenant, il n'eût pas osé revenir seul en arrière, et il +s'efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable +compagnon. + +Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une +averse de lumière y pénétrait. Des couples de cigognes noires, troublées +dans leur solitude, s'échappaient des hautes ramures et filaient à +grands coups d'aile. La traversée de ces clairières rendait la marche +plus fatigante encore. Là , en effet, s'étaient entassés, énorme jeu de +jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tombés de vieillesse, comme +si la hache du bûcheron leur eût donné le coup de mort. Là gisaient +d'énormes troncs, rongés de pourriture, que charroi ne devait entraîner +jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir, +parfois impossibles à tourner, Nic Deck et son compagnon avaient fort à +faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait à s'en +tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant, +essoufflé, époumoné, ne pouvait éviter des chutes, qui obligeaient à lui +venir en aide. + +--Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre! +répétait-il. + +--Vous le raccommoderez. + +--Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner +contre l'impossible!» + +Bah! Nic Deck était déjà en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se +hâtait de le rejoindre. + +La direction suivie jusqu'alors, était-ce bien celle qui convenait pour +arriver en face du burg? Il eût été malaisé de s'en rendre compte. +Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de +s'élever vers la lisière de la forêt, qui fut atteinte à trois heures de +l'après-midi. + +Au-delà , jusqu'au plateau d'Orgall, s'étendait le rideau des arbres +verts, plus clairsemés à mesure que le versant du massif gagnait en +altitude. + +En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se +fût infléchi au nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela +donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route, +puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall. + +Nic Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du +torrent. D'ailleurs, l'estomac réclamait son dû aussi impérieusement que +les jambes. Les bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la +gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et +fraîche, filtrée aux cailloux du fond, coulait à quelques pas. Que +pouvait-on désirer de plus? On avait beaucoup dépensé, il fallait +réparer la dépense. + +Depuis leur départ, le docteur n'avait guère eu le loisir de causer avec +Nic Deck, qui le précédait toujours. Mais il se dédommagea, dès qu'ils +furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un était peu +loquace, l'autre était volontiers bavard. D'après cela, on ne s'étonnera +pas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très +brèves. + +«Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur. + +--je vous écoute, répondit Nic Deck. + +--je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour +reprendre des forces. + +--Rien de plus juste. + +--Avant de revenir à Werst... + +--Non... avant d'aller au burg. + +--Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons, et c'est à peine si +nous sommes à mi-route... + +--Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps à perdre. + +--Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme +j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans +voir clair, il faudra attendre le jour... + +--Nous l'attendrons. + +--Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n'a pas le sens +commun?... + +--Non. + +--Comment! Nous voici exténués, ayant besoin d'une bonne table dans une +bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à +passer la nuit en plein air?... + +--Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l'enceinte du +château. + +--Et s'il n'y a pas d'obstacle?... + +--Nous irons coucher dans les appartements du donjon. + +--Les appartements du donjon! s'écria le docteur Patak. Tu crois, +forestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l'intérieur de +ce maudit burg... + +--Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors. + +--Seul, forestier!... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous +devons nous séparer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour +retourner au village!--Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous +me suivrez jusqu'où j'irai... + +--Le jour, oui!... La nuit, non! + +--Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer +sous les futaies.» + +S'égarer, c'est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même, +n'ayant pas l'habitude de ces interminables détours à travers les forêts +du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst. +D'ailleurs, d'être seul, lorsque la nuit serait venue--une nuit très +noire peut-être--, de descendre les pentes du col au risque de choir au +fond d'un ravin, ce n'était pas pour lui agréer. Quitte à ne point +escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier +s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais +le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon. + +«Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à +me séparer de toi... Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne +te laisserai pas y aller seul. + +--Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir +là . + +--Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons, +promets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg... + +--Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y +pénétrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas +découvert ce qui s'y passe. + +--Ce qui s'y passe, forestier! s'écria le docteur Patak en haussant les +épaules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe?... + +--Je n'en sais rien, et comme je suis décidé à le savoir, je le +saurai... + +--Encore faut-il pouvoir y arriver, à ce château du diable! répliqua le +docteur, qui était à bout d'arguments. Or, si j'en juge par les +difficultés que nous avons éprouvées jusqu'ici, et par le temps que nous +a coûté la traversée des forêts du Plesa, la journée s'achèvera avant +que nous soyons en vue..--je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les +hauteurs du massif, les sapinières sont moins embroussaillées que ces +futaies d'ormes, d'érables et de hêtres.--Mais le sol sera rude à +monter! + +--Qu'importe, s'il n'est pas impraticable. + +Mais je me suis laissé dire que l'on rencontrait des ours aux environs +du plateau d'Orgall! + +--J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre, +docteur. + +--Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurité! + +--Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'espère, ne nous +abandonnera plus. + +--Un guide?» s'écria le docteur. + +Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui. + +«Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il +suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crête même du +plateau où il prend sa source. Je pense donc qu'avant deux heures, nous +serons à la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route. + +--Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six! + +--Allons, êtes-vous prêt?... + +--Déjà , Nic, déjà !... Mais c'est à peine si notre halte a duré quelques +minutes! + +--Quelques minutes qui font une bonne demi-heure. + +--Pour la dernière fois, êtes-vous prêt? + +--Prêt... lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb... Tu +sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nic Deck!... Mes +pieds sont gonflés, et c'est cruel de me contraindre à te suivre... + +--A la fin, vous m'ennuyez, Patak! je vous laisse libre de me quitter! +Bon voyage!» + +Et Nic Deck se releva. + +«Pour l'amour de Dieu, forestier, s'écria le docteur Patak, écoute +encore! + +--Écouter vos sottises! + +--Voyons, puisqu'il est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet +endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres?... Nous +repartirions demain dès l'aube, et nous aurions toute la matinée pour +atteindre le plateau... + +--Docteur, répondit Nic Deck, je vous répète que mon intention est de +passer la nuit dans le burg. + +--Non! s'écria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic!... je saurai +bien t'en empêcher... + +--Vous! + +--Je m'accrocherai à toi... je t'entraînerai!... je te battrai, s'il le +faut...» + +Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortuné Patak. + +Quant à Nic Deck, il ne lui avait même pas répondu, et, après avoir +remis son fusil en bandoulière, il fit quelques pas en se dirigeant vers +la berge du Nyad. + +«Attends... attends! s'écria piteusement le docteur. Quel diable +d'homme!... Un instant encore!... J'ai les jambes raides... mes +articulations ne fonctionnent plus...» + +Elles ne tardèrent pourtant pas à fonctionner, car il fallut que +l'ex-infirmier fit trotter ses petites jambes pour rejoindre le +forestier, qui ne se retournait même pas. + +Il était quatre heures; les rayons solaires, effleurant la crête du +Plesa, qui ne tarderait pas à les intercepter, éclairaient d'un jet +oblique les hautes branches de la sapinière. Nic Deck avait grandement +raison de se hâter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu +d'instants au déclin du jour. + +Curieux et étrange aspect que celui de ces forêts où se groupent les +rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contournés, déjetés, +grimaçants, se dressent des fûts droits, espacés, dénudés jusqu'à +cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans +nodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu +de broussailles ou d'herbes enchevêtrées à leur base. De longues +racines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis +par le froid. Un sol tapissé d'une mousse jaunâtre et rase, faufilée de +brindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un +talus raide et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives +entament le cuir le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu +de cette sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il +fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de +membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck +n'eût mis qu'une heure, s'il eût été seul, et il lui en coûta trois avec +l'impedimentum de son compagnon, s'arrêtant pour l'attendre, l'aidant à +se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le +docteur n'avait plus qu'une crainte,--crainte effroyable: c'était de se +trouver seul au milieu de ces mornes solitudes. + +Cependant, si les pentes devenaient plus pénibles à remonter, les arbres +commençaient à se raréfier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne +formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. Entre ces +bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient à +l'arrière-plan et dont les linéaments émergeaient encore des vapeurs du +soir. + +Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cessé de côtoyer +jusqu'alors, réduit à ne plus être qu'un ruisseau, devait sourdre à peu +de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis +du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronné par les +constructions du burg. + +Nic Deck atteignit enfin ce plateau, après un dernier coup de collier +qui réduisit le docteur à l'état de masse inerte. Le pauvre homme +n'aurait pas eu la force de se traîner vingt pas de plus, et il tomba +comme le bÅ“uf qui s'abat sous la masse du boucher. + +Nic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension. +Debout, immobile, il dévorait du regard ce château des Carpathes, dont +il ne s'était jamais approché. + +Devant ses yeux se développait une enceinte crénelée, défendue par un +fossé profond, et dont l'unique pont-levis était redressé contre une +poterne, qu'encadrait un cordon de pierres. + +Autour de l'enceinte, à la surface du plateau d'Orgall, tout était +abandon et silence. + +Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble du burg qui +s'estompait confusément au milieu des ombres du soir. Personne ne se +montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la +plate-forme supérieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du +premier étage. Pas un filet de fumée ne s'enroulait autour de +l'extravagante girouette, rongée d'une rouille séculaire. + +«Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il est +impossible de franchir ce fossé, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir +cette poterne?» + +Nic Deck ne répondit pas. Il se rendait compte qu'il serait nécessaire +de faire halte devant les murs du château. Au milieu de cette obscurité, +comment aurait-il pu descendre au fond du fossé et s'élever le long de +l'escarpe pour pénétrer dans l'enceinte? Évidemment, le plus sage était +d'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine lumière. + +C'est ce qui fut résolu au grand ennui du forestier, mais à l'extrême +satisfaction du docteur. + + + + +VI + + +Le mince croissant de la lune, délié comme une faucille d'argent, avait +disparu presque aussitôt après le coucher du soleil. Des nuages, venus +de l'ouest, éteignirent successivement les dernières lueurs du +crépuscule. L'ombre envahit peu à peu l'espace en montant des basses +zones. Le cirque de montagnes s'emplit de ténèbres, et les formes du +burg disparurent bientôt sous la crêpe de la nuit. + +Si cette nuit-là menaçait d'être très obscure, rien n'indiquait qu'elle +dût être troublée par quelque météore atmosphérique, orage, pluie ou +tempête. C'était heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient +camper en plein air. + +Il n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. Çà +et là seulement des buissons ras à ras de terre, qui n'offraient aucun +abri contre les fraîcheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait, +les unes à demi enfouies dans le sol, les autres, à peine en équilibre, +et qu'une poussée eût suffi à faire rouler jusqu'à la sapinière. + +En réalité, l'unique plante qui poussait à profusion sur ce sol +pierreux, c'était un épais chardon appelé «épine russe», dont les +graines, dit Elisée Reclus, furent apportées à leurs poils par les +chevaux moscovites--«présent de joyeuse conquête que les Russes firent +aux Transylvains». + +A présent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y +attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la température, +qui est assez notable à cette altitude. + +«Nous n'avons que l'embarras du choix... pour être mal! murmura le +docteur Patak. + +--Plaignez-vous donc! répondit Nic Deck. + +--Certainement, je me plains! Quel agréable endroit pour attraper +quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me +guérir!» Aveu dépouillé d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier +de la quarantaine. Ah! combien il regrettait sa confortable petite +maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien doublé de +coussins et de courtepointes! + +Entre les blocs disséminés sur le plateau d'Orgall, il fallait en +choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la +brise du sud-ouest, qui commençait à piquer. C'est ce que fit Nic Deck, +et bientôt le docteur vint le rejoindre derrière une large roche, plate +comme une tablette à sa partie supérieure. + +Cette roche était un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses +et les saxifrages, qui se rencontrent fréquemment à l'angle des chemins +dans les provinces valaques. En même temps que le voyageur peut s'y +asseoir, il a la faculté de se désaltérer avec l'eau que contient un +vase déposé en dessus, laquelle est renouvelée chaque jour par les gens +de la campagne. Alors que le château était habité par le baron Rodolphe +de Gortz, ce banc portait un récipient que les serviteurs de la famille +avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, à présent, il était +souillé de détritus, tapissé de mousses verdâtres, et le moindre choc +l'eût réduit en poussière. + +A l'extrémité du banc se dressait une tige de granit, reste d'une +ancienne croix, dont les bras n'étaient figurés sur le montant vertical +que par une rainure à demi effacée. En sa qualité d'esprit fort, le +docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le protégerait contre +des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune à +bon nombre d'incrédules, il n'était pas éloigné de croire au diable. Or, +dans sa pensée, le Chort ne devait pas être loin, c'était lui qui +hantait le burg, et ce n'était ni la poterne fermée, ni le pont-levis +redressé, ni la courtine à pic, ni le fossé profond, qui l'empêcheraient +d'en sortir, pour peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le +cou à tous les deux. + +Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit à passer dans +ces conditions, il frissonnait de terreur. Non! c'était trop exiger +d'une créature humaine, et les tempéraments les plus énergiques +n'auraient pu y résister. + +Puis, une idée lui vint tardivement,--une idée à laquelle il n'avait +point encore songé en quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce +jour-là , les gens du comitat se gardent bien de sortir après le coucher +du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. A s'en rapporter +aux traditions, ce serait s'exposer à rencontrer quelque génie +malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne +ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, après le coucher du +soleil. Et voilà que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de +sa maison, mais aux approches d'un château visionné, et à deux ou trois +milles du village! Et c'est là qu'il serait contraint d'attendre le +retour de l'aube... si elle revenait jamais! En vérité, c'était vouloir +tenter le diable! + +Tout en s'abandonnant à ces idées, le docteur vit le forestier tirer +tranquillement de son bissac un morceau de viande froide, après avoir +puisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce qu'il avait de mieux à faire, +pensa-t-il, c'était de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse +d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en +fallut pas moins pour réparer ses forces. Mais, s'il parvint à calmer sa +faim, il ne parvint pas à calmer sa peur. + +«Maintenant, dormons, dit Nic Deck, dès qu'il eut rangé son bissac au +pied de la roche. + +--Dormir, forestier! + +--Bonne nuit, docteur. + +--Bonne nuit, c'est facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci +ne finisse mal...» + +Nic Deck, n'étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. Habitué +par profession à coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux +contre le banc de pierre, et ne tarda pas à tomber dans un profond +sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugréer entre ses dents, +lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'échappant à intervalles +réguliers. + +Quant à lui, il lui fut impossible, même quelques minutes, d'annihiler +ses sens de l'ouïe et de la vue. En dépit de la fatigue, il ne cessait +de regarder, il ne cessait de prêter l'oreille. Son cerveau était en +proie à ces extravagantes visions qui naissant des troubles de +l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les épaisseurs de l'ombre? +Tout et rien, les formes indécises des objets qui l'environnaient, les +nuages échevelés à travers le ciel, la masse à peine perceptible du +château. Puis c'étaient les roches du plateau d'Orgall, qui lui +semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles +allaient s'ébranler sur leur base, dévaler le long du talus, rouler sur +les deux imprudents, les écraser à la porte de ce burg, dont l'entrée +leur était interdite! + +Il s'était redressé, l'infortuné docteur, il écoutait ces bruits qui se +propagent à la surface des hauts plateaux, ces murmures inquiétants, qui +tiennent à la fois du susurrement, du gémissement et du soupir. Il +entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un +frénétique coup d'aile, les striges envolées pour leur promenade +nocturne, deux ou trois couples de ces funèbres hulottes, dont le +chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se +contractaient simultanément, et son corps tremblotait, baigné d'une +transsudation glaciale. + +Ainsi s'écoulèrent de longues heures jusqu'à minuit. Si le docteur Patak +avait pu causer, échanger de temps en temps un bout de phrase, donner +libre cours à ses récriminations, il se serait senti moins apeuré. Mais +Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit--c'était +l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des +maléfices. + +Que se passait-il donc? + +Le docteur venait de se relever, se demandant s'il était éveillé, ou +s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar. + +En effet, là -haut, il crut voir-non! il vit réellement des formes +étranges, éclairées d'une lumière spectrale, passer d'un horizon à +l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On eût dit des +espèces de monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges +ailes, krakens gigantesques, vampires énormes, qui s'abattaient comme +pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs mâchoires. + +Puis, tout lui parut être en mouvement sur le plateau d'Orgall, les +roches, les arbres qui se dressaient à sa lisière. Et très +distinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à +son oreille. + +«La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg!» Oui! c'est bien la +cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'église de Vulkan, dont +le vent eût emporté les sons en une direction contraire. + +Et voici que ses battements sont plus précipités... La main qui la met +en branle ne sonne pas un glas de mort! Non! c'est un tocsin dont les +coups haletants réveillent les échos de la frontière transylvaine. + +En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une +peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irrésistible +épouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le +corps. + +Mais le forestier a été tiré de son sommeil par les volées terrifiantes +de cette cloche. Il s'est redressé, tandis que le docteur Patak semble +comme rentré en lui-même. + +Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent à percer les épaisses +ténèbres qui recouvrent le burg. + +«Cette cloche!... Cette cloche!.., répète le docteur Patak. C'est le +Chort qui la sonne!...» + +Décidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur +absolument affolé! + +Le forestier, immobile, ne lui a pas répondu. + +Soudain, des rugissements, semblables à ceux que, jettent les sirènes +marines à l'entrée des ports, se déchaînent en tumultueuses ondes. +L'espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles +assourdissants. + +Puis, une clarté jaillit du donjon central, une clarté intense, d'où +sortent des éclats d'une pénétrante vivacité, des corruscations +aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumière, dont les +irradiations se promènent en longues nappes à la surface du plateau +d'Orgall? De quelle fournaise s'échappe cette source photogénique, qui +semble embraser les roches, en même temps qu'elle les baigne d'une +lividité étrange? + +«Nic... Nic... s'écrie le docteur, regarde-moi!... Ne suis-je plus comme +toi qu'un cadavre?...» + +En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadavérique, figure +blafarde, yeux éteints, orbites vides, joues verdâtres au teint grivelé, +cheveux ressemblant à ces mousses qui croissent, suivant la légende, sur +le crâne des pendus... + +Nic Deck est stupéfié de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le +docteur Patak, arrivé au dernier degré de l'effroi, a les muscles +rétractés, le poil hérissé, la pupille dilatée, le corps pris d'une +raideur tétanique. Comme dit le poète des _Contemplations_, il «respire +de l'épouvante!» + +Une minute--une minute au plus--dura cet horrible phénomène. Puis, +l'étrange lumière s'affaiblit graduellement, les mugissements +s'éteignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et +l'obscurité. + +Ni l'un ni l'autre ne cherchèrent plus à dormir, le docteur, accablé par +la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le +retour de l'aube. + +A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à +ses yeux? N'y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution? +S'entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure? Certes, il avait +dit qu'il pénétrerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais +n'était-ce pas assez que d'être venu jusqu'à son infranchissable +enceinte, d'avoir encouru la colère des génies et provoqué ce trouble +des éléments? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il +revenait au village, sans avoir poussé la folie jusqu'à s'aventurer à +travers ce diabolique château? + +Tout à coup, le docteur se précipite sur lui, le saisit par la main, +cherche à l'entraîner, répétant d'une voix sourde: + +«Viens!... Viens!... + +Non!» répond Nic Deck. + +Et, à son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe après ce +dernier effort. + +Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait été l'état de leur esprit que ni +le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'écoula +jusqu'au lever du jour. + +Rien ne resta dans leur mémoire des heures qui précédèrent les premières +lueurs du matin. + +A cet instant, une ligne rosée se dessina sur l'arête du Paring, à +l'horizon de l'est, de l'autre côté de la vallée des deux Sils. De +légères blancheurs s'éparpillèrent au zénith sur un fond de ciel rayé +comme une peau de zèbre. + +Nic Deck se tourna vers le château. Il vit ses formes s'accentuer peu à +peu, le donjon se dégager des hautes brumes qui descendaient le col de +Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine émerger des vapeurs +nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se découper le hêtre, dont les +feuilles bruissaient à la brise du levant. + +Rien de changé à l'aspect ordinaire du burg. La cloche était aussi +immobile que la vieille girouette féodale. Aucune fumée n'empanachait +les cheminées du donjon, dont les fenêtres grillagées étaient +obstinément closes. + +Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de +petits cris clairs. + +Nic Deck tourna son regard vers l'entrée principale du château. Le +pont-levis, relevé contre la baie, fermait la poterne entre les deux +pilastres de pierre écussonnés aux armes des barons de Gortz. + +Le forestier était-il donc décidé à pousser jusqu'au bout cette +aventureuse expédition? Oui, et sa résolution n'avait point été entamée +par les événements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'était sa +devise, comme on sait. Ni la voix mystérieuse qui l'avait menacé +personellement dans la grande salle du _Roi Mathias_, ni les phénomènes +inexplicables de sons et de lumière dont il venait d'être témoin, ne +l'empêcheraient de franchir la muraille du burg. Une heure lui suffirait +pour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa promesse +accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, où il pourrait arriver +avant midi. + +Quant au docteur Patak, ce n'était plus qu'une machine inerte, n'ayant +ni la force de résister ni même celle de vouloir. Il irait où on le +pousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les +épouvantements de cette nuit l'avaient réduit au plus complet +hébêtement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier, +montrant le château, lui dit: + +«Allons!» + +Et pourtant le jour était revenu, et le docteur aurait pu regagner +Werst, sans craindre de s'égarer à travers les forêts du Plesa. Mais +qu'on ne lui sache aucun gré d'être resté avec Nic Deck. S'il +n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est +qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'était plus +qu'un corps sans âme. Aussi, lorsque le forestier l'entraîna vers le +talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire. + +Maintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par +la poterne? C'est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître. + +La courtine ne présentait aucune brèche, aucun éboulement, aucune +faille, qui pût donner accès à l'intérieur de l'enceinte. Il était même +surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel état de +conservation,--ce qui devait être attribué à leur épaisseur. S'élever +jusqu'à la ligne de créneaux qui les couronnait paraissait être +impraticable, puisqu'elles dominaient le fossé d'une quarantaine de +pieds. Il semblait par suite que Nic Deck, au moment où il venait +d'atteindre le château des Carpathes, allait se heurter à des obstacles +insurmontables. + +Très heureusement--ou très malheureusement pour lui--, il existait +au-dessus de la poterne une sorte de meurtrière, ou plutôt une embrasure +où s'allongeait autrefois la volée d'une couleuvrine. Or, en se servant +de l'une des chaînes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne +serait pas très difficile à un homme leste et vigoureux de se hisser +jusqu'à cette embrasure. Sa largeur était suffisante pour livrer +passage, et, à moins qu'elle ne fût barrée d'une grille en dedans, Nic +Deck parviendrait sans doute à s'introduire dans la cour du burg. + +Le forestier comprit, à première vue, qu'il n'y avait pas moyen de +procéder autrement, et voilà pourquoi, suivi de l'inconscient docteur, +il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la +contrescarpe. + +Tous deux eurent bientôt atteint le fond du fossé, semé de pierres entre +le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop où l'on posait le +pied, et si des myriades de bêtes venimeuses ne fourmillaient pas sous +les herbes de cette humide excavation. + +Au milieu du fossé et parallèlement à la courtine, se creusait le lit de +l'ancienne cuvette, presque entièrement desséchée, et qu'une bonne +enjambée permettait de franchir. + +Nic Deck, n'ayant rien perdu de son énergie physique et morale, agissait +avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme +une bête que l'on tire par une corde. + +Après avoir dépassé la cuvette, le forestier longea la base de la +courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arrêta au-dessous de la +poterne, à l'endroit où pendait le bout de chaîne. En s'aidant des pieds +et des mains, il pourrait aisément atteindre le cordon de pierre qui +faisait saillie au-dessous de l'embrasure. + +Évidemment, Nic Deck n'avait pas la prétention d'obliger le docteur +Patak à tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne +l'aurait pu. Il se borna donc à le secouer vigoureusement pour se faire +comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fossé. + +Puis, Nic Deck commença à grimper le long de la chaîne, et ce ne fut +qu'un jeu pour ses muscles de montagnard. + +Mais, lorsque le docteur se vit seul, voilà que le sentiment de la +situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda, +il aperçut son compagnon déjà suspendu à un douzaine de pieds au-dessus +du sol, et, alors, de s'écrier d'une voix étranglée par les affres de la +peur: + +«Arrête... Nic... arrête!» + +Le forestier ne l'écouta point. + +«Viens... viens... où je m'en vais! gémit le docteur, qui parvint à se +remettre sur ses pieds. + +--Va-t'en!» répondit Nic Deck. + +Et il continua de s'élever lentement le long de la chaîne du pont-levis. + +Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le +raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'à la crête du +plateau d'Orgall et de reprendre à toutes jambes le chemin de Werst... + +O prodige, devant lequel s'effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit +précédente!-voici qu'il ne peut bouger... + +Ses pieds sont retenus comme s'ils étaient saisis entre les mâchoires +d'un étau... Peut-il les déplacer l'un après l'autre?... Non!... Ils +adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur +s'est-il donc laissé prendre aux ressorts d'un piège il est trop affolé +pour le reconnaître... Il semble plutôt qu'il soit retenu par les clous +de sa chaussure. + +Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... Il +est rivé au sol... N'ayant même plus la force de crier il tend +désespérément les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux étreintes +de quelque tarasque, dont la gueule émerge des entrailles de la terre... + +Cependant, Nic Deck était parvenu à la hauteur de la poterne et il +venait de poser sa main sur l'une des ferrures où s'emboîtait l'un des +gonds du pont-levis... + +Un cri de douleur lui échappa; puis, se rejetant en arrière comme s'il +eût été frappé d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaîne qu'un +dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du +fossé. «La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur!» murmura-t-il +et il perdit connaissance. + + + + +VII + + +Comment décrire l'anxiété à laquelle était en proie le village de Werst +depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak? Elle n'avait +cessé de s'accroître avec les heures qui s'écoulaient et semblaient +interminables. + +Maître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres +n'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun +d'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si +quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se +montrait--ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement +braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à +l'acquisition de cet appareil, c'était de l'argent qui avait reçu un bon +emploi. Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa +bourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si à -propos. + +A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on +l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du +surnaturel?... + +Frik répondit qu'il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque, +sans avoir rien vu de suspect. + +Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste +d'observation. Personne n'eût pensé à rester chez soi, et surtout +personne ne songeait à remettre le pied au _Roi Mathias_, où des voix +comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles, +passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage +usuel... mais une bouche!... + +Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en +quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point. +En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds, +faute de clients? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de +Werst, il avait procédé à une longue investigation du _Roi Mathias_, +fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le +dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande +salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu +organiser cette mystification. Rien!... Rien non plus du côté de la +façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il +fût possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une +muraille taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours +impétueux du torrent. N'importe! la peur ne raisonne pas, et bien du +temps s'écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas +eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son +rakiou. + +Bien du temps?... Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne +devait point se réaliser. + +En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance très +imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences +quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du _Roi +Mathias_. + +Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur +Patak. + +On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck avait promis à la +désolée Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au château des +Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées +contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux +premières heures de la soirée. On, l'attendait donc, et avec quelle +impatience! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître +d'école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne +permettraient pas au forestier d'atteindre la crête du plateau d'Orgall +avant la nuit tombante. + +Il suit de là que l'inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa +toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on +entendait très distinctement au village de Werst. Que s'était-il passé +pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, après une journée +d'absence? Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer sa demeure, avant +qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir +poindre au tournant de la route du col. + +Maître Koltz et sa fille s'étaient portés à l'extrémité de la rue, à +l'endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils +crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie +des arbres... Illusion pure! Le col était désert, comme à l'habitude, +car il était rare que les gens de la frontière voulussent s'y hasarder +pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir--ce mardi des génies +malfaisants--, et, ce jour-là , les Transylvains ne courent pas +volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nic Deck +fût fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité +est que le jeune forestier n'y avait point réfléchi, ni personne, au +surplus, dans le village. + +Mais c'est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles +effrayantes images s'offraient à elle! En imagination, elle avait suivi +son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa, +tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit +venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant +d'échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes... Il +était devenu le jouet de leurs maléfices... C'était la victime vouée à +leur vengeance... Il était emprisonné au fond de quelque souterraine +geôle... mort peut-être? Pauvre fille, que n'eût-elle donné pour se lancer sur +les traces de Nic Deck! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins +aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père +l'obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux +revinrent à leur logis. + +Dès qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans +réserve à ses larmes. Elle l'aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et +d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait +point recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les +mariages en ces campagnes transylvaines et d'une façon si bizarre. + +Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s'ouvre la «foire aux +fiancés». Ce jour-là , il y a réunion de toutes les jeunes filles du +comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de +leurs meilleurs chevaux; elles ont apporté leur dot, c'est-à -dire des +vêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des +coffres aux brillantes couleurs; familles, amies, voisines, les ont +accompagnées. Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes +habits, ceints d'écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant; +ils choisissent la fille qui leur plaît; ils lui remettent un anneau et +un mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour +de la fête. + +Ce n'était point sur l'un de ces marchés que Nicolas Deck avait +rencontré Miriota. Leur liaison ne s'était pas établie par hasard. Tous +deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils +avaient l'âge d'aimer. Le jeune forestier n'était pas allé querir au +milieu d'une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en +avait grand gré. Ah! pourquoi Nic Deck était-il d'un caractère si +résolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente! il +l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez +d'influence pour l'empêcher de prendre le chemin de ce château maudit! + +Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des +pleurs! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le +regard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui +murmurait: + +«Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces!... Miriota n'a plus de +fiancé!» + +Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le +silence de la nuit. L'inexplicable phénomène de la salle du _Roi +Mathias_ ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz. + +Le lendemain, à l'aube, la population de Werst était dehors. Depuis la +terrasse jusqu'au détour du col, les uns remontaient, les autres +redescendaient la grande rue,--ceux-ci pour demander des nouvelles, +ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter +en avant, à un bon mille du village, non point à travers les forêts du +Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans +motif. + +Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement +avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l'extrémité du +village. + +Une demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en +haut de la route. Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en +tira mauvais indice. + +«Eh bien, Frik, que sais-tu?... Qu'as-tu appris?... lui demanda maître +Koltz, dès que le berger l'eut rejoint.--Rien vu... rien appris! +répondit Frik.--Rien! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent +de larmes. + +--Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aperçu deux hommes à un +mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'était Nic Deck, accompagné du +docteur... ce n'était pas lui! + +--Sais-tu quels sont ces hommes? demanda Jonas.--Deux voyageurs +étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque. + +--Tu leur as parlé?... + +--Oui. + +--Est-ce qu'ils descendent vers le village? + +--Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent +atteindre le sommet. + +--Ce sont deux touristes?... + +--Ils en ont l'air, maître Koltz. + +--Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du +côté du burg?... + +--Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre côté de la +frontière, répondit Frik. + +--Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck? + +--Aucune. + +--Mon Dieu!... soupira la pauvre Miriota. + +--Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours, +ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir +pour Kolosvar. + +--Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge! pensa Jonas +inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre +logement!» + +Et, depuis trente-six heures, l'excellent hôtelier était obsédé par +cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait désormais manger et dormir au +_Roi Mathias_. + +En somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son +maître, n'avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune +forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu à huit heures du matin, +pouvait-on être fondé à espérer qu'ils dussent jamais revenir?... C'est +qu'on ne s'approche pas impunément du château des Carpathes! + +Brisée par les émotions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus +la force de se soutenir. Toute défaillante, c'est à peine si elle +parvenait à marcher. Son père dut la ramener au logis. Là , ses larmes +redoublèrent... Elle appelait Nic d'une voix déchirante... Elle voulait +partir pour le rejoindre... Cela faisait pitié, et il y avait lieu de +craindre qu'elle tombât malade. + +Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait +aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant. +Qu'il y eût à courir des dangers, en s'exposant aux représailles des +êtres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu +importait. L'essentiel était de savoir ce qu'étaient devenus Nic Deck et +le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien à leurs amis qu'aux autres +habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au +milieu des forêts du Plesa, afin de remonter jusqu'au château des +Carpathes. + +Cela décidé, après maintes discussions et démarches, les plus braves se +trouvèrent au nombre de trois: ce furent maître Koltz, le berger Frik et +l'aubergiste Jonas,--pas un de plus. Quant au magister Hermod, il +s'était soudainement ressenti d'une douleur de goutte à la jambe, et il +avait dû s'allonger sur deux chaises dans la classe de son école. + +Vers neuf heures, maître Koltz et ses compagnons, bien armés par +prudence, prirent la route du col de Vulkan. Puis, à l'endroit même où +Nic Deck l'avait quittée, ils l'abandonnèrent, afin de s'enfoncer sous +l'épais massif. + +Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le +docteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le +chemin qu'ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait facile +de reconnaître leurs traces, et c'est ce qui fut constaté, aussitôt que +tous trois eurent franchi la lisière d'arbres. + +Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit à Werst, dès +qu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens +de bonne volonté se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on +trouvait que c'était d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils étaient +partis. Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée +d'une seconde! Que le forestier et le docteur eussent été victimes de +leur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, à quoi servait que +maître Koltz, Frik et Jonas s'exposassent à être victimes de leur +dévouement? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à +pleurer son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du +pâtour et de l'aubergiste auraient à se reprocher leur perte! + +La désolation devint générale à Werst, et il n'y avait pas apparence +qu'elle dût cesser de sitôt. En admettant qu'il ne leur arrivât pas +malheur, on ne pouvait compter sur le retour de maître Koltz et de ses +deux compagnons avant que la nuit eût enveloppé les hauteurs +environnantes. + +Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aperçus vers deux heures +de l'après-midi, dans le lointain de la route! Avec quel empressement, +Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre. + +Ils n'étaient pas trois, ils étaient quatre, et le quatrième se montra +sous les traits du docteur. + +«Nic... mon pauvre Nic!... s'écria la jeune fille. Nic n'est-il pas +là ?...» + +Si... Nic Deck était là , étendu sur une civière de branchages que Jonas +et le berger portaient péniblement. + +Miriota se précipita vers son fiancé, elle se pencha sur lui, elle le +serra entre ses bras. + +«Il est mort... s'écriait-elle, il est mort! + +--Non... il n'est pas mort, répondit le docteur Patak, mais il +mériterait de l'être... et moi aussi!» La vérité est que le jeune +forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure +exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. Quant au +docteur, si sa face n'était pas décolorée comme celle de son compagnon, +cela tenait à ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de +brique rougeâtre. + +La voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n'eut pas le pouvoir +d'arracher Nic Deck de cette torpeur où il était plongé. Lorsqu'il eut +été ramené au village et déposé dans la chambre de maître Koltz, il +n'avait pas encore prononcé une seule parole. Quelques instants après, +cependant, ses yeux se rouvrirent, et, dès qu'il aperçut la jeune fille +penchée à son chevet, un sourire erra sur ses lèvres; mais quand il +essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps +était paralysée, comme s'il eût été frappé d'hémiplégie. Toutefois, +voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est +vrai: + +«Ce ne sera rien... ce ne sera rien! + +--Nic... mon pauvre Nic! répétait la jeune fille. + +--Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d'émotion... +Cela se passera vite... avec tes soins...» Mais il fallait du calme et +du repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il la chambre, laissant +Miriota près du jeune forestier, qui n'eût pu souhaiter une garde-malade +plus diligente, et ne tarda pas à s'assoupir. + +Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait à un nombreux auditoire +et d'une voix forte, afin de bien être entendu de tous, ce qui s'était +passé depuis leur départ. + +Maître Koltz, le berger et lui, après avoir retrouvé sous bois le +sentier que Nic Deck et le docteur s'étaient frayé, avaient pris +direction vers le château des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils +gravissaient les pentes du Plesa, et la lisière de la forêt n'était plus +qu'à un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C'étaient +le docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes refusaient tout +service, l'autre, à bout de forces et qui venait de tomber au pied d'un +arbre: + +Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul +mot, car il était trop hébété pour répondre, fabriquer une civière avec +des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est ce +qui fut accompli en un tour de main. Puis, maître Koltz et le berger, +que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst. + +Quant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil état, et s'il +avait exploré les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus que +maître Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas encore +suffisamment recouvré ses esprits pour satisfaire leur curiosité. + +Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parlé, il fallait qu'il parlât +maintenant. Que diable! il était en sûreté dans le village, entouré de +ses amis, au milieu de ses clients!Il n'avait plus rien à redouter des +êtres de là -bas! Même s'ils lui avaient arraché le serment de se taire, +de ne rien raconter de ce qu'il avait vu au château des Carpathes, +l'intérêt public lui commandait de manquer à son serment. + +«Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos +souvenirs! + +--Vous voulez... que je parle... + +--Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la sécurité du village, +je vous l'ordonne!» + +Un bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour effet de rendre au +docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées qu'il +s'exprima en ces termes: + +--Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des +fous!... Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts +maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble +encore j'en tremblerai toute ma vie! Nic voulait y entrer Oui! il +voulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre à +coucher de Belzébuth!...» + +Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on +frémissait rien qu'à l'entendre.» je n'ai pas consenti... reprit-il, +non... je n'ai pas consenti!... Et que serait-il arrivé... si j'eusse +cédé aux désirs de Nic Deck?... Les cheveux me dressent d'y penser!» + +Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son crâne, c'est que sa +main s'y égarait machinalement. + +«Nic s'est donc résigné à camper sur le plateau d'Orgall... Quelle +nuit... mes amis, quelle nuit!... Essayez donc de reposer, lorsque les +esprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas même une +heure!... Tout à coup, voilà que des monstres de feu apparaissent entre +les nuages, de véritables balauris!... Ils se précipitent sur le plateau +pour nous dévorer...» + +Tous les regards se portèrent vers le ciel pour voir s'il n'était pas +chevauché par quelque galopade de spectres. + +«Et, quelques instants après, reprit le docteur, voici la cloche de la +chapelle qui se met en branle!» + +Toutes les oreilles se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut +entendre des battements lointains, tant le récit du docteur +impressionnait son auditoire. + +«Soudain, s'écria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent +l'espace... ou plutôt des hurlements de fauves... Puis une clarté +jaillit des fenêtres du donjon... Une flamme infernale illuminé tout le +plateau jusqu'à la sapinière... Nic Deck et moi, nous nous regardons... +Ah! l'épouvantable vision!... Nous sommes pareils à deux cadavres... +deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de +l'autre!...» + +Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous, +il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de cet +autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables! + +Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de +continuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui +parut rendre à l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits +lui avaient fait perdre. + +«Mais enfin, qu'est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck?» demanda maître +Koltz. + +Et, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la +réponse du docteur, puisque c'était le jeune forestier qui avait été +personnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du _Roi +Mathias_. + +«Voici ce qui m'est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour +était revenu... J'avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets... +Mais vous le connaissez... il n'y a rien à obtenir d'un entêté pareil... +Il est descendu dans le fossé... et j'ai été forcé de le suivre, car il +m'entraînait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je +faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la poterne... Il +saisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la +courtine. A ce moment, le sentiment de la situation me revient. Il est +temps encore de l'arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce +sacrilège!... Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de +revenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst... «Non!» +me crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai +voulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait eu la même pensée à +ma place!... Mais c'est en vain que je cherche à me dégager du sol... +Mes pieds y sont cloués... vissés enracinés... J'essaie de les en +arracher... c'est impossible... J'essaie de me débattre... c'est +inutile.» + +Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d'un homme retenu +par les jambes, semblable à un renard qui s'est laissé prendre au piège. + +Puis, revenant à son récit: + +«En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri!... C'est +Nic Deck qui l'a poussé... Ses mains, accrochées à la chaîne, ont lâché +prise, et il tombe au fond du fossé, comme s'il avait été frappé par une +main invisible!» + +Il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la façon +qu'elles s'étaient passées, et son imagination n'y avait rien ajouté, si +troublée qu'elle fût. Tels il les avait décrits, tels s'étaient produits +les prodiges dont le plateau d'Orgall avait été le théâtre pendant la +nuit dernière. + +Quant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici: Le forestier est +évanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses +bottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés n'en peuvent sortir... +Soudain, l'invisible force qui l'enchaîne est brusquement rompue... Ses +jambes sont libres... Il se précipite vers son compagnon, et--ce qui +était de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic +Deck avec son mouchoir qu'il a trempé dans l'eau de la cuvette... Le +forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de +son corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie... +Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient à se relever, à remonter +le revers de la contrescarpe, à regagner le plateau... Puis, il se remet +en route vers le village... Après une heure de marche, ses douleurs au +bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent à s'arrêter... +Enfin, c'est au moment où le docteur se disposait à partir afin d'aller +chercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont +arrivés très à propos. + +Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait été gravement +atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu'il montrât +habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas +médical. + +«Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de +répondre d'un ton dogmatique, c'est déjà grave! Mais, s'agit-il d'une +maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a +guère que le Chort qui puisse la guérir!» + +A défaut de diagnostic, ce pronostic n'était pas rassurant pour Nic +Deck. Très heureusement, ces paroles n'étaient point paroles d'évangile, +et combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se +trompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune +forestier était un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il +était permis d'espérer qu'il s'en tirerait--même sans aucune +intervention diabolique--, et à la condition de ne pas suivre trop +exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine. + + + + +VIII + + +De tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de +Werst. Il n'y avait plus à en douter maintenant, ce n'étaient pas de +vaines menaces que la «bouche d'ombre», comme dirait le poète, avait +fait entendre aux clients du _Roi Mathias_. Nic Deck, frappé d'une +manière inexplicable, avait été puni de sa désobéissance et de sa +témérité. N'était-ce pas un avertissement à l'adresse de tous ceux qui +seraient tentés de suivre son exemple? Interdiction formelle de chercher +à s'introduire dans le château des Carpathes, voilà ce qu'il fallait +conclure de cette déplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y +risquerait sa vie. Très certainement, si le forestier fût parvenu à +franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village. + +Il suit de là que l'épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même +à Vulkan, et aussi dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait +rien moins que d'abandonner le pays; déjà quelques familles tsiganes +émigraient plutôt que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu'il +servait de refuge à des êtres surnaturels et malfaisants, c'était +au-delà de ce que pouvait supporter le tempérament public. Il n'y avait +plus qu'à s'en aller vers quelque autre région du comitat, à moins que +le gouvernement hongrois ne se décidât à détruire cet inabordable +repaire. Mais le château des Carpathes était-il destructible par les +seuls moyens que des hommes eussent à leur disposition? + +Pendant la première semaine de juin, personne ne s'aventura hors du +village, pas même pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de +bêche ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fantôme, enfoui dans les +entrailles du sol?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne +ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges?... Où l'on +sèmerait du grain de blé ne pousserait-il pas de la graine de démons? + +«C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver!» disait le berger Frik d'un +ton convaincu. + +Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons +dans les pâtures de la Sil. + +Ainsi, le village était terrorisé. Le travail des champs était +entièrement délaissé. On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes. +Maître Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses +administrés une confiance qui lui faisait défaut, d'ailleurs, à +lui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait d'aller à Kolosvar, afin +de réclamer l'intervention des autorités. + +Et la fumée, est-ce qu'elle reparaissait encore à la pointe de la +cheminée du donjon?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de +l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui traînaient à la surface du +plateau d'Orgall. + +Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte +rougeâtre, semblable à quelque reflet d'incendie?... Oui, et on eût dit +que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château. + +Et ces mugissements, qui avaient tant effrayé le docteur Patak, se +propageaient-ils à travers les massifs du Plesa, à la grande épouvante +des habitants de Werst?... Oui, ou du moins, malgré la distance, les +vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que +répercutaient les échos du col. + +En outre, d'après ces gens affolés, on eût dit que le sol était agité de +trépidations souterraines, comme si un ancien cratère se fût rallumé à +la chaîne des Carpathes. Mais peut-être y avait-il une bonne part +d'exagération dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et +ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'était produit des faits positifs, +tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un +pays si extraordinairement machiné. + +Il va de soi que l'auberge du _Roi Mathias_ continuait d'être déserte. +Un lazaret en temps d'épidémie n'eût pas été plus abandonné. Personne +n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute +de clients, il n'en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque +l'arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses. + +Dans la soirée du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut +soulevé du dehors; mais cette porte, verrouillée en dedans, ne put +s'ouvrir. + +Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. A +l'espoir qu'il éprouvait de se trouver en face d'un hôte se joignait la +crainte que cet hôte ne fût quelque revenant de mauvaise mine, auquel il +ne saurait trop se hâter de refuser souper et gîte. + +Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans +l'ouvrir. + +«Qui est là ? demanda-t-il.--Ce sont deux voyageurs.--Vivants?... + +--Très vivants. + +--En êtes-vous bien sûrs?... + +--Aussi vivants qu'on peut l'être, monsieur l'aubergiste, mais qui ne +tarderont pas à mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser +dehors.» + +Jonas se décida à repousser les verrous, et deux hommes franchirent le +seuil de la salle. + +A peine furent-ils entrés que leur premier soin fut de demander chacun +une chambre, ayant intention de séjourner pendant vingt-quatre heures à +Werst. + +A la clarté de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une +extrême attention, et il acquit la certitude que c'étaient bien des +êtres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le +_Roi Mathias_! + +Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ. +Une taille élevée, une figure noble et belle, des yeux noirs, des +cheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment taillée, la +physionomie un peu triste mais fière, tout cela était d'un gentilhomme, +et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper. + +Au surplus, lorsqu'il eut demandé sous quel nom il devait inscrire les +deux voyageurs: + +«Le comte Franz de Télek, répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko. + +--De quel pays?... + +--De Krajowa.» + +Krajowa est une des principales bourgades de l'État de Roumanie, qui +confine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaîne des +Carpathes. Franz de Télek était donc de race roumaine,--ce que Jonas +avait reconnu au premier aspect. + +Quant à Rotzko, homme d'une quarantaine d'années, grand, robuste, +épaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien +militaire. Il portait même le sac du soldat, retenu sur ses épaules par +des bretelles, et une valise assez légère qu'il tenait à la main. + +C'était là tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, à +pied le plus souvent. Cela se voyait à son costume, manteau en +bandoulière, passe-montagne sur la tête, vareuse serrée à la taille par +un ceinturon d'où pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guêtres +s'ajustant étroitement à des souliers larges et épais de semelle. + +Ces deux voyageurs n'étaient autres que ceux rencontrés par le berger +Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils +se dirigeaient vers le Retyezat. Après avoir visité la contrée jusqu'aux +limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient +prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la +vallée des deux Sils. + +«Vous avez des chambres à nous donner? demanda Franz de Télek. + +--Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira à monsieur le comte, +répondit Jonas. + +--Deux suffiront, dit Rotzko; il faut seulement qu'elles soient l'une +près de l'autre. + +--Celles-ci vous conviendront-elles? reprit Jonas, en ouvrant deux +portes à l'extrémité de la grande salle. + +--Très bien», répondit Franz de Télek. + +On le voit, Jonas n'avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce +n'étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu +l'apparence humaine. Non! ce gentilhomme se présentait comme un de ces +personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours très honoré de +recevoir. Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au +_Roi Mathias_. + +--A quelle distance sommes-nous de Kolosvar? demanda le jeune comte. + +--A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par +Petroseny et Karlsburg, répondit Jonas.--Est-ce que l'étape est +fatigante? + +--Très fatigante pour des piétons, et, s'il m'est permis d'adresser +cette observation à monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos +de quelques jours...--Pouvons-nous souper? demanda Franz de Télek en +coupant court aux invites de l'aubergiste. + +--Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir à monsieur +le comte un repas digne de lui...--Du pain, du vin, des Å“ufs et de la +viande froide nous suffiront pour ce soir. + +--je vais vous servir. + +--Le plus tôt possible. + +--A l'instant.» + +Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu'une question +l'arrêta. + +«Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge?... dit Franz de +Télek. + +--En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte. + +--Ce n'est donc pas l'heure où les gens du pays viennent boire en fumant +leur pipe? + +--L'heure est passée... monsieur le comte... car on se couche avec les +poules au village de Werst.» + +Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le _Roi Mathias_ ne renfermait +pas un seul client. + +«Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents +habitants? + +--Environ, monsieur le comte. + +--Pourtant, nous n'avons pas rencontré âme qui vive en descendant la +principale rue... + +--C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du +dimanche...» + +Franz de Télek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait +plus que répondre. Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la +situation. Les étrangers ne l'apprendraient que trop tôt, et qui sait +s'ils ne se hâteraient pas de fuir un village suspect à si juste titre! + +«Pourvu que la voix ne recommence pas à bavarder, tandis qu'ils seront +en train de souper!» pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la +salle. + +Quelques instants après, le très simple repas qu'avait commandé le jeune +comte était proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Télek +s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en +voyage. Tous deux mangèrent de grand appétit; puis, le repas achevé, ils +se retirèrent chacun dans sa chambre. + +Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point échangé dix paroles +pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune façon se mêler à leur +conversation--à son vif déplaisir. Du reste, Franz de Télek paraissait +être peu communicatif. Quant à Rotzko, après l'avoir observé, +l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien à en tirer de ce qui concernait +la famille de son maître. + +Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes. +Mais, avant de remonter à sa mansarde, il parcourut la grande salle du +regard, prêtant une oreille inquiète aux moindres bruits du dedans et du +dehors, et se répétant: + +--Pourvu que cette abominable voix ne les réveille pas pendant leur +sommeil!» + +La nuit s'écoula tranquillement. + +Le lendemain, dès le point du jour, la nouvelle se répandit que deux +voyageurs étaient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants +accoururent devant l'auberge. + +Très fatigués par leur excursion de la veille, Franz de Télek et Rotzko +dormaient encore. Il n'était guère probable qu'ils eussent l'intention +de se lever avant sept ou huit heures du matin. + +De là , grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu +le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas +quitté leur chambre. + +Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures. + +Rien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant +dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne +laissait pas d'être rassurant. + +D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air +aimable, invitant ses anciens clients à lui rendre leur confiance. +Puisque le voyageur qui honorait le _Roi Mathias_ de sa présence était +un gentilhomme--un gentilhomme roumain, s'il vous plaît, et de l'une des +plus vieilles familles roumaines--que pouvait-on craindre en si noble +compagnie? + +Bref, il advint que maître Koltz, pensant qu'il était de son devoir de +donner l'exemple, se hasarda à faire acte de présence. + +Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. Presque aussitôt, +il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitués et +du pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le +décider à les accompagner. + +«Remettre le pied chez Jonas, avait-il répondu, jamais, quand il me +paierait dix florins ma visite!» + +Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une +certaine importance: si maître Koltz avait consenti à revenir au _Roi +Mathias_, ce n'était pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de +curiosité, ni par désir de se mettre en relation avec le comte Franz de +Télek. Non! L'intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination. + +En effet, en sa qualité de voyageur, le jeune comte était astreint à +payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a +point oublié, ces taxes allaient directement à la poche du premier +magistrat de Werst. + +Le biró vint donc faire sa réclamation en termes fort convenables, et +Franz de Télek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y +faire droit. + +Il offrit même à maître Koltz et au magister de s'asseoir un instant à +sa table. Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment +formulée. + +Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave. +Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte. +Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne clientèle, un instant +dispersée, ne tarderait pas à reprendre le chemin du _Roi Mathias_. + +Après avoir acquitté la taxe des voyageurs, Franz de Télek désira savoir +si elle était productive. + +«Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître +Koltz. + +--Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la +Transylvanie? + +--Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite +d'être exploré. + +--C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne +d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai +beaucoup admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l'on découvre +dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des +Carpathes. + +--C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, répondit le +magister Hermod--, et, pour compléter votre excursion, nous vous +engageons à faire l'ascension du Paring. + +--je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de +Télek. + +--Une journée suffirait. + +--Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain +matin. + +--Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt?» dit Jonas en +prenant son air le plus gracieux. + +Et il n'aurait pas été fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte +au _Roi Mathias_. + +Il le faut, répondit le comte de Télek. Du reste, à quoi me servirait de +séjourner à Werst?... + +--Croyez que notre village vaut la peine d'arrêter quelque temps un +touriste! fit observer maître Koltz. + +--Cependant, il paraît être peu fréquenté, répliqua le jeune comte, et +c'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux... + +--En effet, rien de curieux... dit le biró, en songeant au burg. + +--Non..... rien de curieux... répéta le magister. + +--Oh!... Oh!...» fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa +involontairement. + +Quels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres et plus +particulièrement l'aubergiste! Était-il donc urgent de mettre un +étranger au courant des secrets du pays? Lui dévoiler ce qui se passait +sur le plateau d'Orgall, signaler à son attention le château des +Carpathes, n'était-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de +quitter le village? Et à l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre la +route du col de Vulkan pour pénétrer en Transylvanie? + +Vraiment, ce pâtour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier +de ses moutons. + +«Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc!» lui dit à mi-voix maître +Koltz. + +Toutefois, la curiosité du jeune comte ayant été éveillée, il s'adressa +directement à Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh! oh! +interjectifs. + +Le berger n'était point homme à reculer, et, au fond, peut-être +pensait-il que Franz de Télek pourrait donner un bon conseil dont le +village ferait son profit. + +«J'ai dit: Oh!... Oh!... monsieur le comte, répliquat-il, et je ne m'en +dédis point. + +--Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter? +reprit le jeune comte. + +--Quelque merveille... répliqua maître Koltz. + +--Non!... non!...» s'écrièrent les assistants. + +Et ils s'effrayaient déjà à la pensée qu'une seconde tentative faite +pour pénétrer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux +malheurs. + +Franz de Télek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens, +dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une manière +très significative. + +«Qu'il y a-t-il donc?... demanda-t-il. + +--Ce qu'il y a, mon maître? répondit Rotzko. Eh bien, paraît-il, il y a +le château des Carpathes. + +--Le château des Carpathes?... + +--Oui!... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans +l'oreille.» + +Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la tête sans trop oser +regarder le biró. + +Maintenant une brèche était faite au mur de la vie privée du +superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas à passer par +cette brèche. + +Maître Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-même faire +connaître la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui +concernait le château des Carpathes. + +Il va sans dire que Franz de Télek ne put cacher l'étonnement que ce +récit lui fit éprouver et les sentiments qu'il lui suggéra. Quoique +médiocrement instruit des choses de science, à l'exemple des jeunes gens +de sa condition qui vivaient en leurs châteaux au fond de campagnes +valaques, c'était un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux +apparitions, et se riait-il volontiers des légendes. Un burg hanté par +des esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. A son avis, +dans ce que venait de lui raconter maître Koltz, il n'y avait rien de +merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins établis, +auxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La +fumée du donjon, la cloche sonnant à toute volée, cela pouvait +s'expliquer très simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements +sortis de l'enceinte, c'était pur effet d'hallucination. + +Franz de Télek ne se gêna point pour le dire et en plaisanter, au grand +scandale de ses auditeurs. + +«Mais, monsieur le comte, lui fit observer maître Koltz, il y a encore +autre chose. + +--Autre chose?... + +--Oui! Il est impossible de pénétrer à l'intérieur du château des +Carpathes. + +--Vraiment?... + +--Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles, +il y a quelques jours, par dévouement pour le village, et ils ont failli +payer cher leur tentative. + +--Que leur est-il arrivé?...» demanda Franz de Télek d'un ton assez +ironique. + +Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur +Patak. + +«Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fossé, +ses pieds étaient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas +en avant?... + +--Ni un pas en avant ni un pas en arrière! ajouta le magister Hermod. + +--Il l'aura cru, votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c'est la +peur qui le talonnait... jusque dans les talons! + +--Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. Mais comment expliquer +que Nic Deck ait éprouvé une effroyable secousse, quand il a mis la main +sur la ferrure du pont-levis... + +--Quelque mauvais coup dont il a été victime... + +--Et même si mauvais, reprit le biró, qu'il est au lit depuis ce +jour-là ... + +--Pas en danger de mort, je l'espère? se hâta de répliquer le jeune +comte.--Non... par bonheur.» + +En réalité, il y avait là un fait matériel, un fait indéniable, et +maître Koltz attendait l'explication que Franz de Télek en allait +donner. + +Voici ce qu'il répondit très explicitement. + +«Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le répète, qui +ne soit très simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le +château des Carpathes est maintenant occupé. Par qui?... je l'ignore. En +tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt +à se cacher, après y avoir cherché refuge... sans doute des +malfaiteurs... + +--Des malfaiteurs?... s'écria maître Koltz. + +--C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y +relancer, ils ont tenu à faire croire que le burg était hanté par des +êtres surnaturels. + +--Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez?... + +--je pense que ce pays est très superstitieux, que les hôtes du château +le savent, et qu'ils ont voulu prévenir de cette façon la visite des +importuns.» + +Il était vraisemblable que les choses avaient dû se passer ainsi; mais +on ne s'étonnera pas que personne à Werst ne voulût admettre cette +explication. + +Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire +qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il +d'ajouter: + +«Puisque vous ne voulez pas vous rendre à mes raisons, messieurs, +continuez à croire tout ce qu'il vous plaira du château des Carpathes. + +--Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître +Koltz. + +--Et ce qui est, ajouta le magister. + +--Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre +heures, car Rotzko et moi, nous serions allés visiter votre fameux burg, +et je vous assure que nous aurions bientôt su à quoi nous en tenir... + +--Visiter le burg!... s'écria maître Koltz. + +--Sans hésiter, et le diable en personne ne nous eût pas empêchés d'en +franchir l'enceinte.» + +En entendant Franz de Télek s'exprimer en termes si positifs, si +moqueurs même, tous furent saisis d'une bien autre épouvante. Est-ce que +de traiter les esprits du château avec ce sans-gêne, cela n'était pas +pour attirer quelque catastrophe sur le village?... Est-ce que ces +génies n'entendaient pas tout ce qui se disait à l'auberge du _Roi +Mathias_?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde +fois? + +Et, à ce propos, maître Koltz apprit au jeune comte dans quelles +conditions le forestier avait été, en nom propre, menacé d'un terrible +châtiment, s'il s'avisait de vouloir découvrir les secrets du burg. + +Franz de Télek se contenta de hausser les épaules; puis, il se leva, +disant que jamais aucune voix n'avait pu être entendue dans cette salle, +comme on le prétendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans +l'imagination des clients par trop crédules et un peu trop amateurs du +schnaps du _Roi Mathias_. + +Là -dessus, quelques-uns se dirigèrent vers la porte, peu soucieux de +rester plus longtemps en un logis où ce jeune sceptique osait soutenir +de pareilles choses. + +Franz de Télek les arrêta d'un geste. + +«Décidément, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous +l'empire de la peur. + +--Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz. + +--Eh bien, le moyen est tout indiqué d'en finir avec les machinations +qui, selon vous, se passent au château des Carpathes. Après demain, je +serai à Karlsburg, et, si vous le voulez, je préviendrai les autorités +de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de la +police, et je vous réponds que ces braves sauront bien pénétrer dans le +burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre crédulité, +soit pour arrêter les malfaiteurs qui préparent peut-être quelques +mauvais coup.» + +Rien n'était plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne +fut pas du goût des notables de Werst. A les en croire, ni les +gendarmes, ni la police, ni l'armée elle-même, n'auraient raison de ces +êtres surhumains, disposant pour se défendre de procédés surnaturels! + +«Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m'avez +pas encore dit à qui appartient ou appartenait le château des Carpathes? + +--A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz, +répondit maître Koltz. + +--La famille de Gortz?... s'écria Franz de Télek. + +--Elle-même! + +--Cette famille dont était le baron Rodolphe?... + +--Oui, monsieur le comte. + +--Et vous savez ce qu'il est devenu?... + +--Non. Voilà nombre d'années que le baron de Gortz n'a reparu au +château.» + +Franz de Télek avait pâli, et, machinalement, il répétait ce nom d'une +voix altérée: + +«Rodolphe de Gortz!» + + + + +IX + + +La famille des comtes de Télek, l'une des plus anciennes et des plus +illustres de la Roumanie, y tenait déjà un rang considérable avant que +le pays eût conquis son indépendance vers le commencement du XVIe +siècle. Mêlée à toutes les péripéties politiques qui forment l'histoire +de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement. + +Actuellement, moins favorisée que ce fameux hêtre du château des +Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Télek +se voyait réduite à une seule, la branche des Télek de Krajowa, dont le +dernier rejeton était ce jeune gentilhomme qui venait d'arriver au +village de Werst. + +Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitté le château patrimonial, +où demeuraient le comte et la comtesse de Télek. Les descendants de +cette famille jouissaient d'une grande considération et ils faisaient un +généreux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la +noblesse des campagnes, c'est à peine s'ils quittaient le domaine de +Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient à la +bourgade de ce nom, bien qu'elle ne fût distante que de quelques milles. + +Ce genre d'existence influa nécessairement sur l'éducation de leur fils +unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu où s'était +écoulée sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux prêtre +italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne +savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il +acquis que de très insuffisantes connaissances dans les sciences, les +arts et la littérature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit +et jour à travers les forêts et les plaines, poursuivre cerfs ou +sangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes, +tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant +très brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces +rudes exercices. + +La comtesse de Télek mourut, quand son fils avait à peine quinze ans, et +il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte périt dans un +accident de chasse. + +La douleur du jeune Franz fut extrême. Comme il avait pleuré sa mère, il +pleura son père. L'un et l'autre venaient de lui être enlevés en peu +d'années. Toute sa tendresse, tout ce que son cÅ“ur renfermait +d'affectueux élans, s'était jusqu'alors concentré dans cet amour filial, +qui peut suffire aux expansions du premier âge et de l'adolescence. +Mais, lorsque cet amour vint à lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et +son précepteur étant mort, il se trouva seul au monde. + +Le jeune comte resta encore trois années au château de Krajowa, d'où il +ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher à se créer aucunes +relations extérieures. A peine alla-t-il une ou deux fois à Bucarest, +parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'étaient d'ailleurs +que de courtes absences, car il avait hâte de revenir à son domaine. + +Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par +sentir le besoin d'élargir un horizon que limitaient étroitement les +montagnes roumaines et de s'envoler au-delà . + +Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la +résolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire +largement ses nouveaux goûts. Un jour, il abandonna le château de +Krajowa à ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait +avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans déjà au +service de la famille de Télek, le compagnon de toutes ses expéditions +de chasse. C'était un homme de courage et de résolution, entièrement +dévoué à son maître. + +L'intention du jeune comte était de visiter l'Europe, en séjournant +quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent. +Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait été +qu'ébauchée au château de Krajowa, pourrait se compléter par les +enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement préparé le plan. + +Ce fut l'Italie que Franz de Télek voulut visiter d'abord, car il +parlait assez couramment la langue italienne que le vieux prêtre lui +avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers +laquelle il se sentait préférablement attiré, fut tel qu'il y demeura +quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour +Naples, revenant sans cesse à ces centres artistes, dont il ne pouvait +s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre, +il les verrait plus tard, il les étudierait même avec plus de profit lui +semblait-il--lorsque l'âge aurait mûri ses idées. Au contraire, il faut +avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour goûter le charme des +grandes cités italiennes. + +Franz de Télek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint à Naples pour la +dernière fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se +rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne _Trinacria_ +qu'il voulait terminer son voyage; puis, il retournerait au château de +Krajowa afin d'y prendre une année de repos. + +Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses +dispositions, mais décider de sa vie et en modifier le cours. + +Pendant ces quelques années vécues en Italie, si le jeune comte avait +médiocrement gagné du côté des sciences pour lesquelles il ne se sentait +aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il été révélé +comme à un aveugle la lumière. L'esprit largement ouvert aux splendeurs +de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'Å“uvre de la peinture, +lorsqu'il visitait les musées de Naples, de Venise, de Rome et de +Florence. En même, temps, les théâtres lui avaient fait connaître les +Å“uvres lyriques de cette époque, et il s'était passionné pour +l'interprétation des grands artistes. + +Ce fut lors de son dernier séjour à Naples, et dans les circonstances +particulières qui vont être rapportées, qu'un sentiment d'une nature +plus intime, d'une pénétration plus intensive, s'empara de son cÅ“ur. + +Il y avait à cette époque au théâtre San-Carlo une célèbre cantatrice, +dont la voix pure, la méthode achevée, le jeu dramatique, faisaient +l'admiration des dilettanti. Jusqu'alors la Stilla n'avait jamais +recherché les bravos de l'étranger, et elle ne chantait pas d'autre +musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans +l'art de la composition. Le théâtre de Carignan à Turin, la Scala à +Milan, le Fenice à Venise, le théâtre Alfieri à Florence, le théâtre +Apollo à Rome, San-Carlo à Naples, la possédaient tour à tour, et ses +triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur +les autres scènes de l'Europe. + +La Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d'une beauté +incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux +noirs et profonds, où s'allumaient des flammes, la pureté de ses traits, +sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxitèle n'aurait pu +former plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste +sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi: + + Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur ! + +Mais cette voix que le plus aimé des poètes a célébrée en ses stances +immortelles: + + ...cette voix du cÅ“ur qui seule au cÅ“ur arrive, + +cette voix, c'était celle de la Stilla dans toute son inexprimable +magnificence. + +Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle +perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus +puissants de l'âme, jamais, disait-on, son cÅ“ur n'en avait ressenti les +effets. Jamais elle n'avait aimé, jamais ses yeux n'avaient répondu aux +mille regards qui l'enveloppaient sur la scène. Il semblait qu'elle ne +voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art. + +Dès la première fois qu'il vit la Stilla, Franz éprouva les +entraînements irrésistibles d'un premier amour. Aussi, renonçant au +projet qu'il avait formé de quitter l'Italie, après avoir visité la +Sicile, résolut-il de rester à Naples jusqu'à la fin de la saison. Comme +si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre, +l'eût attaché à la cantatrice, il était de toutes ces représentations +que l'enthousiasme du public transformait en véritables triomphes. +Plusieurs fois, incapable de maîtriser sa passion, il avait essayé +d'avoir accès près d'elle; mais la porte de la Stilla demeura +impitoyablement fermée pour lui comme pour tant d'autres de ses +fanatiques admirateurs. + +Il suit de là que le jeune comte fut bientôt le plus à plaindre des +hommes. Ne pensant qu'à la Stilla, ne vivant que pour la voir et +l'entendre, ne cherchant pas à se créer des relations dans le monde où +l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du cÅ“ur et de +l'esprit, sa santé ne tarda pas à être sérieusement compromise. Et que +l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il +le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage,--pas même un certain +personnage assez étrange, dont les péripéties de cette histoire exigent +que nous fassions connaître les traits et le caractère. + +C'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,--on le supposait, du +moins, lors du dernier voyage de Franz de Télek à Naples. Cet être peu +communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces +conventions sociales qui sont acceptées des hautes classes. On ne savait +rien de sa famille, de sa situation, de son passé. On le rencontrait +aujourd'hui à Rome, demain à Florence, et, il faut le dire, suivant que +la Stilla était à Florence ou à Rome. En réalité, on ne lui connaissait +qu'une passion: entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui +occupait alors la première place dans l'art du chant. + +Si Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il +l'avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet +excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il +semblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie +comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherché à la rencontrer +ailleurs qu'à la scène, jamais il ne s'était présenté chez elle ni ne +lui avait écrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur +n'importe quel théâtre d'Italie, on voyait passer devant le contrôle un +homme de taille élevée, enveloppé d'un long pardessus sombre, coiffé +d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hâtait de prendre +place au fond d'une loge grillée, préalablement louée pour lui. Il y +restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la +représentation. Puis, dès que la Stilla avait achevé son air final, il +s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre +chanteuse, n'auraient pu le retenir; il ne les eût pas même entendus. + +Quel était ce spectateur si assidu? La Stilla avait en vain cherché à +l'apprendre. Aussi, étant d'une nature très impressionnable, avait-elle +fini par s'effrayer de la présence de cet homme bizarre,--frayeur +irraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu'elle ne pût +l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille, +elle le savait là , elle sentait son regard impérieux fixé sur elle, et +qui la troublait à ce point qu'elle n'entendait même plus les bravos +dont le public accueillait son entrée en scène. + +Il a été dit que ce personnage ne s'était jamais présenté à la Stilla. +Mais s'il n'avait pas essayé de connaître la femme--nous insisterons +particulièrement sur ce point--, tout ce qui pouvait lui rappeler +l'artiste avait été l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi +qu'il possédait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel +Gregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime, +incarnée dans l'un de ses plus beaux rôles, et ce portrait, acquis au +poids de l'or, valait le prix dont l'avait payé son admirateur. + +Si cet original était toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge +aux représentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que +pour se rendre au théâtre, il ne faudrait pas en conclure qu'il vécût +dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins hétéroclite que +lui, partageait son existence. + +Cet individu s'appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d'où venait-il, où +était-il né? Personne n'aurait pu répondre à ces trois questions. A +l'entendre--car il causait volontiers--, il était un de ces savants +méconnus, dont le génie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde +en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque +pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche +dilettante. Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique, +avec une de ces figures pâles que, dans l'ancien langage, on qualifiait +de «chiches-faces». Signe particulier, il portait une Å“illère noire sur +son Å“il droit qu'il avait dû perdre dans quelque expérience de physique +ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'épaisses lunettes dont +l'unique verre de myope servait à son Å“il gauche, allumé d'un regard +verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il +eût causé avec quelque être invisible qui l'écoutait sans jamais lui +répondre. + +Ces deux types, l'étrange mélomane et le non moins étrange Orfanik, +étaient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'être, en ces +villes d'Italie, où les appelait régulièrement la saison théâtrale. Ils +avaient le privilège d'exciter la curiosité publique, et, bien que +l'admirateur de la Stilla eût toujours repoussé les reporters et leurs +indiscrètes interviews, on avait fini par connaître son nom et sa +nationalité. Ce personnage était d'origine roumaine, et, lorsque Franz +de Télek demanda comment il s'appelait, on lui répondit: «Le baron +Rodolphe de Gortz.» + +Les choses en étaient là à l'époque où le jeune comte venait d'arriver à +Naples. Depuis deux mois, le théâtre San-Carlo ne désemplissait pas, et +le succès de la Stilla s'accroissait chaque soir. Jamais elle ne s'était +montrée aussi admirable dans les divers rôles de son répertoire, jamais +elle n'avait provoqué de plus enthousiastes ovations. + +A chacune de ces représentations, tandis que Franz occupait son fauteuil +à l'orchestre, le baron de Gortz, caché dans le fond de sa loge, +s'absorbait dans ce chant exquis, s'imprégnait de cette voix pénétrante, +faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre. + +Ce fut alors qu'un bruit courut à Naples,--un bruit auquel le public +refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettanti. + +On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre. +Quoi! dans toute la possession de son talent, dans toute la plénitude de +sa beauté, à l'apogée de sa carrière d'artiste, était-il possible +qu'elle songeât à prendre sa retraite? + +Si invraisemblable que ce fût, c'était vrai, et, sans qu'il s'en doutât, +le baron de Gortz était en partie cause de cette résolution. + +Ce spectateur aux allures mystérieuses, toujours là , quoique invisible +derrière la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla +une émotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se +défendre. Dès son entrée en scène, elle se sentait impressionnée à un +tel point que ce trouble, très apparent pour le public, avait altéré peu +à peu sa santé. Quitter Naples, s'enfuir à Rome, à Venise, ou dans toute +autre ville de la péninsule, cela n'eût pas suffi, elle le savait, à la +délivrer de la présence du baron de Gortz. Elle ne fût même pas parvenue +a lui échapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou +la France. Il la suivrait partout où elle irait se faire entendre, et, +pour se délivrer de cette obsédante importunité, le seul moyen était +d'abandonner le théâtre. + +Or, depuis deux mois déjà , avant que le bruit de sa retraite se fût +répandu, Franz de Télek s'était décidé à faire auprès de la cantatrice +une démarche, dont les conséquences devaient amener, par malheur, la +plus irréparable des catastrophes. Libre de sa personne, maître d'une +grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui +avait offert de devenir comtesse de Télek. + +La Stilla n'était pas sans connaître de longue date les sentiments +qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'était dit que c'était un +gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été +heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit où +elle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom, +l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point à +dissimuler. Ce fut avec une entière foi dans ses sentiments qu'elle +consentit à devenir la femme du comte de Télek, et sans regret d'avoir à +quitter la carrière dramatique. + +La nouvelle était donc vraie, la Stilla ne reparaîtrait plus sur aucun +théâtre, dès que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage, +dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain. + +On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le +monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Après avoir +refusé de croire à la réalisation de ce projet, il fallut pourtant se +rendre. Jalousies et haines se dressèrent alors contre le jeune comte, +qui ravissait à son art, à ses succès, à l'idolâtrie des dilettante, la +plus grande cantatrice de l'époque. Il en résulta des menaces +personnelles à l'adresse de Franz de Télek--menaces dont le jeune homme +ne se préoccupa pas un instant. + +Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut +éprouver le baron Rodolphe de Gortz à la pensée que la Stilla allait lui +être enlevée, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait à la vie. +Le bruit se répandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est +certain, c'est qu'à partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir +les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint même +plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le +baron occupait à chaque représentation,--ce qui ne lui était jamais +arrivé, étant absolument réfractaire, comme tant d'autres savants, au +charme de la musique. + +Cependant les jours s'écoulaient, l'émotion ne se calmait pas, et elle +allait être portée au comble le soir où la Stilla ferait sa dernière +apparition sur le théâtre. C'était dans le superbe rôle d'Angélica, +d'Orlando, ce chef-d'Å“uvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser +ses adieux au public. + +Ce soir-là , San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les +spectateurs qui se pressaient à ses portes et dont la majeure partie dut +rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de +Télek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le +rideau baisserait sur le cinquième acte de l'opéra. + +Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore, +Orfanik s'y trouvait près de lui. + +La Stilla parut, plus émue qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se remit +pourtant, elle s'abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle +perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer. +L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs +s'éleva jusqu'au délire. + +Pendant la représentation, le jeune comte s'était tenu au fond de la +coulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer, +maudissant la longueur des scènes, s'irritant des retards que +provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah! qu'il lui tardait +d'arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et +de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'à lui, +à lui seul! + +Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l'héroïne d'Orlando. Jamais +l'admirable musique d'Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la +Stilla ne l'interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme +semblait se distiller à travers ses lèvres... Et, cependant, on eût dit +que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui +ne devait plus se faire entendre! + +En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tête +étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, +sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la +coulisse, Franz l'aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas +encore arrivé. + +La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette +enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase +d'un sentiment sublime: + + Innamorata, mio cuore, tremante, + Voglio morire... + +Soudain, elle s'arrête... + +La face du baron de Gortz la terrifie... Une épouvante inexplicable la +paralyse... Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de +sang... Elle chancelle... elle tombe... + +Le public s'est levé, palpitant, affolé, au comble de l'angoisse... + +Un cri s'échappe de la loge du baron de Gortz... + +Franz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses +bras, il la relève... il la regarde... il l'appelle: + +--Morte! morte!... s'écrie-t-il, morte!...» + +La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son +chant s'est éteint avec son dernier soupir! + +<tb> + +Le jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l'on +craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la +Stilla, qui furent célébrées au milieu d'un immense concours de la +population napolitaine. + +Au cimetière du _Campo Santo Nuovo_, où la cantatrice fut inhumée, on ne +lit que ce nom sur un marbre blanc: + + STILLA + +Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là , les +yeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles +eussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où +la Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l'oreille, comme si la +voix de la grande artiste allait une dernière fois s'échapper de cette +tombe... + +C'était Rodolphe de Gortz. + +La nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples, +et, depuis son départ, personne n'aurait pu dire ce qu'il était devenu. + +Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l'adresse du jeune comte. + +Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menaçant: + +«C'est vous qui l'avez tuée!... Malheur à vous, comte de Télek! + + «RUDOLPHE DE GORTZ.» + + + +X + + +Telle avait été cette lamentable histoire. + +Pendant un mois, l'existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne +reconnaissait personne--pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la +fièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier +souffle: c'était celui de la Stilla. + +Le jeune comte échappa à la mort. L'habileté des médecins, les soins +incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz +de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable +ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela +la tragique scène finale d'Orlando, dans laquelle l'âme de l'artiste +s'était brisée: + +«Stilla!... ma Stilla!» s'écriait-il, tandis que ses mains se tendaient +comme pour l'applaudir encore. Dès que son maître put quitter le lit, +Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se +laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant +d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de +la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu. + +Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre +cruelle, il s'efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s'y +ensevelir... Rotzko parvint à l'entraîner loin de la tombe, où gisait +tout son bonheur. + +Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du +pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut à +l'intérieur de ce château qu'il vécut pendant cinq ans dans un isolement +absolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance +n'avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu +oublier, et c'était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace +comme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces +blessures qui ne se ferment qu'à la mort. + +Cependant, à l'époque où débute cette histoire, le jeune comte avait +quitté le château depuis quelques semaines. A quelles longues et +pressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à +rompre avec cette solitude où il dépérissait! Que Franz ne parvînt pas à +se consoler, soit; du moins était-il indispensable qu'il tentât de +distraire sa douleur. + +Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d'abord les provinces +transylvaines. Plus tard--Rotzko l'espérait--, le jeune comte +consentirait à reprendre à travers l'Europe ce voyage qui avait été +interrompu par les tristes événements de Naples. + +Franz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement +pour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les +plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes; ils s'étaient +engagés entre les défilés du col de Vulkan; puis, après l'ascension du +Retyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient +venus se reposer au village de Werst, à l'auberge du _Roi Mathias_. + +On sait quel était l'état des esprits au moment où Franz de Télek +arriva, et comment il avait été mis au courant des faits +incompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment +tout à l'heure il avait appris que le château appartenait au baron +Rodolphe de Gortz. + +L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible +pour que maître Koltz et les autres notables ne l'eussent point +remarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz, +qui l'avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires. +Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance eût amené Franz de Télek +précisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des +Carpathes! + +Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un à l'autre, +n'indiquait que trop le profond trouble de son âme qu'il cherchait +vainement à calmer. + +Maître Koltz et ses amis comprirent qu'un lien mystérieux devait +rattacher le comte de Télek au baron de Gortz; mais, si curieux qu'ils +fussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n'insistèrent pas +pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait à +faire. + +Quelques instants après, tous avaient quitté le _Roi Mathias_, très +intrigués de cet extraordinaire enchaînement d'aventures, qui ne +présageait rien de bon pour le village. + +Et puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le +château des Carpathes, tiendrait-il sa promesse? Une fois arrivé à +Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur +intervention? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le +docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait, +maître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle +viendrait visiter le château, elle verrait s'il était hanté par des +esprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas +rester plus longtemps sous une pareille obsession. + +Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une +tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer à des génies!... +Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs +fusils rateraient à chaque coup! + +Franz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du _Roi Mathias_, +s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz +venait d'évoquer si douloureusement. + +Après être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se +releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extrémité de la terrasse, +regarda au loin. + +Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le +château des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le +spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable +frayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était +délaissé, et le baron de Gortz n'y était pas rentré depuis qu'il avait +fui Naples. On ignorait même ce qu'il était devenu, et il était possible +qu'il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste. + +Franz s'égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à +laquelle s'arrêter. + +D'autre part, l'aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le +préoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en découvrir +le mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst. + +Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs +eussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse +qu'il avait faite de déjouer les manÅ“uvres de ces faux revenants, en +prévenant la police de Karlsburg. + +Toutefois, pour être en mesure d'agir, Franz voulait avoir des détails +plus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s'adresser au +jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de +l'après-midi, avant de retourner au _Roi Mathias_, il se présenta à la +maison du biró. + +Maître Koltz se montra très honoré de le recevoir un gentilhomme tel que +M. le comte de Télek... ce descendant d'une noble famille de race +roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouvé +le calme... et aussi la prospérité... puisque les touristes +reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de péage, sans +avoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes... +etc. + +Franz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s'il +n'y aurait aucun inconvénient à ce qu'il fût introduit près de Nic Deck. + +«Il n'y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon +va aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son +service.» + +Puis, se retournant: + +«N'est-il pas vrai, Miriota? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui +venait d'entrer dans la salle. + +--Dieu veuille que cela soit, mon père!» répondit Miriota d'une voix +émue. + +Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et, +la voyant encore inquiète de l'état de son fiancé, il se hâta de lui +demander quelques explications à ce sujet. + +«D'après ce que j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas été gravement +atteint... + +--Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni! + +--Vous avez un bon médecin à Werst? + +--Hum! fit maître Koltz, d'un ton qui était peu flatteur pour l'ancien +infirmier de la quarantaine.--Nous avons le docteur Patak, répondit +Miriota. + +--Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes? + +--Oui, monsieur le comte. + +--Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son +intérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette +aventure.--Il s'empressera de vous les donner, même au prix d'un peu de +fatigue... + +--Oh! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui +soit susceptible de nuire à Nic Deck.--je le sais, monsieur le comte. + +--Quand votre mariage doit-il avoir lieu?... + +--Dans une quinzaine de jours, répondit le biró. + +--Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si maître Koltz veut bien +m'inviter toutefois... + +--Monsieur le comte, un tel honneur... + +--Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic +Deck sera guéri, dès qu'il aura pu se permettre un tour de promenade +avec sa jolie fiancée. + +--Dieu le protège, monsieur le comte!» répondit en rougissant la jeune +fille. + +Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible, +que Franz lui en demanda la cause: «Oui! que Dieu le protège, répondit +Miriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur +défense, Nic a bravé les génies malfaisants!... Et qui sait s'ils ne +s'acharneront pas à le tourmenter toute sa vie... + +--Oh! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons +bon ordre, je vous le promets.--Il n'arrivera rien à mon pauvre Nic?... + +--Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours +parcourir l'enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de +Werst!» + +Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du +surnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à +la chambre du forestier. + +C'est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul +avec son fiancé. + +Nic Deck avait été instruit de l'arrivée des deux voyageurs à l'auberge +du _Roi Mathias_. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une +guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se +ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanément +frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek. + +«Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du +jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez à la +présence d'êtres surnaturels dans le château des Carpathes? + +--je suis bien forcé d'y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck. + +--Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille +du burg?--je n'en doute pas. + +--Et pourquoi, s'il vous plaît?... + +--Parce que, s'il n'y avait pas de génies, ce qui m'est arrivé serait +inexplicable. + +--Auriez-vous la complaisance de ne raconter cette affaire sans rien +omettre de ce qui s'est passé? + +--Volontiers, monsieur le comte.» + +Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que +confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz +lors de sa conversation avec les hôtes du _Roi Mathias_,--faits auxquels +le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement +naturelle. + +En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela +s'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui +occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces +effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur +Patak de s'être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on +pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d'une illusion. Ce +qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqué +tout simplement parce qu'il était fou d'épouvante, et c'est ce que Franz +déclara au jeune forestier. + +«Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c'est au moment où il +voulait s'enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron? Cela n'est +guère possible, vous en conviendrez... + +--Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans +quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé... + +Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous +blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du +docteur Patak n'ont pas trace de blessure. + +--Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il +est vrai que le docteur n'a pu se dégager, c'est que ses pieds étaient +retenus de cette façon... + +--je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait +pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur?» + +Franz fut assez embarrassé pour répondre. + +«Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne +ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce +que je sais par moi-même. + +--Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est +arrivé, Nic Deck. + +--Ce qui m'est arrivé est très clair. Il n'est pas douteux que j'ai reçu +une terrible secousse, et cela d'une manière qui n'est guère naturelle. + +--Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps? demanda +Franz. + +--Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai été atteint avec une +violence... + +--Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du +pont-levis?... + +--Oui, monsieur le comte, et à peine l'avais-je touchée que j'ai été +comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n'a +pas lâché prise, et j'ai glissé jusqu'au fond du fossé, où le docteur +m'a relevé sans connaissance.» + +Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient +incrédule. + +«Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté +là , je ne l'ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu +tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la +jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout +cela! + +--Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu +une commotion brutale... + +--Brutale et diabolique! + +--Non, et c'est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune +comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je +ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'êtres surnaturels, ni +malfaisants ni bienfaisants. + +--Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui +m'est arrivé? + +--je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s'expliquera +et de la façon la plus simple. + +--Plaise à Dieu! répondit le forestier. + +--Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à +la famille de Gortz? + +--Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le +dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans +qu'on ait jamais eu de ses nouvelles. + +--Et à quelle époque remonte cette disparition? + +--A vingt ans environ. + +--A vingt ans?... + +--Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le +château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son +départ, et on ne l'a plus revu. + +--Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg? + +--Personne. + +--Et que croit-on dans le pays?... + +--On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l'étranger et que sa mort +a suivi de près sa disparition. + +--On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore--il y a cinq ans du +moins. + +--Il vivait, monsieur le comte?... + +--Oui... en Italie... à Naples. + +--Vous l'y avez vu?... + +--Je l'ai vu. + +--Et depuis cinq ans?... + +--Je n'en ai plus entendu parler.» + +Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue--une idée +qu'il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le +sourcil froncé:. + +«Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron +Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l'intention de s'enfermer au +fond de ce burg?... + +--Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck. + +--Quel intérêt aurait-il à s'y cacher... à ne laisser jamais pénétrer +jusqu'à lui?... + +--Aucun», répondit Franz de Télek. + +Et pourtant, c'était là une pensée qui commençait à prendre corps dans +l'esprit du jeune comte. N'était-il pas possible que ce personnage, dont +l'existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans +ce château, après son départ de Naples? Là , grâce à des croyances +superstitieuses habilement entretenues, ne lui avait-il pas été facile, +s'il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute +recherche importune, étant donné qu'il connaissait l'état des esprits du +pays environnant? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens +sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de +faits qui lui étaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eût convaincu +personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta: + +--Si c'est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le +baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me +traiter de cette façon!» + +Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la +conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le +forestier sur les conséquences de sa tentative, il l'engagea cependant à +ne point la renouveler. Ce n'était pas son affaire, c'était celle des +autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien +pénétrer le mystère du château des Carpathes. + +Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l'expresse +recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point +retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait +d'assister. + +Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au _Roi Mathias_, d'où il ne +sortit plus de la journée. + +A six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un +louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne +vint troubler sa solitude. + +Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte: «Vous n'avez plus besoin de +moi, mon maître? + +--Non, Rotzko. + +--Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse. + +--Va, Rotzko, va.» + +A demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à +remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la +dernière représentationdu théâtre San-Carlo... Il revoyait le baron de +Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge, +ses regards ardemment fixés sur l'artiste, comme s'il eût voulu la +fasciner... + +Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de +l'étrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Télek, d'avoir tué +la Stilla... + +Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le +gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l'on peut +percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène +surprenant. + +Il semble qu'une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette +salle où Franz est seul, bien seul pourtant. + +Sans se demander s'il rêve ou non, Franz se relève et il écoute. + +Oui! on dirait qu'une bouche s'est approchée de son oreille, et que des +lèvres invisibles laissent échapper l'expressive mélodie de Stéfano, +inspirée par ces paroles: + + Nel giardino de' mille fiori, + Andiamo, mio cuore... + +Cette romance, Franz la connaît... Cette romance, d'une ineffable +suavité, la Stilla l'a chantée dans le concert qu'elle a donné au +théâtre San-Carlo avant sa représentation d'adieu... + +Comme bercé, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de +l'entendre encore une fois... + +Puis la phrase s'achève, et la voix, qui diminue par degrés, s'éteint +avec les molles vibrations de l'air. + +Mais Franz a secoué sa torpeur... Il s'est dressé brusquement... Il +retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette +voix qui lui va au cÅ“ur... + +Tout est silence au-dedans et au-dehors. + +«Sa voix!... murmure-t-il. Oui!... c'était bien sa voix... sa voix que +j'ai tant aimée!» + +Puis, revenant au sentiment de la réalité «je dormais... et j'ai rêvé!» +dit-il. + + + + +XI + + +Le lendemain, le jeune comte se réveilla dès l'aube, l'esprit encore +troublé des visions de la nuit. + +C'était dans la matinée qu'il devait partir du village de Werst pour +prendre la route de Kolosvar. + +Après avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de +Livadzel, l'intention de Franz était de s'arrêter une journée entière à +Karlsburg, avant d'aller séjourner quelque temps dans la capitale de la +Transylvanie. A partir de là , le chemin de fer le conduirait à travers +les provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage. + +Franz avait quitté l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse, +sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les +contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le +plateau d'Orgall. + +Et ses réflexions portaient sur ce point: une fois arrivé à Karlsburg, +tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst? +Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes? + +Lorsque le jeune comte s'était engagé à ramener le calme au village, +c'était avec l'intime conviction que le burg servait de refuge à une +bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant +intérêt à n'y point être recherchés, s'étaient ingéniés à en interdire +l'approche. + +Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s'était opéré +dans ses idées, et il hésitait à présent. + +En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz, +le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il était devenu, personne ne +l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'était répandu qu'il +était mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu'y avait-il +de vrai? Quelle preuve avait-on de cette mort? Peut-être le baron de +Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au +château de ses ancêtres? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui +connût, ne l'y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange +physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scène de ces +phénomènes qui ne cessaient d'entretenir l'épouvante dans le pays? C'est +précisément ce qui faisait l'objet des réflexions de Franz. + +On en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le +baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg, +on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener +la vie d'isolement qui convenait à leurs habitudes. + +Or, s'il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il +adopter? Etait-il à propos qu'il cherchât à intervenir dans les affaires +privées du comte de Gortz? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour +et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la +terrasse. + +Il jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet: + +«Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de +Gortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien! si +cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en mêler. Les poltrons +de Werst se tireront de là comme ils l'entendront, c'est leur affaire, +et nous n'avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village. + +--Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as +raison, mon brave Rotzko. + +--je le pense aussi, répondit simplement le soldat.--Quant à maître +Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre à cette heure pour +en finir avec les prétendus esprits du burg. + +--En effet, mon maître, ils n'ont qu'à prévenir la police de Karlsburg. + +--Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko. + +--Tout sera prêt. + +--Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un +détour vers le Plesa. + +--Et pourquoi, mon maître? + +--Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes. + +--A quoi bon?... + +Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même +d'une demi-journée.» + +Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au +moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte +le souvenir du passé, il aurait voulu l'écarter. Cette fois, ce fut en +vain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître. + +C'est que Franz--comme s'il eût subi quelque influence irrésistible--se +sentait attiré vers le burg. Sans qu'il s'en rendît compte, peut-être +cette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait +entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano. + +Mais avait-il rêvé?... Oui! voilà ce qu'il en était à se demander se +rappelant que, dans cette même salle du _Roi Mathias_, une voix s'était +déjà fait entendre, assurait-on,--cette voix dont Nic Deck avait si +imprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se +trouvait le jeune comte, ne s'étonnerait-on pas qu'il eût formé le +projet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu'au +pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensée d'y +pénétrer. + +Il va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire +connaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient +été capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s'approcher du +burg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En +le voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne +mettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg. +Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu'un autre chemin +longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc +possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village, +et, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres. + +Vers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que +lui présenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se +disposa au départ. + +Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le +berger Frik et nombre d'autres habitants étaient venus lui adresser +leurs adieux. + +Le jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien +qu'il ne tarderait pas à être remis sur pied,--ce dont l'ex-infirmier +s'attribuait tout l'honneur. + +«Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi +qu'à votre fiancée. + +--Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille, +rayonnante de bonheur. + +--Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier. + +--Oui... puisse-t-il l'être! répondit Franz, dont le front s'était +assombri. + +--Monsieur le comte, dit alors maître Koltz, nous vous prions de ne +point oublier les démarches que vous avez promis de faire à Karlsburg. + +--Je ne l'oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. Mais, au cas où +je serais retardé dans mon voyage, vous connaissez le très simple moyen +de vous débarrasser de ce voisinage inquiétant, et le château +n'inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst. + +--Cela est facile à dire... murmura le magister. + +--Et à faire, répondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le +voulez, les gendarmes auront eu raison des êtres quelconques qui se +cachent dans le burg... + +--Sauf le cas, très probable, où ce seraient des esprits, fit observer +le berger Frik. + +--Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement +d'épaules. + +--Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez +accompagnés, Nic Deck et moi, peut-être ne parleriez-vous pas ainsi! + +--Cela m'étonnerait, docteur, répondit Franz, et, quand même j'aurais +été comme vous si singulièrement retenu par les pieds dans le fossé du +burg... + +--Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes! Et +à moins que vous ne prétendiez que... dans l'état d'esprit... où je me +trouvais... j'aie... rêvé... + +--je ne prétends rien, monsieur, répondit Franz, et ne chercherai point +à vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que +si les gendarmes viennent rendre visite au château des Carpathes, leurs +bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine +comme les vôtres.» + +Ceci dit à l'intention du docteur, le jeune comte reçut une dernière +fois les hommages de l'hôtelier du _Roi Mathias_, si honoré d'avoir eu +l'honneur que l'honorable Franz de Télek.... etc. Ayant salué maître +Koltz, Nic Deck, sa fiancée et les habitants réunis sur la place, il fit +un signe à Rotzko; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du +col. + +En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite +de la rivière qu'ils remontèrent en suivant la base méridionale du +Retyezat. + +Rotzko s'était résigné à ne plus faire aucune observation à son maître: +c'eût été peine perdue. Habitué à lui obéir militairement, si le jeune +comte se jetait dans quelque périlleuse aventure, il saurait bien l'en +tirer. + +Après deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arrêtèrent pour se +reposer un instant. + +En cet endroit, la Sil valaque, qui s'était légèrement infléchie vers la +droite, se rapprochait de la route par un coude très marqué. De l'autre +côté, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, à +la distance d'un demi-mille, soit près d'une lieue. Il convenait donc +d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de +prendre direction sur le château. + +Évidemment, évitant de repasser par Werst, ce détour avait allongé du +double la distance qui sépare le château du village. Néanmoins, il +ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient à la +crête du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps +d'observer le burg à l'extérieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir +pour redescendre la route de Werst, il lui serait aisé de la suivre avec +la certitude de n'y être vu de personne. L'intention de Franz était +d'aller passer la nuit à Livadzel, petit bourg situé au confluent des +deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg. + +La halte dura une demi-heure. Franz, très absorbé dans ses souvenirs, +très agité aussi à la pensée que le baron de Gortz avait peut-être caché +son existence au fond de ce château, ne prononça pas une parole... + +Et il fallut que Rotzko s'imposât une bien grande réserve pour ne pas +lui dire: + +«Il est inutile d'aller plus loin, mon maître!... Tournons le dos à ce +maudit burg, et partons!» + +Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. Ils durent +d'abord s'engager à travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun +sentier. Il y avait des parties du sol assez profondément ravinées, +car, à l'époque des pluies, la Sil déborde quelquefois, et son trop +plein s'écoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en +marécages. Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment +un peu de retard. Une heure fut employée à rejoindre la route du col de +Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures. + +Le flanc droit du Plesa n'est point hérissé de ces forêts que Nic Deck +n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage à la hache, mais il y +eut nécessité de compter alors avec des difficultés d'une autre espèce. +C'étaient des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se +hasarder sans précautions, des dénivellations brusques, des failles +profondes, des blocs mal assurés sur leur base et se dressant comme les +séracs d'une région alpestre, tout le pêle-mêle d'un amoncellement +d'énormes pierres que les avalanches avaient précipitées de la cime du +mont, enfin un véritable chaos dans toute son horreur. + +Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure +d'efforts très pénibles. Il semblait, vraiment, que le château des +Carpathes aurait pu se défendre rien que par la seule impraticabilité de +ses approches. Et peut-être Rotzko espérait-il qu'il se présenterait de +tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir: il n'en fut +rien. + +Au-delà de la zone des blocs et des excavations, la crête antérieure du +plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le château se +dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne désert, d'où, +depuis tant d'années, l'épouvante éloignait les habitants du pays. + +Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient +aborder le burg par sa courtine latérale, celle qui était orientée vers +le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak étaient arrivés devant la +courtine de l'est, c'est qu'en côtoyant la gauche du Plesa, ils avaient +laissé à droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux +directions, en effet, dessinent un angle très ouvert, dont le sommet est +formé par le donjon central. Du côté nord, d'ailleurs, il aurait été +impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait +ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les +irrégularités du plateau, s'élevait à une assez grande hauteur. + +Peu importait, en somme, que tout accès fût interdit de ce côté, puisque +le jeune comte ne songeait point à dépasser les murailles du château. + +Il était sept heures et demie, lorsque Franz de Télek et Rotzko +s'arrêtèrent à la limite extrême du plateau d'Orgall. Devant eux se +développait ce farouche entassement noyé d'ombre, et confondant sa +teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche, +l'enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d'angle. +C'était là , sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crénelé, que +grimaçait le hêtre, dont les branches contorsionnées témoignaient des +violentes rafales du sud-ouest à cette hauteur. + +En vérité, le berger Frik ne s'était point trompé. Si l'on s'en +rapportait à elle, la légende ne donnait plus que trois années +d'existence au vieux burg des barons de Gortz. + +Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, dominées +par le donjon trapu du centre. Là , sans doute, sous cet amas confus se +cachaient encore des salles voûtées, vastes et sonores, longs corridors +dédaléens, des réduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en +possèdent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre +habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier +descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont +personne ne pourrait connaître le secret. Et plus le jeune comte y +songeait, plus il s'attachait à cette idée que Rodolphe de Gortz avait +dû se réfugier entre les remparts isolés de son château des Carpathes. + +Rien, d'ailleurs, ne décelait la présence d'hôtes quelconques à +l'intérieur du donjon. Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées, +pas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien--pas +même un cri d'oiseau--ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure. + +Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette +enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas +des armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées +accablantes, son cÅ“ur gros de souvenirs. + +Rotzko, qui voulait laisser le jeune comte à lui-même, avait eu soin de +se mettre à l'écart. Il ne se fût pas permis de l'interrompre par une +seule observations. Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif +du Plesa, la vallée des deux Sils commença à s'emplir d'ombre, il +n'hésita plus. + +«Mon maître, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientôt sur huit +heures.» + +Franz ne parut pas l'entendre. + +Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel +avant que les auberges soient fermées. + +--Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi, +répondit Franz. + +--Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du +col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'être +vus en la traversant. + +--Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le +village.» + +Le jeune comte n'avait pas bougé de la place où il s'était arrêté en +arrivant sur le plateau d'Orgall. + +«N'oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera +difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous +parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si +j'insiste... + +--Oui... partons... Rotzko... Je te suis...» + +Et il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg, +peut-être par un de ces pressentiments secrets dont le cÅ“ur est +inhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le +docteur Patak disait l'avoir été dans le fossé, au pied de la +courtine?... + +Non! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... Il +pouvait aller et venir à la surface du plateau, et s'il l'avait voulu, +rien ne l'eût empêché de faire le tour de l'enceinte, en longeant le +rebord de la contrescarpe... + +Et peut-être le voulait-il? + +C'est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois: + +«Venez-vous, mon maître?... + +--Oui... oui...», répondit Franz. + +Et il restait immobile. + +Le plateau d'Orgall était déjà obscur. L'ombre élargie du massif, en +remontant vers le sud, dérobait l'ensemble des constructions, dont les +contours ne présentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientôt rien +n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites +fenêtres du donjon. + +«Mon maître... venez donc!» répéta Rotzko. + +Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion, +où se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague... + +Franz s'arrêta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu à +peu. + +C'était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée +d'un long vêtement blanc. + +Mais ce costume, n'était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette +scène finale d'Orlando, où Franz de Télek l'avait vue pour la dernière +fois? + +Oui! et c'était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune +comte, son regard si pénétrant attaché sur lui... + +«Elle!... Elle!...» s'écria-t-il. + +Et, se précipitant, il eût roulé jusqu'aux assises de la muraille, si +Rotzko ne l'eût retenu... + +L'apparition s'effaça brusquement. C'est à peine si la Stilla s'était +montrée pendant une minute... + +Peu importait! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces +mots lui échappèrent: + +«Elle... elle... vivante!» + + + + +XII + + +Était-ce possible? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais +revoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion!... Il +n'avait pas été le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme +lui!... C'était bien la grande artiste, vêtue de son costume d'Angélica, +telle qu'elle s'était montrée au public à sa représentation d'adieu au +théâtre San-Carlo! + +L'effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme +adorée, celle qui allait devenir comtesse de Télek, était enfermée +depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines! Ainsi, celle que +Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu! Ainsi, tandis +qu'on le rapportait mourant à son hôtel, le baron Rodolphe avait pu +pénétrer chez la Stilla, l'enlever, l'entraîner dans ce château des +Carpathes, et ce n'était qu'un cercueil vide que toute la population +avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples! + +Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens. +Cela tenait du prodige, cela était invraisemblable, et Franz aurait dû +se le répéter jusqu'à l'obstination... Oui!... mais un fait dominait: la +Stilla avait été enlevée par le baron de Gortz, puisqu'elle était dans +le burg!... Elle était vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de +cette muraille!... Il y avait là une certitude absolue. + +Le jeune comte cherchait pourtant à se remettre du désordre de ses +idées, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule: arracher à +Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonnière au château des +Carpathes! + +«Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, écoute-moi... comprends-moi +surtout... car il me semble que la raison va m'échapper... + +--Mon maître... mon cher maître! + +--A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'à elle... elle!... ce soir +même... + +--Non... demain... + +--Ce soir, te dis-je!... Elle est là ... Elle m'a vu comme je la +voyais... Elle m'attend... + +--Eh bien... je vous suivrai... + +--Non!... J'irai seul. + +--Seul?... + +--Oui. + +--Mais comment pourrez-vous pénétrer dans le burg, puisque Nic Deck ne +l'a pas pu?... + +--J'y entrerai, te dis-je. + +--La poterne est fermée... + +--Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une +brèche... j'y passerai... + +--Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... vous ne le +voulez pas?... + +--Non!... Nous allons nous séparer, et c'est en nous séparant que tu +pourras me servir... + +--Je vous attendrai donc ici?... + +--Non, Rotzko. + +--Où irai-je alors?... + +--A Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. Il est +inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, où tu +resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan dès +le matin... c'est-à -dire... non... attends encore quelques heures. Puis, +pars pour Karlsburg... Là , tu préviendras le chef de la police... Tu lui +raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que +l'on donne l'assaut au burg!... Délivrez-la!... Ah! ciel de Dieu... +elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz!...» + +Et, tandis que ces phrases entrecoupées étaient jetées par le jeune +comte, Rotzko voyait la surexcitation de son maître s'accroître et se +manifester par les sentiments désordonnés d'un homme qui ne se possède +plus. + +Va... Rotzko! s'écria-t-il une dernière fois.--Vous le voulez?... + +--je le veux!» + +Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'à obéir. +D'ailleurs, Franz s'était éloigné, et, déjà l'ombre le dérobait aux +regards du soldat. + +Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à +partir. Alors l'idée lui vint que les efforts de Franz seraient +inutiles, qu'il ne parviendrait même pas à franchir l'enceinte, qu'il +serait forcé de revenir au village de Vulkan... peut-être le +lendemain... peut-être cette nuit... Tous deux iraient alors à +Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le +ferait avec les agents de l'autorité... on aurait raison de ce Rodolphe +de Gortz... on lui arracherait l'infortunée Stilla... on fouillerait ce +burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin... +quand tous les diables de l'enfer seraient réunis pour le défendre! + +Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre +la route du col de Vulkan. + +Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait déjà +contourné le bastion d'angle qui la flanquait à gauche. + +Mille pensées se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute +maintenant sur la présence du baron de Gortz dans le burg, puisque la +Stilla y était séquestrée... Ce ne pouvait être que lui qui était là ... +La Stilla vivante!... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'à +elle?... Comment arriverait-il à l'entraîner hors du château?... Il ne +savait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... Les obstacles +que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'était pas la +curiosité qui le poussait au milieu de ces ruines, c'était la passion, +c'était son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui! +vivante!... après avoir cru qu'elle était morte, et il l'arracherait à +Rodolphe de Gortz! + +A la vérité, Franz s'était dit qu'il ne pourrait avoir accès que par la +courtine du sud, où s'ouvrait la poterne à laquelle aboutissait le +pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas à tenter d'escalader +ces hautes murailles, continua-t-il de longer la crête du plateau +d'Orgall, dès qu'il eut tourné l'angle du bastion. + +De jour, cela n'eût point offert de difficultés. En pleine nuit, la lune +n'étant pas encore levée--une nuit épaissie par ces brumes qui se +condensent entre les montagnes--c'était plus que hasardeux. Au danger +des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du fossé, se joignait +celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-être l'éboulement. + +Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi près que possible les +zigzags de la contrescarpe, tâtant de la main et du pied, afin de +s'assurer qu'il ne s'en éloignait pas. Soutenu par une force surhumaine, +il se sentait en outre guidé par un extraordinaire instinct qui ne +pouvait le tromper. + +Au-delà du bastion se développait la courtine du sud, celle avec +laquelle le pont-levis établissait une communication, lorsqu'il n'était +pas relevé contre la poterne. + +A partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. Entre +les énormes rocs qui hérissaient le plateau, suivre la contrescarpe +n'était plus praticable, et il fallait s'en éloigner. Que l'on se figure +un homme cherchant à se reconnaître au milieu d'un champ de Carnac, dont +les dolmens et les menhirs seraient disposés sans ordre. Et pas un +repère pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait +jusqu'au faîte du donjon central! + +Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc énorme qui lui fermait +tout passage, là rampant entre les roches, ses mains déchirées aux +chardons et aux broussailles, sa tête effleurée par des couples +d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de crécelle. + +Ah! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors +comme elle avait sonné pour Nic Deck et le docteur? Pourquoi cette +lumière intense qui les avait enveloppés ne s'allumait-elle pas +au-dessus des créneaux du donjon? Il eût marché vers ce son, il eût +marché vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sirène +d'alarme ou les éclats d'un phare! + +Non!... Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à +quelques pas. + +Cela dura près d'une heure. A la déclivité du sol qui se prononçait sur +sa gauche, Franz sentait qu'il s'était égaré. Ou bien avait-il descendu +plus bas que la poterne? Peut-être s'était-il avancé au-delà du +pont-levis? + +Il s'arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel côté +devait-il se diriger? Quelle rage le prit à la pensée qu'il serait +obligé d'attendre le jour!... Mais alors il serait vu des gens du +burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait +sur ses gardes... + +C'était la nuit, c'était dès cette nuit même qu'il importait de pénétrer +dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas à s'orienter au milieu de ces +ténèbres! + +Un cri lui échappa... un cri de désespoir. + +«Stilla... s'écria-t-il, ma Stilla!...» + +En était-il à penser que la prisonnière pût l'entendre, qu'elle pût lui +répondre?... + +Et, pourtant, à vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyèrent les +échos du Plesa. + +Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. Une lueur se glissait à +travers l'ombre-une lueur assez vive, dont le foyer devait être placé à +une certaine hauteur. + +«Là est le burg... là !» se dit-il. + +Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait +venir que du donjon central. + +Étant donné sa surexcitation mentale, Franz n'hésita pas à croire que +c'était la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle +l'avait reconnu, au moment où il l'apercevait lui-même sur le +terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'était elle qui lui adressait +ce signal, c'était elle qui lui indiquait la route à suivre pour arriver +jusqu'à la poterne... + +Franz se dirigea vers cette lumière, dont l'éclat s'accroissait à mesure +qu'il s'en rapprochait. Comme il était porté trop à gauche sur le +plateau d'Orgall, il fut obligé de remonter d'une vingtaine de pas à +droite, et, après quelques tâtonnements, il retrouva le rebord de la +contrescarpe. + +La lumière brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle +venait de l'une des fenêtres du donjon. + +Franz allait ainsi se trouver en face des derniers +obstacles--insurmontables peut-être! + +En effet, puisque la poterne était fermée, le pont-levis relevé, il +faudrait qu'il se laissât glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis, +que ferait-il devant une muraille qui se dresserait à cinquante pieds +au-dessus de lui?... + +Franz s'avança vers l'endroit où s'appuyait le pont-levis, lorsque la +poterne était ouverte... + +Le pont-levis était baissé. + +Sans même prendre le temps de réfléchir, Franz franchit le tablier +branlant du pont, et mit la main sur la porte... + +Cette porte s'ouvrit. + +Franz se précipita sous la voûte obscure. Mais à peine avait-il marché +quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la +poterne... + +Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes. + + + + +XIII + + +Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou +redescendent le col de Vulkan ne connaissent du château des Carpathes +que son aspect extérieur. A la respectueuse distance où la crainte +arrêtait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne +présente aux regards que l'énorme amas de pierres d'un burg en ruine. + +Mais, à l'intérieur de l'enceinte, le burg était-il si délabré qu'on +devait le supposer? Non. A l'abri de ses murs solides, les bâtiments +restés intacts de la vieille forteresse féodale auraient encore pu loger +toute une garnison. + +Vastes salles voûtées, caves profondes, corridors multiples, cours dont +l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, réduits +souterrains où n'arrivait jamais la lumière du jour, escaliers dérobés +dans l'épaisseur des murs, casemates éclairées par les étroites +meurtrières de la courtine, donjon central à trois étages avec +appartements suffisamment habitables, couronné d'une plate-forme +crénelée, entre les diverses constructions de l'enceinte, +d'interminables couloirs capricieusement enchevêtrés, montant jusqu'au +terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de +l'infrastructure, çà et là quelques citernes, où se recueillaient les +eaux pluviales et dont l'excédent s'écoulait vers le torrent du Nyad, +enfin de longs tunnels, non bouchés comme on le croyait, et qui +donnaient accès sur la route du col de Vulkan,--tel était l'ensemble de +ce château des Carpathes, dont le plan géométral offrait un système +aussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de +Crète. + +Tel que Thésée, pour conquérir la fille de Minos, c'était aussi un +sentiment intense, irrésistible qui venait d'attirer le jeune comte à +travers les infinis méandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane +qui servit à guider le héros grec? + +Franz n'avait eu qu'une pensée, pénétrer dans cette enceinte, et il y +avait réussi. Peut-être aurait-il dû se faire cette réflexion: à savoir +que le pont-levis, relevé jusqu'à ce jour, semblait s'être expressément +rabattu pour lui livrer passage!... Peut-être aurait-il dû s'inquiéter +de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derrière lui!... +Mais il n'y songeait même pas. Il était enfin dans ce château, où +Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour +arriver jusqu'à elle. + +La galerie, dans laquelle Franz s'était élancé, large, haute, à voûte +surbaissée, se trouvait plongée alors au milieu de la plus complète +obscurité, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un +pied sûr. + +Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant +sur un parement dont la surface salpêtrée s'effritait sous sa main. Il +n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient +des résonances lointaines. Un courant tiède, chargé d'un relent de +vétusté, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se fût fait à +l'autre extrémité de cette galerie. + +Après avoir dépassé un pilier de pierre qui contrebutait le dernier +angle à gauche, Franz se trouva à l'entrée d'un couloir sensiblement +plus étroit. Rien qu'en étendant les bras, il en touchait le revêtement. + +Il s'avança ainsi, le corps penché, tâtonnant du pied et de la main, et +cherchant à reconnaître si ce couloir suivait une direction rectiligne. + +A deux cents pas environ à partir du pilier d'angle, Franz sentit que +cette direction s'infléchissait vers la gauche pour prendre, cinquante +pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers +la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon? + +Franz essaya d'accélérer sa marche; mais, à chaque instant, il était +arrêté soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par +un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il +rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des +ramifications latérales. Mais tout était obscur, insondable, et c'est en +vain qu'il cherchait à s'orienter au sein de ce labyrinthe, véritable +travail de taupes. + +Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se +fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait à craindre, c'était qu'une +trappe mal fermée cédât sous son pied, et le précipitât au fond d'une +oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait +quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs, +mais s'avançant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait même pas le +loisir de la réflexion. + +Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni à monter ni à descendre, +c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours intérieures, +ménagées entre les divers bâtiments de l'enceinte, et il y avait chance +que ce couloir aboutît au donjon central, à la naissance même de +l'escalier. + +Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus +direct entre la poterne et les bâtiments du burg. Oui, et au temps où la +famille de Gortz l'habitait, il n'était pas nécessaire de s'engager à +travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face +à la poterne, à l'opposé de la première galerie, s'ouvrait sur la place +d'armes, au milieu de laquelle s'élevait le donjon; mais elle était +condamnée, et Franz n'avait pas même pu en reconnaître la place. + +Une heure s'était passée pendant que le jeune comte allait au hasard des +détours, écoutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant +crier ce nom de la Stilla, que les échos auraient pu répercuter +jusqu'aux étages du donjon. Il ne se décourageait point, et il irait +tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable +obstacle ne l'obligerait pas à s'arrêter. + +Cependant, sans qu'il s'en rendît compte, Franz était exténué déjà . +Depuis son départ de Werst, il n'avait rien mangé. Il souffrait de la +faim et de la soif. Son pas n'était plus sûr, ses jambes fléchissaient. +Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vêtement, sa +respiration était devenue haletante, son cÅ“ur battait précipitamment. + +Il devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied +gauche, ne rencontra plus le sol. + +Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une +seconde. + +Il y avait là un escalier. + +Cet escalier s'enfonçait dans les fondations du château, et peut-être +n'avait-il pas d'issue? + +Franz n'hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le +développement suivait une direction oblique par rapport au couloir. + +Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un +second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres +détours. + +Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, brisé de fatigue, il +venait de s'arrêter, lorsqu'un point lumineux apparut à deux ou trois +centaines de pieds en avant. + +D'où provenait cette lueur? Était-ce simplement quelque phénomène +naturel, l'hydrogène d'un feu follet qui se serait enflammé à cette +profondeur? N'était-ce pas plutôt un falot, porté par une des personnes +qui habitaient le burg? + +«Serait-ce elle?...» murmura Franz. + +Et il lui revint à la pensée qu'une lumière avait déjà paru, comme pour +lui indiquer l'entrée du château, lorsqu'il était égaré entre les roches +du plateau d'Orgall. Si c'était la Stilla qui lui avait montré cette +lumière à l'une des fenêtres du donjon, n'était-ce pas elle encore qui +cherchait à le guider à travers les sinuosités de cette substruction? + +A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un +mouvement. + +Une clarté diffuse plutôt qu'un point lumineux, paraissait emplir une +sorte d'hypogée à l'extrémité du couloir. + +Hâter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient à peine le +soutenir, c'est à quoi se décida Franz, et après avoir franchi une +étroite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte. + +Cette crypte, en bon état de conservation, haute d'une douzaine de +pieds, se développait circulairement sur un diamètre à peu près égal. +Les nervures de sa voûte, que portaient les chapiteaux de huit piliers +ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle +était enchâssée une ampoule de verre, pleine d'une lumière jaunâtre. + +En face de la porte, établie entre deux des piliers, il existait une +autre porte, qui était fermée et dont les gros clous, rouillés à leur +tête, indiquaient la place où s'appliquait l'armature extérieure des +verrous. + +Franz se redressa, se traîna jusqu'à cette seconde porte, chercha à en +ébranler les lourds montants... + +Ses efforts furent inutiles. + +Quelques meubles délabrés garnissaient la crypte; ici, un lit ou plutôt +un grabat en vieux cÅ“ur de chêne, sur lequel étaient jetés différents +objets de literie; là , un escabeau aux pieds tors, une table fixée au +mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles, +un large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison +froide, une grosse miche de pain, semblable à du biscuit de mer. Dans un +coin murmurait une vasque, alimentée par un filet liquide, et dont le +trop-plein s'écoulait par une perte ménagée à la base de l'un des +piliers. + +Ces dispositions préalablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un hôte +était attendu dans cette crypte, ou plutôt un prisonnier dans cette +prison! Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par +ruse? + +Dans le désarroi de ses pensées, Franz n'en eut pas même le soupçon. +Épuisé par le besoin et la fatigue, il dévora les aliments déposés sur +la table, il se désaltéra avec le contenu du broc; puis il se laissa +tomber en travers de ce lit grossier, où un repos de quelques minutes +pouvait lui rendre un peu de ses forces. + +Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses idées, il lui sembla qu'elles +s'échappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir. + +Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches? Sa +volonté était-elle engourdie à ce point qu'il ne fût plus maître de ses +actes?... + +«Non! se dit-il, je n'attendrai pas!... Au donjon... il faut que +j'arrive au donjon cette nuit même!...» Tout à coup, la clarté factice +que versait l'ampoule encastrée à la clef de voûte s'éteignit, et la +crypte fut plongée dans une complète obscurité. + +Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pensée s'endormit +ou, pour mieux dire, s'arrêta brusquement, comme l'aiguille d'une +horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil étrange, ou plutôt +une torpeur accablante, un absolu anéantissement de l'être, qui ne +provenait pas de l'apaisement de l'esprit... + +Combien de temps avait duré ce sommeil, Franz ne sut le constater, +lorsqu'il se réveilla. Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l'heure. +Mais la crypte était baignée de nouveau d'une lumière artificielle. + +Franz s'éloigna hors de son lit, fit quelques pas du côté de la première +porte: elle était toujours ouverte;--vers la seconde porte: elle était +toujours fermée. + +Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine. + +Si son corps était remis des fatigues de la veille, il se sentait la +tête à la fois vide et pesante. + +«Combien de temps ai-je dormi? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il +jour?...» + +A l'intérieur de la crypte, il n'y avait rien de changé, si ce n'est que +la lumière avait été rétablie, la, nourriture renouvelée, le broc rempli +d'une eau claire. + +Quelqu'un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet +accablement torpide? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du +burg?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz... +Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses +semblables? + +Ce n'était pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait +encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait à la poterne, +il sortirait du château... + +Sortir?... Il se souvint alors que la poterne s'était refermée derrière +lui... + +Eh bien! il chercherait à gagner le mur d'enceinte, et par une des +embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors... +Coûte que coûte, il fallait qu'avant une heure, il se fût échappé du +burg... + +Mais la Stilla... Renoncerait-il à parvenir jusqu'à elle?... +Partirait-il sans l'avoir arrachée à Rodolphe de Gortz?... + +Non! et ce dont il n'aurait pu venir à bout, il le ferait avec le +concours des agents que Rotzko avait dû ramener de Karlsburg au village +de Werst... On se précipiterait à l'assaut de la vieille enceinte... on +fouillerait le burg de fond en comble!... + +Cette résolution prise, il s'agissait de la mettre à exécution sans +perdre un instant. + +Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il était +arrivé, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derrière la seconde +porte de la crypte. + +C'était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient--lentement. + +Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et, +retenant sa respiration, il écouta... + +Les pas semblaient se poser à intervalles réguliers, comme s'ils eussent +monté d'une marche à une autre. Nul doute qu'il y eût là un second +escalier, qui reliait la crypte aux cours intérieures. + +Pour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il +portait à sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main. + +Si c'était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se +jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors +d'état de le suivre; puis, s'élançant par cette nouvelle issue, il +tenterait d'atteindre le donjon. + +Si c'était le baron Rodolphe de Gortz--et il reconnaîtrait bien l'homme +qu'il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de +San-Carlo--, il le frapperait sans pitié. + +Cependant les pas s'étaient arrêtés au palier qui formait le seuil +extérieur. + +Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrît... + +Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au +jeune comte. + +C'était la voix de la Stilla... oui!... mais sa voix un peu affaiblie +avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes +modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait +être mort avec l'artiste. + +Et la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de +Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst: + + Nel giardino de' mille fiori, + Andiamo, mio cuore... + +Ce chant pénétrait Franz jusqu'au plus profond de son âme... Il +l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla +semblait l'inviter à la suivre, répétant: + + Andiamo, mio cuore... andiamo... + +Et pourtant la porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage!... Ne +pourrait-il donc arriver jusqu'à la Stilla, la prendre entre ses bras, +l'entraîner hors du burg?... «Stilla... ma Stilla...» s'écria-t-il. + +Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets. + +Déjà le chant semblait s'affaiblir... la voix s'éteindre... les pas +s'éloigner... + +Franz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains +aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait +presque plus. + +C'est alors qu'une effroyable pensée lui traversa l'esprit comme un +éclair. + +«Folle!... s'écria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas +reconnu... puisqu'elle n'a pas répondu!... Depuis cinq ans, enfermée +ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est +égarée...» + +Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en +feu... + +«Moi aussi... je sens que ma raison s'égare!... répétait-il. Je sens que +je vais devenir fou... fou comme elle...» + +Il allait et venait à travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans +sa cage... + +«Non! répéta-t-il, non!... Il ne faut pas que ma tête se perde!... Il +faut que je sorte du burg... J'en sortirai!» + +Et il s'élança vers la première porte... + +Elle venait de se fermer sans bruit. + +Franz ne s'en était pas aperçu, pendant qu'il écoutait la voix de la +Stilla... + +Après avoir été emprisonné dans l'enceinte du burg, il était maintenant +emprisonné dans la crypte. + + + + +XIV + + +Franz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de +réfléchir, la compréhension des choses, l'intelligence nécessaire pour +en déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul +sentiment qui persistait en lui, c'était le souvenir de la Stilla, +c'était l'impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne +lui renvoyaient plus. + +Avait-il donc été le jouet d'une illusion? Non, mille fois non! C'était +bien la Stilla qu'il avait entendue tout à l'heure, et c'était bien elle +qu'il avait vue sur le bastion du château. + +Alors cette pensée le reprit, cette pensée qu'elle était privée de +raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une +seconde fois. + +«Folle! se répéta-t-il. Oui!... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma +voix... puisqu'elle n'a pas pu répondre... folle... folle!» + +Et cela n'était que trop vraisemblable! + +Ah! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entraîner au château de +Krajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient +bien lui rendre la raison! + +Voilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs +heures s'écoulèrent avant qu'il eût repris possession de lui-même. + +Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos +de ses pensées. + +«Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment?... Dès qu'on rouvrira +cette porte!... Oui!... C'est pendant mon sommeil que l'on vient +renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir...» + +Un soupçon lui vint alors: c'est que l'eau du broc devait renfermer +quelque substance soporifique... S'il avait été plongé dans ce lourd +sommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait, +c'était pour avoir bu de cette eau... Eh bien! il n'en boirait plus... +Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette +table... Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt... + +Bientôt?... Qu'en savait-il?... En ce moment, le soleil montait-il vers +le zénith ou s'abaissait-il sur l'horizon?... Faisait-il jour ou nuit? + +Aussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d'un pas, qui se fût +approché de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant +jusqu'à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante, +l'Å“il égaré, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous +l'oppression d'une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à +travers le joint des portes. + +Soudain, à l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle +plus frais arriver à ses lèvres. + +En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un +peu de l'air du dehors? + +Oui... il y avait un passage qu'on ne soupçonnait pas sous l'ombre du +pilier. + +Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté +qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un +instant. + +Là s'arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les +murailles s'élevaient d'une centaine de pieds. On eût dit le fond d'un +puits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel +tombait un peu d'air et de clarté. + +Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice supérieur de +ce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la +margelle. + +Le soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet +angle lumineux tendait à se rétrécir. + +Il devait être environ cinq heures du soir. + +De là cette conséquence, c'est que le sommeil de Franz se serait +prolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il +n'eût été provoqué par une boisson soporifique. + +Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst +l'avant-veille, 11 juin, c'était la journée du 13 qui allait +s'achever... + +Si humide que fût l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira à pleins +poumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s'il avait espéré qu'une +évasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite +détrompé. Tenter de s'élever le long de ses parois, qui ne présentaient +aucune saillie, était impraticable. + +Franz revint à l'intérieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir +que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'état dans +lequel elles se trouvaient. + +La première porte--par laquelle il était arrivé était très solide, très +épaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés +dans une gâche de fer: donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux. + +La seconde porte--derrière laquelle s'était fait entendre la voix de la +Stilla--semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par +endroits... Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un +passage de ce côté. + +«Oui... c'est par là ... c'est par là !...» se dit Franz, qui avait repris +son sang-froid. + +Mais il n'y avait pas de temps à perdre, car il était probable que +quelqu'un entrerait dans la crypte, dès qu'on le supposerait endormi +sous l'influence de la boisson somnifère. + +Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'espérer, la moisissure +ayant rongé le bois autour de l'armature métallique qui retenait les +verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en +détacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s'arrêtant +parfois, prêtant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors. + +Trois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s'ouvrait +en grinçant sur ses gonds. + +Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins +étouffant. + +En ce moment, l'angle lumineux ne se découpait plus à l'orifice du +puits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat. +La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques +étoiles brillaient à l'ovale de la margelle, comme si on les eût +regardées par le tube d'un long télescope. De petits nuages s'en +allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent +avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphère indiquaient aussi que la +lune, à demi pleine encore, avait dépassé l'horizon des montagnes de +l'est. + +Il devait être à peu près neuf heures du soir. + +Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l'eau +de la vasque, ayant d'abord renversé celle du broc. Puis, fixant son +couteau à sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derrière lui. + +Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunée Stilla, +errant à travers ces galeries souterraines?... A cette pensée, son cÅ“ur +battait à se rompre. + +Dès qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il +l'avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en +le montant,--soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il +avait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait +donc de quelque huit pieds qu'il fût revenu au niveau du sol. + +N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor, +dont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua +d'avancer. + +Une demi-heure s'écoula, sans qu'il eût été arrêté ni par une porte ni +par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empêché de reconnaître +sa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau +d'Orgall. + +Après une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit +haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût +interminable, quand un obstacle l'arrêta. + +C'était la paroi d'un mur de briques. + +Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre +ouverture. + +Il n'y avait aucune issue de ce côté. + +Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait conçu d'espoir se +brisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se +dérobèrent, il tomba le long de la muraille. + +Mais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont +les briques disjointes adhéraient à peine et s'ébranlaient sous les +doigts. + +«Par là ... oui!... par là !...» s'écria Franz. + +Et il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu'un bruit se fit +entendre de l'autre côté. + +Franz s'arrêta. + +Le bruit n'avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière +arrivait à travers la crevasse. + +Franz regarda. + +Là était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de +délabrement le temps et l'abandon l'avaient réduite: une voûte à demi +effondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers +gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un +fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique +flamboyant; çà et là , un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque +ancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d'autel +dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la +toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait été épargné par les +rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d'où +pendait une corde jusqu'à terre,--la corde de cette cloche, qui tintait +quelquefois, à l'inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur +la route du col. + +Dans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux +intempéries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant à +la main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière. + +Franz reconnut aussitôt cet homme. + +C'était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique +société pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet +original que l'on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se +parlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la +poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions +au service de Rodolphe de Gortz! + +Si donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence +du baron au château des Carpathes, même après l'apparition de la Stilla, +ce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses +yeux. + +Qu'avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée +de la nuit? + +Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez +distinctement. + +Orfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de +fer,-auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d'une bobine déposée +dans un coin de la chapelle. Et telle était l'attention qu'il apportait +à ce travail qu'il n'eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci +avait été à même de s'approcher; + +Ah! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'élargir +n'était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré +dans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l'aurait obligé +à le conduire au donjon... + +Mais peut-être était-il heureux qu'il fût hors d'état de le faire, car, +en cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait +payer de sa vie les secrets qu'il venait de découvrir! + +Quelques minutes après l'arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans +la chapelle. + +C'était le baron Rodolphe de Gortz. + +L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne +semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le +fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés +en arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites. + +Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait +Orfanik. + +Et voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux +hommes. + + + + +XV + + +«Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?--je viens de +l'achever. + +--Tout est préparé dans les casemates des bastions? + +--Tout. + +--Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au +donjon? + +--Ils le sont. + +--Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps +de nous enfuir? + +--Nous l'aurons. + +--A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était +libre? + +--Il l'est.» + +Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant +repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la +chapelle. + +«Ah! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui +tenteront de forcer ton enceinte!» + +Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune +comte. + +«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik. + +Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait +dans l'auberge du _Roi Mathias_. + +Est-ce que l'attaque est pour cette nuit? + +--Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour. + +--Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?--Depuis deux heures, +avec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg. + +Eh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de +Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous +ceux qui lui viendront en aide.» + +Puis, au bout de quelques moments: + +«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais +savoir qu'il établissait une communication entre le château et le +village de Werst...--On ne le saura pas; je détruirai ce fil.» A notre +avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes, +qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait +pas tarder à être révélée. + +A cette époque--nous ferons très particulièrement remarquer que cette +histoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIXe siècle, +--l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme +«l'âme de l'univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements. +L'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur Å“uvre. + +Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec +une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques, +arrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se +disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait +l'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles +eussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se +voir dans des glaces reliées par des fils, grâce à l'invention du +téléphote.]. + +Depuis bien des années déjà , Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de +Gortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de +l'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses +admirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le +méritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu +d'un homme de génie dans son art. De là , cette implacable haine que +l'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables. + +Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik, +talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa +bourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que +le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait +seul à en profiter. + +Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa +façon, étaient bien de nature à s'entendre. Aussi, depuis leur +rencontre, ne se séparèrent-ils plus--pas même lorsque le baron de Gortz +suivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie. + +Mais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable +artiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui +avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à +perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires +effets. + +Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla, +le baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était +devenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il +était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y +enfermer avec lui. + +Lorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs +de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant +du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de +lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen +d'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet, +il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et +c'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que +nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était +nécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon. + +En réalité, ce qui restait du burg--et notamment le donjon central--, +était moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne +l'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il +fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux +travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et +alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns. + +Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et +Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays +en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une +intervention diabolique. + +Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au +courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il +donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en +douter? Oui, si l'on réussissait à établir une communication +téléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du _Roi +Mathias_, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir +chaque soir. + +C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans +les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine +isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut +déroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier +travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une +nuit au _Roi Mathias_, afin de raccorder ce fil à la grande salle de +l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener +l'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette +fenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant +placé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du +feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement +disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que +le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au _Roi +Mathias_, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait. + +Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement +troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en +écarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné +depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à +l'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit +d'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon. +A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on +sait ce qui en résulta. + +C'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le +baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se +passait à Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait +pris Nic Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix +menaçante se fit soudain entendre dans la salle du _Roi Mathias_ pour +l'en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa +résolution malgré cette menace,. le baron de Gortz décida-t-il de lui +infliger une telle leçon qu'il perdît l'envie d'y jamais revenir. Cette +nuit-là , la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à +fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de +nature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au +campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de +sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale, +formidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements +épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au +moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du +fossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le +courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge +électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé +le forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du +pont-levis. + +Ainsi que le baron de Gortz le pensait, après l'apparition de ces +inexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal +tourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent, +personne n'eût voulu s'approcher--même à deux bons milles de ce château +des Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels. + +Rodolphe de Gortz devait donc se croire à l'abri de toute curiosité +importune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Wertz. + +Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres, +sa présence à l'auberge du _Roi Mathias_ fut aussitôt signalée par le +fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma +avec le souvenir des événements qui s'étaient passés à Naples. Et non +seulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du +burg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes +superstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui +protégeait le château des Carpathes, il s'engageait même à prévenir les +autorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes +ces légendes! + +Aussi le baron de Gortz résolut-il d'attirer Franz de Télek dans le +burg, et l'on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix +de la Stilla, envoyée à l'auberge du _Roi Mathias_ par l'appareil +téléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route +pour s'approcher du château; l'apparition de la cantatrice sur le +terre-plein du bastion lui avait donné l'irrésistible désir d'y +pénétrer; une lumière, montré à une des fenêtres du donjon, l'avait +guidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond +de cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore +entendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où +des aliments lui étaient apportés alors qu'il dormait d'un sommeil +léthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et +dont la porte s'était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir +du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en +pourrait jamais sortir. + +Tels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse +de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême +dépit, le baron savait que l'éveil avait été donné par Rotzko qui, +n'ayant point suivi son maître à l'intérieur du château, avait prévenu +les autorités de Karlsburg. Une escouade d'agents était arrivée au +village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte +partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se +défendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic +Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit +guère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'étaient-ils +déterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient +plus que le moment d'agir. Un courant électrique était préparé pour +mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le +donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à +lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le +temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion +dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte +du château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que +jamais on ne retrouverait leurs traces. + +Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz +l'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une +communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le +village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être +anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale +aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron +de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir,--fuir en entraînant la +Stilla, inconsciente... + +Ah! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se +jeter sur ces deux hommes!... il les aurait terrassés, il les aurait +frappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher +l'effroyable ruine! + +Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas +après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle, +Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et, +Dieu aidant, il ferait justice! + +Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne +les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir? +Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou +quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le +donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg +communiquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne +rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir. + +En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de +Gortz et Orfanik. + +«Il n'y a plus rien à faire ici? + +--Rien. + +--Alors séparons-nous. + +--Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le +château?... + +--Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan. + +--Mais vous?... + +--Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant. + +--Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous +attendre? + +--A Bistritz. + +--Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre +volonté. + +--Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois +pendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des +Carpathes!» + +Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait +quitté la chapelle. + +Bien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette +conversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de +parler Rodolphe de Gortz. + + + + +XVI + + +Le désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu'en mettant +le baron de Gortz hors d'état d'exécuter son projet. + +Il était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'être découvert, +Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez +facilement; mais son épaisseur était telle qu'une demi-heure s'écoula +avant que l'ouverture fût assez large pour lui livrer passage. + +Dès que Franz eut mis pied à l'intérieur de cette chapelle ouverte à +tous les vents, il se sentit ranimé par l'air du dehors. A travers les +déchirures de la nef et l'embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir +de légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques +étoiles que faisait pâlir l'éclat de la lune montant sur l'horizon. + +Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle, +et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C'est +pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s'avança-t-il vers le +chevet. + +En cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires, +son pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de +la voûte. + +Enfin, à l'extrémité du chevet, derrière le retable de l'autel, près +d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue céder sous sa +poussée. + +Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte. + +C'était par là que le baron de Gortz et Orfanik étaient entrés dans la +chapelle, et c'était par là qu'ils venaient d'en sortir. + +Dès que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu +d'une complète obscurité. Après nombre de détours, sans avoir eu ni à +monter ni à descendre, il était certain de s'être maintenu au niveau des +cours intérieures. + +Une demi-heure plus tard, l'obscurité parut être moins profonde: une +demi-clarté se glissait à travers quelques ouvertures latérales de la +galerie. + +Franz put marcher plus rapidement, et il déboucha dans une large +casemate, ménagée sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle +gauche de la courtine. + +Cette casemate était percée d'étroites meurtrières, par lesquelles +pénétraient les rayons de la lune. + +A l'opposé il y avait une porte ouverte. + +Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrières, +afin de respirer cette fraîche brise de la nuit durant quelques +secondes. + +Mais, au moment où il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou +trois ombres, qui se mouvaient à l'extrémité inférieure du plateau +d'Orgall, éclairé jusqu'au sombre massif de la sapinière. + +Franz regarda. + +Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des +arbres--sans doute les agents de Karlsburg, ramenés par Rotzko. +S'étaient-ils donc décidés à opérer de nuit, dans l'espoir de surprendre +les hôtes du château, ou attendaient-ils en cet endroit les premières +lueurs de l'aube? + +Quel effort Franz dut faire sur lui-même pour retenir le cri prêt à lui +échapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et +reconnaître sa voix! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et, +avant que les agents eussent escaladé l'enceinte, Rodolphe de Gortz +aurait le temps de mettre son appareil en activité et de s'enfuir par le +tunnel. + +Franz parvint à se maîtriser et s'éloigna de la meurtrière. Puis, la +casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la +galerie. + +Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se +déroulait dans l'épaisseur du mur. + +Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes? +Il avait lieu de le croire. + +Cependant, cet escalier ne devait pas être l'escalier principal qui +accédait aux divers étages. Il ne se composait que d'une suite +d'échelons circulaires, disposés comme les filets d'une vis à +l'intérieur d'une cage étroite et obscure. + +Franz monta sans bruit, écoutant, mais n'entendant rien, et, au bout +d'une vingtaine de marches, il s'arrêta sur un palier. + +Là , une porte s'ouvrait attenant à la terrasse, dont le donjon était +entouré à son premier étage. + +Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de +s'abriter derrière le parapet, il regarda dans la direction du plateau +d'Orgall. + +Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapinière, et rien +n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg. + +Décidé à rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se fût enfui par le +tunnel du col, Franz contourna l'étage et arriva devant une autre porte, +où la vis de l'escalier reprenait sa révolution ascendante. + +Il mit le pied sur la première marche, appuya ses deux mains aux parois, +et commença à monter. + +Toujours même silence. + +L'appartement du premier étage n'était point habité. + +Franz se hâta d'atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages +supérieurs. + +Lorsqu'il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de +marche. Là se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus +élevé du donjon, celui que couronnait la plate-forme crénelée, où +flottait autrefois l'étendard des barons de Gortz. + +La paroi, à gauche du palier, était percée d'une porte, fermée en ce +moment. + +A travers le trou de la serrure, dont la clef était en dehors, filtrait +un vif rayon de lumière. + +Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l'intérieur de l'appartement. + +En appliquant son Å“il à la serrure, il ne distingua que la partie +gauche d'une chambre, qui était très éclairée, la partie droite étant +plongée dans l'ombre. + +Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui +s'ouvrit. + +Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses +murs circulaires s'appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en +se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des +tentures épaisses, d'anciennes tapisseries à personnages, recouvraient +ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils, +escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenêtres pendaient +d'épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarté +intérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur +lequel s'amortissaient les pas. + +L'arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant, +Franz fut surtout frappé du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle +était baignée d'ombre ou de lumière. + +A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde +obscurité. + +A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée +d'étoffes noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil +de concentration, placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être +aperçu. + +A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un +écran à hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier, +que l'écran entourait d'une sorte de pénombre. + +Près du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait +une boîte rectangulaire. + +Cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont +le couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un +cylindre métallique. + +Dès son entrée dans la salle, Franz s'aperçut que le fauteuil était +occupé. + +Là , en effet, il y avait une personne qui gardait une complète +immobilité, la tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières +closes, le bras droit étendu sur la table, la main appuyée sur la partie +antérieure de la boîte. + +C'était Rodolphe de Gortz. + +Était-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu +passer cette dernière nuit à l'extrême étage du vieux donjon? + +Non!... Cela ne pouvait être, d'après ce que Franz lui avait entendu +dire à Orfanik. + +Le baron de Gortz était seul dans cette chambre, d'ailleurs, et, +conformément aux ordres qu'il avait reçus, il n'était pas douteux que +son compagnon ne se fût déjà enfui par le tunnel. + +Et la Stilla?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il +voulait l'entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes, +avant qu'il n'eût été détruit par l'explosion?... Et pour quelle autre +raison aurait-il regagné cette salle, où elle devait venir, chaque soir, +l'enivrer de son chant?... + +Où était donc la Stilla?... + +Franz ne la voyait ni ne l'entendait... + +Après tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la +merci du jeune comte!... Franz saurait bien le contraindre à parler. +Mais, étant donné l'état de surexcitation où il se trouvait, n'allait-il +pas se jeter sur cet homme qu'il haïssait comme il en était haï, qui lui +avait enlevé la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par +lui... et le frapper?... + +Franz vint se poster derrière le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas à +faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête +perdue, il levait la main... + +Soudain la Stilla apparut. + +Franz laissa tomber son couteau sur le tapis. + +La Stilla était debout sur l'estrade, en pleine lumière, sa chevelure +dénouée, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de +l'Angélica d'Orlando, telle qu'elle s'était montrée sur le bastion du +burg. Ses yeux, fixés sur le jeune comte, le pénétraient jusqu'au fond +de l'âme... + +Il était impossible que Franz ne fût pas vu d'elle, et, pourtant, la +Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas +les lèvres pour lui parler... Hélas! elle était folle! + +Franz allait s'élancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour +l'entraîner au-dehors... + +La Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le +baron de Gortz s'était penché vers elle. Au paroxysme de l'extase, le +dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une +liqueur divine. Tel il était autrefois aux représentations des théâtres +d'Italie, tel il était alors au milieu de cette salle, dans une solitude +infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine! + +Oui! la Stilla chantait!... Elle chantait pour lui... rien que pour +lui!... C'était comme un souffle s'exhalant de ses lèvres, qui +semblaient être immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonnée, du +moins son âme d'artiste lui était-elle restée toute entière! + +Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas +entendue depuis cinq longues années... Il s'absorbait dans l'ardente +contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui +était là , vivante, comme si quelque miracle l'eût ressuscitée à ses +yeux! + +Et ce chant de la Stilla, n'était-ce pas entre tous celui qui devait +faire vibrer plus vivement au cÅ“ur de Franz les cordes du souvenir? +Oui! il avait reconnu le finale de la tragique scène d'_Orlando_, ce +finale où l'âme de la cantatrice s'était brisée sur cette dernière +phrase: + + Innamorata, mio cuore tremante, + Voglio morire... + +Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se +disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait été sur le +théâtre de San-Carlo!... Non!... Elle ne mourrait pas entre les lèvres +de la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d'adieu... + +Franz ne respirait plus... Toute sa vie était attachée à ce chant... +Encore quelques mesures, et ce chant s'achèverait dans toute son +incomparable pureté... + +Mais voici que la voix commence à faiblir... On dirait que la Stilla +hésite en répétant ces mots d'une douleur poignante: + + Voglio morire... + +La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois +tombée sur la scène?... + +Elle ne tombe pas, mais le chant s'arrête à la même mesure, à la même +note qu'au théâtre de San-Carlo... + +Elle pousse un cri... et c'est le même cri que Franz avait entendu ce +soir-là ... + +Et pourtant, la Stilla est toujours là , debout, immobile, avec son +regard adoré,--ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses +de son âme... + +Franz s'élance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors +de ce château... + +A ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se +relever. + +«Franz de Télek!... s'écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu +s'échapper...» + +Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l'estrade: + +«Stilla... ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici... +vivante... + +--Vivante... la Stilla... vivante!...» s'écrie le baron de Gortz. + +Et cette phrase ironique s'achève dans un éclat de rire, où l'on sent +tout l'emportement de la rage. + +«Vivante!... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien! que Franz de Télek +essaie donc de me l'enlever!» + +Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment +fixés sur lui... + +A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est +échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile... + +Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la +malheureuse folle... + +Il est trop tard... le couteau la frappe au cÅ“ur... + +Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec +les mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la +Stilla... + +Franz est demeuré inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est +devenu fou, lui aussi?... + +Et alors Rodolphe de Gortz de s'écrier: + +«La Stilla échappe encore à Franz de Télek!... Mais sa voix... sa voix +me reste... Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à +personne!» + +Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces +l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade. + +Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il saisit la +boîte déposée sur la table, il se précipite hors de la salle, il descend +au premier étage du donjon; puis, arrivé sur la terrasse, il la +contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une détonation +retentit. + +Rotzko, posté au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron +de Gortz. + +Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boîte +qu'il serrait entre ses bras. + +Il poussa un cri terrible. + +«Sa voix... sa voix!... répétait-il. Son âme... l'âme de la Stilla... +Elle est brisée... brisée... brisée!...» + +Et alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le +long de la terrasse, criant toujours: «Sa voix... sa voix!... Ils m'ont +brisé sa voix!... Qu'ils soient maudits!» + +Puis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck +cherchaient à escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des +agents de police. + +Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif +du Plesa. Des gerbes de flammes s'élevèrent jusqu'aux nuages, et une +avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan. + +Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des +Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes à la +surface du plateau d'Orgall. + + + + +XVII + + +On ne l'a point oublié, en se reportant à la conversation du baron et de +Orfanik, l'explosion ne devait détruire le château qu'après le départ de +Rodolphe de Gortz. Or, au moment où cette explosion s'était produite, il +était impossible que le baron eût eu le temps de s'enfuir par le tunnel +sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du +désespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de +Gortz avait-il provoqué une catastrophe immédiate dont il devait avoir +été la première victime? Après les incompréhensibles paroles qui lui +étaient échappées, au moment où la balle de Rotzko venait de briser la +boîte qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du +burg? + +En tout cas, il fut très heureux que les agents, surpris par le coup de +fusil de Rotzko, se trouvassent encore à une certaine distance, lorsque +l'explosion ébranla le massif. C'est à peine si quelques-uns furent +atteints par les débris qui tombèrent au pied du plateau d'Orgall. +Seuls, Rotzko et le forestier étaient alors au bas de la courtine, et, +en vérité, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas été écrasés sous cette +pluie de pierres. + +L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et +les agents parvinrent, sans trop de peine, à franchir l'enceinte, en +remontant le fossé, qui avait été à demi comblé par le renversement des +murailles. + +Cinquante pas au-delà de la courtine, un corps fut relevé au milieu des +décombres, à la base du donjon. + +C'était celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays--entre +autres maître Koltz--le reconnurent sans hésitation. + +Quant à Rotzko et à Nic Deck, ils ne songeaient qu'à retrouver le jeune +comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les délais convenus entre +son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'échapper du château. + +Mais Rotzko n'osait espérer qu'il eût survécu, qu'il ne fût pas une +victime de la catastrophe; aussi pleurait-il à grosses larmes, et Nic +Deck ne savait comment le calmer. + +Cependant, après une demi-heure de recherches, le jeune comte fut +retrouvé au premier étage du donjon, sous un arc-boutement de la +muraille, qui l'avait empêché d'être écrasé. + +«Mon maître... mon pauvre maître... + +--Monsieur le comte...» + +Ce furent les premières paroles que prononcèrent Rotzko et Nic Deck, +lorsqu'ils se penchèrent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il +n'était qu'évanoui. + +Franz rouvrit les veux; mais son regard sans fixité ne semblait ni +reconnaître Rotzko ni l'entendre. + +Nic Deck, qui avait soulevé le jeune comte dans ses bras, lui parla +encore; il ne fit aucune réponse. + +Ces derniers mots du chant de la Stilla s'échappaient seuls de sa +bouche: + + Innamorata... Voglio morire... + +Franz de Télek était fou. + + + + +XVIII + + +Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison, +n'aurait jamais eu l'explication des derniers phénomènes dont le château +des Carpathes avait été le théâtre, sans les révélations qui furent +faites dans les circonstances que voici: + +Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'était convenu, que +le baron de Gortz vînt le rejoindre à la bourgade de Bistritz. En ne le +voyant pas reparaître, il s'était demandé s'il n'avait pas été victime +de l'explosion. Poussé alors par la curiosité autant que par +l'inquiétude, il avait quitté la bourgade, il avait repris la route de +Werst, et il était revenu rôder aux environs du burg. + +Mal lui en prit, car les agents de la police ne tardèrent pas à +s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le +connaissait et de longue date. + +Une fois dans la capitale du comitat, en présence des magistrats devant +lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulté de répondre +aux questions qui lui furent posées au cours de l'enquête ordonnée sur +cette catastrophe. + +Nous avouerons même que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne +parut pas émouvoir autrement ce savant égoïste et maniaque, qui n'avait +à cÅ“ur que ses inventions. + +En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma +que la Stilla était morte, et--ce sont les expressions mêmes dont il se +servit--, qu'elle était enterrée et bien enterrée depuis cinq ans dans +le cimetière du Campo Santo Nuovo, à Naples. + +Cette affirmation ne fut pas le moindre des étonnements que devait +provoquer cette étrange aventure. + +En effet, si la Stilla était morte, comment se faisait-il que Franz eût +pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir +apparaître sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant, +lorsqu'il était enfermé dans la crypte?... Enfin comment l'avait-il +retrouvée vivante dans la chambre du donjon? + +Voici l'explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être +inexplicables. + +On se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz, +lorsque le bruit s'était répandu que la Stilla avait pris la résolution +de quitter le théâtre pour devenir comtesse de Télek. L'admirable talent +de l'artiste, c'est-à -dire toutes ses satisfactions de dilettante, +allaient lui manquer. + +Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils +phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la +cantatrice se proposait de chanter à ses représentations d'adieu. Ces +appareils étaient merveilleusement perfectionnés à cette époque, et +Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait +aucune altération, ni dans son charme, ni dans sa pureté. + +Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent +installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée +pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se gravèrent sur +leurs plaques, cavatines, romances d'opéras ou de concerts, entre +autres, la mélodie de Stéfano et cet air final d'Orlando qui fut +interrompu par la mort de la Stilla. + +Voici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s'enfermer au +château des Carpathes, et là , chaque soir, il pouvait entendre les +chants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non +seulement il entendait la Stilla, comme s'il eût été dans sa loge, mais +--ce qui peut paraître absolument incompréhensible--, il la voyait comme +si elle eût été vivante, devant ses yeux. + +C'était un simple artifice d'optique. + +On n'a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique +portrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son +costume blanc de l'Angélica d'Orlando et sa magnifique chevelure +dénouée. Or, au moyen de glaces inclinées suivant un certain angle +calculé par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant éclairait ce portrait +placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi +«réelle» que lorsqu'elle était pleine de vie et dans toute la splendeur +de sa beauté. C'est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur +le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait +apparaître, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Télek; c'est grâce à +ce même appareil que le jeune comte avait revu la Stilla dans la salle du +donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de +ses chants. + +Tels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une +manière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le +dire, c'est avec une fierté sans égale qu'il se déclara l'auteur de ces +inventions géniales, qu'il avait portées au plus haut degré de +perfection. + +Cependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers +phénomènes, ou plutôt ces «trucs», pour employer le mot consacré, ce +qu'il ne s'expliquait pas, c'était pourquoi le baron de Gortz, avant +l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du +Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brisé +l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet +objet, c'était l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant +de la Stilla, c'était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre +une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet +appareil détruit, c'était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et, +fou de désespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg. + +Le baron Rodolphe de Gortz a été inhumé dans le cimetière de Werst avec +les honneurs dus à l'ancienne famille qui finissait en sa personne. +Quant au jeune comte de Télek, Rotzko l'a fait transporter au château de +Krajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui +a volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants +de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il +y prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d'autrefois, il +semble que son âme s'essaie à revivre dans les souvenirs de cet +inoubliable passé. + +De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la +raison, et c'est par lui qu'on a connu les détails de cette dernière +nuit au château des Carpathes. + +Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck +fut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les +fiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils +revinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle +chambre de sa maison. + +Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d'une façon +naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit +plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner +--Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au _Roi Mathias_--, +elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maître +Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de +Werst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces +braves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances. + +Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles, +ne cesse de répéter à qui veut l'entendre: + +«Eh bien! ne l'avais-je pas dit?... Des génies dans le burg!... Est-ce +qu'il existe des génies!» + +Mais personne ne l'écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses +railleries dépassent la mesure. + +Du reste, le magister Hermod n'a pas cessé de baser ses leçons sur +l'étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune +génération du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde +hantent les ruines du château des Carpathes. + +Fin + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES *** + +***** This file should be named 5082-0.txt or 5082-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/0/8/5082/ + +Produced by Norm Wolcott. + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le château des Carpathes + +Author: Jules Verne + +Posting Date: January 12, 2012 [EBook #5082] +Release Date: February, 2004 +[This file was first posted on April 18, 2002] +[Last updated: July 4, 2012] + +Language: English + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES *** + + + + +Produced by Norm Wolcott. + + + + + +Le château des Carpathes + + par + + Jules Verne + + + + +I + + +Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il +en conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance? +Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout arrive,--on a +presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n'est point +vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources +scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de +le mettre au rang des légendes. D'ailleurs, il ne se crée plus de +légendes au déclin de ce pratique et positif XIXe siècle, ni en +Bretagne, la contrée des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des +brownies et des gnomes, ni en Norvège, la patrie des ases, des elfes, +des sylphes et des valkyries, ni même en Transylvanie, où le cadre des +Carpathes se prête si naturellement à toutes les évocations +psychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain +est encore très attaché aux superstitions des premiers âges. + +Ces provinces de l'extrême Europe, M. de Gérando les a décrites, Élisée +Reclus les a visitées. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire +sur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance? peut-être, +mais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils +l'eussent racontée, l'un avec la précision d'un annaliste, l'autre avec +cette poésie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage. + +Puisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire +pour eux. + +Le 29 mai de cette année-là, un berger surveillait son troupeau à la +lisière d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une +vallée fertile, boisée d'arbres à tiges droites, enrichie de belles +cultures. Ce plateau élevé, découvert, sans abri, les galernes, qui sont +les vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un rasoir +de barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe--et +parfois de très près. + +Ce berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de bucolique +dans son attitude. Ce n'était pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou +Mélibée. Le Lignon ne murmurait point à ses pieds ensabotés de gros +socques de bois: c'était la Silvalaque, dont les eaux fraîches et +pastorales eussent été dignes de couler à travers les méandres du roman +de l'Astrée. + +Frik, Frik du village de Werst--ainsi se nommait ce rustique pâtour--, +aussi mal tenu de sa personne que ses bêtes, bon à loger dans cette +sordide crapaudière, bâtie à l'entrée du village, où ses moutons et ses +porcs vivaient dans une révoltante prouacrerie--, seul mot, emprunté de +la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat. + +_L'immanum pecus_ paissait donc sous la conduite dudit Frik,--_immanior +ipse_. Couché sur un tertre matelassé d'herbe, il dormait d'un oeil, +veillant de l'autre, sa grosse pipe à la bouche, parfois sifflant ses +chiens, lorsque quelque brebis s'éloignait du pâturage, ou donnant un +coup de bouquin que répercutaient les échos multiples de la montagne. + +Il était quatre heures après midi. Le soleil commençait à décliner. +Quelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante, +s'éclairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la chaîne +laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux +qui filtre par une porte entrouverte. + +Ce système orographique appartenait à la portion la plus sauvage de la +Transylvanie, comprise sous la dénomination de comitat de Klausenburg ou +Kolosvar. + +Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, «l'Erdely» +en magyar, c'est-à-dire «le pays des forêts». Elle est limitée par la +Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie à l'ouest. Étendue sur +soixante mille kilomètres carrés, soit six millions d'hectares--à peu +près le neuvième de la France--, c'est une sorte de Suisse, mais de +moitié plus vaste que le domaine helvétique, sans être plus peuplée. +Avec ses plateaux livrés à la culture, ses luxuriants pâturages, ses +vallées capricieusement dessinées, ses cimes sourcilleuses, la +Transylvanie, zébrée par les ramifications d'origine plutonique des +Carpathes, est sillonnée de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la +Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, à quelques milles +au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 mètres.], ferment le défilé +de la chaîne des Balkans sur la frontière de la Hongrie et de l'empire +ottoman. + +Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siècle +de l'ère chrétienne. L'indépendance dont il jouissait sous jean Zapoly +et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Léopold Ier, qui +l'annexa à l'Autriche. Mais, quelle qu'ait été sa constitution +politique, il est resté le commun habitat de diverses races qui s'y +coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les +Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le +temps et les circonstances finiront par «magyariser» au profit de +l'unité transylvaine. + +A quel type se raccordait le berger Frik? Était-ce un descendant +dégénéré des anciens Daces? Il eût été malaisé de se prononcer, à voir +sa chevelure en désordre, sa face machurée, sa barbe en broussailles, +ses sourcils épais comme deux brosses à crins rougeâtres, ses yeux pers, +entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide était circonscrit du +cercle sénile. C'est qu'il est âgé de soixante-cinq ans,--il y a lieu +de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon +jaunâtre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dédaignerait pas +d'en saisir la silhouette, lorsque, coiffé d'un chapeau de sparterie, +vrai bouchon de paille, il s'accote sur son bâton à bec de corbin, +aussi immobile qu'un roc. + +Au moment où les rayons pénétraient à travers la brisure de l'ouest, +Frik se retourna; puis, de sa main à demi fermée, il se fit un +porte-vue--comme il en eût fait un porte-voix pour être entendu au loin +et il regarda très attentivement. + +Dans l'éclaircie de l'horizon, à un bon mille, mais très amoindri par +l'éloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique château +occupait, sur une croupe isolée du col de Vulkan, la partie supérieure +d'un plateau appelé le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une éclatante +lumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que +présentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l'oeil du +pâtour fût doué d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque +détail de cette masse lointaine. + +Soudain le voilà qui s'écrie en hochant la tête: + +«Vieux burg!... Vieux burg!... Tu as beau te carrer sur ta base!... +Encore trois ans, et tu auras cessé d'exister, puisque ton hêtre n'a +plus que trois branches!» Ce hêtre, planté à l'extrémité de l'un des +bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une +fine découpure de papier, et c'est à peine s'il eût été visible pour +tout autre que Frik à cette distance. Quant à l'explication de ces +paroles du berger, qui étaient provoquées par une légende relative au +château, elle sera donnée en son temps. + +«Oui! répéta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la +quatrième est tombée cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je +n'en compte plus que trois à l'enfourchure... Plus que trois, vieux +burg... plus que trois!» + +Lorsqu'on prend un berger par son côté idéal, l'imagination en fait +volontiers un être rêveur et contemplatif; il s'entretient avec les +planètes; il confère avec les étoiles; il lit dans le ciel. Au vrai, +c'est généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité +publique lui attribue aisément le don du surnaturel; il possède des +maléfices; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux +gens et aux bêtes--ce qui est tout un dans ce cas; il vend des poudres +sympathiques; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas +jusqu'à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres +enchantées, et les brebis infécondes rien qu'en les regardant de l'oeil +gauche? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays. +Même au milieu des campagnes plus civilisées, on ne passe pas devant un +berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour +significatif, en le saluant du nom de «pasteur» auquel il tient. Un coup +de chapeau, cela permet d'échapper aux malignes influences, et sur les +chemins de la Transylvanie, ou ne s'y épargne pas plus qu'ailleurs. + +Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d'apparitions +fantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui +obéissaient; à en croire celui-là, on le rencontrait, au déclin de la +lune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contrées le grand +bissexte, achevalé sur la vanne des moulins, causant avec les loups ou +rêvant aux étoiles. + +Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des +contre-charmes. Mais, observation à noter, il était lui-même aussi +crédule que sa clientèle, et s'il ne croyait pas à ses propres +sortilèges, du moins ajoutait-il foi aux légendes qui couraient le pays. + +On ne s'étonnera donc pas qu'il eût tiré ce pronostic relatif à la +disparition prochaine du vieux burg, puisque le hêtre était réduit à +trois branches, ni qu'il eût hâte d'en porter la nouvelle à Werst. + +Après avoir rassemblé son troupeau en beuglant à pleins poumons à +travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village. +Ses chiens le suivaient harcelant les bêtes--deux demi-griffons bâtards, +hargneux et féroces, qui semblaient plutôt propres à dévorer des moutons +qu'à les garder. Il y avait là une centaine de béliers et de brebis, +dont une douzaine d'antenais de première année, le reste en animaux de +troisième et de quatrième année, soit de quatre et de six dents. + +Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le biró Koltz, lequel payait à +la commune un gros droit de brébiage, et qui appréciait fort son pâtour +Frik, le sachant très habile à la tonte, et très entendu au traitement +des maladies, muguet, affilée, avertin, douve, encaussement, falère, +clavelée, piétin, rabuze et autres affections d'origine pécuaire. + +Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, près +de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des +bêlements. + +Au sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes +champs. Là ondulaient les magnifiques épis d'un blé très haut sur tige, +très long de chaume; là s'étendaient quelques plantations de ce +«koukouroutz», qui est le maïs du pays. Le chemin conduisait à la +lisière d'une forêt de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres. +Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtré par le cailloutis +du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois débitées par les +scieries de l'amont. + +Chiens et moutons s'arrêtèrent sur la rive droite de la rivière et se +mirent à boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des +roseaux. + +Werst n'était plus qu'à trois portées de fusil, au-delà d'une épaisse +saulaie, formée de francs arbres et non de ces têtards rabougris, qui +touffent à quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se +développait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui +porte ce nom, occupe une saillie sur le versant méridional des massifs +du Plesa. + +La campagne était déserte à cette heure. C'est seulement à la nuit +tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait +pu, chemin faisant, échanger le bonjour traditionnel. Son troupeau +désaltéré, il allait s'engager entre les plis de la vallée, lorsqu'un +homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval. + +--Eh! l'ami!» cria-t-il au pâtour. + +C'était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. On les +rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus +modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser: +ils parlent toutes les langues. Celui-ci était-il italien, saxon ou +valaque? Personne n'eût pu le dire; mais il était juif, juif polonais, +grand, maigre, nez busqué, barbe en pointe, front bombé, yeux très vifs. + +Ce colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et +de petites horloges. Ce qui n'était pas renfermé dans la balle +assujettie par de fortes bretelles sur ses épaules, lui pendait au cou +et à la ceinture: un véritable brelandinier, quelque chose comme un +étalagiste ambulant. + +Probablement ce juif avait le respect et peut-être la crainte salutaire +qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans +cette langue roumaine, qui est formée du latin et du slave, il dit avec +un accent étranger: + +«Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami? + +--Oui... suivant le temps, répondit Frik. + +--Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau. + +--Et j'irai mal demain, car il pleuvra. + +--Il pleuvra?... s'écria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans +votre pays? + +--Les nuages viendront cette nuit... et de là-bas... du mauvais côté de +la montagne. + +--A quoi voyez-vous cela? + +--A la laine de mes moutons, qui est rèche et sèche comme un cuir tanné. + +--Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes... + +--Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison. + +--Encore faut-il posséder une maison, pasteur. + +--Avez-vous des enfants? dit Frik. + +--Non. + +--Etes-vous marié? + +--Non.» + +Et Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le +demander à ceux que l'on rencontre. + +Puis, il reprit: + +«D'où venez-vous, colporteur?... + +--D'Hermanstadt.» + +Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la +quittant, on trouve la vallée de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au +bourg de Petroseny. + +«Et vous allez?... + +--A Kolosvar.» + +Pour arriver à Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la +vallée du Maros; puis, par Karlsburg, en suivant les premières assises +des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une +vingtaine de milles [Environ 150 kilomètres.] au plus. + +En vérité, ces marchands de thermomètres, baromètres et patraques, +évoquent toujours l'idée d'êtres à part, d'une allure quelque peu +hoffmanesque. Cela tient à leur métier. Ils vendent le temps sous toutes +ses formes, celui qui s'écoule, celui qu'il fait, celui qu'il fera, +comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des +cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison +Saturne et Cie à l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut +l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans +étonnement, cet étalage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne +connaissait pas la destination. + +«Eh! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, à quoi sert ce +bric-à-brac, qui cliquète à votre ceinture comme les os d'un vieux +pendu? + +--Ça, c'est des choses de valeur, répondit le forain, des choses utiles +à tout le monde. + +--A tout le monde, s'écria Frik, en clignant de l'oeil,--même à des +bergers?... + +--Même à des bergers. + +--Et cette mécanique?... + +--Cette mécanique, répondit le juif en faisant sautiller un thermomètre +entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid. + +--Eh! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand +je grelotte sous ma houppelande.» + +Évidemment, cela devait suffire à un pâtour, qui ne s'inquiétait guère +des pourquoi de la science. + +«Et cette grosse patraque avec son aiguille? reprit-il en désignant un +baromètre anéroïde. + +--Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il +fera beau demain ou s'il pleuvra...--Vrai?... + +--Vrai. + +--Bon! répliqua Frik, je n'en voudrais point, quand ça ne coûterait +qu'un kreutzer. Rien qu'à voir les nuages traîner dans la montagne ou +courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps +vingt-quatre heures à l'avance? Tenez, vous voyez cette brumaille qui +semble sourdre du sol?... Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour +demain.» + +En réalité, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se +passer d'un baromètre. + +«Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge? reprit le +colporteur. + +--Une horloge?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance +sur ma tête. C'est le soleil de là-haut. Voyez-vous, l'ami, lorsqu'il +s'arrête sur la pointe du Rodük, c'est qu'il est midi, et lorsqu'il +regarde à travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six heures. Mes +moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme mes moutons. +Gardez donc vos patraques. + +--Allons, répondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients que +les pâtours, j'aurais de la peine à faire fortune! Ainsi, vous n'avez +besoin de rien?... + +--Pas même de rien.» + +Du reste, toute cette marchandise à bas prix était de fabrication très +médiocre, les baromètres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau +fixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou des +minutes trop courtes--enfin de la pure camelote. Le berger s'en doutait +peut-être et n'inclinait guère à se poser en acheteur. Toutefois, au +moment où il allait reprendre son bâton, le voilà qui secoue une sorte +de tube, suspendu à la bretelle du colporteur, en disant: + +«A quoi sert ce tuyau que vous avez là?... + +--Ce tuyau n'est pas un tuyau. + +--Est-ce donc un gueulard?» + +Et le berger entendait par là une sorte de vieux pistolet à canon évasé. + +«Non, dit le juif, c'est une lunette.» + +C'était une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq à six fois +les objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le même +résultat. + +Frik avait détaché l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le +retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les +cylindres. + +Puis, hochant la tête «Une lunette? dit-il. + +--Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue. + +--Oh! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aperçois les +dernières roches jusqu'à la tête du Retyezat, et les derniers arbres au +fond des défilés du Vulkan. + +--Sans cligner?... + +--Sans cligner. C'est la rosée qui me vaut ça, lorsque je dors du soir +au matin à la belle étoile. Voilà qui vous nettoie proprement la +prunelle. + +--Quoi... la rosée? répondit le colporteur. Elle rendrait plutôt +aveugle... + +--Pas les bergers. + +--Soit! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore meilleurs, +lorsque je les mets au bout de ma lunette. + +--Ce serait à voir. + +--Voyez en y mettant les vôtres... + +--Moi?... + +--Essayez. + +--Ça ne me coûtera rien? demanda Frik, très méfiant de sa nature. + +--Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m'acheter la mécanique.» + +Bien rassuré à cet égard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent +ajustés par le colporteur. Puis, ayant fermé l'oeil gauche, il appliqua +l'oculaire à son oeil droit. + +Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en +remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le +braqua vers le village de Werst. + +«Eh! eh! dit-il, c'est pourtant vrai... Ça porte plus loin que mes +yeux... Voilà la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck, +le forestier, qui revient de sa tournée, le havresac au dos, le fusil +sur l'épaule... + +--Quand je vous le disais! fit observer le colporteur.--Oui... oui... +c'est bien Nic! reprit le berger. Et quelle est la fille qui sort de +la maison de maître Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour +aller au-devant de lui?... + +--Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le +garçon... + +--Eh! oui!... c'est Miriota... la belle Miriota!... Ah! les amoureux... +les amoureux!... Cette fois, ils n'ont qu'à se tenir, car, moi, je les +tiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs +mignasses!--Que dites-vous de ma machine? + +--Eh! eh!... qu'elle fait voir au loin!» + +Pour que Frik en fût à n'avoir jamais auparavant regardé à travers une +lunette, il fallait que le village de Werst méritât d'être rangé parmi +les plus arriérés du comitat de Klausenburg. Et cela était, on le verra +bientôt. + +«Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que +Werst... Le village est trop près de nous Visez au-delà, bien au-delà, +vous dis-je!... + +--Et ça ne me coûtera pas davantage?... + +--Pas davantage. + +--Bon!... je cherche du côté de la Sil hongroise! Oui... voilà le +clocher de Livadzel... je le reconnais à sa croix qui est manchotte d'un +bras... Et, au-delà, dans la vallée, entre les sapins, j'aperçois le +clocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert, +comme s'il allait appeler ses poulettes!... Et là-bas, cette tour qui +pointe au milieu des arbres... Ce doit être la tour de Petrilla... Mais, +j'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est toujours le même +prix... + +--Toujours, pasteur.» + +Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall; puis, du bout de la +lunette, il suivait le rideau des forêts assombries sur les pentes du +Plesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du +burg. + +«Oui! s'écria-t-il, la quatrième branche est à terre... J'avais bien +vu!... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison +de la Saint-Jean... Non, personne... pas même moi!... Ce serait risquer +son corps et son âme... Mais ne vous mettez point en peine!... Il y a +quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu +d'enfer... C'est le Chort!» + +Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est évoqué dans les +conversations du pays. + +Peut-être le juif allait-il demander l'explication de ces paroles +incompréhensibles pour qui n'était pas du village de Werst ou des +environs, lorsque Frik s'écria, d'une voix où l'effroi se mêlait à la +surprise: + +«Qu'est-ce donc, cette brume qui s'échappe du donjon?... Est-ce une +brume?... Non!... On dirait une fumée... Ce n'est pas possible!... +Depuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus! +--Si vous voyez de la fumée là-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la +fumée. + +--Non... colporteur, non! C'est le verre de votre machine qui se +brouille. + +--Essuyez-le. + +--Et quand je l'essuierais?» + +Frik retourna sa lunette, et, après en avoir frotté les verres avec sa +manche, il la remit à son oeil. + +C'était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. Elle +montait droit dans l'air calme, et son panache se confondait avec les +hautes vapeurs. + +Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur +le burg que l'ombre ascendante commençait à gagner au niveau du plateau +d'Orgall. + +Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui +pendait sous son sayon: + +«Combien votre tuyau? demanda-t-il. + +--Un florin et demi [Environ 3 francs 60.]», répondit le colporteur. + +Et il aurait cédé sa lunette même au prix d'un florin, pour peu que Frik +eut manifesté l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha +pas. Visiblement sous l'empire d'une stupéfaction aussi brusque +qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira +l'argent. + +«C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette? demanda le +colporteur. + +--Non... pour mon maître, le juge Koltz. + +--Alors il vous remboursera... + +--Oui... les deux florins qu'elle me coûte... + +--Comment... les deux florins?... + +--Eh! sans doute!... Là-dessus, bonsoir, l'ami. + +--Bonsoir, pasteur.» + +Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement +dans la direction de Werst. + +Le juif, le regardant s'en aller, hocha la tête, comme s'il avait eu à +faire à quelque fou: + +Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma +lunette!» + +Puis, quand il eut rajusté son étalage à sa ceinture et sur ses épaules, +il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la +Sil. + +Où allait-il? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le +reverra plus. + + + + +II + + +Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques +géologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions +dues à la main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps, +l'aspect est à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques +milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre +travaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes +linéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même +uniformité de teinte sous la patine grisâtre des siècles. + +Il en était ainsi du burg,--autrement dit du château des Carpathes. En +reconnaître les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne +à la gauche du col de Vulkan, n'eût pas été possible. Il ne se détache +point en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté +de prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le +regarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a +peut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant, +incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes +n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat. + +Évidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix +avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir la +croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide, +c'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène au burg. En +ce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire Lui voyageur, +et pour n'importe quelle rémunération, au château des Carpathes. + +Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique +demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée que +l'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte de +maître Koltz: + +A huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte, +couleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui +s'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant +les dénivellations du plateau; à chaque extrémité, deux bastions +d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est +encore surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu; à +gauche, quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant +le campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par +les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée; au +milieu, enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à +trois rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est +entouré d'une terrasse circulaire; sur la plate-forme, une longue tige +métallique, agrémentée du virolet féodal, sorte de girouette soudée par +la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixée au sud-est. + +Quant à ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il +existait quelque bâtiment habitable à l'intérieur, si un pont-levis et +une poterne permettaient d'y pénétrer, on l'ignorait depuis nombre +d'années. En réalité, bien que le château des Carpathes fût mieux +conservé qu'il n'en avait l'air, une contagieuse épouvante, doublée de +superstition, le protégeait non moins que l'avaient pu faire autrefois +ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses +tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siècles. + +Et pourtant, le château des Carpathes eût valu la peine d'être visité +par les touristes et les antiquaires. Sa situation, à la crête du +plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme +supérieure du donjon, la vue s'étend jusqu'à l'extrême limite des +montagnes. En arrière ondule la haute chaîne, si capricieusement +ramifiée, qui marque la frontière de la Valachie. En avant se creuse le +sinueux défilé de Vulkan, seule route praticable entre les provinces +limitrophes. Au-delà de la vallée des deux Sils, surgissent les bourgs +de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, groupés à l'orifice +des puits qui servent à l'exploitation de ce riche bassin houiller. +Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes, +boisées à leur base, verdoyantes à leurs flancs, arides à leurs cimes, +que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat +s'élève à une hauteur de 2 496 mètres, et le Paring àune hauteur de 2 +414 mètres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la +vallée du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains +profils, noyés de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale. + +Au fond de cet entonnoir, la dépression du sol formait autrefois un lac, +dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouvé passage à +travers la chaîne. Maintenant, cette dépression n'est plus qu'un +charbonnage avec ses inconvénients et ses avantages; les hautes +cheminées de brique se mêlent aux ramures des peupliers, des sapins et +des hêtres; les fumées noirâtres vicient l'air, saturé, jadis du parfum +des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, à l'époque où se passe +cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa +main de fer, il n'a rien perdu du caractère sauvage qu'il doit à la +nature. + +Le château des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siècle. En ce +temps-là, sous la domination des chefs ou voïvodes, monastères, églises, +palais, châteaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades +ou les villages. Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des +agressions de toutes sortes. Cet état de choses explique pourquoi +l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent +l'aspect d'une construction féodale, prête à la défensive. Quel +architecte l'a édifié sur ce plateau, à cette hauteur? On l'ignore, et +cet audacieux artiste est inconnu, à moins que ce soit le roumain +Manoli, si glorieusement chanté dans les légendes valaques, et qui bâtit +à Curté d'Argis le célèbre château de Rodolphe le Noir. + +Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la +famille qui possédait ce burg. Les barons de Gortz étaient seigneurs du +pays depuis un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres +qui ensanglantèrent les provinces transylvaines; ils luttèrent contre +les Hongrois, les Saxons, les Szeklers; leur nom figure dans les +«cantices», les--«doïnes», où se perpétue le souvenir de ces +désastreuses périodes; ils avaient pour devise le fameux proverbe +valaque: Da pe maorte, «donne jusqu'à la mort!» et ils donnèrent, ils +répandirent leur sang pour la cause de l'indépendance,--ce sang qui leur +venait des Roumains, leurs ancêtres. + +On le sait, tant d'efforts, de dévouement, de sacrifices, n'ont abouti +qu'à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette +vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont +écrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de +la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance +inébranlable qu'ils répètent ces mots, dans lequel se concentrent toutes +leurs aspirations: Rôman on péré! «le Roumain ne saurait périr!» Vers le +milieu du XIXe siècle, le dernier représentant des seigneurs de Gortz +était le baron Rodolphe. Né au château des Carpathes, il avait vu sa +famille s'éteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa +jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens +étaient tombés d'année en année, comme ces branches du hêtre séculaire, +auquel la superstition populaire rattachait l'existence même du burg. +Sans parents, on peut même dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe +pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait +faite autour de lui? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses +aptitudes? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une +irrésistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands +artistes de cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort +délabré, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut. +Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui +était assez considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de +l'Europe, les théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il +pouvait satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce +un excentrique, pour ne pas dire un maniaque? La bizarrerie de son +existence donnait lieu de le croire. + +Cependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le +coeur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie +transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il +prendre part à l'une des sanglantes révoltes des paysans roumains contre +l'oppression hongroise. + +Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire +échut en partage aux vainqueurs. + +C'est à la suite de cette défaite que le baron Rodolphe quitta +définitivement le château des Carpathes, dont certaines parties +tombaient déjà en ruine. La mort ne tarda pas à priver le burg de ses +derniers serviteurs, et il fut totalement délaissé. Quant au baron de +Gortz, le bruit courut qu'il s'était patriotiquement joint au fameux +Rosza Sandor, un ancien détrousseur de grande route, dont la guerre de +l'indépendance avait fait un héros de drame. Par bonheur pour lui, après +l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'était séparé de la bande du +compromettant «betyar», et il fit sagement, car l'ancien brigand, +redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police, +qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar. + +Néanmoins, une version fut généralement admise chez les gens du comitat: +à savoir que le baron Rodolphe avait été tué pendant une rencontre de +Rosza Sandor avec les douaniers de la frontière. Il n'en était rien, +bien que le baron de Gortz ne se fût jamais remontré au burg depuis +cette époque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est +prudent de n'accepter que sous réserve les on-dit de cette crédule +population. + +Château abandonné, château hanté, château visionné. Les vives et +ardentes imaginations l'ont bientôt peuplé de fantômes, les revenants y +apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se +passent encore les choses au milieu de certaines contrées +superstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut prétendre au +premier rang parmi elles. + +Du reste, comment ce village de Werst eût-il pu rompre avec les +croyances au surnaturel? Le pope et le magister, celui-ci chargé de +l'éducation des enfants, celui-là dirigeant la religion des fidèles, +enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel +et bien. Ils affirmaient, «avec preuves à l'appui», que les loups-garous +courent la campagne, que les vampires, appelés stryges, parce qu'ils +poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les +«staffii» errent à travers les ruines et deviennent malfaisants, si on +oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des +fées, des «babes», qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le +vendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc +dans les profondeurs de ces forêts du comitat, forêts enchantées, où se +cachent les «balauri», ces dragons gigantesques, dont les mâchoires se +distendent jusqu'aux nuages, les «zmei» aux ailes démesurées, qui +enlèvent les filles de sang royal et même celles de moindre lignée, +lorsqu'elles sont jolies! Voilà nombre de monstres redoutables, +semble-t-il, et quel est le bon génie que leur oppose l'imagination +populaire? Nul autre que le «_serpi de casa_», le serpent du foyer +domestique, qui vit familièrement au fond de l'âtre, et dont le paysan +achète l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait. + +Or, si jamais burg fut aménagé pour servir de refuge aux hôtes de cette +mythologie roumaine, n'est-ce pas le château des Carpathes? Sur ce +plateau isolé, qui est inaccessible, excepté par la gauche du col de +Vulkan, il n'était pas douteux qu'il abritât des dragons, des fées, des +stryges, peut-être aussi quelques revenants de la famille des barons de +Gortz. De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on. +Quant à se hasarder à le visiter, personne n'y eût songé. Il répandait +autour de lui une épouvante épidémique, comme un marais insalubre répand +des miasmes pestilentiels. Rien qu'à s'en rapprocher d'un quart de +mille, c'eût été risquer sa vie en ce monde et son salut dans l'autre. +Cela s'apprenait couramment à l'école du magister Hermod. + +Toutefois, cet état de choses devait prendre fin, dès qu'il ne resterait +plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est +ici qu'intervenait la légende. + +D'après les plus autorisés notables de Werst, l'existence du burg était +liée à celle du vieux hêtre, dont la ramure grimaçait sur le bastion +d'angle, situé à droite de la courtine. + +Depuis le départ de Rodolphe de Gortz--les gens du village, et plus +particulièrement le pâtour Frik, l'avaient observé--, ce hêtre perdait +chaque année une de ses maîtresses branches. On en comptait dix-huit à +son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aperçu pour la dernière +fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois +pour le présent. Or, chaque branche tombée, c'était une année de +retranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son +anéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on +chercherait vainement les restes du château des Carpathes. + +En réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers +naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre +s'amputait-il chaque année d'une de ses branches? Cela n'était rien +moins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne +le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la +Sil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier +paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg +n'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois +branches au «hêtre tutélaire». + +Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village +pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident +de la lunette. + +Grosse nouvelle, très grosse en effet! Une fumée est apparue au faite du +donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a +distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une +vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et +pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a +franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est +certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des +êtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du +feu dans un des appartements du donjon?... Est-ce un feu de chambre, +est-ce un feu de cuisine?... Voilà qui est véritablement inexplicable. + +Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens +harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se +rabattait avec l'humidité du soir. + +Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et +c'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude, +car, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le +bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y +paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière, +ses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la +moitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle +mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur? + +Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut, +Frik lui cria: + +«Le feu est au burg, notre maître!--Que dis-tu là, Frik? + +--je dis ce qui est. + +--Est-ce que tu es devenu fou?» + +En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil +amoncellement de pierres? Autant admettre que le Negoï, la plus haute +cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus +absurde. + +«Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz. + +--S'il ne brûle pas, il fume. + +--C'est quelque vapeur... + +--Non, c'est une fumée... Venez voir.» Et tous deux se dirigèrent vers +le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant +les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château. + +Une fois là, Frik tendit la lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage +de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger. + +«Qu'est-ce cela? dit-il. + +--Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en +vaut bien quatre! + +--A qui? + +--A un colporteur. + +--Et pour quoi faire? + +--Ajustez cela à votre oeil, visez le burg en face, regardez, et vous +verrez.» + +Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina +longuement. + +Oui! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du +donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de +la montagne. + +«Une fumée!» répéta maître Koltz stupéfait. + +Cependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le +forestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques +instants. + +«A quoi cela sert-il? demanda le jeune homme en prenant la lunette. + +--A voir au loin, répondit le berger. + +--Plaisantez-vous, Frik? + +--je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure à peine, j'ai pu +vous reconnaître, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et +aussi...» + +Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis +yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas défendu à une honnête fille +d'aller au-devant de son fiancé. + +Elle et lui, l'un après l'autre, prirent la fameuse lunette et la +dirigèrent vers le burg. + +Entre-temps, une demi-douzaine de voisins étaient arrivés sur la +terrasse, et, s'étant enquis du fait, ils se servirent tour à tour de +l'instrument. + +«Une fumée! une fumée au burg!... dit l'un. + +--Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon?... fit observer +l'autre. + +--Est-ce qu'il a tonné?... demanda maître Koltz, en s'adressant à Frik. + +--Pas un coup depuis huit jours», répondit le berger. + +Et ces braves gens n'auraient pas été plus ahuris, si on leur eût dit +qu'une bouche de cratère venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour +livrer passage aux vapeurs souterraines. + + + + +III + + +Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en +indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est même +au-dessous de son voisin, appelé Vulkan, du nom de la portion de ce +massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juchés tous les +deux. + +A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donné un mouvement +considérable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et +autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli +le moindre avantage de cette proximité d'un grand centre industriel; ce +que ces villages étaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans +doute dans un demi-siècle, ils le sont à présent; et, suivant Élisée +Reclus, une bonne moitié de la population de Vulkan ne se compose «que +d'employés chargés de surveiller la frontière, douaniers, gendarmes, +commis du fisc et infirmiers de la quarantaine»--Supprimez les gendarmes +et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de +cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre à cinq +centaines d'habitants. + +C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes +brusques rendent la montée et la descente assez pénibles. Elle sert de +chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine. +Par là passent les troupeaux de boeufs, de moutons et de porcs, les +marchands de viande fraîche, de fruits et de céréales, les rares +voyageurs qui s'aventurent par le défilé, au lieu de prendre les +railways de Kolosvar et de la vallée du Maros: + +Certes, la nature a généreusement doté le bassin qui se creuse entre les +monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilité du sol, +il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles: mines de +sel gemme à Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille +tonnes; mont Parajd, mesurant sept kilomètres de circonférence à son +dôme, et qui est uniquement formé de chlorure de sodium; mines de +Torotzko, qui produisent le plomb, la galène, le mercure, et surtout le +fer, dont les gisements étaient exploités dès le Xe siècle; mines de +Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualité +supérieure; mines de houille, facilement exploitables sur les premières +strates de ces vallées lacustres, dans le district de Hatszeg, à +Livadzel, à Petroseny, vaste poche d'une contenance estimée à deux cent +cinquante millions de tonnes; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya, +à Topanfalva, la région des orpailleurs, où des myriades de moulins d'un +outillage très simple travaillent les sables du Verès-Patak, «le Pactole +transylvain», et exportent chaque année pour deux millions de francs du +précieux métal. + +Voilà, semblera, un district très favorisé de la nature, et pourtant +cette richesse ne profite guère au bien-être de sa population. Dans tous +les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai, +possèdent quelques installations en rapport avec le confort de +l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions régulières, +soumises à l'uniformité de l'équerre et du cordeau, des hangars, des +magasins, de véritables cités ouvrières, si elles sont dotées d'un +certain nombre d'habitations à balcons et à vérandas, voilà ce qu'il ne +faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst. + +Bien comptées, une soixantaine de maisons, irrégulièrement accroupies +sur l'unique rue, coiffées d'un capricieux toit dont le faîtage déborde +les murs de pisé, la façade vers le jardin, un grenier à lucarne pour +étage, une grange délabrée pour annexe, une étable toute de guingois, +couverte en paillis, çà et là un puits surmonté d'une potence à laquelle +pend une seille, deux ou trois mares qui «fuient» pendant les orages, +des ruisselets dont les ornières tortillées indiquent le cours, tel est +ce village de Werst, bâti sur les deux côtés de la rue, entre les +obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant; il y a des +fleurs aux portes et aux fenêtres, des rideaux de verdure qui tapissent +les murailles, des herbes échevelées qui se mêlent au vieil or des +chaumes, des peupliers, ormes, hêtres, sapins, érables, qui grimpent +au-dessus des maisons «si haut qu'ils peuvent grimper». Par-delà, +l'échelonnement des assises intermédiaires de la chaîne, et, au dernier +plan, l'extrême cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent +avec l'azur du ciel. + +Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle à Werst, non plus +qu'en toute cette portion de la Transylvanie: c'est le roumain--même +chez quelques familles tsiganes, établies plutôt que campées dans les +divers villages du comitat. Ces étrangers prennent la langue du pays +comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de +petit clan, sous l'autorité d'un voïvode, avec leurs cabanes, leurs +«barakas» à toit pointu, leurs légions d'enfants, bien différents par +les moeurs et la régularité de leur existence de ceux de leurs +congénères qui errent à travers l'Europe. Ils suivent même le rite grec, +se conformant à la religion des chrétiens au milieu desquels ils se sont +installés. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui réside à +Vulkan, et qui dessert les deux villages séparés seulement d'un +demi-mille. + +La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout où un passage--ne +fût-ce qu'une fissure-lui est ouvert, elle pénètre et modifie les +conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure +ne s'était encore produite à travers cette portion méridionale des +Carpathes. Puisque Élisée Reclus a pu dire de Vulkan «qu'il est le +dernier poste de la civilisation dans la vallée de la Sil valaque», on +ne s'étonnera pas que Werst fût l'un des plus arriérés villages du +comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il être autrement dans ces +endroits où chacun naît, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittés! + +Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un maître d'école et un juge à +Werst? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable +d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-à-dire un peu à lire, un peu à +écrire, un peu à compter. Son instruction personnelle ne va pas au-delà. +En fait de science, d'histoire, de géographie, de littérature, il ne +connaît que les chants populaires et les légendes du pays environnant. +Là-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. Il est très fort +en matière de fantastique, et les quelques écoliers du village tirent +grand profit de ses leçons. + +Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnée +au premier magistrat de Werst. + +Le biró, maître Koltz, était un petit homme de cinquante-cinq à soixante +ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache +noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bâti comme un +montagnard, il portait le vaste feutre sur la tête, la haute ceinture à +boucle historiée sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la +culotte courte et demi-bouffante, engagée dans les hautes bottes de +cuir. Plutôt maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent à +intervenir dans les multiples difficultés de voisin à voisin, il +s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans +quelque agrément pour sa bourse. En effet, toutes les transactions, +achats ou ventes, étaient frappées d'un droit à son profit--sans parler +de la taxe de péage que les étrangers, touristes ou trafiquants, +s'empressaient de verser dans sa poche. + +Cette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine +aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rongés par l'usure, +qui ne tardera pas à faire des prêteurs israélites les véritables +propriétaires du sol, le biró avait su échapper à leur rapacité. Son +bien, libre d'hypothèques, «d'intabulations», comme on dit en cette +contrée, ne devait rien à personne. Il eût plutôt prêté qu'emprunté, et +l'aurait certainement fait sans écorcher le pauvre monde. Il possédait +plusieurs pâtis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez +convenablement entretenues, quoiqu'il fût réfractaire aux nouvelles +méthodes, des vignes qui flattaient sa vanité, lorsqu'il se promenait le +long des ceps chargés de grappes, et dont il vendait fructueusement la +récolte--exception faite, et dans une proportion notable, de ce que +nécessitait sa consommation particulière. + +Il va sans dire que la maison de maître Koltz est la plus belle maison +du village, à l'angle de la terrasse que traverse la longue rue +montante. Une maison en pierre, s'il vous plaît, avec sa façade en +retour sur le jardin, sa porte entre la troisième et la quatrième +fenêtre, les festons de verdure qui ourlent le chéneau de leurs +brindilles chevelues, les deux grands hêtres dont la fourche se ramifie +au-dessus de son chaume en fleurs. Derrière, un beau verger aligne ses +plants de légumes en damier, et ses rangs d'arbres à fruits qui +débordent sur le talus du col. A l'intérieur de la maison, il y a de +belles pièces bien propres, les unes où l'on mange, les autres où l'on +dort, avec leurs meubles peinturlurés, tables, lits, bancs et escabeaux, +leurs dressoirs où brillent les pots et les plats, les poutrelles +apparentes du plafond, d'où pendent des vases enrubannés et des étoffes +aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de +courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires; puis, aux murs +blancs, les portraits violemment enluminés des patriotes +roumains,--entre autres le populaire héros du XVe siècle, le voïvode +Vayda-Hunyad. + +Voilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme +seul. Mais il n'était pas seul, maître Koltz. Veuf depuis une dizaine +d'années, il avait une fille, la belle Miriota, très admirée de Werst +jusqu'à Vulkan et même au-delà. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces +bizarres noms païens, Florica, Daïna, Dauritia, qui sont fort en honneur +dans les familles valaques. Non! c'était Miriota, c'est-à-dire «petite +brebis». Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'était maintenant +une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un +regard très doux, charmante de traits et d'une agréable tournure. En +vérité, il y avait de sérieuses raisons pour qu'elle parût on ne peut +plus séduisante avec sa chemisette brodée de fil rouge au collet, aux +poignets et aux épaules, sa jupe serrée par une ceinture à fermoirs +d'argent, son «catrinza», double tablier à raies bleues et rouges, noué +à sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le léger mouchoir jeté +sur sa tête, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornée +d'un ruban ou d'une piécette de métal. + +Oui! une belle fille, Miriota Koltz, et--ce qui ne gâte rien--riche pour +ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne ménagère?... Sans doute, +puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son père. Instruite?... +Dame! à l'école du magister Hermod elle a appris à lire, à écrire, à +calculer; et elle calcule, écrit, lit correctement,-mais elle n'a pas +été poussée plus loin--et pour cause. En revanche, on ne lui en +remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas +transylvaines. Elle en sait autant que son maître. Elle connaît la +légende de Leany-Kö, le Rocher de la Vierge, où une jeune princesse +quelque peu fantastique échappe aux poursuites des Tartares; la légende +de la grotte du Dragon, dans la vallée de la «Montée du Roi»; la légende +de la forteresse de Deva, qui fut construite «au temps des Fées»; la +légende de la Detunata, la «Frappée du tonnerre», cette célèbre montagne +basaltique, semblable à un gigantesque violon de pierre, et dont le +diable joue pendant les nuits d'orage; la légende du Retyezat avec sa +cime rasée par une sorcière; la légende du défilé de Thorda, que fendit +d'un grand coup l'épée de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota +ajoutait foi à toutes ces fictions, mais ce n'en était pas moins une +charmante et aimable fille. + +Bien des garçons du pays la trouvaient à leur gré, même sans trop se +rappeler qu'elle était l'unique héritière du biró, maître Koltz, le +premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs. +N'était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck? + +Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plutôt Nic Deck: vingt-cinq ans, +haute taille, constitution vigoureuse, tête fièrement portée, chevelure +noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude dégagée sous +sa veste de peau d'agneau brodée aux coutures, bien campé sur ses jambes +fines, des jambes de cerf, un air de résolution dans sa démarche et ses +gestes. Il était forestier de son état, c'est-à-dire presque autant +militaire que civil. Comme il possédait quelques cultures dans les +environs de Werst, il plaisait au père, et comme il se présentait en +gars aimable et de fière tournure, il ne déplaisait point à la fille +qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni même regarder de trop près. Au +surplus, personne n'y songeait. + +Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait être célébré--encore +une quinzaine de jours--vers le milieu du mois prochain. A cette +occasion, le village se mettrait en fête. Maître Koltz ferait +convenablement les choses. Il n'était point avare. S'il aimait à gagner +de l'argent, il ne refusait pas de le dépenser à l'occasion. Puis, la +cérémonie achevée, Nic Deck élirait domicile dans la maison de famille +qui devait lui revenir après le biró, et lorsque Miriota le sentirait +près d'elle, peut-être n'aurait-elle plus peur, en entendant le +gémissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues +nuits d'hiver, de voir apparaître quelque fantôme échappé de ses +légendes favorites. + +Pour compléter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer +deux encore, et non des moins importants, le magister et le médecin. + +Le magister Hermod était un gros homme à lunettes, cinquante-cinq ans, +ayant toujours entre les dents le tuyau courbé de sa pipe à fourneau de +porcelaine, cheveux rares et ébouriffés sur un crâne aplati, face glabre +avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire était de tailler les +plumes de ses élèves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de +fer--par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux +canif bien aiguisé! Avec quelle précision, et en clignant de l'oeil, il +donnait le coup final pour en trancher la pointe! Avant tout, une belle +écriture; c'est à cela que tendaient tous ses efforts, c'est à cela que +devait pousser ses élèves un maître soucieux de remplir sa mission. +L'instruction ne venait qu'en seconde ligne--et l'on sait ce +qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les génerations de +garçons et de fillettes sur les bancs de son école! + +Et maintenant, au tour du médecin Patak. + +Comment, il y avait un médecin à Werst, et le village en était encore à +croire aux choses surnaturelles? + +Oui, mais il est nécessaire de s'entendre sur le titre que prenait le +médecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge +Koltz. + +Patak, petit homme, à gaster proéminent, gros et court, âgé de +quarante-cinq ans, faisait très ostensiblement de la médecine courante à +Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde +étourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik +--ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des +drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses +clients, qui eussent guéri d'eux-mêmes. D'ailleurs, on se porte bien au +col de Vulkan; l'air y est de première qualité, les maladies épidémiques +y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir, +même en ce coin privilégié de la Transylvanie. Quant au docteur +Patak--oui! on disait: docteur!--quoiqu'il fût accepté comme tel, il +n'avait aucune instruction, ni en médecine ni en pharmacie, ni en rien. +C'était simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le rôle +consistait à surveiller les voyageurs, retenus sur la frontière pour la +patente de santé. Rien de plus. Cela, paraît-il, suffisait à la +population peu difficile de Werst. Il faut ajouter--ce qui ne saurait +surprendre--que le docteur Patak était un esprit fort, comme il convient +à quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il +aucune des superstitions qui ont cours dans la région des Carpathes, pas +même celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait. +Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait osé s'approcher du +château depuis un temps immémorial: + +«Il ne faudrait pas me défier d'aller rendre visite à votre vieille +cassine!» répétait-il à qui voulait l'entendre. + +Mais, comme on ne l'en défiait pas, comme on se gardait même de l'en +défier, le docteur Patak n'y était point allé, et, la crédulité aidant, +le château des Carpathes était toujours enveloppé d'un impénétrable +mystère. + + + + +IV + + +En quelques minutes, la nouvelle rapportée par le berger se fut répandue +dans le village. Maître Koltz, ayant en main la précieuse lunette, +venait de rentrer à la maison, suivi de Nic Deck et de Miriota. A ce +moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entouré d'une +vingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'étaient joints +quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins émus de la +population werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions, +et le berger répondait avec cette superbe importance d'un homme qui +vient de voir quelque chose de tout à fait extraordinaire. + +«Oui! répétait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fumera tant +qu'il en restera pierre sur pierre! + +--Mais qui a pu allumer ce feu?... demanda une vieille femme, qui +joignait les mains. + +--Le Chort, répondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce +pays, et voilà un malin qui s'entend mieux à entretenir les feux qu'à +les éteindre» Et, sur cette réplique, chacun de chercher à apercevoir la +fumée sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirmèrent +qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fût parfaitement +invisible à cette distance. + +L'effet produit par ce singulier phénomène dépassa tout ce qu'on +pourrait imaginer. Il est nécessaire d'insister sur ce point. Que le +lecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique à +celle des gens de Werst, et il ne s'étonnera plus des faits qui vont +être ultérieurement relatés. Je ne lui demande pas de croire au +surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait +sans réserve. A la défiance qu'inspirait le château des Carpathes, alors +qu'il passait pour être désert, allait désormais se joindre l'épouvante, +puisqu'il semblait habité, et par quels êtres, grand Dieu! + +Il y avait à Werst un lieu de réunion, fréquenté des buveurs, et même +affectionné de ceux qui, sans boire, aiment à causer de leurs affaires, +après journée faite,--ces derniers en nombre restreint, cela va de soi. +Ce local, ouvert à tous, c'était la principale, ou pour mieux dire, +l'unique auberge du village. + +Quel était le propriétaire de cette auberge? Un juif du nom de Jonas, +brave homme âgé d'une soixantaine d'années, de physionomie engageante +mais bien sémite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa lèvre allongée, +ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obséquieux et +obligeant, il prêtait volontiers de petites sommes à l'un ou à l'autre, +sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les +intérêts, quoiqu'il entendît être payé aux dates acceptées par +l'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs établis dans le pays +transylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de +Werst. + +Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires +par le culte, ses confrères par la profession--car ils sont tous +cabaretiers, vendant boissons et articles d'épicerie--pratiquent le +métier de prêteur avec une âpreté inquiétante pour l'avenir du paysan +roumain. On verra le sol passer peu à peu de la race indigène à la race +étrangère. Faute d'être remboursés de leurs avances, les juifs +deviendront propriétaires des belles cultures hypothéquées à leur +profit, et si la Terre promise n'est plus en Judée, peut-être +figurera-t-elle un jour sur les cartes de la géographie transylvaine. + +L'auberge du _Roi Mathias_--elle se nommait ainsi occupait un des angles +de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, à l'opposé de la +maison du biró. C'était une vieille bâtisse, moitié bois, moitié pierre, +très rapiécée par endroits, mais largement drapée de verdure et de très +tentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée, avec +porte vitrée donnant accès sur la terrasse. A l'intérieur, on entrait +d'abord dans une grande salle, meublée de tables pour les verres et +d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en chêne vermoulu, où +scintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de +bois noirci, derrière lequel Jonas se tenait à la disposition de sa +clientèle. + +Voici maintenant comment cette salle recevait le jour: deux fenêtres +perçaient la façade, sur la terrasse, et deux autres fenêtres, à +l'opposé, la paroi du fond. De ces deux-là, l'une, voilée par un épais +rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors, +était condamnée et laissait passer à peine un peu de clarté. L'autre, +lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard émerveillé de s'étendre sur +toute la vallée inférieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de +l'embrasure se déroulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad. +D'un côté, ce torrent descendait les pentes du col, après avoir pris +source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronné par les bâtisses +du burg; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la +montagne, même pendant la saison d'été, il dévalait en grondant vers le +lit de la Sil valaque, qui l'absorbait à son passage. + +A droite, contiguës à la grande salle, une demi-douzaine de petites +chambres suffisaient à loger les rares voyageurs qui, avant de franchir +la frontière, désiraient se reposer au _Roi Mathias_. ils étaient +assurés d'un bon accueil, à des prix modérés, auprès d'un cabaretier +attentif et serviable, toujours approvisionné de bon tabac qu'il allait +chercher aux meilleurs «trafiks» des environs. Quant à lui, Jonas, il +avait pour chambre à coucher une étroite mansarde, dont la lucarne +biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse. + +C'est dans cette auberge que, le soir même de ce 29 mai, il y eut +réunion des grosses têtes de Werst, maître Koltz, le magister Hermod, le +forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et +aussi le berger Frik, qui n'était pas le moins important de ces +personnages. Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables. +Demandé en toute hâte par un de ses vieux clients qui n'attendait que +lui pour passer dans l'autre monde, il s'était engagé à venir, dès que +ses soins ne seraient plus indispensables au défunt. + +En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave événement à l'ordre du +jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas +offrait cette sorte de bouillie ou gâteau de maïs, connue sous le nom de +«mamaliga», qui n'est point désagréable, quand on l'imbibe de lait +fraîchement tiré. A ceux-là, il présentait maint petit verre de ces +liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure à travers les gosiers +roumains, l'alcool de «schnaps» qui ne coûte pas un demi-sou le verre, +et plus particulièrement le «rakiou», violente eau-de-vie de prunes, +dont le débit est considérable au pays des Carpathes. + +Il faut mentionner que le cabaretier Jonas--c'était une coutume de +l'auberge--ne servait qu'«à l'assiette», c'est-à-dire aux gens attablés, +ayant observé que les consommateurs assis consomment plus copieusement +que les consommateurs debout. Or, ce soir-là, les affaires promettaient +de marcher, puisque tous les escabeaux étaient disputés par les clients. +Aussi Jonas allait-il d'une table à l'autre, le broc à la main, +remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter. + +Il était huit heures et demie du soir. On pérorait depuis la brune, sans +parvenir à s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves +gens se trouvaient d'accord en ce point: c'est que si le château des +Carpathes était habité par des inconnus, il devenait aussi dangereux +pour le village de Werst qu'une poudrière à l'entrée d'une ville. + +«C'est très grave! dit alors maître Koltz. + +--Très grave! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable +pipe.--Très grave! répéta l'assistance.--Ce qui n'est que trop sûr, +reprit Jonas, c'est que la mauvaise réputation du burg faisait déjà +grand tort au pays... + +--Et maintenant ce sera bien autre chose! s'écria le magister Hermod. + +--Les étrangers n'y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec +un soupir. + +--Et, à présent, ils ne viendront plus du tout! ajouta Jonas en +soupirant à l'unisson du biró. + +--Nombre d'habitants songent déjà à le quitter fit observer l'un des +buveurs. + +--Moi, le premier, répondit un paysan des environs, et je partirai, dès +que j'aurai vendu mes vignes... + +--Pour lesquelles vous chômerez d'acheteurs, mon vieux homme!» riposta +le cabaretier. + +On voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. A +travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le château des +Carpathes, surgissait le sentiment de leurs intérêts si regrettablement +lésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son +auberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz en pâtissait dans la +perception du péage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus +d'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les propriétaires ne +pouvaient trouver à les vendre, même à vil prix. Cela durait depuis des +années, et cette situation, très dommageable, menaçait de s'aggraver +encore. + +En effet, s'il en était ainsi, quand les esprits du burg se tenaient +tranquilles au point de ne s'être jamais laissé apercevoir, que +serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence par des actes +matériels? + +Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hésitante: + +«Peut-être faudrait-il?... + +--Quoi? demanda maître Koltz. + +--Y aller voir, mon maître.» + +Tous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question +resta sans réponse. + +Ce fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz, reprit la parole. + +«Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose +qu'il y ait à faire. + +--Aller au burg... + +--Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une fumée s'échappe de +la cheminée du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du +feu, c'est qu'une main l'a allumé... + +--Une main... à moins que ce soit une griffe! répliqua le vieux paysan +en secouant la tête. + +--Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe! Il faut savoir ce que +cela signifie. C'est la première fois qu'une fumée s'échappe de l'une +des cheminées du château depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a +quitté... + +--Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà de la fumée, sans que +personne s'en soit aperçu, suggéra maître Koltz. + +Voilà ce que je n'admettrai jamais! se récria vivement le magister +Hermod. + +--C'est très admissible, au contraire, fit observer le biró, puisque +nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg.» + +La remarque était juste. Le phénomène pouvait s'être produit depuis +longtemps, et avoir échappé même au berger Frik, quelque bons que +fussent ses yeux. + +Quoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût récent ou non, il était +indubitable que des êtres humains occupaient actuellement le château des +Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquiétants +pour les habitants de Vulkan et de Werst. + +Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection à l'appui de ses +croyances: + +«Des êtres humains, mes amis?... Vous me permettrez de n'en rien croire. +Pourquoi des êtres humains auraient-ils eu la pensée de se réfugier au +burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrivés.... + +--Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus? s'écria maître Koltz. + +--Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d'une voix qui +imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des +gobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se +présentent sous la forme de belles femmes...» + +Pendant cette énumération, tous les regards s'étaient dirigés vers la +porte, vers les fenêtres, vers la cheminée de la grande salle du _Roi +Mathias_. Et, en vérité, chacun se demandait s'il n'allait pas voir +apparaître l'un ou l'autre de ces fantômes, successivement évoqués par +le maître d'école. + +«Cependant, mes bons amis, se risqua à dire Jonas, si ces êtres sont des +génies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allumé du feu, +puisqu'ils n'ont rien à cuisiner... + +--Et leurs sorcelleries?... répondit le pâtour. Oubliez-vous donc qu'il +faut du feu pour les sorcelleries? + +--Évidemment!» ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de +réplique. + +Cette sentence fut acceptée sans contestation, et, de l'avis de tous, +c'étaient, à n'en pas douter, des êtres surnaturels, non des êtres +humains, qui avaient choisi le château des Carpathes pour théâtre de +leurs manigances. + +Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part à la conversation. Le +forestier se contentait d'écouter attentivement ce que disaient les uns +et les autres. Le vieux burg, avec ses murs mystérieux, son antique +origine, sa tournure féodale, lui avait toujours inspiré autant de +curiosité que de respect. Et même, étant très brave, bien qu'il fût +aussi crédule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une +fois manifesté l'envie d'en franchir l'enceinte. + +On l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si +aventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était libre d'agir à sa +guise, soit! Mais un fiancé ne s'appartient plus, et de se hasarder en +de telles aventures, c'eût été oeuvre de fou, ou d'indifférent. Et +pourtant, malgré ses prières, la belle fille craignait toujours que le +forestier mît son projet à exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est +que Nic Deck n'avait pas formellement déclaré qu'il irait au burg, car +personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas même +elle. Elle le savait, c'était un gars tenace et résolu, qui ne revenait +jamais sur une parole engagée. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota +eût-elle été dans les transes, si elle avait pu soupçonné à quelles +réflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment. + +Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la +proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au +château des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à +moins d'avoir perdu la tête?... Chacun se découvrait donc les meilleures +raisons pour n'en rien faire... Le biró n'était plus d'un âge à se +risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son école à garder, +Jonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres +paysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins. + +Non! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi: + +«Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais +revenir!» + +A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand +effroi de l'assistance. + +Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre +pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait +parlé. + +Son client étant mort--ce qui faisait honneur à sa perspicacité +médicale, sinon à son talent--, le docteur Patak était accouru à la +réunion du _Roi Mathias_. + +«Enfin, le voilà!» s'écria maître Koltz. + +Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le +monde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement +ironique, il s'écria: + +«Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous +occupe!... Oh! les poltrons!... Mais s'il veut fumer, ce vieux château, +laissez-le fumer!... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et +toute la journée?... Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante!... je +n'ai entendu parler que de cela durant mes visites!... Les revenants ont +fait du feu là-bas?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du +cerveau!... Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du +donjon... A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre +monde!... Eh! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est vrai qu'on +ressuscite!... Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus +faire une fournée...» + +Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des +gens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable +jactance. + +On le laissa dire. + +Et alors le biró de lui demander: + +«Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au +burg?... + +--Aucune, maître Koltz. + +--Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à vous y rendre... +si l'on vous en défiait?... + +--Moi?... répondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un +certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles. + +--Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et répété? reprit le magister en +insistant. + +--Je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le +répéter... + +--Il s'agit de le faire, dit Hermod. + +--De le faire?... + +--Oui... et, au lieu de vous en défier... nous nous contentons de vous +en prier, ajouta maître Koltz. + +--Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition... + +--Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le cabaretier, nous ne vous en +prions pas... nous vous en défions! + +--Vous m'en défiez?... + +--Oui, docteur! + +--Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il ne faut pas défier +Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit +qu'il ferait, il le fera... ne fût-ce que pour rendre service au village +et à tout le pays. + +--Comment, c'est sérieux?... Vous voulez que j'aille au château des +Carpathes? reprit le docteur, dont la face rubiconde était devenue très +pâle. + +--Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître +Koltz. + +--je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons, +s'il vous plaît!... + +--C'est tout raisonné, répondit Jonas. + +--soyez justes... A quoi me servirait d'aller là-bas... et qu'y +trouverais-je?.. quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg... et +qui ne gênent personne... + +--Eh bien, répliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous +n'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur +offrir vos services.--S'ils en avaient besoin, répondit le docteur +Patak, s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas... croyez-le... +à me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et +je ne fais pas gratis mes visites... + +--On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l'heure. + +--Et qui me le paiera?... + +--Moi... nous... au prix que vous voudrez!» répondirent la plupart des +clients de Jonas. + +Visiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades, le docteur était, +à tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi, +après s'être posé en esprit fort, après avoir raillé les légendes du +pays, se trouvait-il très embarrassé de refuser le service qu'on lui +demandait. Et pourtant, d'aller au château des Carpathes, même si l'on +rémunérait son déplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune +façon. Il chercha donc à tirer argument de ce que cette visite ne +produirait aucun résultat, que le village se couvrirait de ridicule en +le déléguant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu. + +Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien à risquer, +reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits... + +--Non... je n'y crois pas. + +--Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au château, ce sont +des êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance +avec eux. + +Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique: il était +difficile à rétorquer. + +«D'accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu +au burg... + +C'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas. + +--Sans doute; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un +avait besoin de moi dans le village... + +--Nous nous portons tous à merveille, répondit maître Koltz, et il n'y a +plus un seul malade à Werst depuis que votre dernier client a pris son +billet pour l'autre monde. + +--Parlez franchement... Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste. + +--Ma foi, non! répliqua le docteur. Oh! ce n'est point par peur... Vous +savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... La +vérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète, +ridicule... Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon... +une fumée qui n'est peut-être pas une fumée... Décidément non!... je +n'irai pas au château des Carpathes! + +--J'irai, moi!» + +C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation +en y jetant ces deux mots. + +«Toi... Nic? s'écria maître Koltz. + +--Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera.» + +Ceci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour +se dépêtrer. + +«Y penses-tu, forestier? répliqua-t-il. Moi... t'accompagner?... +Certainement... ce serait une agréable promenade à faire... tous les +deux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait s'y hasarder... +Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au +burg... Nous ne pourrions arriver. + +--J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai +dit, j'irai. + +--Mais moi... je ne l'ai pas dit!... s'écria le docteur en se débattant, +comme si quelqu'un l'eût pris au collet. + +--Si... vous l'avez dit... répliqua Jonas. + +--Oui!... Oui!» répondit d'une seule voix l'assistance. + +L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment +leur échapper. Ah! combien il regrettait de s'être si imprudemment +engagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait +au sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne... +Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la +risée de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement. +Il se décida donc à faire contre fortune bon coeur. + +«Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck, +quoique cela soit inutile! + +Bien... docteur Patak, bien! s'écrièrent tous les buveurs du _Roi +Mathias_. + +Et quand partirons-nous, forestier? demanda le docteur Patak, en +affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa +poltronnerie.--Demain, dans la matinée», répondit Nic Deck. Ces derniers +mots furent suivis d'un assez long silence. + +Cela indiquait combien l'émotion de maitre Koltz et des autres était +réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant, +personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle, +bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que +l'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de +rakiou... + +Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du +silence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées: + +_«Nicolas Deck, ne va pas demain au burg!... N'y va pas!... ou il +t'arrivera malheur!»_ + +Qui s'était exprimé de la sorte?... D'où venait cette voix que personne +ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible?... Ce ne +pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de +l'autre monde... + +L'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas +prononcer une parole... + +Le plus brave--c'était évidemment Nic Deck--voulut alors savoir à quoi +s'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces +paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le +courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir... + +Personne. + +Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la +salle... + +Personne. + +Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la +terrasse jusqu'à la grande rue de Werst... + +Personne. + +Quelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur +Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge, +laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double +tour. + +Cette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une apparition +fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans +leurs maisons... + +La terreur régnait au village. + + + + +V + + +Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur +les neuf heures du matin. L'intention du forestier était de remonter le +col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect. + +Après le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix +entendue dans la salle du _Roi Mathias_, on ne s'étonnera pas que toute +la population fût comme affolée. Quelques Tsiganes parlaient déjà +d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela +--et à voix basse encore. Allez donc contester qu'il y eût du diable «du +Chort» dans cette phrase si menaçante pour le jeune forestier. Ils +étaient là, à l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes +d'être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles. Prétendre qu'ils +avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable. +Pas de doute à cet égard; Nic Deck avait été nominativement prévenu +qu'il lui arriverait malheur, s'il s'entêtait à son projet d'explorer le +château des Carpathes. + +Et, pourtant, le jeune forestier se disposait à quitter Werst, et sans y +être forcé. En effet, quelque profit que maître Koltz eût à éclaircir le +mystère du burg, quelque intérêt que le village eût à savoir ce qui s'y +passait, de pressantes démarches avaient été faites pour obtenir de Nic +Deck qu'il revînt sur sa parole. Éplorée, désespérée, ses beaux yeux +noyés de larmes, Miriota l'avait supplié de ne point s'obstiner à cette +aventure. Avant l'avertissement donné par la voix, c'était déjà grave. +Après l'avertissement, c'était insensé. Et, à la veille de son mariage, +voilà que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative, +et sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne parvenait pas à le +retenir... + +Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu +influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On +connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son +entêtement. Il avait dit qu'il irait au château des Carpathes, et, rien +ne saurait l'en empêcher pas même cette menace qui lui avait été +adressée directement. Oui! il irait au burg, dût-il n'en jamais revenir! + +Lorsque l'heure de partir fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois +Miriota sur son coeur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce, +de l'index et du médius, suivant cette coutume roumaine, qui est un +hommage à la Sainte-Trinité. + +Et le docteur Patak?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure +d'accompagner le forestier, avait essayé de se dégager, mais sans +succès. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit!... Toutes les +objections imaginables, il les avait faites!... Il s'était retranché +derrière cette injonction si formelle de ne point aller au château qui +avait été distinctement entendue. + +«Cette menace ne concerne que moi, s'était borné à lui répondre Nic +Deck. + +--Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak, +est-ce que je m'en tirerais sans dommage? + +--Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au château, et vous +y viendrez, puisque j'y vais!» + +Comprenant que rien ne l'empêcherait de tenir sa promesse, les gens de +Werst avaient donné raison au forestier sur ce point. Mieux valait que +Nic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. Aussi le très dépité +docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'eût été +compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir +après ses forfanteries accoutumées, se résigna, l'âme pleine +d'épouvante. Il était bien décidé d'ailleurs à profiter du moindre +obstacle de route qui se présenterait pour obliger son compagnon à +revenir sur ses pas. + +Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maître Koltz, le +magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant +de la grande route, où ils s'arrêtèrent. + +De cet endroit, maître Koltz braqua une dernière fois sa lunette--elle +ne le quittait plus--dans la direction du burg. Aucune fumée ne se +montrait à la cheminée du donjon, et il eût été facile de l'apercevoir +sur un horizon très pur, par une belle matinée de printemps. Devait-on +en conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient +déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs +menaces? Quelques-uns le pensèrent, et c'était là une raison décisive +pour mener l'affaire jusqu'à complète satisfaction. + +On se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à +l'angle du col. + +Le jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large +visière, veste à ceinturon avec le coutelas engainé, culotte bouffante, +bottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l'épaule. Il +avait la réputation justifiée d'être un très habile tireur, et, comme, à +défaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces rôdeurs qui battent +les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné, +il n'était que prudent d'être en mesure de se défendre. + +Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet à +pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette +que son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait +nécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa. +Coiffé du large chapeau des campagnards, boutonné sous son épaisse cape +de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n'est pas +toutefois ce lourd attirail qui l'empêcherait de décamper, si l'occasion +s'en présentait. + +Nic Deck et lui s'étaient également munis de quelques provisions +contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger +l'exploration. + +Après avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur +Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en +remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à travers les +ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l'ouest. Il eût été +plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui +eût réduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les +replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge, +profondément ravinée et barrée de hautes roches, n'aurait plus livré +passage, même à des piétons. Il y avait dès lors nécessité de couper +obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu'ils +auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa. + +C'était, d'ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au +temps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la +communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée +de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été +ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux +envahissements de la végétation, obstruée par l'inextricable fouillis +des broussailles, c'est en vain qu'on y eût cherché la trace d'une sente +ou d'une tortillère. + +Au moment d'abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que +remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arrêta afin de s'orienter. Le +château n'était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-delà du +rideau des forêts qui s'étageaient sur les basses petites de la +montagne,--disposition commune à tout le système orographique des +Carpathes. L'orientation devait donc être difficile à déterminer, faute +de repères. On ne pouvait l'établir que par la position du soleil, dont +les rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est. + +«Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois!... il n'y a pas même +de chemin... ou plutôt, il n'y en a plus! + +--Il y en aura, répondit Nic Deck. + +--C'est facile à dire, Nic... + +--Et facile à faire, Patak. + +--Ainsi, tu es toujours décidé?...» + +Le forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif' et prit +route à travers les arbres. + +A ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin; +mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si +résolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière. + +Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck ne +tarderait pas à s'égarer au milieu du labyrinthe de ces bois, où son +service ne l'avait jamais amené. Mais il comptait sans ce flair +merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude «animale» pour +ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection +des branches en telle ou telle direction, dénivellation du sol, teinte +des écorces, nuance variée des mousses selon qu'elles sont exposées aux +vents du sud ou du nord. Nic Deck était trop habile en son métier, il +l'exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre, +même en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d'un +Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper. + +Et, pourtant, la traversée de cette zone d'arbres allait offrir de +réelles difficultés. Des ormes, des hêtres, quelques-uns de ces érables +qu'on nomme «faux platanes», de superbes chênes, en occupaient les +premiers plans jusqu'à l'étage des bouleaux, des pins et des sapins, +massés sur les croupes supérieures à la gauche du col. Magnifiques, ces +arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de sève +nouvelle, leur feuillage épais, s'entremêlant de l'un à l'autre pour +former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas à +percer. + +Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les +basses branches. Mais quels obstacles à la surface du sol, et quel +travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le dégager des orties et +des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'échardes que le plus +léger attouchement leur arrache! Nic Deck n'était pas homme à s'en +inquiéter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il pût gagner à travers le bois, il +ne se préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il +est vrai, ne pouvait être que très lente dans ces conditions,--fâcheuse +aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à +atteindre le burg dans l'après-midi. Il ferait encore assez jour pour +qu'ils pussent le visiter,--ce qui leur permettrait d'être rentrés à +Werst avant la nuit. + +Aussi, la hachette à la main, le forestier travaillait-il à se frayer un +passage au milieu de ces profondes épinaies, hérissées de baïonnettes +végétales, où le pied rencontrait un terrain inégal, raboteux, bossue de +racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne +s'enfonçait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent +n'avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient comme des +pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette +pétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante, +lorsque quelque sarment s'accrochait à sa veste, comme une griffe qui +eût voulu le retenir. Non! il n'était point rassuré, le pauvre homme. +Mais, maintenant, il n'eût pas osé revenir seul en arrière, et il +s'efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable +compagnon. + +Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une +averse de lumière y pénétrait. Des couples de cigognes noires, troublées +dans leur solitude, s'échappaient des hautes ramures et filaient à +grands coups d'aile. La traversée de ces clairières rendait la marche +plus fatigante encore. Là, en effet, s'étaient entassés, énorme jeu de +jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tombés de vieillesse, comme +si la hache du bûcheron leur eût donné le coup de mort. Là gisaient +d'énormes troncs, rongés de pourriture, que charroi ne devait entraîner +jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir, +parfois impossibles à tourner, Nic Deck et son compagnon avaient fort à +faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait à s'en +tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant, +essoufflé, époumoné, ne pouvait éviter des chutes, qui obligeaient à lui +venir en aide. + +--Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre! +répétait-il. + +--Vous le raccommoderez. + +--Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner +contre l'impossible!» + +Bah! Nic Deck était déjà en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se +hâtait de le rejoindre. + +La direction suivie jusqu'alors, était-ce bien celle qui convenait pour +arriver en face du burg? Il eût été malaisé de s'en rendre compte. +Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de +s'élever vers la lisière de la forêt, qui fut atteinte à trois heures de +l'après-midi. + +Au-delà, jusqu'au plateau d'Orgall, s'étendait le rideau des arbres +verts, plus clairsemés à mesure que le versant du massif gagnait en +altitude. + +En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se +fût infléchi au nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela +donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route, +puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall. + +Nic Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du +torrent. D'ailleurs, l'estomac réclamait son dû aussi impérieusement que +les jambes. Les bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la +gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et +fraîche, filtrée aux cailloux du fond, coulait à quelques pas. Que +pouvait-on désirer de plus? On avait beaucoup dépensé, il fallait +réparer la dépense. + +Depuis leur départ, le docteur n'avait guère eu le loisir de causer avec +Nic Deck, qui le précédait toujours. Mais il se dédommagea, dès qu'ils +furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un était peu +loquace, l'autre était volontiers bavard. D'après cela, on ne s'étonnera +pas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très +brèves. + +«Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur. + +--je vous écoute, répondit Nic Deck. + +--je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour +reprendre des forces. + +--Rien de plus juste. + +--Avant de revenir à Werst... + +--Non... avant d'aller au burg. + +--Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons, et c'est à peine si +nous sommes à mi-route... + +--Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps à perdre. + +--Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme +j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans +voir clair, il faudra attendre le jour... + +--Nous l'attendrons. + +--Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n'a pas le sens +commun?... + +--Non. + +--Comment! Nous voici exténués, ayant besoin d'une bonne table dans une +bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à +passer la nuit en plein air?... + +--Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l'enceinte du +château. + +--Et s'il n'y a pas d'obstacle?... + +--Nous irons coucher dans les appartements du donjon. + +--Les appartements du donjon! s'écria le docteur Patak. Tu crois, +forestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l'intérieur de +ce maudit burg... + +--Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors. + +--Seul, forestier!... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous +devons nous séparer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour +retourner au village!--Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous +me suivrez jusqu'où j'irai... + +--Le jour, oui!... La nuit, non! + +--Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer +sous les futaies.» + +S'égarer, c'est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même, +n'ayant pas l'habitude de ces interminables détours à travers les forêts +du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst. +D'ailleurs, d'être seul, lorsque la nuit serait venue--une nuit très +noire peut-être--, de descendre les pentes du col au risque de choir au +fond d'un ravin, ce n'était pas pour lui agréer. Quitte à ne point +escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier +s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais +le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon. + +«Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à +me séparer de toi... Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne +te laisserai pas y aller seul. + +--Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir +là. + +--Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons, +promets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg... + +--Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y +pénétrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas +découvert ce qui s'y passe. + +--Ce qui s'y passe, forestier! s'écria le docteur Patak en haussant les +épaules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe?... + +--Je n'en sais rien, et comme je suis décidé à le savoir, je le +saurai... + +--Encore faut-il pouvoir y arriver, à ce château du diable! répliqua le +docteur, qui était à bout d'arguments. Or, si j'en juge par les +difficultés que nous avons éprouvées jusqu'ici, et par le temps que nous +a coûté la traversée des forêts du Plesa, la journée s'achèvera avant +que nous soyons en vue..--je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les +hauteurs du massif, les sapinières sont moins embroussaillées que ces +futaies d'ormes, d'érables et de hêtres.--Mais le sol sera rude à +monter! + +--Qu'importe, s'il n'est pas impraticable. + +Mais je me suis laissé dire que l'on rencontrait des ours aux environs +du plateau d'Orgall! + +--J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre, +docteur. + +--Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurité! + +--Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'espère, ne nous +abandonnera plus. + +--Un guide?» s'écria le docteur. + +Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui. + +«Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il +suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crête même du +plateau où il prend sa source. Je pense donc qu'avant deux heures, nous +serons à la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route. + +--Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six! + +--Allons, êtes-vous prêt?... + +--Déjà, Nic, déjà!... Mais c'est à peine si notre halte a duré quelques +minutes! + +--Quelques minutes qui font une bonne demi-heure. + +--Pour la dernière fois, êtes-vous prêt? + +--Prêt... lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb... Tu +sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nic Deck!... Mes +pieds sont gonflés, et c'est cruel de me contraindre à te suivre... + +--A la fin, vous m'ennuyez, Patak! je vous laisse libre de me quitter! +Bon voyage!» + +Et Nic Deck se releva. + +«Pour l'amour de Dieu, forestier, s'écria le docteur Patak, écoute +encore! + +--Écouter vos sottises! + +--Voyons, puisqu'il est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet +endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres?... Nous +repartirions demain dès l'aube, et nous aurions toute la matinée pour +atteindre le plateau... + +--Docteur, répondit Nic Deck, je vous répète que mon intention est de +passer la nuit dans le burg. + +--Non! s'écria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic!... je saurai +bien t'en empêcher... + +--Vous! + +--Je m'accrocherai à toi... je t'entraînerai!... je te battrai, s'il le +faut...» + +Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortuné Patak. + +Quant à Nic Deck, il ne lui avait même pas répondu, et, après avoir +remis son fusil en bandoulière, il fit quelques pas en se dirigeant vers +la berge du Nyad. + +«Attends... attends! s'écria piteusement le docteur. Quel diable +d'homme!... Un instant encore!... J'ai les jambes raides... mes +articulations ne fonctionnent plus...» + +Elles ne tardèrent pourtant pas à fonctionner, car il fallut que +l'ex-infirmier fit trotter ses petites jambes pour rejoindre le +forestier, qui ne se retournait même pas. + +Il était quatre heures; les rayons solaires, effleurant la crête du +Plesa, qui ne tarderait pas à les intercepter, éclairaient d'un jet +oblique les hautes branches de la sapinière. Nic Deck avait grandement +raison de se hâter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu +d'instants au déclin du jour. + +Curieux et étrange aspect que celui de ces forêts où se groupent les +rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contournés, déjetés, +grimaçants, se dressent des fûts droits, espacés, dénudés jusqu'à +cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans +nodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu +de broussailles ou d'herbes enchevêtrées à leur base. De longues +racines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis +par le froid. Un sol tapissé d'une mousse jaunâtre et rase, faufilée de +brindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un +talus raide et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives +entament le cuir le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu +de cette sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il +fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de +membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck +n'eût mis qu'une heure, s'il eût été seul, et il lui en coûta trois avec +l'impedimentum de son compagnon, s'arrêtant pour l'attendre, l'aidant à +se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le +docteur n'avait plus qu'une crainte,--crainte effroyable: c'était de se +trouver seul au milieu de ces mornes solitudes. + +Cependant, si les pentes devenaient plus pénibles à remonter, les arbres +commençaient à se raréfier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne +formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. Entre ces +bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient à +l'arrière-plan et dont les linéaments émergeaient encore des vapeurs du +soir. + +Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cessé de côtoyer +jusqu'alors, réduit à ne plus être qu'un ruisseau, devait sourdre à peu +de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis +du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronné par les +constructions du burg. + +Nic Deck atteignit enfin ce plateau, après un dernier coup de collier +qui réduisit le docteur à l'état de masse inerte. Le pauvre homme +n'aurait pas eu la force de se traîner vingt pas de plus, et il tomba +comme le boeuf qui s'abat sous la masse du boucher. + +Nic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension. +Debout, immobile, il dévorait du regard ce château des Carpathes, dont +il ne s'était jamais approché. + +Devant ses yeux se développait une enceinte crénelée, défendue par un +fossé profond, et dont l'unique pont-levis était redressé contre une +poterne, qu'encadrait un cordon de pierres. + +Autour de l'enceinte, à la surface du plateau d'Orgall, tout était +abandon et silence. + +Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble du burg qui +s'estompait confusément au milieu des ombres du soir. Personne ne se +montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la +plate-forme supérieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du +premier étage. Pas un filet de fumée ne s'enroulait autour de +l'extravagante girouette, rongée d'une rouille séculaire. + +«Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il est +impossible de franchir ce fossé, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir +cette poterne?» + +Nic Deck ne répondit pas. Il se rendait compte qu'il serait nécessaire +de faire halte devant les murs du château. Au milieu de cette obscurité, +comment aurait-il pu descendre au fond du fossé et s'élever le long de +l'escarpe pour pénétrer dans l'enceinte? Évidemment, le plus sage était +d'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine lumière. + +C'est ce qui fut résolu au grand ennui du forestier, mais à l'extrême +satisfaction du docteur. + + + + +VI + + +Le mince croissant de la lune, délié comme une faucille d'argent, avait +disparu presque aussitôt après le coucher du soleil. Des nuages, venus +de l'ouest, éteignirent successivement les dernières lueurs du +crépuscule. L'ombre envahit peu à peu l'espace en montant des basses +zones. Le cirque de montagnes s'emplit de ténèbres, et les formes du +burg disparurent bientôt sous la crêpe de la nuit. + +Si cette nuit-là menaçait d'être très obscure, rien n'indiquait qu'elle +dût être troublée par quelque météore atmosphérique, orage, pluie ou +tempête. C'était heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient +camper en plein air. + +Il n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. Çà +et là seulement des buissons ras à ras de terre, qui n'offraient aucun +abri contre les fraîcheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait, +les unes à demi enfouies dans le sol, les autres, à peine en équilibre, +et qu'une poussée eût suffi à faire rouler jusqu'à la sapinière. + +En réalité, l'unique plante qui poussait à profusion sur ce sol +pierreux, c'était un épais chardon appelé «épine russe», dont les +graines, dit Elisée Reclus, furent apportées à leurs poils par les +chevaux moscovites--«présent de joyeuse conquête que les Russes firent +aux Transylvains». + +A présent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y +attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la température, +qui est assez notable à cette altitude. + +«Nous n'avons que l'embarras du choix... pour être mal! murmura le +docteur Patak. + +--Plaignez-vous donc! répondit Nic Deck. + +--Certainement, je me plains! Quel agréable endroit pour attraper +quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me +guérir!» Aveu dépouillé d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier +de la quarantaine. Ah! combien il regrettait sa confortable petite +maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien doublé de +coussins et de courtepointes! + +Entre les blocs disséminés sur le plateau d'Orgall, il fallait en +choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la +brise du sud-ouest, qui commençait à piquer. C'est ce que fit Nic Deck, +et bientôt le docteur vint le rejoindre derrière une large roche, plate +comme une tablette à sa partie supérieure. + +Cette roche était un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses +et les saxifrages, qui se rencontrent fréquemment à l'angle des chemins +dans les provinces valaques. En même temps que le voyageur peut s'y +asseoir, il a la faculté de se désaltérer avec l'eau que contient un +vase déposé en dessus, laquelle est renouvelée chaque jour par les gens +de la campagne. Alors que le château était habité par le baron Rodolphe +de Gortz, ce banc portait un récipient que les serviteurs de la famille +avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, à présent, il était +souillé de détritus, tapissé de mousses verdâtres, et le moindre choc +l'eût réduit en poussière. + +A l'extrémité du banc se dressait une tige de granit, reste d'une +ancienne croix, dont les bras n'étaient figurés sur le montant vertical +que par une rainure à demi effacée. En sa qualité d'esprit fort, le +docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le protégerait contre +des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune à +bon nombre d'incrédules, il n'était pas éloigné de croire au diable. Or, +dans sa pensée, le Chort ne devait pas être loin, c'était lui qui +hantait le burg, et ce n'était ni la poterne fermée, ni le pont-levis +redressé, ni la courtine à pic, ni le fossé profond, qui l'empêcheraient +d'en sortir, pour peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le +cou à tous les deux. + +Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit à passer dans +ces conditions, il frissonnait de terreur. Non! c'était trop exiger +d'une créature humaine, et les tempéraments les plus énergiques +n'auraient pu y résister. + +Puis, une idée lui vint tardivement,--une idée à laquelle il n'avait +point encore songé en quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce +jour-là, les gens du comitat se gardent bien de sortir après le coucher +du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. A s'en rapporter +aux traditions, ce serait s'exposer à rencontrer quelque génie +malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne +ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, après le coucher du +soleil. Et voilà que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de +sa maison, mais aux approches d'un château visionné, et à deux ou trois +milles du village! Et c'est là qu'il serait contraint d'attendre le +retour de l'aube... si elle revenait jamais! En vérité, c'était vouloir +tenter le diable! + +Tout en s'abandonnant à ces idées, le docteur vit le forestier tirer +tranquillement de son bissac un morceau de viande froide, après avoir +puisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce qu'il avait de mieux à faire, +pensa-t-il, c'était de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse +d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en +fallut pas moins pour réparer ses forces. Mais, s'il parvint à calmer sa +faim, il ne parvint pas à calmer sa peur. + +«Maintenant, dormons, dit Nic Deck, dès qu'il eut rangé son bissac au +pied de la roche. + +--Dormir, forestier! + +--Bonne nuit, docteur. + +--Bonne nuit, c'est facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci +ne finisse mal...» + +Nic Deck, n'étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. Habitué +par profession à coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux +contre le banc de pierre, et ne tarda pas à tomber dans un profond +sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugréer entre ses dents, +lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'échappant à intervalles +réguliers. + +Quant à lui, il lui fut impossible, même quelques minutes, d'annihiler +ses sens de l'ouïe et de la vue. En dépit de la fatigue, il ne cessait +de regarder, il ne cessait de prêter l'oreille. Son cerveau était en +proie à ces extravagantes visions qui naissant des troubles de +l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les épaisseurs de l'ombre? +Tout et rien, les formes indécises des objets qui l'environnaient, les +nuages échevelés à travers le ciel, la masse à peine perceptible du +château. Puis c'étaient les roches du plateau d'Orgall, qui lui +semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles +allaient s'ébranler sur leur base, dévaler le long du talus, rouler sur +les deux imprudents, les écraser à la porte de ce burg, dont l'entrée +leur était interdite! + +Il s'était redressé, l'infortuné docteur, il écoutait ces bruits qui se +propagent à la surface des hauts plateaux, ces murmures inquiétants, qui +tiennent à la fois du susurrement, du gémissement et du soupir. Il +entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un +frénétique coup d'aile, les striges envolées pour leur promenade +nocturne, deux ou trois couples de ces funèbres hulottes, dont le +chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se +contractaient simultanément, et son corps tremblotait, baigné d'une +transsudation glaciale. + +Ainsi s'écoulèrent de longues heures jusqu'à minuit. Si le docteur Patak +avait pu causer, échanger de temps en temps un bout de phrase, donner +libre cours à ses récriminations, il se serait senti moins apeuré. Mais +Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit--c'était +l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des +maléfices. + +Que se passait-il donc? + +Le docteur venait de se relever, se demandant s'il était éveillé, ou +s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar. + +En effet, là-haut, il crut voir-non! il vit réellement des formes +étranges, éclairées d'une lumière spectrale, passer d'un horizon à +l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On eût dit des +espèces de monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges +ailes, krakens gigantesques, vampires énormes, qui s'abattaient comme +pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs mâchoires. + +Puis, tout lui parut être en mouvement sur le plateau d'Orgall, les +roches, les arbres qui se dressaient à sa lisière. Et très +distinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à +son oreille. + +«La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg!» Oui! c'est bien la +cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'église de Vulkan, dont +le vent eût emporté les sons en une direction contraire. + +Et voici que ses battements sont plus précipités... La main qui la met +en branle ne sonne pas un glas de mort! Non! c'est un tocsin dont les +coups haletants réveillent les échos de la frontière transylvaine. + +En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une +peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irrésistible +épouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le +corps. + +Mais le forestier a été tiré de son sommeil par les volées terrifiantes +de cette cloche. Il s'est redressé, tandis que le docteur Patak semble +comme rentré en lui-même. + +Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent à percer les épaisses +ténèbres qui recouvrent le burg. + +«Cette cloche!... Cette cloche!.., répète le docteur Patak. C'est le +Chort qui la sonne!...» + +Décidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur +absolument affolé! + +Le forestier, immobile, ne lui a pas répondu. + +Soudain, des rugissements, semblables à ceux que, jettent les sirènes +marines à l'entrée des ports, se déchaînent en tumultueuses ondes. +L'espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles +assourdissants. + +Puis, une clarté jaillit du donjon central, une clarté intense, d'où +sortent des éclats d'une pénétrante vivacité, des corruscations +aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumière, dont les +irradiations se promènent en longues nappes à la surface du plateau +d'Orgall? De quelle fournaise s'échappe cette source photogénique, qui +semble embraser les roches, en même temps qu'elle les baigne d'une +lividité étrange? + +«Nic... Nic... s'écrie le docteur, regarde-moi!... Ne suis-je plus comme +toi qu'un cadavre?...» + +En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadavérique, figure +blafarde, yeux éteints, orbites vides, joues verdâtres au teint grivelé, +cheveux ressemblant à ces mousses qui croissent, suivant la légende, sur +le crâne des pendus... + +Nic Deck est stupéfié de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le +docteur Patak, arrivé au dernier degré de l'effroi, a les muscles +rétractés, le poil hérissé, la pupille dilatée, le corps pris d'une +raideur tétanique. Comme dit le poète des _Contemplations_, il «respire +de l'épouvante!» + +Une minute--une minute au plus--dura cet horrible phénomène. Puis, +l'étrange lumière s'affaiblit graduellement, les mugissements +s'éteignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et +l'obscurité. + +Ni l'un ni l'autre ne cherchèrent plus à dormir, le docteur, accablé par +la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le +retour de l'aube. + +A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à +ses yeux? N'y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution? +S'entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure? Certes, il avait +dit qu'il pénétrerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais +n'était-ce pas assez que d'être venu jusqu'à son infranchissable +enceinte, d'avoir encouru la colère des génies et provoqué ce trouble +des éléments? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il +revenait au village, sans avoir poussé la folie jusqu'à s'aventurer à +travers ce diabolique château? + +Tout à coup, le docteur se précipite sur lui, le saisit par la main, +cherche à l'entraîner, répétant d'une voix sourde: + +«Viens!... Viens!... + +Non!» répond Nic Deck. + +Et, à son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe après ce +dernier effort. + +Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait été l'état de leur esprit que ni +le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'écoula +jusqu'au lever du jour. + +Rien ne resta dans leur mémoire des heures qui précédèrent les premières +lueurs du matin. + +A cet instant, une ligne rosée se dessina sur l'arête du Paring, à +l'horizon de l'est, de l'autre côté de la vallée des deux Sils. De +légères blancheurs s'éparpillèrent au zénith sur un fond de ciel rayé +comme une peau de zèbre. + +Nic Deck se tourna vers le château. Il vit ses formes s'accentuer peu à +peu, le donjon se dégager des hautes brumes qui descendaient le col de +Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine émerger des vapeurs +nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se découper le hêtre, dont les +feuilles bruissaient à la brise du levant. + +Rien de changé à l'aspect ordinaire du burg. La cloche était aussi +immobile que la vieille girouette féodale. Aucune fumée n'empanachait +les cheminées du donjon, dont les fenêtres grillagées étaient +obstinément closes. + +Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de +petits cris clairs. + +Nic Deck tourna son regard vers l'entrée principale du château. Le +pont-levis, relevé contre la baie, fermait la poterne entre les deux +pilastres de pierre écussonnés aux armes des barons de Gortz. + +Le forestier était-il donc décidé à pousser jusqu'au bout cette +aventureuse expédition? Oui, et sa résolution n'avait point été entamée +par les événements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'était sa +devise, comme on sait. Ni la voix mystérieuse qui l'avait menacé +personellement dans la grande salle du _Roi Mathias_, ni les phénomènes +inexplicables de sons et de lumière dont il venait d'être témoin, ne +l'empêcheraient de franchir la muraille du burg. Une heure lui suffirait +pour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa promesse +accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, où il pourrait arriver +avant midi. + +Quant au docteur Patak, ce n'était plus qu'une machine inerte, n'ayant +ni la force de résister ni même celle de vouloir. Il irait où on le +pousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les +épouvantements de cette nuit l'avaient réduit au plus complet +hébêtement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier, +montrant le château, lui dit: + +«Allons!» + +Et pourtant le jour était revenu, et le docteur aurait pu regagner +Werst, sans craindre de s'égarer à travers les forêts du Plesa. Mais +qu'on ne lui sache aucun gré d'être resté avec Nic Deck. S'il +n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est +qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'était plus +qu'un corps sans âme. Aussi, lorsque le forestier l'entraîna vers le +talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire. + +Maintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par +la poterne? C'est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître. + +La courtine ne présentait aucune brèche, aucun éboulement, aucune +faille, qui pût donner accès à l'intérieur de l'enceinte. Il était même +surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel état de +conservation,--ce qui devait être attribué à leur épaisseur. S'élever +jusqu'à la ligne de créneaux qui les couronnait paraissait être +impraticable, puisqu'elles dominaient le fossé d'une quarantaine de +pieds. Il semblait par suite que Nic Deck, au moment où il venait +d'atteindre le château des Carpathes, allait se heurter à des obstacles +insurmontables. + +Très heureusement--ou très malheureusement pour lui--, il existait +au-dessus de la poterne une sorte de meurtrière, ou plutôt une embrasure +où s'allongeait autrefois la volée d'une couleuvrine. Or, en se servant +de l'une des chaînes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne +serait pas très difficile à un homme leste et vigoureux de se hisser +jusqu'à cette embrasure. Sa largeur était suffisante pour livrer +passage, et, à moins qu'elle ne fût barrée d'une grille en dedans, Nic +Deck parviendrait sans doute à s'introduire dans la cour du burg. + +Le forestier comprit, à première vue, qu'il n'y avait pas moyen de +procéder autrement, et voilà pourquoi, suivi de l'inconscient docteur, +il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la +contrescarpe. + +Tous deux eurent bientôt atteint le fond du fossé, semé de pierres entre +le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop où l'on posait le +pied, et si des myriades de bêtes venimeuses ne fourmillaient pas sous +les herbes de cette humide excavation. + +Au milieu du fossé et parallèlement à la courtine, se creusait le lit de +l'ancienne cuvette, presque entièrement desséchée, et qu'une bonne +enjambée permettait de franchir. + +Nic Deck, n'ayant rien perdu de son énergie physique et morale, agissait +avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme +une bête que l'on tire par une corde. + +Après avoir dépassé la cuvette, le forestier longea la base de la +courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arrêta au-dessous de la +poterne, à l'endroit où pendait le bout de chaîne. En s'aidant des pieds +et des mains, il pourrait aisément atteindre le cordon de pierre qui +faisait saillie au-dessous de l'embrasure. + +Évidemment, Nic Deck n'avait pas la prétention d'obliger le docteur +Patak à tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne +l'aurait pu. Il se borna donc à le secouer vigoureusement pour se faire +comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fossé. + +Puis, Nic Deck commença à grimper le long de la chaîne, et ce ne fut +qu'un jeu pour ses muscles de montagnard. + +Mais, lorsque le docteur se vit seul, voilà que le sentiment de la +situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda, +il aperçut son compagnon déjà suspendu à un douzaine de pieds au-dessus +du sol, et, alors, de s'écrier d'une voix étranglée par les affres de la +peur: + +«Arrête... Nic... arrête!» + +Le forestier ne l'écouta point. + +«Viens... viens... où je m'en vais! gémit le docteur, qui parvint à se +remettre sur ses pieds. + +--Va-t'en!» répondit Nic Deck. + +Et il continua de s'élever lentement le long de la chaîne du pont-levis. + +Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le +raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'à la crête du +plateau d'Orgall et de reprendre à toutesjambes le chemin de Werst... + +O prodige, devant lequel s'effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit +précédente!-voici qu'il ne peut bouger... + +Ses pieds sont retenus comme s'ils étaient saisis entre les mâchoires +d'un étau... Peut-il les déplacer l'un après l'autre?... Non!... Ils +adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur +s'est-il donc laissé prendre aux ressorts d'un piège il est trop affolé +pour le reconnaître... Il semble plutôt qu'il soit retenu par les clous +de sa chaussure. + +Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... Il +est rivé au sol... N'ayant même plus la force de crier il tend +désespérément les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux étreintes +de quelque tarasque, dont la gueule émerge des entrailles de la terre... + +Cependant, Nic Deck était parvenu à la hauteur de la poterne et il +venait de poser sa main sur l'une des ferrures où s'emboîtait l'un des +gonds du pont-levis... + +Un cri de douleur lui échappa; puis, se rejetant en arrière comme s'il +eût été frappé d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaîne qu'un +dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du +fossé. «La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur!» murmura-t-il +et il perdit connaissance. + + + + +VII + + +Comment décrire l'anxiété à laquelle était en proie le village de Werst +depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak? Elle n'avait +cessé de s'accroître avec les heures qui s'écoulaient et semblaient +interminables. + +Maître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres +n'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun +d'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si +quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se +montrait--ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement +braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à +l'acquisition de cet appareil, c'était de l'argent qui avait reçu un bon +emploi. Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa +bourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si à-propos. + +A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on +l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du +surnaturel?... + +Frik répondit qu'il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque, +sans avoir rien vu de suspect. + +Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste +d'observation. Personne n'eût pensé à rester chez soi, et surtout +personne ne songeait à remettre le pied au _Roi Mathias_, où des voix +comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles, +passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage +usuel... mais une bouche!... + +Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en +quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point. +En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds, +faute de clients? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de +Werst, il avait procédé à une longue investigation du _Roi Mathias_, +fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le +dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande +salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu +organiser cette mystification. Rien!... Rien non plus du côté de la +façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il +fût possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une +muraille taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours +impétueux du torrent. N'importe! la peur ne raisonne pas, et bien du +temps s'écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas +eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son +rakiou. + +Bien du temps?... Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne +devait point se réaliser. + +En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance très +imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences +quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du _Roi +Mathias_. + +Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur +Patak. + +On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck avait promis à la +désolée Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au château des +Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées +contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux +premières heures de la soirée. On, l'attendait donc, et avec quelle +impatience! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître +d'école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne +permettraient pas au forestier d'atteindre la crête du plateau d'Orgall +avant la nuit tombante. + +Il suit de là que l'inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa +toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on +entendait très distinctement au village de Werst. Que s'était-il passé +pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, après une journée +d'absence? Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer sa demeure, avant +qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir +poindre au tournant de la route du col. + +Maître Koltz et sa fille s'étaient portés à l'extrémité de la rue, à +l'endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils +crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie +des arbres... Illusion pure! Le col était désert, comme à l'habitude, +car il était rare que les gens de la frontière voulussent s'y hasarder +pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir--ce mardi des génies +malfaisants--, et, ce jour-là, les Transylvains ne courent pas +volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nic Deck +fût fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité +est que le jeune forestier n'y avait point réfléchi, ni personne, au +surplus, dans le village. + +Mais c'est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles +effrayantes images s'offraient à elle! En imagination, elle avait suivi +son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa, +tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit +venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant +d'échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes... Il +était devenu le jouet de leurs maléfices... C'était la victime vouée à +leur vengeance... Il était emprisonné au fond de quelque souterraine +geôle... mort peut-être? Pauvre fille, que n'eût-elle donné pour se lancer sur +les traces de Nic Deck! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins +aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père +l'obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux +revinrent à leur logis. + +Dès qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans +réserve à ses larmes. Elle l'aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et +d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait +point recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les +mariages en ces campagnes transylvaines et d'une façon si bizarre. + +Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s'ouvre la «foire aux +fiancés». Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du +comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de +leurs meilleurs chevaux; elles ont apporté leur dot, c'est-à-dire des +vêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des +coffres aux brillantes couleurs; familles, amies, voisines, les ont +accompagnées. Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes +habits, ceints d'écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant; +ils choisissent la fille qui leur plaît; ils lui remettent un anneau et +un mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour +de la fête. + +Ce n'était point sur l'un de ces marchés que Nicolas Deck avait +rencontré Miriota. Leur liaison ne s'était pas établie par hasard. Tous +deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils +avaient l'âge d'aimer. Le jeune forestier n'était pas allé querir au +milieu d'une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en +avait grand gré. Ah! pourquoi Nic Deck était-il d'un caractère si +résolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente! il +l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez +d'influence pour l'empêcher de prendre le chemin de ce château maudit! + +Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des +pleurs! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le +regard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui +murmurait: + +«Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces!... Miriota n'a plus de +fiancé!» + +Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le +silence de la nuit. L'inexplicable phénomène de la salle du _Roi +Mathias_ ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz. + +Le lendemain, à l'aube, la population de Werst était dehors. Depuis la +terrasse jusqu'au détour du col, les uns remontaient, les autres +redescendaient la grande rue,--ceux-ci pour demander des nouvelles, +ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter +en avant, à un bon mille du village, non point à travers les forêts du +Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans +motif. + +Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement +avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l'extrémité du +village. + +Une demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en +haut de la route. Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en +tira mauvais indice. + +«Eh bien, Frik, que sais-tu?... Qu'as-tu appris?... lui demanda maître +Koltz, dès que le berger l'eut rejoint.--Rien vu... rien appris! +répondit Frik.--Rien! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent +de larmes. + +--Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aperçu deux hommes à un +mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'était Nic Deck, accompagné du +docteur... ce n'était pas lui! + +--Sais-tu quels sont ces hommes? demanda Jonas.--Deux voyageurs +étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque. + +--Tu leur as parlé?... + +--Oui. + +--Est-ce qu'ils descendent vers le village? + +--Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent +atteindre le sommet. + +--Ce sont deux touristes?... + +--Ils en ont l'air, maître Koltz. + +--Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du +côté du burg?... + +--Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre côté de la +frontière, répondit Frik. + +--Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck? + +--Aucune. + +--Mon Dieu!... soupira la pauvre Miriota. + +--Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours, +ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir +pour Kolosvar. + +--Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge! pensa Jonas +inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre +logement!» + +Et, depuis trente-six heures, l'excellent hôtelier était obsédé par +cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait désormais manger et dormir au +_Roi Mathias_. + +En somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son +maître, n'avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune +forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu à huit heures du matin, +pouvait-on être fondé à espérer qu'ils dussent jamais revenir?... C'est +qu'on ne s'approche pas impunément du château des Carpathes! + +Brisée par les émotions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus +la force de se soutenir. Toute défaillante, c'est à peine si elle +parvenait à marcher. Son père dut la ramener au logis. Là, ses larmes +redoublèrent... Elle appelait Nic d'une voix déchirante... Elle voulait +partir pour le rejoindre... Cela faisait pitié, et il y avait lieu de +craindre qu'elle tombât malade. + +Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait +aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant. +Qu'il y eût à courir des dangers, en s'exposant aux représailles des +êtres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu +importait. L'essentiel était de savoir ce qu'étaient devenus Nic Deck et +le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien à leurs amis qu'aux autres +habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au +milieu des forêts du Plesa, afin de remonter jusqu'au château des +Carpathes. + +Cela décidé, après maintes discussions et démarches, les plus braves se +trouvèrent au nombre de trois: ce furent maître Koltz, le berger Frik et +l'aubergiste Jonas,--pas un de plus. Quant au magister Hermod, il +s'était soudainement ressenti d'une douleur de goutte à la jambe, et il +avait dû s'allonger sur deux chaises dans la classe de son école. + +Vers neuf heures, maître Koltz et ses compagnons, bien armés par +prudence, prirent la route du col de Vulkan. Puis, à l'endroit même où +Nic Deck l'avait quittée, ils l'abandonnèrent, afin de s'enfoncer sous +l'épais massif. + +Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le +docteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le +chemin qu'ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait facile +de reconnaître leurs traces, et c'est ce qui fut constaté, aussitôt que +tous trois eurent franchi la lisière d'arbres. + +Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit à Werst, dès +qu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens +de bonne volonté se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on +trouvait que c'était d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils étaient +partis. Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée +d'une seconde! Que le forestier et le docteur eussent été victimes de +leur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, à quoi servait que +maître Koltz, Frik et Jonas s'exposassent à être victimes de leur +dévouement? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à +pleurer son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du +pâtour et de l'aubergiste auraient à se reprocher leur perte! + +La désolation devint générale à Werst, et il n'y avait pas apparence +qu'elle dût cesser de sitôt. En admettant qu'il ne leur arrivât pas +malheur, on ne pouvait compter sur le retour de maître Koltz et de ses +deux compagnons avant que la nuit eût enveloppé les hauteurs +environnantes. + +Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aperçus vers deux heures +de l'après-midi, dans le lointain de la route! Avec quel empressement, +Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre. + +Ils n'étaient pas trois, ils étaient quatre, et le quatrième se montra +sous les traits du docteur. + +«Nic... mon pauvre Nic!... s'écria la jeune fille. Nic n'est-il pas +là?...» + +Si... Nic Deck était là, étendu sur une civière de branchages que Jonas +et le berger portaient péniblement. + +Miriota se précipita vers son fiancé, elle se pencha sur lui, elle le +serra entre ses bras. + +«Il est mort... s'écriait-elle, il est mort! + +--Non... il n'est pas mort, répondit le docteur Patak, mais il +mériterait de l'être... et moi aussi!» La vérité est que le jeune +forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure +exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. Quant au +docteur, si sa face n'était pas décolorée comme celle de son compagnon, +cela tenait à ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de +brique rougeâtre. + +La voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n'eut pas le pouvoir +d'arracher Nic Deck de cette torpeur où il était plongé. Lorsqu'il eut +été ramené au village et déposé dans la chambre de maître Koltz, il +n'avait pas encore prononcé une seule parole. Quelques instants après, +cependant, ses yeux se rouvrirent, et, dès qu'il aperçut la jeune fille +penchée à son chevet, un sourire erra sur ses lèvres; mais quand il +essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps +était paralysée, comme s'il eût été frappé d'hémiplégie. Toutefois, +voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est +vrai: + +«Ce ne sera rien... ce ne sera rien! + +--Nic... mon pauvre Nic! répétait la jeune fille. + +--Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d'émotion... +Cela se passera vite... avec tes soins...» Mais il fallait du calme et +du repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il la chambre, laissant +Miriota près du jeune forestier, qui n'eût pu souhaiter une garde-malade +plus diligente, et ne tarda pas à s'assoupir. + +Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait à un nombreux auditoire +et d'une voix forte, afin de bien être entendu de tous, ce qui s'était +passé depuis leur départ. + +Maître Koltz, le berger et lui, après avoir retrouvé sous bois le +sentier que Nic Deck et le docteur s'étaient frayé, avaient pris +direction vers le château des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils +gravissaient les pentes du Plesa, et la lisière de la forêt n'était plus +qu'à un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C'étaient +le docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes refusaient tout +service, l'autre, à bout de forces et qui venait de tomber au pied d'un +arbre: + +Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul +mot, car il était trop hébété pour répondre, fabriquer une civière avec +des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est ce +qui fut accompli en un tour de main. Puis, maître Koltz et le berger, +que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst. + +Quant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil état, et s'il +avait exploré les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus que +maître Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas encore +suffisamment recouvré ses esprits pour satisfaire leur curiosité. + +Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parlé, il fallait qu'il parlât +maintenant. Que diable! il était en sûreté dans le village, entouré de +ses amis, au milieu de ses clients!Il n'avait plus rien à redouter des +êtres de là-bas! Même s'ils lui avaient arraché le serment de se taire, +de ne rien raconter de ce qu'il avait vu au château des Carpathes, +l'intérêt public lui commandait de manquer à son serment. + +«Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos +souvenirs! + +--Vous voulez... que je parle... + +--Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la sécurité du village, +je vous l'ordonne!» + +Un bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour effet de rendre au +docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées qu'il +s'exprima en ces termes: + +--Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des +fous!... Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts +maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble +encore j'en tremblerai toute ma vie! Nic voulait y entrer Oui! il +voulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre à +coucher de Belzébuth!...» + +Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on +frémissait rien qu'à l'entendre.» je n'ai pas consenti... reprit-il, +non... je n'ai pas consenti!... Et que serait-il arrivé... si j'eusse +cédé aux désirs de Nic Deck?... Les cheveux me dressent d'y penser!» + +Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son crâne, c'est que sa +main s'y égarait machinalement. + +«Nic s'est donc résigné à camper sur le plateau d'Orgall... Quelle +nuit... mes amis, quelle nuit!... Essayez donc de reposer, lorsque les +esprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas même une +heure!... Tout à coup, voilà que des monstres de feu apparaissent entre +les nuages, de véritables balauris!... Ils se précipitent sur le plateau +pour nous dévorer...» + +Tous les regards se portèrent vers le ciel pour voir s'il n'était pas +chevauché par quelque galopade de spectres. + +«Et, quelques instants après, reprit le docteur, voici la cloche de la +chapelle qui se met en branle!» + +Toutes les oreilles se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut +entendre des battements lointains, tant le récit du docteur +impressionnait son auditoire. + +«Soudain, s'écria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent +l'espace... ou plutôt des hurlements de fauves... Puis une clarté +jaillit des fenêtres du donjon... Une flamme infernale illuminé tout le +plateau jusqu'à la sapinière... Nic Deck et moi, nous nous regardons... +Ah! l'épouvantable vision!... Nous sommes pareils à deux cadavres... +deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de +l'autre!...» + +Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous, +il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de cet +autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables! + +Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de +continuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui +parut rendre à l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits +lui avaient fait perdre. + +«Mais enfin, qu'est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck?» demanda maître +Koltz. + +Et, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la +réponse du docteur, puisque c'était le jeune forestier qui avait été +personnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du _Roi +Mathias_. + +«Voici ce qui m'est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour +était revenu... J'avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets... +Mais vous le connaissez... il n'y a rien à obtenir d'un entêté pareil... +Il est descendu dans le fossé... et j'ai été forcé de le suivre, car il +m'entraînait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je +faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la poterne... Il +saisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la +courtine. A ce moment, le sentiment de la situation me revient. Il est +temps encore de l'arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce +sacrilège!... Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de +revenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst... «Non!» +me crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai +voulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait eu la même pensée à +ma place!... Mais c'est en vain que je cherche à me dégager du sol... +Mes pieds y sont cloués... vissés enracinés... J'essaie de les en +arracher... c'est impossible... J'essaie de me débattre... c'est +inutile.» + +Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d'un homme retenu +par les jambes, semblable à un renard qui s'est laissé prendre au piège. + +Puis, revenant à son récit: + +«En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri!... C'est +Nic Deck qui l'a poussé... Ses mains, accrochées à la chaîne, ont lâché +prise, et il tombe au fond du fossé, comme s'il avait été frappé par une +main invisible!» + +Il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la façon +qu'elles s'étaient passées, et son imagination n'y avait rien ajouté, si +troublée qu'elle fût. Tels il les avait décrits, tels s'étaient produits +les prodiges dont le plateau d'Orgall avait été le théâtre pendant la +nuit dernière. + +Quant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici: Le forestier est +évanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses +bottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés n'en peuvent sortir... +Soudain, l'invisible force qui l'enchaîne est brusquement rompue... Ses +jambes sont libres... Il se précipite vers son compagnon, et--ce qui +était de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic +Deck avec son mouchoir qu'il a trempé dans l'eau de la cuvette... Le +forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de +son corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie... +Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient à se relever, à remonter +le revers de la contrescarpe, à regagner le plateau... Puis, il se remet +en route vers le village... Après une heure de marche, ses douleurs au +bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent à s'arrêter... +Enfin, c'est au moment où le docteur se disposait à partir afin d'aller +chercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont +arrivés très à propos. + +Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait été gravement +atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu'il montrât +habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas +médical. + +«Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de +répondre d'un ton dogmatique, c'est déjà grave! Mais, s'agit-il d'une +maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a +guère que le Chort qui puisse la guérir!» + +A défaut de diagnostic, ce pronostic n'était pas rassurant pour Nic +Deck. Très heureusement, ces paroles n'étaient point paroles d'évangile, +et combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se +trompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune +forestier était un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il +était permis d'espérer qu'il s'en tirerait--même sans aucune +intervention diabolique--, et à la condition de ne pas suivre trop +exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine. + + + + +VIII + + +De tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de +Werst. Il n'y avait plus à en douter maintenant, ce n'étaient pas de +vaines menaces que la «bouche d'ombre», comme dirait le poète, avait +fait entendre aux clients du _Roi Mathias_. Nic Deck, frappé d'une +manière inexplicable, avait été puni de sa désobéissance et de sa +témérité. N'était-ce pas un avertissement à l'adresse de tous ceux qui +seraient tentés de suivre son exemple? Interdiction formelle de chercher +à s'introduire dans le château des Carpathes, voilà ce qu'il fallait +conclure de cette déplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y +risquerait sa vie. Très certainement, si le forestier fût parvenu à +franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village. + +Il suit de là que l'épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même +à Vulkan, et aussi dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait +rien moins que d'abandonner le pays; déjà quelques familles tsiganes +émigraient plutôt que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu'il +servait de refuge à des êtres surnaturels et malfaisants, c'était +au-delà de ce que pouvait supporter le tempérament public. Il n'y avait +plus qu'à s'en aller vers quelque autre région du comitat, à moins que +le gouvernement hongrois ne se décidât à détruire cet inabordable +repaire. Mais le château des Carpathes était-il destructible par les +seuls moyens que des hommes eussent à leur disposition? + +Pendant la première semaine de juin, personne ne s'aventura hors du +village, pas même pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de +bêche ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fantôme, enfoui dans les +entrailles du sol?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne +ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges?... Où l'on +sèmerait du grain de blé ne pousserait-il pas de la graine de démons? + +«C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver!» disait le berger Frik d'un +ton convaincu. + +Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons +dans les pâtures de la Sil. + +Ainsi, le village était terrorisé. Le travail des champs était +entièrement délaissé. On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes. +Maître Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses +administrés une confiance qui lui faisait défaut, d'ailleurs, à +lui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait d'aller à Kolosvar, afin +de réclamer l'intervention des autorités. + +Et la fumée, est-ce qu'elle reparaissait encore à la pointe de la +cheminée du donjon?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de +l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui traînaient à la surface du +plateau d'Orgall. + +Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte +rougeâtre, semblable à quelque reflet d'incendie?... Oui, et on eût dit +que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château. + +Et ces mugissements, qui avaient tant effrayé le docteur Patak, se +propageaient-ils à travers les massifs du Plesa, à la grande épouvante +des habitants de Werst?... Oui, ou du moins, malgré la distance, les +vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que +répercutaient les échos du col. + +En outre, d'après ces gens affolés, on eût dit que le sol était agité de +trépidations souterraines, comme si un ancien cratère se fût rallumé à +la chaîne des Carpathes. Mais peut-être y avait-il une bonne part +d'exagération dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et +ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'était produit des faits positifs, +tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un +pays si extraordinairement machiné. + +Il va de soi que l'auberge du _Roi Mathias_ continuait d'être déserte. +Un lazaret en temps d'épidémie n'eût pas été plus abandonné. Personne +n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute +de clients, il n'en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque +l'arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses. + +Dans la soirée du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut +soulevé du dehors; mais cette porte, verrouillée en dedans, ne put +s'ouvrir. + +Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. A +l'espoir qu'il éprouvait de se trouver en face d'un hôte se joignait la +crainte que cet hôte ne fût quelque revenant de mauvaise mine, auquel il +ne saurait trop se hâter de refuser souper et gîte. + +Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans +l'ouvrir. + +«Qui est là? demanda-t-il.--Ce sont deux voyageurs.--Vivants?... + +--Très vivants. + +--En êtes-vous bien sûrs?... + +--Aussi vivants qu'on peut l'être, monsieur l'aubergiste, mais qui ne +tarderont pas à mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser +dehors.» + +Jonas se décida à repousser les verrous, et deux hommes franchirent le +seuil de la salle. + +A peine furent-ils entrés que leur premier soin fut de demander chacun +une chambre, ayant intention de séjourner pendant vingt-quatre heures à +Werst. + +A la clarté de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une +extrême attention, et il acquit la certitude que c'étaient bien des +êtres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le +_Roi Mathias_! + +Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ. +Une taille élevée, une figure noble et belle, des yeux noirs, des +cheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment taillée, la +physionomie un peu triste mais fière, tout cela était d'un gentilhomme, +et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper. + +Au surplus, lorsqu'il eut demandé sous quel nom il devait inscrire les +deux voyageurs: + +«Le comte Franz de Télek, répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko. + +--De quel pays?... + +--De Krajowa.» + +Krajowa est une des principales bourgades de l'État de Roumanie, qui +confine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaîne des +Carpathes. Franz de Télek était donc de race roumaine,--ce que Jonas +avait reconnu au premier aspect. + +Quant à Rotzko, homme d'une quarantaine d'années, grand, robuste, +épaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien +militaire. Il portait même le sac du soldat, retenu sur ses épaules par +des bretelles, et une valise assez légère qu'il tenait à la main. + +C'était là tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, à +pied le plus souvent. Cela se voyait à son costume, manteau en +bandoulière, passe-montagne sur la tête, vareuse serrée à la taille par +un ceinturon d'où pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guêtres +s'ajustant étroitement à des souliers larges et épais de semelle. + +Ces deux voyageurs n'étaient autres que ceux rencontrés par le berger +Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils +se dirigeaient vers le Retyezat. Après avoir visité la contrée jusqu'aux +limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient +prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la +vallée des deux Sils. + +«Vous avez des chambres à nous donner? demanda Franz de Télek. + +--Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira à monsieur le comte, +répondit Jonas. + +--Deux suffiront, dit Rotzko; il faut seulement qu'elles soient l'une +près de l'autre. + +--Celles-ci vous conviendront-elles? reprit Jonas, en ouvrant deux +portes à l'extrémité de la grande salle. + +--Très bien», répondit Franz de Télek. + +On le voit, Jonas n'avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce +n'étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu +l'apparence humaine. Non! ce gentilhomme se présentait comme un de ces +personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours très honoré de +recevoir. Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au +_Roi Mathias_. + +--A quelle distance sommes-nous de Kolosvar? demanda le jeune comte. + +--A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par +Petroseny et Karlsburg, répondit Jonas.--Est-ce que l'étape est +fatigante? + +--Très fatigante pour des piétons, et, s'il m'est permis d'adresser +cette observation à monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos +de quelques jours...--Pouvons-nous souper? demanda Franz de Télek en +coupant court aux invites de l'aubergiste. + +--Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir à monsieur +le comte un repas digne de lui...--Du pain, du vin, des oeufs et de la +viande froide nous suffiront pour ce soir. + +--je vais vous servir. + +--Le plus tôt possible. + +--A l'instant.» + +Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu'une question +l'arrêta. + +«Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge?... dit Franz de +Télek. + +--En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte. + +--Ce n'est donc pas l'heure où les gens du pays viennent boire en fumant +leur pipe? + +--L'heure est passée... monsieur le comte... car on se couche avec les +poules au village de Werst.» + +Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le _Roi Mathias_ ne renfermait +pas un seul client. + +«Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents +habitants? + +--Environ, monsieur le comte. + +--Pourtant, nous n'avons pas rencontré âme qui vive en descendant la +principale rue... + +--C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du +dimanche...» + +Franz de Télek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait +plus que répondre. Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la +situation. Les étrangers ne l'apprendraient que trop tôt, et qui sait +s'ils ne se hâteraient pas de fuir un village suspect à si juste titre! + +«Pourvu que la voix ne recommence pas à bavarder, tandis qu'ils seront +en train de souper!» pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la +salle. + +Quelques instants après, le très simple repas qu'avait commandé le jeune +comte était proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Télek +s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en +voyage. Tous deux mangèrent de grand appétit; puis, le repas achevé, ils +se retirèrent chacun dans sa chambre. + +Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point échangé dix paroles +pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune façon se mêler à leur +conversation--à son vif déplaisir. Du reste, Franz de Télek paraissait +être peu communicatif. Quant à Rotzko, après l'avoir observé, +l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien à en tirer de ce qui concernait +la famille de son maître. + +Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes. +Mais, avant de remonter à sa mansarde, il parcourut la grande salle du +regard, prêtant une oreille inquiète aux moindres bruits du dedans et du +dehors, et se répétant: + +--Pourvu que cette abominable voix ne les réveille pas pendant leur +sommeil!» + +La nuit s'écoula tranquillement. + +Le lendemain, dès le point du jour, la nouvelle se répandit que deux +voyageurs étaient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants +accoururent devant l'auberge. + +Très fatigués par leur excursion de la veille, Franz de Télek et Rotzko +dormaient encore. Il n'était guère probable qu'ils eussent l'intention +de se lever avant sept ou huit heures du matin. + +De là, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu +le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas +quitté leur chambre. + +Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures. + +Rien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant +dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne +laissait pas d'être rassurant. + +D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air +aimable, invitant ses anciens clients à lui rendre leur confiance. +Puisque le voyageur qui honorait le _Roi Mathias_ de sa présence était +un gentilhomme--un gentilhomme roumain, s'il vous plaît, et de l'une des +plus vieilles familles roumaines--que pouvait-on craindre en si noble +compagnie? + +Bref, il advint que maître Koltz, pensant qu'il était de son devoir de +donner l'exemple, se hasarda à faire acte de présence. + +Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. Presque aussitôt, +il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitués et +du pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le +décider à les accompagner. + +«Remettre le pied chez Jonas, avait-il répondu, jamais, quand il me +paierait dix florins ma visite!» + +Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une +certaine importance: si maître Koltz avait consenti à revenir au _Roi +Mathias_, ce n'était pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de +curiosité, ni par désir de se mettre en relation avec le comte Franz de +Télek. Non! L'intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination. + +En effet, en sa qualité de voyageur, le jeune comte était astreint à +payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a +point oublié, ces taxes allaient directement à la poche du premier +magistrat de Werst. + +Le biró vint donc faire sa réclamation en termes fort convenables, et +Franz de Télek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y +faire droit. + +Il offrit même à maître Koltz et au magister de s'asseoir un instant à +sa table. Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment +formulée. + +Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave. +Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte. +Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne clientèle, un instant +dispersée, ne tarderait pas à reprendre le chemin du _Roi Mathias_. + +Après avoir acquitté la taxe des voyageurs, Franz de Télek désira savoir +si elle était productive. + +«Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître +Koltz. + +--Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la +Transylvanie? + +--Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite +d'être exploré. + +--C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne +d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai +beaucoup admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l'on découvre +dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des +Carpathes. + +--C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, répondit le +magister Hermod--, et, pour compléter votre excursion, nous vous +engageons à faire l'ascension du Paring. + +--je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de +Télek. + +--Une journée suffirait. + +--Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain +matin. + +--Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt?» dit Jonas en +prenant son air le plus gracieux. + +Et il n'aurait pas été fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte +au _Roi Mathias_. + +Il le faut, répondit le comte de Télek. Du reste, à quoi me servirait de +séjourner à Werst?... + +--Croyez que notre village vaut la peine d'arrêter quelque temps un +touriste! fit observer maître Koltz. + +--Cependant, il paraît être peu fréquenté, répliqua le jeune comte, et +c'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux... + +--En effet, rien de curieux... dit le biró, en songeant au burg. + +--Non..... rien de curieux... répéta le magister. + +--Oh!... Oh!...» fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa +involontairement. + +Quels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres et plus +particulièrement l'aubergiste! Était-il donc urgent de mettre un +étranger au courant des secrets du pays? Lui dévoiler ce qui se passait +sur le plateau d'Orgall, signaler à son attention le château des +Carpathes, n'était-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de +quitter le village? Et à l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre la +route du col de Vulkan pour pénétrer en Transylvanie? + +Vraiment, ce pâtour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier +de ses moutons. + +«Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc!» lui dit à mi-voix maître +Koltz. + +Toutefois, la curiosité du jeune comte ayant été éveillée, il s'adressa +directement à Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh! oh! +interjectifs. + +Le berger n'était point homme à reculer, et, au fond, peut-être +pensait-il que Franz de Télek pourrait donner un bon conseil dont le +village ferait son profit. + +«J'ai dit: Oh!... Oh!... monsieur le comte, répliquat-il, et je ne m'en +dédis point. + +--Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter? +reprit le jeune comte. + +--Quelque merveille... répliqua maître Koltz. + +--Non!... non!...» s'écrièrent les assistants. + +Et ils s'effrayaient déjà à la pensée qu'une seconde tentative faite +pour pénétrer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux +malheurs. + +Franz de Télek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens, +dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une manière +très significative. + +«Qu'il y a-t-il donc?... demanda-t-il. + +--Ce qu'il y a, mon maître? répondit Rotzko. Eh bien, paraît-il, il y a +le château des Carpathes. + +--Le château des Carpathes?... + +--Oui!... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans +l'oreille.» + +Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la tête sans trop oser +regarder le biró. + +Maintenant une brèche était faite au mur de la vie privée du +superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas à passer par +cette brèche. + +Maître Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-même faire +connaître la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui +concernait le château des Carpathes. + +Il va sans dire que Franz de Télek ne put cacher l'étonnement que ce +récit lui fit éprouver et les sentiments qu'il lui suggéra. Quoique +médiocrement instruit des choses de science, à l'exemple des jeunes gens +de sa condition qui vivaient en leurs châteaux au fond de campagnes +valaques, c'était un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux +apparitions, et se riait-il volontiers des légendes. Un burg hanté par +des esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. A son avis, +dans ce que venait de lui raconter maître Koltz, il n'y avait rien de +merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins établis, +auxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La +fumée du donjon, la cloche sonnant à toute volée, cela pouvait +s'expliquer très simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements +sortis de l'enceinte, c'était pur effet d'hallucination. + +Franz de Télek ne se gêna point pour le dire et en plaisanter, au grand +scandale de ses auditeurs. + +«Mais, monsieur le comte, lui fit observer maître Koltz, il y a encore +autre chose. + +--Autre chose?... + +--Oui! Il est impossible de pénétrer à l'intérieur du château des +Carpathes. + +--Vraiment?... + +--Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles, +il y a quelques jours, par dévouement pour le village, et ils ont failli +payer cher leur tentative. + +--Que leur est-il arrivé?...» demanda Franz de Télek d'un ton assez +ironique. + +Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur +Patak. + +«Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fossé, +ses pieds étaient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas +en avant?... + +--Ni un pas en avant ni un pas en arrière! ajouta le magister Hermod. + +--Il l'aura cru, votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c'est la +peur qui le talonnait... jusque dans les talons! + +--Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. Mais comment expliquer +que Nic Deck ait éprouvé une effroyable secousse, quand il a mis la main +sur la ferrure du pont-levis... + +--Quelque mauvais coup dont il a été victime... + +--Et même si mauvais, reprit le biró, qu'il est au lit depuis ce +jour-là... + +--Pas en danger de mort, je l'espère? se hâta de répliquer le jeune +comte.--Non... par bonheur.» + +En réalité, il y avait là un fait matériel, un fait indéniable, et +maître Koltz attendait l'explication que Franz de Télek en allait +donner. + +Voici ce qu'il répondit très explicitement. + +«Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le répète, qui +ne soit très simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le +château des Carpathes est maintenant occupé. Par qui?... je l'ignore. En +tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt +à se cacher, après y avoir cherché refuge... sans doute des +malfaiteurs... + +--Des malfaiteurs?... s'écria maître Koltz. + +--C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y +relancer, ils ont tenu à faire croire que le burg était hanté par des +êtres surnaturels. + +--Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez?... + +--je pense que ce pays est très superstitieux, que les hôtes du château +le savent, et qu'ils ont voulu prévenir de cette façon la visite des +importuns.» + +Il était vraisemblable que les choses avaient dû se passer ainsi; mais +on ne s'étonnera pas que personne à Werst ne voulût admettre cette +explication. + +Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire +qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il +d'ajouter: + +«Puisque vous ne voulez pas vous rendre à mes raisons, messieurs, +continuez à croire tout ce qu'il vous plaira du château des Carpathes. + +--Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître +Koltz. + +--Et ce qui est, ajouta le magister. + +--Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre +heures, car Rotzko et moi, nous serions allés visiter votre fameux burg, +et je vous assure que nous aurions bientôt su à quoi nous en tenir... + +--Visiter le burg!... s'écria maître Koltz. + +--Sans hésiter, et le diable en personne ne nous eût pas empêchés d'en +franchir l'enceinte.» + +En entendant Franz de Télek s'exprimer en termes si positifs, si +moqueurs même, tous furent saisis d'une bien autre épouvante. Est-ce que +de traiter les esprits du château avec ce sans-gêne, cela n'était pas +pour attirer quelque catastrophe sur le village?... Est-ce que ces +génies n'entendaient pas tout ce qui se disait à l'auberge du _Roi +Mathias_?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde +fois? + +Et, à ce propos, maître Koltz apprit au jeune comte dans quelles +conditions le forestier avait été, en nom propre, menacé d'un terrible +châtiment, s'il s'avisait de vouloir découvrir les secrets du burg. + +Franz de Télek se contenta de hausser les épaules; puis, il se leva, +disant que jamais aucune voix n'avait pu être entendue dans cette salle, +comme on le prétendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans +l'imagination des clients par trop crédules et un peu trop amateurs du +schnaps du _Roi Mathias_. + +Là-dessus, quelques-uns se dirigèrent vers la porte, peu soucieux de +rester plus longtemps en un logis où ce jeune sceptique osait soutenir +de pareilles choses. + +Franz de Télek les arrêta d'un geste. + +«Décidément, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous +l'empire de la peur. + +--Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz. + +--Eh bien, le moyen est tout indiqué d'en finir avec les machinations +qui, selon vous, se passent au château des Carpathes. Après demain, je +serai à Karlsburg, et, si vous le voulez, je préviendrai les autorités +de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de la +police, et je vous réponds que ces braves sauront bien pénétrer dans le +burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre crédulité, +soit pour arrêter les malfaiteurs qui préparent peut-être quelques +mauvais coup.» + +Rien n'était plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne +fut pas du goût des notables de Werst. A les en croire, ni les +gendarmes, ni la police, ni l'armée elle-même, n'auraient raison de ces +êtres surhumains, disposant pour se défendre de procédés surnaturels! + +«Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m'avez +pas encore dit à qui appartient ou appartenait le château des Carpathes? + +--A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz, +répondit maître Koltz. + +--La famille de Gortz?... s'écria Franz de Télek. + +--Elle-même! + +--Cette famille dont était le baron Rodolphe?... + +--Oui, monsieur le comte. + +--Et vous savez ce qu'il est devenu?... + +--Non. Voilà nombre d'années que le baron de Gortz n'a reparu au +château.» + +Franz de Télek avait pâli, et, machinalement, il répétait ce nom d'une +voix altérée: + +«Rodolphe de Gortz!» + + + + +IX + + +La famille des comtes de Télek, l'une des plus anciennes et des plus +illustres de la Roumanie, y tenait déjà un rang considérable avant que +le pays eût conquis son indépendance vers le commencement du XVIe +siècle. Mêlée à toutes les péripéties politiques qui forment l'histoire +de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement. + +Actuellement, moins favorisée que ce fameux hêtre du château des +Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Télek +se voyait réduite à une seule, la branche des Télek de Krajowa, dont le +dernier rejeton était ce jeune gentilhomme qui venait d'arriver au +village de Werst. + +Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitté le château patrimonial, +où demeuraient le comte et la comtesse de Télek. Les descendants de +cette famille jouissaient d'une grande considération et ils faisaient un +généreux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la +noblesse des campagnes, c'est à peine s'ils quittaient le domaine de +Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient à la +bourgade de ce nom, bien qu'elle ne fût distante que de quelques milles. + +Ce genre d'existence influa nécessairement sur l'éducation de leur fils +unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu où s'était +écoulée sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux prêtre +italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne +savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il +acquis que de très insuffisantes connaissances dans les sciences, les +arts et la littérature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit +et jour à travers les forêts et les plaines, poursuivre cerfs ou +sangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes, +tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant +très brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces +rudes exercices. + +La comtesse de Télek mourut, quand son fils avait à peine quinze ans, et +il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte périt dans un +accident de chasse. + +La douleur du jeune Franz fut extrême. Comme il avait pleuré sa mère, il +pleura son père. L'un et l'autre venaient de lui être enlevés en peu +d'années. Toute sa tendresse, tout ce que son coeur renfermait +d'affectueux élans, s'était jusqu'alors concentré dans cet amour filial, +qui peut suffire aux expansions du premier âge et de l'adolescence. +Mais, lorsque cet amour vint à lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et +son précepteur étant mort, il se trouva seul au monde. + +Le jeune comte resta encore trois années au château de Krajowa, d'où il +ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher à se créer aucunes +relations extérieures. A peine alla-t-il une ou deux fois à Bucarest, +parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'étaient d'ailleurs +que de courtes absences, car il avait hâte de revenir à son domaine. + +Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par +sentir le besoin d'élargir un horizon que limitaient étroitement les +montagnes roumaines et de s'envoler au-delà. + +Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la +résolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire +largement ses nouveaux goûts. Un jour, il abandonna le château de +Krajowa à ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait +avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans déjà au +service de la famille de Télek, le compagnon de toutes ses expéditions +de chasse. C'était un homme de courage et de résolution, entièrement +dévoué à son maître. + +L'intention du jeune comte était de visiter l'Europe, en séjournant +quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent. +Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait été +qu'ébauchée au château de Krajowa, pourrait se compléter par les +enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement préparé le plan. + +Ce fut l'Italie que Franz de Télek voulut visiter d'abord, car il +parlait assez couramment la langue italienne que le vieux prêtre lui +avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers +laquelle il se sentait préférablement attiré, fut tel qu'il y demeura +quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour +Naples, revenant sans cesse à ces centres artistes, dont il ne pouvait +s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre, +il les verrait plus tard, il les étudierait même avec plus de profit lui +semblait-il--lorsque l'âge aurait mûri ses idées. Au contraire, il faut +avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour goûter le charme des +grandes cités italiennes. + +Franz de Télek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint à Naples pour la +dernière fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se +rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne _Trinacria_ +qu'il voulait terminer son voyage; puis, il retournerait au château de +Krajowa afin d'y prendre une année de repos. + +Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses +dispositions, mais décider de sa vie et en modifier le cours. + +Pendant ces quelques années vécues en Italie, si le jeune comte avait +médiocrement gagné du côté des sciences pour lesquelles il ne se sentait +aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il été révélé +comme à un aveugle la lumière. L'esprit largement ouvert aux splendeurs +de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'oeuvre de la peinture, +lorsqu'il visitait les musées de Naples, de Venise, de Rome et de +Florence. En même, temps, les théâtres lui avaient fait connaître les +oeuvres lyriques de cette époque, et il s'était passionné pour +l'interprétation des grands artistes. + +Ce fut lors de son dernier séjour à Naples, et dans les circonstances +particulières qui vont être rapportées, qu'un sentiment d'une nature +plus intime, d'une pénétration plus intensive, s'empara de son coeur. + +Il y avait à cette époque au théâtre San-Carlo une célèbre cantatrice, +dont la voix pure, la méthode achevée, le jeu dramatique, faisaient +l'admiration des dilettanti. Jusqu'alors la Stilla n'avait jamais +recherché les bravos de l'étranger, et elle ne chantait pas d'autre +musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans +l'art de la composition. Le théâtre de Carignan à Turin, la Scala à +Milan, le Fenice à Venise, le théâtre Alfieri à Florence, le théâtre +Apollo à Rome, San-Carlo à Naples, la possédaient tour à tour, et ses +triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur +les autres scènes de l'Europe. + +La Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d'une beauté +incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux +noirs et profonds, où s'allumaient des flammes, la pureté de ses traits, +sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxitèle n'aurait pu +former plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste +sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi: + + Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur ! + +Mais cette voix que le plus aimé des poètes a célébrée en ses stances +immortelles: + + ...cette voix du coeur qui seule au coeur arrive, + +cette voix, c'était celle de la Stilla dans toute son inexprimable +magnificence. + +Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle +perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus +puissants de l'âme, jamais, disait-on, son coeur n'en avait ressenti les +effets. Jamais elle n'avait aimé, jamais ses yeux n'avaient répondu aux +mille regards qui l'enveloppaient sur la scène. Il semblait qu'elle ne +voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art. + +Dès la première fois qu'il vit la Stilla, Franz éprouva les +entraînements irrésistibles d'un premier amour. Aussi, renonçant au +projet qu'il avait formé de quitter l'Italie, après avoir visité la +Sicile, résolut-il de rester à Naples jusqu'à la fin de la saison. Comme +si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre, +l'eût attaché à la cantatrice, il était de toutes ces représentations +que l'enthousiasme du public transformait en véritables triomphes. +Plusieurs fois, incapable de maîtriser sa passion, il avait essayé +d'avoir accès près d'elle; mais la porte de la Stilla demeura +impitoyablement fermée pour lui comme pour tant d'autres de ses +fanatiques admirateurs. + +Il suit de là que le jeune comte fut bientôt le plus à plaindre des +hommes. Ne pensant qu'à la Stilla, ne vivant que pour la voir et +l'entendre, ne cherchant pas à se créer des relations dans le monde où +l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du coeur et de +l'esprit, sa santé ne tarda pas à être sérieusement compromise. Et que +l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il +le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage,--pas même un certain +personnage assez étrange, dont les péripéties de cette histoire exigent +que nous fassions connaître les traits et le caractère. + +C'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,--on le supposait, du +moins, lors du dernier voyage de Franz de Télek à Naples. Cet être peu +communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces +conventions sociales qui sont acceptées des hautes classes. On ne savait +rien de sa famille, de sa situation, de son passé. On le rencontrait +aujourd'hui à Rome, demain à Florence, et, il faut le dire, suivant que +la Stilla était à Florence ou à Rome. En réalité, on ne lui connaissait +qu'une passion: entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui +occupait alors la première place dans l'art du chant. + +Si Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il +l'avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet +excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il +semblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie +comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherché à la rencontrer +ailleurs qu'à la scène, jamais il ne s'était présenté chez elle ni ne +lui avait écrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur +n'importe quel théâtre d'Italie, on voyait passer devant le contrôle un +homme de taille élevée, enveloppé d'un long pardessus sombre, coiffé +d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hâtait de prendre +place au fond d'une loge grillée, préalablement louée pour lui. Il y +restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la +représentation. Puis, dès que la Stilla avait achevé son air final, il +s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre +chanteuse, n'auraient pu le retenir; il ne les eût pas même entendus. + +Quel était ce spectateur si assidu? La Stilla avait en vain cherché à +l'apprendre. Aussi, étant d'une nature très impressionnable, avait-elle +fini par s'effrayer de la présence de cet homme bizarre,--frayeur +irraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu'elle ne pût +l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille, +elle le savait là, elle sentait son regard impérieux fixé sur elle, et +qui la troublait à ce point qu'elle n'entendait même plus les bravos +dont le public accueillait son entrée en scène. + +Il a été dit que ce personnage ne s'était jamais présenté à la Stilla. +Mais s'il n'avait pas essayé de connaître la femme--nous insisterons +particulièrement sur ce point--, tout ce qui pouvait lui rappeler +l'artiste avait été l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi +qu'il possédait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel +Gregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime, +incarnée dans l'un de ses plus beaux rôles, et ce portrait, acquis au +poids de l'or, valait le prix dont l'avait payé son admirateur. + +Si cet original était toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge +aux représentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que +pour se rendre au théâtre, il ne faudrait pas en conclure qu'il vécût +dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins hétéroclite que +lui, partageait son existence. + +Cet individu s'appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d'où venait-il, où +était-il né? Personne n'aurait pu répondre à ces trois questions. A +l'entendre--car il causait volontiers--, il était un de ces savants +méconnus, dont le génie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde +en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque +pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche +dilettante. Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique, +avec une de ces figures pâles que, dans l'ancien langage, on qualifiait +de «chiches-faces». Signe particulier, il portait une oeillère noire sur +son oeil droit qu'il avait dû perdre dans quelque expérience de physique +ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'épaisses lunettes dont +l'unique verre de myope servait à son oeil gauche, allumé d'un regard +verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il +eût causé avec quelque être invisible qui l'écoutait sans jamais lui +répondre. + +Ces deux types, l'étrange mélomane et le non moins étrange Orfanik, +étaient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'être, en ces +villes d'Italie, où les appelait régulièrement la saison théâtrale. Ils +avaient le privilège d'exciter la curiosité publique, et, bien que +l'admirateur de la Stilla eût toujours repoussé les reporters et leurs +indiscrètes interviews, on avait fini par connaître son nom et sa +nationalité. Ce personnage était d'origine roumaine, et, lorsque Franz +de Télek demanda comment il s'appelait, on lui répondit: «Le baron +Rodolphe de Gortz.» + +Les choses en étaient là à l'époque où le jeune comte venait d'arriver à +Naples. Depuis deux mois, le théâtre San-Carlo ne désemplissait pas, et +le succès de la Stilla s'accroissait chaque soir. Jamais elle ne s'était +montrée aussi admirable dans les divers rôles de son répertoire, jamais +elle n'avait provoqué de plus enthousiastes ovations. + +A chacune de ces représentations, tandis que Franz occupait son fauteuil +à l'orchestre, le baron de Gortz, caché dans le fond de sa loge, +s'absorbait dans ce chant exquis, s'imprégnait de cette voix pénétrante, +faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre. + +Ce fut alors qu'un bruit courut à Naples,--un bruit auquel le public +refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettanti. + +On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre. +Quoi! dans toute la possession de son talent, dans toute la plénitude de +sa beauté, à l'apogée de sa carrière d'artiste, était-il possible +qu'elle songeât à prendre sa retraite? + +Si invraisemblable que ce fût, c'était vrai, et, sans qu'il s'en doutât, +le baron de Gortz était en partie cause de cette résolution. + +Ce spectateur aux allures mystérieuses, toujours là, quoique invisible +derrière la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla +une émotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se +défendre. Dès son entrée en scène, elle se sentait impressionnée à un +tel point que ce trouble, très apparent pour le public, avait altéré peu +à peu sa santé. Quitter Naples, s'enfuir à Rome, à Venise, ou dans toute +autre ville de la péninsule, cela n'eût pas suffi, elle le savait, à la +délivrer de la présence du baron de Gortz. Elle ne fût même pas parvenue +a lui échapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou +la France. Il la suivrait partout où elle irait se faire entendre, et, +pour se délivrer de cette obsédante importunité, le seul moyen était +d'abandonner le théâtre. + +Or, depuis deux mois déjà, avant que le bruit de sa retraite se fût +répandu, Franz de Télek s'était décidé à faire auprès de la cantatrice +une démarche, dont les conséquences devaient amener, par malheur, la +plus irréparable des catastrophes. Libre de sa personne, maître d'une +grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui +avait offert de devenir comtesse de Télek. + +La Stilla n'était pas sans connaître de longue date les sentiments +qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'était dit que c'était un +gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été +heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit où +elle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom, +l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point à +dissimuler. Ce fut avec une entière foi dans ses sentiments qu'elle +consentit à devenir la femme du comte de Télek, et sans regret d'avoir à +quitter la carrière dramatique. + +La nouvelle était donc vraie, la Stilla ne reparaîtrait plus sur aucun +théâtre, dès que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage, +dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain. + +On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le +monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Après avoir +refusé de croire à la réalisation de ce projet, il fallut pourtant se +rendre. Jalousies et haines se dressèrent alors contre le jeune comte, +qui ravissait à son art, à ses succès, à l'idolâtrie des dilettante, la +plus grande cantatrice de l'époque. Il en résulta des menaces +personnelles à l'adresse de Franz de Télek--menaces dont le jeune homme +ne se préoccupa pas un instant. + +Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut +éprouver le baron Rodolphe de Gortz à la pensée que la Stilla allait lui +être enlevée, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait à la vie. +Le bruit se répandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est +certain, c'est qu'à partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir +les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint même +plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le +baron occupait à chaque représentation,--ce qui ne lui était jamais +arrivé, étant absolument réfractaire, comme tant d'autres savants, au +charme de la musique. + +Cependant les jours s'écoulaient, l'émotion ne se calmait pas, et elle +allait être portée au comble le soir où la Stilla ferait sa dernière +apparition sur le théâtre. C'était dans le superbe rôle d'Angélica, +d'Orlando, ce chef-d'oeuvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser +ses adieux au public. + +Ce soir-là, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les +spectateurs qui se pressaient à ses portes et dont la majeure partie dut +rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de +Télek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le +rideau baisserait sur le cinquième acte de l'opéra. + +Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore, +Orfanik s'y trouvait près de lui. + +La Stilla parut, plus émue qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se remit +pourtant, elle s'abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle +perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer. +L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs +s'éleva jusqu'au délire. + +Pendant la représentation, le jeune comte s'était tenu au fond de la +coulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer, +maudissant la longueur des scènes, s'irritant des retards que +provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah! qu'il lui tardait +d'arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et +de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'à lui, +à lui seul! + +Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l'héroïne d'Orlando. Jamais +l'admirable musique d'Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la +Stilla ne l'interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme +semblait se distiller à travers ses lèvres... Et, cependant, on eût dit +que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui +ne devait plus se faire entendre! + +En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tête +étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, +sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la +coulisse, Franz l'aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas +encore arrivé. + +La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette +enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase +d'un sentiment sublime: + + Innamorata, mio cuore, tremante, + Voglio morire... + +Soudain, elle s'arrête... + +La face du baron de Gortz la terrifie... Une épouvante inexplicable la +paralyse... Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de +sang... Elle chancelle... elle tombe... + +Le public s'est levé, palpitant, affolé, au comble de l'angoisse... + +Un cri s'échappe de la loge du baron de Gortz... + +Franz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses +bras, il la relève... il la regarde... il l'appelle: + +--Morte! morte!... s'écrie-t-il, morte!...» + +La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son +chant s'est éteint avec son dernier soupir! + +<tb> + +Le jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l'on +craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la +Stilla, qui furent célébrées au milieu d'un immense concours de la +population napolitaine. + +Au cimetière du _Campo Santo Nuovo_, où la cantatrice fut inhumée, on ne +lit que ce nom sur un marbre blanc: + + STILLA + +Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là, les +yeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles +eussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où +la Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l'oreille, comme si la +voix de la grande artiste allait une dernière fois s'échapper de cette +tombe... + +C'était Rodolphe de Gortz. + +La nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples, +et, depuis son départ, personne n'aurait pu dire ce qu'il était devenu. + +Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l'adresse du jeune comte. + +Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menaçant: + +«C'est vous qui l'avez tuée!... Malheur à vous, comte de Télek! + + «RUDOLPHE DE GORTZ.» + + + +X + + +Telle avait été cette lamentable histoire. + +Pendant un mois, l'existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne +reconnaissait personne--pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la +fièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier +souffle: c'était celui de la Stilla. + +Le jeune comte échappa à la mort. L'habileté des médecins, les soins +incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz +de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable +ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela +la tragique scène finale d'Orlando, dans laquelle l'âme de l'artiste +s'était brisée: + +«Stilla!... ma Stilla!» s'écriait-il, tandis que ses mains se tendaient +comme pour l'applaudir encore. Dès que son maître put quitter le lit, +Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se +laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant +d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de +la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu. + +Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre +cruelle, il s'efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s'y +ensevelir... Rotzko parvint à l'entraîner loin de la tombe, où gisait +tout son bonheur. + +Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du +pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut à +l'intérieur de ce château qu'il vécut pendant cinq ans dans un isolement +absolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance +n'avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu +oublier, et c'était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace +comme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces +blessures qui ne se ferment qu'à la mort. + +Cependant, à l'époque où débute cette histoire, le jeune comte avait +quitté le château depuis quelques semaines. A quelles longues et +pressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à +rompre avec cette solitude où il dépérissait! Que Franz ne parvînt pas à +se consoler, soit; du moins était-il indispensable qu'il tentât de +distraire sa douleur. + +Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d'abord les provinces +transylvaines. Plus tard--Rotzko l'espérait--, le jeune comte +consentirait à reprendre à travers l'Europe ce voyage qui avait été +interrompu par les tristes événements de Naples. + +Franz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement +pour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les +plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes; ils s'étaient +engagés entre les défilés du col de Vulkan; puis, après l'ascension du +Retyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient +venus se reposer au village de Werst, à l'auberge du _Roi Mathias_. + +On sait quel était l'état des esprits au moment où Franz de Télek +arriva, et comment il avait été mis au courant des faits +incompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment +tout à l'heure il avait appris que le château appartenait au baron +Rodolphe de Gortz. + +L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible +pour que maître Koltz et les autres notables ne l'eussent point +remarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz, +qui l'avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires. +Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance eût amené Franz de Télek +précisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des +Carpathes! + +Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un à l'autre, +n'indiquait que trop le profond trouble de son âme qu'il cherchait +vainement à calmer. + +Maître Koltz et ses amis comprirent qu'un lien mystérieux devait +rattacher le comte de Télek au baron de Gortz; mais, si curieux qu'ils +fussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n'insistèrent pas +pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait à +faire. + +Quelques instants après, tous avaient quitté le _Roi Mathias_, très +intrigués de cet extraordinaire enchaînement d'aventures, qui ne +présageait rien de bon pour le village. + +Et puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le +château des Carpathes, tiendrait-il sa promesse? Une fois arrivé à +Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur +intervention? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le +docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait, +maître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle +viendrait visiter le château, elle verrait s'il était hanté par des +esprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas +rester plus longtemps sous une pareille obsession. + +Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une +tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer à des génies!... +Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs +fusils rateraient à chaque coup! + +Franz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du _Roi Mathias_, +s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz +venait d'évoquer si douloureusement. + +Après être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se +releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extrémité de la terrasse, +regarda au loin. + +Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le +château des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le +spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable +frayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était +délaissé, et le baron de Gortz n'y était pas rentré depuis qu'il avait +fui Naples. On ignorait même ce qu'il était devenu, et il était possible +qu'il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste. + +Franz s'égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à +laquelle s'arrêter. + +D'autre part, l'aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le +préoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en découvrir +le mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst. + +Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs +eussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse +qu'il avait faite de déjouer les manoeuvres de ces faux revenants, en +prévenant la police de Karlsburg. + +Toutefois, pour être en mesure d'agir, Franz voulait avoir des détails +plus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s'adresser au +jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de +l'après-midi, avant de retourner au _Roi Mathias_, il se présenta à la +maison du biró. + +Maître Koltz se montra très honoré de le recevoir un gentilhomme tel que +M. le comte de Télek... ce descendant d'une noble famille de race +roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouvé +le calme... et aussi la prospérité... puisque les touristes +reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de péage, sans +avoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes... +etc. + +Franz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s'il +n'y aurait aucun inconvénient à ce qu'il fût introduit près de Nic Deck. + +«Il n'y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon +va aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son +service.» + +Puis, se retournant: + +«N'est-il pas vrai, Miriota? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui +venait d'entrer dans la salle. + +--Dieu veuille que cela soit, mon père!» répondit Miriota d'une voix +émue. + +Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et, +la voyant encore inquiète de l'état de son fiancé, il se hâta de lui +demander quelques explications à ce sujet. + +«D'après ce que j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas été gravement +atteint... + +--Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni! + +--Vous avez un bon médecin à Werst? + +--Hum! fit maître Koltz, d'un ton qui était peu flatteur pour l'ancien +infirmier de la quarantaine.--Nous avons le docteur Patak, répondit +Miriota. + +--Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes? + +--Oui, monsieur le comte. + +--Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son +intérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette +aventure.--Il s'empressera de vous les donner, même au prix d'un peu de +fatigue... + +--Oh! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui +soit susceptible de nuire à Nic Deck.--je le sais, monsieur le comte. + +--Quand votre mariage doit-il avoir lieu?... + +--Dans une quinzaine de jours, répondit le biró. + +--Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si maître Koltz veut bien +m'inviter toutefois... + +--Monsieur le comte, un tel honneur... + +--Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic +Deck sera guéri, dès qu'il aura pu se permettre un tour de promenade +avec sa jolie fiancée. + +--Dieu le protège, monsieur le comte!» répondit en rougissant la jeune +fille. + +Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible, +que Franz lui en demanda la cause: «Oui! que Dieu le protège, répondit +Miriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur +défense, Nic a bravé les génies malfaisants!... Et qui sait s'ils ne +s'acharneront pas à le tourmenter toute sa vie... + +--Oh! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons +bon ordre, je vous le promets.--Il n'arrivera rien à mon pauvre Nic?... + +--Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours +parcourir l'enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de +Werst!» + +Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du +surnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à +la chambre du forestier. + +C'est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul +avec son fiancé. + +Nic Deck avait été instruit de l'arrivée des deux voyageurs à l'auberge +du _Roi Mathias_. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une +guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se +ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanément +frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek. + +«Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du +jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez à la +présence d'êtres surnaturels dans le château des Carpathes? + +--je suis bien forcé d'y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck. + +--Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille +du burg?--je n'en doute pas. + +--Et pourquoi, s'il vous plaît?... + +--Parce que, s'il n'y avait pas de génies, ce qui m'est arrivé serait +inexplicable. + +--Auriez-vous la complaisance de ne raconter cette affaire sans rien +omettre de ce qui s'est passé? + +--Volontiers, monsieur le comte.» + +Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que +confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz +lors de sa conversation avec les hôtes du _Roi Mathias_,--faits auxquels +le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement +naturelle. + +En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela +s'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui +occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces +effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur +Patak de s'être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on +pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d'une illusion. Ce +qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqué +tout simplement parce qu'il était fou d'épouvante, et c'est ce que Franz +déclara au jeune forestier. + +«Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c'est au moment où il +voulait s'enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron? Cela n'est +guère possible, vous en conviendrez... + +--Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans +quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé... + +Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous +blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du +docteur Patak n'ont pas trace de blessure. + +--Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il +est vrai que le docteur n'a pu se dégager, c'est que ses pieds étaient +retenus de cette façon... + +--je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait +pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur?» + +Franz fut assez embarrassé pour répondre. + +«Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne +ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce +que je sais par moi-même. + +--Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est +arrivé, Nic Deck. + +--Ce qui m'est arrivé est très clair. Il n'est pas douteux que j'ai reçu +une terrible secousse, et cela d'une manière qui n'est guère naturelle. + +--Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps? demanda +Franz. + +--Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai été atteint avec une +violence... + +--Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du +pont-levis?... + +--Oui, monsieur le comte, et à peine l'avais-je touchée que j'ai été +comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n'a +pas lâché prise, et j'ai glissé jusqu'au fond du fossé, où le docteur +m'a relevé sans connaissance.» + +Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient +incrédule. + +«Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté +là, je ne l'ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu +tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la +jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout +cela! + +--Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu +une commotion brutale... + +--Brutale et diabolique! + +--Non, et c'est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune +comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je +ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'êtres surnaturels, ni +malfaisants ni bienfaisants. + +--Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui +m'est arrivé? + +--je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s'expliquera +et de la façon la plus simple. + +--Plaise à Dieu! répondit le forestier. + +--Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à +la famille de Gortz? + +--Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le +dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans +qu'on ait jamais eu de ses nouvelles. + +--Et à quelle époque remonte cette disparition? + +--A vingt ans environ. + +--A vingt ans?... + +--Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le +château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son +départ, et on ne l'a plus revu. + +--Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg? + +--Personne. + +--Et que croit-on dans le pays?... + +--On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l'étranger et que sa mort +a suivi de près sa disparition. + +--On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore--il y a cinq ans du +moins. + +--Il vivait, monsieur le comte?... + +--Oui... en Italie... à Naples. + +--Vous l'y avez vu?... + +--Je l'ai vu. + +--Et depuis cinq ans?... + +--Je n'en ai plus entendu parler.» + +Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue--une idée +qu'il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le +sourcil froncé:. + +«Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron +Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l'intention de s'enfermer au +fond de ce burg?... + +--Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck. + +--Quel intérêt aurait-il à s'y cacher... à ne laisser jamais pénétrer +jusqu'à lui?... + +--Aucun», répondit Franz de Télek. + +Et pourtant, c'était là une pensée qui commençait à prendre corps dans +l'esprit du jeune comte. N'était-il pas possible que ce personnage, dont +l'existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans +ce château, après son départ de Naples? Là, grâce à des croyances +superstitieuses habilement entretenues, ne lui avait-il pas été facile, +s'il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute +recherche importune, étant donné qu'il connaissait l'état des esprits du +pays environnant? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens +sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de +faits qui lui étaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eût convaincu +personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta: + +--Si c'est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le +baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me +traiter de cette façon!» + +Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la +conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le +forestier sur les conséquences de sa tentative, il l'engagea cependant à +ne point la renouveler. Ce n'était pas son affaire, c'était celle des +autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien +pénétrer le mystère du château des Carpathes. + +Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l'expresse +recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point +retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait +d'assister. + +Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au _Roi Mathias_, d'où il ne +sortit plus de la journée. + +A six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un +louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne +vint troubler sa solitude. + +Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte: «Vous n'avez plus besoin de +moi, mon maître? + +--Non, Rotzko. + +--Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse. + +--Va, Rotzko, va.» + +A demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à +remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la +dernière représentationdu théâtre San-Carlo... Il revoyait le baron de +Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge, +ses regards ardemment fixés sur l'artiste, comme s'il eût voulu la +fasciner... + +Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de +l'étrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Télek, d'avoir tué +la Stilla... + +Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le +gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l'on peut +percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène +surprenant. + +Il semble qu'une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette +salle où Franz est seul, bien seul pourtant. + +Sans se demander s'il rêve ou non, Franz se relève et il écoute. + +Oui! on dirait qu'une bouche s'est approchée de son oreille, et que des +lèvres invisibles laissent échapper l'expressive mélodie de Stéfano, +inspirée par ces paroles: + + Nel giardino de' mille fiori, + Andiamo, mio cuore... + +Cette romance, Franz la connaît... Cette romance, d'une ineffable +suavité, la Stilla l'a chantée dans le concert qu'elle a donné au +théâtre San-Carlo avant sa représentation d'adieu... + +Comme bercé, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de +l'entendre encore une fois... + +Puis la phrase s'achève, et la voix, qui diminue par degrés, s'éteint +avec les molles vibrations de l'air. + +Mais Franz a secoué sa torpeur... Il s'est dressé brusquement... Il +retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette +voix qui lui va au coeur... + +Tout est silence au-dedans et au-dehors. + +«Sa voix!... murmure-t-il. Oui!... c'était bien sa voix... sa voix que +j'ai tant aimée!» + +Puis, revenant au sentiment de la réalité «je dormais... et j'ai rêvé!» +dit-il. + + + + +XI + + +Le lendemain, le jeune comte se réveilla dès l'aube, l'esprit encore +troublé des visions de la nuit. + +C'était dans la matinée qu'il devait partir du village de Werst pour +prendre la route de Kolosvar. + +Après avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de +Livadzel, l'intention de Franz était de s'arrêter une journée entière à +Karlsburg, avant d'aller séjourner quelque temps dans la capitale de la +Transylvanie. A partir de là, le chemin de fer le conduirait à travers +les provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage. + +Franz avait quitté l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse, +sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les +contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le +plateau d'Orgall. + +Et ses réflexions portaient sur ce point: une fois arrivé à Karlsburg, +tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst? +Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes? + +Lorsque le jeune comte s'était engagé à ramener le calme au village, +c'était avec l'intime conviction que le burg servait de refuge à une +bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant +intérêt à n'y point être recherchés, s'étaient ingéniés à en interdire +l'approche. + +Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s'était opéré +dans ses idées, et il hésitait à présent. + +En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz, +le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il était devenu, personne ne +l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'était répandu qu'il +était mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu'y avait-il +de vrai? Quelle preuve avait-on de cette mort? Peut-être le baron de +Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au +château de ses ancêtres? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui +connût, ne l'y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange +physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scène de ces +phénomènes qui ne cessaient d'entretenir l'épouvante dans le pays? C'est +précisément ce qui faisait l'objet des réflexions de Franz. + +On en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le +baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg, +on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener +la vie d'isolement qui convenait à leurs habitudes. + +Or, s'il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il +adopter? Etait-il à propos qu'il cherchât à intervenir dans les affaires +privées du comte de Gortz? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour +et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la +terrasse. + +Il jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet: + +«Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de +Gortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien! si +cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en mêler. Les poltrons +de Werst se tireront de là comme ils l'entendront, c'est leur affaire, +et nous n'avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village. + +--Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as +raison, mon brave Rotzko. + +--je le pense aussi, répondit simplement le soldat.--Quant à maître +Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre à cette heure pour +en finir avec les prétendus esprits du burg. + +--En effet, mon maître, ils n'ont qu'à prévenir la police de Karlsburg. + +--Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko. + +--Tout sera prêt. + +--Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un +détour vers le Plesa. + +--Et pourquoi, mon maître? + +--Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes. + +--A quoi bon?... + +Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même +d'une demi-journée.» + +Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au +moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte +le souvenir du passé, il aurait voulu l'écarter. Cette fois, ce fut en +vain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître. + +C'est que Franz--comme s'il eût subi quelque influence irrésistible--se +sentait attiré vers le burg. Sans qu'il s'en rendît compte, peut-être +cette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait +entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano. + +Mais avait-il rêvé?... Oui! voilà ce qu'il en était à se demander se +rappelant que, dans cette même salle du _Roi Mathias_, une voix s'était +déjà fait entendre, assurait-on,--cette voix dont Nic Deck avait si +imprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se +trouvait le jeune comte, ne s'étonnerait-on pas qu'il eût formé le +projet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu'au +pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensée d'y +pénétrer. + +Il va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire +connaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient +été capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s'approcher du +burg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En +le voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne +mettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg. +Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu'un autre chemin +longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc +possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village, +et, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres. + +Vers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que +lui présenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se +disposa au départ. + +Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le +berger Frik et nombre d'autres habitants étaient venus lui adresser +leurs adieux. + +Le jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien +qu'il ne tarderait pas à être remis sur pied,--ce dont l'ex-infirmier +s'attribuait tout l'honneur. + +«Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi +qu'à votre fiancée. + +--Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille, +rayonnante de bonheur. + +--Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier. + +--Oui... puisse-t-il l'être! répondit Franz, dont le front s'était +assombri. + +--Monsieur le comte, dit alors maître Koltz, nous vous prions de ne +point oublier les démarches que vous avez promis de faire à Karlsburg. + +--Je ne l'oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. Mais, au cas où +je serais retardé dans mon voyage, vous connaissez le très simple moyen +de vous débarrasser de ce voisinage inquiétant, et le château +n'inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst. + +--Cela est facile à dire... murmura le magister. + +--Et à faire, répondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le +voulez, les gendarmes auront eu raison des êtres quelconques qui se +cachent dans le burg... + +--Sauf le cas, très probable, où ce seraient des esprits, fit observer +le berger Frik. + +--Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement +d'épaules. + +--Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez +accompagnés, Nic Deck et moi, peut-être ne parleriez-vous pas ainsi! + +--Cela m'étonnerait, docteur, répondit Franz, et, quand même j'aurais +été comme vous si singulièrement retenu par les pieds dans le fossé du +burg... + +--Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes! Et +à moins que vous ne prétendiez que... dans l'état d'esprit... où je me +trouvais... j'aie... rêvé... + +--je ne prétends rien, monsieur, répondit Franz, et ne chercherai point +à vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que +si les gendarmes viennent rendre visite au château des Carpathes, leurs +bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine +comme les vôtres.» + +Ceci dit à l'intention du docteur, le jeune comte reçut une dernière +fois les hommages de l'hôtelier du _Roi Mathias_, si honoré d'avoir eu +l'honneur que l'honorable Franz de Télek.... etc. Ayant salué maître +Koltz, Nic Deck, sa fiancée et les habitants réunis sur la place, il fit +un signe à Rotzko; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du +col. + +En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite +de la rivière qu'ils remontèrent en suivant la base méridionale du +Retyezat. + +Rotzko s'était résigné à ne plus faire aucune observation à son maître: +c'eût été peine perdue. Habitué à lui obéir militairement, si le jeune +comte se jetait dans quelque périlleuse aventure, il saurait bien l'en +tirer. + +Après deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arrêtèrent pour se +reposer un instant. + +En cet endroit, la Sil valaque, qui s'était légèrement infléchie vers la +droite, se rapprochait de la route par un coude très marqué. De l'autre +côté, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, à +la distance d'un demi-mille, soit près d'une lieue. Il convenait donc +d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de +prendre direction sur le château. + +Évidemment, évitant de repasser par Werst, ce détour avait allongé du +double la distance qui sépare le château du village. Néanmoins, il +ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient à la +crête du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps +d'observer le burg à l'extérieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir +pour redescendre la route de Werst, il lui serait aisé de la suivre avec +la certitude de n'y être vu de personne. L'intention de Franz était +d'aller passer la nuit à Livadzel, petit bourg situé au confluent des +deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg. + +La halte dura une demi-heure. Franz, très absorbé dans ses souvenirs, +très agité aussi à la pensée que le baron de Gortz avait peut-être caché +son existence au fond de ce château, ne prononça pas une parole... + +Et il fallut que Rotzko s'imposât une bien grande réserve pour ne pas +lui dire: + +«Il est inutile d'aller plus loin, mon maître!... Tournons le dos à ce +maudit burg, et partons!» + +Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. Ils durent +d'abord s'engager à travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun +sentier. Il y avait des parties du sol assez profondément ravinées, +car, à l'époque des pluies, la Sil déborde quelquefois, et son trop +plein s'écoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en +marécages. Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment +un peu de retard. Une heure fut employée à rejoindre la route du col de +Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures. + +Le flanc droit du Plesa n'est point hérissé de ces forêts que Nic Deck +n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage à la hache, mais il y +eut nécessité de compter alors avec des difficultés d'une autre espèce. +C'étaient des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se +hasarder sans précautions, des dénivellations brusques, des failles +profondes, des blocs mal assurés sur leur base et se dressant comme les +séracs d'une région alpestre, tout le pêle-mêle d'un amoncellement +d'énormes pierres que les avalanches avaient précipitées de la cime du +mont, enfin un véritable chaos dans toute son horreur. + +Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure +d'efforts très pénibles. Il semblait, vraiment, que le château des +Carpathes aurait pu se défendre rien que par la seule impraticabilité de +ses approches. Et peut-être Rotzko espérait-il qu'il se présenterait de +tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir: il n'en fut +rien. + +Au-delà de la zone des blocs et des excavations, la crête antérieure du +plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le château se +dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne désert, d'où, +depuis tant d'années, l'épouvante éloignait les habitants du pays. + +Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient +aborder le burg par sa courtine latérale, celle qui était orientée vers +le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak étaient arrivés devant la +courtine de l'est, c'est qu'en côtoyant la gauche du Plesa, ils avaient +laissé à droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux +directions, en effet, dessinent un angle très ouvert, dont le sommet est +formé par le donjon central. Du côté nord, d'ailleurs, il aurait été +impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait +ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les +irrégularités du plateau, s'élevait à une assez grande hauteur. + +Peu importait, en somme, que tout accès fût interdit de ce côté, puisque +le jeune comte ne songeait point à dépasser les murailles du château. + +Il était sept heures et demie, lorsque Franz de Télek et Rotzko +s'arrêtèrent à la limite extrême du plateau d'Orgall. Devant eux se +développait ce farouche entassement noyé d'ombre, et confondant sa +teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche, +l'enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d'angle. +C'était là, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crénelé, que +grimaçait le hêtre, dont les branches contorsionnées témoignaient des +violentes rafales du sud-ouest à cette hauteur. + +En vérité, le berger Frik ne s'était point trompé. Si l'on s'en +rapportait à elle, la légende ne donnait plus que trois années +d'existence au vieux burg des barons de Gortz. + +Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, dominées +par le donjon trapu du centre. Là, sans doute, sous cet amas confus se +cachaient encore des salles voûtées, vastes et sonores, longs corridors +dédaléens, des réduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en +possèdent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre +habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier +descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont +personne ne pourrait connaître le secret. Et plus le jeune comte y +songeait, plus il s'attachait à cette idée que Rodolphe de Gortz avait +dû se réfugier entre les remparts isolés de son château des Carpathes. + +Rien, d'ailleurs, ne décelait la présence d'hôtes quelconques à +l'intérieur du donjon. Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées, +pas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien--pas +même un cri d'oiseau--ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure. + +Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette +enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas +des armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées +accablantes, son coeur gros de souvenirs. + +Rotzko, qui voulait laisser le jeune comte à lui-même, avait eu soin de +se mettre à l'écart. Il ne se fût pas permis de l'interrompre par une +seule observations Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif' +du Plesa, la vallée des deux Sils commença à s'emplir d'ombre, il +n'hésita plus. + +«Mon maître, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientôt sur huit +heures.» + +Franz ne parut pas l'entendre. + +Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel +avant que les auberges soient fermées. + +--Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi, +répondit Franz. + +--Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du +col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'être +vus en la traversant. + +--Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le +village.» + +Le jeune comte n'avait pas bougé de la place où il s'était arrêté en +arrivant sur le plateau d'Orgall. + +«N'oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera +difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous +parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si +j'insiste... + +--Oui... partons... Rotzko... Je te suis...» + +Et il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg, +peut-être par un de ces pressentiments secrets dont le coeur est +inhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le +docteur Patak disait l'avoir été dans le fossé, au pied de la +courtine?... + +Non! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... Il +pouvait aller et venir à la surface du plateau, et s'il l'avait voulu, +rien ne l'eût empêché de faire le tour de l'enceinte, en longeant le +rebord de la contrescarpe... + +Et peut-être le voulait-il? + +C'est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois: + +«Venez-vous, mon maître?... + +--Oui... oui...», répondit Franz. + +Et il restait immobile. + +Le plateau d'Orgall était déjà obscur. L'ombre élargie du massif, en +remontant vers le sud, dérobait l'ensemble des constructions, dont les +contours ne présentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientôt rien +n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites +fenêtres du donjon. + +«Mon maître... venez donc!» répéta Rotzko. + +Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion, +où se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague... + +Franz s'arrêta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu à +peu. + +C'était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée +d'un long vêtement blanc. + +Mais ce costume, n'était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette +scène finale d'Orlando, où Franz de Télek l'avait vue pour la dernière +fois? + +Oui! et c'était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune +comte, son regard si pénétrant attaché sur lui... + +«Elle!... Elle!...» s'écria-t-il. + +Et, se précipitant, il eût roulé jusqu'aux assises de la muraille, si +Rotzko ne l'eût retenu... + +L'apparition s'effaça brusquement. C'est à peine si la Stilla s'était +montrée pendant une minute... + +Peu importait! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces +mots lui échappèrent: + +«Elle... elle... vivante!» + + + + +XII + + +Était-ce possible? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais +revoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion!... Il +n'avait pas été le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme +lui!... C'était bien la grande artiste, vêtue de son costume d'Angélica, +telle qu'elle s'était montrée au public à sa représentation d'adieu au +théâtre San-Carlo! + +L'effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme +adorée, celle qui allait devenir comtesse de Télek, était enfermée +depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines! Ainsi, celle que +Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu! Ainsi, tandis +qu'on le rapportait mourant à son hôtel, le baron Rodolphe avait pu +pénétrer chez la Stilla, l'enlever, l'entraîner dans ce château des +Carpathes, et ce n'était qu'un cercueil vide que toute la population +avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples! + +Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens. +Cela tenait du prodige, cela était invraisemblable, et Franz aurait dû +se le répéter jusqu'à l'obstination... Oui!... mais un fait dominait: la +Stilla avait été enlevée par le baron de Gortz, puisqu'elle était dans +le burg!... Elle était vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de +cette muraille!... Il y avait là une certitude absolue. + +Le jeune comte cherchait pourtant à se remettre du désordre de ses +idées, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule: arracher à +Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonnière au château des +Carpathes! + +«Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, écoute-moi... comprends-moi +surtout... car il me semble que la raison va m'échapper... + +--Mon maître... mon cher maître! + +--A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'à elle... elle!... ce soir +même... + +--Non... demain... + +--Ce soir, te dis-je!... Elle est là... Elle m'a vu comme je la +voyais... Elle m'attend... + +--Eh bien... je vous suivrai... + +--Non!... J'irai seul. + +--Seul?... + +--Oui. + +--Mais comment pourrez-vous pénétrer dans le burg, puisque Nic Deck ne +l'a pas pu?... + +--J'y entrerai, te dis-je. + +--La poterne est fermée... + +--Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une +brèche... j'y passerai... + +--Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... vous ne le +voulez pas?... + +--Non!... Nous allons nous séparer, et c'est en nous séparant que tu +pourras me servir... + +--Je vous attendrai donc ici?... + +--Non, Rotzko. + +--Où irai-je alors?... + +--A Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. Il est +inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, où tu +resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan dès +le matin... c'est-à-dire... non... attends encore quelques heures. Puis, +pars pour Karlsburg... Là, tu préviendras le chef de la police... Tu lui +raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que +l'on donne l'assaut au burg!... Délivrez-la!... Ah! ciel de Dieu... +elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz!...» + +Et, tandis que ces phrases entrecoupées étaient jetées par le jeune +comte, Rotzko voyait la surexcitation de son maître s'accroître et se +manifester par les sentiments désordonnés d'un homme qui ne se possède +plus. + +Va... Rotzko! s'écria-t-il une dernière fois.--Vous le voulez?... + +--je le veux!» + +Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'à obéir. +D'ailleurs, Franz s'était éloigné, et, déjà l'ombre le dérobait aux +regards du soldat. + +Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à +partir. Alors l'idée lui vint que les efforts de Franz seraient +inutiles, qu'il ne parviendrait même pas à franchir l'enceinte, qu'il +serait forcé de revenir au village de Vulkan... peut-être le +lendemain... peut-être cette nuit... Tous deux iraient alors à +Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le +ferait avec les agents de l'autorité... on aurait raison de ce Rodolphe +de Gortz... on lui arracherait l'infortunée Stilla... on fouillerait ce +burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin... +quand tous les diables de l'enfer seraient réunis pour le défendre! + +Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre +la route du col de Vulkan. + +Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait déjà +contourné le bastion d'angle qui la flanquait à gauche. + +Mille pensées se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute +maintenant sur la présence du baron de Gortz dans le burg, puisque la +Stilla y était séquestrée... Ce ne pouvait être que lui qui était là... +La Stilla vivante!... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'à +elle?... Comment arriverait-il à l'entraîner hors du château?... Il ne +savait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... Les obstacles +que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'était pas la +curiosité qui le poussait au milieu de ces ruines, c'était la passion, +c'était son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui! +vivante!... après avoir cru qu'elle était morte, et il l'arracherait à +Rodolphe de Gortz! + +A la vérité, Franz s'était dit qu'il ne pourrait avoir accès que par la +courtine du sud, où s'ouvrait la poterne à laquelle aboutissait le +pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas à tenter d'escalader +ces hautes murailles, continua-t-il de longer la crête du plateau +d'Orgall, dès qu'il eut tourné l'angle du bastion. + +De jour, cela n'eût point offert de difficultés. En pleine nuit, la lune +n'étant pas encore levée--une nuit épaissie par ces brumes qui se +condensent entre les montagnes--c'était plus que hasardeux. Au danger +des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du fossé, se joignait +celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-être l'éboulement. + +Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi près que possible les +zigzags de la contrescarpe, tâtant de la main et du pied, afin de +s'assurer qu'il ne s'en éloignait pas. Soutenu par une force surhumaine, +il se sentait en outre guidé par un extraordinaire instinct qui ne +pouvait le tromper. + +Au-delà du bastion se développait la courtine du sud, celle avec +laquelle le pont-levis établissait une communication, lorsqu'il n'était +pas relevé contre la poterne. + +A partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. Entre +les énormes rocs qui hérissaient le plateau, suivre la contrescarpe +n'était plus praticable, et il fallait s'en éloigner. Que l'on se figure +un homme cherchant à se reconnaître au milieu d'un champ de Carnac, dont +les dolmens et les menhirs seraient disposés sans ordre. Et pas un +repère pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait +jusqu'au faîte du donjon central! + +Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc énorme qui lui fermait +tout passage, là rampant entre les roches, ses mains déchirées aux +chardons et aux broussailles, sa tête effleurée par des couples +d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de crécelle. + +Ah! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors +comme elle avait sonné pour Nic Deck et le docteur? Pourquoi cette +lumière intense qui les avait enveloppés ne s'allumait-elle pas +au-dessus des créneaux du donjon? Il eût marché vers ce son, il eût +marché vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sirène +d'alarme ou les éclats d'un phare! + +Non!... Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à +quelques pas. + +Cela dura près d'une heure. A la déclivité du sol qui se prononçait sur +sa gauche, Franz sentait qu'il s'était égaré. Ou bien avait-il descendu +plus bas que la poterne? Peut-être s'était-il avancé au-delà du +pont-levis? + +Il s'arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel côté +devait-il se diriger? Quelle rage le prit à la pensée qu'il serait +obligé d'attendre le jour!... Mais alors il serait vu des gens du +burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait +sur ses gardes... + +C'était la nuit, c'était dès cette nuit même qu'il importait de pénétrer +dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas à s'orienter au milieu de ces +ténèbres! + +Un cri lui échappa... un cri de désespoir. + +«Stilla... s'écria-t-il, ma Stilla!...» + +En était-il à penser que la prisonnière pût l'entendre, qu'elle pût lui +répondre?... + +Et, pourtant, à vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyèrent les +échos du Plesa. + +Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. Une lueur se glissait à +travers l'ombre-une lueur assez vive, dont le foyer devait être placé à +une certaine hauteur. + +«Là est le burg... là!» se dit-il. + +Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait +venir que du donjon central. + +Étant donné sa surexcitation mentale, Franz n'hésita pas à croire que +c'était la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle +l'avait reconnu, au moment où il l'apercevait lui-même sur le +terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'était elle qui lui adressait +ce signal, c'était elle qui lui indiquait la route à suivre pour arriver +jusqu'à la poterne... + +Franz se dirigea vers cette lumière, dont l'éclat s'accroissait à mesure +qu'il s'en rapprochait. Comme il était porté trop à gauche sur le +plateau d'Orgall, il fut obligé de remonter d'une vingtaine de pas à +droite, et, après quelques tâtonnements, il retrouva le rebord de la +contrescarpe. + +La lumière brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle +venait de l'une des fenêtres du donjon. + +Franz allait ainsi se trouver en face des derniers +obstacles--insurmontables peut-être! + +En effet, puisque la poterne était fermée, le pont-levis relevé, il +faudrait qu'il se laissât glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis, +que ferait-il devant une muraille qui se dresserait à cinquante pieds +au-dessus de lui?... + +Franz s'avança vers l'endroit où s'appuyait le pont-levis, lorsque la +poterne était ouverte... + +Le pont-levis était baissé. + +Sans même prendre le temps de réfléchir, Franz franchit le tablier +branlant du pont, et mit la main sur la porte... + +Cette porte s'ouvrit. + +Franz se précipita sous la voûte obscure. Mais à peine avait-il marché +quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la +poterne... + +Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes. + + + + +XIII + + +Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou +redescendent le col de Vulkan ne connaissent du château des Carpathes +que son aspect extérieur. A la respectueuse distance où la crainte +arrêtait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne +présente aux regards que l'énorme amas de pierres d'un burg en ruine. + +Mais, à l'intérieur de l'enceinte, le burg était-il si délabré qu'on +devait le supposer? Non. A l'abri de ses murs solides, les bâtiments +restés intacts de la vieille forteresse féodale auraient encore pu loger +toute une garnison. + +Vastes salles voûtées, caves profondes, corridors multiples, cours dont +l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, réduits +souterrains où n'arrivait jamais la lumière du jour, escaliers dérobés +dans l'épaisseur des murs, casemates éclairées par les étroites +meurtrières de la courtine, donjon central à trois étages avec +appartements suffisamment habitables, couronné d'une plate-forme +crénelée, entre les diverses constructions de l'enceinte, +d'interminables couloirs capricieusement enchevêtrés, montant jusqu'au +terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de +l'infrastructure, çà et là quelques citernes, où se recueillaient les +eaux pluviales et dont l'excédent s'écoulait vers le torrent du Nyad, +enfin de longs tunnels, non bouchés comme on le croyait, et qui +donnaient accès sur la route du col de Vulkan,--tel était l'ensemble de +ce château des Carpathes, dont le plan géométral offrait un système +aussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de +Crète. + +Tel que Thésée, pour conquérir la fille de Minos, c'était aussi un +sentiment intense, irrésistible qui venait d'attirer le jeune comte à +travers les infinis méandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane +qui servit à guider le héros grec? + +Franz n'avait eu qu'une pensée, pénétrer dans cette enceinte, et il y +avait réussi. Peut-être aurait-il dû se faire cette réflexion: à savoir +que le pont-levis, relevé jusqu'à ce jour, semblait s'être expressément +rabattu pour lui livrer passage!... Peut-être aurait-il dû s'inquiéter +de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derrière lui!... +Mais il n'y songeait même pas. Il était enfin dans ce château, où +Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour +arriver jusqu'à elle. + +La galerie, dans laquelle Franz s'était élancé, large, haute, à voûte +surbaissée, se trouvait plongée alors au milieu de la plus complète +obscurité, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un +pied sûr. + +Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant +sur un parement dont la surface salpêtrée s'effritait sous sa main. Il +n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient +des résonances lointaines. Un courant tiède, chargé d'un relent de +vétusté, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se fût fait à +l'autre extrémité de cette galerie. + +Après avoir dépassé un pilier de pierre qui contrebutait le dernier +angle à gauche, Franz se trouva à l'entrée d'un couloir sensiblement +plus étroit. Rien qu'en étendant les bras, il en touchait le revêtement. + +Il s'avança ainsi, le corps penché, tâtonnant du pied et de la main, et +cherchant à reconnaître si ce couloir suivait une direction rectiligne. + +A deux cents pas environ à partir du pilier d'angle, Franz sentit que +cette direction s'infléchissait vers la gauche pour prendre, cinquante +pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers +la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon? + +Franz essaya d'accélérer sa marche; mais, à chaque instant, il était +arrêté soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par +un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il +rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des +ramifications latérales. Mais tout était obscur, insondable, et c'est en +vain qu'il cherchait à s'orienter au sein de ce labyrinthe, véritable +travail de taupes. + +Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se +fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait à craindre, c'était qu'une +trappe mal fermée cédât sous son pied, et le précipitât au fond d'une +oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait +quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs, +mais s'avançant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait même pas le +loisir de la réflexion. + +Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni à monter ni à descendre, +c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours intérieures, +ménagées entre les divers bâtiments de l'enceinte, et il y avait chance +que ce couloir aboutît au donjon central, à la naissance même de +l'escalier. + +Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus +direct entre la poterne et les bâtiments du burg. Oui, et au temps où la +famille de Gortz l'habitait, il n'était pas nécessaire de s'engager à +travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face +à la poterne, à l'opposé de la première galerie, s'ouvrait sur la place +d'armes, au milieu de laquelle s'élevait le donjon; mais elle était +condamnée, et Franz n'avait pas même pu en reconnaître la place. + +Une heure s'était passée pendant que le jeune comte allait au hasard des +détours, écoutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant +crier ce nom de la Stilla, que les échos auraient pu répercuter +jusqu'aux étages du donjon. Il ne se décourageait point, et il irait +tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable +obstacle ne l'obligerait pas à s'arrêter. + +Cependant, sans qu'il s'en rendît compte, Franz était exténué déjà. +Depuis son départ de Werst, il n'avait rien mangé. Il souffrait de la +faim et de la soif. Son pas n'était plus sûr, ses jambes fléchissaient. +Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vêtement, sa +respiration était devenue haletante, son coeur battait précipitamment. + +Il devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied +gauche, ne rencontra plus le sol. + +Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une +seconde. + +Il y avait là un escalier. + +Cet escalier s'enfonçait dans les fondations du château, et peut-être +n'avait-il pas d'issue? + +Franz n'hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le +développement suivait une direction oblique par rapport au couloir. + +Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un +second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres +détours. + +Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, brisé de fatigue, il +venait de s'arrêter, lorsqu'un point lumineux apparut à deux ou trois +centaines de pieds en avant. + +D'où provenait cette lueur? Était-ce simplement quelque phénomène +naturel, l'hydrogène d'un feu follet qui se serait enflammé à cette +profondeur? N'était-ce pas plutôt un falot, porté par une des personnes +qui habitaient le burg? + +«Serait-ce elle?...» murmura Franz. + +Et il lui revint à la pensée qu'une lumière avait déjà paru, comme pour +lui indiquer l'entrée du château, lorsqu'il était égaré entre les roches +du plateau d'Orgall. Si c'était la Stilla qui lui avait montré cette +lumière à l'une des fenêtres du donjon, n'était-ce pas elle encore qui +cherchait à le guider à travers les sinuosités de cette substruction? + +A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un +mouvement. + +Une clarté diffuse plutôt qu'un point lumineux, paraissait emplir une +sorte d'hypogée à l'extrémité du couloir. + +Hâter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient à peine le +soutenir, c'est à quoi se décida Franz, et après avoir franchi une +étroite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte. + +Cette crypte, en bon état de conservation, haute d'une douzaine de +pieds, se développait circulairement sur un diamètre à peu près égal. +Les nervures de sa voûte, que portaient les chapiteaux de huit piliers +ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle +était enchâssée une ampoule de verre, pleine d'une lumière jaunâtre. + +En face de la porte, établie entre deux des piliers, il existait une +autre porte, qui était fermée et dont les gros clous, rouillés à leur +tête, indiquaient la place où s'appliquait l'armature extérieure des +verrous. + +Franz se redressa, se traîna jusqu'à cette seconde porte, chercha à en +ébranler les lourds montants... + +Ses efforts furent inutiles. + +Quelques meubles délabrés garnissaient la crypte; ici, un lit ou plutôt +un grabat en vieux coeur de chêne, sur lequel étaient jetés différents +objets de literie; là, un escabeau aux pieds tors, une table fixée au +mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles, +un large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison +froide, une grosse miche de pain, semblable à du biscuit de mer. Dans un +coin murmurait une vasque, alimentée par un filet liquide, et dont le +trop-plein s'écoulait par une perte ménagée à la base de l'un des +piliers. + +Ces dispositions préalablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un hôte +était attendu dans cette crypte, ou plutôt un prisonnier dans cette +prison! Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par +ruse? + +Dans le désarroi de ses pensées, Franz n'en eut pas même le soupçon. +Épuisé par le besoin et la fatigue, il dévora les aliments déposés sur +la table, il se désaltéra avec le contenu du broc; puis il se laissa +tomber en travers de ce lit grossier, où un repos de quelques minutes +pouvait lui rendre un peu de ses forces. + +Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses idées, il lui sembla qu'elles +s'échappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir. + +Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches? Sa +volonté était-elle engourdie à ce point qu'il ne fût plus maître de ses +actes?... + +«Non! se dit-il, je n'attendrai pas!... Au donjon... il faut que +j'arrive au donjon cette nuit même!...» Tout à coup, la clarté factice +que versait l'ampoule encastrée à la clef de voûte s'éteignit, et la +crypte fut plongée dans une complète obscurité. + +Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pensée s'endormit +ou, pour mieux dire, s'arrêta brusquement, comme l'aiguille d'une +horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil étrange, ou plutôt +une torpeur accablante, un absolu anéantissement de l'être, qui ne +provenait pas de l'apaisement de l'esprit... + +Combien de temps avait duré ce sommeil, Franz ne sut le constater, +lorsqu'il se réveilla. Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l'heure. +Mais la crypte était baignée de nouveau d'une lumière artificielle. + +Franz s'éloigna hors de son lit, fit quelques pas du côté de la première +porte: elle était toujours ouverte;--vers la seconde porte: elle était +toujours fermée. + +Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine. + +Si son corps était remis des fatigues de la veille, il se sentait la +tête à la fois vide et pesante. + +«Combien de temps ai-je dormi? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il +jour?...» + +A l'intérieur de la crypte, il n'y avait rien de changé, si ce n'est que +la lumière avait été rétablie, la, nourriture renouvelée, le broc rempli +d'une eau claire. + +Quelqu'un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet +accablement torpide? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du +burg?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz... +Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses +semblables? + +Ce n'était pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait +encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait à la poterne, +il sortirait du château... + +Sortir?... Il se souvint alors que la poterne s'était refermée derrière +lui... + +Eh bien! il chercherait à gagner le mur d'enceinte, et par une des +embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors... +Coûte que coûte, il fallait qu'avant une heure, il se fût échappé du +burg... + +Mais la Stilla... Renoncerait-il à parvenir jusqu'à elle?... +Partirait-il sans l'avoir arrachée à Rodolphe de Gortz?... + +Non! et ce dont il n'aurait pu venir à bout, il le ferait avec le +concours des agents que Rotzko avait dû ramener de Karlsburg au village +de Werst... On se précipiterait à l'assaut de la vieille enceinte... on +fouillerait le burg de fond en comble!... + +Cette résolution prise, il s'agissait de la mettre à exécution sans +perdre un instant. + +Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il était +arrivé, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derrière la seconde +porte de la crypte. + +C'était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient--lentement. + +Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et, +retenant sa respiration, il écouta... + +Les pas semblaient se poser à intervalles réguliers, comme s'ils eussent +monté d'une marche à une autre. Nul doute qu'il y eût là un second +escalier, qui reliait la crypte aux cours intérieures. + +Pour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il +portait à sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main. + +Si c'était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se +jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors +d'état de le suivre; puis, s'élançant par cette nouvelle issue, il +tenterait d'atteindre le donjon. + +Si c'était le baron Rodolphe de Gortz--et il reconnaîtrait bien l'homme +qu'il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de +San-Carlo--, il le frapperait sans pitié. + +Cependant les pas s'étaient arrêtés au palier qui formait le seuil +extérieur. + +Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrît... + +Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au +jeune comte. + +C'était la voix de la Stilla... oui!... mais sa voix un peu affaiblie +avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes +modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait +être mort avec l'artiste. + +Et la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de +Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst: + + Nel giardino de' mille fiori, + Andiamo, mio cuore... + +Ce chant pénétrait Franz jusqu'au plus profond de son âme... Il +l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla +semblait l'inviter à la suivre, répétant: + + Andiamo, mio cuore... andiamo... + +Et pourtant la porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage!... Ne +pourrait-il donc arriver jusqu'à la Stilla, la prendre entre ses bras, +l'entraîner hors du burg?... «Stilla... ma Stilla...» s'écria-t-il. + +Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets. + +Déjà le chant semblait s'affaiblir... la voix s'éteindre... les pas +s'éloigner... + +Franz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains +aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait +presque plus. + +C'est alors qu'une effroyable pensée lui traversa l'esprit comme un +éclair. + +«Folle!... s'écria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas +reconnu... puisqu'elle n'a pas répondu!... Depuis cinq ans, enfermée +ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est +égarée...» + +Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en +feu... + +«Moi aussi... je sens que ma raison s'égare!... répétait-il. Je sens que +je vais devenir fou... fou comme elle...» + +Il allait et venait à travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans +sa cage... + +«Non! répéta-t-il, non!... Il ne faut pas que ma tête se perde!... Il +faut que je sorte du burg... J'en sortirai!» + +Et il s'élança vers la première porte... + +Elle venait de se fermer sans bruit. + +Franz ne s'en était pas aperçu, pendant qu'il écoutait la voix de la +Stilla... + +Après avoir été emprisonné dans l'enceinte du burg, il était maintenant +emprisonné dans la crypte. + + + + +XIV + + +Franz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de +réfléchir, la compréhension des choses, l'intelligence nécessaire pour +en déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul +sentiment qui persistait en lui, c'était le souvenir de la Stilla, +c'était l'impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne +lui renvoyaient plus. + +Avait-il donc été le jouet d'une illusion? Non, mille fois non! C'était +bien la Stilla qu'il avait entendue tout à l'heure, et c'était bien elle +qu'il avait vue sur le bastion du château. + +Alors cette pensée le reprit, cette pensée qu'elle était privée de +raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une +seconde fois. + +«Folle! se répéta-t-il. Oui!... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma +voix... puisqu'elle n'a pas pu répondre... folle... folle!» + +Et cela n'était que trop vraisemblable! + +Ah! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entraîner au château de +Krajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient +bien lui rendre la raison! + +Voilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs +heures s'écoulèrent avant qu'il eût repris possession de lui-même. + +Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos +de ses pensées. + +«Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment?... Dès qu'on rouvrira +cette porte!... Oui!... C'est pendant mon sommeil que l'on vient +renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir...» + +Un soupçon lui vint alors: c'est que l'eau du broc devait renfermer +quelque substance soporifique... S'il avait été plongé dans ce lourd +sommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait, +c'était pour avoir bu de cette eau... Eh bien! il n'en boirait plus... +Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette +table... Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt... + +Bientôt?... Qu'en savait-il?... En ce moment, le soleil montait-il vers +le zénith ou s'abaissait-il sur l'horizon?... Faisait-il jour ou nuit? + +Aussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d'un pas, qui se fût +approché de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant +jusqu'à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante, +l'oeil égaré, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous +l'oppression d'une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à +travers le joint des portes. + +Soudain, à l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle +plus frais arriver à ses lèvres. + +En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un +peu de l'air du dehors? + +Oui... il y avait un passage qu'on ne soupçonnait pas sous l'ombre du +pilier. + +Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté +qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un +instant. + +Là s'arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les +murailles s'élevaient d'une centaine de pieds. On eût dit le fond d'un +puits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel +tombait un peu d'air et de clarté. + +Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice supérieur de +ce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la +margelle. + +Le soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet +angle lumineux tendait à se rétrécir. + +Il devait être environ cinq heures du soir. + +De là cette conséquence, c'est que le sommeil de Franz se serait +prolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il +n'eût été provoqué par une boisson soporifique. + +Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst +l'avant-veille, 11 juin, c'était la journée du 13 qui allait +s'achever... + +Si humide que fût l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira à pleins +poumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s'il avait espéré qu'une +évasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite +détrompé. Tenter de s'élever le long de ses parois, qui ne présentaient +aucune saillie, était impraticable. + +Franz revint à l'intérieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir +que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'état dans +lequel elles se trouvaient. + +La première porte--par laquelle il était arrivé était très solide, très +épaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés +dans une gâche de fer: donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux. + +La seconde porte--derrière laquelle s'était fait entendre la voix de la +Stilla--semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par +endroits... Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un +passage de ce côté. + +«Oui... c'est par là... c'est par là!...» se dit Franz, qui avait repris +son sang-froid. + +Mais il n'y avait pas de temps à perdre, car il était probable que +quelqu'un entrerait dans la crypte, dès qu'on le supposerait endormi +sous l'influence de la boisson somnifère. + +Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'espérer, la moisissure +ayant rongé le bois autour de l'armature métallique qui retenait les +verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en +détacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s'arrêtant +parfois, prêtant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors. + +Trois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s'ouvrait +en grinçant sur ses gonds. + +Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins +étouffant. + +En ce moment, l'angle lumineux ne se découpait plus à l'orifice du +puits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat. +La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques +étoiles brillaient à l'ovale de la margelle, comme si on les eût +regardées par le tube d'un long télescope. De petits nuages s'en +allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent +avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphère indiquaient aussi que la +lune, à demi pleine encore, avait dépassé l'horizon des montagnes de +l'est. + +Il devait être à peu près neuf heures du soir. + +Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l'eau +de la vasque, ayant d'abord renversé celle du broc. Puis, fixant son +couteau à sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derrière lui. + +Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunée Stilla, +errant à travers ces galeries souterraines?... A cette pensée, son coeur +battait à se rompre. + +Dès qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il +l'avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en +le montant,--soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il +avait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait +donc de quelque huit pieds qu'il fût revenu au niveau du sol. + +N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor, +dont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua +d'avancer. + +Une demi-heure s'écoula, sans qu'il eût été arrêté ni par une porte ni +par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empêché de reconnaître +sa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau +d'Orgall. + +Après une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit +haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût +interminable, quand un obstacle l'arrêta. + +C'était la paroi d'un mur de briques. + +Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre +ouverture. + +Il n'y avait aucune issue de ce côté. + +Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait conçu d'espoir se +brisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se +dérobèrent, il tomba le long de la muraille. + +Mais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont +les briques disjointes adhéraient à peine et s'ébranlaient sous les +doigts. + +«Par là... oui!... par là!...» s'écria Franz. + +Et il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu'un bruit se fit +entendre de l'autre côté. + +Franz s'arrêta. + +Le bruit n'avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière +arrivait à travers la crevasse. + +Franz regarda. + +Là était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de +délabrement le temps et l'abandon l'avaient réduite: une voûte à demi +effondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers +gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un +fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique +flamboyant; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque +ancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d'autel +dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la +toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait été épargné par les +rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d'où +pendait une corde jusqu'à terre,--la corde de cette cloche, qui tintait +quelquefois, à l'inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur +la route du col. + +Dans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux +intempéries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant à +la main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière. + +Franz reconnut aussitôt cet homme. + +C'était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique +société pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet +original que l'on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se +parlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la +poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions +au service de Rodolphe de Gortz! + +Si donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence +du baron au château des Carpathes, même après l'apparition de la Stilla, +ce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses +yeux. + +Qu'avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée +de la nuit? + +Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez +distinctement. + +Orfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de +fer,-auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d'une bobine déposée +dans un coin de la chapelle. Et telle était l'attention qu'il apportait +à ce travail qu'il n'eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci +avait été à même de s'approcher; + +Ah! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'élargir +n'était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré +dans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l'aurait obligé +à le conduire au donjon... + +Mais peut-être était-il heureux qu'il fût hors d'état de le faire, car, +en cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait +payer de sa vie les secrets qu'il venait de découvrir! + +Quelques minutes après l'arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans +la chapelle. + +C'était le baron Rodolphe de Gortz. + +L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne +semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le +fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés +en arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites. + +Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait +Orfanik. + +Et voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux +hommes. + + + + +XV + + +«Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?--je viens de +l'achever. + +--Tout est préparé dans les casemates des bastions? + +--Tout. + +--Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au +donjon? + +--Ils le sont. + +--Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps +de nous enfuir? + +--Nous l'aurons. + +--A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était +libre? + +--Il l'est.» + +Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant +repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la +chapelle. + +«Ah! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui +tenteront de forcer ton enceinte!» + +Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune +comte. + +«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik. + +Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait +dans l'auberge du _Roi Mathias_. + +Est-ce que l'attaque est pour cette nuit? + +--Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour. + +--Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?--Depuis deux heures, +avec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg. + +Eh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de +Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous +ceux qui lui viendront en aide.» + +Puis, au bout de quelques moments: + +«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais +savoir qu'il établissait une communication entre le château et le +village de Werst...--On ne le saura pas; je détruirai ce fil.» A notre +avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes, +qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait +pas tarder à être révélée. + +A cette époque--nous ferons très particulièrement remarquer que cette +histoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIXe siècle, +--l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme +«l'âme de l'univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements. +L'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur oeuvre. + +Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec +une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques, +arrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se +disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait +l'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles +eussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se +voir dans des glaces reliées par des fils, grâce à l'invention du +téléphote.]. + +Depuis bien des années déjà, Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de +Gortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de +l'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses +admirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le +méritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu +d'un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que +l'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables. + +Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik, +talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa +bourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que +le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait +seul à en profiter. + +Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa +façon, étaient bien de nature à s'entendre. Aussi, depuis leur +rencontre, ne se séparèrent-ils plus--pas même lorsque le baron de Gortz +suivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie. + +Mais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable +artiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui +avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à +perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires +effets. + +Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla, +le baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était +devenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il +était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y +enfermer avec lui. + +Lorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs +de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant +du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de +lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen +d'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet, +il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et +c'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que +nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était +nécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon. + +En réalité, ce qui restait du burg--et notamment le donjon central--, +était moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne +l'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il +fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux +travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et +alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns. + +Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et +Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays +en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une +intervention diabolique. + +Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au +courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il +donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en +douter? Oui, si l'on réussissait à établir une communication +téléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du _Roi +Mathias_, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir +chaque soir. + +C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans +les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine +isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut +déroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier +travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une +nuit au _Roi Mathias_, afin de raccorder ce fil à la grande salle de +l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener +l'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette +fenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant +placé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du +feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement +disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que +le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au _Roi +Mathias_, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait. + +Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement +troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en +écarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné +depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à +l'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit +d'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon. +A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on +sait ce qui en résulta. + +C'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le +baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se +passait à Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait +pris Nic Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix +menaçante se fit soudain entendre dans la salle du _Roi Mathias_ pour +l'en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa +résolution malgré cette menace,. le baron de Gortz décida-t-il de lui +infliger une telle leçon qu'il perdît l'envie d'y jamais revenir. Cette +nuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à +fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de +nature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au +campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de +sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale, +formidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements +épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au +moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du +fossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le +courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge +électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé +le forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du +pont-levis. + +Ainsi que le baron de Gortz le pensait, après l'apparition de ces +inexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal +tourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent, +personne n'eût voulu s'approcher--même à deux bons milles de ce château +des Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels. + +Rodolphe de Gortz devait donc se croire à l'abri de toute curiosité +importune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Wertz. + +Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres, +sa présence à l'auberge du _Roi Mathias_ fut aussitôt signalée par le +fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma +avec le souvenir des événements qui s'étaient passés à Naples. Et non +seulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du +burg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes +superstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui +protégeait le château des Carpathes, il s'engageait même à prévenir les +autorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes +ces légendes! + +Aussi le baron de Gortz résolut-il d'attirer Franz de Télek dans le +burg, et l'on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix +de la Stilla, envoyée à l'auberge du _Roi Mathias_ par l'appareil +téléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route +pour s'approcher du château; l'apparition de la cantatrice sur le +terre-plein du bastion lui avait donné l'irrésistible désir d'y +pénétrer; une lumière, montré à une des fenêtres du donjon, l'avait +guidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond +de cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore +entendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où +des aliments lui étaient apportés alors qu'il dormait d'un sommeil +léthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et +dont la porte s'était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir +du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en +pourrait jamais sortir. + +Tels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse +de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême +dépit, le baron savait que l'éveil avait été donné par Rotzko qui, +n'ayant point suivi son maître à l'intérieur du château, avait prévenu +les autorités de Karlsburg. Une escouade d'agents était arrivée au +village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte +partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se +défendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic +Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit +guère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'étaient-ils +déterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient +plus que le moment d'agir. Un courant électrique était préparé pour +mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le +donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à +lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le +temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion +dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte +du château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que +jamais on ne retrouverait leurs traces. + +Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz +l'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une +communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le +village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être +anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale +aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron +de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir,--fuir en entraînant la +Stilla, inconsciente... + +Ah! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se +jeter sur ces deux hommes!... il les aurait terrassés, il les aurait +frappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher +l'effroyable ruine! + +Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas +après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle, +Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et, +Dieu aidant, il ferait justice! + +Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne +les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir? +Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou +quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le +donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg +communiquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne +rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir. + +En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de +Gortz et Orfanik. + +«Il n'y a plus rien à faire ici? + +--Rien. + +--Alors séparons-nous. + +--Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le +château?... + +--Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan. + +--Mais vous?... + +--Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant. + +--Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous +attendre? + +--A Bistritz. + +--Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre +volonté. + +--Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois +pendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des +Carpathes!» + +Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait +quitté la chapelle. + +Bien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette +conversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de +parler Rodolphe de Gortz. + + + + +XVI + + +Le désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu'en mettant +le baron de Gortz hors d'état d'exécuter son projet. + +Il était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'être découvert, +Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez +facilement; mais son épaisseur était telle qu'une demi-heure s'écoula +avant que l'ouverture fût assez large pour lui livrer passage. + +Dès que Franz eut mis pied à l'intérieur de cette chapelle ouverte à +tous les vents, il se sentit ranimé par l'air du dehors. A travers les +déchirures de la nef et l'embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir +de légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques +étoiles que faisait pâlir l'éclat de la lune montant sur l'horizon. + +Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle, +et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C'est +pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s'avança-t-il vers le +chevet. + +En cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires, +son pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de +la voûte. + +Enfin, à l'extrémité du chevet, derrière le retable de l'autel, près +d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue céder sous sa +poussée. + +Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte. + +C'était par là que le baron de Gortz et Orfanik étaient entrés dans la +chapelle, et c'était par là qu'ils venaient d'en sortir. + +Dès que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu +d'une complète obscurité. Après nombre de détours, sans avoir eu ni à +monter ni à descendre, il était certain de s'être maintenu au niveau des +cours intérieures. + +Une demi-heure plus tard, l'obscurité parut être moins profonde: une +demi-clarté se glissait à travers quelques ouvertures latérales de la +galerie. + +Franz put marcher plus rapidement, et il déboucha dans une large +casemate, ménagée sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle +gauche de la courtine. + +Cette casemate était percée d'étroites meurtrières, par lesquelles +pénétraient les rayons de la lune. + +A l'opposé il y avait une porte ouverte. + +Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrières, +afin de respirer cette fraîche brise de la nuit durant quelques +secondes. + +Mais, au moment où il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou +trois ombres, qui se mouvaient à l'extrémité inférieure du plateau +d'Orgall, éclairé jusqu'au sombre massif de la sapinière. + +Franz regarda. + +Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des +arbres--sans doute les agents de Karlsburg, ramenés par Rotzko. +S'étaient-ils donc décidés à opérer de nuit, dans l'espoir de surprendre +les hôtes du château, ou attendaient-ils en cet endroit les premières +lueurs de l'aube? + +Quel effort Franz dut faire sur lui-même pour retenir le cri prêt à lui +échapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et +reconnaître sa voix! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et, +avant que les agents eussent escaladé l'enceinte, Rodolphe de Gortz +aurait le temps de mettre son appareil en activité et de s'enfuir par le +tunnel. + +Franz parvint à se maîtriser et s'éloigna de la meurtrière. Puis, la +casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la +galerie. + +Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se +déroulait dans l'épaisseur du mur. + +Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes? +Il avait lieu de le croire. + +Cependant, cet escalier ne devait pas être l'escalier principal qui +accédait aux divers étages. Il ne se composait que d'une suite +d'échelons circulaires, disposés comme les filets d'une vis à +l'intérieur d'une cage étroite et obscure. + +Franz monta sans bruit, écoutant, mais n'entendant rien, et, au bout +d'une vingtaine de marches, il s'arrêta sur un palier. + +Là, une porte s'ouvrait attenant à la terrasse, dont le donjon était +entouré à son premier étage. + +Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de +s'abriter derrière le parapet, il regarda dans la direction du plateau +d'Orgall. + +Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapinière, et rien +n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg. + +Décidé à rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se fût enfui par le +tunnel du col, Franz contourna l'étage et arriva devant une autre porte, +où la vis de l'escalier reprenait sa révolution ascendante. + +Il mit le pied sur la première marche, appuya ses deux mains aux parois, +et commença à monter. + +Toujours même silence. + +L'appartement du premier étage n'était point habité. + +Franz se hâta d'atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages +supérieurs. + +Lorsqu'il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de +marche. Là se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus +élevé du donjon, celui que couronnait la plate-forme crénelée, où +flottait autrefois l'étendard des barons de Gortz. + +La paroi, à gauche du palier, était percée d'une porte, fermée en ce +moment. + +A travers le trou de la serrure, dont la clef était en dehors, filtrait +un vif rayon de lumière. + +Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l'intérieur de l'appartement. + +En appliquant son oeil à la serrure, il ne distingua que la partie +gauche d'une chambre, qui était très éclairée, la partie droite étant +plongée dans l'ombre. + +Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui +s'ouvrit. + +Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses +murs circulaires s'appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en +se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des +tentures épaisses, d'anciennes tapisseries à personnages, recouvraient +ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils, +escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenêtres pendaient +d'épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarté +intérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur +lequel s'amortissaient les pas. + +L'arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant, +Franz fut surtout frappé du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle +était baignée d'ombre ou de lumière. + +A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde +obscurité. + +A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée +d'étoffes noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil +de concentration, placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être +aperçu. + +A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un +écran à hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier, +que l'écran entourait d'une sorte de pénombre. + +Près du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait +une boîte rectangulaire. + +Cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont +le couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un +cylindre métallique. + +Dès son entrée dans la salle, Franz s'aperçut que le fauteuil était +occupé. + +Là, en effet, il y avait une personne qui gardait une complète +immobilité, la tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières +closes, le bras droit étendu sur la table, la main appuyée sur la partie +antérieure de la boîte. + +C'était Rodolphe de Gortz. + +Était-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu +passer cette dernière nuit à l'extrême étage du vieux donjon? + +Non!... Cela ne pouvait être, d'après ce que Franz lui avait entendu +dire à Orfanik. + +Le baron de Gortz était seul dans cette chambre, d'ailleurs, et, +conformément aux ordres qu'il avait reçus, il n'était pas douteux que +son compagnon ne se fût déjà enfui par le tunnel. + +Et la Stilla?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il +voulait l'entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes, +avant qu'il n'eût été détruit par l'explosion?... Et pour quelle autre +raison aurait-il regagné cette salle, où elle devait venir, chaque soir, +l'enivrer de son chant?... + +Où était donc la Stilla?... + +Franz ne la voyait ni ne l'entendait... + +Après tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la +merci du jeune comte!... Franz saurait bien le contraindre à parler. +Mais, étant donné l'état de surexcitation où il se trouvait, n'allait-il +pas se jeter sur cet homme qu'il haïssait comme il en était haï, qui lui +avait enlevé la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par +lui... et le frapper?... + +Franz vint se poster derrière le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas à +faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête +perdue, il levait la main... + +Soudain la Stilla apparut. + +Franz laissa tomber son couteau sur le tapis. + +La Stilla était debout sur l'estrade, en pleine lumière, sa chevelure +dénouée, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de +l'Angélica d'Orlando, telle qu'elle s'était montrée sur le bastion du +burg. Ses yeux, fixés sur le jeune comte, le pénétraient jusqu'au fond +de l'âme... + +Il était impossible que Franz ne fût pas vu d'elle, et, pourtant, la +Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas +les lèvres pour lui parler... Hélas! elle était folle! + +Franz allait s'élancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour +l'entraîner au-dehors... + +La Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le +baron de Gortz s'était penché vers elle. Au paroxysme de l'extase, le +dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une +liqueur divine. Tel il était autrefois aux représentations des théâtres +d'Italie, tel il était alors au milieu de cette salle, dans une solitude +infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine! + +Oui! la Stilla chantait!... Elle chantait pour lui... rien que pour +lui!... C'était comme un souffle s'exhalant de ses lèvres, qui +semblaient être immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonnée, du +moins son âme d'artiste lui était-elle restée toute entière! + +Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas +entendue depuis cinq longues années... Il s'absorbait dans l'ardente +contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui +était là, vivante, comme si quelque miracle l'eût ressuscitée à ses +yeux! + +Et ce chant de la Stilla, n'était-ce pas entre tous celui qui devait +faire vibrer plus vivement au coeur de Franz les cordes du souvenir? +Oui! il avait reconnu le finale de la tragique scène d'_Orlando_, ce +finale où l'âme de la cantatrice s'était brisée sur cette dernière +phrase: + + Innamorata, mio cuore tremante, + Voglio morire... + +Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se +disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait été sur le +théâtre de San-Carlo!... Non!... Elle ne mourrait pas entre les lèvres +de la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d'adieu... + +Franz ne respirait plus... Toute sa vie était attachée à ce chant... +Encore quelques mesures, et ce chant s'achèverait dans toute son +incomparable pureté... + +Mais voici que la voix commence à faiblir... On dirait que la Stilla +hésite en répétant ces mots d'une douleur poignante: + + Voglio morire... + +La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois +tombée sur la scène?... + +Elle ne tombe pas, mais le chant s'arrête à la même mesure, à la même +note qu'au théâtre de San-Carlo... + +Elle pousse un cri... et c'est le même cri que Franz avait entendu ce +soir-là... + +Et pourtant, la Stilla est toujours là, debout, immobile, avec son +regard adoré,--ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses +de son âme... + +Franz s'élance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors +de ce château... + +A ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se +relever. + +«Franz de Télek!... s'écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu +s'échapper...» + +Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l'estrade: + +«Stilla... ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici... +vivante... + +--Vivante... la Stilla... vivante!...» s'écrie le baron de Gortz. + +Et cette phrase ironique s'achève dans un éclat de rire, où l'on sent +tout l'emportement de la rage. + +«Vivante!... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien! que Franz de Télek +essaie donc de me l'enlever!» + +Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment +fixés sur lui... + +A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est +échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile... + +Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la +malheureuse folle... + +Il est trop tard... le couteau la frappe au coeur... + +Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec +les mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la +Stilla... + +Franz est demeuré inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est +devenu fou, lui aussi?... + +Et alors Rodolphe de Gortz de s'écrier: + +«La Stilla échappe encore à Franz de Télek!... Mais sa voix... sa voix +me reste... Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à +personne!» + +Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces +l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade. + +Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il saisit la +boîte déposée sur la table, il se précipite hors de la salle, il descend +au premier étage du donjon; puis, arrivé sur la terrasse, il la +contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une détonation +retentit. + +Rotzko, posté au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron +de Gortz. + +Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boîte +qu'il serrait entre ses bras. + +Il poussa un cri terrible. + +«Sa voix... sa voix!... répétait-il. Son âme... l'âme de la Stilla... +Elle est brisée... brisée... brisée!...» + +Et alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le +long de la terrasse, criant toujours: «Sa voix... sa voix!... Ils m'ont +brisé sa voix!... Qu'ils soient maudits!» + +Puis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck +cherchaient à escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des +agents de police. + +Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif +du Plesa. Des gerbes de flammes s'élevèrent jusqu'aux nuages, et une +avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan. + +Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des +Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes à la +surface du plateau d'Orgall. + + + + +XVII + + +On ne l'a point oublié, en se reportant à la conversation du baron et de +Orfanik, l'explosion ne devait détruire le château qu'après le départ de +Rodolphe de Gortz. Or, au moment où cette explosion s'était produite, il +était impossible que le baron eût eu le temps de s'enfuir par le tunnel +sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du +désespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de +Gortz avait-il provoqué une catastrophe immédiate dont il devait avoir +été la première victime? Après les incompréhensibles paroles qui lui +étaient échappées, au moment où la balle de Rotzko venait de briser la +boîte qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du +burg? + +En tout cas, il fut très heureux que les agents, surpris par le coup de +fusil de Rotzko, se trouvassent encore à une certaine distance, lorsque +l'explosion ébranla le massif. C'est à peine si quelques-uns furent +atteints par les débris qui tombèrent au pied du plateau d'Orgall. +Seuls, Rotzko et le forestier étaient alors au bas de la courtine, et, +en vérité, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas été écrasés sous cette +pluie de pierres. + +L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et +les agents parvinrent, sans trop de peine, à franchir l'enceinte, en +remontant le fossé, qui avait été à demi comblé par le renversement des +murailles. + +Cinquante pas au-delà de la courtine, un corps fut relevé au milieu des +décombres, à la base du donjon. + +C'était celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays--entre +autres maître Koltz--le reconnurent sans hésitation. + +Quant à Rotzko et à Nic Deck, ils ne songeaient qu'à retrouver le jeune +comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les délais convenus entre +son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'échapper du château. + +Mais Rotzko n'osait espérer qu'il eût survécu, qu'il ne fût pas une +victime de la catastrophe; aussi pleurait-il à grosses larmes, et Nic +Deck ne savait comment le calmer. + +Cependant, après une demi-heure de recherches, le jeune comte fut +retrouvé au premier étage du donjon, sous un arc-boutement de la +muraille, qui l'avait empêché d'être écrasé. + +«Mon maître... mon pauvre maître... + +--Monsieur le comte...» + +Ce furent les premières paroles que prononcèrent Rotzko et Nic Deck, +lorsqu'ils se penchèrent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il +n'était qu'évanoui. + +Franz rouvrit les veux; mais son regard sans fixité ne semblait ni +reconnaître Rotzko ni l'entendre. + +Nic Deck, qui avait soulevé le jeune comte dans ses bras, lui parla +encore; il ne fit aucune réponse. + +Ces derniers mots du chant de la Stilla s'échappaient seuls de sa +bouche: + + Innamorata... Voglio morire... + +Franz de Télek était fou. + + + + +XVIII + + +Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison, +n'aurait jamais eu l'explication des derniers phénomènes dont le château +des Carpathes avait été le théâtre, sans les révélations qui furent +faites dans les circonstances que voici: + +Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'était convenu, que +le baron de Gortz vînt le rejoindre à la bourgade de Bistritz. En ne le +voyant pas reparaître, il s'était demandé s'il n'avait pas été victime +de l'explosion. Poussé alors par la curiosité autant que par +l'inquiétude, il avait quitté la bourgade, il avait repris la route de +Werst, et il était revenu rôder aux environs du burg. + +Mal lui en prit, car les agents de la police ne tardèrent pas à +s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le +connaissait et de longue date. + +Une fois dans la capitale du comitat, en présence des magistrats devant +lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulté de répondre +aux questions qui lui furent posées au cours de l'enquête ordonnée sur +cette catastrophe. + +Nous avouerons même que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne +parut pas émouvoir autrement ce savant égoïste et maniaque, qui n'avait +à coeur que ses inventions. + +En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma +que la Stilla était morte, et--ce sont les expressions mêmes dont il se +servit--, qu'elle était enterrée et bien enterrée depuis cinq ans dans +le cimetière du Campo Santo Nuovo, à Naples. + +Cette affirmation ne fut pas le moindre des étonnements que devait +provoquer cette étrange aventure. + +En effet, si la Stilla était morte, comment se faisait-il que Franz eût +pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir +apparaître sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant, +lorsqu'il était enfermé dans la crypte?... Enfin comment l'avait-il +retrouvée vivante dans la chambre du donjon? + +Voici l'explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être +inexplicables. + +On se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz, +lorsque le bruit s'était répandu que la Stilla avait pris la résolution +de quitter le théâtre pour devenir comtesse de Télek. L'admirable talent +de l'artiste, c'est-à-dire toutes ses satisfactions de dilettante, +allaient lui manquer. + +Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils +phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la +cantatrice se proposait de chanter à ses représentations d'adieu. Ces +appareils étaient merveilleusement perfectionnés à cette époque, et +Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait +aucune altération, ni dans son charme, ni dans sa pureté. + +Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent +installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée +pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se gravèrent sur +leurs plaques, cavatines, romances d'opéras ou de concerts, entre +autres, la mélodie de Stéfano et cet air final d'Orlando qui fut +interrompu par la mort de la Stilla. + +Voici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s'enfermer au +château des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les +chants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non +seulement il entendait la Stilla, comme s'il eût été dans sa loge, mais +--ce qui peut paraître absolument incompréhensible--, il la voyait comme +si elle eût été vivante, devant ses yeux. + +C'était un simple artifice d'optique. + +On n'a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique +portrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son +costume blanc de l'Angélica d'Orlando et sa magnifique chevelure +dénouée. Or, au moyen de glaces inclinées suivant un certain angle +calculé par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant éclairait ce portrait +placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi +«réelle» que lorsqu'elle était pleine de vie et dans toute la splendeur +de sa beauté. C'est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur +le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait +apparaître, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Télek; c'est grâce à +ce même appareil que le jeune comte avait revu la Stilla dans la salle du +donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de +ses chants. + +Tels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une +manière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le +dire, c'est avec une fierté sans égale qu'il se déclara l'auteur de ces +inventions géniales, qu'il avait portées au plus haut degré de +perfection. + +Cependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers +phénomènes, ou plutôt ces «trucs», pour employer le mot consacré, ce +qu'il ne s'expliquait pas, c'était pourquoi le baron de Gortz, avant +l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du +Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brisé +l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet +objet, c'était l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant +de la Stilla, c'était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre +une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet +appareil détruit, c'était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et, +fou de désespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg. + +Le baron Rodolphe de Gortz a été inhumé dans le cimetière de Werst avec +les honneurs dus à l'ancienne famille qui finissait en sa personne. +Quant au jeune comte de Télek, Rotzko l'a fait transporter au château de +Krajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui +a volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants +de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il +y prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d'autrefois, il +semble que son âme s'essaie à revivre dans les souvenirs de cet +inoubliable passé. + +De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la +raison, et c'est par lui qu'on a connu les détails de cette dernière +nuit au château des Carpathes. + +Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck +fut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les +fiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils +revinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle +chambre de sa maison. + +Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d'une façon +naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit +plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner +--Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au _Roi Mathias_--, +elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maître +Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de +Werst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces +braves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances. + +Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles, +ne cesse de répéter à qui veut l'entendre: + +«Eh bien! ne l'avais-je pas dit?... Des génies dans le burg!... Est-ce +qu'il existe des génies!» + +Mais personne ne l'écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses +railleries dépassent la mesure. + +Du reste, le magister Hermod n'a pas cessé de baser ses leçons sur +l'étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune +génération du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde +hantent les ruines du château des Carpathes. + +Fin + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES *** + +***** This file should be named 5082-8.txt or 5082-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/0/8/5082/ + +Produced by Norm Wolcott. + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le château des Carpathes + +Author: Jules Verne + +Posting Date: January 12, 2012 [EBook #5082] +Release Date: February, 2004 +[This file was first posted on April 18, 2002] +[Last updated: July 4, 2012] + +Language: English + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES *** + + + + +Produced by Norm Wolcott. + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<h1>Le château des Carpathes<br /> + +<small><small>par</small></small><br /> + +<small>Jules Verne</small></h1> + +<table border="3" cellpadding="4" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td><a href="#I"><b>I, </b></a> +<a href="#II"><b>II, </b></a> +<a href="#III"><b>III, </b></a> +<a href="#IV"><b>IV, </b></a> +<a href="#V"><b>V, </b></a> +<a href="#VI"><b>VI, </b></a> +<a href="#VII"><b>VII, </b></a> +<a href="#VIII"><b>VIII, </b></a> +<a href="#IX"><b>IX, </b></a> +<a href="#X"><b>X, </b></a> +<a href="#XI"><b>XI, </b></a> +<a href="#XII"><b>XII, </b></a> +<a href="#XIII"><b>XIII, </b></a> +<a href="#XIV"><b>XIV, </b></a> +<a href="#XV"><b>XV, </b></a> +<a href="#XVI"><b>XVI, </b></a> +<a href="#XVII"><b>XVII, </b></a> +<a href="#XVIII"><b>XVIII</b></a></td></tr> +</table> + +<h2><a name="I" id="I"></a>I</h2> + +<p>Cette histoire n'est pas fantastique, elle n'est que romanesque. Faut-il +en conclure qu'elle ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance? +Ce serait une erreur. Nous sommes d'un temps où tout arrive,—on a +presque le droit de dire où tout est arrivé. Si notre récit n'est point +vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources +scientifiques qui sont le lot de l'avenir, et personne ne s'aviserait de +le mettre au rang des légendes. D'ailleurs, il ne se crée plus de +légendes au déclin de ce pratique et positif XIX<sup>e</sup> siècle, ni en +Bretagne, la contrée des farouches korrigans, ni en Ecosse, la terre des +brownies et des gnomes, ni en Norvège, la patrie des ases, des elfes, +des sylphes et des valkyries, ni même en Transylvanie, où le cadre des +Carpathes se prête si naturellement à toutes les évocations +psychagogiques. Cependant il convient de noter que le pays transylvain +est encore très attaché aux superstitions des premiers âges.</p> + +<p>Ces provinces de l'extrême Europe, M. de Gérando les a décrites, Élisée +Reclus les a visitées. Tous deux n'ont rien dit de la curieuse histoire +sur laquelle repose ce roman. En ont-ils eu connaissance? peut-être, +mais ils n'auront point voulu y ajouter foi. C'est regrettable, car ils +l'eussent racontée, l'un avec la précision d'un annaliste, l'autre avec +cette poésie instinctive dont sont empreintes ses relations de voyage.</p> + +<p>Puisque ni l'un ni l'autre ne l'ont fait, je vais essayer de le faire +pour eux.</p> + +<p>Le 29 mai de cette année-là, un berger surveillait son troupeau à la +lisière d'un plateau verdoyant, au pied du Retyezat, qui domine une +vallée fertile, boisée d'arbres à tiges droites, enrichie de belles +cultures. Ce plateau élevé, découvert, sans abri, les galernes, qui sont +les vents de nord-ouest, le rasent pendant l'hiver comme avec un rasoir +de barbier. On dit alors, dans le pays, qu'il se fait la barbe—et +parfois de très près.</p> + +<p>Ce berger n'avait rien d'arcadien dans son accoutrement, ni de bucolique +dans son attitude. Ce n'était pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou +Mélibée. Le Lignon ne murmurait point à ses pieds ensabotés de gros +socques de bois: c'était la Silvalaque, dont les eaux fraîches et +pastorales eussent été dignes de couler à travers les méandres du roman +de l'Astrée.</p> + +<p>Frik, Frik du village de Werst—ainsi se nommait ce rustique pâtour—, +aussi mal tenu de sa personne que ses bêtes, bon à loger dans cette +sordide crapaudière, bâtie à l'entrée du village, où ses moutons et ses +porcs vivaient dans une révoltante prouacrerie—, seul mot, emprunté de +la vieille langue, qui convienne aux pouilleuses bergeries du comitat.</p> + +<p><i>L'immanum pecus</i> paissait donc sous la conduite dudit Frik,—<i>immanior +ipse</i>. Couché sur un tertre matelassé d'herbe, il dormait d'un œil, +veillant de l'autre, sa grosse pipe à la bouche, parfois sifflant ses +chiens, lorsque quelque brebis s'éloignait du pâturage, ou donnant un +coup de bouquin que répercutaient les échos multiples de la montagne.</p> + +<p>Il était quatre heures après midi. Le soleil commençait à décliner. +Quelques sommets, dont les bases se noyaient d'une brume flottante, +s'éclairaient dans l'est. Vers le sud-ouest, deux brisures de la chaîne +laissaient passer un oblique faisceau de rayons, comme un jet lumineux +qui filtre par une porte entrouverte.</p> + +<p>Ce système orographique appartenait à la portion la plus sauvage de la +Transylvanie, comprise sous la dénomination de comitat de Klausenburg ou +Kolosvar.</p> + +<p>Curieux fragment de l'empire d'Autriche, cette Transylvanie, «l'Erdely» +en magyar, c'est-à-dire «le pays des forêts». Elle est limitée par la +Hongrie au nord, la Valachie au sud, la Moldavie à l'ouest. Étendue sur +soixante mille kilomètres carrés, soit six millions d'hectares—à peu +près le neuvième de la France—, c'est une sorte de Suisse, mais de +moitié plus vaste que le domaine helvétique, sans être plus peuplée. +Avec ses plateaux livrés à la culture, ses luxuriants pâturages, ses +vallées capricieusement dessinées, ses cimes sourcilleuses, la +Transylvanie, zébrée par les ramifications d'origine plutonique des +Carpathes, est sillonnée de nombreux cours d'eaux qui vont grossir la +Theiss et ce superbe Danube, dont les Portes de Fer, à quelques milles +au sud [La mille hongrois vaut environ 7 500 mètres.], ferment le défilé +de la chaîne des Balkans sur la frontière de la Hongrie et de l'empire +ottoman.</p> + +<p>Tel est cet ancien pays des Daces, conquis par Trajan au premier siècle +de l'ère chrétienne. L'indépendance dont il jouissait sous jean Zapoly +et ses successeurs jusqu'en 1699, prit fin avec Léopold I<sup>er</sup>, qui +l'annexa à l'Autriche. Mais, quelle qu'ait été sa constitution +politique, il est resté le commun habitat de diverses races qui s'y +coudoient sans se fusionner, les Valaques ou Roumains, les Hongrois, les +Tsiganes, les Szeklers d'origine moldave, et aussi les Saxons que le +temps et les circonstances finiront par «magyariser» au profit de +l'unité transylvaine.</p> + +<p>A quel type se raccordait le berger Frik? Était-ce un descendant +dégénéré des anciens Daces? Il eût été malaisé de se prononcer, à voir +sa chevelure en désordre, sa face machurée, sa barbe en broussailles, +ses sourcils épais comme deux brosses à crins rougeâtres, ses yeux pers, +entre le vert et le bleu, et dont le larmier humide était circonscrit du +cercle sénile. C'est qu'il est âgé de soixante-cinq ans,—il y a lieu +de le croire du moins. Mais il est grand, sec, droit sous son sayon +jaunâtre moins poilu que sa poitrine, et un peintre ne dédaignerait pas +d'en saisir la silhouette, lorsque, coiffé d'un chapeau de sparterie, +vrai bouchon de paille, il s'accote sur son bâton à bec de corbin, +aussi immobile qu'un roc.</p> + +<p>Au moment où les rayons pénétraient à travers la brisure de l'ouest, +Frik se retourna; puis, de sa main à demi fermée, il se fit un +porte-vue—comme il en eût fait un porte-voix pour être entendu au loin +et il regarda très attentivement.</p> + +<p>Dans l'éclaircie de l'horizon, à un bon mille, mais très amoindri par +l'éloignement, se profilaient les formes d'un burg. Cet antique château +occupait, sur une croupe isolée du col de Vulkan, la partie supérieure +d'un plateau appelé le plateau d'Orgall. Sous le jeu d'une éclatante +lumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que +présentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l'œil du +pâtour fût doué d'une grande puissance de vision pour distinguer quelque +détail de cette masse lointaine.</p> + +<p>Soudain le voilà qui s'écrie en hochant la tête:</p> + +<p>«Vieux burg!... Vieux burg!... Tu as beau te carrer sur ta base!... +Encore trois ans, et tu auras cessé d'exister, puisque ton hêtre n'a +plus que trois branches!» Ce hêtre, planté à l'extrémité de l'un des +bastions du burg, s'appliquait en noir sur le fond du ciel comme une +fine découpure de papier, et c'est à peine s'il eût été visible pour +tout autre que Frik à cette distance. Quant à l'explication de ces +paroles du berger, qui étaient provoquées par une légende relative au +château, elle sera donnée en son temps.</p> + +<p>«Oui! répéta-t-il, trois branches... Il y en avait quatre hier, mais la +quatrième est tombée cette nuit... Il n'en reste que le moignon... je +n'en compte plus que trois à l'enfourchure... Plus que trois, vieux +burg... plus que trois!»</p> + +<p>Lorsqu'on prend un berger par son côté idéal, l'imagination en fait +volontiers un être rêveur et contemplatif; il s'entretient avec les +planètes; il confère avec les étoiles; il lit dans le ciel. Au vrai, +c'est généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité +publique lui attribue aisément le don du surnaturel; il possède des +maléfices; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux +gens et aux bêtes—ce qui est tout un dans ce cas; il vend des poudres +sympathiques; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas +jusqu'à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres +enchantées, et les brebis infécondes rien qu'en les regardant de l'œil +gauche? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays. +Même au milieu des campagnes plus civilisées, on ne passe pas devant un +berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour +significatif, en le saluant du nom de «pasteur» auquel il tient. Un coup +de chapeau, cela permet d'échapper aux malignes influences, et sur les +chemins de la Transylvanie, ou ne s'y épargne pas plus qu'ailleurs.</p> + +<p>Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d'apparitions +fantastiques. A entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui +obéissaient; à en croire celui-là, on le rencontrait, au déclin de la +lune, par les nuits sombres, comme on voit en d'autres contrées le grand +bissexte, achevalé sur la vanne des moulins, causant avec les loups ou +rêvant aux étoiles.</p> + +<p>Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des +contre-charmes. Mais, observation à noter, il était lui-même aussi +crédule que sa clientèle, et s'il ne croyait pas à ses propres +sortilèges, du moins ajoutait-il foi aux légendes qui couraient le pays.</p> + +<p>On ne s'étonnera donc pas qu'il eût tiré ce pronostic relatif à la +disparition prochaine du vieux burg, puisque le hêtre était réduit à +trois branches, ni qu'il eût hâte d'en porter la nouvelle à Werst.</p> + +<p>Après avoir rassemblé son troupeau en beuglant à pleins poumons à +travers un long bouquin de bois blanc, Frik reprit le chemin du village. +Ses chiens le suivaient harcelant les bêtes—deux demi-griffons bâtards, +hargneux et féroces, qui semblaient plutôt propres à dévorer des moutons +qu'à les garder. Il y avait là une centaine de béliers et de brebis, +dont une douzaine d'antenais de première année, le reste en animaux de +troisième et de quatrième année, soit de quatre et de six dents.</p> + +<p>Ce troupeau appartenait au juge de Werst, le biró Koltz, lequel payait à +la commune un gros droit de brébiage, et qui appréciait fort son pâtour +Frik, le sachant très habile à la tonte, et très entendu au traitement +des maladies, muguet, affilée, avertin, douve, encaussement, falère, +clavelée, piétin, rabuze et autres affections d'origine pécuaire.</p> + +<p>Le troupeau marchait en masse compacte, le sonnailler devant, et, près +de lui, la brebis birane, faisant tinter leur clarine au milieu des +bêlements.</p> + +<p>Au sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes +champs. Là ondulaient les magnifiques épis d'un blé très haut sur tige, +très long de chaume; là s'étendaient quelques plantations de ce +«koukouroutz», qui est le maïs du pays. Le chemin conduisait à la +lisière d'une forêt de pins et de sapins, aux dessous frais et sombres. +Plus bas, la Sil promenait son cours lumineux, filtré par le cailloutis +du fond, et sur lequel flottaient les billes de bois débitées par les +scieries de l'amont.</p> + +<p>Chiens et moutons s'arrêtèrent sur la rive droite de la rivière et se +mirent à boire avidement au ras de la berge, en remuant le fouillis des +roseaux.</p> + +<p>Werst n'était plus qu'à trois portées de fusil, au-delà d'une épaisse +saulaie, formée de francs arbres et non de ces têtards rabougris, qui +touffent à quelques pieds au-dessus de leurs racines. Cette saulaie se +développait jusqu'aux pentes du col de Vulkan, dont le village, qui +porte ce nom, occupe une saillie sur le versant méridional des massifs +du Plesa.</p> + +<p>La campagne était déserte à cette heure. C'est seulement à la nuit +tombante que les gens de culture regagnent leur foyer, et Frik n'avait +pu, chemin faisant, échanger le bonjour traditionnel. Son troupeau +désaltéré, il allait s'engager entre les plis de la vallée, lorsqu'un +homme apparut au tournant de la Sil, une cinquantaine de pas en aval.</p> + +<p>—Eh! l'ami!» cria-t-il au pâtour.</p> + +<p>C'était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. On les +rencontre dans les villes, dans les bourgades, jusque dans les plus +modestes villages. Se faire comprendre n'est point pour les embarrasser: +ils parlent toutes les langues. Celui-ci était-il italien, saxon ou +valaque? Personne n'eût pu le dire; mais il était juif, juif polonais, +grand, maigre, nez busqué, barbe en pointe, front bombé, yeux très vifs.</p> + +<p>Ce colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et +de petites horloges. Ce qui n'était pas renfermé dans la balle +assujettie par de fortes bretelles sur ses épaules, lui pendait au cou +et à la ceinture: un véritable brelandinier, quelque chose comme un +étalagiste ambulant.</p> + +<p>Probablement ce juif avait le respect et peut-être la crainte salutaire +qu'inspirent les bergers. Aussi saluat-il Frik de la main. Puis, dans +cette langue roumaine, qui est formée du latin et du slave, il dit avec +un accent étranger:</p> + +<p>«Cela va-t-il comme vous voulez, l'ami?</p> + +<p>—Oui... suivant le temps, répondit Frik.</p> + +<p>—Alors vous allez bien aujourd'hui, car il fait beau.</p> + +<p>—Et j'irai mal demain, car il pleuvra.</p> + +<p>—Il pleuvra?... s'écria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans +votre pays?</p> + +<p>—Les nuages viendront cette nuit... et de là-bas... du mauvais côté de +la montagne.</p> + +<p>—A quoi voyez-vous cela?</p> + +<p>—A la laine de mes moutons, qui est rèche et sèche comme un cuir tanné.</p> + +<p>—Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes...</p> + +<p>—Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison.</p> + +<p>—Encore faut-il posséder une maison, pasteur.</p> + +<p>—Avez-vous des enfants? dit Frik.</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Etes-vous marié?</p> + +<p>—Non.»</p> + +<p>Et Frik demandait cela parce que, dans le pays, c'est l'habitude de le +demander à ceux que l'on rencontre.</p> + +<p>Puis, il reprit:</p> + +<p>«D'où venez-vous, colporteur?...</p> + +<p>—D'Hermanstadt.»</p> + +<p>Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. En la +quittant, on trouve la vallée de la Sil hongroise, qui descend jusqu'au +bourg de Petroseny.</p> + +<p>«Et vous allez?...</p> + +<p>—A Kolosvar.»</p> + +<p>Pour arriver à Kolosvar, il suffit de remonter dans la direction de la +vallée du Maros; puis, par Karlsburg, en suivant les premières assises +des monts de Bihar, on atteint la capitale du comitat. Un chemin d'une +vingtaine de milles [Environ 150 kilomètres.] au plus.</p> + +<p>En vérité, ces marchands de thermomètres, baromètres et patraques, +évoquent toujours l'idée d'êtres à part, d'une allure quelque peu +hoffmanesque. Cela tient à leur métier. Ils vendent le temps sous toutes +ses formes, celui qui s'écoule, celui qu'il fait, celui qu'il fera, +comme d'autres porteballes vendent des paniers, des tricots ou des +cotonnades. On dirait qu'ils sont les commis voyageurs de la Maison +Saturne et C<sup>ie</sup> à l'enseigne du Sablier d'or. Et, sans doute, ce fut +l'effet que le juif produisit sur Frik, lequel regardait, non sans +étonnement, cet étalage d'objets, nouveaux pour lui, dont il ne +connaissait pas la destination.</p> + +<p>«Eh! colporteur, demanda-t-il en allongeant le bras, à quoi sert ce +bric-à-brac, qui cliquète à votre ceinture comme les os d'un vieux +pendu?</p> + +<p>—Ça, c'est des choses de valeur, répondit le forain, des choses utiles +à tout le monde.</p> + +<p>—A tout le monde, s'écria Frik, en clignant de l'œil,—même à des +bergers?...</p> + +<p>—Même à des bergers.</p> + +<p>—Et cette mécanique?...</p> + +<p>—Cette mécanique, répondit le juif en faisant sautiller un thermomètre +entre ses mains, elle vous apprend s'il fait chaud ou s'il fait froid.</p> + +<p>—Eh! l'ami, je le sais de reste, quand je sue sous mon sayon, ou quand +je grelotte sous ma houppelande.»</p> + +<p>Évidemment, cela devait suffire à un pâtour, qui ne s'inquiétait guère +des pourquoi de la science.</p> + +<p>«Et cette grosse patraque avec son aiguille? reprit-il en désignant un +baromètre anéroïde.</p> + +<p>—Ce n'est point une patraque, c'est un instrument qui vous dit s'il +fera beau demain ou s'il pleuvra...—Vrai?...</p> + +<p>—Vrai.</p> + +<p>—Bon! répliqua Frik, je n'en voudrais point, quand ça ne coûterait +qu'un kreutzer. Rien qu'à voir les nuages traîner dans la montagne ou +courir au-dessus des plus hauts pics, est-ce que je ne sais pas le temps +vingt-quatre heures à l'avance? Tenez, vous voyez cette brumaille qui +semble sourdre du sol?... Eh bien, je vous l'ai dit, c'est de l'eau pour +demain.»</p> + +<p>En réalité, le berger Frik, grand observateur du temps, pouvait se +passer d'un baromètre.</p> + +<p>«Je ne vous demanderai pas s'il vous faut une horloge? reprit le +colporteur.</p> + +<p>—Une horloge?... J'en ai une qui marche toute seule, et qui se balance +sur ma tête. C'est le soleil de là-haut. Voyez-vous, l'ami, lorsqu'il +s'arrête sur la pointe du Rodük, c'est qu'il est midi, et lorsqu'il +regarde à travers le trou d'Egelt, c'est qu'il est six heures. Mes +moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme mes moutons. +Gardez donc vos patraques.</p> + +<p>—Allons, répondit le colporteur, si je n'avais pas d'autres clients que +les pâtours, j'aurais de la peine à faire fortune! Ainsi, vous n'avez +besoin de rien?...</p> + +<p>—Pas même de rien.»</p> + +<p>Du reste, toute cette marchandise à bas prix était de fabrication très +médiocre, les baromètres ne s'accordant pas sur le variable ou le beau +fixe, les aiguilles des horloges marquant des heures trop longues ou des +minutes trop courtes—enfin de la pure camelote. Le berger s'en doutait +peut-être et n'inclinait guère à se poser en acheteur. Toutefois, au +moment où il allait reprendre son bâton, le voilà qui secoue une sorte +de tube, suspendu à la bretelle du colporteur, en disant:</p> + +<p>«A quoi sert ce tuyau que vous avez là?...</p> + +<p>—Ce tuyau n'est pas un tuyau.</p> + +<p>—Est-ce donc un gueulard?»</p> + +<p>Et le berger entendait par là une sorte de vieux pistolet à canon évasé.</p> + +<p>«Non, dit le juif, c'est une lunette.»</p> + +<p>C'était une de ces lunettes communes, qui grossissent cinq à six fois +les objets, ou les rapprochent d'autant, ce qui produit le même +résultat.</p> + +<p>Frik avait détaché l'instrument, il le regardait, il le maniait, il le +retournait bout pour bout, il en faisait glisser l'un sur l'autre les +cylindres.</p> + +<p>Puis, hochant la tête «Une lunette? dit-il.</p> + +<p>—Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue.</p> + +<p>—Oh! j'ai de bons yeux, l'ami. Quand le temps est clair, j'aperçois les +dernières roches jusqu'à la tête du Retyezat, et les derniers arbres au +fond des défilés du Vulkan.</p> + +<p>—Sans cligner?...</p> + +<p>—Sans cligner. C'est la rosée qui me vaut ça, lorsque je dors du soir +au matin à la belle étoile. Voilà qui vous nettoie proprement la +prunelle.</p> + +<p>—Quoi... la rosée? répondit le colporteur. Elle rendrait plutôt +aveugle...</p> + +<p>—Pas les bergers.</p> + +<p>—Soit! Mais si vous avez de bons yeux, les miens sont encore meilleurs, +lorsque je les mets au bout de ma lunette.</p> + +<p>—Ce serait à voir.</p> + +<p>—Voyez en y mettant les vôtres...</p> + +<p>—Moi?...</p> + +<p>—Essayez.</p> + +<p>—Ça ne me coûtera rien? demanda Frik, très méfiant de sa nature.</p> + +<p>—Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m'acheter la mécanique.»</p> + +<p>Bien rassuré à cet égard, Frik prit la lunette, dont les tubes furent +ajustés par le colporteur. Puis, ayant fermé l'œil gauche, il appliqua +l'oculaire à son œil droit.</p> + +<p>Tout d'abord, il regarda dans la direction du col de Vulkan, en +remontant vers le Plesa. Cela fait, il abaissa l'instrument, et le +braqua vers le village de Werst.</p> + +<p>«Eh! eh! dit-il, c'est pourtant vrai... Ça porte plus loin que mes +yeux... Voilà la grande rue... je reconnais les gens... Tiens, Nic Deck, +le forestier, qui revient de sa tournée, le havresac au dos, le fusil +sur l'épaule...</p> + +<p>—Quand je vous le disais! fit observer le colporteur.—Oui... oui... +c'est bien Nic! reprit le berger. Et quelle est la fille qui sort de +la maison de maître Koltz, en jupe rouge et en corsage noir, comme pour +aller au-devant de lui?...</p> + +<p>—Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le +garçon...</p> + +<p>—Eh! oui!... c'est Miriota... la belle Miriota!... Ah! les amoureux... +les amoureux!... Cette fois, ils n'ont qu'à se tenir, car, moi, je les +tiens au bout de mon tuyau, et je ne perds pas une de leurs +mignasses!—Que dites-vous de ma machine?</p> + +<p>—Eh! eh!... qu'elle fait voir au loin!»</p> + +<p>Pour que Frik en fût à n'avoir jamais auparavant regardé à travers une +lunette, il fallait que le village de Werst méritât d'être rangé parmi +les plus arriérés du comitat de Klausenburg. Et cela était, on le verra +bientôt.</p> + +<p>«Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que +Werst... Le village est trop près de nous Visez au-delà, bien au-delà, +vous dis-je!...</p> + +<p>—Et ça ne me coûtera pas davantage?...</p> + +<p>—Pas davantage.</p> + +<p>—Bon!... je cherche du côté de la Sil hongroise! Oui... voilà le +clocher de Livadzel... je le reconnais à sa croix qui est manchotte d'un +bras... Et, au-delà, dans la vallée, entre les sapins, j'aperçois le +clocher de Petroseny, avec son coq de fer-blanc, dont le bec est ouvert, +comme s'il allait appeler ses poulettes!... Et là-bas, cette tour qui +pointe au milieu des arbres... Ce doit être la tour de Petrilla... Mais, +j'y pense, colporteur, attendez donc, puisque c'est toujours le même +prix...</p> + +<p>—Toujours, pasteur.»</p> + +<p>Frik venait de se tourner vers le plateau d'Orgall; puis, du bout de la +lunette, il suivait le rideau des forêts assombries sur les pentes du +Plesa, et le champ de l'objectif encadra la lointaine silhouette du +burg.</p> + +<p>«Oui! s'écria-t-il, la quatrième branche est à terre... J'avais bien +vu!... Et personne n'ira la ramasser pour en faire une belle flambaison +de la Saint-Jean... Non, personne... pas même moi!... Ce serait risquer +son corps et son âme... Mais ne vous mettez point en peine!... Il y a +quelqu'un qui saura bien la fourrer, cette nuit, au milieu de son feu +d'enfer... C'est le Chort!»</p> + +<p>Le Chort, ainsi s'appelle le diable, quand il est évoqué dans les +conversations du pays.</p> + +<p>Peut-être le juif allait-il demander l'explication de ces paroles +incompréhensibles pour qui n'était pas du village de Werst ou des +environs, lorsque Frik s'écria, d'une voix où l'effroi se mêlait à la +surprise:</p> + +<p>«Qu'est-ce donc, cette brume qui s'échappe du donjon?... Est-ce une +brume?... Non!... On dirait une fumée... Ce n'est pas possible!... +Depuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus! +—Si vous voyez de la fumée là-bas, pasteur, c'est qu'il y a de la +fumée.</p> + +<p>—Non... colporteur, non! C'est le verre de votre machine qui se +brouille.</p> + +<p>—Essuyez-le.</p> + +<p>—Et quand je l'essuierais?»</p> + +<p>Frik retourna sa lunette, et, après en avoir frotté les verres avec sa +manche, il la remit à son œil.</p> + +<p>C'était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. Elle +montait droit dans l'air calme, et son panache se confondait avec les +hautes vapeurs.</p> + +<p>Frik, immobile, ne parlait plus. Toute son attention se concentrait sur +le burg que l'ombre ascendante commençait à gagner au niveau du plateau +d'Orgall.</p> + +<p>Soudain, il rabaissa la lunette, et, portant la main au bissac qui +pendait sous son sayon:</p> + +<p>«Combien votre tuyau? demanda-t-il.</p> + +<p>—Un florin et demi [Environ 3 francs 60.]», répondit le colporteur.</p> + +<p>Et il aurait cédé sa lunette même au prix d'un florin, pour peu que Frik +eut manifesté l'intention de la marchander. Mais le berger ne broncha +pas. Visiblement sous l'empire d'une stupéfaction aussi brusque +qu'inexplicable, il plongea la main au fond de son bissac, et en retira +l'argent.</p> + +<p>«C'est pour votre compte que vous achetez cette lunette? demanda le +colporteur.</p> + +<p>—Non... pour mon maître, le juge Koltz.</p> + +<p>—Alors il vous remboursera...</p> + +<p>—Oui... les deux florins qu'elle me coûte...</p> + +<p>—Comment... les deux florins?...</p> + +<p>—Eh! sans doute!... Là-dessus, bonsoir, l'ami.</p> + +<p>—Bonsoir, pasteur.»</p> + +<p>Et Frik, sifflant ses chiens, poussant son troupeau, remonta rapidement +dans la direction de Werst.</p> + +<p>Le juif, le regardant s'en aller, hocha la tête, comme s'il avait eu à +faire à quelque fou:</p> + +<p>Si j'avais su, murmura-t-il, je la lui aurais vendue plus cher, ma +lunette!»</p> + +<p>Puis, quand il eut rajusté son étalage à sa ceinture et sur ses épaules, +il prit la direction de Karlsburg, en redescendant la rive droite de la +Sil.</p> + +<p>Où allait-il? Peu importe. Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le +reverra plus.</p> + +<h2><a name="II" id="II"></a>II</h2> + +<p>Qu'il s'agisse de roches entassées par la nature aux époques +géologiques, après les dernières convulsions du sol, ou de constructions +dues à la main de l'homme, sur lesquelles a passé le souffle du temps, +l'aspect est à peu près semblable, lorsqu'on les observe à quelques +milles de distance. Ce qui est pierre brute et ce qui a été pierre +travaillée, tout cela se confond aisément. De loin, même couleur, mêmes +linéaments, mêmes déviations des lignes dans la perspective, même +uniformité de teinte sous la patine grisâtre des siècles.</p> + +<p>Il en était ainsi du burg,—autrement dit du château des Carpathes. En +reconnaître les formes indécises sur ce plateau d'Orgall, qu'il couronne +à la gauche du col de Vulkan, n'eût pas été possible. Il ne se détache +point en relief de l'arrière-plan des montagnes. Ce que l'on est tenté +de prendre pour un donjon n'est peut-être qu'un morne pierreux. Qui le +regarde croit apercevoir les créneaux d'une courtine, où il n'y a +peut-être qu'une crête rocheuse. Cet ensemble est vague, flottant, +incertain. Aussi, à en croire divers touristes, le château des Carpathes +n'existe-t-il que dans l'imagination des gens du comitat.</p> + +<p>Évidemment, le moyen le plus simple de s'en assurer serait de faire prix +avec un guide de Vulkan ou de Werst, de remonter le défilé, de gravir la +croupe, de visiter l'ensemble de ces constructions. Seulement, un guide, +c'est encore moins commode à trouver que le chemin qui mène au burg. En +ce pays des deux Sils, personne ne consentirait à conduire Lui voyageur, +et pour n'importe quelle rémunération, au château des Carpathes.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, voici ce qu'on aurait pu apercevoir de cette antique +demeure dans le champ d'une lunette, plus puissante et mieux centrée que +l'instrument de pacotille, acheté par le berger Frik pour le compte de +maître Koltz:</p> + +<p>A huit ou neuf cents pieds en arrière du col de Vulkan, une enceinte, +couleur de grès, lambrissée d'un fouillis de plantes lapidaires, et qui +s'arrondit sur une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant +les dénivellations du plateau; à chaque extrémité, deux bastions +d'angle, dont celui de droite, sur lequel poussait le fameux hêtre, est +encore surmonté d'une maigre échauguette ou guérite à toit pointu; à +gauche, quelques pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant +le campanile d'une chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par +les fortes bourrasques au grand effroi des gens de la contrée; au +milieu, enfin, couronné de sa plate-forme à créneaux, un lourd donjon, à +trois rangs de fenêtres maillées de plomb, et dont le premier étage est +entouré d'une terrasse circulaire; sur la plate-forme, une longue tige +métallique, agrémentée du virolet féodal, sorte de girouette soudée par +la rouille, et qu'un dernier coup de galerne avait fixée au sud-est.</p> + +<p>Quant à ce que renfermait cette enceinte, rompue en maint endroit, s'il +existait quelque bâtiment habitable à l'intérieur, si un pont-levis et +une poterne permettaient d'y pénétrer, on l'ignorait depuis nombre +d'années. En réalité, bien que le château des Carpathes fût mieux +conservé qu'il n'en avait l'air, une contagieuse épouvante, doublée de +superstition, le protégeait non moins que l'avaient pu faire autrefois +ses basilics, ses sautereaux, ses bombardes, ses couleuvrines, ses +tonnoires et autres engins d'artillerie des vieux siècles.</p> + +<p>Et pourtant, le château des Carpathes eût valu la peine d'être visité +par les touristes et les antiquaires. Sa situation, à la crête du +plateau d'Orgall, est exceptionnellement belle. De la plate-forme +supérieure du donjon, la vue s'étend jusqu'à l'extrême limite des +montagnes. En arrière ondule la haute chaîne, si capricieusement +ramifiée, qui marque la frontière de la Valachie. En avant se creuse le +sinueux défilé de Vulkan, seule route praticable entre les provinces +limitrophes. Au-delà de la vallée des deux Sils, surgissent les bourgs +de Livadzel, de Lonyai, de Petroseny, de Petrilla, groupés à l'orifice +des puits qui servent à l'exploitation de ce riche bassin houiller. +Puis, aux derniers plans, c'est un admirable chevauchement de croupes, +boisées à leur base, verdoyantes à leurs flancs, arides à leurs cimes, +que dominent les sommets abrupts du Retyezat et du Paring [Le Retyezat +s'élève à une hauteur de 2 496 mètres, et le Paring àune hauteur de 2 +414 mètres au-dessus du niveau de la mer.]. Enfin, plus loin que la +vallée du Hatszeg et le cours du Maros, apparaissent les lointains +profils, noyés de brumes, des Alpes de la Transylvanie centrale.</p> + +<p>Au fond de cet entonnoir, la dépression du sol formait autrefois un lac, +dans lequel s'absorbaient les deux Sils, avant d'avoir trouvé passage à +travers la chaîne. Maintenant, cette dépression n'est plus qu'un +charbonnage avec ses inconvénients et ses avantages; les hautes +cheminées de brique se mêlent aux ramures des peupliers, des sapins et +des hêtres; les fumées noirâtres vicient l'air, saturé, jadis du parfum +des arbres fruitiers et des fleurs. Toutefois, à l'époque où se passe +cette histoire, bien que l'industrie tienne ce district minier sous sa +main de fer, il n'a rien perdu du caractère sauvage qu'il doit à la +nature.</p> + +<p>Le château des Carpathes date du XII<sup>e</sup> ou du XIII<sup>e</sup> siècle. En ce +temps-là, sous la domination des chefs ou voïvodes, monastères, églises, +palais, châteaux, se fortifiaient avec autant de soin que les bourgades +ou les villages. Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des +agressions de toutes sortes. Cet état de choses explique pourquoi +l'antique courtine du burg, ses bastions et son donjon lui donnent +l'aspect d'une construction féodale, prête à la défensive. Quel +architecte l'a édifié sur ce plateau, à cette hauteur? On l'ignore, et +cet audacieux artiste est inconnu, à moins que ce soit le roumain +Manoli, si glorieusement chanté dans les légendes valaques, et qui bâtit +à Curté d'Argis le célèbre château de Rodolphe le Noir.</p> + +<p>Qu'il y ait des doutes sur l'architecte, il n'y en a aucun sur la +famille qui possédait ce burg. Les barons de Gortz étaient seigneurs du +pays depuis un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres +qui ensanglantèrent les provinces transylvaines; ils luttèrent contre +les Hongrois, les Saxons, les Szeklers; leur nom figure dans les +«cantices», les—«doïnes», où se perpétue le souvenir de ces +désastreuses périodes; ils avaient pour devise le fameux proverbe +valaque: Da pe maorte, «donne jusqu'à la mort!» et ils donnèrent, ils +répandirent leur sang pour la cause de l'indépendance,—ce sang qui leur +venait des Roumains, leurs ancêtres.</p> + +<p>On le sait, tant d'efforts, de dévouement, de sacrifices, n'ont abouti +qu'à réduire à la plus indigne oppression les descendants de cette +vaillante race. Elle n'a plus d'existence politique. Trois talons l'ont +écrasée. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de +la Transylvanie. L'avenir leur appartient, et c'est avec une confiance +inébranlable qu'ils répètent ces mots, dans lequel se concentrent toutes +leurs aspirations: Rôman on péré! «le Roumain ne saurait périr!» Vers le +milieu du XIX<sup>e</sup> siècle, le dernier représentant des seigneurs de Gortz +était le baron Rodolphe. Né au château des Carpathes, il avait vu sa +famille s'éteindre autour de lui pendant les premiers temps de sa +jeunesse. A vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. Tous les siens +étaient tombés d'année en année, comme ces branches du hêtre séculaire, +auquel la superstition populaire rattachait l'existence même du burg. +Sans parents, on peut même dire sans amis, que ferait le baron Rodolphe +pour occuper les loisirs de cette monotone solitude que la mort avait +faite autour de lui? Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses +aptitudes? On ne lui en reconnaissait guère, si ce n'est une +irrésistible passion pour la musique, surtout pour le chant des grands +artistes de cette époque. Dès lors, abandonnant le château, déjà fort +délabré, aux soins de quelques vieux serviteurs, un jour il disparut. +Et, ce qu'on apprit plus tard, c'est qu'il consacrait sa fortune, qui +était assez considérable, à parcourir les principaux centres lyriques de +l'Europe, les théâtres de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, où il +pouvait satisfaire à ses insatiables fantaisies de dilettante. Était-ce +un excentrique, pour ne pas dire un maniaque? La bizarrerie de son +existence donnait lieu de le croire.</p> + +<p>Cependant, le souvenir du pays était resté profondément gravé dans le +cœur du jeune baron de Gortz. Il n'avait pas oublié la patrie +transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. Aussi, revint-il +prendre part à l'une des sanglantes révoltes des paysans roumains contre +l'oppression hongroise.</p> + +<p>Les descendants des anciens Daces furent vaincus, et leur territoire +échut en partage aux vainqueurs.</p> + +<p>C'est à la suite de cette défaite que le baron Rodolphe quitta +définitivement le château des Carpathes, dont certaines parties +tombaient déjà en ruine. La mort ne tarda pas à priver le burg de ses +derniers serviteurs, et il fut totalement délaissé. Quant au baron de +Gortz, le bruit courut qu'il s'était patriotiquement joint au fameux +Rosza Sandor, un ancien détrousseur de grande route, dont la guerre de +l'indépendance avait fait un héros de drame. Par bonheur pour lui, après +l'issue de la lutte, Rodolphe de Gortz s'était séparé de la bande du +compromettant «betyar», et il fit sagement, car l'ancien brigand, +redevenu chef de voleurs, finit par tomber entre les mains de la police, +qui se contenta de l'enfermer dans la prison de Szamos-Uyvar.</p> + +<p>Néanmoins, une version fut généralement admise chez les gens du comitat: +à savoir que le baron Rodolphe avait été tué pendant une rencontre de +Rosza Sandor avec les douaniers de la frontière. Il n'en était rien, +bien que le baron de Gortz ne se fût jamais remontré au burg depuis +cette époque, et que sa mort ne fit doute pour personne. Mais il est +prudent de n'accepter que sous réserve les on-dit de cette crédule +population.</p> + +<p>Château abandonné, château hanté, château visionné. Les vives et +ardentes imaginations l'ont bientôt peuplé de fantômes, les revenants y +apparaissent, les esprits y reviennent aux heures de la nuit. Ainsi se +passent encore les choses au milieu de certaines contrées +superstitieuses de l'Europe, et la Transylvanie peut prétendre au +premier rang parmi elles.</p> + +<p>Du reste, comment ce village de Werst eût-il pu rompre avec les +croyances au surnaturel? Le pope et le magister, celui-ci chargé de +l'éducation des enfants, celui-là dirigeant la religion des fidèles, +enseignaient ces fables d'autant plus franchement qu'ils y croyaient bel +et bien. Ils affirmaient, «avec preuves à l'appui», que les loups-garous +courent la campagne, que les vampires, appelés stryges, parce qu'ils +poussent des cris de strygies, s'abreuvent de sang humain, que les +«staffii» errent à travers les ruines et deviennent malfaisants, si on +oublie de leur porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des +fées, des «babes», qu'il faut se garder de rencontrer le mardi ou le +vendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc +dans les profondeurs de ces forêts du comitat, forêts enchantées, où se +cachent les «balauri», ces dragons gigantesques, dont les mâchoires se +distendent jusqu'aux nuages, les «zmei» aux ailes démesurées, qui +enlèvent les filles de sang royal et même celles de moindre lignée, +lorsqu'elles sont jolies! Voilà nombre de monstres redoutables, +semble-t-il, et quel est le bon génie que leur oppose l'imagination +populaire? Nul autre que le «<i>serpi de casa</i>», le serpent du foyer +domestique, qui vit familièrement au fond de l'âtre, et dont le paysan +achète l'influence salutaire en le nourrissant de son meilleur lait.</p> + +<p>Or, si jamais burg fut aménagé pour servir de refuge aux hôtes de cette +mythologie roumaine, n'est-ce pas le château des Carpathes? Sur ce +plateau isolé, qui est inaccessible, excepté par la gauche du col de +Vulkan, il n'était pas douteux qu'il abritât des dragons, des fées, des +stryges, peut-être aussi quelques revenants de la famille des barons de +Gortz. De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on. +Quant à se hasarder à le visiter, personne n'y eût songé. Il répandait +autour de lui une épouvante épidémique, comme un marais insalubre répand +des miasmes pestilentiels. Rien qu'à s'en rapprocher d'un quart de +mille, c'eût été risquer sa vie en ce monde et son salut dans l'autre. +Cela s'apprenait couramment à l'école du magister Hermod.</p> + +<p>Toutefois, cet état de choses devait prendre fin, dès qu'il ne resterait +plus une pierre de l'antique forteresse des barons de Gortz. Et c'est +ici qu'intervenait la légende.</p> + +<p>D'après les plus autorisés notables de Werst, l'existence du burg était +liée à celle du vieux hêtre, dont la ramure grimaçait sur le bastion +d'angle, situé à droite de la courtine.</p> + +<p>Depuis le départ de Rodolphe de Gortz—les gens du village, et plus +particulièrement le pâtour Frik, l'avaient observé—, ce hêtre perdait +chaque année une de ses maîtresses branches. On en comptait dix-huit à +son enfourchure, lorsque le baron Rodolphe fut aperçu pour la dernière +fois sur la plate-forme du donjon, et l'arbre n'en avait plus que trois +pour le présent. Or, chaque branche tombée, c'était une année de +retranchée à l'existence du burg. La chute de la dernière amènerait son +anéantissement définitif. Et alors, sur le plateau d'Orgall, on +chercherait vainement les restes du château des Carpathes.</p> + +<p>En réalité, ce n'était là qu'une de ces légendes qui prennent volontiers +naissance dans les imaginations roumaines. Et, d'abord, ce vieux hêtre +s'amputait-il chaque année d'une de ses branches? Cela n'était rien +moins que prouvé, bien que Frik n'hésitât pas à l'affirmer, lui qui ne +le perdait pas de vue pendant que son troupeau paissait les pâtis de la +Sil. Néanmoins, et quoique Frik fût sujet à caution, pour le dernier +paysan comme pour le premier magistrat de Werst, nul doute que le burg +n'eût plus que trois ans à vivre, puisqu'on ne comptait plus que trois +branches au «hêtre tutélaire».</p> + +<p>Le berger s'était donc mis en mesure de reprendre le chemin du village +pour y rapporter cette grosse nouvelle, lorsque se produisit l'incident +de la lunette.</p> + +<p>Grosse nouvelle, très grosse en effet! Une fumée est apparue au faite du +donjon... Ce que ses yeux n'auraient pu apercevoir, Frik l'a +distinctement vu avec l'instrument du colporteur... Ce n'est point une +vapeur, c'est une fumée qui va se confondre avec les nuages... Et +pourtant, le burg est abandonné... Depuis bien longtemps, personne n'a +franchi sa poterne qui est fermée sans doute, ni le pont-levis qui est +certainement relevé. S'il est habité, il ne peut l'être que par des +êtres surnaturels... Mais à quel propos des esprits auraient-ils fait du +feu dans un des appartements du donjon?... Est-ce un feu de chambre, +est-ce un feu de cuisine?... Voilà qui est véritablement inexplicable.</p> + +<p>Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. A sa voix, les chiens +harcelaient le troupeau sur le chemin montant, dont la poussière se +rabattait avec l'humidité du soir.</p> + +<p>Quelques paysans, attardés aux cultures, le saluèrent en passant, et +c'est à peine s'il répondit à leur politesse. De là, réelle inquiétude, +car, si l'on veut éviter les maléfices, il ne suffit pas de donner le +bonjour au berger, il faut encore qu'il vous le rende. Mais Frik y +paraissait peu enclin avec ses yeux hagards, son attitude singulière, +ses gestes désordonnée. Les loups et les ours lui auraient enlevé la +moitié de ses moutons, qu'il n'aurait pas été plus défait. De quelle +mauvaise nouvelle fallait-il qu'il fût porteur?</p> + +<p>Le premier qui l'apprit fut le juge Koltz. Du plus loin qu'il l'aperçut, +Frik lui cria:</p> + +<p>«Le feu est au burg, notre maître!—Que dis-tu là, Frik?</p> + +<p>—je dis ce qui est.</p> + +<p>—Est-ce que tu es devenu fou?»</p> + +<p>En effet, comment un incendie pouvait-il s'attaquer à ce vieil +amoncellement de pierres? Autant admettre que le Negoï, la plus haute +cime des Carpathes, était dévoré par les flammes. Ce n'eût pas été plus +absurde.</p> + +<p>«Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle répéta maître Koltz.</p> + +<p>—S'il ne brûle pas, il fume.</p> + +<p>—C'est quelque vapeur...</p> + +<p>—Non, c'est une fumée... Venez voir.» Et tous deux se dirigèrent vers +le milieu de la grande rue du village, au bord d'une terrasse dominant +les ravins du col, de laquelle on pouvait distinguer le château.</p> + +<p>Une fois là, Frik tendit la lunette à maître Koltz. Évidemment, l'usage +de cet instrument ne lui était pas plus connu qu'à son berger.</p> + +<p>«Qu'est-ce cela? dit-il.</p> + +<p>—Une machine que je vous ai achetée deux florins, mon maître, et qui en +vaut bien quatre!</p> + +<p>—A qui?</p> + +<p>—A un colporteur.</p> + +<p>—Et pour quoi faire?</p> + +<p>—Ajustez cela à votre œil, visez le burg en face, regardez, et vous +verrez.»</p> + +<p>Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l'examina +longuement.</p> + +<p>Oui! c'était une fumée qui se dégageait de l'une des cheminées du +donjon. En ce moment, déviée par la brise, elle rampait sur le flanc de +la montagne.</p> + +<p>«Une fumée!» répéta maître Koltz stupéfait.</p> + +<p>Cependant, Frik et lui venaient d'être rejoints par Miriota et le +forestier Nic Deck, qui étaient rentrés au logis depuis quelques +instants.</p> + +<p>«A quoi cela sert-il? demanda le jeune homme en prenant la lunette.</p> + +<p>—A voir au loin, répondit le berger.</p> + +<p>—Plaisantez-vous, Frik?</p> + +<p>—je plaisante si peu, forestier, qu'il y a une heure à peine, j'ai pu +vous reconnaître, tandis que vous descendiez la route de Werst, vous et +aussi...»</p> + +<p>Il n'acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis +yeux. Au fait, pourtant, il n'est pas défendu à une honnête fille +d'aller au-devant de son fiancé.</p> + +<p>Elle et lui, l'un après l'autre, prirent la fameuse lunette et la +dirigèrent vers le burg.</p> + +<p>Entre-temps, une demi-douzaine de voisins étaient arrivés sur la +terrasse, et, s'étant enquis du fait, ils se servirent tour à tour de +l'instrument.</p> + +<p>«Une fumée! une fumée au burg!... dit l'un.</p> + +<p>—Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon?... fit observer +l'autre.</p> + +<p>—Est-ce qu'il a tonné?... demanda maître Koltz, en s'adressant à Frik.</p> + +<p>—Pas un coup depuis huit jours», répondit le berger.</p> + +<p>Et ces braves gens n'auraient pas été plus ahuris, si on leur eût dit +qu'une bouche de cratère venait de s'ouvrir au sommet du Retyezat, pour +livrer passage aux vapeurs souterraines.</p> + +<h2><a name="III" id="III"></a>III</h2> + +<p>Le village de Werst a si peu d'importance que la plupart des cartes n'en +indiquent point la situation. Dans le rang administratif, il est même +au-dessous de son voisin, appelé Vulkan, du nom de la portion de ce +massif de Plesa, sur lequel ils sont pittoresquement juchés tous les +deux.</p> + +<p>A l'heure actuelle, l'exploitation du bassin minier a donné un mouvement +considérable d'affaires aux bourgades de Petroseny, de Livadzel et +autres, distantes de quelques milles. Ni Vulkan ni Werst n'ont recueilli +le moindre avantage de cette proximité d'un grand centre industriel; ce +que ces villages étaient, il y a cinquante ans, ce qu'ils seront sans +doute dans un demi-siècle, ils le sont à présent; et, suivant Élisée +Reclus, une bonne moitié de la population de Vulkan ne se compose «que +d'employés chargés de surveiller la frontière, douaniers, gendarmes, +commis du fisc et infirmiers de la quarantaine»—Supprimez les gendarmes +et les commis du fisc, ajoutez une proportion un peu plus forte de +cultivateurs, et vous aurez la population de Werst, soit quatre à cinq +centaines d'habitants.</p> + +<p>C'est une rue, ce village, rien qu'une large rue, dont les pentes +brusques rendent la montée et la descente assez pénibles. Elle sert de +chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine. +Par là passent les troupeaux de bœufs, de moutons et de porcs, les +marchands de viande fraîche, de fruits et de céréales, les rares +voyageurs qui s'aventurent par le défilé, au lieu de prendre les +railways de Kolosvar et de la vallée du Maros:</p> + +<p>Certes, la nature a généreusement doté le bassin qui se creuse entre les +monts de Bihar, le Retyezat et le Paring. Riche par la fertilité du sol, +il l'est aussi de toute la fortune enfouie dans ses entrailles: mines de +sel gemme à Thorda, avec un rendement annuel de plus de vingt mille +tonnes; mont Parajd, mesurant sept kilomètres de circonférence à son +dôme, et qui est uniquement formé de chlorure de sodium; mines de +Torotzko, qui produisent le plomb, la galène, le mercure, et surtout le +fer, dont les gisements étaient exploités dès le Xe siècle; mines de +Vayda Hunyad, et leurs minerais qui se transforment en acier de qualité +supérieure; mines de houille, facilement exploitables sur les premières +strates de ces vallées lacustres, dans le district de Hatszeg, à +Livadzel, à Petroseny, vaste poche d'une contenance estimée à deux cent +cinquante millions de tonnes; enfin, mines d'or, au bourg d'Ottenbanya, +à Topanfalva, la région des orpailleurs, où des myriades de moulins d'un +outillage très simple travaillent les sables du Verès-Patak, «le Pactole +transylvain», et exportent chaque année pour deux millions de francs du +précieux métal.</p> + +<p>Voilà, semblera, un district très favorisé de la nature, et pourtant +cette richesse ne profite guère au bien-être de sa population. Dans tous +les cas, si les centres plus importants, Torotzko, Petroseny, Lonyai, +possèdent quelques installations en rapport avec le confort de +l'industrie moderne, si ces bourgades ont des constructions régulières, +soumises à l'uniformité de l'équerre et du cordeau, des hangars, des +magasins, de véritables cités ouvrières, si elles sont dotées d'un +certain nombre d'habitations à balcons et à vérandas, voilà ce qu'il ne +faudrait chercher ni au village de Vulkan, ni au village de Werst.</p> + +<p>Bien comptées, une soixantaine de maisons, irrégulièrement accroupies +sur l'unique rue, coiffées d'un capricieux toit dont le faîtage déborde +les murs de pisé, la façade vers le jardin, un grenier à lucarne pour +étage, une grange délabrée pour annexe, une étable toute de guingois, +couverte en paillis, çà et là un puits surmonté d'une potence à laquelle +pend une seille, deux ou trois mares qui «fuient» pendant les orages, +des ruisselets dont les ornières tortillées indiquent le cours, tel est +ce village de Werst, bâti sur les deux côtés de la rue, entre les +obliques talus du col. Mais tout cela est frais et attirant; il y a des +fleurs aux portes et aux fenêtres, des rideaux de verdure qui tapissent +les murailles, des herbes échevelées qui se mêlent au vieil or des +chaumes, des peupliers, ormes, hêtres, sapins, érables, qui grimpent +au-dessus des maisons «si haut qu'ils peuvent grimper». Par-delà, +l'échelonnement des assises intermédiaires de la chaîne, et, au dernier +plan, l'extrême cime des monts, bleuis par le lointain, se confondent +avec l'azur du ciel.</p> + +<p>Ce n'est ni l'allemand ni le hongrois que l'on parle à Werst, non plus +qu'en toute cette portion de la Transylvanie: c'est le roumain—même +chez quelques familles tsiganes, établies plutôt que campées dans les +divers villages du comitat. Ces étrangers prennent la langue du pays +comme ils en prennent la religion. Ceux de Werst forment une sorte de +petit clan, sous l'autorité d'un voïvode, avec leurs cabanes, leurs +«barakas» à toit pointu, leurs légions d'enfants, bien différents par +les mœurs et la régularité de leur existence de ceux de leurs +congénères qui errent à travers l'Europe. Ils suivent même le rite grec, +se conformant à la religion des chrétiens au milieu desquels ils se sont +installés. En effet, Werst a pour chef religieux un pope, qui réside à +Vulkan, et qui dessert les deux villages séparés seulement d'un +demi-mille.</p> + +<p>La civilisation est comme l'air ou l'eau. Partout où un passage—ne +fût-ce qu'une fissure-lui est ouvert, elle pénètre et modifie les +conditions d'un pays. D'ailleurs, il faut le reconnaître, aucune fissure +ne s'était encore produite à travers cette portion méridionale des +Carpathes. Puisque Élisée Reclus a pu dire de Vulkan «qu'il est le +dernier poste de la civilisation dans la vallée de la Sil valaque», on +ne s'étonnera pas que Werst fût l'un des plus arriérés villages du +comitat de Kolosvar. Comment en pourrait-il être autrement dans ces +endroits où chacun naît, grandit, meurt, sans les avoir jamais quittés!</p> + +<p>Et pourtant, fera-t-on observer, il y a un maître d'école et un juge à +Werst? Oui, sans doute. Mais le magister Hermod n'est capable +d'enseigner que ce qu'il sait, c'est-à-dire un peu à lire, un peu à +écrire, un peu à compter. Son instruction personnelle ne va pas au-delà. +En fait de science, d'histoire, de géographie, de littérature, il ne +connaît que les chants populaires et les légendes du pays environnant. +Là-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. Il est très fort +en matière de fantastique, et les quelques écoliers du village tirent +grand profit de ses leçons.</p> + +<p>Quant au juge, il convient de s'entendre sur cette qualification donnée +au premier magistrat de Werst.</p> + +<p>Le biró, maître Koltz, était un petit homme de cinquante-cinq à soixante +ans, Roumain d'origine, les cheveux ras et grisonnants, la moustache +noire encore, les yeux plus doux que vifs. Solidement bâti comme un +montagnard, il portait le vaste feutre sur la tête, la haute ceinture à +boucle historiée sur le ventre, la veste sans manches sur le torse, la +culotte courte et demi-bouffante, engagée dans les hautes bottes de +cuir. Plutôt maire que juge, bien que ses fonctions l'obligeassent à +intervenir dans les multiples difficultés de voisin à voisin, il +s'occupait surtout d'administrer son village autoritairement et non sans +quelque agrément pour sa bourse. En effet, toutes les transactions, +achats ou ventes, étaient frappées d'un droit à son profit—sans parler +de la taxe de péage que les étrangers, touristes ou trafiquants, +s'empressaient de verser dans sa poche.</p> + +<p>Cette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine +aisance. Si la plupart des paysans du comitat sont rongés par l'usure, +qui ne tardera pas à faire des prêteurs israélites les véritables +propriétaires du sol, le biró avait su échapper à leur rapacité. Son +bien, libre d'hypothèques, «d'intabulations», comme on dit en cette +contrée, ne devait rien à personne. Il eût plutôt prêté qu'emprunté, et +l'aurait certainement fait sans écorcher le pauvre monde. Il possédait +plusieurs pâtis, de bons herbages pour ses troupeaux, des cultures assez +convenablement entretenues, quoiqu'il fût réfractaire aux nouvelles +méthodes, des vignes qui flattaient sa vanité, lorsqu'il se promenait le +long des ceps chargés de grappes, et dont il vendait fructueusement la +récolte—exception faite, et dans une proportion notable, de ce que +nécessitait sa consommation particulière.</p> + +<p>Il va sans dire que la maison de maître Koltz est la plus belle maison +du village, à l'angle de la terrasse que traverse la longue rue +montante. Une maison en pierre, s'il vous plaît, avec sa façade en +retour sur le jardin, sa porte entre la troisième et la quatrième +fenêtre, les festons de verdure qui ourlent le chéneau de leurs +brindilles chevelues, les deux grands hêtres dont la fourche se ramifie +au-dessus de son chaume en fleurs. Derrière, un beau verger aligne ses +plants de légumes en damier, et ses rangs d'arbres à fruits qui +débordent sur le talus du col. A l'intérieur de la maison, il y a de +belles pièces bien propres, les unes où l'on mange, les autres où l'on +dort, avec leurs meubles peinturlurés, tables, lits, bancs et escabeaux, +leurs dressoirs où brillent les pots et les plats, les poutrelles +apparentes du plafond, d'où pendent des vases enrubannés et des étoffes +aux vives couleurs, leurs lourds coffres recouverts de housses et de +courtepointes, qui servent de bahuts et d'armoires; puis, aux murs +blancs, les portraits violemment enluminés des patriotes +roumains,—entre autres le populaire héros du XV<sup>e</sup> siècle, le voïvode +Vayda-Hunyad.</p> + +<p>Voilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme +seul. Mais il n'était pas seul, maître Koltz. Veuf depuis une dizaine +d'années, il avait une fille, la belle Miriota, très admirée de Werst +jusqu'à Vulkan et même au-delà. Elle aurait pu s'appeler d'un de ces +bizarres noms païens, Florica, Daïna, Dauritia, qui sont fort en honneur +dans les familles valaques. Non! c'était Miriota, c'est-à-dire «petite +brebis». Mais elle avait grandi, la petite brebis. C'était maintenant +une gracieuse fille de vingt ans, blonde avec des yeux bruns, d'un +regard très doux, charmante de traits et d'une agréable tournure. En +vérité, il y avait de sérieuses raisons pour qu'elle parût on ne peut +plus séduisante avec sa chemisette brodée de fil rouge au collet, aux +poignets et aux épaules, sa jupe serrée par une ceinture à fermoirs +d'argent, son «catrinza», double tablier à raies bleues et rouges, noué +à sa taille, ses petites bottes en cuir jaune, le léger mouchoir jeté +sur sa tête, le flottement de ses longs cheveux dont la natte est ornée +d'un ruban ou d'une piécette de métal.</p> + +<p>Oui! une belle fille, Miriota Koltz, et—ce qui ne gâte rien—riche pour +ce village perdu au fond des Carpathes. Bonne ménagère?... Sans doute, +puisqu'elle dirige intelligemment la maison de son père. Instruite?... +Dame! à l'école du magister Hermod elle a appris à lire, à écrire, à +calculer; et elle calcule, écrit, lit correctement,-mais elle n'a pas +été poussée plus loin—et pour cause. En revanche, on ne lui en +remontrerait pas sur tout ce qui tient aux fables et aux sagas +transylvaines. Elle en sait autant que son maître. Elle connaît la +légende de Leany-Kö, le Rocher de la Vierge, où une jeune princesse +quelque peu fantastique échappe aux poursuites des Tartares; la légende +de la grotte du Dragon, dans la vallée de la «Montée du Roi»; la légende +de la forteresse de Deva, qui fut construite «au temps des Fées»; la +légende de la Detunata, la «Frappée du tonnerre», cette célèbre montagne +basaltique, semblable à un gigantesque violon de pierre, et dont le +diable joue pendant les nuits d'orage; la légende du Retyezat avec sa +cime rasée par une sorcière; la légende du défilé de Thorda, que fendit +d'un grand coup l'épée de saint Ladislas. Nous avouerons que Miriota +ajoutait foi à toutes ces fictions, mais ce n'en était pas moins une +charmante et aimable fille.</p> + +<p>Bien des garçons du pays la trouvaient à leur gré, même sans trop se +rappeler qu'elle était l'unique héritière du biró, maître Koltz, le +premier magistrat de Werst. Inutile de la courtiser, d'ailleurs. +N'était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck?</p> + +<p>Un beau type, de Roumain, ce Nicolas ou plutôt Nic Deck: vingt-cinq ans, +haute taille, constitution vigoureuse, tête fièrement portée, chevelure +noire que recouvre le kolpak blanc, regard franc, attitude dégagée sous +sa veste de peau d'agneau brodée aux coutures, bien campé sur ses jambes +fines, des jambes de cerf, un air de résolution dans sa démarche et ses +gestes. Il était forestier de son état, c'est-à-dire presque autant +militaire que civil. Comme il possédait quelques cultures dans les +environs de Werst, il plaisait au père, et comme il se présentait en +gars aimable et de fière tournure, il ne déplaisait point à la fille +qu'il n'aurait pas fallu lui disputer ni même regarder de trop près. Au +surplus, personne n'y songeait.</p> + +<p>Le mariage de Nic Deck et de Miriota Koltz devait être célébré—encore +une quinzaine de jours—vers le milieu du mois prochain. A cette +occasion, le village se mettrait en fête. Maître Koltz ferait +convenablement les choses. Il n'était point avare. S'il aimait à gagner +de l'argent, il ne refusait pas de le dépenser à l'occasion. Puis, la +cérémonie achevée, Nic Deck élirait domicile dans la maison de famille +qui devait lui revenir après le biró, et lorsque Miriota le sentirait +près d'elle, peut-être n'aurait-elle plus peur, en entendant le +gémissement d'une porte ou le craquement d'un meuble durant les longues +nuits d'hiver, de voir apparaître quelque fantôme échappé de ses +légendes favorites.</p> + +<p>Pour compléter la liste des notables de Werst, il convient d'en citer +deux encore, et non des moins importants, le magister et le médecin.</p> + +<p>Le magister Hermod était un gros homme à lunettes, cinquante-cinq ans, +ayant toujours entre les dents le tuyau courbé de sa pipe à fourneau de +porcelaine, cheveux rares et ébouriffés sur un crâne aplati, face glabre +avec un tic de la joue gauche. Sa grande affaire était de tailler les +plumes de ses élèves, auxquels il interdisait l'usage des plumes de +fer—par principe. Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux +canif bien aiguisé! Avec quelle précision, et en clignant de l'œil, il +donnait le coup final pour en trancher la pointe! Avant tout, une belle +écriture; c'est à cela que tendaient tous ses efforts, c'est à cela que +devait pousser ses élèves un maître soucieux de remplir sa mission. +L'instruction ne venait qu'en seconde ligne—et l'on sait ce +qu'enseignait le magister Hermod, ce qu'apprenaient les génerations de +garçons et de fillettes sur les bancs de son école!</p> + +<p>Et maintenant, au tour du médecin Patak.</p> + +<p>Comment, il y avait un médecin à Werst, et le village en était encore à +croire aux choses surnaturelles?</p> + +<p>Oui, mais il est nécessaire de s'entendre sur le titre que prenait le +médecin Patak, comme on l'a fait pour le titre que prenait le juge +Koltz.</p> + +<p>Patak, petit homme, à gaster proéminent, gros et court, âgé de +quarante-cinq ans, faisait très ostensiblement de la médecine courante à +Werst et dans les environs. Avec son aplomb imperturbable, sa faconde +étourdissante, il inspirait non moins de confiance que le berger Frik +—ce qui n'est pas peu dire. Il vendait des consultations et des +drogues, mais si inoffensives qu'elles n'empiraient pas les bobos de ses +clients, qui eussent guéri d'eux-mêmes. D'ailleurs, on se porte bien au +col de Vulkan; l'air y est de première qualité, les maladies épidémiques +y sont inconnues, et si l'on y meurt, c'est parce qu'il faut mourir, +même en ce coin privilégié de la Transylvanie. Quant au docteur +Patak—oui! on disait: docteur!—quoiqu'il fût accepté comme tel, il +n'avait aucune instruction, ni en médecine ni en pharmacie, ni en rien. +C'était simplement un ancien infirmier de la quarantaine, dont le rôle +consistait à surveiller les voyageurs, retenus sur la frontière pour la +patente de santé. Rien de plus. Cela, paraît-il, suffisait à la +population peu difficile de Werst. Il faut ajouter—ce qui ne saurait +surprendre—que le docteur Patak était un esprit fort, comme il convient +à quiconque s'occupe de soigner ses semblables. Aussi n'admettait-il +aucune des superstitions qui ont cours dans la région des Carpathes, pas +même celles qui concernaient le burg. Il en riait, il en plaisantait. +Et, lorsqu'on disait devant lui que personne n'avait osé s'approcher du +château depuis un temps immémorial:</p> + +<p>«Il ne faudrait pas me défier d'aller rendre visite à votre vieille +cassine!» répétait-il à qui voulait l'entendre.</p> + +<p>Mais, comme on ne l'en défiait pas, comme on se gardait même de l'en +défier, le docteur Patak n'y était point allé, et, la crédulité aidant, +le château des Carpathes était toujours enveloppé d'un impénétrable +mystère.</p> + +<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV</h2> + +<p>En quelques minutes, la nouvelle rapportée par le berger se fut répandue +dans le village. Maître Koltz, ayant en main la précieuse lunette, +venait de rentrer à la maison, suivi de Nic Deck et de Miriota. A ce +moment, il n'y avait plus sur la terrasse que Frik, entouré d'une +vingtaine d'hommes, femmes et enfants, auxquels s'étaient joints +quelques Tsiganes, qui ne se montraient pas les moins émus de la +population werstienne. On entourait Frik, on le pressait de questions, +et le berger répondait avec cette superbe importance d'un homme qui +vient de voir quelque chose de tout à fait extraordinaire.</p> + +<p>«Oui! répétait-il, le burg fumait, il fume encore, et il fumera tant +qu'il en restera pierre sur pierre!</p> + +<p>—Mais qui a pu allumer ce feu?... demanda une vieille femme, qui +joignait les mains.</p> + +<p>—Le Chort, répondit Frik, en donnant au diable le nom qu'il a en ce +pays, et voilà un malin qui s'entend mieux à entretenir les feux qu'à +les éteindre» Et, sur cette réplique, chacun de chercher à apercevoir la +fumée sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirmèrent +qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fût parfaitement +invisible à cette distance.</p> + +<p>L'effet produit par ce singulier phénomène dépassa tout ce qu'on +pourrait imaginer. Il est nécessaire d'insister sur ce point. Que le +lecteur veuille bien se mettre dans une disposition d'esprit identique à +celle des gens de Werst, et il ne s'étonnera plus des faits qui vont +être ultérieurement relatés. Je ne lui demande pas de croire au +surnaturel, mais de se rappeler que cette ignorante population y croyait +sans réserve. A la défiance qu'inspirait le château des Carpathes, alors +qu'il passait pour être désert, allait désormais se joindre l'épouvante, +puisqu'il semblait habité, et par quels êtres, grand Dieu!</p> + +<p>Il y avait à Werst un lieu de réunion, fréquenté des buveurs, et même +affectionné de ceux qui, sans boire, aiment à causer de leurs affaires, +après journée faite,—ces derniers en nombre restreint, cela va de soi. +Ce local, ouvert à tous, c'était la principale, ou pour mieux dire, +l'unique auberge du village.</p> + +<p>Quel était le propriétaire de cette auberge? Un juif du nom de Jonas, +brave homme âgé d'une soixantaine d'années, de physionomie engageante +mais bien sémite avec ses yeux noirs, son nez courbe, sa lèvre allongée, +ses cheveux plats et sa barbiche traditionnelle. Obséquieux et +obligeant, il prêtait volontiers de petites sommes à l'un ou à l'autre, +sans se montrer exigeant pour les garanties, ni trop usurier pour les +intérêts, quoiqu'il entendît être payé aux dates acceptées par +l'emprunteur. Plaise au Ciel que les juifs établis dans le pays +transylvain soient toujours aussi accommodants que l'aubergiste de +Werst.</p> + +<p>Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. Ses coreligionnaires +par le culte, ses confrères par la profession—car ils sont tous +cabaretiers, vendant boissons et articles d'épicerie—pratiquent le +métier de prêteur avec une âpreté inquiétante pour l'avenir du paysan +roumain. On verra le sol passer peu à peu de la race indigène à la race +étrangère. Faute d'être remboursés de leurs avances, les juifs +deviendront propriétaires des belles cultures hypothéquées à leur +profit, et si la Terre promise n'est plus en Judée, peut-être +figurera-t-elle un jour sur les cartes de la géographie transylvaine.</p> + +<p>L'auberge du <i>Roi Mathias</i>—elle se nommait ainsi occupait un des angles +de la terrasse que traverse la grande rue de Werst, à l'opposé de la +maison du biró. C'était une vieille bâtisse, moitié bois, moitié pierre, +très rapiécée par endroits, mais largement drapée de verdure et de très +tentante apparence. Elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée, avec +porte vitrée donnant accès sur la terrasse. A l'intérieur, on entrait +d'abord dans une grande salle, meublée de tables pour les verres et +d'escabeaux pour les buveurs, d'un dressoir en chêne vermoulu, où +scintillaient les plats, les pots et les fioles, et d'un comptoir de +bois noirci, derrière lequel Jonas se tenait à la disposition de sa +clientèle.</p> + +<p>Voici maintenant comment cette salle recevait le jour: deux fenêtres +perçaient la façade, sur la terrasse, et deux autres fenêtres, à +l'opposé, la paroi du fond. De ces deux-là, l'une, voilée par un épais +rideau de plantes grimpantes ou pendantes qui l'obstruaient au dehors, +était condamnée et laissait passer à peine un peu de clarté. L'autre, +lorsqu'on l'ouvrait, permettait au regard émerveillé de s'étendre sur +toute la vallée inférieure du Vulkan. A quelques pieds au-dessous de +l'embrasure se déroulaient les eaux tumultueuses du torrent de Nyad. +D'un côté, ce torrent descendait les pentes du col, après avoir pris +source sur les hauteurs du plateau d'Orgall, couronné par les bâtisses +du burg; de l'autre, toujours abondamment entretenu par les rios de la +montagne, même pendant la saison d'été, il dévalait en grondant vers le +lit de la Sil valaque, qui l'absorbait à son passage.</p> + +<p>A droite, contiguës à la grande salle, une demi-douzaine de petites +chambres suffisaient à loger les rares voyageurs qui, avant de franchir +la frontière, désiraient se reposer au <i>Roi Mathias</i>. ils étaient +assurés d'un bon accueil, à des prix modérés, auprès d'un cabaretier +attentif et serviable, toujours approvisionné de bon tabac qu'il allait +chercher aux meilleurs «trafiks» des environs. Quant à lui, Jonas, il +avait pour chambre à coucher une étroite mansarde, dont la lucarne +biscornue, trouant le chaume en fleur, donnait sur la terrasse.</p> + +<p>C'est dans cette auberge que, le soir même de ce 29 mai, il y eut +réunion des grosses têtes de Werst, maître Koltz, le magister Hermod, le +forestier Nic Deck, une douzaine des principaux habitants du village, et +aussi le berger Frik, qui n'était pas le moins important de ces +personnages. Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables. +Demandé en toute hâte par un de ses vieux clients qui n'attendait que +lui pour passer dans l'autre monde, il s'était engagé à venir, dès que +ses soins ne seraient plus indispensables au défunt.</p> + +<p>En attendant l'ex-infirmier, on causait du grave événement à l'ordre du +jour, mais on ne causait pas sans manger et sans boire. A ceux-ci, Jonas +offrait cette sorte de bouillie ou gâteau de maïs, connue sous le nom de +«mamaliga», qui n'est point désagréable, quand on l'imbibe de lait +fraîchement tiré. A ceux-là, il présentait maint petit verre de ces +liqueurs fortes qui coulait comme de l'eau pure à travers les gosiers +roumains, l'alcool de «schnaps» qui ne coûte pas un demi-sou le verre, +et plus particulièrement le «rakiou», violente eau-de-vie de prunes, +dont le débit est considérable au pays des Carpathes.</p> + +<p>Il faut mentionner que le cabaretier Jonas—c'était une coutume de +l'auberge—ne servait qu'«à l'assiette», c'est-à-dire aux gens attablés, +ayant observé que les consommateurs assis consomment plus copieusement +que les consommateurs debout. Or, ce soir-là, les affaires promettaient +de marcher, puisque tous les escabeaux étaient disputés par les clients. +Aussi Jonas allait-il d'une table à l'autre, le broc à la main, +remplissent les gobelets qui se vidaient sans compter.</p> + +<p>Il était huit heures et demie du soir. On pérorait depuis la brune, sans +parvenir à s'entendre sur ce qu'il convenait de faire. Mais ces braves +gens se trouvaient d'accord en ce point: c'est que si le château des +Carpathes était habité par des inconnus, il devenait aussi dangereux +pour le village de Werst qu'une poudrière à l'entrée d'une ville.</p> + +<p>«C'est très grave! dit alors maître Koltz.</p> + +<p>—Très grave! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable +pipe.—Très grave! répéta l'assistance.—Ce qui n'est que trop sûr, +reprit Jonas, c'est que la mauvaise réputation du burg faisait déjà +grand tort au pays...</p> + +<p>—Et maintenant ce sera bien autre chose! s'écria le magister Hermod.</p> + +<p>—Les étrangers n'y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec +un soupir.</p> + +<p>—Et, à présent, ils ne viendront plus du tout! ajouta Jonas en +soupirant à l'unisson du biró.</p> + +<p>—Nombre d'habitants songent déjà à le quitter fit observer l'un des +buveurs.</p> + +<p>—Moi, le premier, répondit un paysan des environs, et je partirai, dès +que j'aurai vendu mes vignes...</p> + +<p>—Pour lesquelles vous chômerez d'acheteurs, mon vieux homme!» riposta +le cabaretier.</p> + +<p>On voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. A +travers les terreurs personnelles que leur occasionnait le château des +Carpathes, surgissait le sentiment de leurs intérêts si regrettablement +lésés. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son +auberge. Plus d'étrangers, et maître Koltz en pâtissait dans la +perception du péage, dont le chiffre s'abaissait graduellement. Plus +d'acquéreurs pour les terres du col de Vulkan, et les propriétaires ne +pouvaient trouver à les vendre, même à vil prix. Cela durait depuis des +années, et cette situation, très dommageable, menaçait de s'aggraver +encore.</p> + +<p>En effet, s'il en était ainsi, quand les esprits du burg se tenaient +tranquilles au point de ne s'être jamais laissé apercevoir, que +serait-ce maintenant s'ils manifestaient leur présence par des actes +matériels?</p> + +<p>Le berger Frik crut alors devoir dire, mais d'une voix assez hésitante:</p> + +<p>«Peut-être faudrait-il?...</p> + +<p>—Quoi? demanda maître Koltz.</p> + +<p>—Y aller voir, mon maître.»</p> + +<p>Tous s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question +resta sans réponse.</p> + +<p>Ce fut Jonas qui, s'adressant à maître Koltz, reprit la parole.</p> + +<p>«Votre berger, dit-il d'une voix ferme, vient d'indiquer la seule chose +qu'il y ait à faire.</p> + +<p>—Aller au burg...</p> + +<p>—Oui, mes bons amis, répondit l'aubergiste. Si une fumée s'échappe de +la cheminée du donjon, c'est qu'on y fait du feu, et si l'on y fait du +feu, c'est qu'une main l'a allumé...</p> + +<p>—Une main... à moins que ce soit une griffe! répliqua le vieux paysan +en secouant la tête.</p> + +<p>—Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe! Il faut savoir ce que +cela signifie. C'est la première fois qu'une fumée s'échappe de l'une +des cheminées du château depuis que le baron Rodolphe de Gortz l'a +quitté...</p> + +<p>—Il se pourrait, cependant, qu'il y ait eu déjà de la fumée, sans que +personne s'en soit aperçu, suggéra maître Koltz.</p> + +<p>Voilà ce que je n'admettrai jamais! se récria vivement le magister +Hermod.</p> + +<p>—C'est très admissible, au contraire, fit observer le biró, puisque +nous n'avions pas de lunette pour constater ce qui se passait au burg.»</p> + +<p>La remarque était juste. Le phénomène pouvait s'être produit depuis +longtemps, et avoir échappé même au berger Frik, quelque bons que +fussent ses yeux.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, que ledit phénomène fût récent ou non, il était +indubitable que des êtres humains occupaient actuellement le château des +Carpathes. Or, ce fait constituait un voisinage des plus inquiétants +pour les habitants de Vulkan et de Werst.</p> + +<p>Le magister Hermod crut devoir apporter cette objection à l'appui de ses +croyances:</p> + +<p>«Des êtres humains, mes amis?... Vous me permettrez de n'en rien croire. +Pourquoi des êtres humains auraient-ils eu la pensée de se réfugier au +burg, dans quelle intention, et comment y seraient-ils arrivés....</p> + +<p>—Que voulez-vous donc qu'ils soient, ces intrus? s'écria maître Koltz.</p> + +<p>—Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d'une voix qui +imposait. Pourquoi ne seraient-ce pas des esprits, des babeaux, des +gobelins, peut-être même quelques-unes de ces dangereuses lamies, qui se +présentent sous la forme de belles femmes...»</p> + +<p>Pendant cette énumération, tous les regards s'étaient dirigés vers la +porte, vers les fenêtres, vers la cheminée de la grande salle du <i>Roi +Mathias</i>. Et, en vérité, chacun se demandait s'il n'allait pas voir +apparaître l'un ou l'autre de ces fantômes, successivement évoqués par +le maître d'école.</p> + +<p>«Cependant, mes bons amis, se risqua à dire Jonas, si ces êtres sont des +génies, je ne m'explique pas pourquoi ils auraient allumé du feu, +puisqu'ils n'ont rien à cuisiner...</p> + +<p>—Et leurs sorcelleries?... répondit le pâtour. Oubliez-vous donc qu'il +faut du feu pour les sorcelleries?</p> + +<p>—Évidemment!» ajouta le magister d'un ton qui n'admettait pas de +réplique.</p> + +<p>Cette sentence fut acceptée sans contestation, et, de l'avis de tous, +c'étaient, à n'en pas douter, des êtres surnaturels, non des êtres +humains, qui avaient choisi le château des Carpathes pour théâtre de +leurs manigances.</p> + +<p>Jusqu'ici, Nic Deck n'avait pris aucune part à la conversation. Le +forestier se contentait d'écouter attentivement ce que disaient les uns +et les autres. Le vieux burg, avec ses murs mystérieux, son antique +origine, sa tournure féodale, lui avait toujours inspiré autant de +curiosité que de respect. Et même, étant très brave, bien qu'il fût +aussi crédule que n'importe quel habitant de Werst, il avait plus d'une +fois manifesté l'envie d'en franchir l'enceinte.</p> + +<p>On l'imagine, Miriota l'avait obstinément détourné d'un projet si +aventureux. Qu'il eût de ces idées lorsqu'il était libre d'agir à sa +guise, soit! Mais un fiancé ne s'appartient plus, et de se hasarder en +de telles aventures, c'eût été œuvre de fou, ou d'indifférent. Et +pourtant, malgré ses prières, la belle fille craignait toujours que le +forestier mît son projet à exécution. Ce qui la rassurait un peu, c'est +que Nic Deck n'avait pas formellement déclaré qu'il irait au burg, car +personne n'aurait eu assez d'empire sur lui pour le retenir pas même +elle. Elle le savait, c'était un gars tenace et résolu, qui ne revenait +jamais sur une parole engagée. Chose dite, chose faite. Aussi Miriota +eût-elle été dans les transes, si elle avait pu soupçonné à quelles +réflexions le jeune homme s'abandonnait en ce moment.</p> + +<p>Cependant, comme Nic Deck gardait le silence, il s'en suit que la +proposition du pâtour ne fut relevée par personne. Rendre visite au +château des Carpathes maintenant qu'il était hanté, qui l'oserait, à +moins d'avoir perdu la tête?... Chacun se découvrait donc les meilleures +raisons pour n'en rien faire... Le biró n'était plus d'un âge à se +risquer en des chemins si rudes... Le magister avait son école à garder, +Jonas, son auberge à surveiller, Frik, ses moutons à paître, les autres +paysans, à s'occuper de leurs bestiaux et de leurs foins.</p> + +<p>Non! pas un ne consentirait à se dévouer, répétant à part soi:</p> + +<p>«Celui qui aurait l'audace d'aller au burg pourrait bien n'en jamais +revenir!»</p> + +<p>A cet instant la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand +effroi de l'assistance.</p> + +<p>Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre +pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait +parlé.</p> + +<p>Son client étant mort—ce qui faisait honneur à sa perspicacité +médicale, sinon à son talent—, le docteur Patak était accouru à la +réunion du <i>Roi Mathias</i>.</p> + +<p>«Enfin, le voilà!» s'écria maître Koltz.</p> + +<p>Le docteur Patak se dépêcha de distribuer des poignées de main à tout le +monde, comme il eût distribué des drogues, et, d'un ton passablement +ironique, il s'écria:</p> + +<p>«Alors, les amis, c'est toujours le burg... le burg du Chort, qui vous +occupe!... Oh! les poltrons!... Mais s'il veut fumer, ce vieux château, +laissez-le fumer!... Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et +toute la journée?... Vraiment, le pays est tout pâle d'épouvante!... je +n'ai entendu parler que de cela durant mes visites!... Les revenants ont +fait du feu là-bas?... Et pourquoi pas, s'ils sont enrhumés du +cerveau!... Il paraît qu'il gèle au mois de mai dans les chambres du +donjon... A moins qu'on ne s'y occupe à cuire du pain pour l'autre +monde!... Eh! il faut bien se nourrir là-haut, s'il est vrai qu'on +ressuscite!... Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus +faire une fournée...»</p> + +<p>Et pour finir, une série de plaisanteries, extrêmement peu goûtées des +gens de Werst, et que le docteur Patak débitait avec une incroyable +jactance.</p> + +<p>On le laissa dire.</p> + +<p>Et alors le biró de lui demander:</p> + +<p>«Ainsi, docteur, vous n'attachez aucune importance à ce qui se passe au +burg?...</p> + +<p>—Aucune, maître Koltz.</p> + +<p>—Est-ce que vous n'avez pas dit que vous seriez prêt à vous y rendre... +si l'on vous en défiait?...</p> + +<p>—Moi?... répondit l'ancien infirmier, non sans laisser percer un +certain ennui de ce qu'on lui rappelait ses paroles.</p> + +<p>—Voyons... Ne l'avez-vous pas dit et répété? reprit le magister en +insistant.</p> + +<p>—Je l'ai dit... sans doute... et vraiment... s'il ne s'agit que de le +répéter...</p> + +<p>—Il s'agit de le faire, dit Hermod.</p> + +<p>—De le faire?...</p> + +<p>—Oui... et, au lieu de vous en défier... nous nous contentons de vous +en prier, ajouta maître Koltz.</p> + +<p>—Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition...</p> + +<p>—Eh bien, puisque vous hésitez, s'écria le cabaretier, nous ne vous en +prions pas... nous vous en défions!</p> + +<p>—Vous m'en défiez?...</p> + +<p>—Oui, docteur!</p> + +<p>—Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. Il ne faut pas défier +Patak... Nous savons qu'il est homme de parole... Et ce qu'il a dit +qu'il ferait, il le fera... ne fût-ce que pour rendre service au village +et à tout le pays.</p> + +<p>—Comment, c'est sérieux?... Vous voulez que j'aille au château des +Carpathes? reprit le docteur, dont la face rubiconde était devenue très +pâle.</p> + +<p>—Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître +Koltz.</p> + +<p>—je vous en prie... mes bons amis... je vous en prie... raisonnons, +s'il vous plaît!...</p> + +<p>—C'est tout raisonné, répondit Jonas.</p> + +<p>—soyez justes... A quoi me servirait d'aller là-bas... et qu'y +trouverais-je?.. quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg... et +qui ne gênent personne...</p> + +<p>—Eh bien, répliqua le magister Hermod, si ce sont de braves gens, vous +n'avez rien à craindre de leur part, et ce sera une occasion de leur +offrir vos services.—S'ils en avaient besoin, répondit le docteur +Patak, s'ils me faisaient demander, je n'hésiterais pas... croyez-le... +à me rendre au château. Mais je ne me déplace pas sans être invité, et +je ne fais pas gratis mes visites...</p> + +<p>—On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l'heure.</p> + +<p>—Et qui me le paiera?...</p> + +<p>—Moi... nous... au prix que vous voudrez!» répondirent la plupart des +clients de Jonas.</p> + +<p>Visiblement, en dépit de ses constantes fanfaronnades, le docteur était, +à tout le moins, aussi poltron que ses compatriotes de Werst. Aussi, +après s'être posé en esprit fort, après avoir raillé les légendes du +pays, se trouvait-il très embarrassé de refuser le service qu'on lui +demandait. Et pourtant, d'aller au château des Carpathes, même si l'on +rémunérait son déplacement, cela ne pouvait lui convenir en aucune +façon. Il chercha donc à tirer argument de ce que cette visite ne +produirait aucun résultat, que le village se couvrirait de ridicule en +le déléguant pour explorer le burg... Son argumentation fit long feu.</p> + +<p>Voyons, docteur, il me semble que vous n'avez absolument rien à risquer, +reprit le magister Hermod, puisque vous ne croyez pas aux esprits...</p> + +<p>—Non... je n'y crois pas.</p> + +<p>—Or, si ce ne sont pas des esprits qui reviennent au château, ce sont +des êtres humains qui s'y sont installés, et vous ferez connaissance +avec eux.</p> + +<p>Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique: il était +difficile à rétorquer.</p> + +<p>«D'accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu +au burg...</p> + +<p>C'est qu'alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas.</p> + +<p>—Sans doute; cependant si mon absence se prolongeait, et si quelqu'un +avait besoin de moi dans le village...</p> + +<p>—Nous nous portons tous à merveille, répondit maître Koltz, et il n'y a +plus un seul malade à Werst depuis que votre dernier client a pris son +billet pour l'autre monde.</p> + +<p>—Parlez franchement... Etes-vous décidé à partir demanda l'aubergiste.</p> + +<p>—Ma foi, non! répliqua le docteur. Oh! ce n'est point par peur... Vous +savez bien que je n'ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... La +vérité est que cela me parait absurde, et, je vous le répète, +ridicule... Parce qu'une fumée est sortie de la cheminée du donjon... +une fumée qui n'est peut-être pas une fumée... Décidément non!... je +n'irai pas au château des Carpathes!</p> + +<p>—J'irai, moi!»</p> + +<p>C'était le forestier Nic Deck qui venait d'entrer dans la conversation +en y jetant ces deux mots.</p> + +<p>«Toi... Nic? s'écria maître Koltz.</p> + +<p>—Moi... mais à la condition que Patak m'accompagnera.»</p> + +<p>Ceci fut directement envoyé à l'adresse du docteur, qui fit un bond pour +se dépêtrer.</p> + +<p>«Y penses-tu, forestier? répliqua-t-il. Moi... t'accompagner?... +Certainement... ce serait une agréable promenade à faire... tous les +deux... si elle avait son utilité... et si l'on pouvait s'y hasarder... +Voyons, Nic, tu sais bien qu'il n'y a même plus de route pour aller au +burg... Nous ne pourrions arriver.</p> + +<p>—J'ai dit que j'irais au burg, répondit Nic Deck, et puisque je l'ai +dit, j'irai.</p> + +<p>—Mais moi... je ne l'ai pas dit!... s'écria le docteur en se débattant, +comme si quelqu'un l'eût pris au collet.</p> + +<p>—Si... vous l'avez dit... répliqua Jonas.</p> + +<p>—Oui!... Oui!» répondit d'une seule voix l'assistance.</p> + +<p>L'ancien infirmier, pressé par les uns et les autres, ne savait comment +leur échapper. Ah! combien il regrettait de s'être si imprudemment +engagé par ses rodomontades. Jamais il n'eût imaginé qu'on les prendrait +au sérieux, ni qu'on le mettrait en demeure de payer de sa personne... +Maintenant, il ne lui est plus possible de s'esquiver, sans devenir la +risée de Werst, et tout le pays du Vulkan l'eût bafoué impitoyablement. +Il se décida donc à faire contre fortune bon cœur.</p> + +<p>«Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j'accompagnerai Nic Deck, +quoique cela soit inutile!</p> + +<p>Bien... docteur Patak, bien! s'écrièrent tous les buveurs du <i>Roi +Mathias</i>.</p> + +<p>Et quand partirons-nous, forestier? demanda le docteur Patak, en +affectant un ton d'indifférence qui ne déguisait que mal sa +poltronnerie.—Demain, dans la matinée», répondit Nic Deck. Ces derniers +mots furent suivis d'un assez long silence.</p> + +<p>Cela indiquait combien l'émotion de maitre Koltz et des autres était +réelle. Les verres avaient été vidés, les pots aussi, et, pourtant, +personne ne se levait, personne ne songeait à quitter la grande salle, +bien qu'il fût tard, ni à regagner son logis. Aussi Jonas pensa-t-il que +l'occasion était bonne pour servir une autre tournée de schnaps et de +rakiou...</p> + +<p>Soudain, une voix se fit entendre assez distinctement au milieu du +silence général, et voici les paroles qui furent lentement prononcées:</p> + +<p><i>«Nicolas Deck, ne va pas demain au burg!... N'y va pas!... ou il +t'arrivera malheur!»</i></p> + +<p>Qui s'était exprimé de la sorte?... D'où venait cette voix que personne +ne connaissait et qui semblait sortir d'une bouche invisible?... Ce ne +pouvait être qu'une voix de revenant, une voix surnaturelle, une voix de +l'autre monde...</p> + +<p>L'épouvante fut au comble. On n'osait pas se regarder, on n'osait pas +prononcer une parole...</p> + +<p>Le plus brave—c'était évidemment Nic Deck—voulut alors savoir à quoi +s'en tenir. Il est certain que c'était dans la salle même que ces +paroles avaient été articulées. Et, tout d'abord, le forestier eut le +courage de se rapprocher du bahut et de l'ouvrir...</p> + +<p>Personne.</p> + +<p>Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la +salle...</p> + +<p>Personne.</p> + +<p>Il poussa la porte de l'auberge, s'avança au-dehors, parcourut la +terrasse jusqu'à la grande rue de Werst...</p> + +<p>Personne.</p> + +<p>Quelques instants après, maître Koltz, le magister Hermod, le docteur +Patak, Nic Deck, le berger Frik et les autres avaient quitté l'auberge, +laissant le cabaretier Jonas, qui se hâta de clore sa porte à double +tour.</p> + +<p>Cette nuit-là, comme s'ils eussent été menacés d'une apparition +fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans +leurs maisons...</p> + +<p>La terreur régnait au village.</p> + +<h2><a name="V" id="V"></a>V</h2> + +<p>Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur +les neuf heures du matin. L'intention du forestier était de remonter le +col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect.</p> + +<p>Après le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix +entendue dans la salle du <i>Roi Mathias</i>, on ne s'étonnera pas que toute +la population fût comme affolée. Quelques Tsiganes parlaient déjà +d'abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela +—et à voix basse encore. Allez donc contester qu'il y eût du diable «du +Chort» dans cette phrase si menaçante pour le jeune forestier. Ils +étaient là, à l'auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes +d'être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles. Prétendre qu'ils +avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable. +Pas de doute à cet égard; Nic Deck avait été nominativement prévenu +qu'il lui arriverait malheur, s'il s'entêtait à son projet d'explorer le +château des Carpathes.</p> + +<p>Et, pourtant, le jeune forestier se disposait à quitter Werst, et sans y +être forcé. En effet, quelque profit que maître Koltz eût à éclaircir le +mystère du burg, quelque intérêt que le village eût à savoir ce qui s'y +passait, de pressantes démarches avaient été faites pour obtenir de Nic +Deck qu'il revînt sur sa parole. Éplorée, désespérée, ses beaux yeux +noyés de larmes, Miriota l'avait supplié de ne point s'obstiner à cette +aventure. Avant l'avertissement donné par la voix, c'était déjà grave. +Après l'avertissement, c'était insensé. Et, à la veille de son mariage, +voilà que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative, +et sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne parvenait pas à le +retenir...</p> + +<p>Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n'avaient pu +influencer le forestier. D'ailleurs, cela ne surprit personne. On +connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son +entêtement. Il avait dit qu'il irait au château des Carpathes, et, rien +ne saurait l'en empêcher pas même cette menace qui lui avait été +adressée directement. Oui! il irait au burg, dût-il n'en jamais revenir!</p> + +<p>Lorsque l'heure de partir fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois +Miriota sur son cœur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce, +de l'index et du médius, suivant cette coutume roumaine, qui est un +hommage à la Sainte-Trinité.</p> + +<p>Et le docteur Patak?... Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure +d'accompagner le forestier, avait essayé de se dégager, mais sans +succès. Tout ce qu'on pouvait dire, il l'avait dit!... Toutes les +objections imaginables, il les avait faites!... Il s'était retranché +derrière cette injonction si formelle de ne point aller au château qui +avait été distinctement entendue.</p> + +<p>«Cette menace ne concerne que moi, s'était borné à lui répondre Nic +Deck.</p> + +<p>—Et s'il t'arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak, +est-ce que je m'en tirerais sans dommage?</p> + +<p>—Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au château, et vous +y viendrez, puisque j'y vais!»</p> + +<p>Comprenant que rien ne l'empêcherait de tenir sa promesse, les gens de +Werst avaient donné raison au forestier sur ce point. Mieux valait que +Nic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. Aussi le très dépité +docteur, sentant qu'il ne pouvait plus reculer, que c'eût été +compromettre sa situation dans le village, qu'il se serait fait honnir +après ses forfanteries accoutumées, se résigna, l'âme pleine +d'épouvante. Il était bien décidé d'ailleurs à profiter du moindre +obstacle de route qui se présenterait pour obliger son compagnon à +revenir sur ses pas.</p> + +<p>Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maître Koltz, le +magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu'au tournant +de la grande route, où ils s'arrêtèrent.</p> + +<p>De cet endroit, maître Koltz braqua une dernière fois sa lunette—elle +ne le quittait plus—dans la direction du burg. Aucune fumée ne se +montrait à la cheminée du donjon, et il eût été facile de l'apercevoir +sur un horizon très pur, par une belle matinée de printemps. Devait-on +en conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient +déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs +menaces? Quelques-uns le pensèrent, et c'était là une raison décisive +pour mener l'affaire jusqu'à complète satisfaction.</p> + +<p>On se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à +l'angle du col.</p> + +<p>Le jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large +visière, veste à ceinturon avec le coutelas engainé, culotte bouffante, +bottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l'épaule. Il +avait la réputation justifiée d'être un très habile tireur, et, comme, à +défaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces rôdeurs qui battent +les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné, +il n'était que prudent d'être en mesure de se défendre.</p> + +<p>Quant au docteur, il avait cru devoir s'armer d'un vieux pistolet à +pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette +que son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait +nécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa. +Coiffé du large chapeau des campagnards, boutonné sous son épaisse cape +de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n'est pas +toutefois ce lourd attirail qui l'empêcherait de décamper, si l'occasion +s'en présentait.</p> + +<p>Nic Deck et lui s'étaient également munis de quelques provisions +contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger +l'exploration.</p> + +<p>Après avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur +Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en +remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à travers les +ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l'ouest. Il eût été +plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui +eût réduit la distance d'un tiers, car le Nyad prend sa source entre les +replis du plateau d'Orgall. Mais, d'abord praticable, la berge, +profondément ravinée et barrée de hautes roches, n'aurait plus livré +passage, même à des piétons. Il y avait dès lors nécessité de couper +obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu'ils +auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa.</p> + +<p>C'était, d'ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au +temps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la +communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée +de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été +ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux +envahissements de la végétation, obstruée par l'inextricable fouillis +des broussailles, c'est en vain qu'on y eût cherché la trace d'une sente +ou d'une tortillère.</p> + +<p>Au moment d'abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que +remplissait une eau mugissante, Nic Deck s'arrêta afin de s'orienter. Le +château n'était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu'au-delà du +rideau des forêts qui s'étageaient sur les basses petites de la +montagne,—disposition commune à tout le système orographique des +Carpathes. L'orientation devait donc être difficile à déterminer, faute +de repères. On ne pouvait l'établir que par la position du soleil, dont +les rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est.</p> + +<p>«Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois!... il n'y a pas même +de chemin... ou plutôt, il n'y en a plus!</p> + +<p>—Il y en aura, répondit Nic Deck.</p> + +<p>—C'est facile à dire, Nic...</p> + +<p>—Et facile à faire, Patak.</p> + +<p>—Ainsi, tu es toujours décidé?...»</p> + +<p>Le forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif' et prit +route à travers les arbres.</p> + +<p>A ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin; +mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si +résolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière.</p> + +<p>Le docteur Patak avait encore un dernier espoir c'est que Nic Deck ne +tarderait pas à s'égarer au milieu du labyrinthe de ces bois, où son +service ne l'avait jamais amené. Mais il comptait sans ce flair +merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude «animale» pour +ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection +des branches en telle ou telle direction, dénivellation du sol, teinte +des écorces, nuance variée des mousses selon qu'elles sont exposées aux +vents du sud ou du nord. Nic Deck était trop habile en son métier, il +l'exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre, +même en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d'un +Bas-de-Cuir ou d'un Chingachgook au pays de Cooper.</p> + +<p>Et, pourtant, la traversée de cette zone d'arbres allait offrir de +réelles difficultés. Des ormes, des hêtres, quelques-uns de ces érables +qu'on nomme «faux platanes», de superbes chênes, en occupaient les +premiers plans jusqu'à l'étage des bouleaux, des pins et des sapins, +massés sur les croupes supérieures à la gauche du col. Magnifiques, ces +arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de sève +nouvelle, leur feuillage épais, s'entremêlant de l'un à l'autre pour +former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas à +percer.</p> + +<p>Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les +basses branches. Mais quels obstacles à la surface du sol, et quel +travail il aurait fallu pour l'essarter, pour le dégager des orties et +des ronces, pour se garantir contre ces milliers d'échardes que le plus +léger attouchement leur arrache! Nic Deck n'était pas homme à s'en +inquiéter, d'ailleurs, et, pourvu qu'il pût gagner à travers le bois, il +ne se préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il +est vrai, ne pouvait être que très lente dans ces conditions,—fâcheuse +aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à +atteindre le burg dans l'après-midi. Il ferait encore assez jour pour +qu'ils pussent le visiter,—ce qui leur permettrait d'être rentrés à +Werst avant la nuit.</p> + +<p>Aussi, la hachette à la main, le forestier travaillait-il à se frayer un +passage au milieu de ces profondes épinaies, hérissées de baïonnettes +végétales, où le pied rencontrait un terrain inégal, raboteux, bossue de +racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne +s'enfonçait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent +n'avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient comme des +pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette +pétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante, +lorsque quelque sarment s'accrochait à sa veste, comme une griffe qui +eût voulu le retenir. Non! il n'était point rassuré, le pauvre homme. +Mais, maintenant, il n'eût pas osé revenir seul en arrière, et il +s'efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable +compagnon.</p> + +<p>Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une +averse de lumière y pénétrait. Des couples de cigognes noires, troublées +dans leur solitude, s'échappaient des hautes ramures et filaient à +grands coups d'aile. La traversée de ces clairières rendait la marche +plus fatigante encore. Là, en effet, s'étaient entassés, énorme jeu de +jonchets, les arbres abattus par l'orage ou tombés de vieillesse, comme +si la hache du bûcheron leur eût donné le coup de mort. Là gisaient +d'énormes troncs, rongés de pourriture, que charroi ne devait entraîner +jusqu'au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir, +parfois impossibles à tourner, Nic Deck et son compagnon avaient fort à +faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait à s'en +tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant, +essoufflé, époumoné, ne pouvait éviter des chutes, qui obligeaient à lui +venir en aide.</p> + +<p>—Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre! +répétait-il.</p> + +<p>—Vous le raccommoderez.</p> + +<p>—Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s'acharner +contre l'impossible!»</p> + +<p>Bah! Nic Deck était déjà en avant, et le docteur, n'obtenant rien, se +hâtait de le rejoindre.</p> + +<p>La direction suivie jusqu'alors, était-ce bien celle qui convenait pour +arriver en face du burg? Il eût été malaisé de s'en rendre compte. +Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de +s'élever vers la lisière de la forêt, qui fut atteinte à trois heures de +l'après-midi.</p> + +<p>Au-delà, jusqu'au plateau d'Orgall, s'étendait le rideau des arbres +verts, plus clairsemés à mesure que le versant du massif gagnait en +altitude.</p> + +<p>En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu'il se +fût infléchi au nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela +donna au jeune forestier la certitude qu'il avait fait bonne route, +puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d'Orgall.</p> + +<p>Nic Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du +torrent. D'ailleurs, l'estomac réclamait son dû aussi impérieusement que +les jambes. Les bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la +gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et +fraîche, filtrée aux cailloux du fond, coulait à quelques pas. Que +pouvait-on désirer de plus? On avait beaucoup dépensé, il fallait +réparer la dépense.</p> + +<p>Depuis leur départ, le docteur n'avait guère eu le loisir de causer avec +Nic Deck, qui le précédait toujours. Mais il se dédommagea, dès qu'ils +furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l'un était peu +loquace, l'autre était volontiers bavard. D'après cela, on ne s'étonnera +pas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très +brèves.</p> + +<p>«Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur.</p> + +<p>—je vous écoute, répondit Nic Deck.</p> + +<p>—je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c'est pour +reprendre des forces.</p> + +<p>—Rien de plus juste.</p> + +<p>—Avant de revenir à Werst...</p> + +<p>—Non... avant d'aller au burg.</p> + +<p>—Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons, et c'est à peine si +nous sommes à mi-route...</p> + +<p>—Ce qui prouve que nous n'avons pas de temps à perdre.</p> + +<p>—Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme +j'imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans +voir clair, il faudra attendre le jour...</p> + +<p>—Nous l'attendrons.</p> + +<p>—Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n'a pas le sens +commun?...</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Comment! Nous voici exténués, ayant besoin d'une bonne table dans une +bonne salle, et d'un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à +passer la nuit en plein air?...</p> + +<p>—Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l'enceinte du +château.</p> + +<p>—Et s'il n'y a pas d'obstacle?...</p> + +<p>—Nous irons coucher dans les appartements du donjon.</p> + +<p>—Les appartements du donjon! s'écria le docteur Patak. Tu crois, +forestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l'intérieur de +ce maudit burg...</p> + +<p>—Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors.</p> + +<p>—Seul, forestier!... Ce n'est point ce qui est convenu, et si nous +devons nous séparer, j'aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour +retourner au village!—Ce qui est convenu, docteur Patak, c'est que vous +me suivrez jusqu'où j'irai...</p> + +<p>—Le jour, oui!... La nuit, non!</p> + +<p>—Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer +sous les futaies.»</p> + +<p>S'égarer, c'est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même, +n'ayant pas l'habitude de ces interminables détours à travers les forêts +du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst. +D'ailleurs, d'être seul, lorsque la nuit serait venue—une nuit très +noire peut-être—, de descendre les pentes du col au risque de choir au +fond d'un ravin, ce n'était pas pour lui agréer. Quitte à ne point +escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier +s'y obstinait, mieux valait le suivre jusqu'au pied de l'enceinte. Mais +le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter sort compagnon.</p> + +<p>«Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à +me séparer de toi... Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne +te laisserai pas y aller seul.</p> + +<p>—Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir +là.</p> + +<p>—Non... encore un mot, Nic. S'il fait nuit, lorsque nous arriverons, +promets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg...</p> + +<p>—Ce que je vous promets, docteur, c'est de faire l'impossible pour y +pénétrer, c'est de ne pas reculer d'une semelle, tant que je n'aurai pas +découvert ce qui s'y passe.</p> + +<p>—Ce qui s'y passe, forestier! s'écria le docteur Patak en haussant les +épaules. Mais que veux-tu qu'il s'y passe?...</p> + +<p>—Je n'en sais rien, et comme je suis décidé à le savoir, je le +saurai...</p> + +<p>—Encore faut-il pouvoir y arriver, à ce château du diable! répliqua le +docteur, qui était à bout d'arguments. Or, si j'en juge par les +difficultés que nous avons éprouvées jusqu'ici, et par le temps que nous +a coûté la traversée des forêts du Plesa, la journée s'achèvera avant +que nous soyons en vue..—je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les +hauteurs du massif, les sapinières sont moins embroussaillées que ces +futaies d'ormes, d'érables et de hêtres.—Mais le sol sera rude à +monter!</p> + +<p>—Qu'importe, s'il n'est pas impraticable.</p> + +<p>Mais je me suis laissé dire que l'on rencontrait des ours aux environs +du plateau d'Orgall!</p> + +<p>—J'ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre, +docteur.</p> + +<p>—Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l'obscurité!</p> + +<p>—Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l'espère, ne nous +abandonnera plus.</p> + +<p>—Un guide?» s'écria le docteur.</p> + +<p>Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui.</p> + +<p>«Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c'est le torrent du Nyad. Il +suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crête même du +plateau où il prend sa source. Je pense donc qu'avant deux heures, nous +serons à la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route.</p> + +<p>—Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six!</p> + +<p>—Allons, êtes-vous prêt?...</p> + +<p>—Déjà, Nic, déjà!... Mais c'est à peine si notre halte a duré quelques +minutes!</p> + +<p>—Quelques minutes qui font une bonne demi-heure.</p> + +<p>—Pour la dernière fois, êtes-vous prêt?</p> + +<p>—Prêt... lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb... Tu +sais bien que je n'ai pas tes jarrets de forestier, Nic Deck!... Mes +pieds sont gonflés, et c'est cruel de me contraindre à te suivre...</p> + +<p>—A la fin, vous m'ennuyez, Patak! je vous laisse libre de me quitter! +Bon voyage!»</p> + +<p>Et Nic Deck se releva.</p> + +<p>«Pour l'amour de Dieu, forestier, s'écria le docteur Patak, écoute +encore!</p> + +<p>—Écouter vos sottises!</p> + +<p>—Voyons, puisqu'il est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet +endroit, pourquoi ne pas camper sous l'abri de ces arbres?... Nous +repartirions demain dès l'aube, et nous aurions toute la matinée pour +atteindre le plateau...</p> + +<p>—Docteur, répondit Nic Deck, je vous répète que mon intention est de +passer la nuit dans le burg.</p> + +<p>—Non! s'écria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic!... je saurai +bien t'en empêcher...</p> + +<p>—Vous!</p> + +<p>—Je m'accrocherai à toi... je t'entraînerai!... je te battrai, s'il le +faut...»</p> + +<p>Il ne savait plus ce qu'il disait, l'infortuné Patak.</p> + +<p>Quant à Nic Deck, il ne lui avait même pas répondu, et, après avoir +remis son fusil en bandoulière, il fit quelques pas en se dirigeant vers +la berge du Nyad.</p> + +<p>«Attends... attends! s'écria piteusement le docteur. Quel diable +d'homme!... Un instant encore!... J'ai les jambes raides... mes +articulations ne fonctionnent plus...»</p> + +<p>Elles ne tardèrent pourtant pas à fonctionner, car il fallut que +l'ex-infirmier fit trotter ses petites jambes pour rejoindre le +forestier, qui ne se retournait même pas.</p> + +<p>Il était quatre heures; les rayons solaires, effleurant la crête du +Plesa, qui ne tarderait pas à les intercepter, éclairaient d'un jet +oblique les hautes branches de la sapinière. Nic Deck avait grandement +raison de se hâter, car ces dessous de bois s'assombrissent en peu +d'instants au déclin du jour.</p> + +<p>Curieux et étrange aspect que celui de ces forêts où se groupent les +rustiques essences alpestres. Au lieu d'arbres contournés, déjetés, +grimaçants, se dressent des fûts droits, espacés, dénudés jusqu'à +cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans +nodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu +de broussailles ou d'herbes enchevêtrées à leur base. De longues +racines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis +par le froid. Un sol tapissé d'une mousse jaunâtre et rase, faufilée de +brindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un +talus raide et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives +entament le cuir le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu +de cette sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il +fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de +membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck +n'eût mis qu'une heure, s'il eût été seul, et il lui en coûta trois avec +l'impedimentum de son compagnon, s'arrêtant pour l'attendre, l'aidant à +se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le +docteur n'avait plus qu'une crainte,—crainte effroyable: c'était de se +trouver seul au milieu de ces mornes solitudes.</p> + +<p>Cependant, si les pentes devenaient plus pénibles à remonter, les arbres +commençaient à se raréfier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne +formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. Entre ces +bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient à +l'arrière-plan et dont les linéaments émergeaient encore des vapeurs du +soir.</p> + +<p>Le torrent du Nyad, que le forestier n'avait cessé de côtoyer +jusqu'alors, réduit à ne plus être qu'un ruisseau, devait sourdre à peu +de distance. A quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis +du terrain s'arrondissait le plateau d'Orgall, couronné par les +constructions du burg.</p> + +<p>Nic Deck atteignit enfin ce plateau, après un dernier coup de collier +qui réduisit le docteur à l'état de masse inerte. Le pauvre homme +n'aurait pas eu la force de se traîner vingt pas de plus, et il tomba +comme le bœuf qui s'abat sous la masse du boucher.</p> + +<p>Nic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension. +Debout, immobile, il dévorait du regard ce château des Carpathes, dont +il ne s'était jamais approché.</p> + +<p>Devant ses yeux se développait une enceinte crénelée, défendue par un +fossé profond, et dont l'unique pont-levis était redressé contre une +poterne, qu'encadrait un cordon de pierres.</p> + +<p>Autour de l'enceinte, à la surface du plateau d'Orgall, tout était +abandon et silence.</p> + +<p>Un reste de jour permettait d'embrasser l'ensemble du burg qui +s'estompait confusément au milieu des ombres du soir. Personne ne se +montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la +plate-forme supérieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du +premier étage. Pas un filet de fumée ne s'enroulait autour de +l'extravagante girouette, rongée d'une rouille séculaire.</p> + +<p>«Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu'il est +impossible de franchir ce fossé, de baisser ce pont-levis, d'ouvrir +cette poterne?»</p> + +<p>Nic Deck ne répondit pas. Il se rendait compte qu'il serait nécessaire +de faire halte devant les murs du château. Au milieu de cette obscurité, +comment aurait-il pu descendre au fond du fossé et s'élever le long de +l'escarpe pour pénétrer dans l'enceinte? Évidemment, le plus sage était +d'attendre l'aube prochaine, afin d'agir en pleine lumière.</p> + +<p>C'est ce qui fut résolu au grand ennui du forestier, mais à l'extrême +satisfaction du docteur.</p> + +<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI</h2> + +<p>Le mince croissant de la lune, délié comme une faucille d'argent, avait +disparu presque aussitôt après le coucher du soleil. Des nuages, venus +de l'ouest, éteignirent successivement les dernières lueurs du +crépuscule. L'ombre envahit peu à peu l'espace en montant des basses +zones. Le cirque de montagnes s'emplit de ténèbres, et les formes du +burg disparurent bientôt sous la crêpe de la nuit.</p> + +<p>Si cette nuit-là menaçait d'être très obscure, rien n'indiquait qu'elle +dût être troublée par quelque météore atmosphérique, orage, pluie ou +tempête. C'était heureux pour Nic Deck et son compagnon, qui allaient +camper en plein air.</p> + +<p>Il n'existait aucun bouquet d'arbres sur cet aride plateau d'Orgall. Çà +et là seulement des buissons ras à ras de terre, qui n'offraient aucun +abri contre les fraîcheurs nocturnes. Des roches tant qu'on en voulait, +les unes à demi enfouies dans le sol, les autres, à peine en équilibre, +et qu'une poussée eût suffi à faire rouler jusqu'à la sapinière.</p> + +<p>En réalité, l'unique plante qui poussait à profusion sur ce sol +pierreux, c'était un épais chardon appelé «épine russe», dont les +graines, dit Elisée Reclus, furent apportées à leurs poils par les +chevaux moscovites—«présent de joyeuse conquête que les Russes firent +aux Transylvains».</p> + +<p>A présent, il s'agissait de s'accommoder d'une place quelconque pour y +attendre le jour et se garantir contre l'abaissement de la température, +qui est assez notable à cette altitude.</p> + +<p>«Nous n'avons que l'embarras du choix... pour être mal! murmura le +docteur Patak.</p> + +<p>—Plaignez-vous donc! répondit Nic Deck.</p> + +<p>—Certainement, je me plains! Quel agréable endroit pour attraper +quelque bon rhume ou quelque bon rhumatisme dont je ne saurai comment me +guérir!» Aveu dépouillé d'artifice dans la bouche de l'ancien infirmier +de la quarantaine. Ah! combien il regrettait sa confortable petite +maison de Werst, avec sa chambre bien close et son lit bien doublé de +coussins et de courtepointes!</p> + +<p>Entre les blocs disséminés sur le plateau d'Orgall, il fallait en +choisir un dont l'orientation offrirait le meilleur paravent contre la +brise du sud-ouest, qui commençait à piquer. C'est ce que fit Nic Deck, +et bientôt le docteur vint le rejoindre derrière une large roche, plate +comme une tablette à sa partie supérieure.</p> + +<p>Cette roche était un de ces bancs de pierre, enfoui sous les scabieuses +et les saxifrages, qui se rencontrent fréquemment à l'angle des chemins +dans les provinces valaques. En même temps que le voyageur peut s'y +asseoir, il a la faculté de se désaltérer avec l'eau que contient un +vase déposé en dessus, laquelle est renouvelée chaque jour par les gens +de la campagne. Alors que le château était habité par le baron Rodolphe +de Gortz, ce banc portait un récipient que les serviteurs de la famille +avaient soin de ne jamais laisser vide. Mais, à présent, il était +souillé de détritus, tapissé de mousses verdâtres, et le moindre choc +l'eût réduit en poussière.</p> + +<p>A l'extrémité du banc se dressait une tige de granit, reste d'une +ancienne croix, dont les bras n'étaient figurés sur le montant vertical +que par une rainure à demi effacée. En sa qualité d'esprit fort, le +docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le protégerait contre +des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une anomalie commune à +bon nombre d'incrédules, il n'était pas éloigné de croire au diable. Or, +dans sa pensée, le Chort ne devait pas être loin, c'était lui qui +hantait le burg, et ce n'était ni la poterne fermée, ni le pont-levis +redressé, ni la courtine à pic, ni le fossé profond, qui l'empêcheraient +d'en sortir, pour peu que la fantaisie le prît de venir leur tordre le +cou à tous les deux.</p> + +<p>Et, lorsque le docteur songeait qu'il avait toute une nuit à passer dans +ces conditions, il frissonnait de terreur. Non! c'était trop exiger +d'une créature humaine, et les tempéraments les plus énergiques +n'auraient pu y résister.</p> + +<p>Puis, une idée lui vint tardivement,—une idée à laquelle il n'avait +point encore songé en quittant Werst. On était au mardi soir, et, ce +jour-là, les gens du comitat se gardent bien de sortir après le coucher +du soleil. Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. A s'en rapporter +aux traditions, ce serait s'exposer à rencontrer quelque génie +malfaisant, si l'on s'aventurait dans le pays. Aussi, le mardi, personne +ne circule-t-il dans les rues ni sur les chemins, après le coucher du +soleil. Et voilà que le docteur Patak se trouvait non seulement hors de +sa maison, mais aux approches d'un château visionné, et à deux ou trois +milles du village! Et c'est là qu'il serait contraint d'attendre le +retour de l'aube... si elle revenait jamais! En vérité, c'était vouloir +tenter le diable!</p> + +<p>Tout en s'abandonnant à ces idées, le docteur vit le forestier tirer +tranquillement de son bissac un morceau de viande froide, après avoir +puisé une bonne gorgée à sa gourde. Ce qu'il avait de mieux à faire, +pensa-t-il, c'était de l'imiter, et c'est ce qu'il fit. Une cuisse +d'oie, un gros chanteau de pain, le tout arrosé de rakiou, il ne lui en +fallut pas moins pour réparer ses forces. Mais, s'il parvint à calmer sa +faim, il ne parvint pas à calmer sa peur.</p> + +<p>«Maintenant, dormons, dit Nic Deck, dès qu'il eut rangé son bissac au +pied de la roche.</p> + +<p>—Dormir, forestier!</p> + +<p>—Bonne nuit, docteur.</p> + +<p>—Bonne nuit, c'est facile à souhaiter, et je crains bien que celle-ci +ne finisse mal...»</p> + +<p>Nic Deck, n'étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. Habitué +par profession à coucher au milieu des bois, il s'accota de son mieux +contre le banc de pierre, et ne tarda pas à tomber dans un profond +sommeil. Aussi le docteur ne put-il que maugréer entre ses dents, +lorsqu'il entendit le souffle de son compagnon s'échappant à intervalles +réguliers.</p> + +<p>Quant à lui, il lui fut impossible, même quelques minutes, d'annihiler +ses sens de l'ouïe et de la vue. En dépit de la fatigue, il ne cessait +de regarder, il ne cessait de prêter l'oreille. Son cerveau était en +proie à ces extravagantes visions qui naissant des troubles de +l'insomnies Qu'essayait-il d'apercevoir dans les épaisseurs de l'ombre? +Tout et rien, les formes indécises des objets qui l'environnaient, les +nuages échevelés à travers le ciel, la masse à peine perceptible du +château. Puis c'étaient les roches du plateau d'Orgall, qui lui +semblaient se mouvoir dans une sorte d'infernale sarabande. Et si elles +allaient s'ébranler sur leur base, dévaler le long du talus, rouler sur +les deux imprudents, les écraser à la porte de ce burg, dont l'entrée +leur était interdite!</p> + +<p>Il s'était redressé, l'infortuné docteur, il écoutait ces bruits qui se +propagent à la surface des hauts plateaux, ces murmures inquiétants, qui +tiennent à la fois du susurrement, du gémissement et du soupir. Il +entendait aussi les nyctalopes qui effleuraient les roches d'un +frénétique coup d'aile, les striges envolées pour leur promenade +nocturne, deux ou trois couples de ces funèbres hulottes, dont le +chuintement retentissait comme une plainte. Alors ses muscles se +contractaient simultanément, et son corps tremblotait, baigné d'une +transsudation glaciale.</p> + +<p>Ainsi s'écoulèrent de longues heures jusqu'à minuit. Si le docteur Patak +avait pu causer, échanger de temps en temps un bout de phrase, donner +libre cours à ses récriminations, il se serait senti moins apeuré. Mais +Nic Deck dormait, et dormait d'un profond sommeil. Minuit—c'était +l'heure effrayante entre toutes, l'heure des apparitions, l'heure des +maléfices.</p> + +<p>Que se passait-il donc?</p> + +<p>Le docteur venait de se relever, se demandant s'il était éveillé, ou +s'il se trouvait sous l'influence d'un cauchemar.</p> + +<p>En effet, là-haut, il crut voir-non! il vit réellement des formes +étranges, éclairées d'une lumière spectrale, passer d'un horizon à +l'autre, monter, s'abaisser, descendre avec les nuages. On eût dit des +espèces de monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges +ailes, krakens gigantesques, vampires énormes, qui s'abattaient comme +pour le saisir de leurs griffes ou l'engloutir dans leurs mâchoires.</p> + +<p>Puis, tout lui parut être en mouvement sur le plateau d'Orgall, les +roches, les arbres qui se dressaient à sa lisière. Et très +distinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à +son oreille.</p> + +<p>«La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg!» Oui! c'est bien la +cloche de la vieille chapelle, et non celle de l'église de Vulkan, dont +le vent eût emporté les sons en une direction contraire.</p> + +<p>Et voici que ses battements sont plus précipités... La main qui la met +en branle ne sonne pas un glas de mort! Non! c'est un tocsin dont les +coups haletants réveillent les échos de la frontière transylvaine.</p> + +<p>En entendant ces vibrations lugubres, le docteur Patak est pris d'une +peur convulsive, d'une insurmontable angoisse, d'une irrésistible +épouvante, qui lui fait courir de froides horripilations sur tout le +corps.</p> + +<p>Mais le forestier a été tiré de son sommeil par les volées terrifiantes +de cette cloche. Il s'est redressé, tandis que le docteur Patak semble +comme rentré en lui-même.</p> + +<p>Nic Deck tend l'oreille, et ses yeux cherchent à percer les épaisses +ténèbres qui recouvrent le burg.</p> + +<p>«Cette cloche!... Cette cloche!.., répète le docteur Patak. C'est le +Chort qui la sonne!...»</p> + +<p>Décidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur +absolument affolé!</p> + +<p>Le forestier, immobile, ne lui a pas répondu.</p> + +<p>Soudain, des rugissements, semblables à ceux que, jettent les sirènes +marines à l'entrée des ports, se déchaînent en tumultueuses ondes. +L'espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles +assourdissants.</p> + +<p>Puis, une clarté jaillit du donjon central, une clarté intense, d'où +sortent des éclats d'une pénétrante vivacité, des corruscations +aveuglantes. Quel foyer produit cette puissante lumière, dont les +irradiations se promènent en longues nappes à la surface du plateau +d'Orgall? De quelle fournaise s'échappe cette source photogénique, qui +semble embraser les roches, en même temps qu'elle les baigne d'une +lividité étrange?</p> + +<p>«Nic... Nic... s'écrie le docteur, regarde-moi!... Ne suis-je plus comme +toi qu'un cadavre?...»</p> + +<p>En effet, le forestier et lui ont pris un aspect cadavérique, figure +blafarde, yeux éteints, orbites vides, joues verdâtres au teint grivelé, +cheveux ressemblant à ces mousses qui croissent, suivant la légende, sur +le crâne des pendus...</p> + +<p>Nic Deck est stupéfié de ce qu'il voit, comme de ce qu'il entend. Le +docteur Patak, arrivé au dernier degré de l'effroi, a les muscles +rétractés, le poil hérissé, la pupille dilatée, le corps pris d'une +raideur tétanique. Comme dit le poète des <i>Contemplations</i>, il «respire +de l'épouvante!»</p> + +<p>Une minute—une minute au plus—dura cet horrible phénomène. Puis, +l'étrange lumière s'affaiblit graduellement, les mugissements +s'éteignirent, et le plateau d'Orgall rentra dans le silence et +l'obscurité.</p> + +<p>Ni l'un ni l'autre ne cherchèrent plus à dormir, le docteur, accablé par +la stupeur, le forestier, debout contre le banc de pierre, attendant le +retour de l'aube.</p> + +<p>A quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à +ses yeux? N'y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution? +S'entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure? Certes, il avait +dit qu'il pénétrerait dans le burg, qu'il explorerait le donjon... Mais +n'était-ce pas assez que d'être venu jusqu'à son infranchissable +enceinte, d'avoir encouru la colère des génies et provoqué ce trouble +des éléments? Lui reprocherait-on de n'avoir pas tenu sa promesse, s'il +revenait au village, sans avoir poussé la folie jusqu'à s'aventurer à +travers ce diabolique château?</p> + +<p>Tout à coup, le docteur se précipite sur lui, le saisit par la main, +cherche à l'entraîner, répétant d'une voix sourde:</p> + +<p>«Viens!... Viens!...</p> + +<p>Non!» répond Nic Deck.</p> + +<p>Et, à son tour, il retient le docteur Patak, qui retombe après ce +dernier effort.</p> + +<p>Cette nuit s'acheva enfin, et tel avait été l'état de leur esprit que ni +le forestier ni le docteur n'eurent conscience du temps qui s'écoula +jusqu'au lever du jour.</p> + +<p>Rien ne resta dans leur mémoire des heures qui précédèrent les premières +lueurs du matin.</p> + +<p>A cet instant, une ligne rosée se dessina sur l'arête du Paring, à +l'horizon de l'est, de l'autre côté de la vallée des deux Sils. De +légères blancheurs s'éparpillèrent au zénith sur un fond de ciel rayé +comme une peau de zèbre.</p> + +<p>Nic Deck se tourna vers le château. Il vit ses formes s'accentuer peu à +peu, le donjon se dégager des hautes brumes qui descendaient le col de +Vulkan, la chapelle, les galeries, la courtine émerger des vapeurs +nocturnes, puis, sur le bastion d'angle, se découper le hêtre, dont les +feuilles bruissaient à la brise du levant.</p> + +<p>Rien de changé à l'aspect ordinaire du burg. La cloche était aussi +immobile que la vieille girouette féodale. Aucune fumée n'empanachait +les cheminées du donjon, dont les fenêtres grillagées étaient +obstinément closes.</p> + +<p>Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de +petits cris clairs.</p> + +<p>Nic Deck tourna son regard vers l'entrée principale du château. Le +pont-levis, relevé contre la baie, fermait la poterne entre les deux +pilastres de pierre écussonnés aux armes des barons de Gortz.</p> + +<p>Le forestier était-il donc décidé à pousser jusqu'au bout cette +aventureuse expédition? Oui, et sa résolution n'avait point été entamée +par les événements de la nuit. Chose dite, chose faite: c'était sa +devise, comme on sait. Ni la voix mystérieuse qui l'avait menacé +personellement dans la grande salle du <i>Roi Mathias</i>, ni les phénomènes +inexplicables de sons et de lumière dont il venait d'être témoin, ne +l'empêcheraient de franchir la muraille du burg. Une heure lui suffirait +pour parcourir les galeries, visiter le donjon, et alors, sa promesse +accomplie, il reprendrait le chemin de Werst, où il pourrait arriver +avant midi.</p> + +<p>Quant au docteur Patak, ce n'était plus qu'une machine inerte, n'ayant +ni la force de résister ni même celle de vouloir. Il irait où on le +pousserait. S'il tombait, il lui serait impossible de se relever. Les +épouvantements de cette nuit l'avaient réduit au plus complet +hébêtement, et il ne fit aucune observation, lorsque le forestier, +montrant le château, lui dit:</p> + +<p>«Allons!»</p> + +<p>Et pourtant le jour était revenu, et le docteur aurait pu regagner +Werst, sans craindre de s'égarer à travers les forêts du Plesa. Mais +qu'on ne lui sache aucun gré d'être resté avec Nic Deck. S'il +n'abandonna pas son compagnon pour reprendre la route du village, c'est +qu'il n'avait plus conscience de la situation, c'est qu'il n'était plus +qu'un corps sans âme. Aussi, lorsque le forestier l'entraîna vers le +talus de la contrescarpe, se laissa-t-il faire.</p> + +<p>Maintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par +la poterne? C'est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître.</p> + +<p>La courtine ne présentait aucune brèche, aucun éboulement, aucune +faille, qui pût donner accès à l'intérieur de l'enceinte. Il était même +surprenant que ces vieilles murailles fussent dans un tel état de +conservation,—ce qui devait être attribué à leur épaisseur. S'élever +jusqu'à la ligne de créneaux qui les couronnait paraissait être +impraticable, puisqu'elles dominaient le fossé d'une quarantaine de +pieds. Il semblait par suite que Nic Deck, au moment où il venait +d'atteindre le château des Carpathes, allait se heurter à des obstacles +insurmontables.</p> + +<p>Très heureusement—ou très malheureusement pour lui—, il existait +au-dessus de la poterne une sorte de meurtrière, ou plutôt une embrasure +où s'allongeait autrefois la volée d'une couleuvrine. Or, en se servant +de l'une des chaînes du pont-levis qui pendait jusqu'au sol, il ne +serait pas très difficile à un homme leste et vigoureux de se hisser +jusqu'à cette embrasure. Sa largeur était suffisante pour livrer +passage, et, à moins qu'elle ne fût barrée d'une grille en dedans, Nic +Deck parviendrait sans doute à s'introduire dans la cour du burg.</p> + +<p>Le forestier comprit, à première vue, qu'il n'y avait pas moyen de +procéder autrement, et voilà pourquoi, suivi de l'inconscient docteur, +il descendit par un raidillon oblique le revers interne de la +contrescarpe.</p> + +<p>Tous deux eurent bientôt atteint le fond du fossé, semé de pierres entre +le fouillis des plantes sauvages. On ne savait trop où l'on posait le +pied, et si des myriades de bêtes venimeuses ne fourmillaient pas sous +les herbes de cette humide excavation.</p> + +<p>Au milieu du fossé et parallèlement à la courtine, se creusait le lit de +l'ancienne cuvette, presque entièrement desséchée, et qu'une bonne +enjambée permettait de franchir.</p> + +<p>Nic Deck, n'ayant rien perdu de son énergie physique et morale, agissait +avec sang-froid, tandis que le docteur le suivait machinalement, comme +une bête que l'on tire par une corde.</p> + +<p>Après avoir dépassé la cuvette, le forestier longea la base de la +courtine pendant une vingtaine de pas, et s'arrêta au-dessous de la +poterne, à l'endroit où pendait le bout de chaîne. En s'aidant des pieds +et des mains, il pourrait aisément atteindre le cordon de pierre qui +faisait saillie au-dessous de l'embrasure.</p> + +<p>Évidemment, Nic Deck n'avait pas la prétention d'obliger le docteur +Patak à tenter avec lui cette escalade. Un aussi lourd bonhomme ne +l'aurait pu. Il se borna donc à le secouer vigoureusement pour se faire +comprendre, et lui recommanda de rester sans bouger au fond du fossé.</p> + +<p>Puis, Nic Deck commença à grimper le long de la chaîne, et ce ne fut +qu'un jeu pour ses muscles de montagnard.</p> + +<p>Mais, lorsque le docteur se vit seul, voilà que le sentiment de la +situation lui revint dans une certaine mesure. Il comprit, il regarda, +il aperçut son compagnon déjà suspendu à un douzaine de pieds au-dessus +du sol, et, alors, de s'écrier d'une voix étranglée par les affres de la +peur:</p> + +<p>«Arrête... Nic... arrête!»</p> + +<p>Le forestier ne l'écouta point.</p> + +<p>«Viens... viens... où je m'en vais! gémit le docteur, qui parvint à se +remettre sur ses pieds.</p> + +<p>—Va-t'en!» répondit Nic Deck.</p> + +<p>Et il continua de s'élever lentement le long de la chaîne du pont-levis.</p> + +<p>Le docteur Patak, au paroxysme de l'effroi, voulut alors regagner le +raidillon de la contrescarpe, afin de remonter jusqu'à la crête du +plateau d'Orgall et de reprendre à toutesjambes le chemin de Werst...</p> + +<p>O prodige, devant lequel s'effaçaient ceux qui avaient troublé la nuit +précédente!-voici qu'il ne peut bouger...</p> + +<p>Ses pieds sont retenus comme s'ils étaient saisis entre les mâchoires +d'un étau... Peut-il les déplacer l'un après l'autre?... Non!... Ils +adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... Le docteur +s'est-il donc laissé prendre aux ressorts d'un piège il est trop affolé +pour le reconnaître... Il semble plutôt qu'il soit retenu par les clous +de sa chaussure.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... Il +est rivé au sol... N'ayant même plus la force de crier il tend +désespérément les mains... On dirait qu'il veut s'arracher aux étreintes +de quelque tarasque, dont la gueule émerge des entrailles de la terre...</p> + +<p>Cependant, Nic Deck était parvenu à la hauteur de la poterne et il +venait de poser sa main sur l'une des ferrures où s'emboîtait l'un des +gonds du pont-levis...</p> + +<p>Un cri de douleur lui échappa; puis, se rejetant en arrière comme s'il +eût été frappé d'un coup de foudre, il glissa le long de la chaîne qu'un +dernier instinct lui avait fait ressaisir, et roula jusqu'au fond du +fossé. «La voix avait bien dit qu'il m'arriverait malheur!» murmura-t-il +et il perdit connaissance.</p> + +<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII</h2> + +<p>Comment décrire l'anxiété à laquelle était en proie le village de Werst +depuis le départ du jeune forestier et du docteur Patak? Elle n'avait +cessé de s'accroître avec les heures qui s'écoulaient et semblaient +interminables.</p> + +<p>Maître Koltz, l'aubergiste Jonas, le magister Hermod et quelques autres +n'avaient pas manqué de se tenir en permanence sur la terrasse. Chacun +d'eux s'obstinait à observer la masse lointaine du burg, à regarder si +quelque volute réapparaissait au-dessus du donjon. Aucune fumée ne se +montrait—ce qui fut constaté au moyen de la lunette invariablement +braquée dans cette direction. En vérité, les deux florins employés à +l'acquisition de cet appareil, c'était de l'argent qui avait reçu un bon +emploi. Jamais le biró, bien intéressé pourtant, bien regardant à sa +bourse, n'avait eu moins de regret d'une dépense faite si à-propos.</p> + +<p>A midi et demi, lorsque le berger Frik revint de la pâture, on +l'interrogea avidement. Y avait-il du nouveau, de l'extraordinaire, du +surnaturel?...</p> + +<p>Frik répondit qu'il venait de parcourir la vallée de la Sil valaque, +sans avoir rien vu de suspect.</p> + +<p>Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste +d'observation. Personne n'eût pensé à rester chez soi, et surtout +personne ne songeait à remettre le pied au <i>Roi Mathias</i>, où des voix +comminatoires se faisaient entendre. Que des murs aient des oreilles, +passe encore, puisque c'est une locution qui a cours dans le langage +usuel... mais une bouche!...</p> + +<p>Aussi le digne cabaretier pouvait-il craindre que son cabaret fût mis en +quarantaine, et cela ne laissait pas de le préoccuper au dernier point. +En serait-il donc réduit à fermer boutique, à boire son propre fonds, +faute de clients? Et pourtant, dans le but de rassurer la population de +Werst, il avait procédé à une longue investigation du <i>Roi Mathias</i>, +fouillé les chambres jusque sous leurs lits, visité les bahuts et le +dressoir, exploré minutieusement les coins et recoins de la grande +salle, de la cave et du grenier, où quelque mauvais plaisant aurait pu +organiser cette mystification. Rien!... Rien non plus du côté de la +façade qui dominait le Nyad. Les fenêtres étaient trop hautes pour qu'il +fût possible de s'élever jusqu'à leur embrasure, au revers d'une +muraille taillée à pic et dont l'assise plongeait dans le cours +impétueux du torrent. N'importe! la peur ne raisonne pas, et bien du +temps s'écoulerait, sans doute, avant que les hôtes habituels de Jonas +eussent rendu leur confiance à son auberge, à son schnaps et à son +rakiou.</p> + +<p>Bien du temps?... Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne +devait point se réaliser.</p> + +<p>En effet, quelques jours plus tard, par suite d'une circonstance très +imprévue, les notables du village allaient reprendre leurs conférences +quotidiennes, entremêlées de bonnes rasades, devant les tables du <i>Roi +Mathias</i>.</p> + +<p>Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur +Patak.</p> + +<p>On s'en souvient, au moment de quitter Werst, Nic Deck avait promis à la +désolée Miriota de ne pas s'attarder dans sa visite au château des +Carpathes. S'il ne lui arrivait pas malheur, si les menaces fulminées +contre lui ne se réalisaient pas, il comptait être de retour aux +premières heures de la soirée. On, l'attendait donc, et avec quelle +impatience! D'ailleurs, ni la jeune fille, ni son père, ni le maître +d'école ne pouvaient prévoir que les difficultés de la route ne +permettraient pas au forestier d'atteindre la crête du plateau d'Orgall +avant la nuit tombante.</p> + +<p>Il suit de là que l'inquiétude, déjà si vive pendant la journée, dépassa +toute mesure, lorsque huit heures sonnèrent au clocher de Vulkan, qu'on +entendait très distinctement au village de Werst. Que s'était-il passé +pour que Nic Deck et le docteur n'eussent pas reparu, après une journée +d'absence? Cela étant, nul n'aurait songé à réintégrer sa demeure, avant +qu'ils fussent de retour. A chaque instant, on s'imaginait les voir +poindre au tournant de la route du col.</p> + +<p>Maître Koltz et sa fille s'étaient portés à l'extrémité de la rue, à +l'endroit où le pâtour avait été mis en faction. Maintes fois, ils +crurent voir des ombres se dessiner au lointain, à travers l'éclaircie +des arbres... Illusion pure! Le col était désert, comme à l'habitude, +car il était rare que les gens de la frontière voulussent s'y hasarder +pendant la nuit. Et puis, on était au mardi soir—ce mardi des génies +malfaisants—, et, ce jour-là, les Transylvains ne courent pas +volontiers la campagne, au coucher du soleil. Il fallait que Nic Deck +fût fou d'avoir choisi un pareil jour pour visiter le burg. La vérité +est que le jeune forestier n'y avait point réfléchi, ni personne, au +surplus, dans le village.</p> + +<p>Mais c'est bien à cela que Miriota songeait alors. Et quelles +effrayantes images s'offraient à elle! En imagination, elle avait suivi +son fiancé heure par heure, à travers ces épaisses forêts du Plesa, +tandis qu'il remontait vers le plateau d'Orgall... Maintenant, la nuit +venue, il lui semblait qu'elle le voyait dans l'enceinte, essayant +d'échapper aux esprits qui hantaient le château des Carpathes... Il +était devenu le jouet de leurs maléfices... C'était la victime vouée à +leur vengeance... Il était emprisonné au fond de quelque souterraine +geôle... mort peut-être? Pauvre fille, que n'eût-elle donné pour se lancer sur +les traces de Nic Deck! Et, puisqu'elle ne le pouvait, du moins +aurait-elle voulu l'attendre toute la nuit en cet endroit. Mais son père +l'obligea à rentrer, et, laissant le berger en observation, tous deux +revinrent à leur logis.</p> + +<p>Dès qu'elle fut seule en sa petite chambre, Miriota s'abandonna sans +réserve à ses larmes. Elle l'aimait, de toute son âme, ce brave Nic, et +d'un amour d'autant plus reconnaissant que le jeune forestier ne l'avait +point recherchée dans les conditions où se décident ordinairement les +mariages en ces campagnes transylvaines et d'une façon si bizarre.</p> + +<p>Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s'ouvre la «foire aux +fiancés». Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du +comitat. Elles sont venues avec leurs plus belles carrioles attelées de +leurs meilleurs chevaux; elles ont apporté leur dot, c'est-à-dire des +vêtements filés, cousus, brodés de leurs mains, enfermés dans des +coffres aux brillantes couleurs; familles, amies, voisines, les ont +accompagnées. Et alors arrivent les jeunes gens, parés de superbes +habits, ceints d'écharpes de soie. Ils courent la foire en se pavanant; +ils choisissent la fille qui leur plaît; ils lui remettent un anneau et +un mouchoir en signe de fiançailles, et les mariages se font au retour +de la fête.</p> + +<p>Ce n'était point sur l'un de ces marchés que Nicolas Deck avait +rencontré Miriota. Leur liaison ne s'était pas établie par hasard. Tous +deux se connaissaient depuis l'enfance, ils s'aimaient depuis qu'ils +avaient l'âge d'aimer. Le jeune forestier n'était pas allé querir au +milieu d'une foire celle qui devait être son épouse, et Miriota lui en +avait grand gré. Ah! pourquoi Nic Deck était-il d'un caractère si +résolu, si tenace, si entêté à tenir une promesse imprudente! il +l'aimait, pourtant, il l'aimait, et elle n'avait pas eu assez +d'influence pour l'empêcher de prendre le chemin de ce château maudit!</p> + +<p>Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des +pleurs! Elle n'avait point voulu se coucher. Penchée à sa fenêtre, le +regard fixé sur la rue montante, il lui semblait entendre une voix qui +murmurait:</p> + +<p>«Nicolas Deck n'a pas tenu compte des menaces!... Miriota n'a plus de +fiancé!»</p> + +<p>Erreur de ses sens troublés. Aucune voix ne se propageait à travers le +silence de la nuit. L'inexplicable phénomène de la salle du <i>Roi +Mathias</i> ne se reproduisait pas dans la maison de maître Koltz.</p> + +<p>Le lendemain, à l'aube, la population de Werst était dehors. Depuis la +terrasse jusqu'au détour du col, les uns remontaient, les autres +redescendaient la grande rue,—ceux-ci pour demander des nouvelles, +ceux-là pour en donner. On disait que le berger Frik venait de se porter +en avant, à un bon mille du village, non point à travers les forêts du +Plesa, mais en suivant leur lisière, et qu'il n'avait pas agi ainsi sans +motif.</p> + +<p>Il fallait l'attendre, et, afin de pouvoir communiquer plus promptement +avec lui, maître Koltz, Miriota et Jonas se rendirent à l'extrémité du +village.</p> + +<p>Une demi-heure après, Frik était signalé à quelques centaines de pas, en +haut de la route. Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en +tira mauvais indice.</p> + +<p>«Eh bien, Frik, que sais-tu?... Qu'as-tu appris?... lui demanda maître +Koltz, dès que le berger l'eut rejoint.—Rien vu... rien appris! +répondit Frik.—Rien! murmura la jeune fille, dont les yeux s'emplirent +de larmes.</p> + +<p>—Au lever du jour, reprit le berger, j'avais aperçu deux hommes à un +mille d'ici. J'ai d'abord cru que c'était Nic Deck, accompagné du +docteur... ce n'était pas lui!</p> + +<p>—Sais-tu quels sont ces hommes? demanda Jonas.—Deux voyageurs +étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque.</p> + +<p>—Tu leur as parlé?...</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Est-ce qu'ils descendent vers le village?</p> + +<p>—Non, ils font route dans la direction du Retyezat dont ils veulent +atteindre le sommet.</p> + +<p>—Ce sont deux touristes?...</p> + +<p>—Ils en ont l'air, maître Koltz.</p> + +<p>—Et, cette nuit, en traversant le col de Vulkan, ils n'ont rien vu du +côté du burg?...</p> + +<p>—Non... puisqu'ils se trouvaient encore de l'autre côté de la +frontière, répondit Frik.</p> + +<p>—Ainsi tu n'as aucune nouvelle de Nic Deck?</p> + +<p>—Aucune.</p> + +<p>—Mon Dieu!... soupira la pauvre Miriota.</p> + +<p>—Du reste, vous pourrez interroger ces voyageurs dans quelques jours, +ajouta Frik, car ils comptent faire halte à Werst, avant de repartir +pour Kolosvar.</p> + +<p>—Pourvu qu'on ne leur dise pas de mal de mon auberge! pensa Jonas +inconsolable. Ils seraient capables de n'y point vouloir prendre +logement!»</p> + +<p>Et, depuis trente-six heures, l'excellent hôtelier était obsédé par +cette crainte qu'aucun voyageur n'oserait désormais manger et dormir au +<i>Roi Mathias</i>.</p> + +<p>En somme, ces demandes et ces réponses, échangées entre le berger et son +maître, n'avaient en rien éclairci la situation. Et comme ni le jeune +forestier ni le docteur Patak n'avaient reparu à huit heures du matin, +pouvait-on être fondé à espérer qu'ils dussent jamais revenir?... C'est +qu'on ne s'approche pas impunément du château des Carpathes!</p> + +<p>Brisée par les émotions de cette nuit d'insomnie, Miriota n'avait plus +la force de se soutenir. Toute défaillante, c'est à peine si elle +parvenait à marcher. Son père dut la ramener au logis. Là, ses larmes +redoublèrent... Elle appelait Nic d'une voix déchirante... Elle voulait +partir pour le rejoindre... Cela faisait pitié, et il y avait lieu de +craindre qu'elle tombât malade.</p> + +<p>Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait +aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant. +Qu'il y eût à courir des dangers, en s'exposant aux représailles des +êtres quelconques, humains ou autres, qui occupaient le burg, peu +importait. L'essentiel était de savoir ce qu'étaient devenus Nic Deck et +le docteur. Ce devoir s'imposait aussi bien à leurs amis qu'aux autres +habitants du village. Les plus braves ne refuseraient pas de se jeter au +milieu des forêts du Plesa, afin de remonter jusqu'au château des +Carpathes.</p> + +<p>Cela décidé, après maintes discussions et démarches, les plus braves se +trouvèrent au nombre de trois: ce furent maître Koltz, le berger Frik et +l'aubergiste Jonas,—pas un de plus. Quant au magister Hermod, il +s'était soudainement ressenti d'une douleur de goutte à la jambe, et il +avait dû s'allonger sur deux chaises dans la classe de son école.</p> + +<p>Vers neuf heures, maître Koltz et ses compagnons, bien armés par +prudence, prirent la route du col de Vulkan. Puis, à l'endroit même où +Nic Deck l'avait quittée, ils l'abandonnèrent, afin de s'enfoncer sous +l'épais massif.</p> + +<p>Ils se disaient, non sans raison, que, si le jeune forestier et le +docteur étaient en marche pour revenir au village, ils prendraient le +chemin qu'ils avaient dû suivre à travers le Plesa. Or, il serait facile +de reconnaître leurs traces, et c'est ce qui fut constaté, aussitôt que +tous trois eurent franchi la lisière d'arbres.</p> + +<p>Nous les laisserons aller pour dire quel revirement se fit à Werst, dès +qu'on les eut perdus de vue. S'il avait paru indispensable que des gens +de bonne volonté se portassent au-devant de Nic Deck et de Patak, on +trouvait que c'était d'une imprudence sans nom maintenant qu'ils étaient +partis. Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée +d'une seconde! Que le forestier et le docteur eussent été victimes de +leur tentative, personne n'en doutait plus et, alors, à quoi servait que +maître Koltz, Frik et Jonas s'exposassent à être victimes de leur +dévouement? On serait bien avancé, lorsque la jeune fille aurait à +pleurer son père comme elle pleurait son fiancé, lorsque les amis du +pâtour et de l'aubergiste auraient à se reprocher leur perte!</p> + +<p>La désolation devint générale à Werst, et il n'y avait pas apparence +qu'elle dût cesser de sitôt. En admettant qu'il ne leur arrivât pas +malheur, on ne pouvait compter sur le retour de maître Koltz et de ses +deux compagnons avant que la nuit eût enveloppé les hauteurs +environnantes.</p> + +<p>Quelle fut donc la surprise, lorsqu'ils furent aperçus vers deux heures +de l'après-midi, dans le lointain de la route! Avec quel empressement, +Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre.</p> + +<p>Ils n'étaient pas trois, ils étaient quatre, et le quatrième se montra +sous les traits du docteur.</p> + +<p>«Nic... mon pauvre Nic!... s'écria la jeune fille. Nic n'est-il pas +là?...»</p> + +<p>Si... Nic Deck était là, étendu sur une civière de branchages que Jonas +et le berger portaient péniblement.</p> + +<p>Miriota se précipita vers son fiancé, elle se pencha sur lui, elle le +serra entre ses bras.</p> + +<p>«Il est mort... s'écriait-elle, il est mort!</p> + +<p>—Non... il n'est pas mort, répondit le docteur Patak, mais il +mériterait de l'être... et moi aussi!» La vérité est que le jeune +forestier avait perdu connaissance. Les membres raidis, la figure +exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. Quant au +docteur, si sa face n'était pas décolorée comme celle de son compagnon, +cela tenait à ce que la marche lui avait rendu sa teinte habituelle de +brique rougeâtre.</p> + +<p>La voix de Miriota, si tendre, si déchirante, n'eut pas le pouvoir +d'arracher Nic Deck de cette torpeur où il était plongé. Lorsqu'il eut +été ramené au village et déposé dans la chambre de maître Koltz, il +n'avait pas encore prononcé une seule parole. Quelques instants après, +cependant, ses yeux se rouvrirent, et, dès qu'il aperçut la jeune fille +penchée à son chevet, un sourire erra sur ses lèvres; mais quand il +essaya de se relever, il ne put y parvenir. Une partie de son corps +était paralysée, comme s'il eût été frappé d'hémiplégie. Toutefois, +voulant rassurer Miriota, il lui dit, d'une voix bien faible, il est +vrai:</p> + +<p>«Ce ne sera rien... ce ne sera rien!</p> + +<p>—Nic... mon pauvre Nic! répétait la jeune fille.</p> + +<p>—Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d'émotion... +Cela se passera vite... avec tes soins...» Mais il fallait du calme et +du repos au malade. Aussi maître Koltz quitta-t-il la chambre, laissant +Miriota près du jeune forestier, qui n'eût pu souhaiter une garde-malade +plus diligente, et ne tarda pas à s'assoupir.</p> + +<p>Pendant ce temps, l'aubergiste Jonas racontait à un nombreux auditoire +et d'une voix forte, afin de bien être entendu de tous, ce qui s'était +passé depuis leur départ.</p> + +<p>Maître Koltz, le berger et lui, après avoir retrouvé sous bois le +sentier que Nic Deck et le docteur s'étaient frayé, avaient pris +direction vers le château des Carpathes. Or, depuis deux heures, ils +gravissaient les pentes du Plesa, et la lisière de la forêt n'était plus +qu'à un demi-mille en avant, lorsque deux hommes apparurent. C'étaient +le docteur et le forestier, l'un, auquel ses jambes refusaient tout +service, l'autre, à bout de forces et qui venait de tomber au pied d'un +arbre:</p> + +<p>Courir au docteur, l'interroger, mais sans pouvoir en obtenir un seul +mot, car il était trop hébété pour répondre, fabriquer une civière avec +des branches, y coucher Nic Deck, remettre Patak sur ses pieds, c'est ce +qui fut accompli en un tour de main. Puis, maître Koltz et le berger, +que relayait parfois Jonas, avaient repris la route de Werst.</p> + +<p>Quant à dire pourquoi Nic Deck se trouvait dans un pareil état, et s'il +avait exploré les ruines du burg, l'aubergiste ne le savait pas plus que +maître Koltz, pas plus que le berger Frik, le docteur n'ayant pas encore +suffisamment recouvré ses esprits pour satisfaire leur curiosité.</p> + +<p>Mais si Patak n'avait pas jusqu'alors parlé, il fallait qu'il parlât +maintenant. Que diable! il était en sûreté dans le village, entouré de +ses amis, au milieu de ses clients!Il n'avait plus rien à redouter des +êtres de là-bas! Même s'ils lui avaient arraché le serment de se taire, +de ne rien raconter de ce qu'il avait vu au château des Carpathes, +l'intérêt public lui commandait de manquer à son serment.</p> + +<p>«Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos +souvenirs!</p> + +<p>—Vous voulez... que je parle...</p> + +<p>—Au nom des habitants de Werst, et pour assurer la sécurité du village, +je vous l'ordonne!»</p> + +<p>Un bon verre de rakiou, apporté par Jonas, eut pour effet de rendre au +docteur l'usage de sa langue, et ce fut par phrases entrecoupées qu'il +s'exprima en ces termes:</p> + +<p>—Nous sommes partis tous les deux... Nic et moi... Des fous... des +fous!... Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts +maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg J'en tremble +encore j'en tremblerai toute ma vie! Nic voulait y entrer Oui! il +voulait passer la nuit dans le donjon... autant dire la chambre à +coucher de Belzébuth!...»</p> + +<p>Le docteur Patak disait ces choses d'une voix si caverneuse, que l'on +frémissait rien qu'à l'entendre.» je n'ai pas consenti... reprit-il, +non... je n'ai pas consenti!... Et que serait-il arrivé... si j'eusse +cédé aux désirs de Nic Deck?... Les cheveux me dressent d'y penser!»</p> + +<p>Et si les cheveux du docteur se dressaient sur son crâne, c'est que sa +main s'y égarait machinalement.</p> + +<p>«Nic s'est donc résigné à camper sur le plateau d'Orgall... Quelle +nuit... mes amis, quelle nuit!... Essayez donc de reposer, lorsque les +esprits ne vous permettent pas de dormir une heure... non, pas même une +heure!... Tout à coup, voilà que des monstres de feu apparaissent entre +les nuages, de véritables balauris!... Ils se précipitent sur le plateau +pour nous dévorer...»</p> + +<p>Tous les regards se portèrent vers le ciel pour voir s'il n'était pas +chevauché par quelque galopade de spectres.</p> + +<p>«Et, quelques instants après, reprit le docteur, voici la cloche de la +chapelle qui se met en branle!»</p> + +<p>Toutes les oreilles se tendirent vers l'horizon, et plus d'un crut +entendre des battements lointains, tant le récit du docteur +impressionnait son auditoire.</p> + +<p>«Soudain, s'écria-t-il, d'effroyables mugissements emplissent +l'espace... ou plutôt des hurlements de fauves... Puis une clarté +jaillit des fenêtres du donjon... Une flamme infernale illuminé tout le +plateau jusqu'à la sapinière... Nic Deck et moi, nous nous regardons... +Ah! l'épouvantable vision!... Nous sommes pareils à deux cadavres... +deux cadavres que ces lueurs blafardes font grimacer l'un en face de +l'autre!...»</p> + +<p>Et, à regarder le docteur Patak avec sa figure convulsée, ses yeux fous, +il y avait vraiment lieu de se demander s'il ne revenait pas de cet +autre monde où il avait déjà envoyé bon nombre de ses semblables!</p> + +<p>Il fallut lui laisser reprendre haleine, car il eût été incapable de +continuer son récit. Cela coûta à Jonas un second verre de rakiou, qui +parut rendre à l'ex-infirmier une partie de la raison que les esprits +lui avaient fait perdre.</p> + +<p>«Mais enfin, qu'est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck?» demanda maître +Koltz.</p> + +<p>Et, non sans raison, le biró attachait une extrême importance à la +réponse du docteur, puisque c'était le jeune forestier qui avait été +personnellement visé par la voix des génies dans la grande salle du <i>Roi +Mathias</i>.</p> + +<p>«Voici ce qui m'est resté dans la mémoire, répondit le docteur. Le jour +était revenu... J'avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets... +Mais vous le connaissez... il n'y a rien à obtenir d'un entêté pareil... +Il est descendu dans le fossé... et j'ai été forcé de le suivre, car il +m'entraînait... D'ailleurs, je n'avais plus conscience de ce que je +faisais... Nic s'avance alors jusqu'au-dessous de la poterne... Il +saisit une chaîne du pont-levis avec laquelle il se hisse le long de la +courtine. A ce moment, le sentiment de la situation me revient. Il est +temps encore de l'arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce +sacrilège!... Une dernière fois, je lui ordonne de redescendre, de +revenir en arrière, de reprendre avec moi le chemin de Werst... «Non!» +me crie-t-il... je veux fuir... oui... mes amis... je l'avoue... j'ai +voulu fuir, et il n'est pas un de vous qui n'aurait eu la même pensée à +ma place!... Mais c'est en vain que je cherche à me dégager du sol... +Mes pieds y sont cloués... vissés enracinés... J'essaie de les en +arracher... c'est impossible... J'essaie de me débattre... c'est +inutile.»</p> + +<p>Et le docteur Patak imitait les mouvements désespérés d'un homme retenu +par les jambes, semblable à un renard qui s'est laissé prendre au piège.</p> + +<p>Puis, revenant à son récit:</p> + +<p>«En ce moment, dit-il, un cri se fait entendre... et quel cri!... C'est +Nic Deck qui l'a poussé... Ses mains, accrochées à la chaîne, ont lâché +prise, et il tombe au fond du fossé, comme s'il avait été frappé par une +main invisible!»</p> + +<p>Il est certain que le docteur venait de raconter les choses de la façon +qu'elles s'étaient passées, et son imagination n'y avait rien ajouté, si +troublée qu'elle fût. Tels il les avait décrits, tels s'étaient produits +les prodiges dont le plateau d'Orgall avait été le théâtre pendant la +nuit dernière.</p> + +<p>Quant à ce qui a suivi la chute de Nic Deck, le voici: Le forestier est +évanoui et le docteur Patak est incapable de lui venir en aide, car ses +bottes sont clouées au sol, et ses pieds gonflés n'en peuvent sortir... +Soudain, l'invisible force qui l'enchaîne est brusquement rompue... Ses +jambes sont libres... Il se précipite vers son compagnon, et—ce qui +était de sa part un fier acte de courage... il mouille la figure de Nic +Deck avec son mouchoir qu'il a trempé dans l'eau de la cuvette... Le +forestier reprend connaissance, mais son bras gauche et une partie de +son corps sont inertes depuis l'effroyable secousse qu'il a subie... +Cependant, avec l'aide du docteur, il parvient à se relever, à remonter +le revers de la contrescarpe, à regagner le plateau... Puis, il se remet +en route vers le village... Après une heure de marche, ses douleurs au +bras et au flanc sont si violentes qu'elles l'obligent à s'arrêter... +Enfin, c'est au moment où le docteur se disposait à partir afin d'aller +chercher du secours à Werst, que maître Koltz, Jonas et Frik sont +arrivés très à propos.</p> + +<p>Pour ce qui est du jeune forestier, savoir s'il avait été gravement +atteint, le docteur Patak évitait de se prononcer, bien qu'il montrât +habituellement une rare assurance, lorsqu'il s'agissait d'un cas +médical.</p> + +<p>«Si l'on est malade d'une maladie naturelle, se contenta-t-il de +répondre d'un ton dogmatique, c'est déjà grave! Mais, s'agit-il d'une +maladie surnaturelle, que le Chort vous envoie dans le corps, il n'y a +guère que le Chort qui puisse la guérir!»</p> + +<p>A défaut de diagnostic, ce pronostic n'était pas rassurant pour Nic +Deck. Très heureusement, ces paroles n'étaient point paroles d'évangile, +et combien de médecins se sont trompés depuis Hippocrate et Galien et se +trompent journellement, qui sont supérieurs au docteur Patak. Le jeune +forestier était un gars solide; avec sa vigoureuse constitution, il +était permis d'espérer qu'il s'en tirerait—même sans aucune +intervention diabolique—, et à la condition de ne pas suivre trop +exactement les prescriptions de l'ancien infirmier de la quarantaine.</p> + +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII</h2> + +<p>De tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de +Werst. Il n'y avait plus à en douter maintenant, ce n'étaient pas de +vaines menaces que la «bouche d'ombre», comme dirait le poète, avait +fait entendre aux clients du <i>Roi Mathias</i>. Nic Deck, frappé d'une +manière inexplicable, avait été puni de sa désobéissance et de sa +témérité. N'était-ce pas un avertissement à l'adresse de tous ceux qui +seraient tentés de suivre son exemple? Interdiction formelle de chercher +à s'introduire dans le château des Carpathes, voilà ce qu'il fallait +conclure de cette déplorable tentative. Quiconque la reprendrait, y +risquerait sa vie. Très certainement, si le forestier fût parvenu à +franchir la courtine, il n'aurait jamais reparu au village.</p> + +<p>Il suit de là que l'épouvante fut plus complète que jamais à Werst, même +à Vulkan, et aussi dans toute la vallée des deux Sils. On ne parlait +rien moins que d'abandonner le pays; déjà quelques familles tsiganes +émigraient plutôt que de séjourner au voisinage du burg. A présent qu'il +servait de refuge à des êtres surnaturels et malfaisants, c'était +au-delà de ce que pouvait supporter le tempérament public. Il n'y avait +plus qu'à s'en aller vers quelque autre région du comitat, à moins que +le gouvernement hongrois ne se décidât à détruire cet inabordable +repaire. Mais le château des Carpathes était-il destructible par les +seuls moyens que des hommes eussent à leur disposition?</p> + +<p>Pendant la première semaine de juin, personne ne s'aventura hors du +village, pas même pour vaquer aux travaux de culture. Le moindre coup de +bêche ne pouvait-il provoquer l'apparition d'un fantôme, enfoui dans les +entrailles du sol?... Le coutre de la charrue, en creusant le sillon, ne +ferait-il pas envoler des bandes de staffii ou de striges?... Où l'on +sèmerait du grain de blé ne pousserait-il pas de la graine de démons?</p> + +<p>«C'est ce qui ne manquerait pas d'arriver!» disait le berger Frik d'un +ton convaincu.</p> + +<p>Et, pour son compte, il se gardait bien de retourner avec ses moutons +dans les pâtures de la Sil.</p> + +<p>Ainsi, le village était terrorisé. Le travail des champs était +entièrement délaissé. On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes. +Maître Koltz ne savait quel parti prendre pour ramener chez ses +administrés une confiance qui lui faisait défaut, d'ailleurs, à +lui-même. Décidément, le seul moyen, ce serait d'aller à Kolosvar, afin +de réclamer l'intervention des autorités.</p> + +<p>Et la fumée, est-ce qu'elle reparaissait encore à la pointe de la +cheminée du donjon?... Oui, plusieurs fois la lunette permit de +l'apercevoir, au milieu des vapeurs qui traînaient à la surface du +plateau d'Orgall.</p> + +<p>Et les nuages, la nuit venue, est-ce qu'ils ne prenaient pas une teinte +rougeâtre, semblable à quelque reflet d'incendie?... Oui, et on eût dit +que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château.</p> + +<p>Et ces mugissements, qui avaient tant effrayé le docteur Patak, se +propageaient-ils à travers les massifs du Plesa, à la grande épouvante +des habitants de Werst?... Oui, ou du moins, malgré la distance, les +vents de sud-ouest apportaient de terribles grondements que +répercutaient les échos du col.</p> + +<p>En outre, d'après ces gens affolés, on eût dit que le sol était agité de +trépidations souterraines, comme si un ancien cratère se fût rallumé à +la chaîne des Carpathes. Mais peut-être y avait-il une bonne part +d'exagération dans ce que les Werstiens croyaient voir, entendre et +ressentir. Quoi qu'il en soit, il s'était produit des faits positifs, +tangibles, on en conviendra, et il n'y avait plus moyen de vivre en un +pays si extraordinairement machiné.</p> + +<p>Il va de soi que l'auberge du <i>Roi Mathias</i> continuait d'être déserte. +Un lazaret en temps d'épidémie n'eût pas été plus abandonné. Personne +n'avait l'audace d'en franchir le seuil, et Jonas se demandait si, faute +de clients, il n'en serait pas réduit à cesser son commerce, lorsque +l'arrivée de deux voyageurs vint modifier cet état de choses.</p> + +<p>Dans la soirée du 9 juin, vers huit heures, le loquet de la porte fut +soulevé du dehors; mais cette porte, verrouillée en dedans, ne put +s'ouvrir.</p> + +<p>Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. A +l'espoir qu'il éprouvait de se trouver en face d'un hôte se joignait la +crainte que cet hôte ne fût quelque revenant de mauvaise mine, auquel il +ne saurait trop se hâter de refuser souper et gîte.</p> + +<p>Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans +l'ouvrir.</p> + +<p>«Qui est là? demanda-t-il.—Ce sont deux voyageurs.—Vivants?...</p> + +<p>—Très vivants.</p> + +<p>—En êtes-vous bien sûrs?...</p> + +<p>—Aussi vivants qu'on peut l'être, monsieur l'aubergiste, mais qui ne +tarderont pas à mourir de faim, si vous avez la cruauté de les laisser +dehors.»</p> + +<p>Jonas se décida à repousser les verrous, et deux hommes franchirent le +seuil de la salle.</p> + +<p>A peine furent-ils entrés que leur premier soin fut de demander chacun +une chambre, ayant intention de séjourner pendant vingt-quatre heures à +Werst.</p> + +<p>A la clarté de sa lampe, Jonas examina les nouveaux venus avec une +extrême attention, et il acquit la certitude que c'étaient bien des +êtres humains auxquels il avait affaire. Quelle bonne fortune pour le +<i>Roi Mathias</i>!</p> + +<p>Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ. +Une taille élevée, une figure noble et belle, des yeux noirs, des +cheveux châtain foncé, une barbe brune élégamment taillée, la +physionomie un peu triste mais fière, tout cela était d'un gentilhomme, +et un aubergiste aussi observateur que Jonas ne pouvait s'y tromper.</p> + +<p>Au surplus, lorsqu'il eut demandé sous quel nom il devait inscrire les +deux voyageurs:</p> + +<p>«Le comte Franz de Télek, répondit le jeune homme, et son soldat Rotzko.</p> + +<p>—De quel pays?...</p> + +<p>—De Krajowa.»</p> + +<p>Krajowa est une des principales bourgades de l'État de Roumanie, qui +confine aux provinces transylvaines vers le sud de la chaîne des +Carpathes. Franz de Télek était donc de race roumaine,—ce que Jonas +avait reconnu au premier aspect.</p> + +<p>Quant à Rotzko, homme d'une quarantaine d'années, grand, robuste, +épaisse moustache, cheveux drus, poils rudes, il avait une tournure bien +militaire. Il portait même le sac du soldat, retenu sur ses épaules par +des bretelles, et une valise assez légère qu'il tenait à la main.</p> + +<p>C'était là tout le bagage du jeune comte, qui voyageait en touriste, à +pied le plus souvent. Cela se voyait à son costume, manteau en +bandoulière, passe-montagne sur la tête, vareuse serrée à la taille par +un ceinturon d'où pendait la gaine de cuir du couteau valaque, guêtres +s'ajustant étroitement à des souliers larges et épais de semelle.</p> + +<p>Ces deux voyageurs n'étaient autres que ceux rencontrés par le berger +Frik, une dizaine de jours auparavant, sur la route du col, alors qu'ils +se dirigeaient vers le Retyezat. Après avoir visité la contrée jusqu'aux +limites du Maros, et avoir fait l'ascension de la montagne, ils venaient +prendre un peu de repos au village de Werst, pour remonter ensuite la +vallée des deux Sils.</p> + +<p>«Vous avez des chambres à nous donner? demanda Franz de Télek.</p> + +<p>—Deux... trois... quatre... autant qu'il plaira à monsieur le comte, +répondit Jonas.</p> + +<p>—Deux suffiront, dit Rotzko; il faut seulement qu'elles soient l'une +près de l'autre.</p> + +<p>—Celles-ci vous conviendront-elles? reprit Jonas, en ouvrant deux +portes à l'extrémité de la grande salle.</p> + +<p>—Très bien», répondit Franz de Télek.</p> + +<p>On le voit, Jonas n'avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. Ce +n'étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu +l'apparence humaine. Non! ce gentilhomme se présentait comme un de ces +personnages de distinction qu'un aubergiste est toujours très honoré de +recevoir. Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au +<i>Roi Mathias</i>.</p> + +<p>—A quelle distance sommes-nous de Kolosvar? demanda le jeune comte.</p> + +<p>—A une cinquantaine de milles, en suivant la route qui passe par +Petroseny et Karlsburg, répondit Jonas.—Est-ce que l'étape est +fatigante?</p> + +<p>—Très fatigante pour des piétons, et, s'il m'est permis d'adresser +cette observation à monsieur le comte, il parait avoir besoin d'un repos +de quelques jours...—Pouvons-nous souper? demanda Franz de Télek en +coupant court aux invites de l'aubergiste.</p> + +<p>—Une demi-heure de patience, et j'aurai l'honneur d'offrir à monsieur +le comte un repas digne de lui...—Du pain, du vin, des œufs et de la +viande froide nous suffiront pour ce soir.</p> + +<p>—je vais vous servir.</p> + +<p>—Le plus tôt possible.</p> + +<p>—A l'instant.»</p> + +<p>Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu'une question +l'arrêta.</p> + +<p>«Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge?... dit Franz de +Télek.</p> + +<p>—En effet... il ne s'y trouve personne en ce moment, monsieur le comte.</p> + +<p>—Ce n'est donc pas l'heure où les gens du pays viennent boire en fumant +leur pipe?</p> + +<p>—L'heure est passée... monsieur le comte... car on se couche avec les +poules au village de Werst.»</p> + +<p>Jamais il n'aurait voulu dire pourquoi le <i>Roi Mathias</i> ne renfermait +pas un seul client.</p> + +<p>«Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents +habitants?</p> + +<p>—Environ, monsieur le comte.</p> + +<p>—Pourtant, nous n'avons pas rencontré âme qui vive en descendant la +principale rue...</p> + +<p>—C'est que... aujourd'hui... nous sommes au samedi... et la veille du +dimanche...»</p> + +<p>Franz de Télek n'insista pas, heureusement pour Jonas, qui ne savait +plus que répondre. Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la +situation. Les étrangers ne l'apprendraient que trop tôt, et qui sait +s'ils ne se hâteraient pas de fuir un village suspect à si juste titre!</p> + +<p>«Pourvu que la voix ne recommence pas à bavarder, tandis qu'ils seront +en train de souper!» pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la +salle.</p> + +<p>Quelques instants après, le très simple repas qu'avait commandé le jeune +comte était proprement servi sur une nappe bien blanche. Franz de Télek +s'assit, et Rotzko prit place en face de lui, suivant leur habitude en +voyage. Tous deux mangèrent de grand appétit; puis, le repas achevé, ils +se retirèrent chacun dans sa chambre.</p> + +<p>Comme le jeune comte et Rotzko n'avaient point échangé dix paroles +pendant le repas, Jonas n'avait pu en aucune façon se mêler à leur +conversation—à son vif déplaisir. Du reste, Franz de Télek paraissait +être peu communicatif. Quant à Rotzko, après l'avoir observé, +l'aubergiste comprit qu'il n'aurait rien à en tirer de ce qui concernait +la famille de son maître.</p> + +<p>Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes. +Mais, avant de remonter à sa mansarde, il parcourut la grande salle du +regard, prêtant une oreille inquiète aux moindres bruits du dedans et du +dehors, et se répétant:</p> + +<p>—Pourvu que cette abominable voix ne les réveille pas pendant leur +sommeil!»</p> + +<p>La nuit s'écoula tranquillement.</p> + +<p>Le lendemain, dès le point du jour, la nouvelle se répandit que deux +voyageurs étaient descendus au Roi Mathias, et nombre d'habitants +accoururent devant l'auberge.</p> + +<p>Très fatigués par leur excursion de la veille, Franz de Télek et Rotzko +dormaient encore. Il n'était guère probable qu'ils eussent l'intention +de se lever avant sept ou huit heures du matin.</p> + +<p>De là, grande impatience des curieux, qui, pourtant, n'auraient pas eu +le courage d'entrer dans la salle tant que les voyageurs n'auraient pas +quitté leur chambre.</p> + +<p>Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures.</p> + +<p>Rien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant +dans l'auberge. Puis ils s'assirent pour leur déjeuner du matin. Cela ne +laissait pas d'être rassurant.</p> + +<p>D'ailleurs, Jonas, debout sur le seuil de la porte, souriait d'un air +aimable, invitant ses anciens clients à lui rendre leur confiance. +Puisque le voyageur qui honorait le <i>Roi Mathias</i> de sa présence était +un gentilhomme—un gentilhomme roumain, s'il vous plaît, et de l'une des +plus vieilles familles roumaines—que pouvait-on craindre en si noble +compagnie?</p> + +<p>Bref, il advint que maître Koltz, pensant qu'il était de son devoir de +donner l'exemple, se hasarda à faire acte de présence.</p> + +<p>Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. Presque aussitôt, +il fut suivi du magister Hermod, de trois ou quatre autres habitués et +du pâtour Frik. Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le +décider à les accompagner.</p> + +<p>«Remettre le pied chez Jonas, avait-il répondu, jamais, quand il me +paierait dix florins ma visite!»</p> + +<p>Il convient de faire ici une remarque qui n'est pas sans avoir une +certaine importance: si maître Koltz avait consenti à revenir au <i>Roi +Mathias</i>, ce n'était pas dans l'unique but de satisfaire un sentiment de +curiosité, ni par désir de se mettre en relation avec le comte Franz de +Télek. Non! L'intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination.</p> + +<p>En effet, en sa qualité de voyageur, le jeune comte était astreint à +payer une taxe de passage pour son soldat et pour lui. Or, on ne l'a +point oublié, ces taxes allaient directement à la poche du premier +magistrat de Werst.</p> + +<p>Le biró vint donc faire sa réclamation en termes fort convenables, et +Franz de Télek, quoique un peu surpris de la demande, s'empressa d'y +faire droit.</p> + +<p>Il offrit même à maître Koltz et au magister de s'asseoir un instant à +sa table. Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment +formulée.</p> + +<p>Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave. +Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte. +Il y avait ainsi lieu de croire que l'ancienne clientèle, un instant +dispersée, ne tarderait pas à reprendre le chemin du <i>Roi Mathias</i>.</p> + +<p>Après avoir acquitté la taxe des voyageurs, Franz de Télek désira savoir +si elle était productive.</p> + +<p>«Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître +Koltz.</p> + +<p>—Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la +Transylvanie?</p> + +<p>—Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite +d'être exploré.</p> + +<p>—C'est mon avis, dit le jeune comte. Ce que j'en ai vu m'a paru digne +d'attirer l'attention des voyageurs. Du sommet du Retyezat, j'ai +beaucoup admiré les vallées de la Sil, les bourgades que l'on découvre +dans l'est, et ce cirque de montagnes que ferme en arrière le massif des +Carpathes.</p> + +<p>—C'est fort beau, monsieur le comte, c'est fort beau, répondit le +magister Hermod—, et, pour compléter votre excursion, nous vous +engageons à faire l'ascension du Paring.</p> + +<p>—je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de +Télek.</p> + +<p>—Une journée suffirait.</p> + +<p>—Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain +matin.</p> + +<p>—Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt?» dit Jonas en +prenant son air le plus gracieux.</p> + +<p>Et il n'aurait pas été fâché de voir ses deux hôtes prolonger leur halte +au <i>Roi Mathias</i>.</p> + +<p>Il le faut, répondit le comte de Télek. Du reste, à quoi me servirait de +séjourner à Werst?...</p> + +<p>—Croyez que notre village vaut la peine d'arrêter quelque temps un +touriste! fit observer maître Koltz.</p> + +<p>—Cependant, il paraît être peu fréquenté, répliqua le jeune comte, et +c'est probablement parce que ses environs n'offrent rien de curieux...</p> + +<p>—En effet, rien de curieux... dit le biró, en songeant au burg.</p> + +<p>—Non..... rien de curieux... répéta le magister.</p> + +<p>—Oh!... Oh!...» fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa +involontairement.</p> + +<p>Quels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres et plus +particulièrement l'aubergiste! Était-il donc urgent de mettre un +étranger au courant des secrets du pays? Lui dévoiler ce qui se passait +sur le plateau d'Orgall, signaler à son attention le château des +Carpathes, n'était-ce pas vouloir l'effrayer, lui donner l'envie de +quitter le village? Et à l'avenir, quels voyageurs voudraient suivre la +route du col de Vulkan pour pénétrer en Transylvanie?</p> + +<p>Vraiment, ce pâtour ne montrait pas plus d'intelligence que le dernier +de ses moutons.</p> + +<p>«Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc!» lui dit à mi-voix maître +Koltz.</p> + +<p>Toutefois, la curiosité du jeune comte ayant été éveillée, il s'adressa +directement à Frik, lui demanda ce que signifiait ces oh! oh! +interjectifs.</p> + +<p>Le berger n'était point homme à reculer, et, au fond, peut-être +pensait-il que Franz de Télek pourrait donner un bon conseil dont le +village ferait son profit.</p> + +<p>«J'ai dit: Oh!... Oh!... monsieur le comte, répliquat-il, et je ne m'en +dédis point.</p> + +<p>—Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter? +reprit le jeune comte.</p> + +<p>—Quelque merveille... répliqua maître Koltz.</p> + +<p>—Non!... non!...» s'écrièrent les assistants.</p> + +<p>Et ils s'effrayaient déjà à la pensée qu'une seconde tentative faite +pour pénétrer dans le burg ne manquerait pas d'attirer de nouveaux +malheurs.</p> + +<p>Franz de Télek, non sans un peu de surprise, observa ces braves gens, +dont les figures exprimaient diversement la terreur, mais d'une manière +très significative.</p> + +<p>«Qu'il y a-t-il donc?... demanda-t-il.</p> + +<p>—Ce qu'il y a, mon maître? répondit Rotzko. Eh bien, paraît-il, il y a +le château des Carpathes.</p> + +<p>—Le château des Carpathes?...</p> + +<p>—Oui!... c'est le nom que ce berger vient de me glisser dans +l'oreille.»</p> + +<p>Et, ce disant, Rotzko montrait Frik, qui secouait la tête sans trop oser +regarder le biró.</p> + +<p>Maintenant une brèche était faite au mur de la vie privée du +superstitieux village, et toute son histoire ne tarda pas à passer par +cette brèche.</p> + +<p>Maître Koltz, qui en avait pris son parti, voulut lui-même faire +connaître la situation au jeune comte, et il lui raconta tout ce qui +concernait le château des Carpathes.</p> + +<p>Il va sans dire que Franz de Télek ne put cacher l'étonnement que ce +récit lui fit éprouver et les sentiments qu'il lui suggéra. Quoique +médiocrement instruit des choses de science, à l'exemple des jeunes gens +de sa condition qui vivaient en leurs châteaux au fond de campagnes +valaques, c'était un homme de bon sens. Aussi, croyait-il peu aux +apparitions, et se riait-il volontiers des légendes. Un burg hanté par +des esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. A son avis, +dans ce que venait de lui raconter maître Koltz, il n'y avait rien de +merveilleux, mais uniquement quelques faits plus ou moins établis, +auxquels les gens de Werst attribuaient une origine surnaturelle. La +fumée du donjon, la cloche sonnant à toute volée, cela pouvait +s'expliquer très simplement. Quant aux fulgurations et aux mugissements +sortis de l'enceinte, c'était pur effet d'hallucination.</p> + +<p>Franz de Télek ne se gêna point pour le dire et en plaisanter, au grand +scandale de ses auditeurs.</p> + +<p>«Mais, monsieur le comte, lui fit observer maître Koltz, il y a encore +autre chose.</p> + +<p>—Autre chose?...</p> + +<p>—Oui! Il est impossible de pénétrer à l'intérieur du château des +Carpathes.</p> + +<p>—Vraiment?...</p> + +<p>—Notre forestier et notre docteur ont voulu en franchir les murailles, +il y a quelques jours, par dévouement pour le village, et ils ont failli +payer cher leur tentative.</p> + +<p>—Que leur est-il arrivé?...» demanda Franz de Télek d'un ton assez +ironique.</p> + +<p>Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur +Patak.</p> + +<p>«Ainsi, dit le jeune comte, lorsque le docteur a voulu sortir du fossé, +ses pieds étaient si fortement retenus au sol qu'il n'a pu faire un pas +en avant?...</p> + +<p>—Ni un pas en avant ni un pas en arrière! ajouta le magister Hermod.</p> + +<p>—Il l'aura cru, votre docteur, répliqua Franz de Télek, et c'est la +peur qui le talonnait... jusque dans les talons!</p> + +<p>—Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. Mais comment expliquer +que Nic Deck ait éprouvé une effroyable secousse, quand il a mis la main +sur la ferrure du pont-levis...</p> + +<p>—Quelque mauvais coup dont il a été victime...</p> + +<p>—Et même si mauvais, reprit le biró, qu'il est au lit depuis ce +jour-là...</p> + +<p>—Pas en danger de mort, je l'espère? se hâta de répliquer le jeune +comte.—Non... par bonheur.»</p> + +<p>En réalité, il y avait là un fait matériel, un fait indéniable, et +maître Koltz attendait l'explication que Franz de Télek en allait +donner.</p> + +<p>Voici ce qu'il répondit très explicitement.</p> + +<p>«Dans tout ce que je viens d'entendre, il n'y a rien, je le répète, qui +ne soit très simple. Ce qui n'est pas douteux pour moi, c'est que le +château des Carpathes est maintenant occupé. Par qui?... je l'ignore. En +tout cas, ce ne sont point des esprits, ce sont des gens qui ont intérêt +à se cacher, après y avoir cherché refuge... sans doute des +malfaiteurs...</p> + +<p>—Des malfaiteurs?... s'écria maître Koltz.</p> + +<p>—C'est probable, et comme ils ne veulent point que l'on vienne les y +relancer, ils ont tenu à faire croire que le burg était hanté par des +êtres surnaturels.</p> + +<p>—Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez?...</p> + +<p>—je pense que ce pays est très superstitieux, que les hôtes du château +le savent, et qu'ils ont voulu prévenir de cette façon la visite des +importuns.»</p> + +<p>Il était vraisemblable que les choses avaient dû se passer ainsi; mais +on ne s'étonnera pas que personne à Werst ne voulût admettre cette +explication.</p> + +<p>Le jeune comte vit bien qu'il n'avait aucunement convaincu un auditoire +qui ne voulait pas se laisser convaincre. Aussi se contenta-t-il +d'ajouter:</p> + +<p>«Puisque vous ne voulez pas vous rendre à mes raisons, messieurs, +continuez à croire tout ce qu'il vous plaira du château des Carpathes.</p> + +<p>—Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître +Koltz.</p> + +<p>—Et ce qui est, ajouta le magister.</p> + +<p>—Soit, et, vraiment, je regrette de ne pouvoir disposer de vingt-quatre +heures, car Rotzko et moi, nous serions allés visiter votre fameux burg, +et je vous assure que nous aurions bientôt su à quoi nous en tenir...</p> + +<p>—Visiter le burg!... s'écria maître Koltz.</p> + +<p>—Sans hésiter, et le diable en personne ne nous eût pas empêchés d'en +franchir l'enceinte.»</p> + +<p>En entendant Franz de Télek s'exprimer en termes si positifs, si +moqueurs même, tous furent saisis d'une bien autre épouvante. Est-ce que +de traiter les esprits du château avec ce sans-gêne, cela n'était pas +pour attirer quelque catastrophe sur le village?... Est-ce que ces +génies n'entendaient pas tout ce qui se disait à l'auberge du <i>Roi +Mathias</i>?... Est-ce que la voix n'allait pas y retentir une seconde +fois?</p> + +<p>Et, à ce propos, maître Koltz apprit au jeune comte dans quelles +conditions le forestier avait été, en nom propre, menacé d'un terrible +châtiment, s'il s'avisait de vouloir découvrir les secrets du burg.</p> + +<p>Franz de Télek se contenta de hausser les épaules; puis, il se leva, +disant que jamais aucune voix n'avait pu être entendue dans cette salle, +comme on le prétendait. Tout cela, affirma-t-il, n'existait que dans +l'imagination des clients par trop crédules et un peu trop amateurs du +schnaps du <i>Roi Mathias</i>.</p> + +<p>Là-dessus, quelques-uns se dirigèrent vers la porte, peu soucieux de +rester plus longtemps en un logis où ce jeune sceptique osait soutenir +de pareilles choses.</p> + +<p>Franz de Télek les arrêta d'un geste.</p> + +<p>«Décidément, messieurs, dit-il, je vois que le village de Werst est sous +l'empire de la peur.</p> + +<p>—Et ce n'est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz.</p> + +<p>—Eh bien, le moyen est tout indiqué d'en finir avec les machinations +qui, selon vous, se passent au château des Carpathes. Après demain, je +serai à Karlsburg, et, si vous le voulez, je préviendrai les autorités +de la ville. On vous enverra une escouade de gendarmes ou d'agents de la +police, et je vous réponds que ces braves sauront bien pénétrer dans le +burg, soit pour chasser les farceurs qui se jouent de votre crédulité, +soit pour arrêter les malfaiteurs qui préparent peut-être quelques +mauvais coup.»</p> + +<p>Rien n'était plus acceptable que cette proposition, et pourtant elle ne +fut pas du goût des notables de Werst. A les en croire, ni les +gendarmes, ni la police, ni l'armée elle-même, n'auraient raison de ces +êtres surhumains, disposant pour se défendre de procédés surnaturels!</p> + +<p>«Mais j'y pense, messieurs, reprit alors le jeune comte, vous ne m'avez +pas encore dit à qui appartient ou appartenait le château des Carpathes?</p> + +<p>—A une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz, +répondit maître Koltz.</p> + +<p>—La famille de Gortz?... s'écria Franz de Télek.</p> + +<p>—Elle-même!</p> + +<p>—Cette famille dont était le baron Rodolphe?...</p> + +<p>—Oui, monsieur le comte.</p> + +<p>—Et vous savez ce qu'il est devenu?...</p> + +<p>—Non. Voilà nombre d'années que le baron de Gortz n'a reparu au +château.»</p> + +<p>Franz de Télek avait pâli, et, machinalement, il répétait ce nom d'une +voix altérée:</p> + +<p>«Rodolphe de Gortz!»</p> + +<h2><a name="IX" id="IX"></a>IX</h2> + +<p>La famille des comtes de Télek, l'une des plus anciennes et des plus +illustres de la Roumanie, y tenait déjà un rang considérable avant que +le pays eût conquis son indépendance vers le commencement du XVI<sup>e</sup> +siècle. Mêlée à toutes les péripéties politiques qui forment l'histoire +de ces provinces, le nom de cette famille s'y est inscrit glorieusement.</p> + +<p>Actuellement, moins favorisée que ce fameux hêtre du château des +Carpathes, auquel il restait encore trois branches, la maison de Télek +se voyait réduite à une seule, la branche des Télek de Krajowa, dont le +dernier rejeton était ce jeune gentilhomme qui venait d'arriver au +village de Werst.</p> + +<p>Pendant son enfance, Franz n'avait jamais quitté le château patrimonial, +où demeuraient le comte et la comtesse de Télek. Les descendants de +cette famille jouissaient d'une grande considération et ils faisaient un +généreux usage de leur fortune. Menant la vie large et facile de la +noblesse des campagnes, c'est à peine s'ils quittaient le domaine de +Krajowa une fois l'an, lorsque leurs affaires les appelaient à la +bourgade de ce nom, bien qu'elle ne fût distante que de quelques milles.</p> + +<p>Ce genre d'existence influa nécessairement sur l'éducation de leur fils +unique, et Franz devait longtemps se ressentir du milieu où s'était +écoulée sa jeunesse. Il n'eut pour instituteur qu'un vieux prêtre +italien, qui ne put rien lui apprendre que ce qu'il savait, et il ne +savait pas grand-chose. Aussi l'enfant, devenu jeune homme, n'avait-il +acquis que de très insuffisantes connaissances dans les sciences, les +arts et la littérature contemporaine. Chasser avec passion, courir nuit +et jour à travers les forêts et les plaines, poursuivre cerfs ou +sangliers, attaquer, le couteau à la main, les fauves des montagnes, +tels furent les passe-temps ordinaires du jeune comte, lequel, étant +très brave et très résolu, accomplit de véritables prouesses en ces +rudes exercices.</p> + +<p>La comtesse de Télek mourut, quand son fils avait à peine quinze ans, et +il n'en comptait pas vingt et un, lorsque le comte périt dans un +accident de chasse.</p> + +<p>La douleur du jeune Franz fut extrême. Comme il avait pleuré sa mère, il +pleura son père. L'un et l'autre venaient de lui être enlevés en peu +d'années. Toute sa tendresse, tout ce que son cœur renfermait +d'affectueux élans, s'était jusqu'alors concentré dans cet amour filial, +qui peut suffire aux expansions du premier âge et de l'adolescence. +Mais, lorsque cet amour vint à lui manquer, n'ayant jamais eu d'amis, et +son précepteur étant mort, il se trouva seul au monde.</p> + +<p>Le jeune comte resta encore trois années au château de Krajowa, d'où il +ne voulait point sortir. Il y vivait sans chercher à se créer aucunes +relations extérieures. A peine alla-t-il une ou deux fois à Bucarest, +parce que certaines affaires l'y obligeaient. Ce n'étaient d'ailleurs +que de courtes absences, car il avait hâte de revenir à son domaine.</p> + +<p>Cependant cette existence ne pouvait toujours durer, et Franz finit par +sentir le besoin d'élargir un horizon que limitaient étroitement les +montagnes roumaines et de s'envoler au-delà.</p> + +<p>Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu'il prit la +résolution de voyager. Sa fortune devait lui permettre de satisfaire +largement ses nouveaux goûts. Un jour, il abandonna le château de +Krajowa à ses vieux serviteurs, et quitta le pays valaque. Il emmenait +avec lui Rotzko, un ancien soldat roumain, depuis dix ans déjà au +service de la famille de Télek, le compagnon de toutes ses expéditions +de chasse. C'était un homme de courage et de résolution, entièrement +dévoué à son maître.</p> + +<p>L'intention du jeune comte était de visiter l'Europe, en séjournant +quelques mois dans les capitales et les villes importantes du continent. +Il estimait, non sans raison, que son instruction, qui n'avait été +qu'ébauchée au château de Krajowa, pourrait se compléter par les +enseignements d'un voyage, dont il avait soigneusement préparé le plan.</p> + +<p>Ce fut l'Italie que Franz de Télek voulut visiter d'abord, car il +parlait assez couramment la langue italienne que le vieux prêtre lui +avait apprise. L'attrait de cette terre, si riche de souvenirs et vers +laquelle il se sentait préférablement attiré, fut tel qu'il y demeura +quatre ans. Il ne quittait Venise que pour Florence, Rome que pour +Naples, revenant sans cesse à ces centres artistes, dont il ne pouvait +s'arracher. La France, l'Allemagne, l'Espagne, la Russie, l'Angleterre, +il les verrait plus tard, il les étudierait même avec plus de profit lui +semblait-il—lorsque l'âge aurait mûri ses idées. Au contraire, il faut +avoir toute l'effervescence de la jeunesse pour goûter le charme des +grandes cités italiennes.</p> + +<p>Franz de Télek avait vingt-sept ans, lorsqu'il vint à Naples pour la +dernière fois. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se +rendre en Sicile. C'est par l'exploration de l'ancienne <i>Trinacria</i> +qu'il voulait terminer son voyage; puis, il retournerait au château de +Krajowa afin d'y prendre une année de repos.</p> + +<p>Une circonstance inattendue allait non seulement changer ses +dispositions, mais décider de sa vie et en modifier le cours.</p> + +<p>Pendant ces quelques années vécues en Italie, si le jeune comte avait +médiocrement gagné du côté des sciences pour lesquelles il ne se sentait +aucune aptitude, du moins le sentiment du beau lui avait-il été révélé +comme à un aveugle la lumière. L'esprit largement ouvert aux splendeurs +de l'art, il s'enthousiasmait devant les chefs-d'œuvre de la peinture, +lorsqu'il visitait les musées de Naples, de Venise, de Rome et de +Florence. En même, temps, les théâtres lui avaient fait connaître les +œuvres lyriques de cette époque, et il s'était passionné pour +l'interprétation des grands artistes.</p> + +<p>Ce fut lors de son dernier séjour à Naples, et dans les circonstances +particulières qui vont être rapportées, qu'un sentiment d'une nature +plus intime, d'une pénétration plus intensive, s'empara de son cœur.</p> + +<p>Il y avait à cette époque au théâtre San-Carlo une célèbre cantatrice, +dont la voix pure, la méthode achevée, le jeu dramatique, faisaient +l'admiration des dilettanti. Jusqu'alors la Stilla n'avait jamais +recherché les bravos de l'étranger, et elle ne chantait pas d'autre +musique que la musique italienne, qui avait repris le premier rang dans +l'art de la composition. Le théâtre de Carignan à Turin, la Scala à +Milan, le Fenice à Venise, le théâtre Alfieri à Florence, le théâtre +Apollo à Rome, San-Carlo à Naples, la possédaient tour à tour, et ses +triomphes ne lui laissaient aucun regret de n'avoir pas encore paru sur +les autres scènes de l'Europe.</p> + +<p>La Stilla, alors âgée de vingt-cinq ans, était une femme d'une beauté +incomparable, avec sa longue chevelure aux teintes dorées, ses yeux +noirs et profonds, où s'allumaient des flammes, la pureté de ses traits, +sa carnation chaude, sa taille que le ciseau d'un Praxitèle n'aurait pu +former plus parfaite. Et de cette femme se dégageait une artiste +sublime, une autre Malibran, dont Musset aurait pu dire aussi:</p> + +<p class="c">Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur !</p> + +<p>Mais cette voix que le plus aimé des poètes a célébrée en ses stances +immortelles:</p> + +<p class="c">...cette voix du cœur qui seule au cœur arrive,</p> + +<p class="nind">cette voix, c'était celle de la Stilla dans toute son inexprimable +magnificence.</p> + +<p>Cependant, cette grande artiste qui reproduisait avec une telle +perfection les accents de la tendresse, les sentiments les plus +puissants de l'âme, jamais, disait-on, son cœur n'en avait ressenti les +effets. Jamais elle n'avait aimé, jamais ses yeux n'avaient répondu aux +mille regards qui l'enveloppaient sur la scène. Il semblait qu'elle ne +voulût vivre que dans son art et uniquement pour son art.</p> + +<p>Dès la première fois qu'il vit la Stilla, Franz éprouva les +entraînements irrésistibles d'un premier amour. Aussi, renonçant au +projet qu'il avait formé de quitter l'Italie, après avoir visité la +Sicile, résolut-il de rester à Naples jusqu'à la fin de la saison. Comme +si quelque lien invisible qu'il n'aurait pas eu la force de rompre, +l'eût attaché à la cantatrice, il était de toutes ces représentations +que l'enthousiasme du public transformait en véritables triomphes. +Plusieurs fois, incapable de maîtriser sa passion, il avait essayé +d'avoir accès près d'elle; mais la porte de la Stilla demeura +impitoyablement fermée pour lui comme pour tant d'autres de ses +fanatiques admirateurs.</p> + +<p>Il suit de là que le jeune comte fut bientôt le plus à plaindre des +hommes. Ne pensant qu'à la Stilla, ne vivant que pour la voir et +l'entendre, ne cherchant pas à se créer des relations dans le monde où +l'appelaient son nom et sa fortune, sous cette tension du cœur et de +l'esprit, sa santé ne tarda pas à être sérieusement compromise. Et que +l'on juge de ce qu'il aurait souffert, s'il avait eu un rival. Mais, il +le savait, nul n'aurait pu lui porter ombrage,—pas même un certain +personnage assez étrange, dont les péripéties de cette histoire exigent +que nous fassions connaître les traits et le caractère.</p> + +<p>C'était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,—on le supposait, du +moins, lors du dernier voyage de Franz de Télek à Naples. Cet être peu +communicatif paraissait affecter de se tenir en dehors de ces +conventions sociales qui sont acceptées des hautes classes. On ne savait +rien de sa famille, de sa situation, de son passé. On le rencontrait +aujourd'hui à Rome, demain à Florence, et, il faut le dire, suivant que +la Stilla était à Florence ou à Rome. En réalité, on ne lui connaissait +qu'une passion: entendre la prima-donna d'un si grand renom, qui +occupait alors la première place dans l'art du chant.</p> + +<p>Si Franz de Télek ne vivait plus que pour la Stilla depuis le jour où il +l'avait vue sur le théâtre de Naples, il y avait six ans déjà que cet +excentrique dilettante ne vivait plus que pour l'entendre, et il +semblait que la voix de la cantatrice fût devenue nécessaire à sa vie +comme l'air qu'il respirait. Jamais il n'avait cherché à la rencontrer +ailleurs qu'à la scène, jamais il ne s'était présenté chez elle ni ne +lui avait écrit. Mais, toutes les fois que la Stilla devait chanter, sur +n'importe quel théâtre d'Italie, on voyait passer devant le contrôle un +homme de taille élevée, enveloppé d'un long pardessus sombre, coiffé +d'un large chapeau lui cachant la figure. Cet homme se hâtait de prendre +place au fond d'une loge grillée, préalablement louée pour lui. Il y +restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la +représentation. Puis, dès que la Stilla avait achevé son air final, il +s'en allait furtivement, et aucun autre chanteur, aucune autre +chanteuse, n'auraient pu le retenir; il ne les eût pas même entendus.</p> + +<p>Quel était ce spectateur si assidu? La Stilla avait en vain cherché à +l'apprendre. Aussi, étant d'une nature très impressionnable, avait-elle +fini par s'effrayer de la présence de cet homme bizarre,—frayeur +irraisonnée quoique très réelle en somme. Bien qu'elle ne pût +l'apercevoir au fond de sa loge, dont il ne baissait jamais la grille, +elle le savait là, elle sentait son regard impérieux fixé sur elle, et +qui la troublait à ce point qu'elle n'entendait même plus les bravos +dont le public accueillait son entrée en scène.</p> + +<p>Il a été dit que ce personnage ne s'était jamais présenté à la Stilla. +Mais s'il n'avait pas essayé de connaître la femme—nous insisterons +particulièrement sur ce point—, tout ce qui pouvait lui rappeler +l'artiste avait été l'objet de ses constantes attentions. C'est ainsi +qu'il possédait le plus beau des portraits que le grand peintre Michel +Gregorio eût fait de la cantatrice, passionnée, vibrante, sublime, +incarnée dans l'un de ses plus beaux rôles, et ce portrait, acquis au +poids de l'or, valait le prix dont l'avait payé son admirateur.</p> + +<p>Si cet original était toujours seul, lorsqu'il venait occuper sa loge +aux représentations de la Stilla, s'il ne sortait jamais de chez lui que +pour se rendre au théâtre, il ne faudrait pas en conclure qu'il vécût +dans un isolement absolu. Non, un compagnon, non moins hétéroclite que +lui, partageait son existence.</p> + +<p>Cet individu s'appelait Orfanik. Quel âge avait-il, d'où venait-il, où +était-il né? Personne n'aurait pu répondre à ces trois questions. A +l'entendre—car il causait volontiers—, il était un de ces savants +méconnus, dont le génie n'a pu se faire jour, et qui ont pris le monde +en aversion. On supposait, non sans raison, que ce devait être quelque +pauvre diable d'inventeur que soutenait largement la bourse du riche +dilettante. Orfanik était de taille moyenne, maigre, chétif, étique, +avec une de ces figures pâles que, dans l'ancien langage, on qualifiait +de «chiches-faces». Signe particulier, il portait une œillère noire sur +son œil droit qu'il avait dû perdre dans quelque expérience de physique +ou de chimie, et, sur son nez, une paire d'épaisses lunettes dont +l'unique verre de myope servait à son œil gauche, allumé d'un regard +verdâtre. Pendant ses promenades solitaires, il gesticulait, comme s'il +eût causé avec quelque être invisible qui l'écoutait sans jamais lui +répondre.</p> + +<p>Ces deux types, l'étrange mélomane et le non moins étrange Orfanik, +étaient fort connus, du moins autant qu'ils pouvaient l'être, en ces +villes d'Italie, où les appelait régulièrement la saison théâtrale. Ils +avaient le privilège d'exciter la curiosité publique, et, bien que +l'admirateur de la Stilla eût toujours repoussé les reporters et leurs +indiscrètes interviews, on avait fini par connaître son nom et sa +nationalité. Ce personnage était d'origine roumaine, et, lorsque Franz +de Télek demanda comment il s'appelait, on lui répondit: «Le baron +Rodolphe de Gortz.»</p> + +<p>Les choses en étaient là à l'époque où le jeune comte venait d'arriver à +Naples. Depuis deux mois, le théâtre San-Carlo ne désemplissait pas, et +le succès de la Stilla s'accroissait chaque soir. Jamais elle ne s'était +montrée aussi admirable dans les divers rôles de son répertoire, jamais +elle n'avait provoqué de plus enthousiastes ovations.</p> + +<p>A chacune de ces représentations, tandis que Franz occupait son fauteuil +à l'orchestre, le baron de Gortz, caché dans le fond de sa loge, +s'absorbait dans ce chant exquis, s'imprégnait de cette voix pénétrante, +faute de laquelle il semblait qu'il n'aurait pu vivre.</p> + +<p>Ce fut alors qu'un bruit courut à Naples,—un bruit auquel le public +refusait de croire, mais qui finit par alarmer le monde des dilettanti.</p> + +<p>On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre. +Quoi! dans toute la possession de son talent, dans toute la plénitude de +sa beauté, à l'apogée de sa carrière d'artiste, était-il possible +qu'elle songeât à prendre sa retraite?</p> + +<p>Si invraisemblable que ce fût, c'était vrai, et, sans qu'il s'en doutât, +le baron de Gortz était en partie cause de cette résolution.</p> + +<p>Ce spectateur aux allures mystérieuses, toujours là, quoique invisible +derrière la grille de sa loge, avait fini par provoquer chez la Stilla +une émotion nerveuse et persistante, dont elle ne pouvait plus se +défendre. Dès son entrée en scène, elle se sentait impressionnée à un +tel point que ce trouble, très apparent pour le public, avait altéré peu +à peu sa santé. Quitter Naples, s'enfuir à Rome, à Venise, ou dans toute +autre ville de la péninsule, cela n'eût pas suffi, elle le savait, à la +délivrer de la présence du baron de Gortz. Elle ne fût même pas parvenue +a lui échapper, en abandonnant l'Italie pour l'Allemagne, la Russie ou +la France. Il la suivrait partout où elle irait se faire entendre, et, +pour se délivrer de cette obsédante importunité, le seul moyen était +d'abandonner le théâtre.</p> + +<p>Or, depuis deux mois déjà, avant que le bruit de sa retraite se fût +répandu, Franz de Télek s'était décidé à faire auprès de la cantatrice +une démarche, dont les conséquences devaient amener, par malheur, la +plus irréparable des catastrophes. Libre de sa personne, maître d'une +grande fortune, il avait pu se faire admettre chez la Stilla et lui +avait offert de devenir comtesse de Télek.</p> + +<p>La Stilla n'était pas sans connaître de longue date les sentiments +qu'elle inspirait au jeune comte. Elle s'était dit que c'était un +gentilhomme, auquel toute femme, même du plus haut monde, eût été +heureuse de confier son bonheur. Aussi, dans la disposition d'esprit où +elle se trouvait, lorsque Franz de Télek lui offrit son nom, +l'accueillit-elle avec une sympathie qu'elle ne chercha point à +dissimuler. Ce fut avec une entière foi dans ses sentiments qu'elle +consentit à devenir la femme du comte de Télek, et sans regret d'avoir à +quitter la carrière dramatique.</p> + +<p>La nouvelle était donc vraie, la Stilla ne reparaîtrait plus sur aucun +théâtre, dès que la saison de San-Carlo aurait pris fin. Son mariage, +dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain.</p> + +<p>On le pense, cela produisit un effet prodigieux non seulement parmi le +monde artiste, mais aussi dans le grand monde d'Italie. Après avoir +refusé de croire à la réalisation de ce projet, il fallut pourtant se +rendre. Jalousies et haines se dressèrent alors contre le jeune comte, +qui ravissait à son art, à ses succès, à l'idolâtrie des dilettante, la +plus grande cantatrice de l'époque. Il en résulta des menaces +personnelles à l'adresse de Franz de Télek—menaces dont le jeune homme +ne se préoccupa pas un instant.</p> + +<p>Mais, s'il en fut ainsi dans le public, que l'on imagine ce que dut +éprouver le baron Rodolphe de Gortz à la pensée que la Stilla allait lui +être enlevée, qu'il perdrait avec elle tout ce qui l'attachait à la vie. +Le bruit se répandit qu'il tenta d'en finir par le suicide. Ce qui est +certain, c'est qu'à partir de ce jour, on cessa de voir Orfanik courir +les rues de Naples. Ne quittant plus le baron Rodolphe, il vint même +plusieurs fois s'enfermer avec lui dans cette loge de San-Carlo que le +baron occupait à chaque représentation,—ce qui ne lui était jamais +arrivé, étant absolument réfractaire, comme tant d'autres savants, au +charme de la musique.</p> + +<p>Cependant les jours s'écoulaient, l'émotion ne se calmait pas, et elle +allait être portée au comble le soir où la Stilla ferait sa dernière +apparition sur le théâtre. C'était dans le superbe rôle d'Angélica, +d'Orlando, ce chef-d'œuvre du maestro Arconati, qu'elle devait adresser +ses adieux au public.</p> + +<p>Ce soir-là, San-Carlo fut dix fois trop petit pour contenir les +spectateurs qui se pressaient à ses portes et dont la majeure partie dut +rester sur la place. On craignait des manifestations contre le comte de +Télek, sinon tandis que la Stilla serait en scène, du moins lorsque le +rideau baisserait sur le cinquième acte de l'opéra.</p> + +<p>Le baron de Gortz avait pris place dans sa loge, et, cette fois encore, +Orfanik s'y trouvait près de lui.</p> + +<p>La Stilla parut, plus émue qu'elle ne l'avait jamais été. Elle se remit +pourtant, elle s'abandonna à son inspiration, elle chanta, avec quelle +perfection, avec quel incomparable talent, cela ne saurait s'exprimer. +L'enthousiasme indescriptible qu'elle excita parmi les spectateurs +s'éleva jusqu'au délire.</p> + +<p>Pendant la représentation, le jeune comte s'était tenu au fond de la +coulisse, impatient, énervé, fiévreux, à ne pouvoir se modérer, +maudissant la longueur des scènes, s'irritant des retards que +provoquaient les applaudissements et les rappels. Ah! qu'il lui tardait +d'arracher à ce théâtre celle qui allait devenir comtesse de Télek, et +de l'emmener loin, bien loin, si loin, qu'elle ne serait plus qu'à lui, +à lui seul!</p> + +<p>Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l'héroïne d'Orlando. Jamais +l'admirable musique d'Arconati ne parut plus pénétrante, jamais la +Stilla ne l'interpréta avec des accents plus passionnés. Toute son âme +semblait se distiller à travers ses lèvres... Et, cependant, on eût dit +que cette voix, déchirée par instants, allait se briser, cette voix qui +ne devait plus se faire entendre!</p> + +<p>En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s'abaissa. Une tête +étrange, aux longs cheveux grisonnants, aux yeux de flamme, se montra, +sa figure extatique était effrayante de pâleur, et, du fond de la +coulisse, Franz l'aperçut en pleine lumière, ce qui ne lui était pas +encore arrivé.</p> + +<p>La Stilla se laissait emporter alors à toute la fougue de cette +enlevante strette du chant final... Elle venait de redire cette phrase +d'un sentiment sublime:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="poesie"> +<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Innamorata, mio cuore, tremante,</span></td></tr> +<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Voglio morire...</span></td></tr> +</table> + +<p>Soudain, elle s'arrête...</p> + +<p>La face du baron de Gortz la terrifie... Une épouvante inexplicable la +paralyse... Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de +sang... Elle chancelle... elle tombe...</p> + +<p>Le public s'est levé, palpitant, affolé, au comble de l'angoisse...</p> + +<p>Un cri s'échappe de la loge du baron de Gortz...</p> + +<p>Franz vient de se précipiter sur la scène, il prend la Stilla entre ses +bras, il la relève... il la regarde... il l'appelle:</p> + +<p>—Morte! morte!... s'écrie-t-il, morte!...»</p> + +<p>La Stilla est morte... Un vaisseau s'est rompu dans sa poitrine... Son +chant s'est éteint avec son dernier soupir!</p> + +<hr style="width: 45%;" /> + +<p>Le jeune comte fut rapporté à son hôtel, dans un tel état que l'on +craignit pour sa raison. Il ne put assister aux funérailles de la +Stilla, qui furent célébrées au milieu d'un immense concours de la +population napolitaine.</p> + +<p>Au cimetière du <i>Campo Santo Nuovo</i>, où la cantatrice fut inhumée, on ne +lit que ce nom sur un marbre blanc:</p> + +<p class="c">STILLA</p> + +<p>Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. Là, les +yeux hagards, la tête inclinée, les lèvres serrées comme si elles +eussent été déjà scellées par la mort, il regarda longtemps la place où +la Stilla était ensevelie. Il semblait prêter l'oreille, comme si la +voix de la grande artiste allait une dernière fois s'échapper de cette +tombe...</p> + +<p>C'était Rodolphe de Gortz.</p> + +<p>La nuit même, le baron de Gortz, accompagné de Orfanik, quitta Naples, +et, depuis son départ, personne n'aurait pu dire ce qu'il était devenu.</p> + +<p>Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l'adresse du jeune comte.</p> + +<p>Cette lettre ne contenait que ces mots d'un laconisme menaçant:</p> + +<p>«C'est vous qui l'avez tuée!... Malheur à vous, comte de Télek!</p> + +<p class="r">«RUDOLPHE DE GORTZ.»</p> + +<h2><a name="X" id="X"></a>X</h2> + +<p>Telle avait été cette lamentable histoire.</p> + +<p>Pendant un mois, l'existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne +reconnaissait personne—pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la +fièvre, un seul nom entrouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier +souffle: c'était celui de la Stilla.</p> + +<p>Le jeune comte échappa à la mort. L'habileté des médecins, les soins +incessants de Rotzko, et aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz +de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable +ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu'il se rappela +la tragique scène finale d'Orlando, dans laquelle l'âme de l'artiste +s'était brisée:</p> + +<p>«Stilla!... ma Stilla!» s'écriait-il, tandis que ses mains se tendaient +comme pour l'applaudir encore. Dès que son maître put quitter le lit, +Rotzko obtint de lui qu'il fuirait cette ville maudite, qu'il se +laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant +d'abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de +la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu.</p> + +<p>Rotzko l'accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre +cruelle, il s'efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s'y +ensevelir... Rotzko parvint à l'entraîner loin de la tombe, où gisait +tout son bonheur.</p> + +<p>Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du +pays valaque, avait revu l'antique domaine de sa famille. Ce fut à +l'intérieur de ce château qu'il vécut pendant cinq ans dans un isolement +absolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance +n'avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu +oublier, et c'était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace +comme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces +blessures qui ne se ferment qu'à la mort.</p> + +<p>Cependant, à l'époque où débute cette histoire, le jeune comte avait +quitté le château depuis quelques semaines. A quelles longues et +pressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à +rompre avec cette solitude où il dépérissait! Que Franz ne parvînt pas à +se consoler, soit; du moins était-il indispensable qu'il tentât de +distraire sa douleur.</p> + +<p>Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d'abord les provinces +transylvaines. Plus tard—Rotzko l'espérait—, le jeune comte +consentirait à reprendre à travers l'Europe ce voyage qui avait été +interrompu par les tristes événements de Naples.</p> + +<p>Franz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement +pour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les +plaines valaques jusqu'au massif imposant des Carpathes; ils s'étaient +engagés entre les défilés du col de Vulkan; puis, après l'ascension du +Retyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient +venus se reposer au village de Werst, à l'auberge du <i>Roi Mathias</i>.</p> + +<p>On sait quel était l'état des esprits au moment où Franz de Télek +arriva, et comment il avait été mis au courant des faits +incompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment +tout à l'heure il avait appris que le château appartenait au baron +Rodolphe de Gortz.</p> + +<p>L'effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible +pour que maître Koltz et les autres notables ne l'eussent point +remarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz, +qui l'avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires. +Pourquoi fallait-il qu'une mauvaise chance eût amené Franz de Télek +précisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des +Carpathes!</p> + +<p>Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l'un à l'autre, +n'indiquait que trop le profond trouble de son âme qu'il cherchait +vainement à calmer.</p> + +<p>Maître Koltz et ses amis comprirent qu'un lien mystérieux devait +rattacher le comte de Télek au baron de Gortz; mais, si curieux qu'ils +fussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n'insistèrent pas +pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu'il y aurait à +faire.</p> + +<p>Quelques instants après, tous avaient quitté le <i>Roi Mathias</i>, très +intrigués de cet extraordinaire enchaînement d'aventures, qui ne +présageait rien de bon pour le village.</p> + +<p>Et puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le +château des Carpathes, tiendrait-il sa promesse? Une fois arrivé à +Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur +intervention? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le +docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s'il ne le faisait, +maître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle +viendrait visiter le château, elle verrait s'il était hanté par des +esprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas +rester plus longtemps sous une pareille obsession.</p> + +<p>Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une +tentative inutile, une mesure inefficace. S'attaquer à des génies!... +Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs +fusils rateraient à chaque coup!</p> + +<p>Franz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du <i>Roi Mathias</i>, +s'abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz +venait d'évoquer si douloureusement.</p> + +<p>Après être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se +releva, quitta l'auberge, se dirigea vers l'extrémité de la terrasse, +regarda au loin.</p> + +<p>Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d'Orgall, se dressait le +château des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le +spectateur de San-Carlo, l'homme qui inspirait une si insurmontable +frayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était +délaissé, et le baron de Gortz n'y était pas rentré depuis qu'il avait +fui Naples. On ignorait même ce qu'il était devenu, et il était possible +qu'il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste.</p> + +<p>Franz s'égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à +laquelle s'arrêter.</p> + +<p>D'autre part, l'aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le +préoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d'en découvrir +le mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst.</p> + +<p>Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs +eussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse +qu'il avait faite de déjouer les manœuvres de ces faux revenants, en +prévenant la police de Karlsburg.</p> + +<p>Toutefois, pour être en mesure d'agir, Franz voulait avoir des détails +plus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s'adresser au +jeune forestier en personne. C'est pourquoi, vers trois heures de +l'après-midi, avant de retourner au <i>Roi Mathias</i>, il se présenta à la +maison du biró.</p> + +<p>Maître Koltz se montra très honoré de le recevoir un gentilhomme tel que +M. le comte de Télek... ce descendant d'une noble famille de race +roumaine... auquel le village de Werst serait redevable d'avoir retrouvé +le calme... et aussi la prospérité... puisque les touristes +reviendraient visiter le pays... et acquitter les droits de péage, sans +avoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes... +etc.</p> + +<p>Franz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s'il +n'y aurait aucun inconvénient à ce qu'il fût introduit près de Nic Deck.</p> + +<p>«Il n'y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon +va aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son +service.»</p> + +<p>Puis, se retournant:</p> + +<p>«N'est-il pas vrai, Miriota? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui +venait d'entrer dans la salle.</p> + +<p>—Dieu veuille que cela soit, mon père!» répondit Miriota d'une voix +émue.</p> + +<p>Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et, +la voyant encore inquiète de l'état de son fiancé, il se hâta de lui +demander quelques explications à ce sujet.</p> + +<p>«D'après ce que j'ai entendu, dit-il, Nic Deck n'a pas été gravement +atteint...</p> + +<p>—Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni!</p> + +<p>—Vous avez un bon médecin à Werst?</p> + +<p>—Hum! fit maître Koltz, d'un ton qui était peu flatteur pour l'ancien +infirmier de la quarantaine.—Nous avons le docteur Patak, répondit +Miriota.</p> + +<p>—Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes?</p> + +<p>—Oui, monsieur le comte.</p> + +<p>—Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son +intérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette +aventure.—Il s'empressera de vous les donner, même au prix d'un peu de +fatigue...</p> + +<p>—Oh! je n'abuserai pas, mademoiselle Miriota, et, ne ferai rien qui +soit susceptible de nuire à Nic Deck.—je le sais, monsieur le comte.</p> + +<p>—Quand votre mariage doit-il avoir lieu?...</p> + +<p>—Dans une quinzaine de jours, répondit le biró.</p> + +<p>—Alors j'aurai le plaisir d'y assister, si maître Koltz veut bien +m'inviter toutefois...</p> + +<p>—Monsieur le comte, un tel honneur...</p> + +<p>—Dans une quinzaine de jours, c'est convenu, et je suis certain que Nic +Deck sera guéri, dès qu'il aura pu se permettre un tour de promenade +avec sa jolie fiancée.</p> + +<p>—Dieu le protège, monsieur le comte!» répondit en rougissant la jeune +fille.</p> + +<p>Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible, +que Franz lui en demanda la cause: «Oui! que Dieu le protège, répondit +Miriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur +défense, Nic a bravé les génies malfaisants!... Et qui sait s'ils ne +s'acharneront pas à le tourmenter toute sa vie...</p> + +<p>—Oh! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons +bon ordre, je vous le promets.—Il n'arrivera rien à mon pauvre Nic?...</p> + +<p>—Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours +parcourir l'enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de +Werst!»</p> + +<p>Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du +surnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à +la chambre du forestier.</p> + +<p>C'est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul +avec son fiancé.</p> + +<p>Nic Deck avait été instruit de l'arrivée des deux voyageurs à l'auberge +du <i>Roi Mathias</i>. Assis au fond d'un vieux fauteuil, large comme une +guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se +ressentait presque plus de la paralysie qui l'avait momentanément +frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek.</p> + +<p>«Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du +jeune forestier, je vous demanderai tout d'abord si vous croyez à la +présence d'êtres surnaturels dans le château des Carpathes?</p> + +<p>—je suis bien forcé d'y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck.</p> + +<p>—Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille +du burg?—je n'en doute pas.</p> + +<p>—Et pourquoi, s'il vous plaît?...</p> + +<p>—Parce que, s'il n'y avait pas de génies, ce qui m'est arrivé serait +inexplicable.</p> + +<p>—Auriez-vous la complaisance de ne raconter cette affaire sans rien +omettre de ce qui s'est passé?</p> + +<p>—Volontiers, monsieur le comte.»</p> + +<p>Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que +confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz +lors de sa conversation avec les hôtes du <i>Roi Mathias</i>,—faits auxquels +le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement +naturelle.</p> + +<p>En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela +s'expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui +occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces +effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur +Patak de s'être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on +pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d'une illusion. Ce +qui paraissait vraisemblable, c'est que les jambes lui avaient manqué +tout simplement parce qu'il était fou d'épouvante, et c'est ce que Franz +déclara au jeune forestier.</p> + +<p>«Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c'est au moment où il +voulait s'enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron? Cela n'est +guère possible, vous en conviendrez...</p> + +<p>—Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans +quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé...</p> + +<p>Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous +blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du +docteur Patak n'ont pas trace de blessure.</p> + +<p>—Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s'il +est vrai que le docteur n'a pu se dégager, c'est que ses pieds étaient +retenus de cette façon...</p> + +<p>—je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait +pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur?»</p> + +<p>Franz fut assez embarrassé pour répondre.</p> + +<p>«Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne +ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce +que je sais par moi-même.</p> + +<p>—Oui... laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est +arrivé, Nic Deck.</p> + +<p>—Ce qui m'est arrivé est très clair. Il n'est pas douteux que j'ai reçu +une terrible secousse, et cela d'une manière qui n'est guère naturelle.</p> + +<p>—Il n'y avait aucune apparence de blessure sur votre corps? demanda +Franz.</p> + +<p>—Aucune, monsieur le comte, et pourtant j'ai été atteint avec une +violence...</p> + +<p>—Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du +pont-levis?...</p> + +<p>—Oui, monsieur le comte, et à peine l'avais-je touchée que j'ai été +comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n'a +pas lâché prise, et j'ai glissé jusqu'au fond du fossé, où le docteur +m'a relevé sans connaissance.»</p> + +<p>Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient +incrédule.</p> + +<p>«Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté +là, je ne l'ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu +tout de mon long sur ce lit, n'ayant plus l'usage ni du bras ni de la +jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout +cela!</p> + +<p>—Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu +une commotion brutale...</p> + +<p>—Brutale et diabolique!</p> + +<p>—Non, et c'est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune +comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je +ne le crois pas, par ce motif qu'il n'y a pas d'êtres surnaturels, ni +malfaisants ni bienfaisants.</p> + +<p>—Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui +m'est arrivé?</p> + +<p>—je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s'expliquera +et de la façon la plus simple.</p> + +<p>—Plaise à Dieu! répondit le forestier.</p> + +<p>—Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à +la famille de Gortz?</p> + +<p>—Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le +dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans +qu'on ait jamais eu de ses nouvelles.</p> + +<p>—Et à quelle époque remonte cette disparition?</p> + +<p>—A vingt ans environ.</p> + +<p>—A vingt ans?...</p> + +<p>—Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le +château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son +départ, et on ne l'a plus revu.</p> + +<p>—Et depuis, personne n'a mis le pied dans le burg?</p> + +<p>—Personne.</p> + +<p>—Et que croit-on dans le pays?...</p> + +<p>—On croit que le baron Rodolphe a dû mourir a l'étranger et que sa mort +a suivi de près sa disparition.</p> + +<p>—On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore—il y a cinq ans du +moins.</p> + +<p>—Il vivait, monsieur le comte?...</p> + +<p>—Oui... en Italie... à Naples.</p> + +<p>—Vous l'y avez vu?...</p> + +<p>—Je l'ai vu.</p> + +<p>—Et depuis cinq ans?...</p> + +<p>—Je n'en ai plus entendu parler.»</p> + +<p>Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue—une idée +qu'il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le +sourcil froncé:.</p> + +<p>«Il n'est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron +Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l'intention de s'enfermer au +fond de ce burg?...</p> + +<p>—Non... ce n'est pas supposable, Nic Deck.</p> + +<p>—Quel intérêt aurait-il à s'y cacher... à ne laisser jamais pénétrer +jusqu'à lui?...</p> + +<p>—Aucun», répondit Franz de Télek.</p> + +<p>Et pourtant, c'était là une pensée qui commençait à prendre corps dans +l'esprit du jeune comte. N'était-il pas possible que ce personnage, dont +l'existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans +ce château, après son départ de Naples? Là, grâce à des croyances +superstitieuses habilement entretenues, ne lui avait-il pas été facile, +s'il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute +recherche importune, étant donné qu'il connaissait l'état des esprits du +pays environnant? Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens +sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de +faits qui lui étaient trop personnels. D'ailleurs, il n'eût convaincu +personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta:</p> + +<p>—Si c'est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le +baron Rodolphe est le Chort, car il n'y a que le Chort qui ait pu me +traiter de cette façon!»</p> + +<p>Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la +conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le +forestier sur les conséquences de sa tentative, il l'engagea cependant à +ne point la renouveler. Ce n'était pas son affaire, c'était celle des +autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien +pénétrer le mystère du château des Carpathes.</p> + +<p>Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l'expresse +recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point +retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait +d'assister.</p> + +<p>Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au <i>Roi Mathias</i>, d'où il ne +sortit plus de la journée.</p> + +<p>A six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un +louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne +vint troubler sa solitude.</p> + +<p>Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte: «Vous n'avez plus besoin de +moi, mon maître?</p> + +<p>—Non, Rotzko.</p> + +<p>—Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.</p> + +<p>—Va, Rotzko, va.»</p> + +<p>A demi couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à +remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la +dernière représentationdu théâtre San-Carlo... Il revoyait le baron de +Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge, +ses regards ardemment fixés sur l'artiste, comme s'il eût voulu la +fasciner...</p> + +<p>Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de +l'étrange personnage, qui l'accusait, lui, Franz de Télek, d'avoir tué +la Stilla...</p> + +<p>Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le +gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l'on peut +percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène +surprenant.</p> + +<p>Il semble qu'une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette +salle où Franz est seul, bien seul pourtant.</p> + +<p>Sans se demander s'il rêve ou non, Franz se relève et il écoute.</p> + +<p>Oui! on dirait qu'une bouche s'est approchée de son oreille, et que des +lèvres invisibles laissent échapper l'expressive mélodie de Stéfano, +inspirée par ces paroles:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="poesie"> +<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Nel giardino de' mille fiori,</span></td></tr> +<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Andiamo, mio cuore...</span></td></tr> +</table> + +<p>Cette romance, Franz la connaît... Cette romance, d'une ineffable +suavité, la Stilla l'a chantée dans le concert qu'elle a donné au +théâtre San-Carlo avant sa représentation d'adieu...</p> + +<p>Comme bercé, sans s'en rendre compte Franz s'abandonne au charme de +l'entendre encore une fois...</p> + +<p>Puis la phrase s'achève, et la voix, qui diminue par degrés, s'éteint +avec les molles vibrations de l'air.</p> + +<p>Mais Franz a secoué sa torpeur... Il s'est dressé brusquement... Il +retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette +voix qui lui va au cœur...</p> + +<p>Tout est silence au-dedans et au-dehors.</p> + +<p>«Sa voix!... murmure-t-il. Oui!... c'était bien sa voix... sa voix que +j'ai tant aimée!»</p> + +<p>Puis, revenant au sentiment de la réalité «je dormais... et j'ai rêvé!» +dit-il.</p> + +<h2><a name="XI" id="XI"></a>XI</h2> + +<p>Le lendemain, le jeune comte se réveilla dès l'aube, l'esprit encore +troublé des visions de la nuit.</p> + +<p>C'était dans la matinée qu'il devait partir du village de Werst pour +prendre la route de Kolosvar.</p> + +<p>Après avoir visité les bourgades industrielles de Petroseny et de +Livadzel, l'intention de Franz était de s'arrêter une journée entière à +Karlsburg, avant d'aller séjourner quelque temps dans la capitale de la +Transylvanie. A partir de là, le chemin de fer le conduirait à travers +les provinces de la Hongrie centrale, dernière étape de son voyage.</p> + +<p>Franz avait quitté l'auberge et, tout en se promenant sur la terrasse, +sa lorgnette aux yeux, il examinait avec une profonde émotion les +contours du burg que le soleil levant profilait assez nettement sur le +plateau d'Orgall.</p> + +<p>Et ses réflexions portaient sur ce point: une fois arrivé à Karlsburg, +tiendrait-il la promesse qu'il avait faite aux gens de Werst? +Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes?</p> + +<p>Lorsque le jeune comte s'était engagé à ramener le calme au village, +c'était avec l'intime conviction que le burg servait de refuge à une +bande de malfaiteurs, ou, tout au moins, à des gens suspects qui, ayant +intérêt à n'y point être recherchés, s'étaient ingéniés à en interdire +l'approche.</p> + +<p>Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. Un revirement s'était opéré +dans ses idées, et il hésitait à présent.</p> + +<p>En effet, depuis cinq ans, le dernier descendant de la famille de Gortz, +le baron Rodolphe, avait disparu, et ce qu'il était devenu, personne ne +l'avait jamais pu savoir. Sans doute, le bruit s'était répandu qu'il +était mort, quelque temps après son départ de Naples. Mais qu'y avait-il +de vrai? Quelle preuve avait-on de cette mort? Peut-être le baron de +Gortz vivait-il, et, s'il vivait, pourquoi ne serait-il pas retourné au +château de ses ancêtres? Pourquoi Orfanik, le seul familier qu'on lui +connût, ne l'y aurait-il pas accompagné, et pourquoi cet étrange +physicien ne serait-il pas l'auteur et le metteur en scène de ces +phénomènes qui ne cessaient d'entretenir l'épouvante dans le pays? C'est +précisément ce qui faisait l'objet des réflexions de Franz.</p> + +<p>On en conviendra, cette hypothèse paraissait assez plausible, et, si le +baron Rodolphe de Gortz et Orfanik avaient cherché refuge dans le burg, +on comprenait qu'ils eussent voulu le rendre inabordable, afin d'y mener +la vie d'isolement qui convenait à leurs habitudes.</p> + +<p>Or, s'il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il +adopter? Etait-il à propos qu'il cherchât à intervenir dans les affaires +privées du comte de Gortz? C'est ce qu'il se demandait, pesant le pour +et le contre de la question, lorsque Rotzko vint le rejoindre sur la +terrasse.</p> + +<p>Il jugea à propos de lui faire connaître ses idées à ce sujet:</p> + +<p>«Mon maître, répondit Rotzko, il est possible que ce soit le baron de +Gortz qui se livre à toutes ces imaginations diaboliques. Eh bien! si +cela est, mon avis est qu'il ne faut point nous en mêler. Les poltrons +de Werst se tireront de là comme ils l'entendront, c'est leur affaire, +et nous n'avons point à nous inquiéter de rendre le calme à ce village.</p> + +<p>—Soit, répondit Franz, et, tout bien considéré, je pense que tu as +raison, mon brave Rotzko.</p> + +<p>—je le pense aussi, répondit simplement le soldat.—Quant à maître +Koltz et aux autres, ils savent comment s'y prendre à cette heure pour +en finir avec les prétendus esprits du burg.</p> + +<p>—En effet, mon maître, ils n'ont qu'à prévenir la police de Karlsburg.</p> + +<p>—Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko.</p> + +<p>—Tout sera prêt.</p> + +<p>—Mais, avant de redescendre dans la vallée de la Sil, nous ferons un +détour vers le Plesa.</p> + +<p>—Et pourquoi, mon maître?</p> + +<p>—Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes.</p> + +<p>—A quoi bon?...</p> + +<p>Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même +d'une demi-journée.»</p> + +<p>Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au +moins inutile. Tout ce qui pouvait rappeler trop vivement au jeune comte +le souvenir du passé, il aurait voulu l'écarter. Cette fois, ce fut en +vain, et il se heurta à une inflexible résolution de son maître.</p> + +<p>C'est que Franz—comme s'il eût subi quelque influence irrésistible—se +sentait attiré vers le burg. Sans qu'il s'en rendît compte, peut-être +cette attraction se rattachait-elle à ce rêve dans lequel il avait +entendu la voix de la Stilla murmurer la plaintive mélodie de Stéfano.</p> + +<p>Mais avait-il rêvé?... Oui! voilà ce qu'il en était à se demander se +rappelant que, dans cette même salle du <i>Roi Mathias</i>, une voix s'était +déjà fait entendre, assurait-on,—cette voix dont Nic Deck avait si +imprudemment bravé les menaces. Aussi, avec la disposition mentale où se +trouvait le jeune comte, ne s'étonnerait-on pas qu'il eût formé le +projet de se diriger vers le château des Carpathes, de remonter jusqu'au +pied de ses vieilles murailles, sans avoir d'ailleurs la pensée d'y +pénétrer.</p> + +<p>Il va de soi que Franz de Télek était bien décidé à ne rien faire +connaître de ses intentions aux habitants de Werst. Ces gens auraient +été capables de se joindre à Rotzko pour le dissuader de s'approcher du +burg, et il avait recommandé à son soldat de se taire sur ce projet. En +le voyant descendre du village vers la vallée de la Sil, personne ne +mettrait en doute que ce ne fût pour prendre la route de Karlsburg. +Mais, du haut de la terrasse, il avait remarqué qu'un autre chemin +longeait la base du Retyezat jusqu'au col de Vulkan. Il serait donc +possible de remonter les croupes du Plesa sans repasser par le village, +et, par conséquent, sans être vu de maître Koltz ni des autres.</p> + +<p>Vers midi, après avoir réglé sans discussion la note un peu enflée que +lui présenta Jonas en l'accompagnant de son meilleur sourire, Franz se +disposa au départ.</p> + +<p>Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le +berger Frik et nombre d'autres habitants étaient venus lui adresser +leurs adieux.</p> + +<p>Le jeune forestier avait même pu quitter sa chambre, et l'on voyait bien +qu'il ne tarderait pas à être remis sur pied,—ce dont l'ex-infirmier +s'attribuait tout l'honneur.</p> + +<p>«Je vous fais mes compliments, Nic Deck, lui dit Franz, à vous ainsi +qu'à votre fiancée.</p> + +<p>—Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille, +rayonnante de bonheur.</p> + +<p>—Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier.</p> + +<p>—Oui... puisse-t-il l'être! répondit Franz, dont le front s'était +assombri.</p> + +<p>—Monsieur le comte, dit alors maître Koltz, nous vous prions de ne +point oublier les démarches que vous avez promis de faire à Karlsburg.</p> + +<p>—Je ne l'oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. Mais, au cas où +je serais retardé dans mon voyage, vous connaissez le très simple moyen +de vous débarrasser de ce voisinage inquiétant, et le château +n'inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst.</p> + +<p>—Cela est facile à dire... murmura le magister.</p> + +<p>—Et à faire, répondit Franz. Avant quarante-huit heures, si vous le +voulez, les gendarmes auront eu raison des êtres quelconques qui se +cachent dans le burg...</p> + +<p>—Sauf le cas, très probable, où ce seraient des esprits, fit observer +le berger Frik.</p> + +<p>—Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement +d'épaules.</p> + +<p>—Monsieur le comte, dit le docteur Patak, si vous nous aviez +accompagnés, Nic Deck et moi, peut-être ne parleriez-vous pas ainsi!</p> + +<p>—Cela m'étonnerait, docteur, répondit Franz, et, quand même j'aurais +été comme vous si singulièrement retenu par les pieds dans le fossé du +burg...</p> + +<p>—Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes! Et +à moins que vous ne prétendiez que... dans l'état d'esprit... où je me +trouvais... j'aie... rêvé...</p> + +<p>—je ne prétends rien, monsieur, répondit Franz, et ne chercherai point +à vous expliquer ce qui vous parait inexplicable. Mais soyez certain que +si les gendarmes viennent rendre visite au château des Carpathes, leurs +bottes, qui ont l'habitude de la discipline, ne prendront pas racine +comme les vôtres.»</p> + +<p>Ceci dit à l'intention du docteur, le jeune comte reçut une dernière +fois les hommages de l'hôtelier du <i>Roi Mathias</i>, si honoré d'avoir eu +l'honneur que l'honorable Franz de Télek.... etc. Ayant salué maître +Koltz, Nic Deck, sa fiancée et les habitants réunis sur la place, il fit +un signe à Rotzko; puis, tous deux descendirent d'un bon pas la route du +col.</p> + +<p>En moins d'une heure, Franz et son soldat eurent atteint la rive droite +de la rivière qu'ils remontèrent en suivant la base méridionale du +Retyezat.</p> + +<p>Rotzko s'était résigné à ne plus faire aucune observation à son maître: +c'eût été peine perdue. Habitué à lui obéir militairement, si le jeune +comte se jetait dans quelque périlleuse aventure, il saurait bien l'en +tirer.</p> + +<p>Après deux heures de marche, Franz et Rotzko s'arrêtèrent pour se +reposer un instant.</p> + +<p>En cet endroit, la Sil valaque, qui s'était légèrement infléchie vers la +droite, se rapprochait de la route par un coude très marqué. De l'autre +côté, sur le renflement du Plesa, s'arrondissait le plateau d'Orgall, à +la distance d'un demi-mille, soit près d'une lieue. Il convenait donc +d'abandonner la Sil, puisque Franz voulait traverser le col afin de +prendre direction sur le château.</p> + +<p>Évidemment, évitant de repasser par Werst, ce détour avait allongé du +double la distance qui sépare le château du village. Néanmoins, il +ferait encore grand jour, lorsque Franz et Rotzko arriveraient à la +crête du plateau d'Orgall. Le jeune comte aurait donc le temps +d'observer le burg à l'extérieur. Quand il aurait attendu jusqu'au soir +pour redescendre la route de Werst, il lui serait aisé de la suivre avec +la certitude de n'y être vu de personne. L'intention de Franz était +d'aller passer la nuit à Livadzel, petit bourg situé au confluent des +deux Sils, et de reprendre le lendemain le chemin de Karlsburg.</p> + +<p>La halte dura une demi-heure. Franz, très absorbé dans ses souvenirs, +très agité aussi à la pensée que le baron de Gortz avait peut-être caché +son existence au fond de ce château, ne prononça pas une parole...</p> + +<p>Et il fallut que Rotzko s'imposât une bien grande réserve pour ne pas +lui dire:</p> + +<p>«Il est inutile d'aller plus loin, mon maître!... Tournons le dos à ce +maudit burg, et partons!»</p> + +<p>Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. Ils durent +d'abord s'engager à travers un fouillis d'arbres que ne sillonnait aucun +sentier. Il y avait des parties du sol assez profondément ravinées, +car, à l'époque des pluies, la Sil déborde quelquefois, et son trop +plein s'écoule en torrents tumultueux sur ces terrains qu'elle change en +marécages. Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment +un peu de retard. Une heure fut employée à rejoindre la route du col de +Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures.</p> + +<p>Le flanc droit du Plesa n'est point hérissé de ces forêts que Nic Deck +n'avait pu traverser qu'en s'y frayant un passage à la hache, mais il y +eut nécessité de compter alors avec des difficultés d'une autre espèce. +C'étaient des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se +hasarder sans précautions, des dénivellations brusques, des failles +profondes, des blocs mal assurés sur leur base et se dressant comme les +séracs d'une région alpestre, tout le pêle-mêle d'un amoncellement +d'énormes pierres que les avalanches avaient précipitées de la cime du +mont, enfin un véritable chaos dans toute son horreur.</p> + +<p>Remonter les talus dans ces conditions demanda encore une bonne heure +d'efforts très pénibles. Il semblait, vraiment, que le château des +Carpathes aurait pu se défendre rien que par la seule impraticabilité de +ses approches. Et peut-être Rotzko espérait-il qu'il se présenterait de +tels obstacles qu'il serait impossible de les franchir: il n'en fut +rien.</p> + +<p>Au-delà de la zone des blocs et des excavations, la crête antérieure du +plateau d'Orgall fut finalement atteinte. De ce point, le château se +dessinait d'un profil plus net au milieu de ce morne désert, d'où, +depuis tant d'années, l'épouvante éloignait les habitants du pays.</p> + +<p>Ce qu'il convient de faire remarquer, c'est que Franz et Rotzko allaient +aborder le burg par sa courtine latérale, celle qui était orientée vers +le nord. Si Nic Deck et le docteur Patak étaient arrivés devant la +courtine de l'est, c'est qu'en côtoyant la gauche du Plesa, ils avaient +laissé à droite le torrent du Nyad et la route du col. Les deux +directions, en effet, dessinent un angle très ouvert, dont le sommet est +formé par le donjon central. Du côté nord, d'ailleurs, il aurait été +impossible de franchir l'enceinte, car, non seulement il ne s'y trouvait +ni poterne, ni pont-levis, mais la courtine, en se modelant sur les +irrégularités du plateau, s'élevait à une assez grande hauteur.</p> + +<p>Peu importait, en somme, que tout accès fût interdit de ce côté, puisque +le jeune comte ne songeait point à dépasser les murailles du château.</p> + +<p>Il était sept heures et demie, lorsque Franz de Télek et Rotzko +s'arrêtèrent à la limite extrême du plateau d'Orgall. Devant eux se +développait ce farouche entassement noyé d'ombre, et confondant sa +teinte avec l'antique coloration des roches du Plesa. A gauche, +l'enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d'angle. +C'était là, sur le terre-plein, au-dessus de son parapet crénelé, que +grimaçait le hêtre, dont les branches contorsionnées témoignaient des +violentes rafales du sud-ouest à cette hauteur.</p> + +<p>En vérité, le berger Frik ne s'était point trompé. Si l'on s'en +rapportait à elle, la légende ne donnait plus que trois années +d'existence au vieux burg des barons de Gortz.</p> + +<p>Franz, silencieux, regardait l'ensemble de ces constructions, dominées +par le donjon trapu du centre. Là, sans doute, sous cet amas confus se +cachaient encore des salles voûtées, vastes et sonores, longs corridors +dédaléens, des réduits enfouis dans les entrailles du sol, tels qu'en +possèdent encore les forteresses des anciens Magyars. Nulle autre +habitation n'aurait pu mieux convenir que cet antique manoir au dernier +descendant de la famille de Gortz pour s'y ensevelir dans un oubli dont +personne ne pourrait connaître le secret. Et plus le jeune comte y +songeait, plus il s'attachait à cette idée que Rodolphe de Gortz avait +dû se réfugier entre les remparts isolés de son château des Carpathes.</p> + +<p>Rien, d'ailleurs, ne décelait la présence d'hôtes quelconques à +l'intérieur du donjon. Pas une fumée ne se détachait de ses cheminées, +pas un bruit ne sortait de ses fenêtres hermétiquement closes. Rien—pas +même un cri d'oiseau—ne troublait le mystère de la ténébreuse demeure.</p> + +<p>Pendant quelques moments, Franz embrassa avidement du regard cette +enceinte qui s'emplissait autrefois du tumulte des fêtes et du fracas +des armes. Mais il se taisait, tant son esprit était hanté de pensées +accablantes, son cœur gros de souvenirs.</p> + +<p>Rotzko, qui voulait laisser le jeune comte à lui-même, avait eu soin de +se mettre à l'écart. Il ne se fût pas permis de l'interrompre par une +seule observations Mais, lorsque le soleil déclinant derrière le massif' +du Plesa, la vallée des deux Sils commença à s'emplir d'ombre, il +n'hésita plus.</p> + +<p>«Mon maître, dit-il, le soir est venu... Nous allons bientôt sur huit +heures.»</p> + +<p>Franz ne parut pas l'entendre.</p> + +<p>Il est temps de partir, reprit Rotzko, si nous voulons être à Livadzel +avant que les auberges soient fermées.</p> + +<p>—Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi, +répondit Franz.</p> + +<p>—Il nous faudra bien une heure, mon maître, pour regagner la route du +col, et comme la nuit sera close alors, nous ne risquerons point d'être +vus en la traversant.</p> + +<p>—Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le +village.»</p> + +<p>Le jeune comte n'avait pas bougé de la place où il s'était arrêté en +arrivant sur le plateau d'Orgall.</p> + +<p>«N'oubliez pas, mon maître, reprit Rotzko que, la nuit, il sera +difficile de passer au milieu de ces roches... A peine y sommes-nous +parvenus, lorsqu'il faisait grand jour... Vous m'excuserez, si +j'insiste...</p> + +<p>—Oui... partons... Rotzko... Je te suis...»</p> + +<p>Et il semblait que Franz fût invinciblement retenu devant le burg, +peut-être par un de ces pressentiments secrets dont le cœur est +inhabile à se rendre compte. Était-il donc enchaîné au sol, comme le +docteur Patak disait l'avoir été dans le fossé, au pied de la +courtine?...</p> + +<p>Non! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... Il +pouvait aller et venir à la surface du plateau, et s'il l'avait voulu, +rien ne l'eût empêché de faire le tour de l'enceinte, en longeant le +rebord de la contrescarpe...</p> + +<p>Et peut-être le voulait-il?</p> + +<p>C'est même ce que pensa Rotzko, qui se décida à dire une dernière fois:</p> + +<p>«Venez-vous, mon maître?...</p> + +<p>—Oui... oui...», répondit Franz.</p> + +<p>Et il restait immobile.</p> + +<p>Le plateau d'Orgall était déjà obscur. L'ombre élargie du massif, en +remontant vers le sud, dérobait l'ensemble des constructions, dont les +contours ne présentaient plus qu'une silhouette incertaine. Bientôt rien +n'en serait visible, si aucune lueur ne jaillissait des étroites +fenêtres du donjon.</p> + +<p>«Mon maître... venez donc!» répéta Rotzko.</p> + +<p>Et Franz allait enfin le suivre, lorsque, sur le terre-plein du bastion, +où se dressait le hêtre légendaire, apparut une forme vague...</p> + +<p>Franz s'arrêta, regardant cette forme, dont le profil s'accentuait peu à +peu.</p> + +<p>C'était une femme, la chevelure dénouée, les mains tendues, enveloppée +d'un long vêtement blanc.</p> + +<p>Mais ce costume, n'était-ce pas celui que portait la Stilla dans cette +scène finale d'Orlando, où Franz de Télek l'avait vue pour la dernière +fois?</p> + +<p>Oui! et c'était la Stilla, immobile, les bras dirigés vers le jeune +comte, son regard si pénétrant attaché sur lui...</p> + +<p>«Elle!... Elle!...» s'écria-t-il.</p> + +<p>Et, se précipitant, il eût roulé jusqu'aux assises de la muraille, si +Rotzko ne l'eût retenu...</p> + +<p>L'apparition s'effaça brusquement. C'est à peine si la Stilla s'était +montrée pendant une minute...</p> + +<p>Peu importait! Une seconde eût suffi à Franz pour la reconnaître, et ces +mots lui échappèrent:</p> + +<p>«Elle... elle... vivante!»</p> + +<h2><a name="XII" id="XII"></a>XII</h2> + +<p>Était-ce possible? La Stilla, que Franz de Télek ne croyait jamais +revoir, venait de lui apparaître sur le terre-plein du bastion!... Il +n'avait pas été le jouet d'une illusion, et Rotzko l'avait vue comme +lui!... C'était bien la grande artiste, vêtue de son costume d'Angélica, +telle qu'elle s'était montrée au public à sa représentation d'adieu au +théâtre San-Carlo!</p> + +<p>L'effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. Ainsi, cette femme +adorée, celle qui allait devenir comtesse de Télek, était enfermée +depuis cinq ans au milieu des montagnes transylvaines! Ainsi, celle que +Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu! Ainsi, tandis +qu'on le rapportait mourant à son hôtel, le baron Rodolphe avait pu +pénétrer chez la Stilla, l'enlever, l'entraîner dans ce château des +Carpathes, et ce n'était qu'un cercueil vide que toute la population +avait suivi, le lendemain, au Campo Santo Nuovo de Naples!</p> + +<p>Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens. +Cela tenait du prodige, cela était invraisemblable, et Franz aurait dû +se le répéter jusqu'à l'obstination... Oui!... mais un fait dominait: la +Stilla avait été enlevée par le baron de Gortz, puisqu'elle était dans +le burg!... Elle était vivante, puisqu'il venait de la voir au-dessus de +cette muraille!... Il y avait là une certitude absolue.</p> + +<p>Le jeune comte cherchait pourtant à se remettre du désordre de ses +idées, qui, d'ailleurs, allaient se concentrer en une seule: arracher à +Rodolphe de Gortz la Stilla, depuis cinq ans prisonnière au château des +Carpathes!</p> + +<p>«Rotzko, dit Franz d'une voix haletante, écoute-moi... comprends-moi +surtout... car il me semble que la raison va m'échapper...</p> + +<p>—Mon maître... mon cher maître!</p> + +<p>—A tout prix, il faut que j'arrive jusqu'à elle... elle!... ce soir +même...</p> + +<p>—Non... demain...</p> + +<p>—Ce soir, te dis-je!... Elle est là... Elle m'a vu comme je la +voyais... Elle m'attend...</p> + +<p>—Eh bien... je vous suivrai...</p> + +<p>—Non!... J'irai seul.</p> + +<p>—Seul?...</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Mais comment pourrez-vous pénétrer dans le burg, puisque Nic Deck ne +l'a pas pu?...</p> + +<p>—J'y entrerai, te dis-je.</p> + +<p>—La poterne est fermée...</p> + +<p>—Elle ne le sera pas pour moi... je chercherai... je trouverai une +brèche... j'y passerai...</p> + +<p>—Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... vous ne le +voulez pas?...</p> + +<p>—Non!... Nous allons nous séparer, et c'est en nous séparant que tu +pourras me servir...</p> + +<p>—Je vous attendrai donc ici?...</p> + +<p>—Non, Rotzko.</p> + +<p>—Où irai-je alors?...</p> + +<p>—A Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. Il est +inutile que ces gens sachent... Descends au village de Vulkan, où tu +resteras cette nuit... Si tu ne me revois pas demain, quitte Vulkan dès +le matin... c'est-à-dire... non... attends encore quelques heures. Puis, +pars pour Karlsburg... Là, tu préviendras le chef de la police... Tu lui +raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S'il le faut, que +l'on donne l'assaut au burg!... Délivrez-la!... Ah! ciel de Dieu... +elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz!...»</p> + +<p>Et, tandis que ces phrases entrecoupées étaient jetées par le jeune +comte, Rotzko voyait la surexcitation de son maître s'accroître et se +manifester par les sentiments désordonnés d'un homme qui ne se possède +plus.</p> + +<p>Va... Rotzko! s'écria-t-il une dernière fois.—Vous le voulez?...</p> + +<p>—je le veux!»</p> + +<p>Devant cette formelle injonction, Rotzko n'avait plus qu'à obéir. +D'ailleurs, Franz s'était éloigné, et, déjà l'ombre le dérobait aux +regards du soldat.</p> + +<p>Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à +partir. Alors l'idée lui vint que les efforts de Franz seraient +inutiles, qu'il ne parviendrait même pas à franchir l'enceinte, qu'il +serait forcé de revenir au village de Vulkan... peut-être le +lendemain... peut-être cette nuit... Tous deux iraient alors à +Karlsburg, et ce que ni Franz ni le forestier n'avaient pu faire, on le +ferait avec les agents de l'autorité... on aurait raison de ce Rodolphe +de Gortz... on lui arracherait l'infortunée Stilla... on fouillerait ce +burg des Carpathes... on n'en laisserait pas une pierre, au besoin... +quand tous les diables de l'enfer seraient réunis pour le défendre!</p> + +<p>Et Rotzko redescendit les pentes du plateau d'Orgall, afin de rejoindre +la route du col de Vulkan.</p> + +<p>Cependant, en suivant le rebord de la contrescarpe, Franz avait déjà +contourné le bastion d'angle qui la flanquait à gauche.</p> + +<p>Mille pensées se croisaient dans son esprit. Il n'y avait pas de doute +maintenant sur la présence du baron de Gortz dans le burg, puisque la +Stilla y était séquestrée... Ce ne pouvait être que lui qui était là... +La Stilla vivante!... Mais comment Franz parviendrait-il jusqu'à +elle?... Comment arriverait-il à l'entraîner hors du château?... Il ne +savait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... Les obstacles +que n'avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... Ce n'était pas la +curiosité qui le poussait au milieu de ces ruines, c'était la passion, +c'était son amour pour cette femme qu'il retrouvait vivante, oui! +vivante!... après avoir cru qu'elle était morte, et il l'arracherait à +Rodolphe de Gortz!</p> + +<p>A la vérité, Franz s'était dit qu'il ne pourrait avoir accès que par la +courtine du sud, où s'ouvrait la poterne à laquelle aboutissait le +pont-levis. Aussi, comprenant qu'il n'y avait pas à tenter d'escalader +ces hautes murailles, continua-t-il de longer la crête du plateau +d'Orgall, dès qu'il eut tourné l'angle du bastion.</p> + +<p>De jour, cela n'eût point offert de difficultés. En pleine nuit, la lune +n'étant pas encore levée—une nuit épaissie par ces brumes qui se +condensent entre les montagnes—c'était plus que hasardeux. Au danger +des faux pas, au danger d'une chute jusqu'au fond du fossé, se joignait +celui de heurter les roches et d'en provoquer peut-être l'éboulement.</p> + +<p>Franz allait toujours, cependant, serrant d'aussi près que possible les +zigzags de la contrescarpe, tâtant de la main et du pied, afin de +s'assurer qu'il ne s'en éloignait pas. Soutenu par une force surhumaine, +il se sentait en outre guidé par un extraordinaire instinct qui ne +pouvait le tromper.</p> + +<p>Au-delà du bastion se développait la courtine du sud, celle avec +laquelle le pont-levis établissait une communication, lorsqu'il n'était +pas relevé contre la poterne.</p> + +<p>A partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. Entre +les énormes rocs qui hérissaient le plateau, suivre la contrescarpe +n'était plus praticable, et il fallait s'en éloigner. Que l'on se figure +un homme cherchant à se reconnaître au milieu d'un champ de Carnac, dont +les dolmens et les menhirs seraient disposés sans ordre. Et pas un +repère pour se diriger, pas une lueur dans la sombre nuit, qui voilait +jusqu'au faîte du donjon central!</p> + +<p>Franz allait pourtant, se hissant ici sur un bloc énorme qui lui fermait +tout passage, là rampant entre les roches, ses mains déchirées aux +chardons et aux broussailles, sa tête effleurée par des couples +d'orfraies, qui s'enfuyaient en jetant leur horrible cri de crécelle.</p> + +<p>Ah! pourquoi la cloche de la vieille chapelle ne sonnait-elle pas alors +comme elle avait sonné pour Nic Deck et le docteur? Pourquoi cette +lumière intense qui les avait enveloppés ne s'allumait-elle pas +au-dessus des créneaux du donjon? Il eût marché vers ce son, il eût +marché vers cette lueur, comme le marin sur les sifflements d'une sirène +d'alarme ou les éclats d'un phare!</p> + +<p>Non!... Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à +quelques pas.</p> + +<p>Cela dura près d'une heure. A la déclivité du sol qui se prononçait sur +sa gauche, Franz sentait qu'il s'était égaré. Ou bien avait-il descendu +plus bas que la poterne? Peut-être s'était-il avancé au-delà du +pont-levis?</p> + +<p>Il s'arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. De quel côté +devait-il se diriger? Quelle rage le prit à la pensée qu'il serait +obligé d'attendre le jour!... Mais alors il serait vu des gens du +burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait +sur ses gardes...</p> + +<p>C'était la nuit, c'était dès cette nuit même qu'il importait de pénétrer +dans l'enceinte, et Franz ne parvenait pas à s'orienter au milieu de ces +ténèbres!</p> + +<p>Un cri lui échappa... un cri de désespoir.</p> + +<p>«Stilla... s'écria-t-il, ma Stilla!...»</p> + +<p>En était-il à penser que la prisonnière pût l'entendre, qu'elle pût lui +répondre?...</p> + +<p>Et, pourtant, à vingt reprises, il jeta ce nom que lui renvoyèrent les +échos du Plesa.</p> + +<p>Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. Une lueur se glissait à +travers l'ombre-une lueur assez vive, dont le foyer devait être placé à +une certaine hauteur.</p> + +<p>«Là est le burg... là!» se dit-il.</p> + +<p>Et, vraiment, par la position qu'elle occupait, cette lueur ne pouvait +venir que du donjon central.</p> + +<p>Étant donné sa surexcitation mentale, Franz n'hésita pas à croire que +c'était la Stilla qui lui envoyait ce secours. Plus de doute, elle +l'avait reconnu, au moment où il l'apercevait lui-même sur le +terre-plein du bastion. Et, maintenant, c'était elle qui lui adressait +ce signal, c'était elle qui lui indiquait la route à suivre pour arriver +jusqu'à la poterne...</p> + +<p>Franz se dirigea vers cette lumière, dont l'éclat s'accroissait à mesure +qu'il s'en rapprochait. Comme il était porté trop à gauche sur le +plateau d'Orgall, il fut obligé de remonter d'une vingtaine de pas à +droite, et, après quelques tâtonnements, il retrouva le rebord de la +contrescarpe.</p> + +<p>La lumière brillait en face de lui, et sa hauteur prouvait bien qu'elle +venait de l'une des fenêtres du donjon.</p> + +<p>Franz allait ainsi se trouver en face des derniers +obstacles—insurmontables peut-être!</p> + +<p>En effet, puisque la poterne était fermée, le pont-levis relevé, il +faudrait qu'il se laissât glisser jusqu'au pied de la courtine... Puis, +que ferait-il devant une muraille qui se dresserait à cinquante pieds +au-dessus de lui?...</p> + +<p>Franz s'avança vers l'endroit où s'appuyait le pont-levis, lorsque la +poterne était ouverte...</p> + +<p>Le pont-levis était baissé.</p> + +<p>Sans même prendre le temps de réfléchir, Franz franchit le tablier +branlant du pont, et mit la main sur la porte...</p> + +<p>Cette porte s'ouvrit.</p> + +<p>Franz se précipita sous la voûte obscure. Mais à peine avait-il marché +quelques pas que le pont-levis se relevait avec fracas contre la +poterne...</p> + +<p>Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes.</p> + +<h2><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII</h2> + +<p>Les gens du pays transylvain et les voyageurs qui remontent ou +redescendent le col de Vulkan ne connaissent du château des Carpathes +que son aspect extérieur. A la respectueuse distance où la crainte +arrêtait les plus braves du village de Werst et des environs, il ne +présente aux regards que l'énorme amas de pierres d'un burg en ruine.</p> + +<p>Mais, à l'intérieur de l'enceinte, le burg était-il si délabré qu'on +devait le supposer? Non. A l'abri de ses murs solides, les bâtiments +restés intacts de la vieille forteresse féodale auraient encore pu loger +toute une garnison.</p> + +<p>Vastes salles voûtées, caves profondes, corridors multiples, cours dont +l'empierrement disparaissait sous la haute lisse des herbes, réduits +souterrains où n'arrivait jamais la lumière du jour, escaliers dérobés +dans l'épaisseur des murs, casemates éclairées par les étroites +meurtrières de la courtine, donjon central à trois étages avec +appartements suffisamment habitables, couronné d'une plate-forme +crénelée, entre les diverses constructions de l'enceinte, +d'interminables couloirs capricieusement enchevêtrés, montant jusqu'au +terre-plein des bastions, descendant jusqu'aux entrailles de +l'infrastructure, çà et là quelques citernes, où se recueillaient les +eaux pluviales et dont l'excédent s'écoulait vers le torrent du Nyad, +enfin de longs tunnels, non bouchés comme on le croyait, et qui +donnaient accès sur la route du col de Vulkan,—tel était l'ensemble de +ce château des Carpathes, dont le plan géométral offrait un système +aussi compliqué que ceux des labyrinthes de Porsenna, de Lemnos ou de +Crète.</p> + +<p>Tel que Thésée, pour conquérir la fille de Minos, c'était aussi un +sentiment intense, irrésistible qui venait d'attirer le jeune comte à +travers les infinis méandres de ce burg. Y trouverait-il le fil d'Ariane +qui servit à guider le héros grec?</p> + +<p>Franz n'avait eu qu'une pensée, pénétrer dans cette enceinte, et il y +avait réussi. Peut-être aurait-il dû se faire cette réflexion: à savoir +que le pont-levis, relevé jusqu'à ce jour, semblait s'être expressément +rabattu pour lui livrer passage!... Peut-être aurait-il dû s'inquiéter +de ce que la poterne venait de se refermer brusquement derrière lui!... +Mais il n'y songeait même pas. Il était enfin dans ce château, où +Rodolphe de Gortz retenait la Stilla, et il sacrifierait sa vie pour +arriver jusqu'à elle.</p> + +<p>La galerie, dans laquelle Franz s'était élancé, large, haute, à voûte +surbaissée, se trouvait plongée alors au milieu de la plus complète +obscurité, et son dallage disjoint ne permettait pas d'y marcher d'un +pied sûr.</p> + +<p>Franz se rapprocha de la paroi de gauche, et il la suivit en s'appuyant +sur un parement dont la surface salpêtrée s'effritait sous sa main. Il +n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de ses pas, qui provoquaient +des résonances lointaines. Un courant tiède, chargé d'un relent de +vétusté, le poussait de dos, comme si quelque appel d'air se fût fait à +l'autre extrémité de cette galerie.</p> + +<p>Après avoir dépassé un pilier de pierre qui contrebutait le dernier +angle à gauche, Franz se trouva à l'entrée d'un couloir sensiblement +plus étroit. Rien qu'en étendant les bras, il en touchait le revêtement.</p> + +<p>Il s'avança ainsi, le corps penché, tâtonnant du pied et de la main, et +cherchant à reconnaître si ce couloir suivait une direction rectiligne.</p> + +<p>A deux cents pas environ à partir du pilier d'angle, Franz sentit que +cette direction s'infléchissait vers la gauche pour prendre, cinquante +pas plus loin, un sens absolument contraire. Ce couloir revenait-il vers +la courtine du burg, ou ne conduisait-il pas au pied du donjon?</p> + +<p>Franz essaya d'accélérer sa marche; mais, à chaque instant, il était +arrêté soit par un ressaut du sol contre lequel il se heurtait, soit par +un angle brusque qui modifiait sa direction. De temps en temps, il +rencontrait quelque ouverture, trouant la paroi, qui desservait des +ramifications latérales. Mais tout était obscur, insondable, et c'est en +vain qu'il cherchait à s'orienter au sein de ce labyrinthe, véritable +travail de taupes.</p> + +<p>Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu'il se +fourvoyait dans des impasses. Ce qu'il avait à craindre, c'était qu'une +trappe mal fermée cédât sous son pied, et le précipitât au fond d'une +oubliette, dont il n'aurait pu se tirer. Aussi, lorsqu'il foulait +quelque panneau sonnant le creux, avait-il soin de se soutenir aux murs, +mais s'avançant toujours avec une ardeur qui ne lui laissait même pas le +loisir de la réflexion.</p> + +<p>Toutefois, puisque Franz n'avait eu encore ni à monter ni à descendre, +c'est qu'il se trouvait toujours au niveau des cours intérieures, +ménagées entre les divers bâtiments de l'enceinte, et il y avait chance +que ce couloir aboutît au donjon central, à la naissance même de +l'escalier.</p> + +<p>Incontestablement, il devait exister un mode de communication plus +direct entre la poterne et les bâtiments du burg. Oui, et au temps où la +famille de Gortz l'habitait, il n'était pas nécessaire de s'engager à +travers ces interminables passages. Une seconde porte, qui faisait face +à la poterne, à l'opposé de la première galerie, s'ouvrait sur la place +d'armes, au milieu de laquelle s'élevait le donjon; mais elle était +condamnée, et Franz n'avait pas même pu en reconnaître la place.</p> + +<p>Une heure s'était passée pendant que le jeune comte allait au hasard des +détours, écoutant s'il n'entendait pas quelque bruit lointain, n'osant +crier ce nom de la Stilla, que les échos auraient pu répercuter +jusqu'aux étages du donjon. Il ne se décourageait point, et il irait +tant que la force ne lui manquerait pas, tant qu'un infranchissable +obstacle ne l'obligerait pas à s'arrêter.</p> + +<p>Cependant, sans qu'il s'en rendît compte, Franz était exténué déjà. +Depuis son départ de Werst, il n'avait rien mangé. Il souffrait de la +faim et de la soif. Son pas n'était plus sûr, ses jambes fléchissaient. +Au milieu de cet air humide et chaud qui traversait son vêtement, sa +respiration était devenue haletante, son cœur battait précipitamment.</p> + +<p>Il devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied +gauche, ne rencontra plus le sol.</p> + +<p>Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une +seconde.</p> + +<p>Il y avait là un escalier.</p> + +<p>Cet escalier s'enfonçait dans les fondations du château, et peut-être +n'avait-il pas d'issue?</p> + +<p>Franz n'hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le +développement suivait une direction oblique par rapport au couloir.</p> + +<p>Soixante-dix-sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un +second boyau horizontal, qui Se perdait en de multiples et sombres +détours.</p> + +<p>Franz marcha ainsi l'espace d'une demi-heure, et, brisé de fatigue, il +venait de s'arrêter, lorsqu'un point lumineux apparut à deux ou trois +centaines de pieds en avant.</p> + +<p>D'où provenait cette lueur? Était-ce simplement quelque phénomène +naturel, l'hydrogène d'un feu follet qui se serait enflammé à cette +profondeur? N'était-ce pas plutôt un falot, porté par une des personnes +qui habitaient le burg?</p> + +<p>«Serait-ce elle?...» murmura Franz.</p> + +<p>Et il lui revint à la pensée qu'une lumière avait déjà paru, comme pour +lui indiquer l'entrée du château, lorsqu'il était égaré entre les roches +du plateau d'Orgall. Si c'était la Stilla qui lui avait montré cette +lumière à l'une des fenêtres du donjon, n'était-ce pas elle encore qui +cherchait à le guider à travers les sinuosités de cette substruction?</p> + +<p>A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un +mouvement.</p> + +<p>Une clarté diffuse plutôt qu'un point lumineux, paraissait emplir une +sorte d'hypogée à l'extrémité du couloir.</p> + +<p>Hâter sa marche en rampant, car ses jambes pouvaient à peine le +soutenir, c'est à quoi se décida Franz, et après avoir franchi une +étroite ouverture, il tomba sur le seuil d'une crypte.</p> + +<p>Cette crypte, en bon état de conservation, haute d'une douzaine de +pieds, se développait circulairement sur un diamètre à peu près égal. +Les nervures de sa voûte, que portaient les chapiteaux de huit piliers +ventrus, rayonnaient vers une clef pendentive, au centre de laquelle +était enchâssée une ampoule de verre, pleine d'une lumière jaunâtre.</p> + +<p>En face de la porte, établie entre deux des piliers, il existait une +autre porte, qui était fermée et dont les gros clous, rouillés à leur +tête, indiquaient la place où s'appliquait l'armature extérieure des +verrous.</p> + +<p>Franz se redressa, se traîna jusqu'à cette seconde porte, chercha à en +ébranler les lourds montants...</p> + +<p>Ses efforts furent inutiles.</p> + +<p>Quelques meubles délabrés garnissaient la crypte; ici, un lit ou plutôt +un grabat en vieux cœur de chêne, sur lequel étaient jetés différents +objets de literie; là, un escabeau aux pieds tors, une table fixée au +mur par des tenons de fer. Sur la table se trouvaient divers ustensiles, +un large broc rempli d'eau, un plat contenant un morceau de venaison +froide, une grosse miche de pain, semblable à du biscuit de mer. Dans un +coin murmurait une vasque, alimentée par un filet liquide, et dont le +trop-plein s'écoulait par une perte ménagée à la base de l'un des +piliers.</p> + +<p>Ces dispositions préalablement prises n'indiquaient-elles pas qu'un hôte +était attendu dans cette crypte, ou plutôt un prisonnier dans cette +prison! Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par +ruse?</p> + +<p>Dans le désarroi de ses pensées, Franz n'en eut pas même le soupçon. +Épuisé par le besoin et la fatigue, il dévora les aliments déposés sur +la table, il se désaltéra avec le contenu du broc; puis il se laissa +tomber en travers de ce lit grossier, où un repos de quelques minutes +pouvait lui rendre un peu de ses forces.</p> + +<p>Mais, lorsqu'il voulut rassembler ses idées, il lui sembla qu'elles +s'échappaient comme une eau que sa main aurait voulu retenir.</p> + +<p>Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches? Sa +volonté était-elle engourdie à ce point qu'il ne fût plus maître de ses +actes?...</p> + +<p>«Non! se dit-il, je n'attendrai pas!... Au donjon... il faut que +j'arrive au donjon cette nuit même!...» Tout à coup, la clarté factice +que versait l'ampoule encastrée à la clef de voûte s'éteignit, et la +crypte fut plongée dans une complète obscurité.</p> + +<p>Franz voulut se relever... Il n'y parvint pas, et sa pensée s'endormit +ou, pour mieux dire, s'arrêta brusquement, comme l'aiguille d'une +horloge dont le ressort se casse. Ce fut un sommeil étrange, ou plutôt +une torpeur accablante, un absolu anéantissement de l'être, qui ne +provenait pas de l'apaisement de l'esprit...</p> + +<p>Combien de temps avait duré ce sommeil, Franz ne sut le constater, +lorsqu'il se réveilla. Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l'heure. +Mais la crypte était baignée de nouveau d'une lumière artificielle.</p> + +<p>Franz s'éloigna hors de son lit, fit quelques pas du côté de la première +porte: elle était toujours ouverte;—vers la seconde porte: elle était +toujours fermée.</p> + +<p>Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine.</p> + +<p>Si son corps était remis des fatigues de la veille, il se sentait la +tête à la fois vide et pesante.</p> + +<p>«Combien de temps ai-je dormi? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il +jour?...»</p> + +<p>A l'intérieur de la crypte, il n'y avait rien de changé, si ce n'est que +la lumière avait été rétablie, la, nourriture renouvelée, le broc rempli +d'une eau claire.</p> + +<p>Quelqu'un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet +accablement torpide? On savait qu'il avait atteint les profondeurs du +burg?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz... +Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses +semblables?</p> + +<p>Ce n'était pas admissible, et, d'ailleurs, il fuirait, puisqu'il pouvait +encore le faire, il retrouverait la galerie qui conduisait à la poterne, +il sortirait du château...</p> + +<p>Sortir?... Il se souvint alors que la poterne s'était refermée derrière +lui...</p> + +<p>Eh bien! il chercherait à gagner le mur d'enceinte, et par une des +embrasures de la courtine, il essaierait de se glisser au-dehors... +Coûte que coûte, il fallait qu'avant une heure, il se fût échappé du +burg...</p> + +<p>Mais la Stilla... Renoncerait-il à parvenir jusqu'à elle?... +Partirait-il sans l'avoir arrachée à Rodolphe de Gortz?...</p> + +<p>Non! et ce dont il n'aurait pu venir à bout, il le ferait avec le +concours des agents que Rotzko avait dû ramener de Karlsburg au village +de Werst... On se précipiterait à l'assaut de la vieille enceinte... on +fouillerait le burg de fond en comble!...</p> + +<p>Cette résolution prise, il s'agissait de la mettre à exécution sans +perdre un instant.</p> + +<p>Franz se leva, et il se dirigeait vers le couloir par lequel il était +arrivé, lorsqu'une sorte de glissement se produisit derrière la seconde +porte de la crypte.</p> + +<p>C'était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient—lentement.</p> + +<p>Franz vint placer son oreille contre le vantail de la porte, et, +retenant sa respiration, il écouta...</p> + +<p>Les pas semblaient se poser à intervalles réguliers, comme s'ils eussent +monté d'une marche à une autre. Nul doute qu'il y eût là un second +escalier, qui reliait la crypte aux cours intérieures.</p> + +<p>Pour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il +portait à sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main.</p> + +<p>Si c'était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se +jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors +d'état de le suivre; puis, s'élançant par cette nouvelle issue, il +tenterait d'atteindre le donjon.</p> + +<p>Si c'était le baron Rodolphe de Gortz—et il reconnaîtrait bien l'homme +qu'il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de +San-Carlo—, il le frapperait sans pitié.</p> + +<p>Cependant les pas s'étaient arrêtés au palier qui formait le seuil +extérieur.</p> + +<p>Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrît...</p> + +<p>Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au +jeune comte.</p> + +<p>C'était la voix de la Stilla... oui!... mais sa voix un peu affaiblie +avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes +modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait +être mort avec l'artiste.</p> + +<p>Et la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de +Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="poesie"> +<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Nel giardino de' mille fiori,</span></td></tr> +<tr><td align="left"><span style="margin-left: 0em;">Andiamo, mio cuore...</span></td></tr> +</table> + +<p>Ce chant pénétrait Franz jusqu'au plus profond de son âme... Il +l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla +semblait l'inviter à la suivre, répétant:</p> + +<p class="c">Andiamo, mio cuore... andiamo...</p> + +<p>Et pourtant la porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage!... Ne +pourrait-il donc arriver jusqu'à la Stilla, la prendre entre ses bras, +l'entraîner hors du burg?... «Stilla... ma Stilla...» s'écria-t-il.</p> + +<p>Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets.</p> + +<p>Déjà le chant semblait s'affaiblir... la voix s'éteindre... les pas +s'éloigner...</p> + +<p>Franz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains +aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait +presque plus.</p> + +<p>C'est alors qu'une effroyable pensée lui traversa l'esprit comme un +éclair.</p> + +<p>«Folle!... s'écria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas +reconnu... puisqu'elle n'a pas répondu!... Depuis cinq ans, enfermée +ici... au pouvoir de cet homme... ma pauvre Stilla... sa raison s'est +égarée...»</p> + +<p>Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en +feu...</p> + +<p>«Moi aussi... je sens que ma raison s'égare!... répétait-il. Je sens que +je vais devenir fou... fou comme elle...»</p> + +<p>Il allait et venait à travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans +sa cage...</p> + +<p>«Non! répéta-t-il, non!... Il ne faut pas que ma tête se perde!... Il +faut que je sorte du burg... J'en sortirai!»</p> + +<p>Et il s'élança vers la première porte...</p> + +<p>Elle venait de se fermer sans bruit.</p> + +<p>Franz ne s'en était pas aperçu, pendant qu'il écoutait la voix de la +Stilla...</p> + +<p>Après avoir été emprisonné dans l'enceinte du burg, il était maintenant +emprisonné dans la crypte.</p> + +<h2><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV</h2> + +<p>Franz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de +réfléchir, la compréhension des choses, l'intelligence nécessaire pour +en déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul +sentiment qui persistait en lui, c'était le souvenir de la Stilla, +c'était l'impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne +lui renvoyaient plus.</p> + +<p>Avait-il donc été le jouet d'une illusion? Non, mille fois non! C'était +bien la Stilla qu'il avait entendue tout à l'heure, et c'était bien elle +qu'il avait vue sur le bastion du château.</p> + +<p>Alors cette pensée le reprit, cette pensée qu'elle était privée de +raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une +seconde fois.</p> + +<p>«Folle! se répéta-t-il. Oui!... folle... puisqu'elle n'a pas reconnu ma +voix... puisqu'elle n'a pas pu répondre... folle... folle!»</p> + +<p>Et cela n'était que trop vraisemblable!</p> + +<p>Ah! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entraîner au château de +Krajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient +bien lui rendre la raison!</p> + +<p>Voilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs +heures s'écoulèrent avant qu'il eût repris possession de lui-même.</p> + +<p>Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos +de ses pensées.</p> + +<p>«Il faut m'enfuir d'ici... se dit-il. Comment?... Dès qu'on rouvrira +cette porte!... Oui!... C'est pendant mon sommeil que l'on vient +renouveler ces provisions... J'attendrai... je feindrai de dormir...»</p> + +<p>Un soupçon lui vint alors: c'est que l'eau du broc devait renfermer +quelque substance soporifique... S'il avait été plongé dans ce lourd +sommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait, +c'était pour avoir bu de cette eau... Eh bien! il n'en boirait plus... +Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette +table... Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt...</p> + +<p>Bientôt?... Qu'en savait-il?... En ce moment, le soleil montait-il vers +le zénith ou s'abaissait-il sur l'horizon?... Faisait-il jour ou nuit?</p> + +<p>Aussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d'un pas, qui se fût +approché de l'une ou de l'autre porte... Mais aucun bruit n'arrivant +jusqu'à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante, +l'œil égaré, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous +l'oppression d'une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à +travers le joint des portes.</p> + +<p>Soudain, à l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle +plus frais arriver à ses lèvres.</p> + +<p>En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un +peu de l'air du dehors?</p> + +<p>Oui... il y avait un passage qu'on ne soupçonnait pas sous l'ombre du +pilier.</p> + +<p>Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté +qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un +instant.</p> + +<p>Là s'arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les +murailles s'élevaient d'une centaine de pieds. On eût dit le fond d'un +puits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel +tombait un peu d'air et de clarté.</p> + +<p>Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice supérieur de +ce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la +margelle.</p> + +<p>Le soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet +angle lumineux tendait à se rétrécir.</p> + +<p>Il devait être environ cinq heures du soir.</p> + +<p>De là cette conséquence, c'est que le sommeil de Franz se serait +prolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il +n'eût été provoqué par une boisson soporifique.</p> + +<p>Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst +l'avant-veille, 11 juin, c'était la journée du 13 qui allait +s'achever...</p> + +<p>Si humide que fût l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira à pleins +poumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s'il avait espéré qu'une +évasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite +détrompé. Tenter de s'élever le long de ses parois, qui ne présentaient +aucune saillie, était impraticable.</p> + +<p>Franz revint à l'intérieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir +que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'état dans +lequel elles se trouvaient.</p> + +<p>La première porte—par laquelle il était arrivé était très solide, très +épaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés +dans une gâche de fer: donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux.</p> + +<p>La seconde porte—derrière laquelle s'était fait entendre la voix de la +Stilla—semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par +endroits... Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un +passage de ce côté.</p> + +<p>«Oui... c'est par là... c'est par là!...» se dit Franz, qui avait repris +son sang-froid.</p> + +<p>Mais il n'y avait pas de temps à perdre, car il était probable que +quelqu'un entrerait dans la crypte, dès qu'on le supposerait endormi +sous l'influence de la boisson somnifère.</p> + +<p>Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'espérer, la moisissure +ayant rongé le bois autour de l'armature métallique qui retenait les +verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en +détacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s'arrêtant +parfois, prêtant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors.</p> + +<p>Trois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s'ouvrait +en grinçant sur ses gonds.</p> + +<p>Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins +étouffant.</p> + +<p>En ce moment, l'angle lumineux ne se découpait plus à l'orifice du +puits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat. +La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques +étoiles brillaient à l'ovale de la margelle, comme si on les eût +regardées par le tube d'un long télescope. De petits nuages s'en +allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent +avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphère indiquaient aussi que la +lune, à demi pleine encore, avait dépassé l'horizon des montagnes de +l'est.</p> + +<p>Il devait être à peu près neuf heures du soir.</p> + +<p>Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l'eau +de la vasque, ayant d'abord renversé celle du broc. Puis, fixant son +couteau à sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derrière lui.</p> + +<p>Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunée Stilla, +errant à travers ces galeries souterraines?... A cette pensée, son cœur +battait à se rompre.</p> + +<p>Dès qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il +l'avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en +le montant,—soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il +avait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait +donc de quelque huit pieds qu'il fût revenu au niveau du sol.</p> + +<p>N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor, +dont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua +d'avancer.</p> + +<p>Une demi-heure s'écoula, sans qu'il eût été arrêté ni par une porte ni +par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empêché de reconnaître +sa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau +d'Orgall.</p> + +<p>Après une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit +haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût +interminable, quand un obstacle l'arrêta.</p> + +<p>C'était la paroi d'un mur de briques.</p> + +<p>Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre +ouverture.</p> + +<p>Il n'y avait aucune issue de ce côté.</p> + +<p>Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait conçu d'espoir se +brisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se +dérobèrent, il tomba le long de la muraille.</p> + +<p>Mais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont +les briques disjointes adhéraient à peine et s'ébranlaient sous les +doigts.</p> + +<p>«Par là... oui!... par là!...» s'écria Franz.</p> + +<p>Et il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu'un bruit se fit +entendre de l'autre côté.</p> + +<p>Franz s'arrêta.</p> + +<p>Le bruit n'avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière +arrivait à travers la crevasse.</p> + +<p>Franz regarda.</p> + +<p>Là était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de +délabrement le temps et l'abandon l'avaient réduite: une voûte à demi +effondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers +gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un +fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique +flamboyant; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque +ancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d'autel +dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la +toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait été épargné par les +rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d'où +pendait une corde jusqu'à terre,—la corde de cette cloche, qui tintait +quelquefois, à l'inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur +la route du col.</p> + +<p>Dans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux +intempéries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant à +la main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière.</p> + +<p>Franz reconnut aussitôt cet homme.</p> + +<p>C'était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique +société pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet +original que l'on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se +parlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la +poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions +au service de Rodolphe de Gortz!</p> + +<p>Si donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence +du baron au château des Carpathes, même après l'apparition de la Stilla, +ce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses +yeux.</p> + +<p>Qu'avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée +de la nuit?</p> + +<p>Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez +distinctement.</p> + +<p>Orfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de +fer,-auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d'une bobine déposée +dans un coin de la chapelle. Et telle était l'attention qu'il apportait +à ce travail qu'il n'eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci +avait été à même de s'approcher;</p> + +<p>Ah! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'élargir +n'était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré +dans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l'aurait obligé +à le conduire au donjon...</p> + +<p>Mais peut-être était-il heureux qu'il fût hors d'état de le faire, car, +en cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait +payer de sa vie les secrets qu'il venait de découvrir!</p> + +<p>Quelques minutes après l'arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans +la chapelle.</p> + +<p>C'était le baron Rodolphe de Gortz.</p> + +<p>L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne +semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le +fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés +en arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites.</p> + +<p>Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait +Orfanik.</p> + +<p>Et voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux +hommes.</p> + +<h2><a name="XV" id="XV"></a>XV</h2> + +<p>«Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?—je viens de +l'achever.</p> + +<p>—Tout est préparé dans les casemates des bastions?</p> + +<p>—Tout.</p> + +<p>—Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au +donjon?</p> + +<p>—Ils le sont.</p> + +<p>—Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps +de nous enfuir?</p> + +<p>—Nous l'aurons.</p> + +<p>—A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était +libre?</p> + +<p>—Il l'est.»</p> + +<p>Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant +repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la +chapelle.</p> + +<p>«Ah! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui +tenteront de forcer ton enceinte!»</p> + +<p>Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune +comte.</p> + +<p>«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik.</p> + +<p>Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait +dans l'auberge du <i>Roi Mathias</i>.</p> + +<p>Est-ce que l'attaque est pour cette nuit?</p> + +<p>—Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour.</p> + +<p>—Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?—Depuis deux heures, +avec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg.</p> + +<p>Eh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de +Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous +ceux qui lui viendront en aide.»</p> + +<p>Puis, au bout de quelques moments:</p> + +<p>«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais +savoir qu'il établissait une communication entre le château et le +village de Werst...—On ne le saura pas; je détruirai ce fil.» A notre +avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes, +qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait +pas tarder à être révélée.</p> + +<p>A cette époque—nous ferons très particulièrement remarquer que cette +histoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIX<sup>e</sup> siècle, +—l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme +«l'âme de l'univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements. +L'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur œuvre.</p> + +<p>Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec +une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques, +arrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se +disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait +l'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles +eussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se +voir dans des glaces reliées par des fils, grâce à l'invention du +téléphote.].</p> + +<p>Depuis bien des années déjà, Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de +Gortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de +l'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses +admirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le +méritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu +d'un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que +l'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables.</p> + +<p>Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik, +talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa +bourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que +le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait +seul à en profiter.</p> + +<p>Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa +façon, étaient bien de nature à s'entendre. Aussi, depuis leur +rencontre, ne se séparèrent-ils plus—pas même lorsque le baron de Gortz +suivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie.</p> + +<p>Mais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable +artiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui +avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à +perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires +effets.</p> + +<p>Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla, +le baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était +devenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il +était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y +enfermer avec lui.</p> + +<p>Lorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs +de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant +du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de +lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen +d'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet, +il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et +c'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que +nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était +nécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon.</p> + +<p>En réalité, ce qui restait du burg—et notamment le donjon central—, +était moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne +l'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il +fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux +travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et +alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns.</p> + +<p>Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et +Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays +en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une +intervention diabolique.</p> + +<p>Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au +courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il +donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en +douter? Oui, si l'on réussissait à établir une communication +téléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du <i>Roi +Mathias</i>, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir +chaque soir.</p> + +<p>C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans +les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine +isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut +déroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier +travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une +nuit au <i>Roi Mathias</i>, afin de raccorder ce fil à la grande salle de +l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener +l'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette +fenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant +placé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du +feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement +disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que +le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au <i>Roi +Mathias</i>, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait.</p> + +<p>Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement +troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en +écarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné +depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à +l'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit +d'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon. +A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on +sait ce qui en résulta.</p> + +<p>C'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le +baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se +passait à Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait +pris Nic Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix +menaçante se fit soudain entendre dans la salle du <i>Roi Mathias</i> pour +l'en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa +résolution malgré cette menace,. le baron de Gortz décida-t-il de lui +infliger une telle leçon qu'il perdît l'envie d'y jamais revenir. Cette +nuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à +fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de +nature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au +campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de +sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale, +formidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements +épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au +moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du +fossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le +courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge +électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé +le forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du +pont-levis.</p> + +<p>Ainsi que le baron de Gortz le pensait, après l'apparition de ces +inexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal +tourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent, +personne n'eût voulu s'approcher—même à deux bons milles de ce château +des Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels.</p> + +<p>Rodolphe de Gortz devait donc se croire à l'abri de toute curiosité +importune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Wertz.</p> + +<p>Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres, +sa présence à l'auberge du <i>Roi Mathias</i> fut aussitôt signalée par le +fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma +avec le souvenir des événements qui s'étaient passés à Naples. Et non +seulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du +burg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes +superstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui +protégeait le château des Carpathes, il s'engageait même à prévenir les +autorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes +ces légendes!</p> + +<p>Aussi le baron de Gortz résolut-il d'attirer Franz de Télek dans le +burg, et l'on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix +de la Stilla, envoyée à l'auberge du <i>Roi Mathias</i> par l'appareil +téléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route +pour s'approcher du château; l'apparition de la cantatrice sur le +terre-plein du bastion lui avait donné l'irrésistible désir d'y +pénétrer; une lumière, montré à une des fenêtres du donjon, l'avait +guidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond +de cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore +entendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où +des aliments lui étaient apportés alors qu'il dormait d'un sommeil +léthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et +dont la porte s'était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir +du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en +pourrait jamais sortir.</p> + +<p>Tels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse +de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême +dépit, le baron savait que l'éveil avait été donné par Rotzko qui, +n'ayant point suivi son maître à l'intérieur du château, avait prévenu +les autorités de Karlsburg. Une escouade d'agents était arrivée au +village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte +partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se +défendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic +Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit +guère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'étaient-ils +déterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient +plus que le moment d'agir. Un courant électrique était préparé pour +mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le +donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à +lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le +temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion +dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte +du château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que +jamais on ne retrouverait leurs traces.</p> + +<p>Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz +l'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une +communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le +village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être +anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale +aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron +de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir,—fuir en entraînant la +Stilla, inconsciente...</p> + +<p>Ah! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se +jeter sur ces deux hommes!... il les aurait terrassés, il les aurait +frappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher +l'effroyable ruine!</p> + +<p>Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas +après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle, +Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et, +Dieu aidant, il ferait justice!</p> + +<p>Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne +les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir? +Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou +quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le +donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg +communiquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne +rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir.</p> + +<p>En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de +Gortz et Orfanik.</p> + +<p>«Il n'y a plus rien à faire ici?</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Alors séparons-nous.</p> + +<p>—Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le +château?...</p> + +<p>—Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan.</p> + +<p>—Mais vous?...</p> + +<p>—Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant.</p> + +<p>—Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous +attendre?</p> + +<p>—A Bistritz.</p> + +<p>—Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre +volonté.</p> + +<p>—Oui... car je veux l'entendre... je veux l'entendre encore une fois +pendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des +Carpathes!»</p> + +<p>Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait +quitté la chapelle.</p> + +<p>Bien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette +conversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de +parler Rodolphe de Gortz.</p> + +<h2><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI</h2> + +<p>Le désastre était imminent. Franz ne pouvait le prévenir qu'en mettant +le baron de Gortz hors d'état d'exécuter son projet.</p> + +<p>Il était alors onze heures du soir. Ne craignant plus d'être découvert, +Franz reprit son travail. Les briques de la paroi se détachaient assez +facilement; mais son épaisseur était telle qu'une demi-heure s'écoula +avant que l'ouverture fût assez large pour lui livrer passage.</p> + +<p>Dès que Franz eut mis pied à l'intérieur de cette chapelle ouverte à +tous les vents, il se sentit ranimé par l'air du dehors. A travers les +déchirures de la nef et l'embrasure des fenêtres, le ciel laissait voir +de légers nuages, chassés par la brise. Çà et là apparaissaient quelques +étoiles que faisait pâlir l'éclat de la lune montant sur l'horizon.</p> + +<p>Il s'agissait de trouver la porte qui s'ouvrait au fond de la chapelle, +et par laquelle le baron de Gortz et Orfanik étaient sortis. C'est +pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s'avança-t-il vers le +chevet.</p> + +<p>En cette partie très obscure, où ne pénétraient pas les rayons lunaires, +son pied se heurtait à des débris de tombes et aux fragments détachés de +la voûte.</p> + +<p>Enfin, à l'extrémité du chevet, derrière le retable de l'autel, près +d'une sombre encoignure, Franz sentit une porte vermoulue céder sous sa +poussée.</p> + +<p>Cette porte s'ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l'enceinte.</p> + +<p>C'était par là que le baron de Gortz et Orfanik étaient entrés dans la +chapelle, et c'était par là qu'ils venaient d'en sortir.</p> + +<p>Dès que Franz fut dans la galerie, il se trouva de nouveau au milieu +d'une complète obscurité. Après nombre de détours, sans avoir eu ni à +monter ni à descendre, il était certain de s'être maintenu au niveau des +cours intérieures.</p> + +<p>Une demi-heure plus tard, l'obscurité parut être moins profonde: une +demi-clarté se glissait à travers quelques ouvertures latérales de la +galerie.</p> + +<p>Franz put marcher plus rapidement, et il déboucha dans une large +casemate, ménagée sous ce terre-plein du bastion, qui flanquait l'angle +gauche de la courtine.</p> + +<p>Cette casemate était percée d'étroites meurtrières, par lesquelles +pénétraient les rayons de la lune.</p> + +<p>A l'opposé il y avait une porte ouverte.</p> + +<p>Le premier soin de Franz fut de se placer devant une des meurtrières, +afin de respirer cette fraîche brise de la nuit durant quelques +secondes.</p> + +<p>Mais, au moment où il allait se retirer, il crut apercevoir deux ou +trois ombres, qui se mouvaient à l'extrémité inférieure du plateau +d'Orgall, éclairé jusqu'au sombre massif de la sapinière.</p> + +<p>Franz regarda.</p> + +<p>Quelques hommes allaient et venaient sur ce plateau, un peu en avant des +arbres—sans doute les agents de Karlsburg, ramenés par Rotzko. +S'étaient-ils donc décidés à opérer de nuit, dans l'espoir de surprendre +les hôtes du château, ou attendaient-ils en cet endroit les premières +lueurs de l'aube?</p> + +<p>Quel effort Franz dut faire sur lui-même pour retenir le cri prêt à lui +échapper, pour ne pas appeler Rotzko, qui aurait bien su entendre et +reconnaître sa voix! Mais ce cri pouvait arriver jusqu'au donjon, et, +avant que les agents eussent escaladé l'enceinte, Rodolphe de Gortz +aurait le temps de mettre son appareil en activité et de s'enfuir par le +tunnel.</p> + +<p>Franz parvint à se maîtriser et s'éloigna de la meurtrière. Puis, la +casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la +galerie.</p> + +<p>Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d'un escalier qui se +déroulait dans l'épaisseur du mur.</p> + +<p>Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d'armes? +Il avait lieu de le croire.</p> + +<p>Cependant, cet escalier ne devait pas être l'escalier principal qui +accédait aux divers étages. Il ne se composait que d'une suite +d'échelons circulaires, disposés comme les filets d'une vis à +l'intérieur d'une cage étroite et obscure.</p> + +<p>Franz monta sans bruit, écoutant, mais n'entendant rien, et, au bout +d'une vingtaine de marches, il s'arrêta sur un palier.</p> + +<p>Là, une porte s'ouvrait attenant à la terrasse, dont le donjon était +entouré à son premier étage.</p> + +<p>Franz se glissa le long de cette terrasse et, en prenant le soin de +s'abriter derrière le parapet, il regarda dans la direction du plateau +d'Orgall.</p> + +<p>Plusieurs hommes apparaissaient encore au bord de la sapinière, et rien +n'indiquait qu'ils voulussent se rapprocher du burg.</p> + +<p>Décidé à rejoindre le baron de Gortz avant qu'il se fût enfui par le +tunnel du col, Franz contourna l'étage et arriva devant une autre porte, +où la vis de l'escalier reprenait sa révolution ascendante.</p> + +<p>Il mit le pied sur la première marche, appuya ses deux mains aux parois, +et commença à monter.</p> + +<p>Toujours même silence.</p> + +<p>L'appartement du premier étage n'était point habité.</p> + +<p>Franz se hâta d'atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages +supérieurs.</p> + +<p>Lorsqu'il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de +marche. Là se terminait l'escalier, qui desservait l'appartement le plus +élevé du donjon, celui que couronnait la plate-forme crénelée, où +flottait autrefois l'étendard des barons de Gortz.</p> + +<p>La paroi, à gauche du palier, était percée d'une porte, fermée en ce +moment.</p> + +<p>A travers le trou de la serrure, dont la clef était en dehors, filtrait +un vif rayon de lumière.</p> + +<p>Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l'intérieur de l'appartement.</p> + +<p>En appliquant son œil à la serrure, il ne distingua que la partie +gauche d'une chambre, qui était très éclairée, la partie droite étant +plongée dans l'ombre.</p> + +<p>Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui +s'ouvrit.</p> + +<p>Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses +murs circulaires s'appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en +se rejoignant au centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des +tentures épaisses, d'anciennes tapisseries à personnages, recouvraient +ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils, +escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux fenêtres pendaient +d'épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la clarté +intérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur +lequel s'amortissaient les pas.</p> + +<p>L'arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant, +Franz fut surtout frappé du contraste qu'elle offrait, suivant qu'elle +était baignée d'ombre ou de lumière.</p> + +<p>A droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d'une profonde +obscurité.</p> + +<p>A gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée +d'étoffes noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil +de concentration, placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être +aperçu.</p> + +<p>A une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un +écran à hauteur d'appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier, +que l'écran entourait d'une sorte de pénombre.</p> + +<p>Près du fauteuil, une petite table, recouverte d'un tapis, supportait +une boîte rectangulaire.</p> + +<p>Cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont +le couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un +cylindre métallique.</p> + +<p>Dès son entrée dans la salle, Franz s'aperçut que le fauteuil était +occupé.</p> + +<p>Là, en effet, il y avait une personne qui gardait une complète +immobilité, la tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières +closes, le bras droit étendu sur la table, la main appuyée sur la partie +antérieure de la boîte.</p> + +<p>C'était Rodolphe de Gortz.</p> + +<p>Était-ce donc pour s'abandonner au sommeil que le baron avait voulu +passer cette dernière nuit à l'extrême étage du vieux donjon?</p> + +<p>Non!... Cela ne pouvait être, d'après ce que Franz lui avait entendu +dire à Orfanik.</p> + +<p>Le baron de Gortz était seul dans cette chambre, d'ailleurs, et, +conformément aux ordres qu'il avait reçus, il n'était pas douteux que +son compagnon ne se fût déjà enfui par le tunnel.</p> + +<p>Et la Stilla?... Rodolphe de Gortz n'avait-il pas dit aussi qu'il +voulait l'entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes, +avant qu'il n'eût été détruit par l'explosion?... Et pour quelle autre +raison aurait-il regagné cette salle, où elle devait venir, chaque soir, +l'enivrer de son chant?...</p> + +<p>Où était donc la Stilla?...</p> + +<p>Franz ne la voyait ni ne l'entendait...</p> + +<p>Après tout, qu'importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la +merci du jeune comte!... Franz saurait bien le contraindre à parler. +Mais, étant donné l'état de surexcitation où il se trouvait, n'allait-il +pas se jeter sur cet homme qu'il haïssait comme il en était haï, qui lui +avait enlevé la Stilla... la Stilla, vivante et folle... folle par +lui... et le frapper?...</p> + +<p>Franz vint se poster derrière le fauteuil. Il n'avait plus qu'un pas à +faire pour saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête +perdue, il levait la main...</p> + +<p>Soudain la Stilla apparut.</p> + +<p>Franz laissa tomber son couteau sur le tapis.</p> + +<p>La Stilla était debout sur l'estrade, en pleine lumière, sa chevelure +dénouée, ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de +l'Angélica d'Orlando, telle qu'elle s'était montrée sur le bastion du +burg. Ses yeux, fixés sur le jeune comte, le pénétraient jusqu'au fond +de l'âme...</p> + +<p>Il était impossible que Franz ne fût pas vu d'elle, et, pourtant, la +Stilla ne faisait pas un geste pour l'appeler... elle n'entrouvrait pas +les lèvres pour lui parler... Hélas! elle était folle!</p> + +<p>Franz allait s'élancer sur l'estrade pour la saisir entre ses bras, pour +l'entraîner au-dehors...</p> + +<p>La Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le +baron de Gortz s'était penché vers elle. Au paroxysme de l'extase, le +dilettante respirait cette voix comme un parfum, il la buvait comme une +liqueur divine. Tel il était autrefois aux représentations des théâtres +d'Italie, tel il était alors au milieu de cette salle, dans une solitude +infinie, au sommet de ce donjon, qui dominait la campagne transylvaine!</p> + +<p>Oui! la Stilla chantait!... Elle chantait pour lui... rien que pour +lui!... C'était comme un souffle s'exhalant de ses lèvres, qui +semblaient être immobiles... Mais, si la raison l'avait abandonnée, du +moins son âme d'artiste lui était-elle restée toute entière!</p> + +<p>Franz, lui aussi, s'enivrait du charme de cette voix qu'il n'avait pas +entendue depuis cinq longues années... Il s'absorbait dans l'ardente +contemplation de cette femme qu'il croyait ne jamais revoir, et qui +était là, vivante, comme si quelque miracle l'eût ressuscitée à ses +yeux!</p> + +<p>Et ce chant de la Stilla, n'était-ce pas entre tous celui qui devait +faire vibrer plus vivement au cœur de Franz les cordes du souvenir? +Oui! il avait reconnu le finale de la tragique scène d'<i>Orlando</i>, ce +finale où l'âme de la cantatrice s'était brisée sur cette dernière +phrase:</p> + +<p>Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Et il se +disait qu'elle ne serait pas interrompue, comme elle l'avait été sur le +théâtre de San-Carlo!... Non!... Elle ne mourrait pas entre les lèvres +de la Stilla, comme elle était morte à sa représentation d'adieu...</p> + +<p>Franz ne respirait plus... Toute sa vie était attachée à ce chant... +Encore quelques mesures, et ce chant s'achèverait dans toute son +incomparable pureté...</p> + +<p>Mais voici que la voix commence à faiblir... On dirait que la Stilla +hésite en répétant ces mots d'une douleur poignante:</p> + +<p class="c">Voglio morire...</p> + +<p>La Stilla va-t-elle tomber sur cette estrade comme elle est autrefois +tombée sur la scène?...</p> + +<p>Elle ne tombe pas, mais le chant s'arrête à la même mesure, à la même +note qu'au théâtre de San-Carlo...</p> + +<p>Elle pousse un cri... et c'est le même cri que Franz avait entendu ce +soir-là...</p> + +<p>Et pourtant, la Stilla est toujours là, debout, immobile, avec son +regard adoré,—ce regard qui jette au jeune comte toutes les tendresses +de son âme...</p> + +<p>Franz s'élance vers elle... Il veut l'emporter hors de cette salle, hors +de ce château...</p> + +<p>A ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se +relever.</p> + +<p>«Franz de Télek!... s'écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu +s'échapper...»</p> + +<p>Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l'estrade:</p> + +<p>«Stilla... ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici... +vivante...</p> + +<p>—Vivante... la Stilla... vivante!...» s'écrie le baron de Gortz.</p> + +<p>Et cette phrase ironique s'achève dans un éclat de rire, où l'on sent +tout l'emportement de la rage.</p> + +<p>«Vivante!... reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien! que Franz de Télek +essaie donc de me l'enlever!»</p> + +<p>Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment +fixés sur lui...</p> + +<p>A ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s'est +échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile...</p> + +<p>Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la +malheureuse folle...</p> + +<p>Il est trop tard... le couteau la frappe au cœur...</p> + +<p>Soudain, le bruit d'une glace qui se brise se fait entendre, et, avec +les mille éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la +Stilla...</p> + +<p>Franz est demeuré inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu'il est +devenu fou, lui aussi?...</p> + +<p>Et alors Rodolphe de Gortz de s'écrier:</p> + +<p>«La Stilla échappe encore à Franz de Télek!... Mais sa voix... sa voix +me reste... Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à +personne!»</p> + +<p>Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces +l'abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l'estrade.</p> + +<p>Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il saisit la +boîte déposée sur la table, il se précipite hors de la salle, il descend +au premier étage du donjon; puis, arrivé sur la terrasse, il la +contourne, et il allait gagner l'autre porte, lorsqu'une détonation +retentit.</p> + +<p>Rotzko, posté au rebord de la contrescarpe, venait de tirer sur le baron +de Gortz.</p> + +<p>Le baron ne fut pas atteint, mais la balle de Rotzko fracassa la boîte +qu'il serrait entre ses bras.</p> + +<p>Il poussa un cri terrible.</p> + +<p>«Sa voix... sa voix!... répétait-il. Son âme... l'âme de la Stilla... +Elle est brisée... brisée... brisée!...»</p> + +<p>Et alors, les cheveux hérissés, les mains crispées, on le vit courir le +long de la terrasse, criant toujours: «Sa voix... sa voix!... Ils m'ont +brisé sa voix!... Qu'ils soient maudits!»</p> + +<p>Puis, il disparut à travers la porte, au moment où Rotzko et Nic Deck +cherchaient à escalader l'enceinte du burg, sans attendre l'escouade des +agents de police.</p> + +<p>Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif +du Plesa. Des gerbes de flammes s'élevèrent jusqu'aux nuages, et une +avalanche de pierres retomba sur la route du Vulkan.</p> + +<p>Des bastions, de la courtine, du donjon, de la chapelle du château des +Carpathes, il ne restait plus qu'une masse de ruines fumantes à la +surface du plateau d'Orgall.</p> + +<h2><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII</h2> + +<p>On ne l'a point oublié, en se reportant à la conversation du baron et de +Orfanik, l'explosion ne devait détruire le château qu'après le départ de +Rodolphe de Gortz. Or, au moment où cette explosion s'était produite, il +était impossible que le baron eût eu le temps de s'enfuir par le tunnel +sur la route du col. Dans l'emportement de la douleur, dans la folie du +désespoir, n'ayant plus conscience de ce qu'il faisait, Rodolphe de +Gortz avait-il provoqué une catastrophe immédiate dont il devait avoir +été la première victime? Après les incompréhensibles paroles qui lui +étaient échappées, au moment où la balle de Rotzko venait de briser la +boîte qu'il emportait, avait-il voulu s'ensevelir sous les ruines du +burg?</p> + +<p>En tout cas, il fut très heureux que les agents, surpris par le coup de +fusil de Rotzko, se trouvassent encore à une certaine distance, lorsque +l'explosion ébranla le massif. C'est à peine si quelques-uns furent +atteints par les débris qui tombèrent au pied du plateau d'Orgall. +Seuls, Rotzko et le forestier étaient alors au bas de la courtine, et, +en vérité, ce fut miracle qu'ils n'eussent pas été écrasés sous cette +pluie de pierres.</p> + +<p>L'explosion avait donc produit son effet, lorsque Rotzko, Nic Deck et +les agents parvinrent, sans trop de peine, à franchir l'enceinte, en +remontant le fossé, qui avait été à demi comblé par le renversement des +murailles.</p> + +<p>Cinquante pas au-delà de la courtine, un corps fut relevé au milieu des +décombres, à la base du donjon.</p> + +<p>C'était celui de Rodolphe de Gortz. Quelques anciens du pays—entre +autres maître Koltz—le reconnurent sans hésitation.</p> + +<p>Quant à Rotzko et à Nic Deck, ils ne songeaient qu'à retrouver le jeune +comte. Puisque Franz n'avait pas reparu dans les délais convenus entre +son soldat et lui, c'est qu'il n'avait pu s'échapper du château.</p> + +<p>Mais Rotzko n'osait espérer qu'il eût survécu, qu'il ne fût pas une +victime de la catastrophe; aussi pleurait-il à grosses larmes, et Nic +Deck ne savait comment le calmer.</p> + +<p>Cependant, après une demi-heure de recherches, le jeune comte fut +retrouvé au premier étage du donjon, sous un arc-boutement de la +muraille, qui l'avait empêché d'être écrasé.</p> + +<p>«Mon maître... mon pauvre maître...</p> + +<p>—Monsieur le comte...»</p> + +<p>Ce furent les premières paroles que prononcèrent Rotzko et Nic Deck, +lorsqu'ils se penchèrent sur Franz. Ils devaient le croire mort, il +n'était qu'évanoui.</p> + +<p>Franz rouvrit les veux; mais son regard sans fixité ne semblait ni +reconnaître Rotzko ni l'entendre.</p> + +<p>Nic Deck, qui avait soulevé le jeune comte dans ses bras, lui parla +encore; il ne fit aucune réponse.</p> + +<p>Ces derniers mots du chant de la Stilla s'échappaient seuls de sa +bouche:</p> + +<p class="c">Innamorata... Voglio morire...</p> + +<p>Franz de Télek était fou.</p> + +<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII</h2> + +<p>Personne, sans doute, puisque le jeune comte avait perdu la raison, +n'aurait jamais eu l'explication des derniers phénomènes dont le château +des Carpathes avait été le théâtre, sans les révélations qui furent +faites dans les circonstances que voici:</p> + +<p>Pendant quatre jours, Orfanik avait attendu, comme c'était convenu, que +le baron de Gortz vînt le rejoindre à la bourgade de Bistritz. En ne le +voyant pas reparaître, il s'était demandé s'il n'avait pas été victime +de l'explosion. Poussé alors par la curiosité autant que par +l'inquiétude, il avait quitté la bourgade, il avait repris la route de +Werst, et il était revenu rôder aux environs du burg.</p> + +<p>Mal lui en prit, car les agents de la police ne tardèrent pas à +s'emparer de sa personne sur les indications de Rotzko, qui le +connaissait et de longue date.</p> + +<p>Une fois dans la capitale du comitat, en présence des magistrats devant +lesquels il fut conduit, Orfanik ne fit aucune difficulté de répondre +aux questions qui lui furent posées au cours de l'enquête ordonnée sur +cette catastrophe.</p> + +<p>Nous avouerons même que la triste fin du baron Rodolphe de Gortz ne +parut pas émouvoir autrement ce savant égoïste et maniaque, qui n'avait +à cœur que ses inventions.</p> + +<p>En premier lieu, sur les demandes pressantes de Rotzko, Orfanik affirma +que la Stilla était morte, et—ce sont les expressions mêmes dont il se +servit—, qu'elle était enterrée et bien enterrée depuis cinq ans dans +le cimetière du Campo Santo Nuovo, à Naples.</p> + +<p>Cette affirmation ne fut pas le moindre des étonnements que devait +provoquer cette étrange aventure.</p> + +<p>En effet, si la Stilla était morte, comment se faisait-il que Franz eût +pu entendre sa voix dans la grande salle de l'auberge, puis la voir +apparaître sur le terre-plein du bastion, puis s'enivrer de son chant, +lorsqu'il était enfermé dans la crypte?... Enfin comment l'avait-il +retrouvée vivante dans la chambre du donjon?</p> + +<p>Voici l'explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être +inexplicables.</p> + +<p>On se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz, +lorsque le bruit s'était répandu que la Stilla avait pris la résolution +de quitter le théâtre pour devenir comtesse de Télek. L'admirable talent +de l'artiste, c'est-à-dire toutes ses satisfactions de dilettante, +allaient lui manquer.</p> + +<p>Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d'appareils +phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la +cantatrice se proposait de chanter à ses représentations d'adieu. Ces +appareils étaient merveilleusement perfectionnés à cette époque, et +Orfanik les avait rendus si parfaits que la voix humaine n'y subissait +aucune altération, ni dans son charme, ni dans sa pureté.</p> + +<p>Le baron de Gortz accepta l'offre du physicien. Des phonographes furent +installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée +pendant le dernier mois de la saison. C'est ainsi que se gravèrent sur +leurs plaques, cavatines, romances d'opéras ou de concerts, entre +autres, la mélodie de Stéfano et cet air final d'Orlando qui fut +interrompu par la mort de la Stilla.</p> + +<p>Voici en quelles conditions le baron de Gortz était venu s'enfermer au +château des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les +chants qui avaient été recueillis par ces admirables appareils. Et non +seulement il entendait la Stilla, comme s'il eût été dans sa loge, mais +—ce qui peut paraître absolument incompréhensible—, il la voyait comme +si elle eût été vivante, devant ses yeux.</p> + +<p>C'était un simple artifice d'optique.</p> + +<p>On n'a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique +portrait de la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son +costume blanc de l'Angélica d'Orlando et sa magnifique chevelure +dénouée. Or, au moyen de glaces inclinées suivant un certain angle +calculé par Orfanik, lorsqu'un foyer puissant éclairait ce portrait +placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion, aussi +«réelle» que lorsqu'elle était pleine de vie et dans toute la splendeur +de sa beauté. C'est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur +le terre-plein du bastion, que Rodolphe de Gortz l'avait fait +apparaître, lorsqu'il avait voulu attirer Franz de Télek; c'est grâce à +ce même appareil que le jeune comte avait revu la Stilla dans la salle du +donjon, tandis que son fanatique admirateur s'enivrait de sa voix et de +ses chants.</p> + +<p>Tels sont, très sommaires, les renseignements que donna Orfanik d'une +manière plus détaillée au cours de son interrogatoire. Et, il faut le +dire, c'est avec une fierté sans égale qu'il se déclara l'auteur de ces +inventions géniales, qu'il avait portées au plus haut degré de +perfection.</p> + +<p>Cependant, si Orfanik avait matériellement expliqué ces divers +phénomènes, ou plutôt ces «trucs», pour employer le mot consacré, ce +qu'il ne s'expliquait pas, c'était pourquoi le baron de Gortz, avant +l'explosion, n'avait pas eu le temps de s'enfuir par le tunnel du col du +Vulkan. Mais, lorsque Orfanik eut appris qu'une balle avait brisé +l'objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet +objet, c'était l'appareil phonographique qui renfermait le dernier chant +de la Stilla, c'était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre +une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet +appareil détruit, c'était la vie du baron de Gortz détruite aussi, et, +fou de désespoir, il avait voulu s'ensevelir sous les ruines du burg.</p> + +<p>Le baron Rodolphe de Gortz a été inhumé dans le cimetière de Werst avec +les honneurs dus à l'ancienne famille qui finissait en sa personne. +Quant au jeune comte de Télek, Rotzko l'a fait transporter au château de +Krajowa, où il se consacre tout entier à soigner son maître. Orfanik lui +a volontiers cédé les phonographes où sont recueillis les autres chants +de la Stilla, et, lorsque Franz entend la voix de la grande artiste, il +y prête une certaine attention, il reprend sa lucidité d'autrefois, il +semble que son âme s'essaie à revivre dans les souvenirs de cet +inoubliable passé.</p> + +<p>De fait, quelques mois plus tard, le jeune comte avait recouvert la +raison, et c'est par lui qu'on a connu les détails de cette dernière +nuit au château des Carpathes.</p> + +<p>Disons maintenant que le mariage de la charmante Miriota et de Nic Deck +fut célébré dans la huitaine qui suivit la catastrophe. Après que les +fiancés eurent reçu la bénédiction du pope au village de Vulkan, ils +revinrent à Werst, où maître Koltz leur avait réservé la plus belle +chambre de sa maison.</p> + +<p>Mais, de ce que ces divers phénomènes ont été mis au jour d'une façon +naturelle, il ne faudrait pas s'imaginer que la jeune femme ne croit +plus aux fantastiques apparitions du burg. Nic Deck a beau la raisonner +—Jonas aussi, car il tient à ramener la clientèle au <i>Roi Mathias</i>—, +elle n'est point convaincue, pas plus, d'ailleurs, que ne le sont maître +Koltz, le berger Frik, le magister Hermod et les autres habitants de +Werst. On comptera bien des années, vraisemblablement, avant que ces +braves gens aient renoncé à leurs superstitieuses croyances.</p> + +<p>Toutefois, le docteur Patak, qui a repris ses fanfaronnades habituelles, +ne cesse de répéter à qui veut l'entendre:</p> + +<p>«Eh bien! ne l'avais-je pas dit?... Des génies dans le burg!... Est-ce +qu'il existe des génies!»</p> + +<p>Mais personne ne l'écoute, et on le prie même de se taire, lorsque ses +railleries dépassent la mesure.</p> + +<p>Du reste, le magister Hermod n'a pas cessé de baser ses leçons sur +l'étude des légendes transylvaines. Longtemps encore, la jeune +génération du village de Werst croira que les esprits de l'autre monde +hantent les ruines du château des Carpathes.</p> + +<p> +Fin<br /> +</p> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le château des Carpathes, by Jules Verne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHÂTEAU DES CARPATHES *** + +***** This file should be named 5082-h.htm or 5082-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/0/8/5082/ + +Produced by Norm Wolcott. + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..bfdf415 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #5082 (https://www.gutenberg.org/ebooks/5082) diff --git a/old/7carp10.zip b/old/7carp10.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..693aed6 --- /dev/null +++ b/old/7carp10.zip diff --git a/old/8carp10.zip b/old/8carp10.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3a1255a --- /dev/null +++ b/old/8carp10.zip diff --git a/old/8carp10h.zip b/old/8carp10h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e7cd4be --- /dev/null +++ b/old/8carp10h.zip |
