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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..d7b82bc --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,4 @@ +*.txt text eol=lf +*.htm text eol=lf +*.html text eol=lf +*.md text eol=lf diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..19a1617 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #51338 (https://www.gutenberg.org/ebooks/51338) diff --git a/old/51338-0.txt b/old/51338-0.txt deleted file mode 100644 index 4965de4..0000000 --- a/old/51338-0.txt +++ /dev/null @@ -1,5163 +0,0 @@ -The Project Gutenberg EBook of L'autre monde ou Histoire comique des Etats -et Empires de la Lune, by Savinien de Cyrano de Bergerac - -This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with -almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: L'autre monde ou Histoire comique des Etats et Empires de la Lune - -Author: Savinien de Cyrano de Bergerac - -Illustrator: Albert Robida - -Release Date: March 1, 2016 [EBook #51338] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AUTRE MONDE *** - - - - -Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed -Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - Au lecteur - - Cette version électronique reproduit dans son intégralité - la version originale. - - La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections - mineures. - - Les mots entourés de = sont en gras dans l'original. - - L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. - La liste des modifications se trouve à la fin du texte. - - - - - L'AUTRE MONDE - ou - Histoire Comique - des - Etats et Empires de la Lune - - - - - _Il a été tiré à part 100 exemplaires numérotés - sur papier vergé - spécialement fabriqué par les usines d'Arches - tous souscrits par - Monsieur Lucien Dorbon - 6, Rue de Seine._ - - _Paris_ - - - - - DE CYRANO BERGERAC - - - L'AUTRE MONDE - ou - Histoire Comique - des - Etats et Empires - de la Lune - - - ILLUSTRATIONS DE ROBIDA - - - LIBRAIRIE MODERNE - MAURICE BAUCHE, Éditeur - 5, Rue des Filles-Saint-Thomas, PARIS - - MCMX - - _Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays - en ce qui concerne les Etudes et les Dessins._ - - -[Illustration: SAVINIEN DE CYRANO BERGERAC] - -Ce portrait peut être considéré comme authentique, ayant été fait -par ordre et sous les yeux de ses amis Le Bret et de Prade, comme -l'indique l'inscription suivante: «SAVINIANUS DE CIRANO DE BERGERAC, -nobilis gallus ex iconè apud Nobiles Dominos LE BRET ET DE PRADE -amicos ipsius antiquissimos depicto.» C'est une eau-forte avec ces -indications: «_Z. H. pinxit. M del et sculpsit._» La marque _Z. H._ -est certainement celle de Zacharie Heince, peintre d'histoire et -graveur français, né en 1611, mort en 1669. - -Il en existe un autre portant la double signature _Heince del._ et -_Ledoyen sc._ Celui-là nous fournit le dessin des armes de Cyrano, -qui portait de.... au chevron de.... accompagné en chef de deux -pattes de lion et en pointe d'une merlette de.... au chef de... Aucun -émail n'est indiqué. - - - - -PRÉFACE DE L'ÉDITEUR - - -Dans «l'avertissement de l'Editeur» de l'édition des Œuvres de Cyrano -de Bergerac, publiée par Paul Lacroix, celui-ci s'excuse de ne pouvoir -publier l'œuvre intégrale de Cyrano: - - «En publiant une nouvelle édition des œuvres de Cyrano de Bergerac, - nous aurions voulu pouvoir remplir les déplorables lacunes qui - existent dans l'_Histoire comique des Etats et Empires de la Lune_. - Mais le savant M. de Monmerqué, qui possède un manuscrit complet de - cet ouvrage, se propose de le publier lui-même. - - «_Il y a plus de vingt ans, nous écrit-il à ce sujet, que j'ai acquis - un manuscrit des Etats et Empires de la Lune, du singulier Cyrano - de Bergerac, dans lequel les passages retranchés, et dont l'absence - est indiquée par des points, se trouvent, sans que le sens éprouve - d'interruption. Je le publierai, dès que j'aurai achevé de payer mon - tribut à Madame de Sévigné... Publiez donc votre édition sans moi et - sans mes manuscrits; je viendrai après vous et je profiterai de vos - recherches._ - - «_Tout ce que je puis vous dire, c'est que les passages retranchés - dans les Etats de la Lune, outre certaines bizarreries propres à - Cyrano, sont les avant-coureurs de la philosophie du dix-huitième - siècle._ - - «_Mon manuscrit est du temps de Bergerac; je ne serais pas éloigné - de croire qu'il est de sa main; mais je n'ai jamais vu une lettre - écrite et signée par lui. Quand je le publierai, les morceaux inédits - seront, je pense, imprimés en caractères italiques, pour les faire - mieux distinguer des autres, sauf les observations de mon éditeur, - qui pourrait demander de simples guillemets._» - - «Les indications que nous fournit la lettre de M. de Monmerqué sont - de nature à nous faire regretter davantage de n'avoir pu faire usage - de son manuscrit.» - -Une rapide investigation à la Bibliothèque Nationale me permit de -constater que _toutes_ les éditions du «Voyage aux Etats et Empires de -la Lune» reproduisaient mot à mot l'édition princeps, publiée par Le -Bret, l'ami et l'exécuteur testamentaire de Cyrano. - -Néanmoins je trouvais dans la première édition des _Œuvres complètes -de Cyrano_ (Lyon 1663) un passage de 27 lignes, n'existant que dans -cette édition. Les suivantes, et même celles publiées de nos jours, -remplacent ce passage par une ligne de points, n'oubliant pas de mettre -en note: - - «Il y a ici une lacune qui provient évidemment de la perte ou de la - suppression d'un ou deux feuillets du manuscrit!» - -Au département des «Manuscrits», je fus plus heureux, car je trouvai -catalogué dans les «_Nouvelles acquisitions_», deux manuscrits de -Cyrano, l'un nº 4557, contenant les lettres et le Pédant joué, l'autre -4558, contenant «L'autre Monde, ou l'Histoire Comique des Etats et -Empires de la Lune». - -Sur la feuille de garde, des notes manuscrites, que je transcris -ci-dessous: - -En haut, d'une écriture très fine: - - Livre rare 21 d... - - Il y a trois exemplaires en France. - - Payé fr. 66 70. Vente Monmerqué nº 3851. - -Au dessous, d'une écriture plus grasse: - - «Ce livre a été écrit sous Louys XIII. Il y est fait mention de - Tristan l'Hermite, poète attaché à Gaston. - - «Il est de Cyrano de Bergerac, mais je serais étonné qu'il eût été - imprimé tel qu'il est ici, car il y a des passages bien hardis pour - le temps. - - «Il a été imprimé dans les œuvres de Cyrano de Bergerac T. 1, page - 288, éd. d'Amsterdam 1710, mais avec des grands retranchements que la - hardiesse du livre, et plus souvent son impertinence nécessitèrent. - - «Cette circonstance donne de la curiosité à ce petit manuscrit. - - «J'indiquerai, en les soulignant, les passages retranchés à - l'impression.» - -Le manuscrit de la Bibliothèque Nationale n'est autre, en effet, que -celui découvert par M. de Monmerqué aux environs de Saint-Sulpice en -1833 et qui fut offert en 1890 à la Bibliothèque Nationale par M. -Deullin d'Epernay. - -Je vais donc pouvoir, pour la première fois, publier cet ouvrage -dans son intégralité. Tous les passages supprimés par Le Bret s'y -retrouvent. Je les ai imprimés en italique. - -J'ai remarqué quelques différences entre le mot à mot de ce manuscrit -et le texte publié par Le Bret. Mais il m'a semblé inutile de publier -ces «variantes»; en effet, Le Bret, possesseur des manuscrits de -Cyrano, a dû publier un texte exact. - -N'oublions pas en effet que les copies manuscrites du «Voyage dans -la Lune» couraient sous le manteau, du vivant de Cyrano. C'est -vraisemblablement l'un de ces manuscrits que possède la Bibliothèque -Nationale. J'estime donc que nous ne devons lui emprunter que les -passages supprimés, et conserver comme texte général, celui de -l'édition princeps de 1656. - -Voici d'ailleurs, à titre documentaire, le début du manuscrit et de -l'Edition de Le Bret. - - EDITION LE BRET MANUSCRIT - - La Lune était en son plein, le |La Lune était en son plein, le Ciel - Ciel était découvert et neuf heures |était découvert, et neuf heures du - du soir étaient sonnées, lorsque, |soir étaient sonnées, lorsque nous - revenant de Clamart, près Paris (où |revenions d'une maison proche de - M. de Guigy le fils, qui en est |Paris, quatre de mes amis et moi. - Seigneur, nous avait régalé, plusieurs|Les diverses pensées que nous donna - de mes amis et moi), les diverses |la vue de cette boule de safran - pensées que nous donna cette boule |nous défrayèrent sur le chemin; les - de safran nous défrayèrent sur le |yeux noyés dans ce grand astre, - chemin: de sorte que, les yeux |tantôt l'un le prenait pour une - noyés dans ce grand astre, tantôt |lucarne du Ciel, par où on entrevoyait - l'un le prenait pour une lucarne du |la gloire des Bienheureux, tantôt - Ciel: tantôt un autre assurait que |l'autre assurait que c'était la platine - c'était la platine où Diane dresse les|où Diane dresse les rabats d'Apollon; - rabats d'Apollon: un autre que ce |tantôt un autre s'écriait que - pouvait bien être le Soleil lui-même |ce pouvait bien être le Soleil lui-même - qui, s'étant au soir dépouillé de ses |qui s'étant au soir dépouillé - rayons, regardait par un trou ce |de ses rayons, regardait par un trou - qu'on faisait au monde quand il n'y |ce qu'on faisait au monde quand il - était pas. |n'y était plus. - -J'ai d'ailleurs collationné par la suite de nombreuses pages sans -trouver un mot différent. - - * - * * - -L'Histoire Comique ou Voyage dans la Lune, parut d'abord _sans lieu_, -_ni date, ni privilège_. On estime généralement que cette édition -remonte à 1650 et fut imprimée à Toulouse ou Montauban. - -L'édition véritable date de 1656, elle parut un an après la mort -de Cyrano, sous la direction de son ami Le Bret, format in-12. Le -privilège est du 23 décembre 1656, et donné à Charles de Sercy pour -cinq années. Cet ouvrage fut réimprimé en 1659 et 1663. - -Les Œuvres complètes furent publiées pour la première fois à Lyon en -1663 en deux volumes in-12 chez Christophe Fourmy. Elles parurent, -_enrichies de figures en taille-douce_ à Amsterdam en 1709. - - * - * * - -Tel est l'historique de la publication des œuvres de Savinien de -Cyrano Bergerac. - -M. Auguste Vitu lors d'une conférence faite au théâtre de la Gaieté, -le 10 novembre 1872, avant la représentation de _la Mort d'Agrippine_, -traça de notre auteur un portrait définitif[1]. Son fils, M. Maxime -Vitu, m'a très aimablement autorisé à reproduire ici les passages -relatifs à la vie de notre héros. C'est un pur chef-d'œuvre. Il n'y a -rien à y ajouter. - - [1] Jouaust.--La Mort d'Agrippine, 1875. - - * - * * - -=Tallemant des Réaux, ce Saint-Simon bourgeois du XVIIe siècle, aurait -pu connaître notre auteur. Il ne lui a cependant consacré que dix -lignes, et quelles lignes! En voici le début: «Un fou, nommé Cyrano, -fit une pièce de théâtre intitulée _Agrippine_. La pièce était un vrai -galimatias».= - -=Un fou, voilà pour le poète; un galimatias, voilà pour le poème. -Jugement sommaire, exécution sans phrases.= - -=Boileau, le sévère Boileau, ne fut pas aussi dur que le licencieux -narrateur des _Historiettes_:= - - =J'aime mieux Bergerac et sa burlesque audace - Que les vers où Motin se morfond et nous glace.= - -=Toutefois, la comparaison n'est pas extrêmement flatteuse; Cyrano -est ici le clou qui fixe Motin au gibet dressé par le justicier du -Parnasse. Le glacial Motin et l'audacieux Bergerac, l'un portant -l'autre, sont précipités dans l'immortalité comme Jupiter lança Vulcain -sur la terre, par un furieux coup de pied.= - -=De nos jours Bergerac rencontre enfin un juge non prévenu, un esprit -ouvert, original, sensible lui-même à toutes les originalités.--Ah! -messieurs, je me refuse vainement à cette interruption dans le cours de -mes idées, mais j'ai sur les lèvres et dans le cœur le nom de celui -que nous venons de perdre, de notre illustre Théophile Gautier; je ne -puis l'omettre en parlant du Cyrano qu'il a touché d'un rayon de sa -gloire, et je ne puis pas le prononcer sans payer à une chère mémoire -ce dernier tribut de regrets et de douleurs...= - -=Théophile Gautier a rendu sur Bergerac un jugement équitable, j'y -reviendrai tout à l'heure; d'ailleurs le livre est dans toutes les -mains. Mais enfin, ce livre est intitulé _les Grotesques_; mais enfin, -pour Théophile Gautier lui-même, le poète grandiose de _la Mort -d'Agrippine_, l'humoristique et profond penseur qui écrivit le _Voyage -à la Lune_, un demi-siècle avant _les Mondes_ de Fontenelle et les -_Voyages de Gulliver_, un siècle avant _Micromégas_, Cyrano est un -grotesque.= - -=Fou, burlesque, grotesque, voilà quelle formidable trinité d'épithètes -méprisantes le nom de Cyrano traîne après lui devant la postérité -indifférente, qui a bien d'autres soucis plus pressants que de reviser -des jugements littéraires.= - -=Mon Dieu, je ne viens pas m'inscrire en faux. Cyrano fut un fou, un -burlesque, un audacieux, un grotesque, j'en conviens; mais il fut aussi -quelque chose de très différent.= - -=Dans cette opinion générale sur Cyrano, il faut faire la part de deux -influences, celle de sa vie et celle de ses œuvres. Parlons de sa vie -d'abord. Ici encore il faut subdiviser, car il y a sa vie réelle, qui -est peu connue, et sa légende, qui est populaire.= - -=La légende, c'est le Cyrano fier-à-bras, le Cyrano duelliste, -tranche-montagne, le matamore au nez immense tout balafré de coups -de sabre, et qui défend aux passants d'en rire sous peine de mort; le -débauché, le libertin, l'impie; ce sont surtout les contes ridicules -accrédités par le _Menagiana_ et dont la critique littéraire avait déjà -fait justice au XVIIIe siècle.= - -=Ce qu'il y a de vrai, c'est que Cyrano fut très brave, c'est qu'il -servit de second en maintes rencontres, mais sans avoir jamais suscité -ou soutenu une querelle pour son compte personnel; c'est qu'à l'âge -de dix-neuf ans, simple cadet aux gardes, il se battait comme un lion -contre les Espagnols et tombait percé d'une balle au siège de Mouzon; -l'année suivante, en 1640, au siège d'Arras, dans un combat corps à -corps, un coup d'épée lui traversait la gorge. Cyrano fut certainement -un duelliste, ce dont on le blâme, mais ce fut avant tout un héroïque -soldat, ce dont on ne l'a jamais loué.= - -=De même pour ses œuvres: Cyrano cédait au goût du temps. Ses -lettres descriptives, satiriques, burlesques, amoureuses, offrent -le plus parfait modèle de ce qu'on appelait alors le bel esprit; en -littérature comme en fait d'armes, on ne recherchait que les rencontres -extraordinaires. L'idée d'être naturel était la seule qui ne se -présentât jamais à ces constructeurs de rébus. Mais, si extravagantes -qu'on juge les prouesses de Cyrano en ce genre, il faut avouer qu'elles -restent gaies, spirituelles et bien françaises; ce sont, comme il -l'a dit lui-même, «des imaginations pointues dont on chatouille le -temps pour le faire marcher plus vite». Et que d'invention comique -en ce genre dont Voiture est le roi! Je ne rappelle à votre mémoire -que la _Lettre à un gros homme_, c'est-à-dire à Montfleury, ce roi -de théâtre, si prodigieusement «entripaillé», pour me servir de -l'expression de Molière: «Enfin, gros homme, je vous ai vu, mes -prunelles ont achevé sur vous de grands voyages, et le jour que vous -éboulâtes corporellement jusqu'à moi, j'eus le temps de parcourir votre -hémisphère ou, pour parler plus véritablement, d'en découvrir quelques -cantons... Pensez-vous donc, à cause qu'un homme ne vous sauroit battre -tout entier en vingt-quatre heures et qu'il ne sauroit en un jour -échiner qu'une de vos omoplates... Si les coups de bâton s'envoyoient -par écrit, vous liriez ma lettre des épaules... Une longe de veau qui -marche sur ses lardons...»= - -=Ces folles et robustes gaietés sentent la gasconnade, je le sais; la -littérature entière était gasconne, c'est-à-dire espagnole; le capitan, -ce type obligé des comédies à la mode, aurait pu descendre du théâtre -dans le parterre sans s'y trouver dépaysé. Cyrano, que des hommes qui -s'y connaissaient avaient surnommé le démon de la bravoure, tint à -honneur de se montrer plus gascon à lui seul que la Gascogne entière, -et il y parvint aisément, car ce gascon fieffé était... un Parisien...= - -=Oui, Messieurs, un Parisien; j'en suis fâché pour les biographes qui, -sur la foi de son nom, l'ont fait compatriote de l'illustre baron -de Crac, et particulièrement pour l'estimable érudit qui, en 1856, -écrivit une vie de Cyrano en l'honneur de la jolie ville de Bergerac en -Périgord; mais notre Cyrano fut un Parisien certain, authentique, fils -de Parisien, petit-fils de Parisien. Cela est attesté par l'acte de -son baptême, retrouvé dans les registres de la paroisse Saint-Sauveur -par un travailleur infatigable, un véritable savant celui-là, par le -vénérable M. Jal, chargé de la garde de nos archives municipales, qui -ne sont plus hélas! qu'un peu de cendres.= - -=Donc, Savinien de Cyrano fut baptisé à Paris, sur la paroisse -Saint-Sauveur, le 6 mars 1619. Il était le cinquième fils d'Abel de -Cyrano, écuyer, seigneur de Mauvières, et de demoiselle Espérance -Bellanger. En 1612, époque de leur mariage, M. et Mme de Mauvières -habitaient rue des Prouvaires, sur la paroisse Saint-Eustache, à deux -pas de la maison où naquit Molière. Je trouve que le grand-père de -notre poète, nommé Savinien comme lui, était secrétaire du roi en -1570 et auditeur de la chambre des comptes de Paris en 1573, sous -Charles IX. Vous le voyez, c'est bien à nous Parisiens qu'appartient -Cyrano, véritable enfant de Paris. Il l'avait bien dit lui-même dans -son _Voyage à la Lune_; mais nul n'y avait pris garde: si peu de gens -lisent les livres dont tout le monde parle!= - -=La vie de Cyrano fut courte et peut se condenser en peu de faits. -Après une éducation classique rapidement ébauchée par un prêtre de -campagne, Savinien revint à Paris avec l'autorisation de son père et -y battit le pavé, poursuivant tant bien que mal ses études sur les -bancs du collège de Beauvais. Je ne veux pas faire le pédant avec vous, -Messieurs; permettez-moi cependant de vous rappeler que le collège de -Beauvais était établi à Paris, dans la rue qui a retenu son nom, la -rue Saint-Jean-de-Beauvais, et non pas à Beauvais en Picardie, comme -l'a cru, dans un moment d'oubli, un érudit quelque peu distrait. -Molière, plus jeune que Cyrano de trois ans, étudiait à peu près dans -le même temps au collège de Clermont, non pas au collège de Clermont -en Beauvoisis, ni de Clermont en Auvergne, mais au collège de Clermont -tenu par les Jésuites, rue Saint-Jacques à Paris, et qui est devenu en -1682 le collège Louis-le-Grand.= - -=Lorsque Cyrano eut atteint l'âge de 19 ans (1640), se conformant au -conseil et à l'exemple d'un de ses amis, M. Le Bret, qui fut depuis son -exécuteur testamentaire, et à qui nous devons le peu que nous savons de -lui, il s'enrôla dans les cadets du régiment des Gardes et fut admis -dans la compagnie commandée par M. de Carbon Castel-Jaloux, presque -entièrement composée de Gascons. C'est alors, à ce que je suppose, -qu'il prit un nom de guerre, celui de Bergerac, et il signa toujours -de Cyrano Bergerac. Si l'on voulait à toute force que ce fût un nom de -terre, je n'irais pas en chercher l'origine au milieu de la Loire, mais -plutôt du côté de la Bretagne. Le premier et le plus authentique des -quatre portraits gravés que possède le cabinet des estampes, présente à -l'œil le moins exercé le type saisissant du Kymri breton.= - -=D'ailleurs, il y a eu des fiefs du nom de Bergerac en Bretagne et la -seigneurie de Mauvières appartenant au père de notre Cyrano, était -située dans l'Ouest de la France.= - -=Je n'insiste pas sur ces détails. Cyrano, à peine soldat, fit un rude -apprentissage sur les champs de bataille, et se rebuta promptement du -métier. Les deux blessures qu'il reçut aux sièges de Mouzon et d'Arras -ne lui avaient pas donné d'avancement. Le dégoût des services inutiles, -joint à l'attrait qu'il ressentait pour les sciences, l'arrachèrent -sans retour à la carrière des armes. Le poétique soldat, qui rimait -de tendres élégies dans le tumulte d'un corps de garde, redevint -un étudiant plein de zèle et d'ardeur. Il cultiva l'astronomie, la -physique, la philosophie avec Rohault et Gassendi. Convaincu par -l'évidence des idées de Copernic, il aida par l'attrait de l'esprit -le plus aiguisé et le plus alerte à la propagation des doctrines -nouvelles. Il y avait à cela quelque courage, car, en plein siècle de -Louis XIV, il n'était pas admis par tout le monde que la terre tournât -autour du soleil; Le Bret, l'ami et l'éditeur de Cyrano, invoque au -profit de son illustre ami, le bénéfice des circonstances atténuantes -et s'excuse, quant à soi, de prendre parti dans ces matières délicates. -Voilà où l'on en était en 1663, Cyrano exposa avec une remarquable -netteté la théorie très explicite de l'attraction planétaire, comme -principe du système du monde, et cela 34 ans avant les premières -publications de Newton. Je ne me hasarderai pas à lui faire honneur de -cette grande pensée et je n'ai pas eu le loisir de rechercher auquel -de ses maîtres cet honneur appartient. Mais je ne puis lui refuser -la gloire d'avoir fait pour la science nouvelle de son temps, ce que -Voltaire fit au siècle suivant, avec plus de bonheur et d'éclat, pour -les doctrines scientifiques de Locke et de Newton. Admirable spectacle -que donne le génie littéraire se faisant le messager et le défenseur du -progrès des sciences!= - -=Ce qui appartient bien en propre à Cyrano, c'est d'avoir conçu -clairement la première idée de l'aérostation. Il indique l'emploi -de globes creux remplis d'un gaz dilatable, plus léger que l'air -atmosphérique; il va même jusqu'à calculer le moyen de redescendre en -laissant échapper du gaz, lorsqu'on s'est élevé trop haut.= - -=Cet homme-là n'était pas un homme ordinaire; et s'il faut absolument -que ce soit un fou, avouez que ce n'était pas là un fou à mépriser.= - -=Il avait d'ailleurs conformé la conduite de sa vie aux doctrines qu'il -avait embrassées. En même temps qu'il se rendait savant, il se fit -modeste, frugal et chaste comme un vrai pythagoricien.= - -=Sa fortune était loin d'égaler son mérite. Il était le cinquième -enfant d'un gentilhomme assez pauvre lui-même. Après avoir repoussé -les œuvres flatteuses du maréchal de Gassion, un des grands hommes -de guerre de ce temps-là et l'ami de Gustave-Adolphe, qui voulait se -l'attacher par estime pour ses talents et pour ses connaissances, -Cyrano avait fini par accepter le patronage d'un personnage d'une -valeur non moins éclatante et non moins éprouvée, je veux parler du duc -d'Arpajon, marquis de Severac, à qui _La Mort d'Agrippine_ est dédiée. -Il rentrait un soir à l'hôtel de ce seigneur, lorsqu'il fut atteint à -la tête par la chute d'une pièce de bois. Il languit quelque temps et -mourut en 1655, à l'âge de trente-six ans.= - -=Ses derniers moments, adoucis par l'amitié de sa cousine Mme de -Neufvillette, et de sa vénérable tante, Catherine de Cyrano, prieure -du couvent des Filles-de-la-Croix, rue de Charonne, furent ceux d'un -chrétien. Catherine de Cyrano réclama sa dépouille mortelle qui fut -ensevelie sous les dalles de l'église.= - - =Auguste VITU= - - - - -PIÈCES JUSTIFICATIVES - - -_Mariage d'Abel Ier de Cyrano avec Espérance Bérenger_ - -(1612). - -«Le troisiesme septembre mil six cent douze ont receu la benediction -nuptiale, apres la publication de trois bans et veu une lettre de trois -autres de St-Eustache, noble homme _Abel de Cyrano_, de la paroisse de -St-Eustache, et damoiselle _Esperance Berenger_, de cette paroisse.» -(Anciennes archives de la Ville de Paris, aujourd'hui brûlées, registre -Saint-Gervais.) - - -_Baptême de Denys de Cyrano_ - -(1614). - -«Le treiziesme de mars mil six cent quatorze a été baptisé _Denys_, -fils de noble homme Abel de Cyrano, escuyer, sieur de Mauvieres, et -de damoiselle Esperance Bellanger (_sic_), sa femme demeurant rue des -Prouvaires à Paris; le parin Denys Fedeau, conseiller et secretaire du -roy; la marine dame Anne Le Maire, femme du feu noble homme messire -Savinien de Cyrano, vivant conseiller et secretaire du Roy, maison et -couronne de France.» (Reg. de Saint-Eustache.) - - -_Baptême de Savinien II de Cyrano_ - -(1619). - -«Le sixiesme mars mil six cens disneuf, _Savinien_, fils d'Abel de -Cyrano, escuier, sieur de Mauvieres, et de damoiselle Esperance de -Bellenger (_sic_); le parrain noble homme Antoine Fanny, conceiller -du Roy et auditeur en sa Chambre des comptes, de cette paroisse; la -marraine damoiselle Marie Fedeau, femme de noble homme Me Louis Perrot, -conceiller et secretaire du Roy, maison et couronne de France, de la -paroisse de St Germain l'Auxerrois.» (Reg. de Saint-Sauveur.) - - - - -[Illustration: Reproduction du titre de l'Edition de 1663. -(_Grandeur Naturelle_)] - - - - -A MESSIRE - -TANNEGUY RENAULT DES BOISCLAIRS - -=_Chevalier, Conseiller du Roy en ses Conseils, et Grand Prévôt de -Bourgogne et Bresse_= - - - =MONSIEUR=, - -=Je satisfais à la dernière volonté d'un Mort que vous obligeâtes -d'un signalé bienfait pendant sa vie. Comme il était connu d'une -infinité de gens d'esprit, par le beau feu du sien, il fut absolument -impossible que beaucoup de personnes ne sussent la disgrâce qu'une -dangereuse blessure, suivie d'une violente fièvre, lui causa quelques -mois devant sa mort. Plusieurs ont ignoré par quel bon Démon il y -avait été secouru; mais il a cru que le nom n'en devait pas être -moins public que l'action lui en fut avantageuse. Vous étiez son ami, -vous l'en aviez souvent assuré, et même vous le lui aviez témoigné en -plusieurs rencontres où vous saviez le besoin qu'il en avait; mais -qu'était-ce faire, que quelques autres hommes n'eussent fait comme -vous? qu'était-ce paraître envers notre ami, que ce que vous paraissiez -envers cent autres qui n'étaient point de sa trempe? Il fallait donc -le tirer de la presse, et que votre générosité le distinguant du grand -nombre de ceux que vous obligiez, fit voir non seulement, comme parle -Aristote, qu'elle n'avait pas dégénéré, mais qu'elle avait enchéri sur -soi-même en faveur d'un si digne sujet. De sorte que quand vous eûtes -la bonté de lui rendre des preuves de votre protection et de votre -amitié dans sa maladie, dont vous arrêtâtes le cours par vos soins et -les assistances généreuses que vous lui rendîtes en l'extrémité de ses -maux les plus violents, ce fut d'une si puissante protection pour lui, -qu'il espéra de vous encore celle qu'un peu devant sa mort il me pria -de vous demander pour cet ouvrage; et ce sera aussi de cette grande -confiance et de ce dernier sentiment que vous jugerez de ceux qu'il -doit avoir eus de votre amitié, puisque c'est dans ce moment fatal que -la bouche parle comme le cœur:= - - =Nam veræ voces tum domum pectore ab imo - Eliciuntur...= - -=Et je me suis rendu l'interprète du sien d'autant plus volontiers, -que je prenais part également à ses disgrâces, comme au bien qu'on -lui faisait; et que, par cette raison, comme par mon inclination -particulière, je suis, en vérité,= - - =Monsieur,= - - =Votre très-humble et très-affectionné serviteur,= - - =LE BRET.= - - - - -A L'AUTEUR - -DES - -ETATS ET EMPIRES DE LA LUNE - - - _EPIGRAMME_ - - Accepte ces six méchants vers - Que ma main écrit de travers - Tant en moi la frayeur abonde - Et permets qu'aujourd'hui j'évite ton abord - Car autant qu'une affreuse mort - Je crains les gens de l'autre monde. - - - SONNET (_du même au même_)[2] - - _Ton esprit, qu'en son vol nul obstacle n'arrête, - Découvre un autre monde à nos ambitieux, - Qui tous également respirent sa conquête - Comme un noble chemin pour arriver aux cieux._ - - _Mais ce n'est point pour eux que la palme s'apprête. - Si j'étois du conseil des destins et des Dieux, - Pour prix de ton audace, on chargeroit ta tête - Des couronnes des rois qui gouvernent ces lieux._ - - _Mais non, je m'en dédis; l'inconstante fortune - Semble avoir trop d'empire en celui de la Lune: - Son pouvoir n'y paroît que pour tout renverser._ - - _Peut-être verrois-tu, dans ces demeures mornes, - Dès le premier instant ton Etat s'éclipser - Et du moins chaque mois en rétrécir les bornes._ - - _DE PRADE._ - - - [2] Ce sonnet, se trouve dans les _Œuvres poétiques du sieur de P_. - (Prade), publiées en 1650 (_Paris, Nicolas et Jean de la Coste_, - in-4). Il prouve que le _Voyage dans la Lune_ était composé longtemps - avant la mort de Cyrano, auquel il causa de graves ennuis, comme - lui-même nous l'apprend dans l'_Histoire des Etats et Empires du - Soleil_. - - - - -PREFACE - - -LECTEUR, _je te donne l'ouvrage d'un mort, qui m'a chargé de ce soin, -pour te faire connaître qu'il n'est pas un mort du commun_, - - _Puisqu'il n'est point couvert de ces tristes lambeaux, - Qu'une Ombre désolée emporte des tombeaux_. - -_qu'il ne s'amuse point à faire de vaines plaintes, à renverser les -meubles d'une chambre, à traîner des chaînes dans un grenier, qu'il -ne souffle point la chandelle dans une cave, qu'il ne bat personne, -qu'il ne fait point le Cauchemar, ni le Moine bourru, ni enfin aucune -des fadaises dont on dit que les autres morts épouvantent les sots; et -qu'au contraire de tout cela il est d'aussi belle humeur que jamais. -Je crois qu'une façon d'agir si agréable et si extraordinaire dans un -mort, suspendra le chagrin des plus Critiques en faveur de cet ouvrage, -parce qu'il y aurait double lâcheté d'insulter à des Mânes si remplies -de bienveillance, et si soigneuses du divertissement des vivants; mais -que cela soit ou ne soit pas, que le Critique le révère ou le morde, -je suis assuré qu'il s'en souciera d'autant moins que sa belle humeur -est l'unique chose de ce monde qu'il ait retenue en l'autre; de sorte -qu'étant impassible à tout le reste, quelque coup que la médisance lui -porte, il ne fera que blanchir. Ce n'est pas, raillerie à part, que je -veuille imposer à personne la nécessité de n'en juger que par mes yeux: -je sais trop bien que la lecture n'est agréable qu'à proportion de ce -qu'elle est libre; c'est pourquoi je trouve bon que chacun en juge -selon le fort ou le faible de son génie; mais je prie les plus généreux -de se laisser prévenir par cette favorable pensée qu'il n'a eu pour -but que le plaisant, et c'est ce qui lui a pu faire négliger quelques -endroits, auxquels, à cause de cela, on doit une attention d'autant -moins austère, que par ce moyen on l'excusera plus facilement de la -circonspection, qu'autrement on y désirerait trop grande de sa part, -de la mienne, et de celle des Imprimeurs._ - - _Quid ergo? - Ut scriptor si peccat, idem librarius usque, - Quamvis est monitus, venia caret._[3] - - [3] _Horace, Art Poétique._ - -_J'avoue, toutefois, que, si j'eusse eu le temps, ou que je n'y eusse -pas prévu de très grandes difficultés, j'aurais volontiers examiné la -chose de sorte qu'elle t'aurait semblé peut-être plus complète; mais -j'ai appréhendé d'y mettre, ou de la confusion, ou de la difformité, si -j'entreprenais d'en changer l'ordre, ou de suppléer à quelques lacunes, -par le mélange de mon style au sien, dont ma mélancolie ne me permet -pas d'imiter la gaieté, ni de suivre les beaux emportements de son -imagination, la mienne, à cause de sa froideur, étant beaucoup plus -stérile. C'est une disgrâce qui est arrivée à presque tous les ouvrages -posthumes, où ceux qui se sont donné le soin de les mettre au jour -ont souffert de semblables lacunes, dans la crainte (s'ils en avaient -entrepris le supplément) de ne pas cadrer à la pensée de l'Auteur. Ceux -de Pétrone sont de ce nombre-là; mais on ne laisse pas d'en admirer les -beaux fragments, comme on fait des restes de l'ancienne Rome._ - -_Peut-être, toutefois, que, sans mettre ces choses en considération, -le Critique, qui ne se dément jamais, biaisant au reproche qu'il -pourrait encourir s'il attaquait un mort, changera seulement d'objets, -et prétendra me rendre caution de l'événement de ce Livre, sous ombre -que je me suis donné le soin de son impression; mais j'appelle dès -à présent de son sentiment à celui des Sages, qui me dispenseront -toujours d'être responsable des faits d'autrui, et de rendre raison -d'un pur effet de l'imagination de mon ami, qui lui-même n'aurait -pas entrepris d'en donner de plus solides que celles qu'on rend -ordinairement des fables et des romans._ - -_Je dirai seulement, par forme de manifeste en sa faveur, que sa -chimère n'est pas si absolument dépourvue de vraisemblance, qu'entre -plusieurs grands hommes anciens et modernes, quelques-uns n'aient -cru que la Lune était une terre habitable; d'autres, qu'elle était -habitée; et d'autres plus retenus, qu'elle leur semblait telle. Entre -les premiers et les seconds, Héraclite a soutenu qu'elle était une -terre entourée de brouillards; Xénophon, qu'elle était habitable; -Anaxagoras, qu'elle avait des collines, des vallées, des forêts, des -maisons, des rivières et des mers; et Lucien, qu'il y avait vu des -hommes avec lesquels il avait conversé et fait la guerre contre les -habitants du Soleil; ce qu'il conte toutefois avec beaucoup moins de -vraisemblance et de gentillesse d'imagination que Monsieur de Bergerac. -En quoi certainement les modernes l'emportent sur les anciens, puisque -les Gansars, qui y portèrent l'Espagnol, dont le Livre parut ici, -il y a douze ou quinze ans, les bouteilles pleines de rosée, les -fusées volantes et le chariot d'acier de Monsieur de Bergerac, sont -des machines bien plus agréablement imaginées que le vaisseau dont -se servit Lucien, pour y monter. Enfin, entre les derniers, le Père -de Mersenne, (dont la grande piété et la science profonde ont été -également admirées de ceux qui l'ont connu), a douté si la Lune n'était -pas une terre, à cause des eaux qu'il y remarquait, et que celles qui -environnent la terre où nous sommes en pourraient faire conjecturer la -même chose à ceux qui en seraient éloignés de soixante demi-diamètres -terrestres, comme nous sommes de la Lune. Ce qui peut passer pour une -espèce d'affirmation, parce que le doute, dans un si grand homme, est -toujours fondé sur une bonne raison, au moins sur plusieurs apparences -qui y équipollent. Gilbert se déclare plus précisément sur le même -sujet, car il veut que la Lune soit une terre, mais plus petite que -la nôtre, et il s'efforce de le prouver par les convenances qui sont -entre celle-ci et celle-là. Henry le Roy et François Patrice sont de -ce sentiment, et expliquent fort au long sur quelles apparences ils se -fondent, soutenant enfin que notre Terre et la Lune se servent de Lunes -réciproquement._ - -_Je sais que les Péripatéticiens ont été d'opinion contraire, et qu'ils -ont soutenu que la Lune ne pouvait être une terre, parce qu'elle -ne portait point d'animaux, qu'ils n'y auraient pu être que par la -génération et la corruption, et que la Lune est incorruptible, qu'elle -a toujours été portée d'une situation stable et constante, et qu'on n'y -a remarqué aucun changement depuis le commencement du monde jusqu'à -présent. Mais Hevelius leur répond que notre Terre, quelque corruptible -qu'elle nous paraisse, n'a pas laissé de durer autant que la Lune, où -il s'est pu faire des corruptions, dont nous ne nous sommes jamais -aperçus, parce qu'elles s'y sont faites dans ses moindres parties, -et sur sa simple surface; comme celles qui se font sur la surface de -notre Terre, où nous ne les pourrions découvrir, si nous en étions -aussi éloignés que de la Lune. Il ajoute plusieurs autres raisonnements -qu'il confirme par un télescope de son invention, avec quoi il dit (et -l'expérience en est facile et familière) qu'il a découvert dans la Lune -que les parties plus luisantes et plus épaisses, les grandes et les -petites, ont un juste rapport avec nos mers, nos rivières, nos lacs, -nos plaines, nos montagnes et nos forêts._ - -_Enfin, notre divin Gassendi, si sage, si modeste, et si savant en -toutes ces choses, ayant voulu se divertir, comme je crois qu'ont voulu -faire les autres, a écrit sur ce sujet de même que Hevelius, ajoutant -qu'il croit qu'il y a des montagnes dans la Lune, hautes quatre fois -comme le mont Olympe, à prendre sa hauteur sur celle que lui donne -Xénagoras, c'est-à-dire de quarante stades, qui reviennent environ à -cinq milles d'Italie._ - -_Tout cela, Lecteur, te peut faire connaître que Monsieur de Bergerac -ayant eu tant de grands hommes de son sentiment, il est d'autant plus -à louer, qu'il a traité plaisamment une chimère dont ils ont traité -trop sérieusement: aussi, avait-il cela de particulier, qu'il croyait -qu'on devait rire et douter de tout ce que certaines gens assurent -bien souvent aussi opiniâtrement que ridiculement; en sorte que je -lui ai ouï dire beaucoup de fois qu'il avait autant de Farceurs qu'il -rencontrait de Sidias (c'est le nom d'un pédant que Théophile, dans -ses fragments comiques, fait battre à coups de poing contre un jeune -homme à qui le pédant opiniâtrait qu'odor in pomo non erat forma, sed -accidens), parce qu'il croyait qu'on pouvait donner ce nom à ceux qui -disputent, avec la même opiniâtreté, de choses aussi inutiles._ - -_L'éducation que nous avions eue ensemble, chez un bon prêtre de la -campagne qui tenait de petits pensionnaires, nous avait fait amis dès -notre plus grande jeunesse, et je me souviens de l'aversion qu'il avait -dès ce temps-là pour ce qui lui paraissait l'ombre d'un Sidias, parce -que, dans la pensée que cet homme en tenait un peu, il le croyait -incapable de lui enseigner quelque chose; de sorte qu'il faisait si peu -d'état de ses leçons et de ses corrections, que son père, qui était -un bon vieux Gentilhomme assez indifférent pour l'éducation de ses -enfants, et trop crédule aux plaintes de celui-ci, l'en retira un peu -trop brusquement; et, sans s'informer si son fils serait mieux autre -part, il l'envoya à Paris, où il le laissa jusqu'à dix-neuf ans sur -sa bonne foi. Cet âge, où la nature se corrompt plus aisément, et la -grande liberté qu'il avait de ne faire que ce que bon lui semblait, le -portèrent sur un dangereux penchant, où j'ose dire que je l'arrêtai; -parce qu'ayant achevé mes études, et mon père voulant que je servisse -dans les Gardes, je l'obligeai d'entrer avec moi dans la Compagnie -de Monsieur de Carbon Casteljaloux. Les duels, qui semblaient, en -ce temps-là l'unique et le plus prompt moyen de se faire connaître -le rendirent en si peu de jours si fameux, que les Gascons, qui -composaient presque seuls cette Compagnie, le considéraient comme le -démon de la bravoure, et en comptaient autant de combats que de jours -qu'il y était entré. Tout cela cependant ne le détournait point de ses -études, et je le vis un jour dans un corps de garde travailler à une -Elégie avec aussi peu de distraction, que s'il eût été dans un cabinet -fort éloigné du bruit. Il alla quelque temps après au siège de Mouzon, -où il reçut un coup de mousquet au travers du corps, et depuis, un coup -d'épée dans la gorge, au siège d'Arras en 1640. Mais les incommodités -qu'il souffrit pendant ces deux sièges, celles que lui laissèrent -ces deux grandes plaies, les fréquents combats que lui attirait la -réputation de son courage et de son adresse, qui l'engagèrent plus -de cent fois à être second (car il n'eut jamais une querelle de son -chef), le peu d'espérance qu'il avait d'être considéré, faute d'un -patron, auprès de qui son génie tout libre le rendait incapable de -s'assujettir, et enfin le grand amour qu'il avait pour l'étude, le -firent renoncer entièrement au métier de la guerre, qui veut tout -un homme, et qui le rend autant ennemi des Lettres que les Lettres -le font ami de la paix. Je t'en particulariserais quelques combats -qui n'étaient point des duels, comme fut celui où, de cent hommes -attroupés pour insulter en plein jour à un de ses amis sur le fossé de -la porte de Nesle, deux, par leur mort, et sept autres, par de grandes -blessures, payèrent la peine de leur mauvais dessein. Mais, outre -que cela passerait pour fabuleux, quoique fait à la vue de plusieurs -personnes de qualité qui l'ont publié assez hautement pour empêcher -qu'on n'en puisse douter, je crois n'en devoir pas dire davantage, -puisque aussi bien en suis-je à l'endroit où il quitta Mars pour se -donner à Minerve; je veux dire qu'il renonça si absolument à toutes -sortes d'emplois depuis ce temps-là, que l'étude fut l'unique auquel il -s'adonna jusqu'à la mort._ - -_Au reste, il ne bornait pas sa haine pour la sujétion, à celle -qu'exigent les Grands auprès desquels on s'attache; il l'étendait -encore plus loin, et même jusqu'aux choses qui lui semblaient -contraindre les pensées et les opinions, dans lesquelles il voulait -être aussi libre, que dans les plus indifférentes actions; et -il traitait de ridicules certaines gens, qui, avec l'autorité -d'un passage, ou d'Aristote, ou de tel autre, prétendent, aussi -audacieusement que les disciples de Pythagore avec leur Magister dixit, -juger des questions importantes, quoique des preuves sensibles et -familières les démentent tous les jours. Ce n'est pas qu'il n'eût toute -la vénération qu'on doit avoir pour tant de rares Philosophes, anciens -et modernes; mais la grande diversité de leurs sectes, et l'étrange -contrariété de leurs opinions, lui persuadaient qu'on ne devait être -d'aucun parti_: - - _Nullius addictus jurare in verba magistri_. - -_Démocrite et Pyrrhon lui semblaient, après Socrate, les plus -raisonnables de l'antiquité; encore, n'était-ce qu'à cause que le -premier avait mis la vérité dans un lieu si obscur, qu'il était -impossible de la voir; et que Pyrrhon avait été si généreux, -qu'aucun des savants de son siècle n'avait pu mettre ses sentiments -en servitude, et si modeste, qu'il n'avait jamais voulu rien décider; -ajoutant, à propos de ces savants, que beaucoup de nos Modernes -ne lui semblaient que les échos d'autres savants, et que beaucoup -de gens passent pour très doctes, qui auraient passé pour très -ignorants, si des savants ne les avaient précédés. De sorte que, -quand je lui demandais pourquoi donc il lisait les ouvrages d'autrui, -il me répondait que c'était pour connaître les larcins d'autrui; et -que, s'il eût été juge de ces sortes de crimes, il y aurait établi -des peines plus rigoureuses que celles dont on punit les voleurs de -grands chemins; à cause que, la gloire étant quelque chose de plus -précieux qu'un habit, qu'un cheval, et même que de l'or, ceux qui s'en -acquièrent par des livres qu'ils composent de ce qu'ils dérobent chez -les autres étaient comme des voleurs de grands chemins, qui se parent -aux dépens de ceux qu'ils dévalisent; et que, si chacun eût travaillé à -ne dire que ce qui n'eût point été dit, les bibliothèques eussent été -moins grosses, moins embarrassantes, plus utiles, et la vie de l'homme, -(quoique très courte), eût presque suffi pour lire et savoir toutes -les bonnes choses; au lieu que, pour en trouver une qui soit passable, -il en faut lire cent mille, ou qui ne valent rien, ou qu'on a lues -ailleurs une infinité de fois, et qui font cependant consumer le temps -inutilement et désagréablement._ - -_Néanmoins, il ne blâmait jamais un ouvrage absolument, quand il y -trouvait quelque chose de nouveau; parce qu'il disait que c'était un -accroissement de bien aussi grand pour la République des Lettres que -la découverte des terres nouvelles est utile aux anciennes; et la -nation des Critiques lui semblait d'autant plus insupportable, qu'il -attribuait, à l'envie et au dépit qu'ils avaient de se voir incapables -d'aucune entreprise (qui est toujours louable, quand bien l'effet -n'y répondrait pas entièrement), la passion qu'ils font paraître à -reprendre les autres._ - - _Non ego paucis_, disait-il. - _Offendat maculis quas aut incuriat fudit - Aut humana parum cavit natura._ - -_Et, en effet, si on souffre bien des ombres dans un tableau, -pourquoi ne pas souffrir dans un Livre quelques endroits moins forts -que d'autres, puisque, par la règle des contraires, le noir sert -quelquefois à faire davantage briller le blanc._ - -_Cependant, comme il n'avait que des sentiments extraordinaires, -aucun de ses ouvrages n'a été mis entre les communs. Son_ Agrippine -_commence, continue, et finit d'une manière que d'autres n'avaient -point encore pratiquée. L'élocution y est toute poétique, le sujet -bien choisi, les rôles fort beaux, les sentiments romains dans une -vigueur digne d'un si grand nom, l'intrigue merveilleuse, la surprise -agréable, le démêlé clair, et la règle des vingt-quatre heures si -régulièrement observée, que cette Pièce peut passer pour un Modèle du -Poème dramatique._ - -_Mais en quoi particulièrement il était admirable, c'est que du sérieux -il passait au plaisant, et y réussissait également. Sa comédie du_ -Pédant joué _en est une preuve et très forte et très agréable; de -même que plusieurs de ses autres ouvrages; témoignage très fidèle -de l'universalité de son bel esprit. Son_ Histoire de l'Etincelle -et de la République du Soleil, _où, en même style qu'il a prouvé la -Lune habitable, il prouvait le sentiment des pierres, l'instinct des -plantes, et le raisonnement des brutes, était encore au-dessus de tout -cela, et j'avais résolu de la joindre à celle-ci; mais un voleur, qui -pilla son coffre pendant sa maladie, m'a privé de cette satisfaction, -et toi, de ce surcroît de divertissement._ - -_Enfin, Lecteur, il passa toujours pour un homme d'esprit très rare; à -quoi la Nature joignit tant de bonheur du côté des sens, qu'il se les -soumit toujours autant qu'il voulut; de sorte qu'il ne but du vin que -rarement, à cause, disait-il, que son excès abrutit, et qu'il fallait -être autant sur la précaution à son égard que de l'arsenic (c'était -à quoi il le comparait), parce qu'on doit tout appréhender de ce -poison, quelque préparation qu'on y apporte; quand même il n'y aurait -à en craindre que ce que le vulgaire nomme qui pro quo, qui le rend -toujours dangereux. Il n'était pas moins modéré dans son manger, dont -il bannissait les ragoûts tant qu'il pouvait, dans la croyance que le -plus simple vivre, et le moins mixtionné, était le meilleur: ce qu'il -confirmait par l'exemple des hommes modernes, qui vivent si peu; au -contraire de ceux des premiers siècles, qui semblent n'avoir vécu si -longtemps qu'à cause de la simplicité de leurs repas._ - - _Quippe aliter tunc orbe novo cœloque recente - Vivebant homines..._ - -_Il accompagnait ces deux qualités d'une si grande retenue envers le -beau sexe, qu'on peut dire qu'il n'est jamais sorti du respect que le -nôtre lui doit; et il avait joint à tout cela une si grande aversion -pour tout ce qui lui semblait intéressé, qu'il ne put jamais s'imaginer -ce que c'était de posséder du bien en particulier, le sien étant bien -moins à lui qu'à ceux de sa connaissance qui en avaient besoin. Aussi -le ciel, qui n'est point ingrat, voulut que d'un grand nombre d'amis -qu'il eut pendant sa vie, plusieurs l'aimassent jusqu'à la mort, et -quelques-uns même par delà._ - -_Je me doute, Lecteur, que ta curiosité, pour sa gloire et ma -satisfaction, demande que j'en consigne les noms à la postérité; et -j'y défère d'autant plus volontiers, que je ne t'en nommerai aucun qui -ne soit d'un mérite extraordinaire, tant il les avait bien su choisir. -Plusieurs raisons, et principalement l'ordre du temps, veulent que je -commence par Monsieur de Prade, en qui la belle science égalait un -grand cœur et beaucoup de bonté, que son admirable histoire de France -fait si justement nommer le Corneille Tacite des Français, et qui sut -tellement estimer les belles qualités de Monsieur de Bergerac, qu'il -fut après moi le plus ancien de ses amis et un de ceux qui le lui a -témoigné le plus obligeamment en une infinité de rencontres. L'illustre -Cavois, qui fut tué à la bataille de Lens, et le vaillant Brissailles, -Enseigne des Gens-d'armes de son Altesse Royale, furent non seulement -les justes estimateurs de ses belles actions, mais encore ses glorieux -témoins, et ses fidèles compagnons en quelques-unes. J'ose dire que -mon frère et Monsieur de Zedde, qui se connaissent en braves, et qui -l'ont servi, et en ont été servis dans quelques occasions souffertes -en ce temps-là aux gens de leur métier, égalaient son courage à celui -des plus vaillants; et, si ce témoignage était suspect, à cause de -la part qu'y a mon frère, je citerais encore un brave de la plus -haute classe, je veux dire Monsieur Duret de Monchenin, qui l'a trop -bien connu et trop estimé, pour ne pas confirmer ce que j'en dis. -J'y puis ajouter Monsieur de Bourgongne, Mestre de Camp du Régiment -d'Infanterie de Monseigneur le Prince de Conti; puisqu'il vit le -combat surhumain dont j'ai parlé, et que le témoignage qu'il en -rendit avec le nom d'intrépide, qu'il lui en donne toujours depuis, -ne permet pas qu'il en reste l'ombre du moindre doute, au moins à -ceux qui ont connu Monsieur de Bourgongne, qui était trop savant à -bien faire le discernement de ce qui n'en mérite point, et dont le -génie était universellement trop beau pour se tromper dans une chose -de cette nature. Monsieur de Chavagne, qui court toujours avec une si -agréable impétuosité au-devant de ceux qu'il veut obliger, cet illustre -Conseiller Monsieur de Longueville-Gontier, qui a toutes les qualités -d'un homme achevé, Monsieur de Saint-Gilles, en qui l'effet suit -toujours l'envie d'obliger, et qui n'est pas un petit témoin de son -courage et de son esprit, Monsieur de Lignières, dont les productions -sont les effets d'un parfaitement beau feu, Monsieur de Châteaufort, -en qui la mémoire et le jugement sont si admirables, et l'application -si heureuse d'une infinité de belles choses qu'il sait, Monsieur des -Billettes qui n'ignore rien à vingt-trois ans de ce que les autres font -gloire de savoir à cinquante, Monsieur de la Morlière, dont les mœurs -sont si belles, et la façon d'obliger si charmante, Monsieur le Comte -de Brienne, de qui le bel esprit répond si bien à sa grande naissance, -eurent pour lui toute l'estime qui fait la véritable amitié, dont à -l'envi ils prirent plaisir de lui donner des marques très sensibles. -Je ne particulariserai rien de ce fort esprit, de ce tout savant, -de cet infatigable à produire tant de bonnes et si utiles choses, -Monsieur l'Abbé de Villeloin, parce que je n'ai pas eu l'honneur de le -pratiquer, mais je puis assurer que Monsieur de Bergerac s'en louait -extrêmement, et qu'il en avait reçu plusieurs témoignages de beaucoup -de bonté._ - -_J'aurais ajouté que, pour complaire à ses amis qui lui conseillaient -de se faire un Patron qui l'appuyât à la Cour, ou ailleurs, il vainquit -le grand amour qu'il avait pour sa liberté, et que, jusqu'au jour qu'il -reçut à la tête le coup dont j'ai parlé, il demeura auprès de Monsieur -le Duc d'Arpajon, à qui même il dédia tous ses Ouvrages; mais, parce -que dans sa maladie il se plaignit d'en avoir été abandonné, j'ai cru -ne pas devoir décider si ce fut par un effet du malheur général pour -tous les petits, et commun à tous les grands, qui ne se souviennent -des services qu'on leur rend que dans le temps qu'ils les reçoivent, -ou si ce n'était point un secret du Ciel, qui, voulant l'ôter sitôt du -monde, voulait aussi lui inspirer le peu de regret qu'on doit avoir de -quitter ce qui nous y semble de plus beau, et qui pourtant ne l'est pas -toujours._ - -_Je ferais tort à Monsieur Roho, si je n'ajoutais son nom sur une liste -si glorieuse, puisque cet illustre mathématicien, qui a tant fait de -belles épreuves physiques, et qui n'est pas moins aimable pour sa bonté -et sa modestie que relevé au-dessus du commun par sa science, eut tant -d'amitié pour Monsieur de Bergerac, et s'intéressa de telle sorte pour -ce qui le touchait, qu'il fut le premier qui découvrit la véritable -cause de sa maladie, et qui rechercha soigneusement, avec tous ses -amis, les moyens de l'en délivrer; mais Monsieur des Boisclairs, -qui jusque dans ses moindres actions n'a rien que d'héroïque, crut -trouver en Monsieur de Bergerac une trop belle occasion de satisfaire -sa générosité, pour en laisser la gloire aux autres, qu'il résolut de -prévenir, et qu'il prévint en effet, dans une conjoncture d'autant plus -utile à son ami, que l'ennui de sa longue captivité le menaçait d'une -prompte mort, dont une violente fièvre avait même déjà commencé le -triste prélude. Mais cet ami sans pair l'interrompit, par un intervalle -de quatorze mois, qu'il le garda chez lui, et il eût eu, avec la gloire -que méritent tant de grands soins et tant de bons traitements qu'il lui -fit, celle de lui avoir conservé la vie, si ses jours n'eussent été -comptés et bornés à la trente-cinquième année de son âge, qu'il finit à -la campagne chez Monsieur de Cyrano, son cousin, dont il avait reçu de -grands témoignages d'amitié, de qui les conversations, si savantes dans -l'Histoire du temps présent et du passé, lui plaisaient extrêmement, -et chez qui, par une affectation de changer d'air qui précède la mort, -et qui en est un symptôme presque certain dans la plupart des malades, -il se fit porter, cinq jours avant de mourir._ - -_Je crois que c'est rendre à Monsieur le Maréchal de Gassion une partie -de l'honneur qu'on doit à sa mémoire, de dire qu'il aimait les gens -d'esprit et de cœur, parce qu'il se connaissait en tous les deux, et -que, sur le récit que Messieurs de Cavois et de Cuigy lui firent de -Monsieur de Bergerac, il le voulut avoir auprès de lui. Mais la liberté -dont il était encore idolâtre (car il ne s'attacha que longtemps après -à M. d'Arpajon) ne put jamais lui faire considérer un si grand homme -que comme un maître; de sorte qu'il aima mieux n'en être pas connu -et être libre, que d'en être aimé et être contraint; et même cette -humeur, si peu soucieuse de la fortune, et si peu des gens du temps, -lui fit négliger plusieurs belles connaissances que la Révérende Mère -Marguerite, qui l'estimait particulièrement, voulut lui procurer; comme -s'il eût pressenti que ce qui fait le bonheur de cette vie lui eût été -inutile pour s'assurer celui de l'autre. Ce fut la seule pensée qui -l'occupa sur la fin de ses jours d'autant plus sérieusement, que Madame -de Neuvillette, cette femme toute pieuse, toute charitable, toute à son -prochain, parce quelle est toute à Dieu, et de qui il avait l'honneur -d'être parent du côté de la noble famille des Bérangers, y contribua, -de sorte qu'enfin le libertinage, dont les jeunes gens sont pour la -plupart soupçonnés, lui parut un monstre, pour lequel je puis témoigner -qu'il eut depuis cela toute l'aversion qu'en doivent avoir ceux qui -veulent vivre chrétiennement._ - -_J'augurai ce grand changement, quelque temps avant sa mort, de ce -que, lui ayant un jour reproché la mélancolie qu'il témoignait dans -les lieux où il avait accoutumé de dire les meilleures et les plus -plaisantes choses, il me répondit que c'était à cause que, commençant à -connaître le monde, il s'en désabusait; et qu'enfin il se trouvait dans -un état où il prévoyait que dans peu la fin de sa vie serait la fin de -ses disgrâces; mais qu'en vérité son plus grand déplaisir était de ne -l'avoir pas mieux employée_: - - _Iam invenes vides, me dit-il, - Insteteum ferior œtas - Merentem stultos preterisse dies._ - -«_Et en vérité, ajouta-t-il, je crois que Tibulle prophétisait de moi, -quand il parlait de la sorte; car personne n'eut jamais tant de regret -que j'en ai de tant de beaux jours passés si inutilement._» - -_Tu me dois pardonner cette digression, Lecteur, et si je me suis si -fort étendu sur le mérite d'un ami, sa mort m'exempte du blâme que -j'aurais encouru de l'avoir voulu flatter, outre que de si belles -choses ne sauraient jamais déplaire. Pour donc reprendre la suite des -autorités sur lesquelles il s'est fondé, je dis que le Démon dont il se -fait servir si utilement pendant son séjour dans la Lune n'est pas une -chose inouïe, puisque Thalès et Héraclite ont dit que le monde en était -rempli; outre ce qu'on a publié de ceux de Socrate, de Dion, de Brutus, -et de plusieurs autres. La pluralité des mondes, dont il a parlé, est -appuyée sur le sentiment de Démocrite, qui l'a soutenue; de même que -l'infini et les petits corps ou atomes, dont il a discouru en quelques -endroits après ce Philosophe, Epicure et Lucrèce._ - -_Le mouvement qu'il donne à la Terre n'est pas nouveau, puisque -Pythagore, Philolaus et Aristarque soutinrent autrefois qu'elle -tournait autour du Soleil, qu'ils mettaient au centre du monde. -Leucippe, et plusieurs autres ont presque dit la même chose; mais -Copernic, dans le dernier siècle, l'a soutenue plus hautement que tous, -puisqu'il a changé le système de Ptolémée, auparavant suivi de tous les -Astronomes, dont la plupart approuvent aujourd'hui celui de Copernic, -d'autant plus simple et plus aisé, qu'il met le Soleil au centre du -Monde, la Terre entre les Planètes, à la place que Ptolémée y donne -au Soleil, c'est-à-dire qu'il fait mouvoir autour du Soleil la sphère -de Mercure, puis celle de Vénus, puis celle de la Terre, au bord de -laquelle il met un Epicicle, sur lequel il fait tourner la Lune autour -de la Terre, et achever sa révolution en vingt-sept jours, outre celle -qu'il lui fait faire avec la même Terre autour du Soleil en un an._ - -_Je te confesserai toutefois, Lecteur, que ce changement m'est -indifférent, parce que je ne professe point ces Sciences, qui sont -trop abstraites pour moi; et je te proteste que tout ce que j'en sais -ne consiste qu'en quelques termes que me fournit la mémoire de quelque -lecture des ouvrages qui en traitent. C'est pourquoi je déclare que, -par ce que j'ai dit de Copernic, je n'ai point prétendu offenser -Ptolémée; il me suffit que_ Cœli enarrant gloriam Dei, _et que leur -admirable structure me prouve qu'ils ne sont point l'ouvrage de la main -des hommes. Quoi qu'en ait dit Ptolémée, ils ne sont que ce qu'ils ont -toujours été; et, quelque changement qu'y ait apporté Copernic, ils -sont demeurés dans le même lieu et dans la même fonction que leur a -donnés l'Etre Souverain, qui, sans changer, peut seul changer toutes -choses. J'ai dit, au commencement de ce discours, le sujet qui me l'a -fait entreprendre; et, dans la suite, on peut connaître comment et -pourquoi j'ai cité, tous ces Savants. Je te prie, Lecteur, de t'en -souvenir, afin de justifier le peu ou point de déférence que j'ai -pour tout ce qui peut commettre la vérité de ma croyance avec les -imaginations d'autrui._ - - _LE BRET._ - -[Illustration: Reproduction de la figure placée en tête du second -volume des «Œuvres || de Monsieur || de Cyrano || Bergerac Nouvelle -Édition || ornée de figures en taille-douce || A Amsterdam || chez -Jacques Desbordes, Libraire || vis-à-vis de la grande porte de la -Bourse 1709.] - - - - -[Illustration] - -L'AUTRE MONDE - -ou - -HISTOIRE COMIQUE - -des - -États et Empires de la Lune - - -La Lune était en son plein, le Ciel était découvert, et neuf heures du -soir étaient sonnées, lorsque, revenant de Clamart, près Paris (où M. -de Guigy le fils, qui en est Seigneur, nous avait régalés plusieurs -de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule -de safran nous défrayèrent sur le chemin: de sorte que, les yeux -noyés dans ce grand Astre, tantôt l'un le prenait pour une lucarne du -Ciel; tantôt un autre assurait que c'était la platine où Diane dresse -les rabats d'Apollon; un autre, que ce pouvait bien être le Soleil -lui-même, qui, s'étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par -un trou ce qu'on faisait au monde, quand il n'y était pas. - ---Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, -je crois, sans m'amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez -le Temps pour le faire marcher plus vite, que la Lune est un monde -comme celui-ci; à qui le nôtre sert de Lune. - -Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d'un grand éclat de rire. - ---Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant, dans la Lune, -de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. - -Mais j'eus beau leur alléguer que _Pythagore_, _Epicure_, _Démocrite et -de notre âge Copernic et Keppler_[4] avaient été de cette opinion, je -ne les obligeai qu'à rire de plus belle. - - [4] Var: plusieurs grands hommes. (Edition Le Bret.) - -Cette pensée, cependant, dont la hardiesse biaisait à mon humeur, -affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, -que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille -définitions de Lune, dont je ne pouvais accoucher: de sorte qu'à force -d'appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque -sérieux, il s'en fallait peu que je n'y déférasse déjà, quand le -miracle ou l'accident, la fortune, ou peut-être ce qu'on nommera -vision, fiction, chimère ou folie, si on veut, me fournit l'occasion -qui m'engagea à ce discours. - -Etant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur -la table un livre ouvert que je n'y avais point mis. C'était celui de -Cardan, et, quoique je n'eusse pas dessein d'y lire, je tombai de la -vue, comme par force, justement sur une histoire de ce philosophe qui -dit qu'étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, au travers -des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels, après beaucoup -d'interrogations qu'il leur fit, répondirent qu'ils étaient habitants -de la Lune, et en même temps disparurent. Je demeurai si surpris, tant -de voir un livre qui s'était apporté là tout seul, que du temps et de -la feuille où il s'était rencontré ouvert, que je pris toute cette -enchaînure d'incidents pour une inspiration de faire connaître aux -hommes que la Lune est un monde. - ---Quoi! disais-je en moi-même, après avoir tout aujourd'hui parlé d'une -chose, un livre qui est peut-être le seul au monde où cette matière -se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, -devenir capable de raison, pour s'ouvrir justement à l'endroit d'une -aventure si merveilleuse; entraîner mes yeux dessus, comme par force, -et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les -desseins que je fais!--Sans doute, continuais-je, les deux vieillards -qui apparurent à ce grand homme sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon -livre et qui l'ont ouvert sur cette page pour s'épargner la peine de me -faire la harangue qu'ils ont faite à Cardan.--Mais, ajoutais-je, je ne -saurais m'éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là?--Et pourquoi -non? me répondais-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au Ciel y -dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui? et ai-je lieu de n'en pas -espérer un succès aussi favorable? - -A ces boutades, qu'on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, -succéda l'espérance de faire réussir un si beau voyage: de sorte que -je m'enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne -assez écartée, où, après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens -proportionnés à mon sujet, voici comment je montai au Ciel. - -J'avais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, -sur lesquelles le Soleil dardait ses rayons si violemment, que la -chaleur, qui les attirait, comme elle fait les plus grosses nuées, -m'éleva si haut, qu'enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. -Mais, comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, -et qu'au lieu de m'approcher de la Lune, comme je prétendais, elle -me paraissait plus éloignée qu'à mon départ, je cassai plusieurs de -mes fioles, jusqu'à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait -l'attraction, et que je redescendais vers la terre. - -Mon opinion ne fut point fausse, car j'y retombai quelque temps après; -et, à compter de l'heure que j'en étais parti, il devait être minuit. -Cependant, je reconnus que le Soleil était alors au plus haut de -l'horizon, et qu'il était là midi. Je vous laisse à penser combien je -fus étonné: certes, je le fus de si bonne sorte que, ne sachant à quoi -attribuer ce miracle, j'eus l'insolence de m'imaginer qu'en faveur -de ma hardiesse, Dieu avait encore une fois recloué le Soleil aux -Cieux, afin d'éclairer une si généreuse entreprise. Ce qui accrut mon -étonnement, ce fut de ne point connaître le pays où j'étais, vu qu'il -me semblait qu'étant monté droit, je devais être descendu au même lieu -d'où j'étais parti. Equipé pourtant comme j'étais, je m'acheminai vers -une espèce de chaumière, où j'aperçus de la fumée; et j'en étais à -peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d'un grand nombre -d'hommes tout nus. Ils parurent fort surpris de ma rencontre, car -j'étais le premier, à ce que je pense, qu'ils eussent jamais vu habillé -de bouteilles. Et, pour renverser encore toutes les interprétations -qu'ils auraient pu donner à cet équipage, ils voyaient qu'en marchant -je ne touchais presque point à la terre: aussi ne savaient-ils pas -qu'au moindre branle que je donnais à mon corps, l'ardeur des rayons de -midi me soulevait avec ma rosée, et que, sans que mes fioles n'étaient -plus en assez grand nombre, j'eusse été possible à leur vue enlevé dans -les airs. - -Je les voulus aborder; mais, comme si la frayeur les eût changés -en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J'en -attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avaient trahi le -cœur. Je lui demandai, avec bien de la peine (car j'étais tout -essouflé), combien l'on comptait de là à Paris, et depuis quand en -France le monde allait tout nu, et pourquoi ils me fuyaient avec tant -d'épouvante. Cet homme, à qui je parlais, était un vieillard olivâtre, -qui d'abord se jeta à mes genoux; et, joignant les mains en haut -derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta -longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu'il articulât -rien: de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué -d'un muet. - -A quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats -tambour battant, et j'en remarquai deux se séparer du gros, pour me -reconnaître. Quand ils furent assez proches pour être entendus, je leur -demandai où j'étais. - ---Vous êtes en France, me répondirent-ils, mais qui Diable vous a mis -en cet état? et d'où vient que nous ne vous connaissons point? Est-ce -que les vaisseaux sont arrivés? En allez-vous donner avis à monsieur le -Gouverneur? et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de -bouteilles? - -A tout cela, je leur répartis que le Diable ne m'avait point mis en cet -état; qu'ils ne me connaissaient pas, à cause qu'ils ne pouvaient pas -connaître tous les hommes; que je ne savais point que la Seine portât -de navires à Paris, que je n'avais point d'avis à donner à Monsieur de -_Montbazon_[5]; et que je n'étais point chargé d'eau-de-vie. - - [5] Var: le maréchal de l'Hôpital. (Edition Le Bret.) - ---Ho, ho, me dirent-ils, me prenant les bras, vous faites le gaillard? -Monsieur le Gouverneur vous connaîtra bien, lui! - -Ils me menèrent vers leur gros, où j'appris que j'étais véritablement -en France, mais en la Nouvelle[6], de sorte qu'à quelque temps de là -je fus présenté à _Monsieur de Montmagnie, qui en est le_ Vice-Roi, -qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité; et, après que je l'eus -satisfait, lui contant l'agréable succès de mon voyage, soit qu'il le -crût, soit qu'il feignît de le croire, il eut la bonté de me faire -donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de -rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s'étonna -point, quand je lui dis qu'il fallait que la Terre eût tourné pendant -mon élévation, puisque, ayant commencé de monter à deux lieues de -Paris, j'étais tombé, par une ligne quasi-perpendiculaire, en Canada. - - [6] Le Canada ou Nouvelle-France. - -Le soir, comme je m'allais coucher, il entra dans ma chambre, et me dit: - ---Je ne serais pas venu interrompre votre repos, si je n'avais cru -qu'une personne qui a pu trouver le secret de faire tant de chemin en -un demi-jour n'ait pas eu aussi celui de ne se point lasser. Mais vous -ne savez pas, ajouta-t-il, la plaisante querelle que je viens d'avoir -pour vous avec nos Pères _Jésuites_? Ils veulent absolument que vous -soyez magicien; et la plus grande grâce que vous puissiez obtenir d'eux -est de ne passer que pour imposteur. Et, en effet, ce mouvement que -vous attribuez à la Terre est un paradoxe assez délicat; et, pour moi, -je vous dirai franchement que ce qui fait que je ne suis pas de votre -opinion, c'est qu'encore qu'hier vous soyez parti de Paris, vous pouvez -être arrivé aujourd'hui en cette contrée, sans que la Terre ait tourné; -car le Soleil, vous ayant enlevé par le moyen de vos bouteilles, ne -doit-il pas vous avoir amené ici, puisque, selon Ptolémée, Tycho Brahé -et les philosophes modernes, il chemine du biais que vous faites -marcher la Terre? Et puis, quelle grande vraisemblance avez-vous, pour -vous figurer que le Soleil soit immobile, quand nous le voyons marcher? -et quelle apparence que la Terre tourne avec tant de rapidité, quand -nous la sentons ferme dessous nous? - ---Monsieur, lui répliquai-je, voici les raisons à peu près qui nous -obligent à le préjuger. Premièrement, il est du sens commun de croire -que le Soleil a pris la place au centre de l'univers, puisque tous -les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical; -qu'il habite au cœur de ce Royaume, pour être en état de satisfaire -promptement à la nécessité de chaque partie, et que la cause des -générations soit placée au milieu de tous les corps, pour y agir -également et plus aisément: de même que la sage Nature a placé les -parties génitales dans l'homme, les pépins dans le centre des pommes, -les noyaux au milieu de leur fruit; et de même que l'oignon conserve, -à l'abri de cent écorces qui l'environnent, le précieux germe où -dix millions d'autres ont à puiser leur essence; car cette pomme -est un petit univers à soi-même, dont le pépin, plus chaud que les -autres parties, est le soleil, qui répand autour de soi la chaleur -conservatrice de son globe; et ce germe, dans cette opinion, est -le petit Soleil de ce petit monde, qui réchauffe et nourrit le sel -végétatif de cette petite masse. Cela donc supposé, je dis que la -Terre ayant besoin de la lumière, de la chaleur, et de l'influence de -ce grand feu, elle tourne autour de lui pour recevoir également en -toutes ses parties cette vertu qui la conserve. Car il serait aussi -ridicule de croire que ce grand corps lumineux tournât autour d'un -point dont il n'a que faire que de s'imaginer, quand nous voyons une -alouette rôtie, qu'on a, pour la cuire, tourné la cheminée alentour. -Autrement, si c'était au Soleil à faire cette corvée, il semblerait -que la médecine eût besoin du malade; que le fort dût plier sous le -faible; le grand servir au petit; et qu'au lieu qu'un vaisseau cingle -le long des côtes d'une province, la province tournerait autour du -vaisseau. Que si vous avez peine à comprendre comme une masse si lourde -se peut mouvoir, dites-moi, je vous prie, les Astres et les Cieux, que -vous faites si solides, sont-ils plus légers? Encore est-il plus aisé -à nous, qui sommes assurés de la rondeur de la Terre, de conclure son -mouvement par sa figure. Mais pourquoi supposer le Ciel rond, puisque -vous ne le sauriez savoir, et que, de toutes les figures, s'il n'a pas -celle-ci, il est certain qu'il ne se peut mouvoir? Je ne vous reproche -point vos excentèques, ni vos épicicles, lesquels vous ne sauriez -expliquer que très confusément, et dont je sauve mon système. Parlons -seulement des causes naturelles de ce mouvement. Vous êtes contraints, -vous autres, de recourir aux intelligences qui remuent et gouvernent -vos globes? Mais moi, sans interrompre le repos du Souverain Etre, qui -sans doute a créé la Nature toute parfaite, et de la sagesse duquel il -est de l'avoir achevée, de telle sorte que, l'ayant accomplie pour une -chose, il ne l'ait pas rendue défectueuse pour une autre; je dis que -les rayons du Soleil, avec ses influences, venant à frapper dessus, par -leur circulation, la font tourner, comme nous faisons tourner un globe -en le frappant de la main; ou de même que les fumées, qui s'évaporent -continuellement de son sein, du côté que le Soleil la regarde, -répercutées par le froid de la moyenne région, rejaillissent dessus, -et de nécessité, ne la pouvant frapper que de biais, la font ainsi -pirouetter. L'explication des deux autres mouvements est encore moins -embrouillée. Considérez un peu, je vous prie... - -A ces mots, _Monsieur de Montmagnie_ m'interrompit: - ---J'aime mieux, dit-il, vous dispenser de cette peine; aussi bien, -ai-je lu, sur ce sujet, quelques livres de Gassendi, mais à la charge -que vous écouterez ce que me répondit un jour un de nos Pères, qui -soutenait votre opinion: «En effet, disait-il, je m'imagine que la -Terre tourne, non point pour les raisons qu'allègue Copernic, mais -parce que, le feu d'enfer _ainsi que vous apprend la Sainte-Ecriture_, -étant enclos au centre de la terre, les damnés, qui veulent fuir -l'ardeur de sa flamme, gravissent, pour s'en éloigner, contre la voûte, -et font ainsi tourner la Terre, comme un chien fait tourner une roue, -lorsqu'il court enfermé dedans.» - -Nous louâmes quelque temps cette pensée, comme un pur zèle de ce bon -Père, et enfin _Monsieur de Montmagnie_ me dit qu'il s'étonnait fort, -vu que le système de Ptolémée était si peu probable, qu'il eût été si -généralement reçu. - ---Monsieur, lui répondis-je, la plupart des hommes, qui ne jugent que -par les sens, se sont laissé persuader à leurs yeux, et de même que -celui dont le vaisseau vogue terre à terre croit demeurer immobile, et -que le rivage chemine, ainsi les hommes, tournant avec la Terre autour -du Ciel, ont cru que c'était le Ciel lui-même qui tournait autour -d'eux. Ajoutez à cela l'orgueil insupportable des humains, qui se -persuadent que la Nature n'a été faite que pour eux, comme s'il était -vraisemblable que le Soleil, un grand corps quatre cent trente-quatre -fois plus vaste que la terre, n'eût été allumé que pour mûrir ses -nèfles, et pommer ses choux. Quant à moi bien loin de consentir à leur -insolence, je crois que les Planètes sont des mondes autour du Soleil, -et que les étoiles fixes sont aussi des Soleils qui ont des Planètes -autour d'eux, c'est-à-dire, des mondes que nous ne voyons pas d'ici à -cause de leur petitesse, et parce que leur lumière empruntée ne saurait -venir jusqu'à nous. Car comment, en bonne foi, s'imaginer que ces -globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que -le nôtre, à cause que nous y campons _une douzaine de glorieux coquins_ -ait été bâti pour _commander à tous_? Quoi! parce que le Soleil -compasse nos jours et nos années, est-ce à dire, pour cela, qu'il n'ait -été construit qu'afin que nous ne frappions pas de la tête contre -les murs? Non, non, si ce Dieu visible éclaire l'homme, c'est par -accident, comme le flambeau du Roi éclaire par accident au Crocheteur -qui passe par la rue. - ---Mais, me dit-il, si, comme vous assurez, les étoiles fixes sont -autant de Soleils, on pourrait conclure de là que le monde serait -infini, puisqu'il est vraisemblable que les peuples de ce monde -qui sont autour d'une étoile fixe, que vous prenez pour un Soleil, -découvrent encore au-dessus d'eux d'autres étoiles fixes que nous ne -saurions apercevoir d'ici, et qu'il en va de cette sorte à l'infini. - ---N'en doutez point, lui répliquai-je, comme Dieu a pu faire l'âme -immortelle, il a pu faire le monde infini, s'il est vrai que l'éternité -n'est rien autre chose qu'une durée sans bornes, et l'infini, une -étendue sans limites. Et puis, Dieu serait fini lui-même, supposé que -le monde ne fût pas infini, puisqu'il ne pourrait pas être où il n'y -aurait rien, et qu'il ne pourrait accroître la grandeur du monde qu'il -n'ajoutât quelque chose à sa propre étendue, commençant d'être où il -n'était pas auparavant. Il faut donc croire que, comme nous voyons -d'ici Saturne et Jupiter, si nous étions dans l'un ou dans l'autre, -nous découvririons beaucoup de mondes que nous n'apercevons pas, et que -l'univers est à l'infini construit de cette sorte. - ---Ma foi! me répliqua-t-il, vous avez beau dire, je ne saurais du tout -comprendre cet infini. - -[Illustration: Dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées... -(Page 33).] - ---Hé! dites-moi, lui repartis-je, comprenez-vous le rien qui est au -delà? Point du tout. Car, quand vous songez à ce néant, vous vous -l'imaginez tout au moins comme du vent ou comme de l'air, et cela, -c'est quelque chose; mais l'infini, si vous ne le comprenez en général, -vous le concevez au moins par parties, puisqu'il n'est pas difficile de -se figurer, au delà de ce que nous voyons de terre et d'air, du feu, -d'autre air, et d'autre terre. Or, l'infini n'est rien qu'une tissure -sans bornes de tout cela. Que si vous me demandez de quelle façon ces -mondes ont été faits, vu que la Sainte-Ecriture parle seulement d'un -que Dieu créa[7], _je réponds qu'elle ne parle que du nôtre à cause -qu'il est le seul que Dieu ait voulu prendre la peine de faire de sa -propre main, mais_ tous les autres _qu'on voit ou_ qu'on ne voit point, -_suspendus parmi l'azur de l'Univers_, ne sont rien que de l'écume des -Soleils qui se purgent. Car comment ces grands feux pourraient-ils -subsister, s'ils n'étaient attachés à quelque matière qui les nourrit? -Or, de même que le feu pousse loin de chez soi la cendre dont il est -étouffé, de même que l'or, dans le creuset, se détache en s'affinant, -du marcassite qui affaiblit son carat, et de même encore que notre -cœur se dégage, par le vomissement, des humeurs indigestes qui -l'attaquent; ainsi _le_ Soleil dégorge tous les jours et se purge, des -restes de la matière qui _nourrit son_ feu. Mais, lorsqu'il aura tout à -fait consumé cette matière qui l'entretient, vous ne devez point douter -qu'il ne se répande de tous côtés pour chercher une autre pâture, et -qu'il ne s'attache à tous les mondes qu'il aura construits autrefois, -à ceux particulièrement qu'il rencontrera les plus proches; alors ces -grands feux, rebouillant tous les corps, les rechasseront pêle-mêle -de toutes parts comme auparavant, et, s'étant peu à peu purifiés, -ils commenceront de servir de Soleil à d'autres petits mondes qu'ils -engendreront en les poussant hors de leur Spère. Et c'est ce qui a -fait sans doute prédire aux Pythagoriciens l'embrasement universel. -Ceci n'est pas une imagination ridicule: la Nouvelle-France, où nous -sommes, en produit un exemple bien convaincant. Ce vaste continent -de l'Amérique est une moitié de la Terre, laquelle, en dépit de nos -prédécesseurs, qui avaient mille fois cinglé l'Océan, n'avait point -été encore découverte; aussi n'y était-elle pas encore, non plus que -beaucoup d'îles, de péninsules, et de montagnes, qui se sont soulevées -sur notre globe, quand les rouillures du Soleil qui se nettoyait ont -été poussées assez loin, et condensées en pelotons assez pesants, -pour être attirées par le centre de notre monde, possible peu à peu, -en particules menues, peut-être aussi tout à coup en une masse. Cela -n'est pas si déraisonnable, que saint Augustin n'y eût applaudi, si -la découverte de ce pays eût été faite de son âge; puisque ce grand -personnage, dont le génie était éclairé _du Saint-Esprit_, assure que -de son temps la Terre était plate comme un four, et qu'elle nageait -sur l'eau comme la moitié d'une orange coupée. Mais, si j'ai jamais -l'honneur de vous voir en France, je vous ferai observer, par le -moyen d'une lunette excellente, que certaines obscurités, qui d'ici -paraissent des taches, sont des mondes qui se construisent. - - [7] _Je réponds_ que je dispute plus; car, si vous voulez m'obliger à - vous rendre raison de ce que me fournit mon imagination, c'est m'ôter - la parole, et m'obliger de vous confesser que mon raisonnement le - cédera toujours en ces sortes de choses à la Foi. - - Il me dit qu'à la vérité sa demande était blâmable, mais que je - reprisse mon idée. (Edition Le Bret.) - -Mes yeux, qui se fermaient en achevant ce discours, obligèrent -_Monsieur de Montmagnie à me souhaiter le bonsoir_. Nous eûmes, le -lendemain et les jours suivants, des entretiens de pareille nature. -Mais, comme, quelque temps après, l'embarras des affaires de la -Province accrocha notre Philosophie, je retombai de plus belle au -dessein de monter à la Lune. - -Je m'en allais, dès qu'elle était levée, rêvant, parmi les bois, à la -conduite et à la réussite de mon entreprise; et enfin, une veille de -Saint-Jean, qu'on tenait conseil dans le Fort pour déterminer si l'on -donnerait secours aux Sauvages du pays contre les Iroquois, je m'en -allai tout seul, derrière notre habitation, au coupeau d'une petite -montagne, où voici ce que j'exécutai. J'avais fait une machine que je -m'imaginais capable de m'élever autant que je voudrais, en sorte que, -rien de tout ce que j'y croyais nécessaire n'y manquant, je m'assis -dedans, et me précipitai en l'air, du haut d'une roche. Mais, parce -que je n'avais pas bien pris mes mesures, je culbutai rudement dans la -vallée. Tout froissé néanmoins que j'étais, je m'en retournai dans ma -chambre, sans perdre courage, et je pris de la moelle de bœuf, dont -je m'oignis tout le corps, car j'étais tout meurtri, depuis la tête -jusqu'aux pieds; et, après m'être fortifié le cœur d'une bouteille -d'essence cordiale, je m'en retournai chercher ma machine; mais je -ne la trouvai point, car certains soldats, qu'on avait envoyés dans -la forêt couper du bois pour faire le feu de la Saint-Jean, l'ayant -rencontrée par hasard, l'avaient apportée au Fort, où, après plusieurs -explications de ce que ce pouvait être, quand on eut découvert -l'invention du ressort, quelques-uns dirent qu'il y fallait attacher -quantité de fusées volantes, parce que, leur rapidité les ayant -enlevées bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes, il n'y -aurait personne qui ne prît cette machine pour un dragon de feu. Je la -cherchai longtemps, cependant, mais enfin je la trouvai, au milieu de -la place de Québec, comme on y mettait le feu. - -La douleur de rencontrer l'œuvre de mes mains en un si grand péril -me transporta tellement que je courus saisir le bras du soldat qui y -allumait le feu. Je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux -dans ma machine pour briser l'artifice dont elle était environnée; -mais j'arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds, que me -voilà enlevé dans la nue. L'horreur dont je fus consterné ne renversa -point tellement les facultés de mon âme que je ne me sois souvenu -depuis de tout ce qui m'arriva en cet instant. Car, dès que la flamme -eut dévoré un rang de fusées, qu'on avait disposées six à six, par le -moyen d'une amorce qui bordait chaque demi-douzaine, un autre étage -s'embrasait, puis un autre; en sorte que le salpêtre, prenant feu, -éloignait le péril en le croissant. La matière, toutefois, étant usée, -fit que l'artifice manqua, et, lorsque je ne songeais plus qu'à laisser -ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis, sans que je remuasse -aucunement, mon élévation continuée, et, ma machine prenant congé de -moi, je la vis retomber vers la terre. - -Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d'une joie si peu -commune que, ravi de me voir délivré d'un danger assuré, j'eus -l'impudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchais, des -yeux et de la pensée, ce qui en pouvait être la cause, j'aperçus ma -chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m'étais enduit -pour les meurtrissures de mon trébuchement; je connus qu'étant alors -en décours, et la Lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer -la moelle des animaux, elle buvait celle dont je m'étais enduit, avec -d'autant plus de force que son globe était plus proche de moi, et que -l'interposition des nuées n'en affaiblissait point la vigueur. - -Quand j'eus percé, selon le calcul que j'ai fait depuis, beaucoup plus -des trois quarts du chemin qui sépare la Terre d'avec la Lune, je me -vis tout d'un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en -aucune façon; encore, ne m'en fussé-je pas aperçu, si je n'eusse senti -ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que -je ne retombais pas vers notre monde; car, encore que je me trouvasse -entre deux Lunes, et que je remarquasse fort bien que je m'éloignais -de l'une à mesure que je m'approchais de l'autre, j'étais assuré que -la plus grande était notre globe; parce qu'au bout d'un jour ou deux -de voyage, les réfractions éloignées du Soleil venant à confondre la -diversité des corps et des climats, il ne m'avait plus paru que comme -une grande plaque d'or: cela me fit imaginer que je baissais vers -la Lune; et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me -souvenir que je n'avais commencé de choir qu'après les trois quarts du -chemin. - ---Car, disais-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, -il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d'étendue, et -que, par conséquent, j'aie senti plus tard la force de son centre. - -Enfin, après avoir été fort longtemps à tomber (à ce que je préjugeai, -car la violence du précipice m'empêcha de le remarquer), le plus loin -dont je me souviens, c'est que je me trouvai sous un arbre, embarrassé -avec trois ou quatre branches assez grosses que j'avais éclatées par ma -chute, et le visage mouillé d'une pomme qui s'était écachée contre. - -Par bonheur, ce lieu-là était, comme vous le saurez bientôt, le paradis -_terrestre et l'arbre sur lequel je tombai se trouva justement l'arbre -de vie_. - -Ainsi vous pouvez bien juger que, sans ce _miraculeux_ hasard, je -serais mille fois mort. J'ai souvent fait depuis réflexion sur ce que -le vulgaire assure qu'en se précipitant d'un lieu fort haut, on est -étouffé avant de toucher la terre; et j'ai conclu, de mon aventure, -qu'il en avait menti, ou bien qu'il fallait que le jus énergique de -ce fruit, qui m'avait coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui -n'était pas loin de mon cadavre encore tout tiède, et encore disposé -aux fonctions de la vie. En effet, sitôt que je fus à terre, ma douleur -s'en alla, avant même de se perdre en ma mémoire et la faim, dont -pendant mon voyage j'avais été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en -sa place qu'un léger souvenir de l'avoir perdue. - -A peine, quand je fus relevé, eus-je observé _les bords de_ la plus -large des quatre grandes rivières qui forment un lac en s'abouchant, -que l'esprit ou l'âme invisible des simples, qui s'exhalent sur cette -contrée, me vint réjouir l'odorat; et je connus que les cailloux n'y -étaient ni durs ni raboteux, et qu'ils avaient soin de s'amollir, quand -on marchait dessus. Je rencontrai d'abord une étoile de cinq avenues, -dont les _chênes qui la composent_ semblaient par leur excessive -hauteur porter au Ciel un parterre de haute futaie. En promenant mes -yeux, de la racine au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu'au -pied, je doutais si la terre les portait, ou si eux-mêmes ne portaient -point la terre pendue à leurs racines; leur front, superbement -élevé, semblait aussi plier, comme par force, sous la pesanteur des -globes célestes, dont on dirait qu'ils ne soutiennent la charge -qu'en gémissant; leurs bras, étendus vers le Ciel, témoignaient, en -l'embrassant, demander aux Astres la bénignité toute pure de leurs -influences, et les recevoir, avant qu'elles aient rien perdu de leur -innocence, au lit des Eléments. - -Là, de tous côtés, les fleurs, sans avoir eu d'autre Jardinier que -la Nature, respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu'elle -réveille et satisfait l'odorat; là, l'incarnat d'une rose sur -l'églantier, et l'azur éclatant d'une violette sous des ronces, ne -laissant point de liberté pour le choix, font juger qu'elles sont -toutes deux plus belles l'une que l'autre; là, le Printemps compose -toutes les Saisons; là, ne germe point de plante vénéneuse, que sa -naissance ne trahisse sa construction; là, les ruisseaux, par un -agréable murmure, racontent leurs voyages aux cailloux; là, mille -petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs -mélodieuses chansons; et la trémoussante assemblée de ces divins -musiciens est si générale, qu'il semble que chaque feuille, dans ce -bois, ait pris la langue et la figure d'un rossignol; et même l'Echo -prend tant de plaisir à leurs airs, qu'on dirait, à les lui entendre -répéter, qu'elle ait envie de les apprendre. - -A côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu -fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures, -que le Printemps attache à cent petites fleurs, en égare les nuances -l'une dans l'autre avec une si agréable confusion, qu'on ne sait si ces -fleurs, agitées par un doux zéphyr, courent plutôt après elles-mêmes -qu'elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre. On -prendrait même cette prairie pour un Océan, à cause qu'elle est comme -une mer qui n'offre point de rivage, en sorte que mon œil, épouvanté -d'avoir couru si loin sans découvrir le bord, y envoyait vitement ma -pensée; et ma pensée, doutant que ce fût l'extrémité du monde, se -voulait persuader que des lieux si charmants avaient peut-être forcé le -Ciel de se joindre à la Terre. - -Au milieu d'un tapis si vaste et si plaisant, court à bouillons -d'argent une fontaine rustique, qui couronne ses bords d'un gazon -émaillé de _pâquerettes_, de bassinets, de violettes, et ces fleurs, -semblent se presser à qui s'y mirera la première: elle est encore au -berceau, car elle ne vient que de naître, et sa face jeune et polie -ne montre pas seulement une ride. Les grands cercles qu'elle promène -en revenant mille fois sur elle-même montrent que c'est bien à regret -qu'elle sort de son pays natal; et, comme si elle eût été honteuse de -se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa en murmurant ma main -qui la voulait toucher. Les animaux qui s'y venaient désaltérer, plus -raisonnables que ceux de notre monde, témoignaient être surpris de voir -qu'il faisait grand jour vers l'horizon, pendant qu'ils regardaient -le Soleil aux Antipodes, et n'osaient se pencher sur le bord, de la -crainte qu'ils avaient de tomber au Firmament. - -Il faut que je vous avoue qu'à la vue de tant de belles choses, je -me sentis chatouillé de ces agréables douleurs, qu'on dit que sent -l'embryon, à l'infusion de son âme. Le vieux poil me tomba pour faire -place à d'autres cheveux plus épais et plus déliés. Je sentis ma -jeunesse se rallumer, mon visage devenir vermeil, ma chaleur naturelle -se remêler doucement à mon humide radical; enfin, je reculai sur mon -âge environ quatorze ans. - -J'avais cheminé une demi-lieue à travers une forêt de jasmins et de -myrtes, quand j'aperçus, couché à l'ombre, je ne sais quoi qui remuait. -C'était un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força -presque à l'adoration. Il se leva pour m'en empêcher: - ---Ce n'est pas à moi, s'écria-t-il, c'est à Dieu que tu dois ces -humilités! - ---Vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée de tant de -miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations; car, -venant d'un monde que vous prenez sans doute ici pour une Lune, je -pensais être abordé dans un autre, que ceux de mon pays appellent la -Lune aussi; et voilà que je me trouve en Paradis, aux pieds d'un Dieu -qui ne veut pas être adoré et _d'un étranger qui parle ma langue_. - ---Hormis la qualité de Dieu, me répliqua-t-il,[8] ce que vous dites -est véritable; cette terre-ci est la Lune, que vous voyez de votre -globe; et ce lieu-ci où vous marchez est _le paradis, mais c'est le -paradis terrestre où n'ont jamais entré que six personnes, Adam, Eve, -Enoc, moi, qui suis le Vieil Elie, Saint-Jean l'Evangéliste et vous. -Vous savez bien comme les deux premiers en furent bannis, mais vous ne -savez pas comment ils arrivèrent en votre monde. Sachez donc qu'après -avoir tâté tous deux de la pomme défendue, Adam qui craignait que Dieu -irrité par sa présence ne rengregeast sa punition, considéra la Lune, -votre terre, comme le seul refuge où il se pourrait mettre à l'abri des -poursuites de son créateur_. - - [8] Variante: Dont je ne suis que la créature. (Edition Le Bret.) - ---Or, en ce temps-là, l'imagination chez l'homme était si forte, pour -n'avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la -crudité des aliments, ni par l'altération des maladies, qu'étant alors -excité au violent désir d'aborder cet asile, et que sa masse étant -devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé, de la -même sorte qu'il s'est vu des Philosophes, leur imagination fortement -tendue à quelque chose, être emportés en l'air par des ravissements que -vous appelez extatiques. _Eve_, que l'infirmité de son sexe rendait -plus faible et moins chaude, n'aurait pas eu sans doute l'imaginative -assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids -de la matière, mais parce qu'il y avait très peu _qu'elle avait été -tirée du corps de son mari_, la sympathie, dont cette moitié était -encore liée à son tout, la porta vers lui à mesure qu'il montait, -comme l'ambre se fait suivre de la paille, comme l'aimant se tourne au -septentrion d'où il a été arraché, et _Adam_ attira _l'ouvrage de sa -côte_, comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d'elle. Arrivés -qu'ils furent en votre terre, ils s'habituèrent entre la Mésopotamie -et l'Arabie; _les Hébreux_ l'ont connu sous le nom d'_Adam_ et les -Idolâtres sous celui de Prométhée, que _leurs_ Poètes feignirent avoir -dérobé le feu du Ciel, à cause de ses descendants, qu'il engendra -pourvus d'une âme aussi parfaite que celle dont il était rempli. -Ainsi, pour habiter votre monde, _le premier_ homme laissa celui-ci -désert; mais le Tout-Sage ne voulut pas qu'une demeure si heureuse -restât sans habitants: il permit, peu de siècles après, qu'_Enoc_, -ennuyé de la compagnie des hommes, dont l'innocence se corrompait, eût -envie de les abandonner. _Mais ce Saint_ personnage ne jugea point de -retraite assurée contre l'ambition de ses parents, qui s'égorgeaient -déjà pour le partage de votre monde, sinon la terre bienheureuse dont -_jadis Adam_ son aïeul lui avait tant parlé. _Toutefois comment y -aller. L'Echelle de Jacob n'était pas encore inventée, la grâce_ du -_Très-Haut_[9] y suppléa; car, _elle fit qu'Enoc s'avisa que le feu du -Ciel descendait sur les holocaustes des Justes et de ceux qui étaient -agréables devant la face du Seigneur, selon la parole de sa bouche, -«L'odeur des sacrifices du Juste est montée jusqu'à moi». Un jour que -cette flamme divine était acharnée à consumer une victime qu'il offrait -à l'Eternel, de la vapeur qui s'exhalait_, il remplit deux grands vases -qu'il luta hermétiquement, et se les attacha sous les _aisselles_. La -fumée aussitôt, qui tendait à s'élever, et qui ne pouvait pénétrer -_que par miracle_ le métal, poussa les vases en haut, et, de la sorte, -enlevèrent avec eux ce Saint homme. Quand il fut monté jusqu'à la Lune, -et qu'il eut jeté les yeux sur ce beau jardin, un épanouissement de -joie presque surnaturelle lui fit connaître que c'était le _paradis -terrestre_ où son _grand-père_ avait autrefois demeuré. Il délia -promptement les vaisseaux qu'il avait ceints comme des ailes autour -de ses épaules, et le fit avec tant de bonheur, qu'à peine était-il -en l'air quatre toises au-dessus de la Lune, qu'il prit congé de ses -nageoires. L'élévation cependant était assez grande pour le beaucoup -blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent s'engouffra, -et l'_ardeur du feu de charité qui_ le soutint doucement, jusqu'à -ce qu'il eût mis pied à terre. Pour les deux vases, ils montèrent -_toujours jusqu'à ce que Dieu les enchâssât dans le Ciel_, et c'est ce -qu'aujour'd'hui vous appelez les Balances, _qui nous montrent bien tous -les jours qu'elles sont encore pleines des odeurs du sacrifice d'un -juste par les influences favorables qu'elles inspirent sur l'horoscope -de Louis le Juste qui eut les balances pour ascendants_. - - [9] Il y a dans l'édition Le Bret: son imagination. - -_Il n'était pas encore toutefois en ces jardins et n'y arriva que -quelque temps après._ - -_Ce fut lorsque déborda le déluge, car les eaux où votre monde -s'engloutit montèrent à une hauteur si prodigieuse que l'arche voguait -dans les cieux à côté de la Lune._ - -_Les humains aperçurent ce globe par la fenêtre, mais la réflexion de -ce grand corps opaque s'affaiblissant à cause de leur proximité qui -partageait sa lumière, chacun d'eux crut que c'était un canton de la -terre qui n'avait pas été noyé._ - -_Il n'y eut qu'une fille de Noé nommée Achab, qui, à cause peut-être -qu'elle avait pris garde qu'à mesure que le navire haussait, ils -approchaient de cet astre, soutint à cor et à cris qu'assurément -c'était la Lune._ - -_On eut beau lui représenter que, les sondes jetées, on n'avait -trouvé que quinze coudées d'eau, elle répondait que le fer avait donc -rencontré le dos d'une baleine qu'ils avaient pris pour la terre, que -quant à elle, elle était bien assurée que c'était la Lune en propre -personne qu'ils allaient aborder._ - -_Enfin, comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes -se le persuadèrent ensuite._ - -_Les voilà donc, malgré la défense des hommes, qui jettent l'esquif -en mer; Achab était la plus hasardeuse, aussi voulut-elle la première -essayer le péril, elle se lance allègrement dedans et tout son sexe -l'allait joindre sans une vague qui sépara le bateau du navire. On -eut beau crier après elle, l'appeler cent fois lunatique, protester -qu'elle serait cause qu'un jour on reprocherait à toutes les femmes -d'avoir dans la tête un quartier de la lune, elle se moqua d'eux. La -voilà qui vogue hors du monde. Les animaux suivirent son exemple, car -la plupart des oiseaux qui se sentirent l'aile assez forte pour risquer -le voyage, impatients de la première prison dont on eût encore arrêté -leur liberté, donnèrent jusque-là; des quadrupèdes même, les plus -courageux, se mirent à la nage. Il en était sorti près de mille avant -que les fils de Noé pussent fermer les étables que la foule des animaux -qui s'échappaient tenait ouverte. La plupart abordèrent ce nouveau -monde. Pour l'esquif, il alla donner contre un coteau fort agréable -où la généreuse Achab descendit et, joyeuse d'avoir connu qu'en effet -cette terre était la lune, ne voulut point se rembarquer pour rejoindre -ses frères. Elle s'habitua quelques temps dans une grotte et comme un -jour elle se promenait, balançant si elle serait fâchée d'avoir perdu -la compagnie des siens ou si elle en serait bien aise, elle aperçut un -homme qui abattait du gland._ - -_La joie d'une telle rencontre la fit voler aux embrassements; elle -en reçut de réciproques, car il y avait encore plus longtemps que le -vieillard n'avait vu visage humain. C'était Enoc le juste. Ils vécurent -ensemble, et sans que le naturel impie de ses enfants et l'orgueil de -la femme l'obligea de se retirer dans les bois ils auraient achevé -ensemble de filer leurs jours avec toute la douceur dont Dieu bénit -le mariage des justes. Là tous les jours, dans les retraites les -plus sauvages de ces affreuses solitudes, ce bon vieillard offrait à -Dieu, d'un esprit épuré, son cœur en holocauste, quand, de l'arbre -de science que vous savez qui est en ce jardin, un jour étant tombé -une pomme dans la rivière au bord de laquelle il est planté, elle fut -portée à la merci des vagues hors le Paradis en un lieu où le pauvre -Enoc pour sustenter sa vie prenait du poisson à la pêche. Ce beau fruit -fut arrêté dans le filet, il le mangea; aussitôt il connut où était le -Paradis terrestre et par des secrets que vous ne sauriez concevoir si -vous n'avez mangé comme lui de la pomme de science, il y vint demeurer._ - -Il faut maintenant que je vous raconte la façon dont j'y suis venu. - -_Vous n'avez pas oublié je pense que je me nomme Hélie_ car je vous -l'ai dit naguère. Vous saurez donc que _j'étais en votre monde et -que_ j'habitais avec _Elisée, un Hébreu comme moi_, sur les agréables -bords _du Jourdain_, où je menais, parmi les livres, une vie assez -douce pour ne pas la regretter, encore qu'elle s'écoulât. Cependant, -plus les lumières de mon esprit croissaient, plus aussi croissait la -connaissance de celles que je n'avais point. Jamais nos _prêtres_ ne me -ramentevaient _Adam_, que le souvenir de _cette_ Philosophie parfaite -_qu'il avait possédée_ ne me fît soupirer. Je désespérais de la pouvoir -acquérir, quand un jour, après avoir _sacrifié pour l'expiation des -faiblesses de mon être mortel, je m'endormis et l'Ange du Seigneur -m'apparut en songe; aussitôt que je fus réveillé, je ne manquai pas -de travailler aux choses qu'il m'avait prescrites_[10]: je pris de -l'aimant environ deux pieds en carré, que je mis dans un fourneau puis -lorsqu'il fut bien purgé, précipité et dissous, j'en tirai l'attractif, -_je calcinai tout cet élixir_ et le réduisis à la grosseur d'environ -une balle médiocre. - - [10] _Après avoir longtemps rêvé._ (Edition Le Bret.) - -En suite de ces préparations, je fis construire _un chariot_ de fer -fort _léger et de là, à quelques mois, tous mes engins étant achevés -j'entrai dans mon industrieuse charrette: vous me demanderez possible -à quoi bon tout cet attirail. Sachez que l'Ange m'avait dit en songe -que si je voulais acquérir une science parfaite comme je le désirais, -je montasse au monde de la Lune, où je trouverais devant le Paradis -d'Adam, l'arbre de la Science, parce qu'aussitôt que j'aurais tâté -de son fruit, mon âme serait éclairée de toutes les vérités dont une -créature est capable, voilà donc le voyage pour lequel j'avais bâti mon -chariot. Enfin, je montai dedans_ et, lorsque je fus bien ferme et bien -appuyé sur le siège, je jetai fort haut en l'air cette boule d'aimant. -Or la machine de fer, que j'avais forgée tout exprès plus massive au -milieu qu'aux extrémités, fut enlevée aussitôt, et dans un parfait -équilibre, à mesure que j'arrivais où l'aimant m'avait attiré et dès -que j'avais sauté jusque-là _ma main_ le faisait repartir... - -[Illustration: Je fus mené droit à l'Hôtel de Ville.] - ---Mais, l'interrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit -au-dessus de votre chariot, qu'il ne se trouvât jamais à côté? - ---Je ne vois point de merveille en cette aventure, me dit-il; car -l'aimant poussé qu'il était en l'air, attirait le fer droit à lui; et, -par conséquent, il était impossible que je montasse jamais à côté. -Je vous dirai même que, tenant ma boule en ma main, je ne laissais -pas de monter, parce que le chariot courait toujours à l'aimant que -je tenais au-dessus de lui; mais la saillie de ce fer, pour s'unir -à ma boule, était si violente, qu'elle me faisait plier le corps en -_quatre_ doubles, de sorte que je n'osai tenter qu'une fois cette -nouvelle expérience. A la vérité, c'était un spectacle à voir bien -étonnant, car l'acier de cette maison volante, que j'avais poli avec -beaucoup de soin, réfléchissait de tous côtés la lumière du Soleil si -vive et si brillante, que je croyais moi-même être _emporté dans un -chariot de feu_[11]. Enfin, après avoir beaucoup rué et volé après mon -coup, j'arrivai, comme vous avez fait, à un terme où je tombais vers -ce monde-ci; et, pour ce qu'en cet instant je tenais ma boule bien -serrée entre mes mains, mon chariot dont le siège me pressait pour -approcher de son attractif, ne me quitta point; tout ce qui me restait -à craindre, c'était de me rompre le col; mais, pour m'en garantir, je -rejetais ma boule de temps en temps, ainsi que ma machine, _se sentant -naturellement rattirée_ se ralentît, et qu'ainsi ma chute fût moins -rude, comme en effet, il arriva; car, quand je me vis à deux ou trois -cents toises près de la terre, je lançai ma balle de tous côtés à fleur -du chariot, tantôt deçà, tantôt delà, jusqu'à ce que je m'en visse à -une certaine distance; et aussitôt je la jetai au-dessus de moi, et, -ma machine l'ayant suivie, je la quittai et me laissai tomber d'un -autre côté le plus doucement que je pus sur le sable, de sorte que ma -chute ne fut pas plus violente que si je fusse tombé de ma hauteur. Je -ne vous représenterai point l'étonnement qui me saisit à la vue des -merveilles qui sont céans, parce qu'il fut à peu près semblable à celui -dont je vous viens de voir consterné. - - [11] Que je croyais moi-même être tout en feu. (Edition Le Bret.) - -_Vous saurez seulement que j'ai rencontré dès le lendemain l'arbre de -vie par le moyen duquel je m'empêchai de vieillir. Il consomma bientôt -et fit exhaler le serpent en fumée._ - ---_A ces mots, vénérable et sacré patriarche, lui dis-je, je serais -bien aise de savoir ce que vous entendez par le serpent qui fut -consommé._ - -_Lui d'un visage riant me répondit ainsi_: - ---_J'oubliais, ô mon fils, à vous découvrir un secret dont on ne peut -pas vous voir instruit. Vous saurez donc qu'après qu'Eve et son mari -eurent mangé de la pomme défendue, Dieu pour punir le serpent qui les -avait tentés le relégua dans le corps de l'homme. Il n'est point né -depuis de créature humaine qui, en punition du crime de son premier -père, ne nourrisse un serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous -les nommez les boyaux et vous les croyez nécessaires aux fonctions de -la vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que des serpents pliés -sur eux-mêmes en plusieurs doubles, quand vous entendez vos entrailles -crier, c'est le serpent qui siffle et qui, suivant ce naturel glouton -dont jadis il incita le premier homme à trop manger, demande à manger -aussi, car Dieu, qui pour vous chasser voulait vous rendre mortel comme -les autres animaux, vous fit obséder par cet insatiable afin que si -vous lui donniez trop à manger, vous vous étouffassiez ou si lorsque -avec les dents invisibles dont cet affamé mord votre estomac, vous lui -refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, il dégorgeât ce venin que -vos docteurs appellent la bile et vous achevât tellement par le poison -qu'il inspire à vos artères que vous ne fussiez bientôt consumés._ - -_Enfin pour vous montrer que vos boyaux sont un serpent que vous -avez dans le corps, souvenez-vous qu'on en trouva dans les tombeaux -d'Esculape, de Scipion, d'Alexandre, de Charles Martel et d'Edouard -d'Angleterre qui se nourrissaient encore des cadavres de leurs hôtes._ - ---_En effet, lui dis-je, en l'interrompant, j'ai remarqué que comme ce -serpent essaye toujours à s'échapper du corps de l'homme, on lui voit -la tête et le col sortir seul au bas de nos ventres, mais aussi Dieu -n'a pas permis que l'homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu'il -se bandât contre la femme pour lui jeter son venin et que l'enflure -durât neuf mois après l'avoir piquée, et, pour vous montrer que je -parle suivant la parole du Seigneur, c'est qu'il dit au Serpent pour -le maudire qu'il aurait beau faire trébucher la femme en se raidissant -contre elle, qu'elle lui ferait enfin baisser la tête._ - -_Je voulais continuer ces fariboles, mais Hélie m'en empêcha:_ - ---_Songez, dit-il, que ce lieu-ci est saint._ - -_Il se tient ensuite quelque temps comme pour se ramentenoir de -l'endroit où il était demeuré, pris il prit ensuite la parole._ - ---_Je ne tâte du fruit de vie que de cent ans en cent ans, son jus a -pour le goût quelque rapport avec l'esprit de vin, ce fut je crois -cette pomme qu'Adam avait mangée qui fut cause que nos premiers pères -vécurent si longtemps parce qu'il était coulé dans leur semence quelque -chose de son énergie jusqu'à ce qu'elle s'éteignît dans les eaux du -déluge._ - -_L'arbre de science est planté vis-à-vis. Son fruit est couvert d'une -écorce qui produit l'ignorance dans quiconque en a goûté et qui, sous -l'épaisseur de cette pelure, conserve les spirituelles vertus de ce -docte manger. Dieu autrefois après avoir chassé Adam de cette terre -bienheureuse, de peur qu'il n'en retrouvât le chemin, lui frotta les -gencives de cette écorce. Il fut depuis ce temps-là plus de quinze ans -à radoter et oublia tellement toutes choses que lui ni ses descendants -jusqu'à Moïse ne se souvinrent seulement pas de la création._ - -_Mais les restes de la vertu de cette pesante écorce achevèrent de se -dissiper par la chaleur et la clarté du génie de ce grand prophète. -Je m'adressai par bonheur à l'une de ces pommes que la maturité avait -dépouillée de sa peau et ma salive à peine l'avait mouillée que la -philosophie universelle m'absorba._ - -_Il me sembla qu'un nombre infini de petits yeux se plongeaient dans ma -tête et je sus le moyen de parler au Seigneur. Quand depuis l'ai fait -réflexion sur cet enlèvement miraculeux, je me suis bien imaginé que -je n'aurais pas pu vaincre par les vertus occultes d'un simple corps -naturel la vigilance du Séraphin que Dieu a ordonné pour la garde de -ce Paradis. Mais parce qu'il se plaît à se servir de causes secondes, -je crus qu'il m'avait inspiré ce moyen pour y entrer, comme il voulut -se servir des côtes d'Adam pour lui faire une femme, quoiqu'il pût la -former de terre aussi bien que lui._ - -_Je demeurai longtemps dans ce jardin à me promener sans compagnie. -Mais enfin comme l'ange portier du lieu était mon principal hôte, il -me prit envie de le saluer. Une heure de chemin termina mon voyage -car au bout de ce temps j'arrivai en une contrée où mille éclairs se -confondaient en un, formaient un jour aveugle qui ne servait qu'à -rendre l'obscurité visible._ - -_Je n'étais pas encore bien remis de cette aventure que j'aperçus -devant moi un bel adolescent._ - ---_Je suis, me dit-il, l'archange que tu cherches, je viens de lire -dans Dieu qu'il t'avait suggéré les moyens de venir ici, et qu'il -voulait que tu y attendisses sa volonté._ - -_Il m'entretint de plusieurs choses et me dit entre autres: que cette -lumière dont j'avais paru effrayé n'était rien de formidable, qu'elle -s'allumait presque tous les soirs quand il faisait la ronde parce que, -pour éviter les surprises des sorciers qui entrent partout sans être -vus, il était contraint de jouer de l'espadon avec son épée flamboyante -autour du Paradis terrestre et que cette lueur était les éclairs -qu'engendrait son acier._ - -_Ceux que vous apercevez de votre monde, ajouta-t-il, sont produits -par moi, si quelquefois vous les remarquez bien loin, c'est à cause -que les nuages d'un climat éloigné se trouvant disposés à recevoir -cette impression font rejaillir jusqu'à vous ces légères images de -feu ainsi qu'une vapeur autrement située se trouvât propre à former -l'arc-en-ciel. Je ne vous instruirai pas davantage, aussi bien la pomme -de science n'est pas loin d'ici, aussitôt que vous en aurez mangé, -vous serez docte comme moi, mais surtout gardez vous d'une méprise, -la plupart des fruits qui pendent à ce végétant sont environnés d'une -écorce de laquelle si vous tâtez, vous descendrez au-dessous de l'homme -au lieu que le dedans vous fera monter aussi haut que l'ange._ - -_Hélie en était là des instructions que lui avait données le séraphin -quand un petit homme nous vint joindre._ - ---_C'est ici cet Enoc dont je vous ai parlé, me dit tout bas mon -conducteur._ - -_Comme il achevait ces mots, Enoc nous présenta un panier plein de je -ne sais quels fruits semblables aux pommes de grenades qu'il venait de -découvrir ce jour-là en un bocage reculé. J'en serrai quelques-unes -dans ma poche par le commandement d'Hélie, lorsqu'il lui demanda qui -j'étais._ - ---_C'est une aventure qui mérite un plus long entretien, repartit mon -guide, ce soir, quand nous serons retirés, il nous conduira à même les -miraculeuses particularités de son voyage._ - -_Nous arrivâmes en finissant ceci sous une espèce d'hermitage fait de -branches de palmier ingénieusement entrelacées avec des myrthes et -des orangers. Là j'aperçus dans un petit réduit, des monceaux d'une -certaine filoselle si blanche et si déliée qu'elle pouvait passer pour -l'âme de la neige. Je vis aussi des quenouilles répandues çà et là. Je -demandai à mon conducteur à quoi elles servaient._ - ---_A filer, me répondit-il, quand le bon Enoc veut se débander de la -méditation, tantôt il habille cette filasse, tantôt il tourne du fil, -tantôt il tisse la toile qui sert à tailler des chemises aux onze mille -vierges. Il n'est pas que n'ayez quelquefois rencontré en votre monde -je ne sais quoi de blanc qui voltige en automne, environ des semailles, -les paysans appellent cela_ coton de Notre-Dame, _c'est la bourre dont -Enoc purge son lin quand il le carde_. - -_Nous n'arrêtâmes guère, sans prendre congé d'Enoc dont cette cabane -était la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sitôt fut que -de six en six heures il fait oraison et qu'il y avait bien cela qu'il -avait achevé la dernière._ - -_Je suppliai en chemin Hélie de nous achever l'histoire des -assomptions qu'il m'avait entamée et lui dis qu'il en était demeuré ce -me semblait à celle de saint Jean l'Evangéliste._ - ---_Alors, puisque vous n'avez pas, me dit-il, la patience d'attendre -que la pomme de savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, -je veux bien vous les apprendre, sachez donc que Dieu..._ - -_A ces mots je ne sais pas comment le diable s'en mêla, tant y a que je -ne pus pas m'empêcher de l'interrompre pour railler._ - ---_Je m'en souviens, lui dis-je, Dieu fut un jour averti que l'âme de -cet évangéliste était si détachée qu'il ne la retenait plus qu'à force -de serrer les dents, cependant, l'heure où il avait prévu qu'il serait -enlevé céans étant presque expirée de façon que n'ayant pas le temps de -lui préparer une machine, il fut contraint de l'y faire être vivement -sans avoir le loisir de l'y faire aller._ - -_Elie pendant tout ce discours me regardait avec des yeux capables de -me tuer si j'eusse été en état de mourir d'autre chose que de faim._ - ---_Abominable, dit-il en se reculant, tu as l'imprudence de railler les -choses saintes, au moins ne serait-ce pas impunément, si le Tout-Sage -ne voulait te laisser aux nations en exemple fameux de sa miséricorde, -va impie hors d'ici, va publier dans ce petit monde et dans l'autre, -car tu es prédestiné à y retourner, la haine irréconciliable que Dieu -porte aux athées._ - -_A peine eut-il terminé cette imprécation qu'il m'empoigna et me -conduisit rudement vers la porte, quand nous fûmes arrivés proche un -grand arbre dont les branches chargées de fruits se courbaient presque -à terre._ - ---_Voici l'arbre de savoir, me dit-il, où tu aurais puisé des lumières -inconcevables sans ton irreligion._ - -_Il n'eut pas achevé ces mots que feignant de languir de faiblesse je -me laissai tomber contre une branche où je dérobai adroitement. Il s'en -fallait encore plusieurs enjambées que je n'eusse les pieds hors de ce -parc délicieux, cependant la faim me pressait avec tant de violence -qu'elle me fit oublier que j'étais entre les mains d'un prophète -courroucé, cela fit que je tirai une de ces pommes dont j'avais grossi -ma poche, où je cachai mes dents, mais au lieu de prendre une de celles -dont Enoc m'avait fait présent, ma main tomba sur la pomme que j'avais -cueillie à l'arbre de science et dont par malheur je n'avais pas -dépouillé l'écorce._ - -J'en avais à peine goûté, qu'une épaisse nuée tomba sur mon âme: je -ne vis plus _ma pomme, plus d'Hélie_ auprès de moi et mes yeux ne -reconnurent en tout l'hémisphère une seule trace du _Paradis terrestre_ -et, avec tout cela, je ne laissais pas de me souvenir de tout ce qui -m'était arrivé. Quand depuis j'ai fait réflexion sur ce miracle, je -me suis figuré que cette écorce ne m'avait pas tout à fait abruti, à -cause que mes dents la traversèrent, et se sentirent un peu de jus _de -dedans_, dont l'énergie avait dissipé la malignité de la _pelure_. Je -restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d'un pays que je -ne connaissais point. J'avais beau promener mes yeux et les jeter par -la campagne, aucune créature ne s'offrait pour les consoler. Enfin, -je résolus de marcher jusqu'à ce que la Fortune me fît rencontrer la -compagnie, de quelques bêtes, ou de la mort. - -Elle m'exauça, car, au bout d'un demi-quart de lieue, je rencontrai -deux fort grands animaux, dont l'un s'arrêta devant moi; l'autre -s'enfuit légèrement au gîte: au moins, je le pensai ainsi, à cause -qu'à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept -ou huit cents de même espèce, qui m'environnèrent. Quand je les pus -discerner de près, je connus qu'ils avaient la taille et la figure -comme nous. Cette aventure me fit souvenir de ce que jadis j'avais -ouï conter, à ma nourrice, des sirènes, des faunes et des satyres. De -temps en temps, ils élevaient des huées si furieuses causées sans doute -par l'admiration de me voir que je croyais quasi être devenu monstre. -Enfin, une de ces bêtes-hommes, m'ayant pris par le col, de même que -font les loups quand ils enlèvent des brebis, me jeta sur son dos et -me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant, quand je -reconnus en effet que c'étaient des hommes, de n'en rencontrer pas un -qui ne marchât à quatre pattes. - -Lorsque ce peuple me vit si petit (car la plupart d'entre eux ont douze -coudées de longueur), et mon corps soutenu de deux pieds seulement, -ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient que, la -Nature ayant donné aux hommes, comme aux bêtes, deux jambes et deux -bras, ils s'en devaient servir comme eux. Et, en effet, rêvant depuis -là-dessus, j'ai songé que cette situation de corps n'était point trop -extravagante, quand je me suis souvenu que les enfants, lorsqu'ils ne -sont encore instruits que de la Nature, marchent à quatre pieds et -qu'ils ne se lèvent sur deux que par le soin de leurs nourrices, qui -les dressent dans de petits chariots et leur attachent des lanières -pour les empêcher de choir sur les quatre, comme la seule assiette où -la figure de notre masse incline de se reposer. - -Ils disaient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) -qu'infailliblement j'étais la femelle du petit animal de la Reine. -Ainsi je fus, en qualité de tel ou d'autre chose, mené droit à l'Hôtel -de Ville, où je remarquai, selon le bourdonnement et les postures que -faisaient et le peuple et les Magistrats, qu'ils consultaient ensemble -ce que je pouvais être. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain -bourgeois, qui gardait les bêtes rares, supplia les Echevins de me -commettre à sa garde, en attendant que la Reine m'envoyât quérir pour -vivre avec mon mâle. On n'en fit aucune difficulté, et ce bateleur me -porta à son logis, où il m'instruisit à faire le godenot, à passer des -culbutes, à figurer des grimaces; et, les après-dîners, il faisait -prendre à la porte un certain prix de ceux qui me voulaient voir. Mais -le Ciel, fléchi de mes douleurs et fâché de voir profaner le Temple -de son maître, voulut qu'un jour, comme j'étais attaché au bout d'une -corde, avec laquelle le charlatan me faisait sauter pour divertir -le monde, j'entendis la voix d'un homme qui me demanda en grec qui -j'étais. Je fus bien étonné d'entendre parler, en ce pays-là, comme -en notre monde. Il m'interrogea quelque temps; je lui répondis et lui -contai ensuite généralement toute l'entreprise et le succès de mon -voyage. Il me consola et je me souviens qu'il me dit: - ---Hé bien, mon fils, vous portez enfin la peine des faiblesses de -votre monde. Il y a du vulgaire, ici comme là, qui ne peut souffrir la -pensée des choses où il n'est point accoutumé. Mais sachez qu'on ne -vous traite qu'à la pareille et que, si quelqu'un de cette terre avait -monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire homme, vos savants le -feraient étouffer comme un monstre. - -Il me promit ensuite qu'il avertirait la Cour de mon désastre; et il -ajouta qu'aussitôt qu'il avait su la nouvelle qui courait de moi, il -était venu pour me voir et m'avait reconnu pour un homme du monde -dont je me disais parce qu'il y avait autrefois voyagé et qu'il avait -demeuré en Grèce où on l'appelait le Démon de Socrate; qu'il avait, -depuis la mort de ce Philosophe, gouverné et instruit, à Thèbes, -Epaminondas; qu'ensuite, étant passé chez les Romains, la justice -l'avait attaché au parti du jeune Caton; qu'après sa mort, il s'était -donné à Brutus; que tous ces grands personnages n'ayant laissé en -ce monde à leurs places que le fantôme de leurs vertus, il s'était -retiré, avec ses compagnons, dans les temples et dans les solitudes. - -[Illustration: ... Un jour, comme j'étais attaché au bout d'une -corde...] - ---Enfin, ajouta-t-il, le peuple de votre Terre devint si stupide et -si grossier que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que -nous avions autrefois pris à l'instruire. Il n'est pas que vous n'ayez -entendu parler de nous, car on nous appelait _Oracles_, _Nymphes_, -_Génies_, _Fées_, _Dieux Foyers_, _Lemures_, _Larves_, _Lamies_, -_Farfadels_, _Naïades_, _Incubes_, _Ombres_, _Manes_, _Spectres_ et -_Fantômes_; et nous abandonnâmes votre monde sous le Règne d'Auguste, -un peu après que je me fus apparu à Drusus, fils de Livia, qui portait -la guerre en Allemagne, et que je lui eus défendu de passer outre. Il -n'y a pas longtemps que j'en suis arrivé pour la seconde fois; depuis -cent ans en çà, j'ai eu commission d'y faire un voyage: j'ai rôdé -beaucoup en Europe et conversé avec des personnes que possible vous -aurez connues. Un jour, entre autres, j'apparus à Cardan, comme il -étudiait; je l'instruisis de quantité de choses, et, en récompense, -il me promit qu'il témoignerait, à la postérité, de qui il tenait -les miracles qu'il s'attendait d'écrire. J'y vis Agrippa, l'Abbé -Tritème, le Docteur Fauste, La Brosse, César, et une certaine cabale -de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nom de _Chevaliers -de la Rose-Croix_, à qui j'ai enseigné quantité de souplesses et -de secrets naturels, qui sans doute les auront fait passer pour de -Grands Magiciens. Je connus aussi Campanelle; ce fut moi qui lui -conseillai, pendant qu'il était à l'Inquisition dans Rome, de styler -son visage et son corps aux postures ordinaires de ceux dont il avait -besoin de connaître l'intérieur, afin d'exciter chez soi par une même -assiette les pensées que cette même situation avait appelées dans -ses adversaires, parce qu'ainsi il ménagerait mieux leur arme, quand -il la connaîtrait, et il commença, à ma prière, un Livre, que nous -intitulâmes _de Sensu rerum_. J'ai fréquenté pareillement en France La -Mothe Le Vayer et Gassendi. Ce second est un homme qui écrit autant en -Philosophe que ce premier y vit. J'ai connu quantité d'autres gens, que -votre siècle traite de divins, mais je n'ai trouvé en eux que beaucoup -de babil et beaucoup d'orgueil. - -Enfin, comme je traversais, de votre pays, en Angleterre, pour étudier -les mœurs de ses habitants, je rencontrai un homme, la honte de -son pays; car, certes, c'est une honte aux grands de votre Etat, de -reconnaître en lui, sans l'adorer, la vertu dont il est le trône. -Pour abréger son panégyrique, il est tout esprit, tout cœur, et il -a toutes ces qualités, dont une jadis suffisait à marquer un Héros: -c'était Tristan l'Hermite. Véritablement, il faut que je vous avoue -que, quand je vis une vertu si haute, j'appréhendai qu'elle ne fût -pas reconnue; c'est pourquoi je tâchai de lui faire accepter trois -fioles: la première était pleine d'huile de talk, l'autre, de poudre de -projection, et la dernière, d'or potable; mais il les refusa avec un -dédain plus généreux que Diogène ne reçut les compliments d'Alexandre. -Enfin je ne puis rien ajouter à l'éloge de ce grand homme, sinon que -c'est le seul Poète, le seul Philosophe, et le seul homme libre que -vous ayez. Voilà les personnes considérables que j'ai fréquentées; -toutes les autres, au moins de celles que j'ai connues, sont si fort -au-dessous de l'homme, que j'ai vu des bêtes un peu au-dessus. - -Au reste, je ne suis point originaire de votre Terre ni de celle-ci; -je suis né dans le Soleil. Mais, parce que quelquefois notre monde -se trouve trop peuplé, à cause de la longue vie de ses habitants, et -qu'il est presque exempt de guerres et de maladies, de temps en temps, -nos Magistrats envoient des colonies dans les mondes des environs. -Quant à moi, je fus commandé pour aller au vôtre et déclaré chef de -la peuplade qu'on y envoyait avec moi. J'ai passé depuis en celui-ci, -pour les raisons que je vous ai dites; et ce qui fait que j'y demeure -actuellement, c'est que les hommes y sont amateurs de la vérité; qu'on -n'y voit point de Pédants; que les Philosophes ne se laissent persuader -qu'à la raison et que l'autorité d'un savant, ni le plus grand nombre, -ne l'emportent point sur l'opinion d'un batteur en grange, quand il -raisonne aussi fortement. Bref, en ce pays, on ne compte pour insensés -que les Sophistes et les Orateurs. - -Je lui demandai combien de temps ils vivaient: il me répondit trois ou -quatre mille ans, et continua de cette sorte: - -Encore que les habitants du Soleil ne soient pas en aussi grand nombre -que ceux de ce monde, le Soleil en regorge bien souvent, à cause que le -peuple, pour être d'un tempérament fort chaud, est remuant et ambitieux -et digère beaucoup. - -Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car, -quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous -ne mourions qu'après quatre mille ans, et vous, après un demi-siècle, -apprenez que, tout de même qu'il n'y a pas tant de cailloux que de -terre, ni tant de plantes que de cailloux, ni tant d'animaux que de -plantes, ni tant d'hommes que d'animaux, ainsi, il n'y doit pas avoir -tant de Démons que d'hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent -à la génération d'un composé parfait. - -Je lui demandai s'ils étaient des corps comme nous: il me répondit -oui; qu'ils étaient des corps, mais non pas comme nous, ni comme -aucune chose que nous estimons telle; parce que nous n'appelons -vulgairement _corps_ que ce que nous pouvons toucher; qu'au reste, il -n'y avait rien en la Nature qui ne fût matériel, et que, quoiqu'ils -le fussent eux-mêmes, ils étaient contraints, quand ils voulaient se -faire voir à nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos -sens sont capables de connaître et que c'était sans doute ce qui avait -fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contaient -d'eux n'étaient qu'un effet de la rêverie des faibles, à cause qu'ils -n'apparaissent que de nuit; et il ajouta que, comme ils étaient -contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte le corps dont il fallait -qu'ils se servissent, ils n'avaient pas le temps bien souvent de les -rendre propres qu'à choisir seulement dessous un sens, tantôt l'ouïe, -comme les voix des Oracles; tantôt la vue, comme les ardents et les -spectres; tantôt le toucher, comme les Incubes, et que, cette masse -n'étant qu'un air épaissi de telle ou telle façon, la lumière, par sa -chaleur, les détruisait, ainsi qu'on voit qu'elle dissipe un brouillard -en le dilatant. - -[Illustration: Ils agiteront un point de théologie ou les difficultés -d'un procès par un concert.] - -Tant de belles choses qu'il m'expliquait me donnèrent la curiosité de -l'interroger sur sa naissance et sur sa mort; si au pays du Soleil -l'individu venait au jour par les voies de génération et s'il mourait -par le désordre de son tempérament ou la rupture de ses organes. - ---Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l'explication -de ces mystères. Vous vous imaginez, vous autres, que ce que vous ne -sauriez comprendre est spirituel ou qu'il n'est point; mais cette -conséquence est très fausse, et c'est un témoignage qu'il y a dans -l'univers un million peut-être de choses, qui, pour être connues, -demanderaient en vous un million d'organes tous différents. Moi, -par exemple, je connais par mes sens la cause de la sympathie de -l'aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, et ce que l'animal -devient après sa mort; vous autres ne sauriez donner jusqu'à ces -hautes conceptions que par la foi, à cause que les proportions à ces -miracles vous manquent, non plus qu'un aveugle ne saurait s'imaginer -ce que c'est que la beauté d'un paysage, le coloris d'un tableau et -les nuances de l'iris; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque -chose de palpable, comme le manger, comme un son ou comme une odeur. -Tout de même, si je voulais vous expliquer ce que j'aperçois, par les -sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose -qui peut être ouï, vu, touché, fleuré ou savouré et ce n'est rien -cependant de tout cela. - -Il en était là de son discours, quand mon Bateleur s'aperçut que la -chambrée commençait à s'ennuyer de mon jargon, qu'ils n'entendaient -point et qu'ils prenaient pour un grognement non articulé. Il se remit -de plus belle à tirer ma corde, pour me faire sauter, jusqu'à ce que, -les spectateurs étant saouls de rire et d'assurer que j'avais presque -autant d'esprit que les bêtes de leurs pays, ils se retirèrent chacun -chez soi. - -J'adoucissais ainsi la dureté des mauvais traitements de mon maître par -les visites que me rendait cet officieux Démon; car, de m'entretenir -avec ceux qui me venaient voir, outre qu'ils me prenaient pour un -animal des mieux enracinés dans la catégorie des Brutes, ni je ne -savais leur langue, ni eux n'entendaient pas la mienne, et jugez -ainsi quelle proportion; car vous saurez que deux idiomes seulement -sont usités en ce pays, l'un qui sert aux grands et l'autre qui est -particulier pour le peuple. - -Celui des grands n'est autre chose qu'une différence de tons non -articulés, à peu près semblables à notre musique, quand on n'a pas -ajouté les paroles à l'air, et certes c'est une invention tout ensemble -et bien utile et bien agréable; car, quand ils sont las de parler, ou -quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent -ou un luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que -de la voix à se communiquer leurs pensées; de sorte que quelquefois ils -se rencontreront jusqu'à quinze ou vingt de compagnie, qui agiteront un -point de Théologie, ou les difficultés d'un procès, par un concert, le -plus harmonieux dont on puisse chatouiller l'oreille. - -Le second, qui est en usage chez le peuple, s'exécute par le -trémoussement des membres, mais non pas peut-être comme on se le -figure, car certaines parties du corps signifient un discours tout -entier. L'agitation, par exemple, d'un doigt, d'une main, d'une -oreille, d'une lèvre, d'un bras, d'un œil, d'une joue feront, chacun -en particulier, une oraison ou une période, avec tous ses membres. -D'autres ne servent qu'à désigner des mots, comme un pli sur le front, -les divers frissonnements des muscles, les renversements des mains, -les battements de pied, les contorsions de bras; de sorte que, quand -ils parlent, avec la coutume qu'ils ont prise d'aller tout nus, leurs -membres, accoutumés à gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, -qu'il ne semble pas un homme qui parle, mais un corps qui tremble. - -Presque tous les jours le Démon me venait visiter, et ses merveilleux -entretiens me faisaient passer sans ennui les violences de ma -captivité. Enfin, un matin, je vis entrer dans ma logette un homme que -je ne connaissais point et qui, m'ayant fort longtemps léché, me gueula -doucement par l'aisselle, et de l'une des pattes dont il me soutenait, -de peur que je me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai si -mollement et si à mon aise, qu'avec l'affliction que me faisait sentir -un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver, et -puis, ces hommes qui marchent à quatre pieds vont bien d'une autre -vitesse que nous, puisque les plus pesants attrapent les cerfs à la -course. - -Je m'affligeais cependant outre mesure de n'avoir point de nouvelles de -mon courtois Démon, et, le soir de la première traite, arrivé que je -fus au gîte, je me promenais dans la cour de l'hôtellerie, attendant -que le manger fût prêt, lorsqu'un homme, fort jeune et assez beau, me -vint rire au nez et jeter à mon col ses deux pieds de devant. Après que -je l'eus quelque temps considéré: - ---Quoi! me dit-il en français, vous ne connaissez plus votre ami! - -Je vous laisse à penser ce que je devins alors. Certes, ma surprise -fut si grande, que dès lors je m'imaginai que tout le globe de la -Lune, tout ce qui m'y était arrivé, et tout ce que j'y voyais n'était -qu'enchantement; et cet homme-bête, étant le même qui m'avait servi de -monture, continua de me parler ainsi: - ---Vous m'aviez promis que les bons offices que je vous rendrais ne vous -sortiraient jamais de la mémoire, et cependant il semble que vous ne -m'ayez jamais vu! - -[Illustration: --Achevez votre potage. (Page 50).] - -Mais, voyant que je demeurais dans mon étonnement: - ---Enfin, ajouta-t-il, je suis ce Démon de Socrate. - -Ce discours augmenta mon étonnement; mais, pour m'en tirer, il me dit: - ---Je suis le Démon de Socrate, qui vous ai diverti pendant votre -prison, et qui, pour vous continuer mes services, me suis revêtu du -corps avec lequel je vous portai hier. - ---Mais, l'interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu -qu'hier vous étiez d'une taille extrêmement longue et qu'aujourd'hui -vous êtes très court; qu'hier vous aviez une voix faible et cassée, et -qu'aujourd'hui vous en avez une claire et vigoureuse; qu'hier enfin -vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n'êtes aujourd'hui -qu'un jeune homme? Quoi donc! au lieu qu'en mon pays on chemine de -la naissance à la mort, les animaux de celui-ci vont de la mort à la -naissance, et rajeunissent à force de vieillir? - ---Sitôt que j'eus parlé au Prince, me dit-il, après avoir reçu l'ordre -de vous conduire à la Cour, je vous allai trouver où vous étiez, -et, vous ayant apporté ici, j'ai senti le corps que j'informais si -fort atténué de lassitude, que tous les organes me refusaient leurs -fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de -l'Hôpital, où, entrant, j'ai trouvé le corps d'un jeune homme qui -venait d'expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun -en ce pays.... Je m'en suis approché, feignant d'y connaître encore -du mouvement, et protestant à ceux qui étaient présents qu'il n'était -point mort et que ce qu'on croyait lui avoir fait perdre la vie n'était -qu'une simple léthargie; de sorte que, sans être aperçu, j'ai approché -ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle; lors mon -vieux cadavre est tombé, et, comme si j'eusse été ce jeune homme, je me -suis levé, et m'en suis venu vous chercher, laissant là les assistants -crier miracle. - -On nous vint quérir là-dessus, pour nous mettre à table, et je suivis -mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne -vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande, -lorsque je périssais de faim, m'obligea de lui demander où l'on avait -mis le couvert. Je n'écoutai point ce qu'il me répondit, car trois ou -quatre jeunes garçons, enfants de l'hôte, s'approchèrent de moi dans -cet instant, et avec beaucoup de civilité me dépouillèrent jusqu'à la -chemise. Cette nouvelle cérémonie m'étonna si fort que je n'en osai -pas seulement demander la cause à mes beaux valets de chambre, et je -ne sais comment mon guide, qui me demanda par où je voulais commencer, -put tirer de moi ces deux mots: _Un potage_; mais je les eus à peine -proférés, que je sentis l'odeur du plus succulent mitonné qui frappa -jamais le nez du mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour -chercher à la piste la source de cette agréable fumée; mais mon porteur -m'en empêcha. - ---Où voulez-vous aller? me dit-il. Nous irons tantôt à la promenade, -mais maintenant il est saison de manger; achevez votre potage, et puis -nous ferons venir autre chose. - ---Et où diable est ce potage? lui répondis-je presque en colère. -Avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd'hui? - ---Je pensais, me répliqua-t-il, que vous eussiez vu, à la Ville d'où -nous venons, votre maître, ou quelque autre, prendre ses repas; c'est -pourquoi je ne vous avais point dit de quelle façon on se nourrit ici. -Puis donc que vous l'ignorez encore, sachez que l'on n'y vit que de -fumée. L'art de cuisinerie est de renfermer, dans de grands vaisseaux -moulés exprès l'exhalaison qui sort des viandes en les cuisant; et, -quand on en a ramassé de plusieurs sortes et de différents goûts, selon -l'appétit de ceux que l'on traite, on débouche le vaisseau où cette -odeur est assemblée, on en découvre après cela un autre, et ainsi -jusqu'à ce que la compagnie soit repue. A moins que vous n'ayez déjà -vécu de cette sorte, vous ne croirez jamais que le nez, sans dents et -sans gosier, fasse, pour nourrir l'homme, l'office de la bouche; mais -je vous le veux faire voir par expérience. - -Il n'eut pas plutôt achevé, que je sentis entrer successivement dans -la salle tant d'agréables vapeurs, et si nourrissantes, qu'en moins de -demi-quart d'heure je me sentis tout à fait rassasié. Quand nous fûmes -levés: - ---Ceci n'est pas, dit-il, une chose qui doive causer beaucoup -d'admiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vécu, sans avoir -observé qu'en votre monde les Cuisiniers, les Pâtissiers et les -Rôtisseurs, qui mangent moins que les personnes d'une autre vocation, -sont pourtant beaucoup plus gras. D'où procède leur embonpoint, à votre -avis, si ce n'est de la fumée dont ils sont sans cesse environnés, et -laquelle pénètre leurs corps et les nourrit? Aussi les personnes de ce -monde jouissent d'une santé bien moins interrompue et plus vigoureuse, -à cause que la nourriture n'engendre presque point d'excréments, qui -sont l'origine de presque toutes les maladies. Vous avez peut-être -été surpris, lorsque avant le repas on vous a déshabillé, parce -que cette coutume n'est pas usitée en votre pays; mais c'est la -mode de celui-ci, et l'on en use ainsi, afin que l'animal soit plus -transpirable à la fumée. - ---Monsieur, lui repartis-je, il y a très grande apparence à ce que vous -dites, et je viens moi-même d'en expérimenter quelque chose; mais je -vous avouerai que, ne pouvant pas me débrutaliser si promptement, je -serais bien aise de sentir un morceau palpable sous mes dents. - -Il me le promit, et toutefois ce fut pour le lendemain, à cause, -dit-il, que de manger sitôt après le repas, cela me produirait une -indigestion. Nous discourûmes encore quelque temps, puis nous montâmes -à la chambre pour nous coucher. Un homme, au haut de l'escalier, se -présenta à nous, et, nous ayant envisagés attentivement, me mena -dans un cabinet dont le plancher était couvert de fleurs d'orange -à la hauteur de trois pieds, et mon Démon, dans un autre, rempli -d'œillets et de jasmins; il me dit, voyant que je paraissais étonné de -cette magnificence, que c'étaient les lits du pays. Enfin, nous nous -couchâmes chacun dans notre cellule; et, dès que je fus étendu sur mes -fleurs, j'aperçus, à la lueur d'une trentaine de gros vers luisants -enfermés dans un cristal (car on ne se sert point de chandelles), ces -trois ou quatre jeunes garçons qui m'avaient déshabillé au souper, dont -l'un se mit à me chatouiller les pieds, l'autre les cuisses, l'autre -les flancs, l'autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de -délicatesse, qu'en moins d'un moment je me sentis assoupi. - -Je vis entrer le lendemain mon Démon, avec le soleil. - ---Je vous veux tenir parole, me dit-il; vous déjeunerez plus solidement -que vous ne soupâtes hier. - -A ces mots, je me levai, et il me conduisit, par la main, derrière le -jardin du logis, où l'un des enfants de l'Hôte nous attendait avec -une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon -guide si je voulais une douzaine d'alouettes, parce que les magots (il -croyait que j'en fusse un) se nourrissaient de cette viande. A peine -eus-je répondu oui, que le Chasseur déchargea un coup de feu, et vingt -ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties. - ---Voilà, m'imaginai-je aussitôt, ce qu'on dit par proverbe, en notre -monde, d'un pays où les alouettes tombent toutes rôties! Sans doute que -quelqu'un était revenu d'ici. - ---Vous n'avez qu'à manger, me dit mon Démon; ils ont l'industrie de -mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, -plume, rôtit et assaisonne le gibier. - -J'en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole, et, en -vérité, je n'ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux. Après ce -déjeuner, nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces -dont ils se servent, quand ils veulent témoigner de l'affection, l'hôte -reçut un papier de mon Démon. Je lui demandai si c'était une obligation -pour la valeur de l'écot. Il me repartit que non; qu'il ne lui devait -rien et que c'étaient des Vers. - ---Comment, des vers? lui répliquai-je. Les taverniers sont donc ici -curieux de rimes? - ---C'est, me dit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons -de faire céans s'est trouvée monter à un sixain que je lui viens de -donner. Je ne craignais pas de demeurer court; car, quand nous ferions -ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un Sonnet, -et j'en ai quatre sur moi, avec deux Epigrammes, deux Odes et une -Eglogue. - ---Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde! J'y -connais beaucoup d'honnêtes Poètes qui meurent de faim, et qui feraient -bonne chère, si on payait les Traiteurs en cette monnaie. - -[Illustration: ... mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à -califourchon sur lui.] - -Je lui demandai si ces vers servaient toujours, pourvu qu'on les -transcrivît: il me répondit que non, et continua ainsi: - ---Quand on en a composé, l'auteur les porte à la Cour des Monnaies, -où les Poètes Jurés du Royaume tiennent leur séance. Là, ces -versificateurs Officiers mettent les pièces à l'épreuve, et, si -elles sont jugées de bon aloi, on les taxe, non pas selon leur prix, -c'est-à-dire qu'un Sonnet ne vaut pas toujours un Sonnet, mais selon le -mérite de la pièce; et ainsi, quand quelqu'un meurt de faim, ce n'est -jamais qu'un buffle, et les personnes d'esprit font toujours grande -chère. - -J'admirais, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là, et il -poursuivit de cette façon: - ---Il y a encore d'autres personnes qui tiennent cabaret d'une -manière bien différente. Lorsqu'on sort de chez eux, ils demandent, -à proportion des frais, un acquit pour l'autre monde; et, dès qu'on -le leur donne, ils écrivent dans un grand registre qu'ils appellent -les comptes du grand Jour, à peu près en ces termes: «_Item_, la -valeur de tant de Vers, délivrés un tel jour, à un tel, qu'on m'y doit -rembourser aussitôt l'acquit reçu du premier fonds qui s'y trouvera;» -et, lorsqu'ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces -registres en morceaux, et les avalent, parce qu'ils croient que, s'ils -n'étaient ainsi digérés, cela ne leur profiterait de rien. - -Cet entretien n'empêchait pas que nous ne continuassions de -marcher, c'est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi -à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les -aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu'enfin nous terminâmes -à la Ville où le Roi fait sa résidence. Je n'y fus pas plutôt arrivé, -qu'on me conduisit au Palais, où les grands me reçurent avec des -admirations plus modérées que n'avait fait le peuple, quand j'étais -passé dans les rues. Mais la conclusion que j'étais sans doute la -femelle du petit animal de la Reine fut celle des grands comme celle -du peuple. Mon guide me l'interprétait ainsi; et cependant lui-même -n'entendait point cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal -de la Reine; mais nous en fûmes bientôt éclaircis. Le Roi, quelque -temps après m'avoir considéré, commanda qu'on l'amenât, et, à une -demi-heure de là, je vis entrer, au milieu d'une troupe de singes -qui portaient la fraise et le haut-de-chausses, un petit homme bâti -presque tout comme moi, car il marchait à deux pieds; sitôt qu'il -m'aperçut, il m'aborda par un _Criado de vuestra merced_; je lui -ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais, hélas! ils ne -nous eurent pas plutôt vus parler ensemble, qu'ils crurent tous le -préjugé véritable; et cette conjecture n'avait garde de produire un -autre succès, car celui des assistants qui opinait pour nous avec plus -de ferveur protestait que notre entretien était un grognement que la -joie d'être rejoints, par un instinct naturel, nous faisait bourdonner. -Ce petit homme me conta qu'il était Européen, natif de la vieille -Castille; qu'il avait trouvé moyen, avec des oiseaux, de se faire -porter jusqu'au monde de la Lune où nous étions alors; qu'étant tombé -entre les mains de la Reine, elle l'avait pris pour un singe, à cause -qu'ils habillent, par hasard en ce pays-là, les singes à l'espagnole, -et que, l'ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle -n'avait point douté qu'il ne fût de l'espèce. «Il faut bien dire, lui -répliquai-je, qu'après leur avoir essayé toutes sortes d'habits, ils -n'en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n'est qu'à cause -de cela qu'ils les équipent de la sorte, n'entretenant ces animaux que -pour s'en donner du plaisir. - ---Ce n'est pas connaître, reprit-il, la dignité de notre nation, en -faveur de qui l'univers ne produit des hommes que pour nous donner des -esclaves, et pour qui la Nature ne saurait engendrer que des matières -de rire. - -Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m'étais osé hasarder -de monter à la Lune avec la machine dont je lui avais parlé: je lui -répondis que c'était à cause qu'il avait emmené les oiseaux sur -lesquels j'y pensais aller. Il sourit de cette raillerie, et, environ -un quart d'heure après, le Roi commanda aux gardeurs de singes de nous -ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble l'Espagnol et -moi, pour faire en son Royaume multiplier notre espèce. On exécuta de -point en point la volonté du Prince; de quoi je fus très aise, pour le -plaisir que je recevais d'avoir quelqu'un qui m'entretînt pendant la -solitude de ma brutification. Un jour, mon mâle (car on me prenait pour -la femelle) me conta que ce qui l'avait véritablement obligé de courir -toute la terre, et enfin de l'abandonner pour la Lune, était qu'il -n'avait pu trouver un seul pays où l'imagination même fût en liberté. - ---Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous -puissiez dire de beau, s'il est contre les principes des Docteurs de -drap, vous êtes un idiot, un fou, et quelque chose de pis. On m'a voulu -mettre, en mon pays, à l'Inquisition, parce qu'à la barbe des pédants -j'avais soutenu qu'il y avait du vide, et que je ne connaissais point -de matière au monde plus pesante l'une que l'autre. - -Je lui demandai de quelles probabilités il appuyait une opinion si peu -reçue. - -[Illustration:--Le petit homme me conta qu'il était Européen...] - ---Il faut, me répondit-il, pour en venir à bout, supposer qu'il n'y -a qu'un élément: car, encore que nous voyions de l'eau, de la terre, -de l'air et du feu séparés, on ne les trouve jamais pourtant si -parfaitement purs, qu'ils ne soient encore engagés les uns avec les -autres. Quand, par exemple, vous regardez du feu, ce n'est pas du feu, -ce n'est que de l'eau beaucoup étendue; l'air n'est que de l'eau fort -dilatée; l'eau n'est que de la terre qui se fond, et la terre elle-même -n'est autre chose que de l'eau beaucoup resserrée; et ainsi, à pénétrer -sérieusement la matière, vous connaîtrez qu'elle n'est qu'une, qui, -comme excellente comédienne, joue ici-bas toutes sortes de personnages, -sous toutes sortes d'habits; autrement, il faudrait admettre autant -d'éléments qu'il y a de sortes de corps, et, si vous me demandez -pourquoi le feu brûle et l'eau refroidit, vu que ce n'est qu'une seule -matière, je vous réponds que cette matière agit par sympathie, selon la -disposition où elle se trouve dans le temps qu'elle agit. Le feu, qui -n'est rien que de la terre encore plus répandue qu'elle ne l'est pour -constituer l'air, tâche de changer en elle par sympathie ce qu'elle -rencontre. Ainsi la chaleur du charbon, étant le feu le plus subtil et -le plus propre à pénétrer un corps, se glisse entre les pores de notre -masse au commencement, parce que c'est une nouvelle matière qui nous -remplit et nous fait exhaler en sueur; cette sueur, étendue par le feu, -se convertit en fumée et devient air; cet air, encore davantage fondu -par la chaleur de l'antipéristase, ou des astres qui l'avoisinent, -s'appelle feu, et la terre, abandonnée par le froid et divisée, tombe -en terre; l'eau, d'autre part, quoiqu'elle ne diffère de la matière -du feu qu'en ce qu'elle est plus serrée, ne nous brûle pas, à cause -qu'étant serrée, elle demande par sympathie à resserrer les corps -qu'elle rencontre, et le froid que nous sentons n'est autre chose que -l'effet de notre chair qui se replie sur elle-même par le voisinage de -la terre ou de l'eau qui la contraint de lui ressembler. De là vient -que les hydropiques remplis d'eau changent en eau toute la nourriture -qu'ils prennent; de là vient que les bilieux changent en bile tout le -sang que forme le foie. Supposé donc qu'il n'y ait qu'un seul élément, -il est certissime que tous les corps chacun selon sa qualité, inclinent -également au centre de la terre. - -«Mais vous me demanderez pourquoi donc le fer, les métaux, la terre, -le bois descendent plus vite à ce centre qu'une éponge, si ce n'est -à cause qu'elle est pleine d'air, qui tend naturellement en haut? Ce -n'en est point du tout la raison, et voici comment je vous réponds: -Quoiqu'une roche tombe avec plus de rapidité qu'une plume, l'une et -l'autre ont même inclination pour ce voyage; mais un boulet de canon, -par exemple, s'il trouvait la terre percée à jour, se précipiterait -plus vite à son centre qu'une vessie grosse de vent; et la raison est -que cette masse de métal est beaucoup de terre recognée en un petit -canton, et que ce vent est fort peu de terre en beaucoup d'espace; -car toutes les parties de la matière, qui logent dans ce fer, jointes -qu'elles sont les unes aux autres, augmentent leur force par l'union, -à cause que, s'étant resserrées, elles se trouvent à la fin beaucoup à -combattre contre peu, vu qu'une parcelle d'air, égale en grosseur au -boulet, n'est pas égale en quantité. - -«Sans prouver ceci par une enfilure de raisons, comment, par votre foi, -une pique, une épée, un poignard, nous blessent-ils? Si ce n'est à -cause que l'acier étant une matière où les parties sont plus proches et -plus enfoncées les unes dans les autres, que non pas votre chair, dont -les pores et la mollesse montrent qu'elle contient fort peu de matière -répandue en un grand lieu, et que la pointe de fer qui nous pique étant -une quantité presque innombrable de matière contre fort peu de chair, -il la contraint de céder au plus fort, de même qu'un escadron bien -pressé entame aisément un bataillon moins serré et plus étendu; car -pourquoi une loupe d'acier embrasée est-elle plus chaude qu'un tronc -de bois allumé? si ce n'est qu'il y a plus de feu dans la loupe en -peu d'espace, y en ayant d'attaché à toutes les parties du métal, que -dans le bâton, qui, pour être fort spongieux, enferme par conséquent -beaucoup de vide, et que le vide n'étant qu'une privation de l'être, ne -peut être susceptible de la forme du feu. Mais, m'objecterez-vous, vous -supposez du vide comme si vous l'aviez prouvé, et c'est cela dont nous -sommes en dispute! Eh bien, je vais vous le prouver, et, quoique cette -difficulté soit la sœur du nœud gordien, j'ai les bras assez forts -pour en devenir l'Alexandre. - -«Qu'elle me réponde donc, je l'en supplie, cette bête vulgaire, qui ne -croit être homme que parce qu'on le lui a dit! Supposé qu'il n'y ait -qu'une matière, comme je pense l'avoir assez prouvé, d'où vient qu'elle -se relâche et se restreint selon son appétit? d'où vient qu'un morceau -de terre, à force de se condenser, s'est fait caillou? Est-ce que les -parties de ce caillou se sont placées les unes dans les autres, en -telle sorte que là où s'est fiché ce grain de sablon, là même ou dans -le même point loge un autre grain de sablon? Tout cela ne se peut, et -selon leur principe même, puisque les corps ne se pénètrent point; -mais il faut que cette matière se soit rapprochée, et, si vous voulez, -se soit raccourcie, en sorte qu'elle ait rempli quelque lieu qui ne -l'était pas. - -«De dire que cela n'est point compréhensible qu'il y eût du rien dans -le monde, que nous fussions en partie composés de rien: hé! pourquoi -non? Le monde entier n'est-il pas enveloppé de rien? Puisque vous -m'avouez cet article, confessez donc qu'il est aussi aisé que le monde -ait du rien dedans soi qu'autour de soi. - -«Je vois fort bien que vous me demanderez pourquoi donc l'eau, -restreinte par la gelée dans un vase, le fait crever, si ce n'est pour -empêcher qu'il ne se fasse du vide? Mais je réponds que cela n'arrive -qu'à cause que l'air de dessus, qui tend aussi bien que la terre -et l'eau au centre, rencontrant sur le droit chemin de ce pays une -hôtellerie vacante, y va loger: s'il trouve les pores de ce vaisseau, -c'est-à-dire les chemins qui conduisent à cette chambre de vide trop -étroits, trop longs, trop tortus, il satisfait, en le brisant, à son -impatience, pour arriver plus tôt au gîte. - -«Mais, sans m'amuser à répondre à toutes leurs objections, j'ose -bien dire que, s'il n'y avait point de vide, il n'y aurait point de -mouvement, ou il faut admettre la pénétration des corps. Il serait trop -ridicule de croire que, quand une mouche pousse de l'aile une parcelle -de l'air, cette parcelle en fait reculer devant elle une autre, cette -autre encore une autre, et qu'ainsi l'agitation du petit orteil d'une -puce allât faire une bosse derrière le monde. Quand ils n'en peuvent -plus, ils ont recours à la raréfaction; mais, en bonne foi, comment -se peut-il faire, quand un corps se raréfie, qu'une particule de la -masse s'éloigne d'une autre particule sans laisser ce milieu vide? -N'aurait-il pas fallu que ces deux corps qui se viennent de séparer -eussent été en même temps au même lieu où était celui-ci, et que de la -sorte ils se fussent pénétrés tous trois? Je m'attends bien que vous me -demanderez pourquoi donc, par un chalumeau, une seringue ou une pompe, -on fait monter l'eau contre son inclination: à quoi je vous répondrai -qu'elle est violentée, et que ce n'est pas la peur qu'elle a du vide -qui l'oblige à se détourner de son chemin, mais qu'étant jointe avec -l'air d'une nuance imperceptible, elle s'élève, quand on élève en haut -l'air qui la tient embarrassée. - -«Cela n'est pas fort épineux à comprendre, quand on connaît le cercle -parfait et la délicate enchaînure des éléments; car, si vous considérez -attentivement ce limon qui fait le mariage de la terre et de l'eau, -vous trouverez qu'il n'est plus terre, qu'il n'est plus eau, mais qu'il -est l'entremetteur du contrat de ces deux ennemis; l'eau, tout de même, -avec l'air, s'envoient réciproquement un brouillard qui pénètre aux -humeurs de l'un et de l'autre pour moyenner leur paix, et l'air se -réconcilie avec le feu par le moyen d'une exhalaison médiatrice qui les -unit.» - -Je pense qu'il voulait encore parler; mais on nous apporta notre -mangeaille; et, parce que nous avions faim, je fermai les oreilles à -ses discours, pour ouvrir l'estomac aux viandes qu'on nous donna. - -Il me souvient qu'une autre fois, comme nous philosophions, car nous -n'aimions guère ni l'un ni l'autre à nous entretenir des choses basses: - ---Je suis bien fâché, dit-il, de voir un esprit de la trempe du vôtre -infecté des erreurs du vulgaire. Il faut donc que vous sachiez, malgré -le pédantisme d'Aristote, dont retentissent aujourd'hui toutes les -classes de votre France, que tout est en tout, c'est-à-dire que dans -l'eau, par exemple, il y a du feu; dedans le feu, de l'eau; dedans -l'air, de la terre, et dedans la terre, de l'air. Quoique cette opinion -fasse aux scolares les yeux grands comme des salières, elle est plus -aisée à prouver qu'à persuader. Car je leur demande premièrement si -l'eau n'engendre pas du poisson; quand ils me le nieront: creuser un -fossé, le remplir du sirop de l'aiguière, et qu'ils passeront encore, -s'ils veulent, à travers un bluteau, pour échapper aux objections des -aveugles, je veux, en cas qu'ils n'y trouvent du poisson dans quelque -temps, avaler toute l'eau qu'ils y auront versée; mais, s'ils y en -trouvent, comme je n'en doute point, c'est une preuve convaincante -qu'il y a du sel et du feu. Par conséquent, de trouver ensuite de -l'eau dans le feu, ce n'est pas une entreprise fort difficile. Car -qu'ils choisissent le feu, même le plus détaché de la matière, comme -les comètes, il y en a toujours beaucoup, puisque si cette humeur -onctueuse dont ils sont engendrés, réduite en soufre par la chaleur -de l'antipéristase qui les allume, ne trouvait un obstacle à sa -violence dans l'humide froideur qui la tempère et la combat, elle se -consommerait brusquement comme un éclair. Qu'il y ait maintenant de -l'air dans la terre, ils ne le nieront pas, ou bien ils n'ont jamais -entendu parler des frissons effroyables dont les montagnes de la -Sicile ont été si souvent agitées: outre cela, nous voyons la terre -toute poreuse, jusqu'aux grains de sablon qui la composent. Cependant -personne n'a dit encore que ces creux fussent remplis de vide: on ne -trouvera donc pas mauvais que l'air y fasse son domicile. Il me reste à -prouver que dans l'air il y a de la terre, mais je ne daigne quasi pas -en prendre la peine, puisque vous en êtes convaincu autant de fois que -vous voyez tomber sur vos têtes ces légions d'atomes, si nombreuses, -qu'elles étouffent l'Arithmétique. - -[Illustration: La grande foule de monde qui venait nous contempler.] - -«Mais passons des corps simples aux composés: ils me fourniront des -sujets beaucoup plus fréquents; et pour montrer que toutes choses sont -en toutes choses, non point qu'elles se changent les unes aux autres, -comme le gazouillent vos Péripatéticiens; car je veux soutenir à leur -barbe que les principes se mêlent, se séparent et se remêlent derechef -en telle sorte que ce qui a été fait eau par le sage Créateur du monde -le sera toujours; je ne suppose point, à leur mode, de maxime, que je -ne prouve. - -«C'est pourquoi, prenez, je vous prie, une bûche, ou quelque autre -matière combustible, et y mettez le feu: ils diront, quand elle sera -embrasée, que ce qui était bois est devenu feu. Mais je leur soutiens -que non, et qu'il n'y a point davantage de feu, quand elle est tout -enflammée, qu'auparavant qu'on en eût approché l'allumette; mais celui -qui était caché dans la bûche, que le froid et l'humide empêchaient -de s'étendre et d'agir, secouru par l'étranger, a rallié ses forces -contre le flegme qui l'étouffait et s'est emparé du champ qu'occupait -son ennemi; aussi, se montre-t-il sans obstacles, en triomphant de son -geôlier. Ne voyez-vous pas comme l'eau s'enfuit par les deux bouts du -tronçon, chaude et fumante encore du combat qu'elle a rendu? Cette -flamme, que vous voyez en haut, est le feu le plus subtil, le plus -dégagé de la matière, et le plus tôt prêt, par conséquent, à retourner -chez soi. Il s'unit pourtant en pyramide jusqu'à certaine hauteur, pour -enfoncer l'épaisse humidité de l'air qui lui résiste; mais, comme il -vient en montant à se dégager peu à peu de la violente compagnie de -ses hôtes, alors il prend le large, parce qu'il ne rencontre plus rien -d'antipathique à son passage, et cette négligence est bien souvent -cause d'une seconde prison; car, cheminant séparé, il s'égarera -quelquefois dans un nuage. S'ils s'y rencontrent, d'autres fois, en -assez grande quantité, pour faire tête à la vapeur, ils se joignent, -ils foudroient, et la mort des innocents est bien souvent l'effet -de la colère animée de ces choses mortes. Si, quand il se trouve -embarrassé dans ces crudités importunes de la moyenne région, il n'est -pas assez fort pour se défendre, il s'abandonne à la discrétion de son -ennemi, qui le contraint par sa pesanteur de retomber en terre; et ce -malheureux, enfermé dans une goutte d'eau, se rencontrera peut-être au -pied d'un chêne, de qui le feu animal invitera ce pauvre égaré de se -loger avec lui; ainsi le voilà qui revient au même état dont il était -sorti quelques jours auparavant. - -«Mais voyons la fortune des autres éléments qui composaient cette -bûche. L'air se retire à son quartier, encore pourtant mêlé de vapeurs, -à cause que le feu tout en colère les a brusquement chassés pêle-mêle. -Le voilà donc qui sert de ballon aux vents, fournit aux animaux de -respiration, remplit le vide que la Nature fait, et peut-être que, -s'étant enveloppé dans une goutte de rosée, il sera sucé et digéré par -les feuilles altérées de cet arbre, où s'est retiré notre feu. L'eau -que la flamme avait chassée de ce tronc, élevée par la chaleur jusqu'au -berceau des Météores, retombera en pluie sur notre chêne aussitôt -que sur un autre; et la terre, devenue cendre, et puis guérie de sa -stérilité, ou par la chaleur nourrissante d'un fumier, où on l'aura -jetée, ou par le sel végétatif de quelques plantes voisines, ou par -l'eau féconde des rivières, se rencontrera peut-être près de ce chêne, -qui, par la chaleur de son germe, l'attirera, et en fera une partie de -son tout. - -«De cette façon, voilà ces quatre éléments qui reçoivent le même -sort, et rentrent en même état d'où ils étaient sortis quelques jours -auparavant. Ainsi on peut dire que dans un homme il y a tout ce qui est -nécessaire pour composer un arbre, et dans un arbre tout ce qui est -nécessaire pour composer un homme. Enfin, de cette façon, toutes choses -se rencontreront en toutes choses; mais il nous manque un Prométhée, -qui nous tire du sein de la Nature et nous rende sensible ce que je -veux bien appeler _matière première_.» - -[Illustration: L'Oiseleur de la Reine prenait soin de me venir siffler.] - -Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps; car ce petit -Espagnol avait l'esprit joli. Notre entretien toutefois n'était que -la nuit, à cause que, depuis six heures du matin jusqu'au soir, la -grande foule du monde, qui nous venait contempler à notre logis, -nous eût détournés; car quelques-uns nous jetaient des pierres; -d'autres, des noix; d'autres, de l'herbe. Il n'était bruit que des -bêtes du Roi. On nous servait tous les jours à manger à nos heures, -et le Roi et la Reine prenaient eux-mêmes assez souvent la peine de -me tâter le ventre, pour connaître si je n'emplissais point, car ils -brûlaient d'une envie extraordinaire d'avoir de la race de ces petits -animaux. Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon -mâle à leurs simagrées et à leurs tons; mais j'appris plus tôt que -lui à entendre leur langue et à l'écorcher un peu: ce qui fit qu'on -nous considéra d'une autre façon qu'on n'avait fait, et les nouvelles -coururent aussitôt par tout le Royaume qu'on avait trouvé deux hommes -sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures -que la solitude nous avait fournies, et qui, par un défaut de la -semence de leurs pères, n'avaient pas eu les jambes de devant assez -fortes pour s'appuyer dessus. - -Cette créance allait prendre racine à force d'être confirmée, sans les -Docteurs du pays, qui s'y opposèrent, disant que c'était une impiété -épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres, -fussent de leur espèce. - ---Il y aurait bien plus d'apparence, ajoutaient les moins passionnés, -que nos animaux domestiques participassent au privilège de l'humanité, -et de l'immortalité, par conséquent, à cause qu'ils sont nés dans notre -pays, qu'une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la -Lune et puis, considérez la différence qui se remarque entre nous et -eux. Nous autres marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut -pas fier d'une chose si précieuse à une moins ferme assiette, et il -eut peur qu'allant autrement, il n'arrivât malheur à l'homme; c'est -pourquoi il prit la peine de l'asseoir sur quatre piliers, afin qu'il -ne pût tomber; mais, dédaignant de se mêler de la construction de ces -deux brutes, il les abandonna au caprice de la Nature, laquelle, ne -craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux -pattes. - -«Les oiseaux mêmes, disaient-ils, n'ont pas été si maltraités qu'elles, -car au moins ils ont reçu des plumes pour subvenir à la faiblesse de -leurs pieds, et se jeter en l'air, quand nous les éconduirons de chez -nous; au lieu que la Nature, en ôtant les deux pieds à ces monstres, -les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre Justice. - -«Voyez un peu, outre cela, comment ils ont la tête tournée vers le -Ciel! C'est la disette où Dieu les a mis de toutes choses, qui l'a -située de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu'ils se -plaignent au Ciel de Celui qui les a créés, et qu'ils lui demandent -permission de s'accommoder de nos restes. Mais, nous autres, nous -avons la tête penchée en bas, pour contempler les biens dont nous -sommes seigneurs, et comme n'y ayant rien au Ciel à qui notre heureuse -condition puisse porter envie.» - -J'entendais tous les jours, à ma loge, faire ces contes, ou d'autres -semblables; et ils en bridèrent si bien l'esprit des peuples sur cet -article, qu'il fut arrêté que je ne passerais tout au plus que pour un -perroquet sans plumes; car ils confirmaient les persuadés, sur ce que, -non plus qu'un oiseau, je n'avais que deux pieds. Cela fit qu'on me mit -en cage par ordre exprès du Conseil d'en haut. - -Là, tous les jours, l'Oiseleur de la Reine prenant le soin de me venir -siffler la langue, comme on fait ici aux sansonnets, j'étais heureux, -à la vérité, en ce que je ne manquais point de mangeaille. Cependant, -parmi les sornettes dont les regardants me rompaient les oreilles, -j'appris à parler comme eux, en sorte que, quand je fus assez rompu -dans l'idiome pour exprimer la plupart de mes conceptions, j'en contai -des plus belles. Déjà les compagnies ne s'entretenaient plus que de -la gentillesse de mes bons mots et de l'estime que l'on faisait de -mon esprit. On vint jusque-là, que le Conseil fut contraint de faire -publier un Arrêt, par lequel on défendait de croire que j'eusse de la -raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes, de quelque -qualité ou condition qu'elles fussent, de s'imaginer, quoi que je pusse -faire de spirituel, que c'était l'instinct qui me le faisait faire. - -Cependant la définition de ce que j'étais partagea la ville en deux -factions. Le parti qui soutenait en ma faveur grossissait de jour -en jour, et enfin, en dépit de l'anathème par lequel on tâchait -d'épouvanter le peuple, ceux qui tenaient pour moi demandèrent une -assemblée des Etats, pour résoudre cette controverse. On fut longtemps -à s'accorder sur le choix de ceux qui opineraient; mais les arbitres -pacifièrent l'animosité par le nombre des intéressés qu'ils égalèrent, -et qui ordonnèrent qu'on me porterait dans l'assemblée, comme l'on -fit; mais j'y fus traité autant sévèrement qu'on se le peut imaginer. -Les Examinateurs m'interrogèrent, entre autres choses, de Philosophie: -je leur exposai, tout à la bonne foi, ce que jadis mon Régent m'en -avait appris, mais ils ne mirent guère à me le réfuter par beaucoup de -raisons convaincantes; de sorte que, n'y pouvant répondre, j'alléguai -pour dernier refuge les principes d'Aristote, qui ne me servirent pas -davantage que les sophismes; car, en deux mots, ils m'en découvrirent -la fausseté. - ---Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, -accommodait sans doute les principes à sa Philosophie, au lieu -d'accommoder sa Philosophie aux principes, et encore devait-il les -prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres Sectes dont vous -nous avez parlé. C'est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais -si nous lui baisons les mains. - -Enfin, comme ils virent que je ne clabaudais autre chose, sinon qu'ils -n'étaient pas plus savants qu'Aristote, et qu'on m'avait défendu de -discuter contre ceux qui niaient les principes, ils conclurent tous -d'une commune voix que je n'étais pas un homme, mais possible quelque -espèce d'autruche, vu que je portais comme elle la tête droite, que -je marchais sur deux pieds, et qu'enfin, hormis un peu de duvet, -je lui étais tout semblable; si bien qu'on ordonna à l'Oiseleur de -me reporter en cage. J'y passais mon temps avec assez de plaisir, -car, à cause de leur langue que je possédais correctement, toute la -Cour se divertissait à me faire jaser. Les filles de la Reine, entre -autres, fourraient toujours quelque bribe dans mon panier; et la plus -gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle était -si transportée de joie, lorsqu'en étant en secret, je l'entretenais -des mœurs et des divertissements des gens de notre monde, et -principalement de nos cloches et de nos autres instruments de musique, -qu'elle me protestait, les larmes aux yeux, que, si jamais je me -trouvais en état de revoler en notre monde, elle me suivrait de bon -cœur. - -Un jour, de grand matin, m'étant éveillé en sursaut, je la vis qui -tambourinait contre les bâtons de ma cage. - ---Réjouissez-vous, me dit-elle, hier dans le Conseil on conclut la -guerre contre le Roi [notes de musique]. J'espère, parmi l'embarras des -préparatifs, pendant que notre Monarque et ses sujets seront éloignés, -faire naître l'occasion de vous sauver. - ---Comment, la guerre? l'interrompis-je. Arrive-t-il des querelles -entre les Princes de ce monde ici comme entre ceux du nôtre? Hé! je -vous prie, parlez-moi de leur façon de combattre. - -[Illustration: --Réjouissez-vous, me dit-elle, hier on conclut la guerre -contre le Roi...] - ---Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré des deux parties, ont -désigné le temps accordé pour l'armement, celui de la marche, le nombre -des combattants, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec -tant d'égalité qu'il n'y a pas dans une armée un seul homme plus que -dans l'autre, les soldats estropiés, d'un côté, sont tous enrôlés dans -une compagnie, et, lorsqu'on en vient aux mains, les Maréchaux de Camp -ont soin de les exposer aux estropiés; de l'autre côté, les géants ont -en tête les colosses; les escrimeurs, les adroits; les vaillants, les -courageux; les débiles, les faibles; les indisposés, les malades; les -robustes, les forts; et, si quelqu'un entreprenait de frapper un autre -que son ennemi désigné, à moins qu'il ne pût justifier que c'était par -méprise, il est condamné comme couard. Après la bataille donnée, on -compte les blessés, les morts, les prisonniers; car, pour les fuyards, -il ne s'en trouve point; si les pertes se trouvent égales de part et -d'autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux. - -«Mais, encore qu'un royaume eût défait son ennemi de bonne guerre, ce -n'est presque rien avancé, car il y a d'autres armées, plus nombreuses, -de savants et d'hommes d'esprit, des disputes desquelles dépend -entièrement le triomphe ou la servitude des Etats. - -«Un savant est opposé à un autre savant, un spirituel à un autre -spirituel, et un judicieux à un autre judicieux. Au reste, le triomphe -que remporte un Etat en cette façon est compté pour trois victoires -à force ouverte. Après la proclamation de la victoire, on rompt -l'assemblée, et le peuple vainqueur choisit pour être son Roi, ou celui -des ennemis ou le sien.» - -Je ne pus m'empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner -des batailles; et j'alléguais, pour exemple d'une bien plus forte -politique, les coutumes de notre Europe, où le Monarque n'avait garde -d'omettre aucun de ses avantages pour vaincre; et voici comme elle me -parla: - ---Apprenez-moi, me dit-elle, si vos Princes ne prétextent pas leurs -armements, du droit? - ---Si fait, lui répliquai-je, et de la justice de leur cause. - ---Pourquoi donc, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non -suspects, pour être accordés? Et, s'il se trouve qu'ils aient autant de -droit l'un que l'autre, qu'ils demeurent comme ils étaient, ou qu'ils -jouent en un coup de piquet la Ville ou la Province dont ils sont en -dispute? - ---Mais vous, lui repartis-je, pourquoi toutes ces circonstances en -votre façon de combattre? Ne suffit-il pas que les armées soient en -pareil nombre d'hommes? - ---Vous n'avez guère de jugement, me répondit-elle. Croiriez-vous, par -votre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l'avoir -vaincu de bonne guerre, si vous étiez maillé, et lui, non; s'il n'avait -qu'un poignard, et vous une estocade; enfin s'il était manchot, et -que vous eussiez deux bras? Cependant, avec toute l'égalité que vous -recommandez, tant à vos gladiateurs, ils ne se battent jamais pareils; -car l'un sera de grande, l'autre, de petite taille; l'un sera adroit, -l'autre n'aura jamais manié d'épée; l'un sera robuste, l'autre faible; -et, quand même ces disproportions seraient égales, qu'ils seraient -aussi adroits et aussi forts l'un que l'autre, encore ne seraient-ils -pas pareils, car l'un des deux aura peut-être plus de courage que -l'autre; et, sous l'ombre que cet emporté ne considérera pas le péril, -qu'il sera bilieux, qu'il aura plus de sang, qu'il avait le cœur -plus serré, avec toutes ces qualités qui font le courage, comme si -ce n'était pas, aussi bien qu'une épée, une arme que son ennemi n'a -point, il s'ingère de se ruer éperdument sur lui, de l'effrayer, et -d'ôter la vie à ce pauvre homme, qui prévoit le danger, dont la chaleur -est étouffée dans la pituite, et duquel le cœur est trop vaste pour -unir les esprits nécessaires à dissiper cette glace qu'on appelle -_poltronnerie_. Ainsi vous louez cet homme d'avoir tué son ennemi avec -avantage, et, le louant de hardiesse, vous le louez d'un péché contre -nature, puisque sa hardiesse tend à la destruction. Et, à propos de -cela, je vous dirai qu'il y a quelques années qu'on fit une remontrance -au Conseil de guerre, pour apporter un règlement plus circonspect et -plus consciencieux dans les combats. Et le Philosophe qui donnait -l'avis parla ainsi: - -«Vous vous imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages de -deux ennemis, quand vous les avez choisis tous deux grands, tous -deux adroits, tous deux pleins de courage; mais ce n'est pas encore -assez, puisqu'il faut qu'enfin le vainqueur surmonte par adresse, par -force, et par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans doute -son adversaire par un endroit où il ne l'attendait pas, ou plus vite -qu'il n'était vraisemblable; ou, feignant de l'attraper d'un côté, -il l'a assailli de l'autre. Cependant tout cela, c'est affiner, c'est -tromper, c'est trahir, et la tromperie et la trahison ne doivent pas -faire l'estime d'un véritable généreux. S'il a triomphé par force, -estimerez-vous son ennemi vaincu, puisqu'il a été violenté? Non -sans doute, non plus que vous ne direz pas qu'un homme ait perdu la -victoire, encore qu'il soit accablé de la chute d'une montagne, parce -qu'il n'a pas été en puissance de la gagner. Tout de même, celui-là -n'a point été surmonté, à cause qu'il ne s'est point trouvé, dans ce -moment, disposé à pouvoir résister aux violences de son adversaire. Si -ç'a été par hasard qu'il a terrassé son ennemi, c'est la Fortune qu'on -doit couronner: il n'y a rien contribué; et enfin le vaincu n'est non -plus blâmable que le joueur de dés, qui sur dix-sept points en voit -faire dix-huit.» - -[Illustration: Il n'y a pas, dans cette armée, un seul homme plus fort -que l'autre...] - -On lui confessa qu'il avait raison; mais qu'il était impossible, selon -les apparences humaines, d'y mettre ordre, et qu'il valait mieux subir -un petit inconvénient, que de s'abandonner à cent autres de plus grande -importance. - -Elle ne m'entretint pas cette fois davantage, parce qu'elle craignait -d'être trouvée toute seule avec moi si matin. Ce n'est pas qu'en ce -Pays l'impudicité soit un crime; au contraire, hors les coupables -convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme, et une femme tout -de même pourrait appeler un homme en Justice, qui l'aurait refusée. -Mais elle ne m'osait pas fréquenter publiquement, à cause que les gens -du Conseil avaient dit, dans la dernière assemblée, que c'étaient -les femmes principalement qui publiaient que j'étais homme, afin de -couvrir sous ce prétexte le désir qui les brûlait de se mêler aux -bêtes, et de commettre avec moi sans vergogne des péchés contre nature. -Cela fut cause que je demeurai longtemps sans la voir, ni pas une du -sexe. - -Cependant il fallait bien que quelqu'un eût réchauffé les querelles de -la définition de mon être, car, comme je ne songeais plus qu'à mourir -en ma cage, on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. -Je fus donc interrogé, en présence d'un grand nombre de Courtisans, -sur quelques points de Physique, et mes réponses, à ce que je crois, -en satisfirent un, car celui qui présidait m'exposa fort au long ses -opinions sur la structure du Monde: elles me semblèrent ingénieuses; -et, sans qu'il passa jusqu'à son origine, qu'il soutenait éternelle, -j'eusse trouvé sa Philosophie beaucoup plus raisonnable que la nôtre. -Mais, sitôt que je l'entendis soutenir une rêverie si contraire à -ce que la Foi nous apprend, je brisai avec lui, dont il ne fit que -rire; ce qui m'obligea de lui dire que, puisqu'ils en venaient là, je -recommençais à croire que leur Monde n'était qu'une Lune. - ---Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des -mers; que serait-ce donc tout cela? - ---N'importe! repartis-je, Aristote assure que ce n'est que la Lune; -et, si vous aviez dit le contraire dans les Classes où j'ai fait mes -études, on vous aurait sifflés. - -Il se fit, sur cela un grand éclat de rire. Il ne faut pas demander si -ce fut de leur ignorance; mais cependant on me conduisit dans ma cage. - -Mais d'autres savants, plus emportés que les premiers, avertis que -j'avais osé dire que la Lune d'où je venais était un Monde, et que -leur Monde n'était qu'une Lune, crurent que cela leur fournissait un -prétexte assez juste pour me faire condamner à l'eau: c'est la façon -d'exterminer les impies. Pour cet effet, ils furent en corps faire leur -plainte au Roi, qui leur promit justice, et ordonna que je serais remis -sur la sellette. - -Me voilà donc décagé pour la troisième fois; et lors, le plus ancien -prit la parole, et plaida contre moi. Je ne me souviens pas de sa -harangue, à cause que j'étais trop épouvanté pour recevoir les espèces -de sa voix sans désordre, et parce aussi qu'il s'était servi, pour -déclamer, d'un instrument dont le bruit m'étourdissait: c'était une -trompette qu'il avait tout exprès choisie, afin que la violence de ce -son martial échauffât leurs esprits à ma mort, et afin d'empêcher par -cette émotion que le raisonnement ne pût faire son office, comme il -arrive dans nos armées, où le tintamarre des trompettes et des tambours -empêche le soldat de réfléchir sur l'importance de sa vie. Quand il eut -dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j'en fus délivré par une -aventure qui va vous surprendre. Comme j'avais la bouche ouverte, un -homme, qui avait eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir -aux pieds du Roi, et se traîna longtemps sur le dos en sa présence. -Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savais que c'était la -posture où ils se mettaient, quand ils voulaient discourir en public. -Je rengaînai seulement ma harangue; voici celle que nous eûmes de lui. - ---Justes, écoutez-moi! vous ne sauriez condamner cet Homme, ce Singe -ou ce Perroquet, pour avoir dit que la Lune est un Monde d'où il -venait; car, s'il est homme, quand même il ne serait pas venu de la -Lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre aussi -de s'imaginer ce qu'il voudra? Quoi! pouvez-vous le contraindre à -n'avoir pas vos visions? Vous le forcerez bien à dire que la Lune n'est -pas un Monde, mais il ne le croira pas pourtant; car, pour croire -quelque chose, il faut qu'il se présente à son imagination certaines -possibilités plus grandes au _oui_ qu'au _non_; à moins que vous ne lui -fournissiez ce vraisemblable, ou qu'il ne vienne de soi-même s'offrir -à son esprit, il vous dira bien qu'il croit, mais il ne le croira pas -pour cela. - -[Illustration: Les savants furent en corps faire leur plainte au Roi.] - -«J'ai maintenant à vous prouver qu'il ne doit pas être condamné, si -vous le posez dans la catégorie des bêtes. - -«Car, supposé qu'il soit animal sans raison, en auriez-vous vous-mêmes -de l'accuser d'avoir péché contre elle? Il a dit que la Lune était un -monde; or, les bêtes n'agissent que par instinct de la Nature; donc, -c'est la Nature qui le dit, et non pas lui. De croire que cette savante -Nature qui a fait le Monde et la Lune ne sache ce que c'est elle-même, -et que vous autres, qui n'avez de connaissance que ce que vous en tenez -d'elle, le sachiez plus certainement, cela serait bien ridicule. Mais, -quand même la passion vous ferait renoncer à vos principes, et que vous -supposeriez que la Nature ne guidât pas les bêtes, rougissez à tout -le moins des inquiétudes que vous causent les caprices d'une bête. En -vérité, Messieurs, si vous rencontriez un homme d'âge mûr, qui veillât -à la police d'une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la -fourmi qui aurait fait choir sa compagne, tantôt en emprisonner une qui -aurait dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice -une autre qui aurait abandonné ses œufs, ne l'estimeriez-vous pas -insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre -assujettir à la raison des animaux qui n'en ont pas l'usage? Comment -donc, vénérable assemblée, défendrez-vous l'intérêt que vous prenez aux -caprices de ce petit animal? Justes, j'ai dit.» - -Dès qu'il eut achevé, une sorte de musique d'applaudissements fit -retentir toute la salle; et, après que toutes les opinions eurent été -débattues un gros quart d'heure, le Roi prononça: - -«Que dorénavant je serais censé homme, comme tel mis en liberté, et que -la punition d'être noyé serait modifiée en une amende honteuse (car il -n'en est point en ce pays-là d'_honorable_); dans laquelle amende je -me dédirais publiquement d'avoir soutenu que la Lune était un Monde, à -cause du scandale que la nouveauté de cette opinion aurait pu apporter -dans l'âme des faibles.» - -Cet Arrêt prononcé, on m'enlève hors du Palais; on m'habille par -ignominie fort magnifiquement; on me porte sur la tribune d'un -magnifique Chariot; et, traîné que je fus par quatre Princes qu'on -avait attachés au joug, voici ce qu'ils m'obligèrent de prononcer aux -carrefours de la Ville: - - «Peuple, je vous déclare que cette Lune-ci n'est pas une Lune, mais - un Monde; et que ce Monde là-bas n'est pas un monde, mais une Lune. - Tel est ce que le Conseil trouve bon que vous croyiez.» - -Après que j'eus crié la même chose aux cinq grandes places de la Cité, -j'aperçus mon Avocat qui me tendait la main pour m'aider à descendre. -Je fus bien étonné de reconnaître, quand je l'eus envisagé, que c'était -mon Démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser: - ---Et venez-vous en chez moi, me dit-il, car de retourner en Cour après -une amende honteuse, vous n'y seriez pas vu de bon œil. Au reste, il -faut que je vous dise que vous seriez encore parmi les Singes, aussi -bien que l'Espagnol votre compagnon, si je n'eusse publié dans les -compagnies la vigueur et la force de votre esprit, et brigué contre vos -ennemis, en votre faveur, la protection des Grands. - -La fin de mes remerciements nous vit entrer chez lui; il m'entretint, -jusqu'au repas, des ressorts qu'il avait fait jouer pour obliger mes -ennemis, malgré tous les plus spécieux scrupules dont ils avaient -embabouiné le Peuple, à se déporter d'une poursuite si injuste. Mais, -comme on nous eut avertis qu'on avait servi, il me dit qu'il avait, -pour me tenir compagnie, ce soir-là, prié deux Professeurs d'Académie -de cette Ville de venir manger avec nous. - ---Je les ferai tomber, ajouta-t-il, sur la Philosophie qu'ils -enseignent en ce Monde-ci, et, par même moyen, vous verrez le fils -de mon hôte. C'est un jeune homme autant plein d'esprit que j'en aie -jamais rencontré; ce serait un second Socrate, s'il pouvait régler -ses lumières, et ne point étouffer dans le vice les grâces dont Dieu -continuellement le visite, et ne plus affecter le libertinage, comme il -fait, par une chimérique ostentation et une affectation de s'acquérir -la réputation d'homme d'esprit. Je me suis logé céans pour épier les -occasions de l'instruire. - -Il se tut, comme pour me laisser à mon tour la liberté de discourir; -puis, il fit signe qu'on me dévêtît des honteux ornements dont j'étais -encore tout brillant. - -Les deux Professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, -et nous allâmes nous mettre à table, où elle était dressée, et où nous -trouvâmes le jeune garçon dont il m'avait parlé, qui mangeait déjà. Ils -lui firent grande saluade et le traitèrent d'un respect aussi profond -que d'esclave à seigneur: j'en demandai la cause à mon Démon, qui me -répondit que c'était à cause de son âge, parce qu'en ce Monde-là les -vieux rendaient toute sorte de respect et de déférence aux jeunes; bien -plus, que les pères obéissent à leurs enfants, aussitôt que, par l'avis -du Sénat des Philosophes, ils avaient atteint l'âge de raison. - -[Illustration: Un magnifique chariot traîné par quatre princes.] - ---Vous vous étonnez, continua-t-il, d'une coutume si contraire à -celle de votre pays? Mais elle ne répugne point à la droite raison; -car, en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en -force d'imaginer, de juger et d'exécuter, n'est-il pas plus capable -de gouverner une famille, qu'un infirme sexagénaire, pauvre hébété, -dont la neige de soixante hivers a glacé l'imagination, qui ne se -conduit que par ce que vous appelez expérience des heureux succès, -qui ne sont cependant que de simples effets du hasard contre toutes -les règles de l'économie de la prudence humaine. Pour du jugement, -il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre Monde en fasse un -apanage de la vieillesse; mais, pour se désabuser, il faut qu'il sache -que ce qu'on appelle _prudence_ en un vieillard n'est autre chose -qu'une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre, -qui l'obsède. Ainsi, quand il n'a pas risqué un danger où un jeune -homme s'est perdu, ce n'est pas qu'il en préjugeât sa catastrophe, -mais il n'avait pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui -nous font oser; au lieu que l'audace de ce jeune homme était comme -un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui -fait la promptitude et la facilité d'une exécution était celle qui le -poussait à l'entreprendre. Pour ce qui est d'exécuter, je ferais tort à -votre esprit de m'efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que -la jeunesse seule est propre à l'action; et, si vous n'en étiez pas -tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez -un homme courageux, n'est-ce pas à cause qu'il vous peut venger de -vos ennemis, ou de vos oppresseurs? et est-ce par autre considération -que par pure habitude, que vous le considérez, lorsqu'un bataillon de -septante Janviers a gelé son sang, et tué de froid tous les nobles -enthousiasmes dont les jeunes personnes sont échauffées? Lorsque vous -déférez au plus fort, n'est-ce pas afin qu'il vous soit obligé d'une -victoire que vous ne lui sauriez disputer? Pourquoi donc vous soumettre -à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, -évaporé ses esprits et sucé la moelle de ses os? Si vous adoriez une -femme, n'était-ce pas à cause de sa beauté? Pourquoi donc continuer -vos génuflexions, après que la vieillesse en a fait un fantôme qui -ne représente plus qu'une hideuse image de la mort? Enfin, lorsque -vous aimiez un homme spirituel, c'était à cause que, par la vivacité -de son génie, il pénétrait une affaire mêlée et la débrouillait; -qu'il défrayait par son bien dire l'assemblée du plus haut carat; -qu'il digérait les sciences d'une seule pensée; et cependant, vous -lui continuez vos honneurs, quand ses organes usés rendent sa tête -imbécile, pesante et importune aux compagnies, et lorsqu'il ressemble -plutôt à la figure d'un Dieu Foyer qu'à un homme de raison? Concluez -donc par là, mon fils, qu'il vaut mieux que les jeunes gens soient -pourvus du gouvernement des familles, que les vieillards. D'autant -plus même que, selon vos maximes, Hercule, Achille, Epaminondas, -Alexandre et César, qui sont presque tous morts au deçà de quarante -ans, n'auraient mérité aucuns honneurs,[12] parce qu'à votre compte ils -auraient été trop jeunes, bien que leur seule jeunesse fût seule la -cause de leurs belles actions, qu'un âge plus avancé eût rendues sans -effet, parce qu'il eût manqué de l'ardeur et de la promptitude qui leur -ont donné ces grands succès. Mais, direz-vous, toutes les lois de notre -Monde font retentir avec soin ce respect qu'on doit aux vieillards? Il -est vrai; mais, aussi, tous ceux qui ont introduit des lois ont été -des vieillards qui craignaient que les jeunes ne les dépossédassent -justement de l'autorité qu'ils avaient extorquée _et ont fait comme les -législateurs aux fausses religions, un mystère de ce qu'ils n'ont pu -trouver_. - - [12] Et qu'à un _vieux radoteux, parce que le soleil a quatre-vingt - dix fois expié sa moisson, vous lui deviez de l'encens_ (Variante). - -«_Oui mais direz-vous, ce vieillard est mon père et le Ciel me promet -une longue vie si je l'honore._» - -_Si votre père, ô mon fils, ne vous ordonne rien de contraire aux -inspirations du très-haut, je l'admets; autrement, marchez sur le -ventre du père qui vous engendra, trépignez sur le sein de la mère qui -vous conçut, car de vous imaginer que ce lâche respect que des parents -vicieux ont arraché à votre faiblesse soit tellement agréable au Ciel -qu'il en allonge pour cela vos fusées, je n'y vois guère d'apparences._ - -_Quoi! ce coup de chapeau dont vous chatouillez et nourrissez le -superbe de votre père, crève-t-il un abcès que vous avez dans le côté, -répare-t-il votre humide radical, fait-il la cure d'une estocade à -travers votre estomac vous casse-t-il une pierre dans la vessie. Si -cela est, les médecins ont grand tort. Au lieu de potions infernales -dont ils empestent la vie des hommes qu'ils n'ordonnent pour la petite -vérole trois révérences à jeun, quatre «grand mercy» après dîner et -douze «bonsoir mon père et ma mère» avant que de s'endormir. Vous me -répliquerez que sans lui, vous ne seriez pas il est vrai, mais aussi -lui-même sans votre grand-père, sans votre bisaïeul, ni sans vous votre -père n'aurait pas de petits-fils._ - -_Lorsque la nature le mit au jour c'était à condition de rendre ce -qu'elle lui prêtait, ainsi quand il vous engendra il ne vous donna -rien, il s'acquitta encore. Je voudrais bien savoir si vos parents -songeaient à vous quand ils vous firent? Hélas, point du tout, et -toutefois vous êtes obligé d'un présent qu'ils vous ont fait sans y -penser._ - -_Comment, parce que votre père fut si paillard qu'il ne put résister -aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu'il en fit le marché -pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le -maçonnage, vous rêverez ce voluptueux comme un des sept sages de Grèce, -quoi parce que cet autre avare acheta les riches biens de sa femme -par la façon d'un enfant, cet enfant ne lui doit parler qu'à genoux, -ainsi votre père fit bien d'être ribaud et cet autre d'être chiche, car -autrement, ni vous, ni lui, n'auriez jamais été, mais je voudrais bien -savoir si quand il eût été certain que son pistolet eût pris un rat, -s'il n'eût point tiré le coup! Juste Dieu! qu'on en fait accroire au -peuple de votre monde._ - -«Vous ne tenez de votre Architecte mortel que votre corps seulement; -votre âme vient des Cieux; il n'a tenu qu'au hasard que votre père -n'ait été votre fils, comme vous êtes le sien. Savez-vous même s'il ne -vous a point empêché d'hériter d'un diadème? Votre esprit peut-être -était parti du Ciel, à dessein d'animer le Roi des Romains au ventre -de l'Impératrice; en chemin, par hasard, il rencontra votre embryon, -et peut-être que, pour abréger sa course, il s'y logea. Non, non, -Dieu ne vous eût point rayé du calcul de tous les hommes, quand votre -père fût mort petit garçon. Mais qui sait si vous ne seriez point -aujourd'hui l'ouvrage de quelque vaillant Capitaine, qui vous aurait -associé à sa gloire comme à ses biens? Ainsi peut-être vous n'êtes -non plus redevable à votre père de la vie qu'il vous a donnée, que -vous le seriez au Pirate qui vous aurait mis à la chaîne, parce qu'il -vous nourrirait. Et je veux même qu'il vous eût engendré Prince, qu'il -vous eût engendré Roi: un présent perd son mérite, lorsqu'il est fait -sans le choix de celui qui le reçoit. On donna la mort à César, on -la donna à Cassius; cependant Cassius en est obligé à l'Esclave dont -il impétra non pas César à des meurtriers, parce qu'ils le forcèrent -de la recevoir. Votre père consulta-t-il votre volonté, lorsqu'il -embrassa votre mère? vous demanda-t-il si vous trouviez bon de voir -ce siècle-là, ou d'en attendre un autre? si vous vous contenteriez -d'être fils d'un sot, ou si vous auriez l'ambition de sortir d'un -brave homme? Hélas! vous, que l'affaire concernait tout seul, vous -étiez le seul dont on ne prenait point l'avis! Peut-être qu'alors, si -vous eussiez été enfermé autre part que dans la matrice des idées de -la Nature, et que votre naissance eût été à votre option, vous auriez -dit à la Parque: «Ma chère Demoiselle, prends le fuseau d'un autre: il -y a fort longtemps que je suis dans le rien, et j'aime encore mieux -demeurer cent ans à n'être pas, que d'être aujourd'hui, pour m'en -repentir demain!» Cependant il vous fallut passer par là; vous eûtes -beau piailler pour retourner à la longue et noire maison dont on vous -arrachait, on faisait semblant de croire que vous demandiez à téter. - -«Voilà, ô mon fils! les raisons à peu près qui sont cause du respect -que les pères portent à leurs enfants; je sais bien que j'ai penché -du côté des enfants plus que la justice ne le demande, et que j'ai en -leur faveur un peu parlé contre ma conscience. Mais, voulant corriger -cet orgueil dont certains pères bravent la faiblesse de leurs petits, -j'ai été obligé de faire comme ceux qui, pour redresser un arbre tortu, -le tirent de l'autre côté, afin qu'il redevienne également droit entre -les deux contorsions. Ainsi, j'ai fait restituer aux pères ce qu'ils -sont à leurs enfants, leur en ôtant beaucoup qui leur appartenait, afin -qu'une autre fois ils se contentassent du leur. Je sais bien encore que -j'ai choqué, par cette apologie, tous les vieillards; mais qu'ils se -souviennent qu'ils ont été enfants avant que d'être pères, et qu'il -est impossible que je n'aie parlé fort à leur avantage, puisqu'ils -n'ont pas été trouvés sous une pomme de chou. Mais enfin, quoi qu'il en -puisse arriver, quand mes ennemis se mettraient en bataille contre mes -amis, je n'aurai que du bon, car j'ai servi tous les hommes, et je n'en -ai desservi que la moitié.» - -A ces mots, il se tut, et le fils de notre hôte prit ainsi la parole: - ---Permettez-moi, lui dit-il, puisque je suis informé, par votre soin, -de l'Origine, de l'Histoire, des Coutumes et de la Philosophie du Monde -de ce petit homme, que j'ajoute quelque chose à ce que vous avez dit, -et que je prouve que les enfants ne sont point obligés à leurs pères, -de leur génération, parce que leurs pères étaient obligés en conscience -à les engendrer. - -«La Philosophie de leur Monde la plus étroite confesse qu'il est plus -avantageux de mourir (à cause que, pour mourir, il faut avoir vécu) -que de n'être point. Or, puisqu'en ne donnant pas l'être à ce rien, je -le mets en un état pire que la mort, je suis plus coupable de ne le -pas produire que de le tuer. Tu croirais cependant, ô mon petit homme! -avoir fait un parricide indigne de pardon, si tu avais égorgé ton -fils; il serait énorme, à la vérité, mais il est bien plus exécrable -de ne pas donner l'être à ce qui le peut recevoir; car cet enfant, -à qui tu ôtes la lumière pour toujours, eût eu la satisfaction d'en -jouir quelque temps. Encore, nous savons qu'il n'en est privé que pour -quelques siècles; mais, pour ces pauvres quarante petits riens, dont -tu pouvais faire quarante bons soldats à ton Roi, tu les empêches -malicieusement de venir au jour, et les laisses corrompre dans tes -reins, au hasard d'une apoplexie qui t'étouffera.....» - -_Qu'on ne m'objecte point les beaux panégyriques de la virginité, -cet honneur n'est qu'une fumée, car enfin tous ces respects dont -le vulgaire l'idolâtre ne sont rien même entre vous autres que des -conseils, mais de ne pas tuer, mais de ne pas faire son fils en ne -le faisant point plus malheureux qu'un mort: c'est le commandement -pourquoi je m'étonne fort que la continence au monde d'où vous venez -est tenue si préférable à la charnelle, pourquoi Dieu ne vous a pas -fait naître de la rosée du mois de mai, comme les champignons, ou tout -au moins comme les crocodiles du limon gras de la terre achevés par -le sommeil; cependant il n'envoie point chez vous d'eunuques que par -accident, ils n'arrachent point les génitoires à vos moines, ni à vos -cardinaux. Vous me direz que la nature les leur a données, oui, mais -il est le maître de la nature et s'il avait reconnu que ce morceau fût -nuisible à leur salut il aurait commencé de le couper aussi bien que -le prépuce aux juifs dans l'ancienne loi, mais ce sont des inventions -trop ridicules par votre foi. Y a-t-il quelque place sur votre corps -plus sacrée ou plus maudite l'une que l'autre; pourquoi commette-je -un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand -je touche mon oreille ou mon talon, est-ce à cause qu'il y a du -chatouillement? Je ne dois donc pas me purger au bassin car cela ne se -fait point sans quelque sorte de volupté, ni les dévots ne doivent pas -non plus s'estener à la contemplation de Dieu car il goûtent un grand -plaisir d'imagination; en vérité je m'étonne que combien la religion -de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentements -des hommes, que vos prêtres ont fait un crime de se gratter, à cause -de l'agréable douleur qu'on y sent. Avec tout cela, j'ai remarqué que -la prévoyante nature a fait pencher tous les grands personnages et -vaillants et spirituels aux délicatesses de l'amour, témoin Samson, -David, Hercule, César, Annibal, Charlemagne, afin que se moissonnassent -l'organe de ce plaisir d'un coup de serpe elle alla jusque sous un -cuvier détacher Diogène, maigre, laid et pouilleux et le contraindre de -composer des vents dont il soufflait les soupirs à Lays, sans doute il -en usa de la sorte que pour l'appréhension qu'elle eût que les honnêtes -gens ne manquassent au monde. Concluons que votre père était obligé en -conscience de vous lâcher à la lumière et quand il penserait vous avoir -beaucoup obligé de vous faire en se chatouillant, il ne vous a donné au -fond que ce qu'un taureau banal donne au veau tous les jours dix fois -pour se réjouir._ - -_--Vous avez tort, interrompit alors mon démon, de vouloir régenter -les sujets de Dieu, il est vrai qu'il nous a défendu l'excès de ce -plaisir, mais que savez-vous s'il ne l'a point ainsi voulu afin que les -difficultés que nous trouverions à combattre cette passion nous fît -mériter la gloire qu'il nous prépare, mais que savez-vous si ce n'a -point été pour aiguiser l'appétit par la défense, mais que savez-vous -s'il ne prévoyait point qu'abandonnant la jeunesse aux impétuosités de -la chair, les rapprochements trop fréquents énerveraient leur semence -et marqueraient la fin du monde aux arrière-neveux du premier homme, -mais que savez-vous s'il ne l'a point voulu faire afin de récompenser -justement ceux qui, contre toute apparence de raison, se sont fiés en -sa parole._ - -Cette réponse ne satisfit pas, à ce que je crois, le petit hôte, car il -en hocha trois ou quatre fois la tête; mais notre commun Précepteur se -tut, parce que le repas était en impatience de s'envoler. - -Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de -grands tapis; et un jeune serviteur, ayant pris le plus vieil de nos -Philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée; d'où mon Démon -lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu'il aurait mangé. - -Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d'en demander la -cause: - ---Il ne goûte point, me dit-il, d'odeur de viande, ni même des herbes, -si elles ne sont mortes d'elles-mêmes, à cause qu'il les pense capables -de douleur. - ---Je ne suis pas si surpris, répliquai-je, qu'il s'abstienne de la -chair, et de toutes choses qui ont eu vie sensitive; car, en notre -Monde, les Pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé -de ce régime; mais de n'oser, par exemple, couper un chou, de peur de -le blesser, cela me semble tout à fait ridicule. - ---Et moi, répondit mon Démon, je trouve beaucoup d'apparence en son -opinion. Car, dites-moi, ce chou dont vous parlez n'est-il pas comme -vous un être existant de la Nature? Ne l'avez-vous pas tous deux -pour mère également? Encore, semble-t-il qu'elle ait pourvu plus -nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu'elle a -remis la génération d'un homme aux caprices de son père, qui peut, -selon son plaisir, l'engendrer ou ne l'engendrer pas: rigueur dont -cependant elle n'a pas voulu traiter avec le chou; car, au lieu de -remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme si elle eût -appréhendé davantage que la race du chou pérît que celle des hommes, -elle les contraint, bon gré, mal gré, de se donner l'être les uns -aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui ne les engendrent -que selon leurs caprices, et qui en leur vie n'en peuvent engendrer -au plus qu'une vingtaine, au lieu que les choux en peuvent produire -quatre cent mille par tête. De dire que la Nature a pourtant plus -aimé l'homme que le chou, c'est que nous nous chatouillons, pour nous -faire rire: étant incapable de passion, elle ne saurait ni haïr ni -aimer personne; et, si elle était susceptible d'amour, elle aurait -plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne saurait -l'offenser, que pour cet homme qui voudrait la détruire, s'il le -pouvait. Ajoutez à cela, que l'homme ne saurait naître sans crime, -étant une partie du premier criminel; mais nous savons fort bien que -le premier chou n'offensa pas son Créateur. Si on dit que nous sommes -faits à l'image du premier Etre, et non pas le chou? Quand il serait -vrai, nous avons, en souillant notre âme, par où nous lui ressemblons, -effacé cette ressemblance, puisqu'il n'y a rien de plus contraire à -Dieu que le péché. Si donc notre âme n'est plus son portrait, nous ne -lui ressemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche, -par le front et par les oreilles, que ce chou, par ses feuilles, par -ses fleurs, par sa tige, par son trognon et par sa tête. Ne croyez-vous -pas, en vérité, si cette pauvre plante pouvait parler, quand on la -coupe, qu'elle ne dît: «Homme, mon cher frère, que t'ai-je fait qui -mérite la mort? Je ne crois que dans les jardins, et l'on ne me trouve -jamais en lieu sauvage, où je vivrais en sûreté; je dédaigne toutes les -autres sociétés, hormis la tienne; et, à peine suis-je semé dans ton -jardin, que, pour te témoigner ma complaisance, je m'épanouis, je te -tends les bras, je t'offre mes enfants en graine, et, pour récompense -de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête!» Voilà le discours que -tiendrait ce chou, s'il pouvait s'exprimer. Hé quoi! à cause qu'il -ne saurait se plaindre, est-ce à dire que nous pouvons justement lui -faire tout le mal qu'il ne saurait empêcher? Si je trouve un misérable -lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu'il ne peut se défendre? Au -contraire, sa faiblesse aggraverait ma cruauté; car, combien que cette -misérable créature soit pauvre et dénuée de tous nos avantages, elle -ne mérite pas la mort. Quoi! de tous les biens de l'être, elle n'a que -celui de rejeter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un -homme n'est pas si grand, parce qu'un jour il revivra, que de couper -un chou et lui ôter la vie, à lui qui n'en a point d'autre à espérer. -Vous anéantissez le chou, en le faisant mourir; mais, en tuant un -homme, vous ne faites que changer son domicile; et je dis bien plus, -puisque Dieu chérit également entre nous et les plantes, qu'il est très -juste de les considérer également comme nous. Il est vrai que nous -naquîmes les premiers; mais, dans la famille de Dieu, il n'y a point -de droit d'aînesse: si donc les choux n'eurent point de part avec nous -du fief de l'immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque -autre qui, par sa grandeur, récompensât sa brièveté; c'est peut-être -un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses -dans leurs causes; et c'est aussi pour cela que ce sage Moteur ne -leur a point taillé d'organes semblables aux nôtres, qui n'ont qu'un -simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d'autres plus -ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux, qui servent -à l'opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez -peut-être ce qu'ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées? -Mais, dites-moi, que nous ont jamais enseigné certains êtres, que nous -admettons au-dessus de nous, avec lesquels nous n'avons aucun rapport -ni proportion, et dont nous comprenons l'existence aussi difficilement -que l'intelligence et les façons avec lesquelles un chou est capable de -s'exprimer à ses semblables, et non pas à nous, à cause que nos sens -sont trop faibles pour pénétrer jusque-là? - -«Moïse, le plus grand de tous les Philosophes, et qui puisait la -connaissance de la Nature dans la source de la Nature même, signifiait -cette vérité, lorsqu'il parlait de l'Arbre de Science, et il voulait -sans doute nous enseigner, sous cette énigme, que les plantes -possèdent, privativement à nous, la Philosophie parfaite. Souvenez-vous -donc, ô de tous les animaux le plus superbe! qu'encore qu'un chou -que vous coupez ne dise mot, il n'en pense pas moins. Mais le pauvre -végétant n'a pas des organes propres à hurler comme vous; il n'en a pas -pour frétiller ni pour pleurer; il en a toutefois, par lesquels il se -plaint du tort que vous lui faites, et par lesquels il attire sur vous -la vengeance du Ciel. Que si enfin vous insistez à me demander comment -je sais que les choux ont des belles pensées, je vous demande comment -vous savez qu'ils ne les ont point, et que tel d'entre eux, à votre -imitation, ne dise pas le soir, en s'enfermant: «Je suis, monsieur le -Chou Frisé, votre très humble serviteur, CHOU CABUS.» - -[Illustration: Dans toutes les maisons il y a un physionome.] - -Il en était là de son discours, quand ce jeune garçon qui avait emmené -notre Philosophe le ramena. «Eh quoi! déjà dîné?» lui cria mon Démon. -Il répondit que oui, à l'issue près, d'autant que le Physionome lui -avait permis de tâter de la nôtre. Le jeune hôte n'attendit pas que je -lui demandasse l'explication de ce mystère: - ---Je vois, dit-il, que cette façon de vivre vous étonne. Sachez donc, -quoi qu'en votre Monde on gouverne la santé plus négligemment, que le -régime de celui-ci n'est pas à mépriser. - -«Dans toutes les maisons, il y a un Physionome, entretenu du public, -qui est à peu près ce qu'on appellerait chez vous un médecin, hormis -qu'il n'y gouverne que les sains et qu'il ne juge des diverses façons -dont il nous fait traiter, que par la proportion, figure et symétrie -de nos membres, par les linéaments du visage, le coloris de la chair, -la délicatesse du cuir, l'agilité de la masse, le son de la voix, la -teinture, la force et la dureté du poil. N'avez-vous pas tantôt pris -garde à un homme, de taille assez courte, qui vous a considéré? C'était -le Physionome de céans. Assurez-vous que, selon qu'il a reconnu votre -complexion, il a diversifié l'exhalaison de votre dîner. Regardez -combien le matelas où l'on vous a fait coucher est éloigné de nos -lits: sans doute qu'il vous a jugé d'un tempérament bien éloigné du -nôtre, puisqu'il a craint que l'odeur qui s'évapore de ces petits -robinets sous notre nez ne s'épandît jusqu'à vous, ou que la vôtre ne -fumât jusqu'à nous. Vous le verrez, ce soir, qui choisira les fleurs -pour votre lit avec la même circonspection.» Pendant tout ce discours, -je faisais signe à mon hôte qu'il tâchât d'obliger les Philosophes -à tomber sur quelque chapitre de la science qu'ils professaient, il -m'était trop ami, pour n'en pas faire naître aussitôt l'occasion; -c'est pourquoi je ne vous dirai point ni les discours ni les prières -qui firent l'ambassade de ce traité; aussi bien, la nuance du ridicule -au sérieux fut trop imperceptible pour pouvoir être imitée. Tant y a, -lecteur, que le dernier venu de ces Docteurs, après plusieurs autres -choses, continua ainsi: - -«Il me reste à prouver qu'il y a des Mondes infinis dans un Monde -infini. Représentez-vous donc l'univers comme un animal; que les -étoiles, qui sont des Mondes, sont dans ce grand animal, comme d'autres -grands animaux, qui servent réciproquement de mondes à d'autres -peuples, tels que nous, nos chevaux, etc., et que nous, à notre tour, -sommes aussi des Mondes à l'égard de certains animaux encore plus -petits sans comparaison que nous, comme sont certains vers, des poux, -des cirons; que ceux-ci sont la Terre d'autres plus imperceptibles; -qu'ainsi, de même que nous paraissons chacun en particulier un grand -Monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang, nos -esprits, ne sont autre chose qu'une tissure de petits animaux qui -s'entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et, se laissant -aveuglément conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous -conduisent nous-mêmes, et produisent tous ensemble cette action que -nous appelons la Vie. Car, dites-moi, je vous prie, est-il mal aisé -à croire qu'un pou prenne votre corps pour un Monde, et que, quand -quelqu'un d'eux voyage depuis l'une de vos oreilles jusqu'à l'autre, -ses compagnons disent qu'il a voyagé aux deux bouts de la Terre ou -qu'il a couru de l'un à l'autre Pôle? Oui, sans doute, ce petit peuple -prend votre poil pour les forêts de son pays, les pores pleins de -pituite pour des fontaines, les bubes pour des lacs et des étangs, -les apostumes pour des mers, les défluxions pour des déluges; et, -quand vous vous peignez en devant et en arrière, ils prennent cette -agitation pour le flux et le reflux de l'Océan. La démangeaison ne -prouve-t-elle pas mon dire? Le ciron qui la produit, est-ce autre chose -qu'un de ces petits animaux qui s'est dépris de la société civile pour -s'établir tyran de son pays? Si vous me demandez d'où vient qu'ils sont -plus grands que ces autres imperceptibles, je vous demande pourquoi -les éléphants sont plus grands que nous, et les Hibernois, que les -Espagnols? Quant à cette ampoule et cette croûte dont vous ignorez la -cause, il faut qu'elles arrivent, ou par la corruption de leurs ennemis -que ces petits géants ont massacrés, ou que la peste, produite par la -nécessité des aliments dont les séditieux se sont gorgés, ait laissé -pourrir dans la campagne des monceaux de cadavres, ou que ce tyran, -après avoir tout autour de soi chassé ses compagnons qui de leurs -corps bouchaient les pores du nôtre, ait donné passage à la pituite, -laquelle, étant extraversée hors la sphère de la circulation de notre -sang, s'est corrompue. On me demandera peut-être pourquoi un ciron en -produit tant d'autres? Ce n'est pas chose malaisée à concevoir; car, -de même qu'une révolte en produit une autre, aussi ces petits peuples, -poussés du mauvais exemple de leurs compagnons séditieux, aspirent -chacun au commandement, allumant partout la guerre, le massacre et -la faim. Mais, me direz-vous, certaines personnes sont bien moins -sujettes à la démangeaison que d'autres. Cependant chacun est rempli -également de ces petits animaux, puisque ce sont eux, dites-vous, qui -font la vie. Il est vrai; aussi, remarquons-nous que les flegmatiques -sont moins en proie à la gratelle que les bilieux, à cause que le -peuple, sympathisant au climat qu'il habite, est plus lent en un -corps froid; qu'un autre, échauffé par la température de sa région, -qui pétille, se remue, et ne saurait demeurer en une place. Ainsi, le -bilieux est plus délicat que le flegmatique, parce qu'étant animé en -bien plus de parties, et l'âme étant l'action de ces petites bêtes, -il est capable de sentir en tous les endroits où ce bétail se remue; -au lieu que le flegmatique, n'étant pas assez chaud pour faire agir -qu'en peu d'endroits cette remuante populace, n'est sensible qu'en -peu d'endroits. Et, pour prouver encore cette cironité universelle, -vous n'avez qu'à considérer, quand vous êtes blessé, comment le -sang accourt à la plaie. Vos docteurs disent qu'il est guidé par la -prévoyante Nature qui veut secourir les parties débilitées: ce qui -ferait conclure qu'outre l'âme et l'esprit il y aurait encore en nous -une troisième substance intellectuelle qui aurait ses fonctions et -ses organes à part. C'est pourquoi je trouve bien plus probable de -dire que ces petits animaux, se sentant attaqués, envoient chez leurs -voisins demander du secours, et qu'étant arrivés de tous côtés, et le -pays se trouvant incapable de tant de gens, ou ils meurent de faim, -ou étouffent dans la presse. Cette mortalité arrive, quand l'apostume -est mûre; car, pour témoigner qu'alors ces animaux sont étouffés, -c'est que la chair pourrie devient insensible; que si bien souvent la -saignée, qu'on ordonne pour divertir la fluxion, profite, c'est à cause -que, s'en étant perdu beaucoup par l'ouverture que ces petits animaux -tâchaient de boucher, ils refusent d'assister leurs alliés, n'ayant que -médiocrement la puissance de se défendre chacun chez soi.» - -[Illustration: Il fouetta l'effigie pendant un grand quart d'heure.] - -Il acheva ainsi, quand le second Philosophe s'aperçut que nos yeux -assemblés sur les siens l'exhortaient de parler à son tour. - ---Hommes, dit-il, vous voyant curieux d'apprendre à ce petit animal, -notre semblable, quelque chose de la science que nous professons, je -dicte maintenant un Traité que je serais bien aise de lui produire, -à cause des lumières qu'il donne à l'intelligence de notre Physique. -C'est l'explication de l'origine éternelle du Monde. Mais, comme je -suis empressé de faire travailler à mes soufflets (car demain sans -remise la Ville part), vous pardonnerez au temps, avec promesse -toutefois qu'aussitôt qu'elle sera arrivée où elle doit aller, je vous -satisferai. - -A ces mots, le fils de l'Hôte appela son père pour savoir quelle heure -il était; mais, ayant répondu qu'il était huit heures sonnées, il lui -demanda tout en colère pourquoi il ne les avait pas avertis à sept, -comme il le lui avait commandé; qu'il savait bien que les maisons -partaient le lendemain et que les murailles de la ville étaient déjà -parties. - ---Mon fils, répliqua le bonhomme, on a publié, depuis que vous êtes à -table, une défense expresse de partir avant après-demain. - ---N'importe, repartit le jeune homme; vous devez obéir aveuglément, ne -point pénétrer dans mes ordres, et vous souvenir seulement de ce que je -vous ai commandé. Vite, allez quérir votre effigie. - -Lorsqu'elle fut apportée, il la saisit par le bras, et la fouetta un -gros quart d'heure. - ---Or sus! vaurien, continua-t-il, en punition de votre désobéissance, -je veux que vous serviez aujourd'hui de risée à tout le monde, et, pour -cet effet, je vous commande de ne marcher que sur deux pieds le reste -de la journée. - -Le pauvre homme sortit fort éploré, et son fils nous fit des excuses de -son emportement. - -J'avais bien de la peine, quoique je me mordisse les lèvres, à -m'empêcher de rire d'une si plaisante punition, et cela fut cause que, -pour rompre cette burlesque pédagogie qui m'aurait sans doute fait -éclater, je le suppliai de me dire ce qu'il entendait par ce voyage -de la Ville, dont tantôt il avait parlé; et si les maisons et les -murailles cheminaient. Il me répondit: - ---Entre nos Villes, cher étranger, il y en a de mobiles et de -sédentaires; les mobiles, comme par exemple celle où nous sommes -maintenant, sont faites comme je vais vous dire. L'architecte construit -chaque Palais, ainsi que vous voyez, d'un bois fort léger; il pratique -dessous quatre roues; dans l'épaisseur de l'un des murs, il place dix -gros soufflets, dont les tuyaux passent, d'une ligne horizontale, à -travers le dernier étage, de l'un à l'autre pignon, en sorte que, -quand on veut traîner les Villes autre part (car on les change d'air -à toutes les saisons), chacun déplie sur l'un des côtés de son logis -quantité de larges voiles au-devant des soufflets; puis, ayant bandé un -ressort pour les faire jouer, leurs maisons, en moins de huit jours, -avec les bouffées continuelles que vomissent ces monstres à vent, sont -emportées, si on veut, à plus de cent lieues. Quant à celles que nous -appelons _sédentaires_, les logis en sont presque semblables à vos -tours, hormis qu'ils sont de bois, et qu'ils sont percés au centre -d'une grosse et forte vis, qui règne de la cave jusqu'au toit, pour les -pouvoir hausser et baisser à discrétion. Or, la terre est creusée aussi -profond que l'édifice est élevé, et le tout est construit de cette -sorte, afin qu'aussitôt que les gelées commencent à morfondre le Ciel, -ils puissent descendre leurs maisons en terre, où ils se tiennent à -l'abri des intempéries de l'air. Mais, sitôt que les douces haleines du -printemps viennent à le radoucir, ils remontent au jour, par le moyen -de leur grosse vis, dont je vous ai parlé. - -[Illustration: Leurs maisons, en moins de huit jours, sont emportées à -plus de cent lieues.] - -Je le priai, puisqu'il avait déjà eu tant de bonté pour moi, et que la -Ville partait le lendemain, de me dire quelque chose de cette origine -éternelle du Monde, dont il m'avait parlé quelque temps auparavant: - ---Et je vous promets, lui dis-je, qu'en récompense, sitôt que je -serai de retour dans ma Lune, dont mon gouverneur (je lui montrai mon -Démon) vous témoignera que je suis venu, j'y sèmerai votre gloire, en -y racontant les belles choses que vous m'aurez dites. Je vois bien que -vous riez de cette promesse, parce que vous ne croyez pas que la Lune -dont je vous parle soit un Monde, et que j'en suis un habitant; mais je -vous puis assurer aussi que les peuples de ce Monde-là, qui ne prennent -celui-ci que pour une Lune, se moqueront de moi, quand je dirai que -votre Lune est un monde, et qu'il y a des campagnes avec des habitants. - -Il ne me répondit que par un sourire, et parla ainsi: - ---Puisque nous sommes contraints, quand nous voulons recourir à -l'origine de ce grand Tout, d'encourir trois ou quatre absurdités, -il est bien raisonnable de prendre le chemin qui nous fait le moins -broncher. Je dis donc que le premier obstacle qui nous arrête, c'est -l'éternité du Monde; et l'esprit des hommes n'étant pas assez fort pour -la concevoir, et ne pouvant non plus s'imaginer que ce grand univers, -si beau, si bien réglé, pût s'être fait soi-même, ils ont eu recours à -la création; mais, semblable à celui qui s'enfoncerait dans la rivière, -de peur d'être mouillé de la pluie, ils se sauvent, des bras nains, à -la miséricorde d'un géant; encore, ne s'en sauvent-ils pas; car cette -éternité, qu'ils ôtent au Monde pour ne l'avoir pu comprendre, ils -la donnent à Dieu, comme s'il avait besoin de ce présent, et comme -s'il était plus aisé de l'imaginer dans l'un que dans l'autre. Car, -dites-moi, je vous prie, a-t-on jamais conçu comment de rien il se -peut faire quelque chose? Hélas! entre rien et un atome seulement, -il y a des proportions tellement infinies, que la cervelle la plus -aiguë n'y saurait pénétrer; il faudra, pour échapper à ce labyrinthe -inexplicable, que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu. -Mais, me direz-vous, quand je vous accorderais la matière éternelle, -comment ce chaos s'est-il arrangé de soi-même? Ah! je vous le vais -expliquer. - -«Il faut, ô mon petit animal! après avoir séparé mentalement chaque -petit corps visible en une infinité de petits corps invisibles, -s'imaginer que l'Univers infini n'est composé d'autre chose que de ces -atomes infinis, très solides, très incorruptibles et très simples, -dont les uns sont cubiques, les autres parallélogrammes, d'autres -angulaires, d'autres ronds, d'autres pointus, d'autres pyramidaux, -d'autres hexagones, d'autres ovales, qui tous agissent diversement -chacun selon sa figure. Et qu'ainsi ne soit, posez une boule d'ivoire -ronde sur un lieu fort uni: à la moindre impression que vous lui -donnerez, elle sera un demi-quart d'heure sans s'arrêter. Or, j'ajoute -que, si elle était aussi parfaitement ronde que le sont quelques-uns -de ces atomes dont je parle, et la surface où elle serait posée, -parfaitement unie, elle ne s'arrêterait jamais. Si donc l'art est -capable d'incliner un corps au mouvement perpétuel, pourquoi ne -croirons-nous pas que la Nature le puisse faire? Il en est de même -des autres figures desquelles l'une, comme carrée, demande le repos -perpétuel, d'autres un mouvement de côté, d'autres un demi-mouvement -comme de trépidation; et la ronde, dont l'être est de se remuer, -venant à se joindre à la pyramidale, fait peut-être ce que nous -appelons _feu_, parce que non seulement le feu s'agite sans se reposer, -mais perce et pénètre facilement. Le feu a, outre cela, des effets -différents, selon l'ouverture et la qualité des angles, où la figure -ronde se joint, comme par exemple le feu du poivre est autre chose que -le feu du sucre, le feu du sucre que celui de la cannelle, celui de -la cannelle que celui du clou de girofle, et celui-ci que le feu du -fagot. Or, le feu, qui est le constructeur des parties et du Tout de -l'Univers, a poussé et ramassé dans un chêne la quantité des figures -nécessaires à composer ce chêne. Mais, me direz-vous, comment le -hasard peut-il avoir ramassé en un lieu toutes les choses nécessaires -à produire ce chêne? Je vous réponds que ce n'est pas merveille que -la matière, ainsi disposée, ait formé un chêne; mais que la merveille -eût été plus grande si, la matière ainsi disposée, le chêne n'eût pas -été produit; un peu moins de certaines figures, c'eût été la plante -sensitive, une huître à l'écaille, un ver, une mouche, une grenouille, -un moineau, un singe, un homme. Quand, ayant jeté trois dés sur une -table, il arrive rafle de deux ou bien de trois, quatre et cinq, ou -bien deux six et un, direz-vous: «O le grand miracle! A chaque dé, il -est arrivé le même point, tant d'autres points pouvant arriver! O le -grand miracle! il est arrivé trois points qui se suivent. O le grand -miracle! il est arrivé justement deux fiches, et le dessous de l'autre -fiche!» Je suis assuré qu'étant homme d'esprit, vous ne ferez jamais -ces exclamations, car, puisqu'il n'y a sur les dés qu'une certaine -quantité de nombres, il est impossible qu'il n'en arrive quelqu'un. -Et, après cela, vous vous étonnez comment cette matière, brouillée -pêle-mêle au gré du hasard, peut avoir constitué un homme, vu qu'il y -avait tant de choses nécessaires à la construction de son être. Vous -ne savez donc pas qu'un million de fois cette matière, s'acheminant au -dessein d'un homme, s'est arrêtée à former tantôt une pierre, tantôt du -plomb, tantôt du corail, tantôt une fleur, tantôt une comète, et tout -cela à cause du plus ou du moins de certaines figures qu'il fallait, -ou qu'il ne fallait pas, à désigner un homme? Si bien que ce n'est -pas merveille qu'entre une infinité de matières qui changent et se -remuent incessamment, elles aient rencontré à faire le peu d'animaux, -de végétaux, de minéraux que nous voyons; non plus que ce n'est pas -merveille qu'en cent coups de dés il arrive une rafle; aussi bien -est-il impossible que de ce remuement il ne se fasse quelque chose, et -cette chose sera toujours admirée d'un étourdi qui ne saura pas combien -peu s'en est fallu qu'elle n'ait pas été faite. Quand la grande rivière -de [notes de musique] fait moudre un moulin, conduit les ressorts d'une -horloge, et que le petit ruisseau de [notes de musique] ne fait que -couler et se dérober quelquefois, vous ne direz pas que cette rivière a -bien de l'esprit, parce que vous savez qu'elle a rencontré les choses -disposées à faire tous ces beaux chefs-d'œuvre; car, si son moulin -ne se fût pas trouvé dans son cours, elle n'aurait pas pulvérisé le -froment; si elle n'eût point rencontré l'horloge, elle n'aurait pas -marqué les heures; et, si le petit ruisseau dont j'ai parlé avait eu -la même rencontre, il aurait fait les mêmes miracles. Il en va tout -ainsi de ce feu qui se meut de soi-même, car, ayant trouvé les organes -propres à l'agitation nécessaire pour raisonner, il a raisonné; quand -il en a trouvé de propres seulement à sentir, il a senti; quand il en -a trouvé de propres à végéter, il a végété; et qu'ainsi ne soit, qu'on -crève les yeux de cet homme que le feu de cette âme fait voir, il -cessera de voir, de même que notre grande horloge cessera de marquer -les heures, si l'on en brise le mouvement. - -«Enfin, ces premiers et indivisibles atomes font un cercle, sur qui -roulent sans difficulté les difficultés les plus embarrassantes de -la Physique; il n'est pas jusqu'à l'opération des sens que personne -n'a pu encore bien concevoir, que je n'explique fort aisément par -les petits corps. Commençons par la vue: elle mérite, comme la plus -incompréhensible, notre premier début. - -«Elle se fait donc, à ce que je m'imagine, quand les tuniques -de l'œil, dont les pertuis sont semblables à ceux du verre, -transmettent cette poussière de feu, qu'on appelle _rayons visuels_, et -qu'elle est arrêtée par quelque matière opaquée qui la fait rejaillir -chez soi; car, alors, rencontrant en chemin l'image de l'objet qui l'a -repoussée, et cette image n'étant qu'un nombre infini de petits corps -qui s'exhalent continuellement, en égale superficie, du sujet regardé, -elle la pousse jusqu'à notre œil. Vous ne manquerez pas de m'objecter -que le verre est un corps opaque et fort serré, et que cependant, au -lieu de rechasser ces autres petits corps, il s'en laisse pénétrer? -Mais je vous réponds que ces pores du verre sont taillés de même figure -que ces atomes de feu qui le traversent, et que, comme un crible à -froment n'est pas propre à l'avoine ni un crible à avoine à cribler -du froment, ainsi une boîte de sapin, quoique mince et qu'elle laisse -pénétrer les sons, n'est pas pénétrable à la vue; et une pièce de -cristal, quoique transparente, qui se laisse percer à la vue, n'est pas -pénétrable au toucher.» - -Je ne pus là m'empêcher de l'interrompre. - ---Un grand Poète et Philosophe de notre Monde, lui dis-je, a parlé -après Epicure, et lui, après Démocrite, de ces petits corps, presque -comme vous; c'est pourquoi vous ne me surprenez point par ce discours; -et je vous prie, en le continuant, de me dire comment, par ces -principes, vous expliqueriez la façon de vous peindre dans un miroir? - ---Il est fort aisé, me répliqua-t-il; car figurez-vous que ces feux de -votre œil ayant traversé la glace, et rencontrant derrière un corps -non diaphane qui les rejette, ils repassent par où ils étaient venus; -et, trouvant ces petits corps cheminant en superficies égales sur le -miroir, ils les rappellent à nos yeux; et notre imagination, plus -chaude que les autres facultés de notre âme, en attire le plus subtil, -dont elle fait chez soi un portrait en raccourci. - -«L'opération de l'ouïe n'est pas plus malaisée à concevoir, et, pour -être plus succinct, considérons-la seulement dans l'harmonie d'un luth -touché par les mains d'un maître de l'art. Vous me demanderez comment -il se peut faire que j'aperçoive si loin de moi une chose que je ne -vois point? Est-ce qu'il sort de mes oreilles une éponge qui boit -cette musique pour me la rapporter? ou ce joueur engendre-t-il dans -ma tête un autre petit joueur avec un petit luth, qui ait ordre de me -chanter comme un écho les mêmes airs? Non; mais ce miracle procède de -ce que la corde tirée venant à frapper de petits corps dont l'air est -composé, elle le chasse dans mon cerveau; le perçant doucement avec -ces petits riens corporels; et, selon que la corde est bandée, le son -est haut, à cause qu'elle pousse les atomes plus vigoureusement; et -l'organe, ainsi pénétré, en fournit à la fantaisie de quoi faire son -tableau; si trop peu, il arrive que, notre mémoire n'ayant pas encore -achevé son image, nous sommes contraints de lui répéter le même son, -afin que, des matériaux que lui fournissent, par exemple, les mesures -d'une sarabande, elle en prenne assez pour achever le portrait de -cette sarabande. Mais cette opération n'a rien de si merveilleux que -les autres, par lesquelles, à l'aide du même organe, nous sommes émus -tantôt à la joie, _tantôt à la rage, tantôt à la pitié, tantôt à la -rêverie, tantôt à la douleur_. - -«Et cela se fait, lorsque, dans ce mouvement, ces petits corps en -rencontrent d'autres, en nous remués de même façon, ou que leur propre -figure rend susceptibles du même ébranlement; car alors les nouveaux -venus excitent leurs hôtes à se remuer comme eux; et, de cette façon, -lorsqu'un air violent rencontre le feu de notre sang, il le fait -incliner au même branle, et il l'anime à se pousser dehors: c'est ce -que nous appelons _ardeur de courage_. Si le son est plus doux, et -qu'il n'ait la force de soulever qu'une moindre flamme plus ébranlée, -en la promenant le long des nerfs, des membranes et des pertuis de -notre chair, elle excite ce chatouillement qu'on appelle _joie_. Il en -arrive ainsi de l'ébullition des autres passions, selon que ces petits -corps sont jetés plus ou moins violemment sur nous, selon le mouvement -qu'ils reçoivent par la rencontre d'autres branles, et selon qu'ils -trouvent à remuer chez nous; c'est quant à l'ouïe. - -«La démonstration du toucher n'est pas maintenant plus difficile, -en concevant que de toute matière palpable il se fait une émission -perpétuelle de petits corps, et qu'à mesure que nous la touchons, il -s'en évapore davantage, parce que nous les épreignons du sujet même, -comme l'eau d'une éponge, quand nous la pressons. Les durs viennent -faire à l'organe le rapport de leur solidité; les souples, de leur -mollesse; les raboteux, etc. Et qu'ainsi ne soit, nous ne sommes plus -si fins à discerner par l'attouchement avec des mains usées de travail, -à cause de l'épaisseur du cal, qui, pour n'être ni poreux, ni animé, -ne transmet que fort malaisément ces fumées de la matière. Quelqu'un -désirera d'apprendre où l'organe de toucher tient son siège? Pour moi, -je pense qu'il est répandu dans toutes ses parties. Je m'imagine, -toutefois, que plus nous tâtons par un membre proche de la tête, et -plus vite nous distinguons; ce qui se peut expérimenter, quand, les -yeux clos, nous patinons quelque chose, car nous la devinons plus -facilement; et, si, au contraire, nous la tâtions du pied, nous aurions -plus de peine à la connaître. Cela provient de ce que, notre peau étant -partout criblée de petits trous, nos nerfs, dont la matière n'est pas -plus serrée, perdent en chemin beaucoup de ces petits atomes par les -menus pertuis de leur contexture, avant que d'être arrivés jusqu'au -cerveau, qui est le terme de leur voyage. Il me reste à parler de -l'odorat et du goût. - -«Dites-moi, lorsque je goûte un fruit, n'est-ce pas à cause de la -chaleur de la bouche qu'il fond? Avouez-moi donc que, y ayant dans -une poire des sels, et que la dissolution les partageant en petits -corps d'autre figure que ceux qui composent la saveur d'une pomme, il -faut qu'ils percent notre palais d'une manière bien différente, tout -ainsi que l'escarre, enfoncé par le fer d'une pique qui me traverse, -n'est pas semblable à ce que me fait souffrir en sursaut la balle d'un -pistolet, et de même que la balle de ce pistolet m'imprime une autre -douleur que celle d'un carreau d'acier. - -«De l'odorat, je n'ai rien à dire, puisque les Philosophes mêmes -confessent qu'il se fait par une émission continuelle de petits corps. - -«Je m'en vais, sur ce principe, vous expliquer la création, l'harmonie -et l'influence des globes célestes avec l'immuable variété des -météores.» - -Il allait continuer; mais le vieil Hôte entra là-dessus, qui fit -songer notre Philosophe à la retraite. Il apportait des cristaux -pleins de vers luisants, pour éclairer la salle; mais, comme ces -petits feux-insectes perdent beaucoup de leur éclat, quand ils ne sont -pas nouvellement amassés, ceux-ci, vieux de dix jours, n'éclairaient -presque point. Mon Démon n'attendit pas que la compagnie en fût -incommodée; il monta dans son cabinet, et en redescendit aussitôt avec -deux boules de feu si brillantes, que chacun s'étonna comment il ne se -brûlait point les doigts. - ---Ces flambeaux incombustibles, dit-il, nous serviront mieux que vos -pelotons de verre. Ce sont des rayons du Soleil, que j'ai purgés de -leur chaleur; autrement, les qualités corrosives de son feu auraient -blessé votre vue en l'éblouissant. J'en ai fixé la lumière, et l'ai -renfermée dans ces boules transparentes que je tiens. Cela ne vous -doit pas fournir un grand sujet d'admiration, car il ne m'est pas plus -difficile à moi, qui suis né dans le Soleil, de condenser ses rayons, -qui sont la poussière de ce Monde-là, qu'à vous, d'amasser de la -poussière ou des atomes, qui sont de la terre pulvérisée de celui-ci. - -Là dessus, notre Hôte envoya un Valet conduire les Philosophes, parce -qu'il était nuit, avec une douzaine de globes à verres pendus à ses -quatre pieds. Pour nous autres (savoir: mon Précepteur et moi), nous -nous couchâmes, par l'ordre du Physionome. Il me mit cette fois-là -dans une chambre de violettes et de lis, et m'envoya chatouiller à -l'ordinaire; et le lendemain, sur les neuf heures, je vis entrer mon -Démon, qui me dit qu'il venait du Palais [notes de musique] où l'une des -Demoiselles de la Reine l'avait prié de l'aller trouver, et qu'elle -s'était enquise de moi, témoignant qu'elle persistait toujours dans le -dessein de me tenir parole, c'est-à-dire que, de bon cœur, elle me -suivrait si je la voulais mener avec moi dans l'autre Monde. - ---Ce qui m'a fort édifié, continua-t-il, c'est quand j'ai reconnu -que le motif principal de son voyage était de se faire Chrétienne. -Ainsi, je lui ai promis d'aider son dessein de toutes mes forces, -et d'inventer, pour cet effet, une machine capable de tenir trois -ou quatre personnes, dans laquelle vous pourrez monter ensemble dès -aujourd'hui. Je vais m'appliquer sérieusement à l'exécution de cette -entreprise: c'est pourquoi, afin de vous divertir, pendant que je ne -serai point avec vous, voici un Livre que je vous laisse. Je l'apportai -jadis de mon pays natal; il est intitulé; les _Etats et Empires du -Soleil_[13]. Je vous donne encore celui-ci, que j'estime beaucoup -davantage; c'est le plus Grand Œuvre des Philosophes, qu'un des plus -forts esprits du Soleil a composé. Il prouve là-dedans que toutes les -choses sont vraies et déclare la façon d'unir physiquement les vérités -de chaque contradictoire, comme, par exemple, que le blanc est noir et -que le noir est blanc; qu'on peut être et n'être pas, en même temps; -qu'il peut y avoir une montagne sans vallée; que le néant est quelque -chose, et que toutes les choses qui sont ne sont point. Mais remarquez -qu'il prouve tous ces inouïs paradoxes, sans aucune raison captieuse -ou sophistique. Quand vous serez ennuyé de lire, vous pourrez vous -promener, ou vous entretenir avec le fils de notre Hôte: son esprit -a beaucoup de charmes; ce qui me déplaît en lui, c'est qu'il est -impie. S'il lui arrive de vous scandaliser, ou de faire par quelque -raisonnement chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt de me le -venir proposer, je vous en résoudrai les difficultés. Un autre vous -ordonnerait de rompre compagnie; mais, comme il est extrêmement vain, -je suis assuré qu'il prendrait cette fuite pour une défaite, et il se -figurerait que notre croyance serait sans raison, si vous refusiez -d'entendre les siennes. - - [13] Edition Le Bret: _Les Etats et Empires de la Lune avec une - addition à l'histoire de l'étincelle_. Je ne vois pas comment il peut - donner _les Etats de la Lune_, puisqu'il est précisément... dans la - Lune, la phrase du manuscrit est plus logique. - -[Illustration: Il en sort comme de la bouche d'un homme tous les sons -distincts et différents.] - -Il me quitta en achevant ces mots; mais il fut à peine sorti, que -je me mis à considérer attentivement mes Livres, et leurs boîtes, -c'est-à-dire leurs couvertures, qui me semblaient admirables pour leurs -richesses; l'une était taillée d'un seul diamant, sans comparaison plus -brillant que les nôtres; la seconde ne paraissait qu'une monstrueuse -perle fendue en deux. Mon Démon avait traduit ces Livres en langage de -ce monde; mais, parce que je n'en ai point de leur imprimerie, je m'en -vais expliquer la façon de ces deux volumes. - -A l'ouverture de la boîte, je trouvai, dans un je ne sais quoi de -métail presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quelques -petits ressorts et de machines imperceptibles. C'est un Livre, à -la vérité; mais c'est un Livre miraculeux, qui n'a ni feuillets ni -caractères; enfin, c'est un Livre où, pour apprendre, les yeux sont -inutiles: on n'a besoin que des oreilles. Quand quelqu'un donc souhaite -lire, il bande, avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs, -cette machine; puis, il tourne l'aiguille sur le chapitre qu'il désire -écouter, et au même temps il en sort, comme de la bouche d'un homme, ou -d'un instrument de musique, tous les sons distincts et différents qui -servent, entre les grands Lunaires, à l'expression du langage. - -Lorsque j'ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire -des Livres, je ne m'étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce -pays-là possédaient plus de connaissance à seize et dix-huit ans, que -les barbes grises du nôtre; car sachant lire aussi tôt que parler, ils -ne sont jamais sans lecture; à la chambre, à la promenade, en ville, -en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture -une trentaine de ces Livres dont ils n'ont qu'à bander un ressort pour -en ouïr un chapitre seulement ou bien plusieurs, s'ils sont en humeur -d'écouter tout un Livre: ainsi vous avez éternellement autour de vous -tous les Grands Hommes et morts et vivants qui vous entretiennent de -vive voix. Ce présent m'occupa plus d'une heure; et enfin me les étant -attachés en forme de pendants d'oreilles, je sortis pour me promener; -mais je ne fus pas plutôt au bout de la rue, que je rencontrai une -troupe assez nombreuse de personnes tristes[14]. - - [14] Ce paragraphe entier n'existe que dans l'édition de 1663; il a - disparu de toutes les éditions postérieures. - -Quatre d'entre eux portaient sur leurs épaules une espèce de cercueil -enveloppé de noir. Je m'informai, d'un regardant, ce que voulait dire -ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon Pays; il me répondit que -ce méchant [notes de musique] et nommé du peuple par une chiquenaude -sur le genou droit, qui avait été convaincu d'envie et d'ingratitude, -était décédé le jour précédent, et que le Parlement l'avait condamné, -il y avait plus de vingt ans, à mourir, dans son lit, et puis à être -enterré après sa mort. - -Je me pris à rire de cette réponse; et lui, m'interrogeant pourquoi: - ---Vous m'étonnez, dis-je, de dire que ce qui est une marque de -bénédiction dans notre Monde, comme la longue vie, une mort paisible, -une sépulture honorable, serve en celui-ci d'une punition exemplaire. - ---Quoi! vous prenez la sépulture pour quelque chose de précieux? me -repartit cet homme. Et, par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque -chose de plus épouvantable qu'un cadavre marchant sous les vers dont -il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues; enfin, -la peste revêtue du corps d'un homme? Bon Dieu! la seule imagination -d'avoir, quoique mort, le visage embarrassé d'un drap, et sur la bouche -une pique de terre, me donne de la peine à respirer! Ce misérable que -vous voyez porter, outre l'infamie d'être assisté dans une fosse, a -été condamné d'être assisté, dans son convoi, de cent cinquante de ses -amis, et commandement à eux, en punition d'avoir aimé un envieux et un -ingrat, de paraître à ses funérailles avec un visage triste; et, sans -que les Juges en ont eu pitié, imputant en partie ses crimes à son peu -d'esprit, ils auraient ordonné d'y pleurer. Hormis les criminels, on -brûle ici tout le monde; aussi, est-ce une coutume très décente et très -raisonnable; car nous croyons que, le feu ayant séparé le pur d'avec -l'impur, la chaleur rassemble par sympathie cette chaleur naturelle qui -faisait l'âme et lui donne la force de s'élever toujours, en montant -jusque quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que -nous et plus intellectuels, parce que leur tempérament doit répondre et -participer à la pureté du globe qu'ils habitent. - -«Ce n'est pas encore notre façon d'inhumer la plus belle. Quand un -de nos Philosophes vient à un âge où il sent ramollir son esprit, et -la glace de ses ans engourdir les mouvements de son âme, il assemble -ses amis par un banquet somptueux; puis, ayant exposé les motifs qui -le font résoudre à prendre congé de la Nature, et le peu d'espérance -qu'il y a d'ajouter quelque chose à ses belles actions, on lui fait -ou grâce, c'est-à-dire qu'on lui permet de mourir, ou on lui fait un -sévère commandement de vivre. Quand donc, à la pluralité de voix, on -lui a mis son souffle entre les mains, il avertit ses plus chers et du -jour et du lieu: ceux-ci se purgent et s'abstiennent de manger pendant -vingt-quatre heures; puis, arrivés qu'ils sont au logis du Sage, et -sacrifié qu'ils ont au Soleil, ils entrent dans la chambre, où le -généreux les attend sur un lit de parade. Chacun le vient embrasser; -et, quand c'est au rang de celui qu'il aime le mieux, après l'avoir -baisé tendrement, il l'appuie sur son estomac, et, joignant sa bouche -sur sa bouche, de la main droite il se baigne un poignard dans le -cœur. L'amant ne détache point ses lèvres de celles de son amant, -qu'il ne le sente expirer; et lors, il retire le fer de son sein, et, -fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang, qu'il suce jusqu'à -ce qu'un second lui succède, puis un troisième, un quatrième, et enfin -toute la compagnie; et, quatre ou cinq heures après, on introduit à -chacun une fille de seize ou dix-sept ans; et, pendant trois ou quatre -jours qu'ils sont à goûter les plaisirs de l'amour, ils ne sont nourris -que de la chair du mort, qu'on leur fait manger toute crue, afin que, -si de cent embrassements il peut naître quelque chose, ils soient -assurés que c'est leur ami qui revit.» - -[Illustration: Quand un de nos philosophes arrive à l'âge où il sent -ramollir ses esprits.] - -J'interrompis ce discours, en disant à celui qui me le faisait que ces -façons de faire avaient beaucoup de ressemblance avec celles de quelque -peuple de notre Monde; et continuai ma promenade, qui fut si longue, -que, quand je revins, il y avait deux heures que le dîner était prêt. -On me demanda pourquoi j'étais arrivé si tard: - ---Ce n'a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier, qui s'en -plaignait; j'ai demandé plusieurs fois, par les rues, quelle heure il -était, mais on ne m'a répondu qu'en ouvrant la bouche, serrant les -dents et tournant le visage de travers. - ---Quoi! s'écria toute la compagnie, vous ne savez pas que par là ils -vous montraient l'heure? - -[Illustration: Ils font un cadran avec leurs dents.] - ---Par ma foi, repartis-je, ils avaient beau exposer leur grand nez au -Soleil, avant que je l'apprisse. - ---C'est une commodité, me dirent-ils, qui leur sert à se passer -d'horloge; car, de leurs dents, ils font un cadran si juste, que -lorsqu'ils veulent instruire quelqu'un de l'heure, ils ouvrent les -lèvres; et l'ombre de ce nez, qui vient tomber dessus leurs dents, -marque comme un cadran celle dont le curieux est en peine. Maintenant, -afin que vous sachiez pourquoi en ce pays tout le monde a le nez grand, -apprenez qu'aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte -l'enfant au maître du Séminaire; et justement, au bout de l'an, les -experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu'à une -certaine mesure que tient le Syndic, il est censé camus et mis entre -les mains de gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette -barbarie, et comment il peut se faire que nous, chez qui la virginité -est un crime, établissons des continences par force? Mais sachez que -nous le faisons après avoir observé, depuis trente siècles, qu'un grand -nez est le signe d'un homme spirituel, courtois, affable, généreux, -libéral; et que le petit est un signe du contraire. C'est pourquoi des -Camus on bâtit les Eunuques, parce que la République aime mieux ne pas -avoir d'enfants que d'en avoir qui leur fussent semblables. - -Il parlait encore, lorsque je vis entrer un homme tout nu. Je m'assis -aussitôt et me couvris pour lui faire honneur, car ce sont les marques -du plus grand respect qu'on puisse, en ce pays-là, témoigner à -quelqu'un. - ---Le Royaume, dit-il, souhaite qu'avant de retourner en votre Monde, -vous en avertissiez les Magistrats, à cause qu'un Mathématicien vient -tout à l'heure de promettre au Conseil, que, pourvu qu'étant de retour -chez vous, vous vouliez construire une certaine machine qu'il vous -enseignera, il attirera votre globe et le joindra à celui-ci. - -A quoi je promis de ne pas manquer. - ---Eh! je vous prie, dis-je à mon Hôte, quand l'autre fut parti, de me -dire pourquoi cet envoyé portait à la ceinture des parties honteuses -de bronze? ce que j'avais vu plusieurs fois, pendant que j'étais en -cage, sans l'avoir osé demander, parce que j'étais toujours environné -des Filles de la Reine, que je craignais d'offenser, si j'eusse en leur -présence attiré l'entretien d'une matière si grasse. - -De sorte qu'il me répondit: - ---Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates -pour rougir à la vue de celui qui les a forgées; et les vierges n'ont -pas honte d'aimer sur nous, en mémoire de leur mère Nature, la seule -chose qui porte son nom. Sachez donc que l'écharpe dont cet homme est -honoré, et où pend pour médaille la figure d'un membre viril, est le -symbole du gentilhomme et la marque qui distingue le noble d'avec le -roturier. - -Ce paradoxe me sembla si extravagant, que je ne pus m'empêcher de rire. - ---Cette coutume me semble bien extraordinaire, repartis-je, car en -notre Monde la marque de noblesse est de porter une épée. - -Mais l'Hôte, sans s'émouvoir: - ---O mon petit homme! s'écria-t-il, quoi! les grands de votre Monde -sont si enragés de faire parade d'un grand instrument qui désigne -un bourreau, qui n'est forgé que pour nous détruire, enfin l'ennemi -juré de tout ce qui vit; et de cacher, au contraire, un membre, sans -qui nous serions au rang de ce qui n'est pas, le Prométhée de chaque -animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la Nature! -Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, -et où celles d'anéantissement sont honorables! Cependant vous appelez -ce membre-là des _parties honteuses_, comme s'il y avait quelque chose -de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus honteux que de -l'ôter! - -Pendant tout ce discours, nous ne laissions pas de dîner; et, sitôt que -nous fûmes levés, nous allâmes au jardin prendre l'air, et là, prenant -occasion de la génération et conception des choses, il me dit: - ---Vous devez savoir que la Terre se faisant un arbre, d'un arbre un -pourceau, et d'un pourceau un homme, nous devons croire, puisque tous -les êtres dans la Nature tendent au plus parfait, qu'ils aspirent à -devenir hommes, cette essence étant l'achèvement du plus beau mixte, -et le mieux imaginé qui soit au monde, parce que c'est le seul qui -fasse le lien de la vie animale avec la raisonnable. C'est ce qu'on ne -peut nier, sans être pédant, puisque nous voyons qu'un prunier, par la -chaleur de son germe, comme par une bouche, suce et digère le gazon -qui l'environne; qu'un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir -une partie de soi-même, et qu'un homme mange le pourceau, réchauffe -cette chair morte, la joint à soi et fait revivre cet animal sous une -plus noble espèce. Ainsi, cet homme, que vous voyez, était peut-être, -il y a soixante ans, une touffe d'herbe dans mon jardin; ce qui est -d'autant plus probable, que l'opinion de la Métempsycose Pythagorique, -soutenue par tant de grands hommes, n'est vraisemblablement parvenue -jusqu'à nous, qu'afin de nous engager à en rechercher la vérité, comme, -en effet, nous avons trouvé que tout ce qui est sent et végète, et -qu'enfin, après que toute la matière est parvenue à cette période, -qui est sa perfection, elle descend et retourne dans son inanité pour -revenir et jouer derechef les mêmes rôles. - -Je descendis, très satisfait, au jardin, et je commençais à réciter à -mon compagnon ce que notre maître m'avait appris, quand le Physionome -arriva pour nous conduire à la réfection et au dortoir. - -Le lendemain, dès que je fus réveillé, je m'en allai faire lever mon -Antagoniste. - ---C'est un aussi grand miracle, lui dis-je en l'abordant, de trouver un -fort esprit, comme le vôtre, enseveli dans le sommeil, que de voir du -feu sans action. - -Il souffrit de ce mauvais compliment. - ---Mais, s'écria-t-il avec une colère passionnée d'amour, ne vous -déferez-vous jamais de ces termes fabuleux? Sachez que ces noms-là -diffament le nom de Philosophe, et que, comme le Sage ne voit rien au -monde qu'il ne conçoive et qu'il ne juge pouvoir être conçu, il doit -abhorrer toutes ces expressions de prodiges et d'événements de Nature, -qu'ont inventés les stupides, pour excuser les faiblesses de leur -entendement. - -Je crus alors être obligé en conscience de prendre la parole pour le -détromper. - ---Encore, lui répliquai-je, que vous soyez fort obstiné dans vos -sentiments, j'ai vu plusieurs choses arrivées surnaturellement. - -[Illustration: Si son nez est trouvé plus court qu'à une certaine -mesure...] - ---Vous le dites, continua-t-il; mais vous ne savez pas que la force -de l'imagination est capable de guérir toutes les maladies que vous -attribuez au surnaturel, à cause d'un certain baume naturel contenant -toutes les qualités contraires à toutes celles de chaque mal qui -nous attaque: ce qui se fait quand notre imagination, avertie par la -douleur, va chercher en ce lieu le remède spécifique qu'elle apporte -au venin. C'est là d'où vient qu'un habile médecin de votre Monde -conseille au malade de prendre plutôt un médecin ignorant, qu'on -estimera pourtant fort habile, qu'un fort habile, qu'on estimera -ignorant, parce qu'il se figure que notre imagination, travaillant -à notre santé, pourvu qu'elle soit aidée de remèdes, est capable de -nous guérir; mais que les plus puissants étaient trop faibles, quand -l'imagination ne les appliquait pas. Vous étonnez-vous que les premiers -hommes de votre Monde vivaient tant de siècles, sans avoir aucune -connaissance de la médecine? Non. Et qu'est-ce, à votre avis, qui en -pouvait être la cause, sinon leur nature encore dans sa force, et ce -baume universel, qui n'est pas encore dissipé par les drogues dont vos -Médecins vous consument; n'ayant lors pour rentrer en convalescence, -qu'à le souhaiter fortement, et s'imaginer d'être guéris? Aussi, leur -fantaisie vigoureuse, se plongeant dans cette huile, en attirait -l'élixir, et, appliquant l'actif au passif, ils se trouvaient presque -dans un clin d'œil aussi sains qu'auparavant: ce qui, malgré la -dépravation de la Nature, ne laisse pas de se faire encore aujourd'hui, -quoiqu'un peu rarement, à la vérité; mais le populaire l'attribue à -miracle. Pour moi, je n'en crois rien du tout, et je me fonde sur ce -qu'il est plus facile que tous ces docteurs se trompent, que cela -n'est facile à faire; car, je leur demande: Le fiévreux, qui vient -d'être guéri, a souhaité bien fort, pendant sa maladie, comme il est -vraisemblable, d'être guéri, et même il a fait des vœux pour cela; -de sorte qu'il fallait nécessairement qu'il mourût, ou qu'il demeurât -dans son mal, ou qu'il guérît; s'il fût mort, on eût dit que le Ciel -l'avait récompensé de ses peines, et même on eût dit que, selon la -prière du malade, il a été guéri de tous ses maux; s'il fût demeuré -dans son infirmité, on aurait dit qu'il n'avait pas la foi; mais, parce -qu'il est guéri, c'est un miracle tout visible. N'est-il pas bien plus -vraisemblable, que sa fantaisie, excitée par les violents désirs de la -santé, a fait son opération? Car je veux qu'il soit réchappé. Pourquoi -crier miracle, puisque nous voyons beaucoup de personnes qui s'étaient -vouées, périr misérablement avec leur vœu? - ---Mais, à tout le moins, lui repartis-je, si ce que vous dites de ce -baume est véritable, c'est une marque de la raisonnabilité de notre -âme, puisque, sans se servir des instruments de notre raison, sans -s'appuyer du concours de notre volonté, elle fait elle-même, comme si, -étant hors de nous, elle appliquait l'actif au passif. Or, si, étant -séparée de nous, elle est raisonnable, il faut nécessairement qu'elle -soit spirituelle; et, si vous la confessez spirituelle, je conclus -qu'elle est immortelle, puisque la mort n'arrive dans l'animal que par -le changement des formes, dont la matière seule est capable.» Ce jeune -homme alors, s'étant mis en son séant sur son lit, et m'ayant fait -asseoir, discourut à peu près de cette sorte: «Pour l'âme des bêtes, -qui est corporelle, je ne m'étonne pas qu'elle meure, vu qu'elle n'est, -possible, qu'une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une -proportion d'organes bien concertés; mais je m'étonne bien fort que -la nôtre, intellectuelle, incorporelle et immortelle soit contrainte -de sortir de chez nous, par la même cause qui fait périr celle d'un -bœuf. A-t-elle fait pacte avec notre corps, que, quand il aurait un -coup d'épée dans le cœur, une balle de plomb dans la cervelle, une -mousquetade à travers le corps, d'abandonner aussitôt sa maison?... Et, -si cette âme était spirituelle, et par soi-même si raisonnable, qu'elle -fût aussi capable d'intelligence, quand elle est séparée de notre -masse, que quand elle en est revêtue, pourquoi les aveugles nés, avec -tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauraient-ils -s'imaginer ce que c'est que de voir? Est-ce à cause qu'ils ne sont pas -encore privés, par le trépas, de tous leurs sens? Quoi! je ne pourrai -donc me servir de ma main droite, à cause que j'en ai une gauche?... - -Et enfin, pour faire une comparaison juste et qui détruise tout ce -que vous avez dit, je me contenterai de vous apporter l'exemple d'un -Peintre, qui ne peut travailler sans pinceau; et je vous dirai que -l'âme est tout de même, quand elle n'a pas l'usage des sens. - ---Oui, mais, ajouta-t-il... - -«Cependant ils veulent que cette âme, qui ne peut agir -qu'imparfaitement, à cause de la perte d'un de ses désirs dans le cours -de la vie, puisse alors travailler avec perfection, quand après notre -mort elle les aura tous perdus. S'ils me viennent rechanter qu'elle -n'a pas besoin de ces instruments pour faire ses fonctions, je leur -rechanterai qu'il faut fouetter les Quinze-Vingts, qui font semblant de -ne voir goutte. - -Il voulait continuer dans de si impertinents raisonnements; mais je lui -fermai la bouche, en le priant de les cesser: comme il fit de peur de -querelle; car il connaissait que je commençais à m'échauffer. Il s'en -alla ensuite et me laissa dans l'admiration des gens de ce Monde-là, -dans lesquels, jusqu'au simple peuple, il se trouve naturellement -tant d'esprit, au lieu que ceux du nôtre en ont si peu, et qui leur -coûte si cher. Enfin, l'amour de mon pays me détachant petit à petit -de l'affection, et même de la pensée que j'avais eue de demeurer -en celui-là, je ne songeai plus qu'à mon départ; mais j'y vis tant -d'impossibilité, que j'en devins tout chagrin. Mon Démon s'en aperçut; -et, m'ayant demandé à quoi il tenait que je ne parusse pas le même -que toujours, je lui dis franchement le sujet de ma mélancolie; mais -il me fit de si belles promesses pour mon retour, que je m'en reposai -sur lui entièrement. J'en donnai avis au Conseil, qui m'envoya quérir, -et qui me fit prêter serment que je raconterais dans notre Monde les -choses que j'avais vues en celui-là. Ensuite, on me fit expédier des -passe-ports, et mon Démon, s'étant muni des choses nécessaires pour -un si grand voyage, me demanda en quel endroit de mon pays je voulais -descendre. Je lui dis que la plupart des riches enfants de Paris se -proposant un voyage à Rome une fois en la vie, ne s'imaginant pas, -après cela, qu'il y eût rien de beau ni à faire, ni à voir, je le -priais de trouver bon que je les imitasse. - ---Mais, ajoutais-je, dans quelle machine ferons-nous ce voyage, et quel -ordre pensez-vous que me veuille donner le Mathématicien qui me parla -l'autre jour de joindre ce globe-ci au nôtre? - ---Quant au Mathématicien, me dit-il, ne vous y arrêtez point, car c'est -un homme qui promet beaucoup, et qui ne tient rien. Et quant à la -machine qui vous reportera, ce sera la même qui vous voitura à la Cour. - ---Comment? dis-je, l'air deviendra pour soutenir vos pas aussi solide -que la terre? C'est-ce que je ne crois point. - ---Et c'est une chose étrange, reprit-il, que ce que vous croyez et ne -croyez pas! Eh! pourquoi les Sorciers de votre Monde, qui marchent en -l'air et conduisent des armées, des grêles, des neiges, des pluies, et -d'autres tels météores, d'une province en une autre, auraient-ils plus -de pouvoir que nous? Soyez, soyez, je vous prie, plus crédule en ma -faveur. - ---Il est vrai, lui dis-je, que j'ai reçu de vous tant de bons offices, -de même que Socrate et les autres pour qui vous avez tant eu d'amitié, -que je me dois fier à vous, comme je fais, en m'y abandonnant de tout -mon cœur. - -Je n'eus pas plutôt achevé cette parole, qu'il s'enleva comme -un tourbillon, me tenant entre ses bras: il me fit passer, sans -incommodité, tout ce grand espace que nos Astronomes mettent entre nous -et la Lune, en un jour et demi; ce qui me fit connaître le mensonge -de ceux qui disent qu'une meule de moulin serait trois cent soixante -et tant d'années à tomber du Ciel puisque je fus si peu de temps à -tomber du globe de la Lune en celui-ci. Enfin, au commencement de -la seconde journée, je m'aperçus que j'approchais de notre Monde. -Déjà je distinguais l'Europe d'avec l'Afrique, et ces deux d'avec -l'Asie, lorsque je sentis le soufre que je vis sortir d'une fort haute -montagne: cela m'incommodait, de sorte que je m'évanouis. Je ne puis -pas dire ce qui m'arriva ensuite; mais je me trouvai, ayant repris -mes sens, dans des bruyère par la pente d'une colline, au milieu de -quelques pâtres qui parlaient italien. Je ne savais ce qu'était devenu -mon Démon, et je demandai à ces pâtres s'ils ne l'avaient point vu. A -ce mot, ils firent le signe de la Croix, et me regardèrent comme si -j'en eusse été un moi-même. - -[Illustration: Déjà je distinguai l'Europe d'avec l'Afrique.] - -Mais, leur disant que j'étais Chrétien, et que je les priais par -charité de me conduire en quelque lieu où je pusse me reposer, ils me -menèrent dans un village, à un mille de là, où je fus à peine arrivé, -que tous les chiens du lieu, depuis les bichons jusqu'aux dogues, se -vinrent jeter sur moi et m'eussent dévoré si je n'eusse trouvé une -maison où je me sauvai. Mais cela ne les empêcha pas de continuer leur -sabbat, en sorte que le maître du logis m'en regardait de mauvais œil; -et je crois que, dans le scrupule où le peuple augure de ces sortes -d'accidents, cet homme était capable de m'abandonner en proie à ces -animaux, si je ne me fusse avisé que ce qui les acharnait ainsi après -moi était le Monde d'où je venais, à cause qu'ayant accoutumé d'aboyer -à la Lune, ils sentaient que j'en venais, et que j'en avais l'odeur, -comme ceux qui conservent une espèce de relent ou air marin, quelque -temps après être descendus de dessus la mer. - -Pour me purger de ce mauvais air, je m'exposai sur une terrasse, durant -trois ou quatre heures, au Soleil: après quoi, je descendis, et les -chiens, qui ne sentaient plus l'influence qui m'avait fait leur ennemi, -ne m'aboyèrent plus et s'en retournèrent chacun chez soi. - -Le lendemain, je partis pour Rome, où je vis les restes des triomphes -de quelques Grands Hommes, de même que ceux des siècles: j'en admirai -les belles ruines et les belles réparations qu'y ont faites les -Modernes. Enfin, après y être demeuré quinze jours en la compagnie de -M. de Cyrano, mon Cousin, qui me prêta de l'argent pour mon retour, -j'allai à Civita-Vecchia, et me mis sur une galère qui m'amena jusqu'à -Marseille. - -Pendant tout ce voyage, je n'eus l'esprit tendu qu'aux merveilles -de celui que je venais de faire. J'en commençai les mémoires dès ce -temps-là; et, quand j'ai été de retour, je les mis autant en ordre que -la maladie qui me retient au lit me l'a pu permettre. Mais, prévoyant -qu'elle sera la fin de mes études et de mes travaux, pour tenir parole -au Conseil de ce Monde-là, j'ai prié M. Le Bret, mon plus cher et mon -plus inviolable ami, de les donner au Public, avec l'_Histoire de la -République du Soleil_, celle de l'_Etincelle_, et quelques autres -Ouvrages de même façon, si ceux qui nous les ont dérobés les lui -rendent, comme je les en conjure de tout mon cœur. - -[Illustration] - -Voici à titre documentaire la fin du Manuscrit de la Bibliothèque -Nationale. Cette fin différant entièrement de celle de l'Edition Le -Bret, la voici dans son intégralité: - ---_Mais lui dis-je, si notre âme mourait, comme je vois bien que vous -voulez conclure, la résurrection que nous attendons ne serait donc -qu'une chimère, car il faudrait que Dieu les recréât, et cela ne serait -pas la résurrection._ - -_Il m'interrompit par un hochement de tête:_ - ---_Hé, par votre foi, s'écria-t-il, qui vous a bercé dans ce peau -d'asne, quoi vous, quoi moi, quoi ma servante, ressusciter._ - ---_Ce n'est point, lui répondis-je un conte fait à plaisir, c'est une -vérité indubitable que je vous proférais._ - ---_Et moi dit-il, je vous proférerais le contraire. Pour commencer donc -je suppose que vous mangiez un mahométan, vous le convertissez par -conséquent en votre substance n'est-il pas vrai, ce mahométan digéré -se change partie en chair, partie en sang, partie en sperme, vous -embrasserez votre femme et de la semence tirée tout entière du cadavre -du mahométan vous jetez en moule un beau petit chrétien. Je demande le -mahométan aura-t-il son corps sur la terre, luy rend le petit chrétien -n'aura pas le sien, puisqu'il n'est tout entier qu'une partie de celui -du mahométan. Si vous me dites que le petit chrétien aura le sien, Dieu -dérobera donc au mahométan ce que le petit chrétien n'aura reçu que de -celui du mahométan, ainsi il faut absolument que l'un ou l'autre manque -de corps; vous me répondrez peut-être que Dieu reproduira les matières -pour suppléer à celui qui n'en aura pas assez, oui, mais une autre -difficulté nous arrête, c'est que le mahométan damné ressuscitant et -Dieu lui fournissant un corps tout neuf à cause du sien que le chrétien -lui a volé comme le corps tout seul, comme l'âme toute seule ne fait -pas l'âme, mais l'un et l'autre joint en un seul sujet, et comme le -corps et l'âme sont partie aussi intégrante de l'âme l'une et l'autre, -si Dieu pétrit à ce mahométan un autre corps que le sien ce n'est plus -le même individu, ainsi Dieu donne un autre homme que celui qui a -mérité l'enfer, ainsi ce corps a paillardé, ce corps a criminellement -abusé de tous ses sens, et Dieu pour châtier ce corps en jette un autre -au feu, lequel est vierge, lequel est pur et qui n'a jamais prêté ses -organes à l'opération du moindre crime, et ce qui serait encore bien -ridicule, c'est que ce corps aurait mérité l'enfer et le Paradis tout -ensemble, car en tant que mahométan il doit être damné, en tant que -chrétien il doit être sauvé, de sorte que Dieu ne le saurait mettre en -paradis qu'il ne soit injuste, récompensant de la gloire la damnation -qu'il avait méritée comme mahométan, et ne peut le jeter en enfer qu'il -ne soit injuste aussi, récompensant de la mort éternelle la béatitude -qu'il avait méritée comme chrétien. Il faut donc s'il veut être -équitable, qu'il damne et sauve éternellement cet homme._ - -_Et alors, je pris la parole:_ - ---_Hé je n'ai rien à répondre, lui répondis-je, à vos arguments -sophistiques contre la résurrection tant y a que Dieu le dit, Dieu qui -ne peut mentir._ - ---_N'allez pas si vite, me répliqua-t-il, vous en êtes à Dieu le dit, -il faut prouver auparavant qu'il y ait un Dieu, car pour moi je vous le -nie tout à plat._ - ---_Je ne m'amuserai point, lui dis-je, à vous réciter les -démonstrations évidentes dont les philosophes se sont servis pour -l'établir, il faudrait redire tout ce qu'ont jamais écrit les hommes -raisonnables, je vous demande seulement quel inconvénient vous encourez -de le croire, je suis bien assuré que vous ne m'en sauriez prétexter -aucun puisque donc il est impossible d'en tirer que de l'utilité, que -vous ne le persuadez-vous car s'il y a un Dieu, outre que ne le croyant -pas, vous vous serez mécomptés, vous aurez désobéi aux principes qui -commandent d'en croire, et s'il n'y en a point, vous n'en serez pas -mieux que nous._ - ---_Si fait me répondit-il, j'en serai mieux que vous, car s'il n'y en -a point, vous et moi serons à deux de jeu, mais au contraire s'il y -en a, je n'aurai pas pu avoir offensé une chose que je croyais n'être -point, puisque pour pécher, il faut ou le savoir, ou le vouloir. Ne -voyez-vous pas qu'un homme même tant soit peu sage ne se piquerait -pas qu'un crocheteur l'eût injurié, si le crocheteur aurait pensé ne -le pas faire, s'il l'avait pris pour un autre ou si c'était le vin -qui l'eût fait parler, à plus forte raison, Dieu tout inébranlable -s'emportera-t-il contre nous pour ne l'avoir pas connu, mais par votre -foi, mon petit animal, si la croyance de Dieu nous était si nécessaire, -enfin, si elle nous importait de l'éternité, Dieu lui-même ne nous en -aurait-il pas infus à tant de lumières aussi claires que le soleil -qui ne se cache à personne, car de feindre qu'il ait voulu entre les -hommes à cligne-musette faire comme les enfants_ toutou le voilà, -_c'est-à-dire tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser à -quelques-uns pour se manifester aux autres, c'est se forger un Dieu -ou sot, ou malicieux, vu que ceci était par la force de mon génie que -je l'aie connu, c'est lui qui mérite et non pas moi, d'autant qu'il -pouvait me donner une âme ou des organes imbéciles qui me l'auraient -fait méconnaître et si au contraire il m'eût donné un esprit incapable -de le comprendre, ce n'aurait pas été ma faute, mais la sienne -puisqu'il pouvait m'en donner un si vif que je l'eusse compris_. - -_Cette opinion diabolique et ridicule me fit naître un frémissement par -tout le corps, je commençai alors de contempler cet homme avec un peu -plus d'attention et je fus bien ébahi de remarquer sur son visage ce -je ne sais quoi d'effroyable que je n'avais point encore aperçu. Ses -yeux étaient petits et enfoncés, le teint basané, la bouche grande, le -menton velu, les ongles noirs._ - ---_Oh! Dieu, songé-je, ce misérable est réprouvé dès cette vie et -possible même que c'est l'Antéchrist dont il se parle tant dans notre -monde._ - -_Je ne voulus pas pourtant lui découvrir ma pensée à cause de l'estime -que je faisais de son esprit et véritablement le favorable esprit dont -Nature avait regardé son berceau m'avait fait concevoir quelque amitié -pour lui. Je ne pus toutefois si bien me contenir que je n'éclatasse -avec imprécations qui le menaçaient d'une mauvaise fin. Mais lui -remuant sur ma colère:_ - ---_Oui, s'écria-t-il; par la mort..._ - -_Je ne sais pas ce qu'il préméditait de dire, car sur cette entrefaite -on frappa à la porte de notre chambre et je vois entrer un grand homme -noir tout velu, il s'approcha de nous et saisissant le blasphémateur à -bras-le-corps il l'enleva par la cheminée._ - -_La pitié que j'eus du sort de ce malheureux m'obligea de l'embrasser -pour l'arracher des griffes de l'Ethiopien, mais il fut si robuste -qu'il nous enleva tous deux de sorte qu'en un moment, nous voilà dans -la nue. Ce n'était plus l'amour du prochain qui m'obligeait à le serrer -étroitement, mais l'appréhension de tomber._ - -_Après avoir été je ne sais combien de jours à percer le ciel sans -savoir ce que je demanderais, je reconnus que j'approchais de notre -monde. Déjà je distinguai l'Asie de l'Europe et l'Europe de l'Afrique. -Déjà même mes yeux, par mon abaissement ne pouvaient se courber au delà -de l'Italie, quand le cœur me dit que ce diable sans doute emportait -mon hôte aux enfers en corps et en âme et que c'était pour cela qu'il -le passait par notre terre à cause que l'enfer est dans son centre._ - -_J'oubliai toutefois cette réflexion et tout ce qui m'était arrivé -depuis que le diable était notre voiture à la frayeur que me donna le -feu d'une montagne tout en feu, que je touchai quasi._ - -_L'objet de ce brûlant spectacle me fit crier Jésus Maria._ - -_J'avais encore à peine achevé la dernière lettre que je me trouvais -étendu sur des bruyères au coupeau d'une petite colline et deux -ou trois pasteurs autour de moi qui récitaient les litanies et me -parlaient italien._ - ---_Oh! m'écriai-je alors, Dieu soit loué, j'ai donc enfin trouvé des -chrétiens au monde de la lune: hé, dites-moi mes amis, en quelle -province de votre monde suis-je maintenant?_ - ---_En Italie, me répondirent-ils._ - ---_Comment, interrompis-je, il y a une Italie aussi au monde de la -lune?_ - -_J'avais encore si peu réfléchi sur cet accident que je ne m'étais pas -encore aperçu qu'ils me parlaient italien et que je leur répondais de -même._ - -_Quand donc je fus tout à fait désabusé et que rien ne m'empêcha -plus de connaître que j'étais de retour en ce monde, je me laissai -conduire où ces paysans voulurent me mener, mais je n'étais pas encore -arrivé aux portes de ..... que tous les chiens de la ville se vinrent -précipiter sur moi; et sans que la peur me jeta dans une maison où je -mis barre, entre nous, j'étais infailliblement englouti._ - -_Un quart d'heure après, comme je me reposais dans ce logis, voici -qu'on entend à l'entour un sabat de tous les chiens, je crois, du -royaume, on y voyait depuis le dogue jusqu'au bichon hurlant de plus -épouvantable furie que s'ils eussent fait l'anniversaire de leur -premier Adam._ - -_Cette aventure ne causa pas peu d'admiration à toutes les personnes -qui la virent, mais aussitôt que j'eus éveillé mes rêveries sur cette -circonstance, je m'imaginais tout à l'heure que ces animaux étaient -acharnés contre moi à cause du monde d'où je venais car, disais-je en -moi-même, quand ils ont accoutumé d'aboyer à la lune pour la douleur -qu'elle leur fait de si loin, sans doute, ils se sont voulu jeter -dessus moi parce que je sens la lune dont l'odeur les fâche._ - -_Pour me purger de ce mauvais air, je m'exposais tout nu au soleil -dessus une terrasse, je m'y allais quatre ou cinq heures durant au bout -desquelles je descendis et les chiens ne sentant plus l'influence qui -m'avait fait leur ennemi, s'en retournèrent chacun chez soi._ - -_Je m'enquis au port quand un vaisseau partirait pour la France et -lorsque je fus embarqué, je n'eus l'esprit tendu qu'à ramener aux -merveilles de mon voyage. J'admirai mille fois la Providence de Dieu -qui avait reculé ces hommes naturellement impies en un lieu où ils ne -pussent corrompre ses bien-aimés et les avait punis de leur orgueil en -les abandonnant à leur propre suffisance, aussi je ne doute point qu'il -n'ait différé jusqu'ici d'envoyer leur prêcher l'Evangile, parce qu'ils -savaient qu'ils en abuseraient et que cette résistance ne servirait -qu'à leur faire mériter une plus rude punition en l'autre monde._ - - -FIN - - - * * * * * - - - Liste des modifications: - - Page 13: «pectorc» remplacé par «pectore» (Nam veræ voces tum domum - pectore ab imo) - Page 19: «beacoup» par «beaucoup» (beaucoup de gens passent) - Page 29: «empruntées» par «empruntée» (leur lumière empruntée) - Page 30: «flambleau» par «flambeau» (le flambeau du Roi) - Page 37: «bienhereuse» par «bienheureuse» (la terre bienheureuse) - : «aiselles» par «aisselles» (et se les attacha sous - les _aisselles_) - : «un» par «une» (une vague qui sépara) - Page 38: «terreste» par «terrestre» (le Paradis terrestre) - : «prescrite» par «prescrites» (aux choses qu'il m'avait - prescrites) - Page 40: «veillir» par «vieillir» (je m'empêchai de vieillir) - : «sifle» par «siffle» (le serpent qui siffle) - Page 42: «étaient» par «était» (et que cette lueur était les éclairs) - : «rideau» par «réduit» (Là j'aperçus dans un petit réduit) - Page 50: «enbonpoint» par «embonpoint» (D'où procède leur embonpoint) - Page 97: «demanderai» par «demanderais» et «reconnu» par «reconnus» - (sans savoir ce que je demanderais, je reconnus que) - : «réfexion» par «réflexion» (J'oubliai toutefois cette - réflexion) - : «répondai» par «répondais» (que leur répondais) - : «n'était» par «n'étais» (mais je n'étais pas encore) - : «s'il» par «s'ils» (s'ils eussent fait l'anniversaire) - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of L'autre monde ou Histoire comique des -Etats et Empires de la Lune, by Savinien de Cyrano de Bergerac - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AUTRE MONDE *** - -***** This file should be named 51338-0.txt or 51338-0.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/3/3/51338/ - -Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed -Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. 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You may copy it, give it away or -re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included -with this eBook or online at www.gutenberg.org/license - - -Title: L'autre monde ou Histoire comique des Etats et Empires de la Lune - -Author: Savinien de Cyrano de Bergerac - -Illustrator: Albert Robida - -Release Date: March 1, 2016 [EBook #51338] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AUTRE MONDE *** - - - - -Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed -Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - - -<hr class="full" /> - -<div class="text"> - -<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p> - - <h1>L’AUTRE MONDE<br /> - <span class="small60">ou</span><br /> - <small>Histoire Comique</small><br /> - <span class="small60">des</span><br /> - <small>Etats et Empires de la Lune</small></h1> - - <hr class="small2" /> - - <p class="tirage"><i>Il a été tiré à part 100 exemplaires numérotés<br /> - sur papier vergé<br /> - spécialement fabriqué par les usines d’Arches<br /> - tous souscrits par<br /> - Monsieur Lucien Dorbon<br /> - 6, Rue de Seine.</i></p> - - <p class="tirage"><i>Paris</i></p> - - <div class="figcenter black1" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-3.jpg" alt="" title="" width="600" height="982" /> - </div> - - <p><span class="pagenum" id="Page_4">4</span></p> - - <div class="figcenter" style="width: 355px;"> - <img class="grey5" src="images/page-4.jpg" alt="" title="" width="355" height="600" /> - <p class="captionblack"><b><span class="smcap">SAVINIEN DE CYRANO BERGERAC</span></b></p> - <span class="link"><a href="images/x-page-4.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - - <p class="br">Ce portrait peut être considéré comme authentique, ayant été fait par - ordre et sous les yeux de ses amis Le Bret et de Prade, comme l’indique - l’inscription suivante: «<span class="smcap">Savinianus de Cirano de Bergerac</span>, - nobilis gallus ex iconè apud Nobiles Dominos <span class="smcap">Le Bret et de - Prade</span> amicos ipsius antiquissimos depicto.» C’est une eau-forte - avec ces indications: «<i>Z. H. pinxit. M del et sculpsit.</i>» La marque - <i>Z. H.</i> est certainement celle de Zacharie Heince, peintre d’histoire - et graveur français, né en 1611, mort en 1669.</p> - - <p>Il en existe un autre portant la double signature <i>Heince del.</i> et - <i>Ledoyen sc.</i> Celui-là nous fournit le dessin des armes de Cyrano, qui - portait de.... au chevron de.... accompagné en chef de deux pattes de - lion et en pointe d’une merlette de.... au chef de... Aucun émail n’est - indiqué.</p> - </div> - - <hr class="small" /> - - <p><span class="pagenum" id="Page_5">5</span></p> - - <div class="figcenter" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-5.jpg" alt="" title="" width="600" height="38" /> - </div> - - <h2>PRÉFACE DE L’ÉDITEUR</h2> - - <p>Dans «l’avertissement de l’Editeur» de l’édition des Œuvres de - Cyrano de Bergerac, publiée par Paul Lacroix, celui-ci s’excuse de ne - pouvoir publier l’œuvre intégrale de Cyrano:</p> - - <div class="blockquote"> - <p>«En publiant une nouvelle édition des œuvres de Cyrano de - Bergerac, nous aurions voulu pouvoir remplir les déplorables lacunes - qui existent dans l’<i>Histoire comique des Etats et Empires de la - Lune</i>. Mais le savant M. de Monmerqué, qui possède un manuscrit - complet de cet ouvrage, se propose de le publier lui-même.</p> - - <p>«<i>Il y a plus de vingt ans, nous écrit-il à ce sujet, que j’ai acquis - un manuscrit des Etats et Empires de la Lune, du singulier Cyrano - de Bergerac, dans lequel les passages retranchés, et dont l’absence - est indiquée par des points, se trouvent, sans que le sens éprouve - d’interruption. Je le publierai, dès que j’aurai achevé de payer mon - tribut à Madame de Sévigné... Publiez donc votre édition sans moi et - sans mes manuscrits; je viendrai après vous et je profiterai de vos - recherches.</i></p> - - <p>«<i>Tout ce que je puis vous dire, c’est que les passages retranchés - dans les Etats de la Lune, outre certaines bizarreries propres à - Cyrano, sont les avant-coureurs de la philosophie du dix-huitième - siècle.</i></p> - - <p>«<i>Mon manuscrit est du temps de Bergerac; je ne serais pas éloigné - de croire qu’il est de sa main; mais je n’ai jamais vu une lettre - écrite et signée par lui. Quand je le publierai, les morceaux inédits - seront, je pense, imprimés en caractères italiques, pour les faire - mieux distinguer des autres, sauf les observations de mon éditeur, - qui pourrait demander de simples guillemets.</i>»</p> - - <p>«Les indications que nous fournit la lettre de M. de Monmerqué sont - de nature à nous faire regretter davantage de n’avoir pu faire usage - de son manuscrit.»</p> - </div> - - <p>Une rapide investigation à la Bibliothèque Nationale me permit de - constater que <i>toutes</i> les éditions du «Voyage aux Etats et Empires de - la Lune» reproduisaient mot à mot l’édition princeps, publiée par Le - Bret, l’ami et l’exécuteur testamentaire de Cyrano.</p> - - <p>Néanmoins je trouvais dans la première édition des <i>Œuvres complètes - de Cyrano</i> (Lyon 1663) un passage de 27 lignes, n’existant que dans - cette édition. Les suivantes, et même celles publiées de nos jours, - remplacent ce passage par une ligne de points, n’oubliant pas de mettre - en note:</p> - - <div class="blockquote"> - <p>«Il y a ici une lacune qui provient évidemment de la perte ou de la - suppression d’un ou deux feuillets du manuscrit!»</p> - </div> - - <p>Au département des «Manuscrits», je fus plus heureux, car je trouvai - catalogué dans les «<i>Nouvelles acquisitions</i>», deux manuscrits de - Cyrano, l’un n<sup>o</sup> 4557, contenant les lettres et le Pédant joué, l’autre - 4558, contenant «L’autre Monde, ou l’Histoire Comique des Etats et - Empires de la Lune».</p> - - <p>Sur la feuille de garde, des notes manuscrites, que je transcris - ci-dessous:</p> - - <p>En haut, d’une écriture très fine:</p> - - <div class="blockquote"> - <p>Livre rare 21 d...</p> - - <p class="center">Il y a trois exemplaires en France.</p> - - <p>Payé fr. 66 70. Vente Monmerqué n<sup>o</sup> 3851.</p> - </div> - - <p>Au dessous, d’une écriture plus grasse:</p> - - <div class="blockquote"> - <p>«Ce livre a été écrit sous Louys XIII. Il y est fait mention de - Tristan l’Hermite, poète attaché à Gaston.</p> - - <p>«Il est de Cyrano de Bergerac, mais je serais étonné qu’il eût été - imprimé tel qu’il est ici, car il y a des passages bien hardis pour - le temps.</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_6">6</span></p> - - <p>«Il a été imprimé dans les œuvres de Cyrano de Bergerac T. 1, page - 288, éd. d’Amsterdam 1710, mais avec des grands retranchements que la - hardiesse du livre, et plus souvent son impertinence nécessitèrent.</p> - - <p>«Cette circonstance donne de la curiosité à ce petit manuscrit.</p> - - <p>«J’indiquerai, en les soulignant, les passages retranchés à - l’impression.»</p> - </div> - - <p>Le manuscrit de la Bibliothèque Nationale n’est autre, en effet, que - celui découvert par M. de Monmerqué aux environs de Saint-Sulpice en - 1833 et qui fut offert en 1890 à la Bibliothèque Nationale par M. - Deullin d’Epernay.</p> - - <p>Je vais donc pouvoir, pour la première fois, publier cet ouvrage - dans son intégralité. Tous les passages supprimés par Le Bret s’y - retrouvent. Je les ai imprimés en italique.</p> - - <p>J’ai remarqué quelques différences entre le mot à mot de ce manuscrit - et le texte publié par Le Bret. Mais il m’a semblé inutile de publier - ces «variantes»; en effet, Le Bret, possesseur des manuscrits de - Cyrano, a dû publier un texte exact.</p> - - <p>N’oublions pas en effet que les copies manuscrites du «Voyage dans - la Lune» couraient sous le manteau, du vivant de Cyrano. C’est - vraisemblablement l’un de ces manuscrits que possède la Bibliothèque - Nationale. J’estime donc que nous ne devons lui emprunter que les - passages supprimés, et conserver comme texte général, celui de - l’édition princeps de 1656.</p> - - <p>Voici d’ailleurs, à titre documentaire, le début du manuscrit et de - l’Edition de Le Bret.</p> - - <table summary="COMPARAISON"> - <colgroup span="2"> - <col width="50%" /> - <col width="50%" /> - </colgroup> - <tbody> - <tr> - <td class="tdctop">EDITION LE BRET</td> - <td class="tdctop">MANUSCRIT</td> - </tr> - <tr> - <td class="tdltop tborderright">La Lune était en son plein, le Ciel était découvert - et neuf heures du soir étaient sonnées, lorsque, revenant de Clamart, - près Paris (où M. de Guigy le fils, qui en est Seigneur, nous avait régalé, - plusieurs de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna - cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin: de sorte que, - les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une - lucarne du Ciel: tantôt un autre assurait que c’était la platine où - Diane dresse les rabats d’Apollon: un autre que ce pouvait bien être - le Soleil lui-même qui, s’étant au soir dépouillé de ses rayons, - regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était pas.</td> - <td class="tdltop">La Lune était en son plein, le Ciel était découvert, et - neuf heures du soir étaient sonnées, lorsque nous revenions d’une maison - proche de Paris, quatre de mes amis et moi. Les diverses pensées que nous - donna la vue de cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin; les - yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du - Ciel, par où on entrevoyait la gloire des Bienheureux, tantôt l’autre - assurait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon; - tantôt un autre s’écriait que ce pouvait bien être le Soleil lui-même qui - s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on - faisait au monde quand il n’y était plus.</td> - </tr> - </tbody> - </table> - - <p>J’ai d’ailleurs collationné par la suite de nombreuses pages sans - trouver un mot différent.</p> - - <p class="center">*<br /> - * *</p> - - <p>L’Histoire Comique ou Voyage dans la Lune, parut d’abord <i>sans lieu</i>, - <i>ni date, ni privilège</i>. On estime généralement que cette édition - remonte à 1650 et fut imprimée à Toulouse ou Montauban.</p> - - <p>L’édition véritable date de 1656, elle parut un an après la mort - de Cyrano, sous la direction de son ami Le Bret, format in-12. Le - privilège est du 23 décembre 1656, et donné à Charles de Sercy pour - cinq années. Cet ouvrage fut réimprimé en 1659 et 1663.</p> - - <p>Les Œuvres complètes furent publiées pour la première fois à Lyon - en 1663 en deux volumes in-12 chez Christophe Fourmy. Elles parurent, - <i>enrichies de figures en taille-douce</i> à Amsterdam en 1709.</p> - - <p class="center">*<br /> - * *</p> - - <p>Tel est l’historique de la publication des œuvres de Savinien de - Cyrano Bergerac.</p> - - <p>M. Auguste Vitu lors d’une conférence faite au théâtre de la Gaieté, - le <span class="pagenum" id="Page_7">7</span> 10 novembre 1872, avant la représentation de <i>la Mort d’Agrippine</i>, - traça de notre auteur un portrait définitif<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. Son fils, M. Maxime - Vitu, m’a très aimablement autorisé à reproduire ici les passages - relatifs à la vie de notre héros. C’est un pur chef-d’œuvre. Il n’y - a rien à y ajouter.</p> - - <p class="center">*<br /> - * *</p> - - <div class="critique"> - <p>Tallemant des Réaux, ce Saint-Simon bourgeois du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> - siècle, aurait pu connaître notre auteur. Il ne lui a cependant - consacré que dix lignes, et quelles lignes! En voici le début: «Un fou, - nommé Cyrano, fit une pièce de théâtre intitulée <i>Agrippine</i>. La pièce - était un vrai galimatias».</p> - - <p>Un fou, voilà pour le poète; un galimatias, voilà pour le poème. - Jugement sommaire, exécution sans phrases.</p> - - <p>Boileau, le sévère Boileau, ne fut pas aussi dur que le licencieux - narrateur des <i>Historiettes</i>:</p> - - <div class="poem"> - <p class="noindent">J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace<br /> - Que les vers où Motin se morfond et nous glace.</p> - </div> - - <p>Toutefois, la comparaison n’est pas extrêmement flatteuse; Cyrano - est ici le clou qui fixe Motin au gibet dressé par le justicier du - Parnasse. Le glacial Motin et l’audacieux Bergerac, l’un portant - l’autre, sont précipités dans l’immortalité comme Jupiter lança Vulcain - sur la terre, par un furieux coup de pied.</p> - - <p>De nos jours Bergerac rencontre enfin un juge non prévenu, un esprit - ouvert, original, sensible lui-même à toutes les originalités.—Ah! - messieurs, je me refuse vainement à cette interruption dans le cours de - mes idées, mais j’ai sur les lèvres et dans le cœur le nom de celui - que nous venons de perdre, de notre illustre Théophile Gautier; je ne - puis l’omettre en parlant du Cyrano qu’il a touché d’un rayon de sa - gloire, et je ne puis pas le prononcer sans payer à une chère mémoire - ce dernier tribut de regrets et de douleurs...</p> - - <p>Théophile Gautier a rendu sur Bergerac un jugement équitable, j’y - reviendrai tout à l’heure; d’ailleurs le livre est dans toutes les - mains. Mais enfin, ce livre est intitulé <i>les Grotesques</i>; mais enfin, - pour Théophile Gautier lui-même, le poète grandiose de <i>la Mort - d’Agrippine</i>, l’humoristique et profond penseur qui écrivit le <i>Voyage - à la Lune</i>, un demi-siècle avant <i>les Mondes</i> de Fontenelle et les - <i>Voyages de Gulliver</i>, un siècle avant <i>Micromégas</i>, Cyrano est un - grotesque.</p> - - <p>Fou, burlesque, grotesque, voilà quelle formidable trinité d’épithètes - méprisantes le nom de Cyrano traîne après lui devant la postérité - indifférente, qui a bien d’autres soucis plus pressants que de reviser - des jugements littéraires.</p> - - <p>Mon Dieu, je ne viens pas m’inscrire en faux. Cyrano fut un fou, un - burlesque, un audacieux, un grotesque, j’en conviens; mais il fut aussi - quelque chose de très différent.</p> - - <p>Dans cette opinion générale sur Cyrano, il faut faire la part de deux - influences, celle de sa vie et celle de ses œuvres. Parlons de sa - vie d’abord. Ici encore il faut subdiviser, car il y a sa vie réelle, - qui est peu connue, et sa légende, qui est populaire.</p> - - <p>La légende, c’est le Cyrano fier-à-bras, le Cyrano duelliste, - tranche-montagne, <span class="pagenum" id="Page_8">8</span> le matamore au nez immense tout balafré de coups - de sabre, et qui défend aux passants d’en rire sous peine de mort; le - débauché, le libertin, l’impie; ce sont surtout les contes ridicules - accrédités par le <i>Menagiana</i> et dont la critique littéraire avait déjà - fait justice au <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle.</p> - - <p>Ce qu’il y a de vrai, c’est que Cyrano fut très brave, c’est qu’il - servit de second en maintes rencontres, mais sans avoir jamais suscité - ou soutenu une querelle pour son compte personnel; c’est qu’à l’âge - de dix-neuf ans, simple cadet aux gardes, il se battait comme un lion - contre les Espagnols et tombait percé d’une balle au siège de Mouzon; - l’année suivante, en 1640, au siège d’Arras, dans un combat corps à - corps, un coup d’épée lui traversait la gorge. Cyrano fut certainement - un duelliste, ce dont on le blâme, mais ce fut avant tout un héroïque - soldat, ce dont on ne l’a jamais loué.</p> - - <p>De même pour ses œuvres: Cyrano cédait au goût du temps. Ses - lettres descriptives, satiriques, burlesques, amoureuses, offrent - le plus parfait modèle de ce qu’on appelait alors le bel esprit; en - littérature comme en fait d’armes, on ne recherchait que les rencontres - extraordinaires. L’idée d’être naturel était la seule qui ne se - présentât jamais à ces constructeurs de rébus. Mais, si extravagantes - qu’on juge les prouesses de Cyrano en ce genre, il faut avouer qu’elles - restent gaies, spirituelles et bien françaises; ce sont, comme il - l’a dit lui-même, «des imaginations pointues dont on chatouille le - temps pour le faire marcher plus vite». Et que d’invention comique - en ce genre dont Voiture est le roi! Je ne rappelle à votre mémoire - que la <i>Lettre à un gros homme</i>, c’est-à-dire à Montfleury, ce roi - de théâtre, si prodigieusement «entripaillé», pour me servir de - l’expression de Molière: «Enfin, gros homme, je vous ai vu, mes - prunelles ont achevé sur vous de grands voyages, et le jour que vous - éboulâtes corporellement jusqu’à moi, j’eus le temps de parcourir votre - hémisphère ou, pour parler plus véritablement, d’en découvrir quelques - cantons... Pensez-vous donc, à cause qu’un homme ne vous sauroit battre - tout entier en vingt-quatre heures et qu’il ne sauroit en un jour - échiner qu’une de vos omoplates... Si les coups de bâton s’envoyoient - par écrit, vous liriez ma lettre des épaules... Une longe de veau qui - marche sur ses lardons...»</p> - - <p>Ces folles et robustes gaietés sentent la gasconnade, je le sais; la - littérature entière était gasconne, c’est-à-dire espagnole; le capitan, - ce type obligé des comédies à la mode, aurait pu descendre du théâtre - dans le parterre sans s’y trouver dépaysé. Cyrano, que des hommes qui - s’y connaissaient avaient surnommé le démon de la bravoure, tint à - honneur de se montrer plus gascon à lui seul que la Gascogne entière, - et il y parvint aisément, car ce gascon fieffé était... un Parisien...</p> - - <p>Oui, Messieurs, un Parisien; j’en suis fâché pour les biographes qui, - sur la foi de son nom, l’ont fait compatriote de l’illustre baron - de Crac, et particulièrement pour l’estimable érudit qui, en 1856, - écrivit une vie de Cyrano en l’honneur de la jolie ville de Bergerac en - Périgord; mais notre Cyrano fut un Parisien certain, authentique, fils - de Parisien, petit-fils de Parisien. Cela est attesté par l’acte de - son baptême, retrouvé dans les registres de la paroisse Saint-Sauveur - par un travailleur infatigable, un véritable savant celui-là, par le - vénérable M. Jal, chargé de la garde de nos archives municipales, qui - ne sont plus hélas! qu’un peu de cendres.</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_9">9</span></p> - - <p>Donc, Savinien de Cyrano fut baptisé à Paris, sur la paroisse - Saint-Sauveur, le 6 mars 1619. Il était le cinquième fils d’Abel de - Cyrano, écuyer, seigneur de Mauvières, et de demoiselle Espérance - Bellanger. En 1612, époque de leur mariage, M. et Mme de Mauvières - habitaient rue des Prouvaires, sur la paroisse Saint-Eustache, à deux - pas de la maison où naquit Molière. Je trouve que le grand-père de - notre poète, nommé Savinien comme lui, était secrétaire du roi en - 1570 et auditeur de la chambre des comptes de Paris en 1573, sous - Charles IX. Vous le voyez, c’est bien à nous Parisiens qu’appartient - Cyrano, véritable enfant de Paris. Il l’avait bien dit lui-même dans - son <i>Voyage à la Lune</i>; mais nul n’y avait pris garde: si peu de gens - lisent les livres dont tout le monde parle!</p> - - <p>La vie de Cyrano fut courte et peut se condenser en peu de faits. - Après une éducation classique rapidement ébauchée par un prêtre de - campagne, Savinien revint à Paris avec l’autorisation de son père et - y battit le pavé, poursuivant tant bien que mal ses études sur les - bancs du collège de Beauvais. Je ne veux pas faire le pédant avec vous, - Messieurs; permettez-moi cependant de vous rappeler que le collège de - Beauvais était établi à Paris, dans la rue qui a retenu son nom, la - rue Saint-Jean-de-Beauvais, et non pas à Beauvais en Picardie, comme - l’a cru, dans un moment d’oubli, un érudit quelque peu distrait. - Molière, plus jeune que Cyrano de trois ans, étudiait à peu près dans - le même temps au collège de Clermont, non pas au collège de Clermont - en Beauvoisis, ni de Clermont en Auvergne, mais au collège de Clermont - tenu par les Jésuites, rue Saint-Jacques à Paris, et qui est devenu en - 1682 le collège Louis-le-Grand.</p> - - <p>Lorsque Cyrano eut atteint l’âge de 19 ans (1640), se conformant au - conseil et à l’exemple d’un de ses amis, M. Le Bret, qui fut depuis son - exécuteur testamentaire, et à qui nous devons le peu que nous savons de - lui, il s’enrôla dans les cadets du régiment des Gardes et fut admis - dans la compagnie commandée par M. de Carbon Castel-Jaloux, presque - entièrement composée de Gascons. C’est alors, à ce que je suppose, - qu’il prit un nom de guerre, celui de Bergerac, et il signa toujours - de Cyrano Bergerac. Si l’on voulait à toute force que ce fût un nom de - terre, je n’irais pas en chercher l’origine au milieu de la Loire, mais - plutôt du côté de la Bretagne. Le premier et le plus authentique des - quatre portraits gravés que possède le cabinet des estampes, présente à - l’œil le moins exercé le type saisissant du Kymri breton.</p> - - <p>D’ailleurs, il y a eu des fiefs du nom de Bergerac en Bretagne et la - seigneurie de Mauvières appartenant au père de notre Cyrano, était - située dans l’Ouest de la France.</p> - - <p>Je n’insiste pas sur ces détails. Cyrano, à peine soldat, fit un rude - apprentissage sur les champs de bataille, et se rebuta promptement du - métier. Les deux blessures qu’il reçut aux sièges de Mouzon et d’Arras - ne lui avaient pas donné d’avancement. Le dégoût des services inutiles, - joint à l’attrait qu’il ressentait pour les sciences, l’arrachèrent - sans retour à la carrière des armes. Le poétique soldat, qui rimait - de tendres élégies dans le tumulte d’un corps de garde, redevint - un étudiant plein de zèle et d’ardeur. Il cultiva l’astronomie, la - physique, la philosophie avec Rohault et Gassendi. Convaincu par - l’évidence des idées de Copernic, il aida par l’attrait de l’esprit - le plus aiguisé et le plus alerte à la propagation des <span class="pagenum" id="Page_10">10</span> doctrines - nouvelles. Il y avait à cela quelque courage, car, en plein siècle de - Louis XIV, il n’était pas admis par tout le monde que la terre tournât - autour du soleil; Le Bret, l’ami et l’éditeur de Cyrano, invoque au - profit de son illustre ami, le bénéfice des circonstances atténuantes - et s’excuse, quant à soi, de prendre parti dans ces matières délicates. - Voilà où l’on en était en 1663, Cyrano exposa avec une remarquable - netteté la théorie très explicite de l’attraction planétaire, comme - principe du système du monde, et cela 34 ans avant les premières - publications de Newton. Je ne me hasarderai pas à lui faire honneur de - cette grande pensée et je n’ai pas eu le loisir de rechercher auquel - de ses maîtres cet honneur appartient. Mais je ne puis lui refuser - la gloire d’avoir fait pour la science nouvelle de son temps, ce que - Voltaire fit au siècle suivant, avec plus de bonheur et d’éclat, pour - les doctrines scientifiques de Locke et de Newton. Admirable spectacle - que donne le génie littéraire se faisant le messager et le défenseur du - progrès des sciences!</p> - - <p>Ce qui appartient bien en propre à Cyrano, c’est d’avoir conçu - clairement la première idée de l’aérostation. Il indique l’emploi - de globes creux remplis d’un gaz dilatable, plus léger que l’air - atmosphérique; il va même jusqu’à calculer le moyen de redescendre en - laissant échapper du gaz, lorsqu’on s’est élevé trop haut.</p> - - <p>Cet homme-là n’était pas un homme ordinaire; et s’il faut absolument - que ce soit un fou, avouez que ce n’était pas là un fou à mépriser.</p> - - <p>Il avait d’ailleurs conformé la conduite de sa vie aux doctrines qu’il - avait embrassées. En même temps qu’il se rendait savant, il se fit - modeste, frugal et chaste comme un vrai pythagoricien.</p> - - <p>Sa fortune était loin d’égaler son mérite. Il était le cinquième - enfant d’un gentilhomme assez pauvre lui-même. Après avoir repoussé - les œuvres flatteuses du maréchal de Gassion, un des grands hommes - de guerre de ce temps-là et l’ami de Gustave-Adolphe, qui voulait se - l’attacher par estime pour ses talents et pour ses connaissances, - Cyrano avait fini par accepter le patronage d’un personnage d’une - valeur non moins éclatante et non moins éprouvée, je veux parler du duc - d’Arpajon, marquis de Severac, à qui <i>La Mort d’Agrippine</i> est dédiée. - Il rentrait un soir à l’hôtel de ce seigneur, lorsqu’il fut atteint à - la tête par la chute d’une pièce de bois. Il languit quelque temps et - mourut en 1655, à l’âge de trente-six ans.</p> - - <p>Ses derniers moments, adoucis par l’amitié de sa cousine Mme de - Neufvillette, et de sa vénérable tante, Catherine de Cyrano, prieure - du couvent des Filles-de-la-Croix, rue de Charonne, furent ceux d’un - chrétien. Catherine de Cyrano réclama sa dépouille mortelle qui fut - ensevelie sous les dalles de l’église.</p> - - <p class="rsignature">Auguste VITU</p> - </div> - - <div class="figcenter3" style="width: 75px;"> - <img src="images/page-10.jpg" alt="" title="" width="75" height="25" /> - </div> - - <hr class="small" /> - - <p><span class="pagenum" id="Page_11">11</span></p> - - <h2>PIÈCES JUSTIFICATIVES</h2> - - <div class="figcenter2" style="width: 61px;"> - <img src="images/page-15b.jpg" alt="" title="" width="61" height="15" /> - </div> - - <p class="center"><i>Mariage d’Abel I<sup>er</sup> de Cyrano avec Espérance Bérenger</i></p> - - <p class="center">(1612).</p> - - <p>«Le troisiesme septembre mil six cent douze ont receu la benediction - nuptiale, apres la publication de trois bans et veu une lettre de trois - autres de St-Eustache, noble homme <i>Abel de Cyrano</i>, de la paroisse de - St-Eustache, et damoiselle <i>Esperance Berenger</i>, de cette paroisse.» - (Anciennes archives de la Ville de Paris, aujourd’hui brûlées, registre - Saint-Gervais.)</p> - - <p class="center br"><i>Baptême de Denys de Cyrano</i></p> - - <p class="center">(1614).</p> - - <p>«Le treiziesme de mars mil six cent quatorze a été baptisé <i>Denys</i>, - fils de noble homme Abel de Cyrano, escuyer, sieur de Mauvieres, et - de damoiselle Esperance Bellanger (<i>sic</i>), sa femme demeurant rue des - Prouvaires à Paris; le parin Denys Fedeau, conseiller et secretaire du - roy; la marine dame Anne Le Maire, femme du feu noble homme messire - Savinien de Cyrano, vivant conseiller et secretaire du Roy, maison et - couronne de France.» (Reg. de Saint-Eustache.)</p> - - <p class="center br"><i>Baptême de Savinien II de Cyrano</i></p> - - <p class="center">(1619).</p> - - <p>«Le sixiesme mars mil six cens disneuf, <i>Savinien</i>, fils d’Abel de - Cyrano, escuier, sieur de Mauvieres, et de damoiselle Esperance de - Bellenger (<i>sic</i>); le parrain noble homme Antoine Fanny, conceiller - du Roy et auditeur en sa Chambre des comptes, de cette paroisse; la - marraine damoiselle Marie Fedeau, femme de noble homme M<sup>e</sup> Louis - Perrot, conceiller et secretaire du Roy, maison et couronne de France, - de la paroisse de St Germain l’Auxerrois.» (Reg. de Saint-Sauveur.)</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_12">12</span></p> - - <div class="figcenter" style="width: 308px;"> - <img src="images/page-12.jpg" alt="" title="" width="308" height="600" /> - <span class="link"><a href="images/x-page-12.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <hr class="small" /> - - <p><span class="pagenum" id="Page_13">13</span></p> - - <div class="figcenter" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-13.jpg" alt="" title="" width="600" height="57" /> - </div> - - <h2><span class="small50">A MESSIRE</span><br /> - TANNEGUY RENAULT DES BOISCLAIRS</h2> - - <p class="center"><i><b>Chevalier, Conseiller du Roy en ses Conseils,<br /> - et Grand Prévôt de Bourgogne et Bresse</b></i></p> - - <div class="figcenter2" style="width: 61px;"> - <img src="images/page-15b.jpg" alt="" title="" width="61" height="15" /> - </div> - - <p class="dedication"><span class="smcap"><b>Monsieur</b></span>,</p> - - <p><b>Je satisfais à la dernière volonté d’un Mort que vous obligeâtes - d’un signalé bienfait pendant sa vie. Comme il était connu d’une - infinité de gens d’esprit, par le beau feu du sien, il fut absolument - impossible que beaucoup de personnes ne sussent la disgrâce qu’une - dangereuse blessure, suivie d’une violente fièvre, lui causa quelques - mois devant sa mort. Plusieurs ont ignoré par quel bon Démon il y - avait été secouru; mais il a cru que le nom n’en devait pas être - moins public que l’action lui en fut avantageuse. Vous étiez son ami, - vous l’en aviez souvent assuré, et même vous le lui aviez témoigné en - plusieurs rencontres où vous saviez le besoin qu’il en avait; mais - qu’était-ce faire, que quelques autres hommes n’eussent fait comme - vous? qu’était-ce paraître envers notre ami, que ce que vous paraissiez - envers cent autres qui n’étaient point de sa trempe? Il fallait donc - le tirer de la presse, et que votre générosité le distinguant du grand - nombre de ceux que vous obligiez, fit voir non seulement, comme parle - Aristote, qu’elle n’avait pas dégénéré, mais qu’elle avait enchéri sur - soi-même en faveur d’un si digne sujet. De sorte que quand vous eûtes - la bonté de lui rendre des preuves de votre protection et de votre - amitié dans sa maladie, dont vous arrêtâtes le cours par vos soins et - les assistances généreuses que vous lui rendîtes en l’extrémité de ses - maux les plus violents, ce fut d’une si puissante protection pour lui, - qu’il espéra de vous encore celle qu’un peu devant sa mort il me pria - de vous demander pour cet ouvrage; et ce sera aussi de cette grande - confiance et de ce dernier sentiment que vous jugerez de ceux qu’il - doit avoir eus de votre amitié, puisque c’est dans ce moment fatal que - la bouche parle comme le cœur:</b></p> - - <div class="poem"> - <p class="noindent"><b>Nam veræ voces tum domum <ins class="correction" title="pectorc">pectore</ins> ab imo<br /> - Eliciuntur...</b></p> - </div> - - <p class="noindent"><b>Et je me suis rendu l’interprète du sien d’autant plus volontiers, - que je prenais part également à ses disgrâces, comme au bien qu’on - lui faisait; et que, par cette raison, comme par mon inclination - particulière, je suis, en vérité,</b></p> - - <p class="lsignature"><b>Monsieur,</b></p> - - <p class="right"><b>Votre très-humble et très-affectionné serviteur,</b></p> - - <p class="rsignature"><b>LE BRET.</b></p> - - <hr class="small" /> - - <p><span class="pagenum" id="Page_14">14</span></p> - - <h2><span class="small70">A L’AUTEUR</span><br /><br /> - <span class="small50">DES</span><br /><br /> - ETATS ET EMPIRES DE LA LUNE</h2> - - <div class="epigram"> - <span class="i4"><i><b>EPIGRAMME</b></i></span><br /><br /> - <span class="i0">Accepte ces six méchants vers</span><br /> - <span class="i0">Que ma main écrit de travers</span><br /> - <span class="i0">Tant en moi la frayeur abonde</span><br /> - <span class="i0">Et permets qu’aujourd’hui j’évite ton abord</span><br /> - <span class="i0">Car autant qu’une affreuse mort</span><br /> - <span class="i0">Je crains les gens de l’autre monde.</span> - </div> - - <p class="center br"><b>SONNET</b> (<i>du même au même</i>)<a name="FNanchor_2" id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a></p> - - <div class="poem"> - <div class="stanza"> - <span class="i0"><i>Ton esprit, qu’en son vol nul obstacle n’arrête,</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Découvre un autre monde à nos ambitieux,</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Qui tous également respirent sa conquête</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Comme un noble chemin pour arriver aux cieux.</i></span> - </div> - - <div class="stanza"> - <span class="i0"><i>Mais ce n’est point pour eux que la palme s’apprête.</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Si j’étois du conseil des destins et des Dieux,</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Pour prix de ton audace, on chargeroit ta tête</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Des couronnes des rois qui gouvernent ces lieux.</i></span> - </div> - - <div class="stanza"> - <span class="i0"><i>Mais non, je m’en dédis; l’inconstante fortune</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Semble avoir trop d’empire en celui de la Lune:</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Son pouvoir n’y paroît que pour tout renverser.</i></span> - </div> - - <div class="stanza"> - <span class="i0"><i>Peut-être verrois-tu, dans ces demeures mornes,</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Dès le premier instant ton Etat s’éclipser</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Et du moins chaque mois en rétrécir les bornes.</i></span> - </div> - - <p class="right"><i>DE PRADE.</i></p> - </div> - - <hr class="small" /> - - <p><span class="pagenum" id="Page_15">15</span></p> - - <div class="figcenter" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-15a.jpg" alt="" title="" width="600" height="108" /> - </div> - - <h2>PREFACE</h2> - - <div class="figcenter2" style="width: 61px;"> - <img src="images/page-15b.jpg" alt="" title="" width="61" height="15" /> - </div> - - <p><span class="smcap">Lecteur</span>, <i>je te donne l’ouvrage d’un mort, qui m’a chargé de - ce soin, pour te faire connaître qu’il n’est pas un mort du commun</i>,</p> - - <div class="poem"> - <p class="noindent"><i>Puisqu’il n’est point couvert de ces tristes lambeaux,<br /> - Qu’une Ombre désolée emporte des tombeaux</i>.</p> - </div> - - <p class="noindent"><i>qu’il ne s’amuse point à faire de vaines plaintes, à renverser les - meubles d’une chambre, à traîner des chaînes dans un grenier, qu’il - ne souffle point la chandelle dans une cave, qu’il ne bat personne, - qu’il ne fait point le Cauchemar, ni le Moine bourru, ni enfin aucune - des fadaises dont on dit que les autres morts épouvantent les sots; et - qu’au contraire de tout cela il est d’aussi belle humeur que jamais. - Je crois qu’une façon d’agir si agréable et si extraordinaire dans un - mort, suspendra le chagrin des plus Critiques en faveur de cet ouvrage, - parce qu’il y aurait double lâcheté d’insulter à des Mânes si remplies - de bienveillance, et si soigneuses du divertissement des vivants; mais - que cela soit ou ne soit pas, que le Critique le révère ou le morde, - je suis assuré qu’il s’en souciera d’autant moins que sa belle humeur - est l’unique chose de ce monde qu’il ait retenue en l’autre; de sorte - qu’étant impassible à tout le reste, quelque coup que la médisance lui - porte, il ne fera que blanchir. Ce n’est pas, raillerie à part, que je - veuille imposer à personne la nécessité de n’en juger que par mes yeux: - je sais trop bien que la lecture n’est agréable qu’à proportion de ce - qu’elle est libre; c’est pourquoi je trouve bon que chacun en juge - selon le fort ou le faible de son génie; mais je prie les plus généreux - de se laisser prévenir par cette favorable pensée qu’il n’a eu pour - but que le plaisant, et c’est ce qui lui a pu faire négliger quelques - endroits, auxquels, à cause de cela, on doit une attention d’autant - moins austère, que par ce moyen on l’excusera plus facilement de la - circonspection, qu’autrement <span class="pagenum" id="Page_16">16</span> on y désirerait trop grande de sa part, - de la mienne, et de celle des Imprimeurs.</i></p> - - <div class="poem"> - <span class="i24"><i>Quid ergo?</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Ut scriptor si peccat, idem librarius usque,</i></span><br /> - <span class="i0"><i>Quamvis est monitus, venia caret.</i></span><a name="FNanchor_3" id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> - </div> - - <p><i>J’avoue, toutefois, que, si j’eusse eu le temps, ou que je n’y eusse - pas prévu de très grandes difficultés, j’aurais volontiers examiné la - chose de sorte qu’elle t’aurait semblé peut-être plus complète; mais - j’ai appréhendé d’y mettre, ou de la confusion, ou de la difformité, - si j’entreprenais d’en changer l’ordre, ou de suppléer à quelques - lacunes, par le mélange de mon style au sien, dont ma mélancolie ne - me permet pas d’imiter la gaieté, ni de suivre les beaux emportements - de son imagination, la mienne, à cause de sa froideur, étant beaucoup - plus stérile. C’est une disgrâce qui est arrivée à presque tous les - ouvrages posthumes, où ceux qui se sont donné le soin de les - mettre au jour ont souffert de semblables lacunes, dans la crainte - (s’ils en avaient entrepris le supplément) de ne pas cadrer à la pensée - de l’Auteur. Ceux de Pétrone sont de ce nombre-là; mais on ne laisse - pas d’en admirer les beaux fragments, comme on fait des restes de - l’ancienne Rome.</i></p> - - <p><i>Peut-être, toutefois, que, sans mettre ces choses en considération, - le Critique, qui ne se dément jamais, biaisant au reproche qu’il - pourrait encourir s’il attaquait un mort, changera seulement d’objets, - et prétendra me rendre caution de l’événement de ce Livre, sous ombre - que je me suis donné le soin de son impression; mais j’appelle dès - à présent de son sentiment à celui des Sages, qui me dispenseront - toujours d’être responsable des faits d’autrui, et de rendre raison - d’un pur effet de l’imagination de mon ami, qui lui-même n’aurait - pas entrepris d’en donner de plus solides que celles qu’on rend - ordinairement des fables et des romans.</i></p> - - <p><i>Je dirai seulement, par forme de manifeste en sa faveur, que sa - chimère n’est pas si absolument dépourvue de vraisemblance, qu’entre - plusieurs grands hommes anciens et modernes, quelques-uns n’aient - cru que la Lune était une terre habitable; d’autres, qu’elle était - habitée; et d’autres plus retenus, qu’elle leur semblait telle. Entre - les premiers et les seconds, Héraclite a soutenu qu’elle était une - terre entourée de brouillards; Xénophon, qu’elle était habitable; - Anaxagoras, qu’elle avait des collines, des vallées, des forêts, des - maisons, des rivières et des mers; et Lucien, qu’il y avait vu des - hommes avec lesquels il avait conversé et fait la guerre contre les - habitants du Soleil; ce qu’il conte toutefois avec beaucoup moins de - vraisemblance et de gentillesse d’imagination que Monsieur de Bergerac. - En quoi certainement les modernes l’emportent sur les anciens, puisque - les Gansars, qui y portèrent l’Espagnol, dont le Livre parut ici, - il y a douze ou quinze ans, les bouteilles pleines de rosée, les - fusées volantes et le chariot d’acier de Monsieur de Bergerac, sont - des machines bien plus agréablement imaginées que le vaisseau dont - se servit Lucien, pour y monter. Enfin, entre les derniers, le Père - de Mersenne, (dont la grande piété et la science profonde ont été - également admirées de ceux qui l’ont connu), a douté si la Lune n’était - pas une terre, à cause des eaux qu’il y remarquait, et que celles qui - environnent la terre où nous sommes en pourraient faire conjecturer la - même chose à ceux qui en seraient éloignés de soixante demi-diamètres - terrestres, comme nous sommes de la <span class="pagenum" id="Page_17">17</span> Lune. Ce qui peut passer pour une - espèce d’affirmation, parce que le doute, dans un si grand homme, est - toujours fondé sur une bonne raison, au moins sur plusieurs apparences - qui y équipollent. Gilbert se déclare plus précisément sur le même - sujet, car il veut que la Lune soit une terre, mais plus petite que - la nôtre, et il s’efforce de le prouver par les convenances qui sont - entre celle-ci et celle-là. Henry le Roy et François Patrice sont de - ce sentiment, et expliquent fort au long sur quelles apparences ils se - fondent, soutenant enfin que notre Terre et la Lune se servent de Lunes - réciproquement.</i></p> - - <p><i>Je sais que les Péripatéticiens ont été d’opinion contraire, et qu’ils - ont soutenu que la Lune ne pouvait être une terre, parce qu’elle - ne portait point d’animaux, qu’ils n’y auraient pu être que par la - génération et la corruption, et que la Lune est incorruptible, qu’elle - a toujours été portée d’une situation stable et constante, et qu’on n’y - a remarqué aucun changement depuis le commencement du monde jusqu’à - présent. Mais Hevelius leur répond que notre Terre, quelque corruptible - qu’elle nous paraisse, n’a pas laissé de durer autant que la Lune, où - il s’est pu faire des corruptions, dont nous ne nous sommes jamais - aperçus, parce qu’elles s’y sont faites dans ses moindres parties, - et sur sa simple surface; comme celles qui se font sur la surface de - notre Terre, où nous ne les pourrions découvrir, si nous en étions - aussi éloignés que de la Lune. Il ajoute plusieurs autres raisonnements - qu’il confirme par un télescope de son invention, avec quoi il dit (et - l’expérience en est facile et familière) qu’il a découvert dans la Lune - que les parties plus luisantes et plus épaisses, les grandes et les - petites, ont un juste rapport avec nos mers, nos rivières, nos lacs, - nos plaines, nos montagnes et nos forêts.</i></p> - - <p><i>Enfin, notre divin Gassendi, si sage, si modeste, et si savant en - toutes ces choses, ayant voulu se divertir, comme je crois qu’ont voulu - faire les autres, a écrit sur ce sujet de même que Hevelius, ajoutant - qu’il croit qu’il y a des montagnes dans la Lune, hautes quatre fois - comme le mont Olympe, à prendre sa hauteur sur celle que lui donne - Xénagoras, c’est-à-dire de quarante stades, qui reviennent environ à - cinq milles d’Italie.</i></p> - - <p><i>Tout cela, Lecteur, te peut faire connaître que Monsieur de Bergerac - ayant eu tant de grands hommes de son sentiment, il est d’autant plus - à louer, qu’il a traité plaisamment une chimère dont ils ont traité - trop sérieusement: aussi, avait-il cela de particulier, qu’il croyait - qu’on devait rire et douter de tout ce que certaines gens assurent - bien souvent aussi opiniâtrement que ridiculement; en sorte que je - lui ai ouï dire beaucoup de fois qu’il avait autant de Farceurs qu’il - rencontrait de Sidias (c’est le nom d’un pédant que Théophile, dans - ses fragments comiques, fait battre à coups de poing contre un jeune - homme à qui le pédant opiniâtrait qu’odor in pomo non erat forma, sed - accidens), parce qu’il croyait qu’on pouvait donner ce nom à ceux qui - disputent, avec la même opiniâtreté, de choses aussi inutiles.</i></p> - - <p><i>L’éducation que nous avions eue ensemble, chez un bon prêtre de la - campagne qui tenait de petits pensionnaires, nous avait fait amis dès - notre plus grande jeunesse, et je me souviens de l’aversion qu’il avait - dès ce temps-là pour ce qui lui paraissait l’ombre d’un Sidias, parce - que, dans la pensée que cet homme en tenait un peu, il le croyait - incapable de lui enseigner quelque chose; de sorte qu’il faisait si peu - d’état de ses leçons et de ses corrections, que son père, qui était - un bon vieux Gentilhomme assez indifférent pour l’éducation de ses - enfants, et trop crédule aux plaintes de celui-ci, l’en retira un peu - trop brusquement; et, sans s’informer si son fils serait mieux autre - part, il l’envoya à Paris, où il le laissa <span class="pagenum" id="Page_18">18</span> jusqu’à dix-neuf ans sur - sa bonne foi. Cet âge, où la nature se corrompt plus aisément, et la - grande liberté qu’il avait de ne faire que ce que bon lui semblait, le - portèrent sur un dangereux penchant, où j’ose dire que je l’arrêtai; - parce qu’ayant achevé mes études, et mon père voulant que je servisse - dans les Gardes, je l’obligeai d’entrer avec moi dans la Compagnie - de Monsieur de Carbon Casteljaloux. Les duels, qui semblaient, en - ce temps-là l’unique et le plus prompt moyen de se faire connaître - le rendirent en si peu de jours si fameux, que les Gascons, qui - composaient presque seuls cette Compagnie, le considéraient comme le - démon de la bravoure, et en comptaient autant de combats que de jours - qu’il y était entré. Tout cela cependant ne le détournait point de ses - études, et je le vis un jour dans un corps de garde travailler à une - Elégie avec aussi peu de distraction, que s’il eût été dans un cabinet - fort éloigné du bruit. Il alla quelque temps après au siège de Mouzon, - où il reçut un coup de mousquet au travers du corps, et depuis, un coup - d’épée dans la gorge, au siège d’Arras en 1640. Mais les incommodités - qu’il souffrit pendant ces deux sièges, celles que lui laissèrent - ces deux grandes plaies, les fréquents combats que lui attirait la - réputation de son courage et de son adresse, qui l’engagèrent plus - de cent fois à être second (car il n’eut jamais une querelle de son - chef), le peu d’espérance qu’il avait d’être considéré, faute d’un - patron, auprès de qui son génie tout libre le rendait incapable de - s’assujettir, et enfin le grand amour qu’il avait pour l’étude, le - firent renoncer entièrement au métier de la guerre, qui veut tout - un homme, et qui le rend autant ennemi des Lettres que les Lettres - le font ami de la paix. Je t’en particulariserais quelques combats - qui n’étaient point des duels, comme fut celui où, de cent hommes - attroupés pour insulter en plein jour à un de ses amis sur le fossé de - la porte de Nesle, deux, par leur mort, et sept autres, par de grandes - blessures, payèrent la peine de leur mauvais dessein. Mais, outre - que cela passerait pour fabuleux, quoique fait à la vue de plusieurs - personnes de qualité qui l’ont publié assez hautement pour empêcher - qu’on n’en puisse douter, je crois n’en devoir pas dire davantage, - puisque aussi bien en suis-je à l’endroit où il quitta Mars pour se - donner à Minerve; je veux dire qu’il renonça si absolument à toutes - sortes d’emplois depuis ce temps-là, que l’étude fut l’unique auquel il - s’adonna jusqu’à la mort.</i></p> - - <p><i>Au reste, il ne bornait pas sa haine pour la sujétion, à celle - qu’exigent les Grands auprès desquels on s’attache; il l’étendait - encore plus loin, et même jusqu’aux choses qui lui semblaient - contraindre les pensées et les opinions, dans lesquelles il voulait - être aussi libre, que dans les plus indifférentes actions; et - il traitait de ridicules certaines gens, qui, avec l’autorité - d’un passage, ou d’Aristote, ou de tel autre, prétendent, aussi - audacieusement que les disciples de Pythagore avec leur Magister dixit, - juger des questions importantes, quoique des preuves sensibles et - familières les démentent tous les jours. Ce n’est pas qu’il n’eût toute - la vénération qu’on doit avoir pour tant de rares Philosophes, anciens - et modernes; mais la grande diversité de leurs sectes, et l’étrange - contrariété de leurs opinions, lui persuadaient qu’on ne devait être - d’aucun parti</i>:</p> - - <div class="poem"> - <p class="noindent"><i>Nullius addictus jurare in verba magistri</i>.</p> - </div> - - <p><i>Démocrite et Pyrrhon lui semblaient, après Socrate, les plus - raisonnables de l’antiquité; encore, n’était-ce qu’à cause que le - premier avait mis la vérité dans un lieu si obscur, qu’il était - impossible de la voir; et <span class="pagenum" id="Page_19">19</span> que Pyrrhon avait été si généreux, - qu’aucun des savants de son siècle n’avait pu mettre ses sentiments - en servitude, et si modeste, qu’il n’avait jamais voulu rien décider; - ajoutant, à propos de ces savants, que beaucoup de nos Modernes - ne lui semblaient que les échos d’autres savants, et que <ins class="correction" title="beacoup">beaucoup</ins> - de gens passent pour très doctes, qui auraient passé pour très - ignorants, si des savants ne les avaient précédés. De sorte que, - quand je lui demandais pourquoi donc il lisait les ouvrages d’autrui, - il me répondait que c’était pour connaître les larcins d’autrui; et - que, s’il eût été juge de ces sortes de crimes, il y aurait établi - des peines plus rigoureuses que celles dont on punit les voleurs de - grands chemins; à cause que, la gloire étant quelque chose de plus - précieux qu’un habit, qu’un cheval, et même que de l’or, ceux qui s’en - acquièrent par des livres qu’ils composent de ce qu’ils dérobent chez - les autres étaient comme des voleurs de grands chemins, qui se parent - aux dépens de ceux qu’ils dévalisent; et que, si chacun eût travaillé à - ne dire que ce qui n’eût point été dit, les bibliothèques eussent été - moins grosses, moins embarrassantes, plus utiles, et la vie de l’homme, - (quoique très courte), eût presque suffi pour lire et savoir toutes - les bonnes choses; au lieu que, pour en trouver une qui soit passable, - il en faut lire cent mille, ou qui ne valent rien, ou qu’on a lues - ailleurs une infinité de fois, et qui font cependant consumer le temps - inutilement et désagréablement.</i></p> - - <p><i>Néanmoins, il ne blâmait jamais un ouvrage absolument, quand il y - trouvait quelque chose de nouveau; parce qu’il disait que c’était un - accroissement de bien aussi grand pour la République des Lettres que - la découverte des terres nouvelles est utile aux anciennes; et la - nation des Critiques lui semblait d’autant plus insupportable, qu’il - attribuait, à l’envie et au dépit qu’ils avaient de se voir incapables - d’aucune entreprise (qui est toujours louable, quand bien l’effet - n’y répondrait pas entièrement), la passion qu’ils font paraître à - reprendre les autres.</i></p> - - <div class="poem"> - <p class="noindent"><i>Non ego paucis</i>, disait-il.<br /> - <i>Offendat maculis quas aut incuriat fudit<br /> - Aut humana parum cavit natura.</i></p> - </div> - - <p><i>Et, en effet, si on souffre bien des ombres dans un tableau, - pourquoi ne pas souffrir dans un Livre quelques endroits moins forts - que d’autres, puisque, par la règle des contraires, le noir sert - quelquefois à faire davantage briller le blanc.</i></p> - - <p><i>Cependant, comme il n’avait que des sentiments extraordinaires, - aucun de ses ouvrages n’a été mis entre les communs. Son</i> Agrippine - <i>commence, continue, et finit d’une manière que d’autres n’avaient - point encore pratiquée. L’élocution y est toute poétique, le sujet - bien choisi, les rôles fort beaux, les sentiments romains dans une - vigueur digne d’un si grand nom, l’intrigue merveilleuse, la surprise - agréable, le démêlé clair, et la règle des vingt-quatre heures si - régulièrement observée, que cette Pièce peut passer pour un Modèle du - Poème dramatique.</i></p> - - <p><i>Mais en quoi particulièrement il était admirable, c’est que du sérieux - il passait au plaisant, et y réussissait également. Sa comédie du</i> - Pédant joué <i>en est une preuve et très forte et très agréable; de - même que plusieurs de ses autres ouvrages; témoignage très fidèle - de l’universalité de son bel esprit. Son</i> Histoire de l’Etincelle - et de la République du Soleil, <i>où, en même style qu’il a prouvé la - Lune habitable, il prouvait le sentiment des pierres, l’instinct des - plantes, et le raisonnement des brutes, était encore au-dessus de tout - cela, et j’avais résolu de la joindre à celle-ci; <span class="pagenum" id="Page_20">20</span> mais un voleur, qui - pilla son coffre pendant sa maladie, m’a privé de cette satisfaction, - et toi, de ce surcroît de divertissement.</i></p> - - <p><i>Enfin, Lecteur, il passa toujours pour un homme d’esprit très rare; à - quoi la Nature joignit tant de bonheur du côté des sens, qu’il se les - soumit toujours autant qu’il voulut; de sorte qu’il ne but du vin que - rarement, à cause, disait-il, que son excès abrutit, et qu’il fallait - être autant sur la précaution à son égard que de l’arsenic (c’était - à quoi il le comparait), parce qu’on doit tout appréhender de ce - poison, quelque préparation qu’on y apporte; quand même il n’y aurait - à en craindre que ce que le vulgaire nomme qui pro quo, qui le rend - toujours dangereux. Il n’était pas moins modéré dans son manger, dont - il bannissait les ragoûts tant qu’il pouvait, dans la croyance que le - plus simple vivre, et le moins mixtionné, était le meilleur: ce qu’il - confirmait par l’exemple des hommes modernes, qui vivent si peu; au - contraire de ceux des premiers siècles, qui semblent n’avoir vécu si - longtemps qu’à cause de la simplicité de leurs repas.</i></p> - - <div class="poem"> - <p class="noindent"><i>Quippe aliter tunc orbe novo cœloque recente<br /> - Vivebant homines...</i></p> - </div> - - <p><i>Il accompagnait ces deux qualités d’une si grande retenue envers le - beau sexe, qu’on peut dire qu’il n’est jamais sorti du respect que le - nôtre lui doit; et il avait joint à tout cela une si grande aversion - pour tout ce qui lui semblait intéressé, qu’il ne put jamais s’imaginer - ce que c’était de posséder du bien en particulier, le sien étant bien - moins à lui qu’à ceux de sa connaissance qui en avaient besoin. Aussi - le ciel, qui n’est point ingrat, voulut que d’un grand nombre d’amis - qu’il eut pendant sa vie, plusieurs l’aimassent jusqu’à la mort, et - quelques-uns même par delà.</i></p> - - <p><i>Je me doute, Lecteur, que ta curiosité, pour sa gloire et ma - satisfaction, demande que j’en consigne les noms à la postérité; et - j’y défère d’autant plus volontiers, que je ne t’en nommerai aucun qui - ne soit d’un mérite extraordinaire, tant il les avait bien su choisir. - Plusieurs raisons, et principalement l’ordre du temps, veulent que - je commence par Monsieur de Prade, en qui la belle science égalait - un grand cœur et beaucoup de bonté, que son admirable histoire de - France fait si justement nommer le Corneille Tacite des Français, - et qui sut tellement estimer les belles qualités de Monsieur de - Bergerac, qu’il fut après moi le plus ancien de ses amis et un de - ceux qui le lui a témoigné le plus obligeamment en une infinité de - rencontres. L’illustre Cavois, qui fut tué à la bataille de Lens, et - le vaillant Brissailles, Enseigne des Gens-d’armes de son Altesse - Royale, furent non seulement les justes estimateurs de ses belles - actions, mais encore ses glorieux témoins, et ses fidèles compagnons - en quelques-unes. J’ose dire que mon frère et Monsieur de Zedde, qui - se connaissent en braves, et qui l’ont servi, et en ont été servis - dans quelques occasions souffertes en ce temps-là aux gens de leur - métier, égalaient son courage à celui des plus vaillants; et, si - ce témoignage était suspect, à cause de la part qu’y a mon frère, - je citerais encore un brave de la plus haute classe, je veux dire - Monsieur Duret de Monchenin, qui l’a trop bien connu et trop estimé, - pour ne pas confirmer ce que j’en dis. J’y puis ajouter Monsieur de - Bourgongne, Mestre de Camp du Régiment d’Infanterie de Monseigneur le - Prince de Conti; puisqu’il vit le combat surhumain dont j’ai parlé, - et que le témoignage qu’il en rendit avec le nom d’intrépide, qu’il - lui en donne toujours depuis, ne permet pas qu’il en reste l’ombre du - moindre doute, au moins à ceux qui ont connu Monsieur de Bourgongne, - qui était trop savant à bien faire le discernement de ce qui <span class="pagenum" id="Page_21">21</span> n’en - mérite point, et dont le génie était universellement trop beau pour se - tromper dans une chose de cette nature. Monsieur de Chavagne, qui court - toujours avec une si agréable impétuosité au-devant de ceux qu’il veut - obliger, cet illustre Conseiller Monsieur de Longueville-Gontier, qui - a toutes les qualités d’un homme achevé, Monsieur de Saint-Gilles, en - qui l’effet suit toujours l’envie d’obliger, et qui n’est pas un petit - témoin de son courage et de son esprit, Monsieur de Lignières, dont - les productions sont les effets d’un parfaitement beau feu, Monsieur - de Châteaufort, en qui la mémoire et le jugement sont si admirables, - et l’application si heureuse d’une infinité de belles choses qu’il - sait, Monsieur des Billettes qui n’ignore rien à vingt-trois ans de - ce que les autres font gloire de savoir à cinquante, Monsieur de la - Morlière, dont les mœurs sont si belles, et la façon d’obliger si - charmante, Monsieur le Comte de Brienne, de qui le bel esprit répond - si bien à sa grande naissance, eurent pour lui toute l’estime qui fait - la véritable amitié, dont à l’envi ils prirent plaisir de lui donner - des marques très sensibles. Je ne particulariserai rien de ce fort - esprit, de ce tout savant, de cet infatigable à produire tant de bonnes - et si utiles choses, Monsieur l’Abbé de Villeloin, parce que je n’ai - pas eu l’honneur de le pratiquer, mais je puis assurer que Monsieur - de Bergerac s’en louait extrêmement, et qu’il en avait reçu plusieurs - témoignages de beaucoup de bonté.</i></p> - - <p><i>J’aurais ajouté que, pour complaire à ses amis qui lui conseillaient - de se faire un Patron qui l’appuyât à la Cour, ou ailleurs, il vainquit - le grand amour qu’il avait pour sa liberté, et que, jusqu’au jour qu’il - reçut à la tête le coup dont j’ai parlé, il demeura auprès de Monsieur - le Duc d’Arpajon, à qui même il dédia tous ses Ouvrages; mais, parce - que dans sa maladie il se plaignit d’en avoir été abandonné, j’ai cru - ne pas devoir décider si ce fut par un effet du malheur général pour - tous les petits, et commun à tous les grands, qui ne se souviennent - des services qu’on leur rend que dans le temps qu’ils les reçoivent, - ou si ce n’était point un secret du Ciel, qui, voulant l’ôter sitôt du - monde, voulait aussi lui inspirer le peu de regret qu’on doit avoir de - quitter ce qui nous y semble de plus beau, et qui pourtant ne l’est pas - toujours.</i></p> - - <p><i>Je ferais tort à Monsieur Roho, si je n’ajoutais son nom sur une liste - si glorieuse, puisque cet illustre mathématicien, qui a tant fait de - belles épreuves physiques, et qui n’est pas moins aimable pour sa bonté - et sa modestie que relevé au-dessus du commun par sa science, eut tant - d’amitié pour Monsieur de Bergerac, et s’intéressa de telle sorte pour - ce qui le touchait, qu’il fut le premier qui découvrit la véritable - cause de sa maladie, et qui rechercha soigneusement, avec tous ses - amis, les moyens de l’en délivrer; mais Monsieur des Boisclairs, - qui jusque dans ses moindres actions n’a rien que d’héroïque, crut - trouver en Monsieur de Bergerac une trop belle occasion de satisfaire - sa générosité, pour en laisser la gloire aux autres, qu’il résolut de - prévenir, et qu’il prévint en effet, dans une conjoncture d’autant plus - utile à son ami, que l’ennui de sa longue captivité le menaçait d’une - prompte mort, dont une violente fièvre avait même déjà commencé le - triste prélude. Mais cet ami sans pair l’interrompit, par un intervalle - de quatorze mois, qu’il le garda chez lui, et il eût eu, avec la gloire - que méritent tant de grands soins et tant de bons traitements qu’il lui - fit, celle de lui avoir conservé la vie, si ses jours n’eussent été - comptés et bornés à la trente-cinquième année de son âge, qu’il finit à - la campagne chez Monsieur de Cyrano, son cousin, dont il avait reçu de - grands témoignages d’amitié, de qui les conversations, si savantes dans - l’Histoire du temps présent et du passé, lui plaisaient <span class="pagenum" id="Page_22">22</span> extrêmement, - et chez qui, par une affectation de changer d’air qui précède la mort, - et qui en est un symptôme presque certain dans la plupart des malades, - il se fit porter, cinq jours avant de mourir.</i></p> - - <p><i>Je crois que c’est rendre à Monsieur le Maréchal de Gassion une partie - de l’honneur qu’on doit à sa mémoire, de dire qu’il aimait les gens - d’esprit et de cœur, parce qu’il se connaissait en tous les deux, - et que, sur le récit que Messieurs de Cavois et de Cuigy lui firent de - Monsieur de Bergerac, il le voulut avoir auprès de lui. Mais la liberté - dont il était encore idolâtre (car il ne s’attacha que longtemps après - à M. d’Arpajon) ne put jamais lui faire considérer un si grand homme - que comme un maître; de sorte qu’il aima mieux n’en être pas connu - et être libre, que d’en être aimé et être contraint; et même cette - humeur, si peu soucieuse de la fortune, et si peu des gens du temps, - lui fit négliger plusieurs belles connaissances que la Révérende Mère - Marguerite, qui l’estimait particulièrement, voulut lui procurer; comme - s’il eût pressenti que ce qui fait le bonheur de cette vie lui eût été - inutile pour s’assurer celui de l’autre. Ce fut la seule pensée qui - l’occupa sur la fin de ses jours d’autant plus sérieusement, que Madame - de Neuvillette, cette femme toute pieuse, toute charitable, toute à son - prochain, parce quelle est toute à Dieu, et de qui il avait l’honneur - d’être parent du côté de la noble famille des Bérangers, y contribua, - de sorte qu’enfin le libertinage, dont les jeunes gens sont pour la - plupart soupçonnés, lui parut un monstre, pour lequel je puis témoigner - qu’il eut depuis cela toute l’aversion qu’en doivent avoir ceux qui - veulent vivre chrétiennement.</i></p> - - <p><i>J’augurai ce grand changement, quelque temps avant sa mort, de ce - que, lui ayant un jour reproché la mélancolie qu’il témoignait dans - les lieux où il avait accoutumé de dire les meilleures et les plus - plaisantes choses, il me répondit que c’était à cause que, commençant à - connaître le monde, il s’en désabusait; et qu’enfin il se trouvait dans - un état où il prévoyait que dans peu la fin de sa vie serait la fin de - ses disgrâces; mais qu’en vérité son plus grand déplaisir était de ne - l’avoir pas mieux employée</i>:</p> - - <div class="poem"> - <p class="noindent"><i>Iam invenes vides, me dit-il,<br /> - Insteteum ferior œtas<br /> - Merentem stultos preterisse dies.</i></p> - </div> - - <p>«<i>Et en vérité, ajouta-t-il, je crois que Tibulle prophétisait de moi, - quand il parlait de la sorte; car personne n’eut jamais tant de regret - que j’en ai de tant de beaux jours passés si inutilement.</i>»</p> - - <p><i>Tu me dois pardonner cette digression, Lecteur, et si je me suis si - fort étendu sur le mérite d’un ami, sa mort m’exempte du blâme que - j’aurais encouru de l’avoir voulu flatter, outre que de si belles - choses ne sauraient jamais déplaire. Pour donc reprendre la suite des - autorités sur lesquelles il s’est fondé, je dis que le Démon dont il se - fait servir si utilement pendant son séjour dans la Lune n’est pas une - chose inouïe, puisque Thalès et Héraclite ont dit que le monde en était - rempli; outre ce qu’on a publié de ceux de Socrate, de Dion, de Brutus, - et de plusieurs autres. La pluralité des mondes, dont il a parlé, est - appuyée sur le sentiment de Démocrite, qui l’a soutenue; de même que - l’infini et les petits corps ou atomes, dont il a discouru en quelques - endroits après ce Philosophe, Epicure et Lucrèce.</i></p> - - <p><i>Le mouvement qu’il donne à la Terre n’est pas nouveau, puisque - Pythagore, Philolaus et Aristarque soutinrent autrefois qu’elle - tournait autour du Soleil, qu’ils mettaient au centre du monde. - Leucippe, et plusieurs <span class="pagenum" id="Page_23">23</span> autres ont presque dit la même chose; mais - Copernic, dans le dernier siècle, l’a soutenue plus hautement que tous, - puisqu’il a changé le système de Ptolémée, auparavant suivi de tous les - Astronomes, dont la plupart approuvent aujourd’hui celui de Copernic, - d’autant plus simple et plus aisé, qu’il met le Soleil au centre du - Monde, la Terre entre les Planètes, à la place que Ptolémée y donne - au Soleil, c’est-à-dire qu’il fait mouvoir autour du Soleil la sphère - de Mercure, puis celle de Vénus, puis celle de la Terre, au bord de - laquelle il met un Epicicle, sur lequel il fait tourner la Lune autour - de la Terre, et achever sa révolution en vingt-sept jours, outre celle - qu’il lui fait faire avec la même Terre autour du Soleil en un an.</i></p> - - <p><i>Je te confesserai toutefois, Lecteur, que ce changement m’est - indifférent, parce que je ne professe point ces Sciences, qui sont - trop abstraites pour moi; et je te proteste que tout ce que j’en sais - ne consiste qu’en quelques termes que me fournit la mémoire de quelque - lecture des ouvrages qui en traitent. C’est pourquoi je déclare que, - par ce que j’ai dit de Copernic, je n’ai point prétendu offenser - Ptolémée; il me suffit que</i> Cœli enarrant gloriam Dei, <i>et que leur - admirable structure me prouve qu’ils ne sont point l’ouvrage de la main - des hommes. Quoi qu’en ait dit Ptolémée, ils ne sont que ce qu’ils ont - toujours été; et, quelque changement qu’y ait apporté Copernic, ils - sont demeurés dans le même lieu et dans la même fonction que leur a - donnés l’Etre Souverain, qui, sans changer, peut seul changer toutes - choses. J’ai dit, au commencement de ce discours, le sujet qui me l’a - fait entreprendre; et, dans la suite, on peut connaître comment et - pourquoi j’ai cité, tous ces Savants. Je te prie, Lecteur, de t’en - souvenir, afin de justifier le peu ou point de déférence que j’ai - pour tout ce qui peut commettre la vérité de ma croyance avec les - imaginations d’autrui.</i></p> - - <p class="right"><i>LE BRET.</i></p> - - <div class="figcenter3" style="width: 104px;"> - <img src="images/page-23.jpg" alt="" title="" width="104" height="24" /> - </div> - - <p><span class="pagenum" id="Page_24">24</span></p> - - <div class="figcenter2" style="width: 358px;"> - <img class="black1" src="images/page-24.jpg" alt="" title="" width="358" height="600" /> - <p class="captionblack"><b>Reproduction de la figure placée en tête du second volume<br /> - des «Œuvres || de Monsieur || de Cyrano || Bergerac<br /> - Nouvelle Édition || ornée de figures en taille-douce ||<br /> - A Amsterdam || chez Jacques Desbordes, Libraire ||<br /> - vis-à-vis de la grande porte de la Bourse<br /> - 1709.</b></p> - <span class="link"><a href="images/x-page-24.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <hr class="small" /> - - <p><span class="pagenum" id="Page_25">25</span></p> - - <div class="figcenter" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-25.jpg" alt="" title="" width="600" height="582" /> - <span class="link"><a href="images/x-page-25.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>La Lune était en son plein, le Ciel était découvert, et neuf heures du - soir étaient sonnées, lorsque, revenant de Clamart, près Paris (où M. - de Guigy le fils, qui en est Seigneur, nous avait régalés plusieurs - de mes amis et moi), les diverses pensées que nous donna cette boule - de safran nous défrayèrent sur le chemin: de sorte que, les yeux - noyés dans ce grand Astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du - Ciel; tantôt un autre assurait que c’était la platine où Diane dresse - les rabats d’Apollon; un autre, que ce pouvait bien être le Soleil - lui-même, qui, s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par - un trou ce qu’on faisait au monde, quand il n’y était pas.</p> - - <p>—Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, - je crois, sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez - le Temps pour le faire marcher plus vite, que la Lune est un monde - comme celui-ci; à qui le nôtre sert de Lune.</p> - - <p>Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d’un grand éclat de rire.</p> - - <p>—Ainsi peut-être, leur dis-je, se moque-t-on maintenant, dans la Lune, - de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde.</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_26">26</span></p> - - <p>Mais j’eus beau leur alléguer que <i>Pythagore</i>, <i>Epicure</i>, <i>Démocrite et - de notre âge Copernic et Keppler</i><a name="FNanchor_4" id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> avaient été de cette opinion, je - ne les obligeai qu’à rire de plus belle.</p> - - <p>Cette pensée, cependant, dont la hardiesse biaisait à mon humeur, - affermie par la contradiction, se plongea si profondément chez moi, - que, pendant tout le reste du chemin, je demeurai gros de mille - définitions de Lune, dont je ne pouvais accoucher: de sorte qu’à force - d’appuyer cette croyance burlesque par des raisonnements presque - sérieux, il s’en fallait peu que je n’y déférasse déjà, quand le - miracle ou l’accident, la fortune, ou peut-être ce qu’on nommera - vision, fiction, chimère ou folie, si on veut, me fournit l’occasion - qui m’engagea à ce discours.</p> - - <p>Etant arrivé chez moi, je montai dans mon cabinet, où je trouvai sur - la table un livre ouvert que je n’y avais point mis. C’était celui de - Cardan, et, quoique je n’eusse pas dessein d’y lire, je tombai de la - vue, comme par force, justement sur une histoire de ce philosophe qui - dit qu’étudiant un soir à la chandelle, il aperçut entrer, au travers - des portes fermées, deux grands vieillards, lesquels, après beaucoup - d’interrogations qu’il leur fit, répondirent qu’ils étaient habitants - de la Lune, et en même temps disparurent. Je demeurai si surpris, tant - de voir un livre qui s’était apporté là tout seul, que du temps et de - la feuille où il s’était rencontré ouvert, que je pris toute cette - enchaînure d’incidents pour une inspiration de faire connaître aux - hommes que la Lune est un monde.</p> - - <p>—Quoi! disais-je en moi-même, après avoir tout aujourd’hui parlé d’une - chose, un livre qui est peut-être le seul au monde où cette matière - se traite si particulièrement, voler de ma bibliothèque sur ma table, - devenir capable de raison, pour s’ouvrir justement à l’endroit d’une - aventure si merveilleuse; entraîner mes yeux dessus, comme par force, - et fournir ensuite à ma fantaisie les réflexions, et à ma volonté les - desseins que je fais!—Sans doute, continuais-je, les deux vieillards - qui apparurent à ce grand homme sont ceux-là mêmes qui ont dérangé mon - livre et qui l’ont ouvert sur cette page pour s’épargner la peine de me - faire la harangue qu’ils ont faite à Cardan.—Mais, ajoutais-je, je ne - saurais m’éclaircir de ce doute, si je ne monte jusque-là?—Et pourquoi - non? me répondais-je aussitôt. Prométhée fut bien autrefois au Ciel y - dérober du feu. Suis-je moins hardi que lui? et ai-je lieu de n’en pas - espérer un succès aussi favorable?</p> - - <p>A ces boutades, qu’on nommera peut-être des accès de fièvre chaude, - succéda l’espérance de faire réussir un si beau voyage: de sorte que - je m’enfermai, pour en venir à bout, dans une maison de campagne - assez écartée, où, après avoir flatté mes rêveries de quelques moyens - proportionnés à mon sujet, voici comment je montai au Ciel.</p> - - <p>J’avais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, - sur lesquelles le Soleil dardait ses rayons si violemment, que la - chaleur, qui les attirait, comme elle fait les plus grosses nuées, - m’éleva si haut, qu’enfin je me trouvai au-dessus de la moyenne région. - Mais, comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, - et qu’au lieu de m’approcher de la Lune, comme je prétendais, elle - me paraissait plus éloignée qu’à mon départ, je cassai plusieurs de - mes fioles, jusqu’à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait - l’attraction, et que je redescendais vers la terre.</p> - - <p>Mon opinion ne fut point fausse, car j’y retombai quelque temps après; - et, à compter de l’heure que j’en étais parti, il devait être minuit. <span class="pagenum" id="Page_27">27</span> - Cependant, je reconnus que le Soleil était alors au plus haut de - l’horizon, et qu’il était là midi. Je vous laisse à penser combien je - fus étonné: certes, je le fus de si bonne sorte que, ne sachant à quoi - attribuer ce miracle, j’eus l’insolence de m’imaginer qu’en faveur - de ma hardiesse, Dieu avait encore une fois recloué le Soleil aux - Cieux, afin d’éclairer une si généreuse entreprise. Ce qui accrut mon - étonnement, ce fut de ne point connaître le pays où j’étais, vu qu’il - me semblait qu’étant monté droit, je devais être descendu au même lieu - d’où j’étais parti. Equipé pourtant comme j’étais, je m’acheminai vers - une espèce de chaumière, où j’aperçus de la fumée; et j’en étais à - peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d’un grand nombre - d’hommes tout nus. Ils parurent fort surpris de ma rencontre, car - j’étais le premier, à ce que je pense, qu’ils eussent jamais vu habillé - de bouteilles. Et, pour renverser encore toutes les interprétations - qu’ils auraient pu donner à cet équipage, ils voyaient qu’en marchant - je ne touchais presque point à la terre: aussi ne savaient-ils pas - qu’au moindre branle que je donnais à mon corps, l’ardeur des rayons de - midi me soulevait avec ma rosée, et que, sans que mes fioles n’étaient - plus en assez grand nombre, j’eusse été possible à leur vue enlevé dans - les airs.</p> - - <p>Je les voulus aborder; mais, comme si la frayeur les eût changés - en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J’en - attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avaient trahi le - cœur. Je lui demandai, avec bien de la peine (car j’étais tout - essouflé), combien l’on comptait de là à Paris, et depuis quand en - France le monde allait tout nu, et pourquoi ils me fuyaient avec tant - d’épouvante. Cet homme, à qui je parlais, était un vieillard olivâtre, - qui d’abord se jeta à mes genoux; et, joignant les mains en haut - derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta - longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu’il articulât - rien: de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué - d’un muet.</p> - - <p>A quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats - tambour battant, et j’en remarquai deux se séparer du gros, pour me - reconnaître. Quand ils furent assez proches pour être entendus, je leur - demandai où j’étais.</p> - - <p>—Vous êtes en France, me répondirent-ils, mais qui Diable vous a mis - en cet état? et d’où vient que nous ne vous connaissons point? Est-ce - que les vaisseaux sont arrivés? En allez-vous donner avis à monsieur le - Gouverneur? et pourquoi avez-vous divisé votre eau-de-vie en tant de - bouteilles?</p> - - <p>A tout cela, je leur répartis que le Diable ne m’avait point mis en cet - état; qu’ils ne me connaissaient pas, à cause qu’ils ne pouvaient pas - connaître tous les hommes; que je ne savais point que la Seine portât - de navires à Paris, que je n’avais point d’avis à donner à Monsieur de - <i>Montbazon</i><a name="FNanchor_5" id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>; et que je n’étais point chargé d’eau-de-vie.</p> - - <p>—Ho, ho, me dirent-ils, me prenant les bras, vous faites le gaillard? - Monsieur le Gouverneur vous connaîtra bien, lui!</p> - - <p>Ils me menèrent vers leur gros, où j’appris que j’étais véritablement - en France, mais en la Nouvelle<a name="FNanchor_6" id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>, de sorte qu’à quelque temps de là - je fus présenté à <i>Monsieur de Montmagnie, qui en est le</i> Vice-Roi, - qui me demanda mon pays, mon nom et ma qualité; et, après que je l’eus - satisfait, lui contant l’agréable succès de mon voyage, soit qu’il le - crût, <span class="pagenum" id="Page_28">28</span> soit qu’il feignît de le croire, il eut la bonté de me faire - donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de - rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s’étonna - point, quand je lui dis qu’il fallait que la Terre eût tourné pendant - mon élévation, puisque, ayant commencé de monter à deux lieues de - Paris, j’étais tombé, par une ligne quasi-perpendiculaire, en Canada.</p> - - <p>Le soir, comme je m’allais coucher, il entra dans ma chambre, et me dit:</p> - - <p>—Je ne serais pas venu interrompre votre repos, si je n’avais cru - qu’une personne qui a pu trouver le secret de faire tant de chemin en - un demi-jour n’ait pas eu aussi celui de ne se point lasser. Mais vous - ne savez pas, ajouta-t-il, la plaisante querelle que je viens d’avoir - pour vous avec nos Pères <i>Jésuites</i>? Ils veulent absolument que vous - soyez magicien; et la plus grande grâce que vous puissiez obtenir d’eux - est de ne passer que pour imposteur. Et, en effet, ce mouvement que - vous attribuez à la Terre est un paradoxe assez délicat; et, pour moi, - je vous dirai franchement que ce qui fait que je ne suis pas de votre - opinion, c’est qu’encore qu’hier vous soyez parti de Paris, vous pouvez - être arrivé aujourd’hui en cette contrée, sans que la Terre ait tourné; - car le Soleil, vous ayant enlevé par le moyen de vos bouteilles, ne - doit-il pas vous avoir amené ici, puisque, selon Ptolémée, Tycho Brahé - et les philosophes modernes, il chemine du biais que vous faites - marcher la Terre? Et puis, quelle grande vraisemblance avez-vous, pour - vous figurer que le Soleil soit immobile, quand nous le voyons marcher? - et quelle apparence que la Terre tourne avec tant de rapidité, quand - nous la sentons ferme dessous nous?</p> - - <p>—Monsieur, lui répliquai-je, voici les raisons à peu près qui nous - obligent à le préjuger. Premièrement, il est du sens commun de croire - que le Soleil a pris la place au centre de l’univers, puisque tous - les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical; qu’il - habite au cœur de ce Royaume, pour être en état de satisfaire - promptement à la nécessité de chaque partie, et que la cause des - générations soit placée au milieu de tous les corps, pour y agir - également et plus aisément: de même que la sage Nature a placé les - parties génitales dans l’homme, les pépins dans le centre des pommes, - les noyaux au milieu de leur fruit; et de même que l’oignon conserve, - à l’abri de cent écorces qui l’environnent, le précieux germe où - dix millions d’autres ont à puiser leur essence; car cette pomme - est un petit univers à soi-même, dont le pépin, plus chaud que les - autres parties, est le soleil, qui répand autour de soi la chaleur - conservatrice de son globe; et ce germe, dans cette opinion, est - le petit Soleil de ce petit monde, qui réchauffe et nourrit le sel - végétatif de cette petite masse. Cela donc supposé, je dis que la - Terre ayant besoin de la lumière, de la chaleur, et de l’influence de - ce grand feu, elle tourne autour de lui pour recevoir également en - toutes ses parties cette vertu qui la conserve. Car il serait aussi - ridicule de croire que ce grand corps lumineux tournât autour d’un - point dont il n’a que faire que de s’imaginer, quand nous voyons une - alouette rôtie, qu’on a, pour la cuire, tourné la cheminée alentour. - Autrement, si c’était au Soleil à faire cette corvée, il semblerait - que la médecine eût besoin du malade; que le fort dût plier sous le - faible; le grand servir au petit; et qu’au lieu qu’un vaisseau cingle - le long des côtes d’une province, la province tournerait autour du - vaisseau. Que si vous avez peine à comprendre comme une masse si lourde - se peut mouvoir, dites-moi, je vous prie, les Astres et les Cieux, que - vous faites si solides, sont-ils plus légers? Encore est-il plus aisé - à nous, qui sommes assurés de la rondeur de la Terre, de conclure son - mouvement par sa <span class="pagenum" id="Page_29">29</span> figure. Mais pourquoi supposer le Ciel rond, puisque - vous ne le sauriez savoir, et que, de toutes les figures, s’il n’a pas - celle-ci, il est certain qu’il ne se peut mouvoir? Je ne vous reproche - point vos excentèques, ni vos épicicles, lesquels vous ne sauriez - expliquer que très confusément, et dont je sauve mon système. Parlons - seulement des causes naturelles de ce mouvement. Vous êtes contraints, - vous autres, de recourir aux intelligences qui remuent et gouvernent - vos globes? Mais moi, sans interrompre le repos du Souverain Etre, qui - sans doute a créé la Nature toute parfaite, et de la sagesse duquel il - est de l’avoir achevée, de telle sorte que, l’ayant accomplie pour une - chose, il ne l’ait pas rendue défectueuse pour une autre; je dis que - les rayons du Soleil, avec ses influences, venant à frapper dessus, par - leur circulation, la font tourner, comme nous faisons tourner un globe - en le frappant de la main; ou de même que les fumées, qui s’évaporent - continuellement de son sein, du côté que le Soleil la regarde, - répercutées par le froid de la moyenne région, rejaillissent dessus, - et de nécessité, ne la pouvant frapper que de biais, la font ainsi - pirouetter. L’explication des deux autres mouvements est encore moins - embrouillée. Considérez un peu, je vous prie...</p> - - <p>A ces mots, <i>Monsieur de Montmagnie</i> m’interrompit:</p> - - <p>—J’aime mieux, dit-il, vous dispenser de cette peine; aussi bien, - ai-je lu, sur ce sujet, quelques livres de Gassendi, mais à la charge - que vous écouterez ce que me répondit un jour un de nos Pères, qui - soutenait votre opinion: «En effet, disait-il, je m’imagine que la - Terre tourne, non point pour les raisons qu’allègue Copernic, mais - parce que, le feu d’enfer <i>ainsi que vous apprend la Sainte-Ecriture</i>, - étant enclos au centre de la terre, les damnés, qui veulent fuir - l’ardeur de sa flamme, gravissent, pour s’en éloigner, contre la voûte, - et font ainsi tourner la Terre, comme un chien fait tourner une roue, - lorsqu’il court enfermé dedans.»</p> - - <p>Nous louâmes quelque temps cette pensée, comme un pur zèle de ce bon - Père, et enfin <i>Monsieur de Montmagnie</i> me dit qu’il s’étonnait fort, - vu que le système de Ptolémée était si peu probable, qu’il eût été si - généralement reçu.</p> - - <p>—Monsieur, lui répondis-je, la plupart des hommes, qui ne jugent que - par les sens, se sont laissé persuader à leurs yeux, et de même que - celui dont le vaisseau vogue terre à terre croit demeurer immobile, et - que le rivage chemine, ainsi les hommes, tournant avec la Terre autour - du Ciel, ont cru que c’était le Ciel lui-même qui tournait autour - d’eux. Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se - persuadent que la Nature n’a été faite que pour eux, comme s’il était - vraisemblable que le Soleil, un grand corps quatre cent trente-quatre - fois plus vaste que la terre, n’eût été allumé que pour mûrir ses - nèfles, et pommer ses choux. Quant à moi bien loin de consentir à leur - insolence, je crois que les Planètes sont des mondes autour du Soleil, - et que les étoiles fixes sont aussi des Soleils qui ont des Planètes - autour d’eux, c’est-à-dire, des mondes que nous ne voyons pas d’ici à - cause de leur petitesse, et parce que leur lumière <ins class="correction" title="empruntées">empruntée</ins> ne saurait - venir jusqu’à nous. Car comment, en bonne foi, s’imaginer que ces - globes si spacieux ne soient que de grandes campagnes désertes, et que - le nôtre, à cause que nous y campons <i>une douzaine de glorieux coquins</i> - ait été bâti pour <i>commander à tous</i>? Quoi! parce que le Soleil - compasse nos jours et nos années, est-ce à dire, pour cela, qu’il n’ait - été construit qu’afin que nous ne frappions pas de la tête contre - les murs? Non, non, si ce Dieu visible éclaire l’homme, c’est par - accident, <span class="pagenum" id="Page_30">30</span> comme le <ins class="correction" title="flambleau">flambeau</ins> du Roi éclaire par accident au Crocheteur - qui passe par la rue.</p> - - <p>—Mais, me dit-il, si, comme vous assurez, les étoiles fixes sont - autant de Soleils, on pourrait conclure de là que le monde serait - infini, puisqu’il est vraisemblable que les peuples de ce monde - qui sont autour d’une étoile fixe, que vous prenez pour un Soleil, - découvrent encore au-dessus d’eux d’autres étoiles fixes que nous ne - saurions apercevoir d’ici, et qu’il en va de cette sorte à l’infini.</p> - - <p>—N’en doutez point, lui répliquai-je, comme Dieu a pu faire l’âme - immortelle, il a pu faire le monde infini, s’il est vrai que l’éternité - n’est rien autre chose qu’une durée sans bornes, et l’infini, une - étendue sans limites. Et puis, Dieu serait fini lui-même, supposé que - le monde ne fût pas infini, puisqu’il ne pourrait pas être où il n’y - aurait rien, et qu’il ne pourrait accroître la grandeur du monde qu’il - n’ajoutât quelque chose à sa propre étendue, commençant d’être où il - n’était pas auparavant. Il faut donc croire que, comme nous voyons - d’ici Saturne et Jupiter, si nous étions dans l’un ou dans l’autre, - nous découvririons beaucoup de mondes que nous n’apercevons pas, et que - l’univers est à l’infini construit de cette sorte.</p> - - <p>—Ma foi! me répliqua-t-il, vous avez beau dire, je ne saurais du tout - comprendre cet infini.</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_31">31</span></p> - - <div class="figcenter2" style="width: 439px;"> - <img src="images/page-31.jpg" alt="" title="" width="439" height="600" /> - <p class="caption">Dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées... (<a href="#Page_33">Page 33</a>).</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-31.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>—Hé! dites-moi, lui repartis-je, comprenez-vous le rien qui est au - delà? Point du tout. Car, quand vous songez à ce néant, vous vous - l’imaginez tout au moins comme du vent ou comme de l’air, et cela, - c’est quelque chose; mais l’infini, si vous ne le comprenez en général, - vous le concevez au moins par parties, puisqu’il n’est pas difficile de - se figurer, au delà de ce que nous voyons de terre et d’air, du feu, - d’autre air, et d’autre terre. Or, l’infini n’est rien qu’une tissure - sans bornes de tout cela. Que si vous me demandez de quelle façon ces - mondes ont été faits, vu que la Sainte-Ecriture parle seulement d’un - que Dieu créa<a name="FNanchor_7" id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>, <i>je réponds qu’elle ne parle que du nôtre à cause - qu’il est le seul que Dieu ait voulu prendre la peine de faire de sa - propre main, mais</i> tous les autres <i>qu’on voit ou</i> qu’on ne voit point, - <i>suspendus parmi l’azur de l’Univers</i>, ne sont rien que de l’écume des - Soleils qui se purgent. Car comment ces grands feux pourraient-ils - subsister, s’ils n’étaient attachés à quelque matière qui les nourrit? - Or, de même que le feu pousse loin de chez soi la cendre dont il est - étouffé, de même que l’or, dans le creuset, se détache en s’affinant, - du marcassite qui affaiblit son carat, et de même encore que notre - cœur se dégage, par le vomissement, des humeurs indigestes qui - l’attaquent; ainsi <i>le</i> Soleil dégorge tous les jours et se purge, des - restes de la matière qui <i>nourrit son</i> feu. Mais, lorsqu’il aura tout à - fait consumé cette matière qui l’entretient, vous ne devez point douter - qu’il ne se répande de tous côtés pour chercher une autre pâture, et - qu’il ne s’attache à tous les mondes qu’il aura construits autrefois, - à ceux particulièrement qu’il rencontrera les plus proches; alors ces - grands feux, rebouillant tous les corps, les rechasseront pêle-mêle - de toutes parts comme auparavant, et, s’étant peu à peu purifiés, - ils commenceront de servir de Soleil à d’autres petits mondes qu’ils - engendreront en les poussant hors de leur Spère. Et c’est ce qui a fait - sans doute prédire aux Pythagoriciens l’embrasement <span class="pagenum" id="Page_33">33</span> - universel. Ceci n’est pas une imagination ridicule: la Nouvelle-France, - où nous sommes, en produit un exemple bien convaincant. Ce vaste - continent de l’Amérique est une moitié de la Terre, laquelle, en - dépit de nos prédécesseurs, qui avaient mille fois cinglé l’Océan, - n’avait point été encore découverte; aussi n’y était-elle pas encore, - non plus que beaucoup d’îles, de péninsules, et de montagnes, qui se - sont soulevées sur notre globe, quand les rouillures du Soleil qui se - nettoyait ont été poussées assez loin, et condensées en pelotons assez - pesants, pour être attirées par le centre de notre monde, possible - peu à peu, en particules menues, peut-être aussi tout à coup en une - masse. Cela n’est pas si déraisonnable, que saint Augustin n’y eût - applaudi, si la découverte de ce pays eût été faite de son âge; puisque - ce grand personnage, dont le génie était éclairé <i>du Saint-Esprit</i>, - assure que de son temps la Terre était plate comme un four, et qu’elle - nageait sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée. Mais, si j’ai - jamais l’honneur de vous voir en France, je vous ferai observer, par - le moyen d’une lunette excellente, que certaines obscurités, qui d’ici - paraissent des taches, sont des mondes qui se construisent.</p> - - <p>Mes yeux, qui se fermaient en achevant ce discours, obligèrent - <i>Monsieur de Montmagnie à me souhaiter le bonsoir</i>. Nous eûmes, le - lendemain et les jours suivants, des entretiens de pareille nature. - Mais, comme, quelque temps après, l’embarras des affaires de la - Province accrocha notre Philosophie, je retombai de plus belle au - dessein de monter à la Lune.</p> - - <p>Je m’en allais, dès qu’elle était levée, rêvant, parmi les bois, à la - conduite et à la réussite de mon entreprise; et enfin, une veille de - Saint-Jean, qu’on tenait conseil dans le Fort pour déterminer si l’on - donnerait secours aux Sauvages du pays contre les Iroquois, je m’en - allai tout seul, derrière notre habitation, au coupeau d’une petite - montagne, où voici ce que j’exécutai. J’avais fait une machine que je - m’imaginais capable de m’élever autant que je voudrais, en sorte que, - rien de tout ce que j’y croyais nécessaire n’y manquant, je m’assis - dedans, et me précipitai en l’air, du haut d’une roche. Mais, parce - que je n’avais pas bien pris mes mesures, je culbutai rudement dans la - vallée. Tout froissé néanmoins que j’étais, je m’en retournai dans ma - chambre, sans perdre courage, et je pris de la moelle de bœuf, dont - je m’oignis tout le corps, car j’étais tout meurtri, depuis la tête - jusqu’aux pieds; et, après m’être fortifié le cœur d’une bouteille - d’essence cordiale, je m’en retournai chercher ma machine; mais je - ne la trouvai point, car certains soldats, qu’on avait envoyés dans - la forêt couper du bois pour faire le feu de la Saint-Jean, l’ayant - rencontrée par hasard, l’avaient apportée au Fort, où, après plusieurs - explications de ce que ce pouvait être, quand on eut découvert - l’invention du ressort, quelques-uns dirent qu’il y fallait attacher - quantité de fusées volantes, parce que, leur rapidité les ayant - enlevées bien haut, et le ressort agitant ses grandes ailes, il n’y - aurait personne qui ne prît cette machine pour un dragon de feu. Je la - cherchai longtemps, cependant, mais enfin je la trouvai, au milieu de - la place de Québec, comme on y mettait le feu.</p> - - <p>La douleur de rencontrer l’œuvre de mes mains en un si grand péril - me transporta tellement que je courus saisir le bras du soldat qui y - allumait le feu. Je lui arrachai sa mèche, et me jetai tout furieux - dans ma machine pour briser l’artifice dont elle était environnée; - mais j’arrivai trop tard, car à peine y eus-je les deux pieds, que me - voilà enlevé dans la nue. L’horreur dont je fus consterné ne renversa - point tellement les facultés de mon âme que je ne me sois souvenu - depuis de tout ce qui <span class="pagenum" id="Page_34">34</span> m’arriva en cet instant. Car, dès que la flamme - eut dévoré un rang de fusées, qu’on avait disposées six à six, par le - moyen d’une amorce qui bordait chaque demi-douzaine, un autre étage - s’embrasait, puis un autre; en sorte que le salpêtre, prenant feu, - éloignait le péril en le croissant. La matière, toutefois, étant usée, - fit que l’artifice manqua, et, lorsque je ne songeais plus qu’à laisser - ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis, sans que je remuasse - aucunement, mon élévation continuée, et, ma machine prenant congé de - moi, je la vis retomber vers la terre.</p> - - <p>Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d’une joie si - peu commune que, ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus - l’impudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchais, des - yeux et de la pensée, ce qui en pouvait être la cause, j’aperçus ma - chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étais enduit - pour les meurtrissures de mon trébuchement; je connus qu’étant alors - en décours, et la Lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer - la moelle des animaux, elle buvait celle dont je m’étais enduit, avec - d’autant plus de force que son globe était plus proche de moi, et que - l’interposition des nuées n’en affaiblissait point la vigueur.</p> - - <p>Quand j’eus percé, selon le calcul que j’ai fait depuis, beaucoup plus - des trois quarts du chemin qui sépare la Terre d’avec la Lune, je me - vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en - aucune façon; encore, ne m’en fussé-je pas aperçu, si je n’eusse senti - ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que - je ne retombais pas vers notre monde; car, encore que je me trouvasse - entre deux Lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignais - de l’une à mesure que je m’approchais de l’autre, j’étais assuré que - la plus grande était notre globe; parce qu’au bout d’un jour ou deux - de voyage, les réfractions éloignées du Soleil venant à confondre la - diversité des corps et des climats, il ne m’avait plus paru que comme - une grande plaque d’or: cela me fit imaginer que je baissais vers - la Lune; et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me - souvenir que je n’avais commencé de choir qu’après les trois quarts du - chemin.</p> - - <p>—Car, disais-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, - il faut que la sphère de son activité ait aussi moins d’étendue, et - que, par conséquent, j’aie senti plus tard la force de son centre.</p> - - <p>Enfin, après avoir été fort longtemps à tomber (à ce que je préjugeai, - car la violence du précipice m’empêcha de le remarquer), le plus loin - dont je me souviens, c’est que je me trouvai sous un arbre, embarrassé - avec trois ou quatre branches assez grosses que j’avais éclatées par ma - chute, et le visage mouillé d’une pomme qui s’était écachée contre.</p> - - <p>Par bonheur, ce lieu-là était, comme vous le saurez bientôt, le paradis - <i>terrestre et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’arbre - de vie</i>.</p> - - <p>Ainsi vous pouvez bien juger que, sans ce <i>miraculeux</i> hasard, je - serais mille fois mort. J’ai souvent fait depuis réflexion sur ce que - le vulgaire assure qu’en se précipitant d’un lieu fort haut, on est - étouffé avant de toucher la terre; et j’ai conclu, de mon aventure, - qu’il en avait menti, ou bien qu’il fallait que le jus énergique de - ce fruit, qui m’avait coulé dans la bouche, eût rappelé mon âme qui - n’était pas loin de mon cadavre encore tout tiède, et encore disposé - aux fonctions de la vie. En effet, sitôt que je fus à terre, ma douleur - s’en alla, avant même de se perdre en ma mémoire et la faim, dont - pendant mon voyage j’avais été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en - sa place qu’un léger souvenir de l’avoir perdue.</p> - - <p>A peine, quand je fus relevé, eus-je observé <i>les bords de</i> la plus - large <span class="pagenum" id="Page_35">35</span> des quatre grandes rivières qui forment un lac en s’abouchant, - que l’esprit ou l’âme invisible des simples, qui s’exhalent sur cette - contrée, me vint réjouir l’odorat; et je connus que les cailloux n’y - étaient ni durs ni raboteux, et qu’ils avaient soin de s’amollir, quand - on marchait dessus. Je rencontrai d’abord une étoile de cinq avenues, - dont les <i>chênes qui la composent</i> semblaient par leur excessive - hauteur porter au Ciel un parterre de haute futaie. En promenant mes - yeux, de la racine au sommet, puis les précipitant du faîte jusqu’au - pied, je doutais si la terre les portait, ou si eux-mêmes ne portaient - point la terre pendue à leurs racines; leur front, superbement - élevé, semblait aussi plier, comme par force, sous la pesanteur des - globes célestes, dont on dirait qu’ils ne soutiennent la charge - qu’en gémissant; leurs bras, étendus vers le Ciel, témoignaient, en - l’embrassant, demander aux Astres la bénignité toute pure de leurs - influences, et les recevoir, avant qu’elles aient rien perdu de leur - innocence, au lit des Eléments.</p> - - <p>Là, de tous côtés, les fleurs, sans avoir eu d’autre Jardinier que - la Nature, respirent une haleine si douce, quoique sauvage, qu’elle - réveille et satisfait l’odorat; là, l’incarnat d’une rose sur - l’églantier, et l’azur éclatant d’une violette sous des ronces, ne - laissant point de liberté pour le choix, font juger qu’elles sont - toutes deux plus belles l’une que l’autre; là, le Printemps compose - toutes les Saisons; là, ne germe point de plante vénéneuse, que sa - naissance ne trahisse sa construction; là, les ruisseaux, par un - agréable murmure, racontent leurs voyages aux cailloux; là, mille - petits gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit de leurs - mélodieuses chansons; et la trémoussante assemblée de ces divins - musiciens est si générale, qu’il semble que chaque feuille, dans ce - bois, ait pris la langue et la figure d’un rossignol; et même l’Echo - prend tant de plaisir à leurs airs, qu’on dirait, à les lui entendre - répéter, qu’elle ait envie de les apprendre.</p> - - <p>A côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu - fait une émeraude à perte de vue. Le mélange confus des peintures, - que le Printemps attache à cent petites fleurs, en égare les nuances - l’une dans l’autre avec une si agréable confusion, qu’on ne sait si ces - fleurs, agitées par un doux zéphyr, courent plutôt après elles-mêmes - qu’elles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre. On - prendrait même cette prairie pour un Océan, à cause qu’elle est comme - une mer qui n’offre point de rivage, en sorte que mon œil, épouvanté - d’avoir couru si loin sans découvrir le bord, y envoyait vitement ma - pensée; et ma pensée, doutant que ce fût l’extrémité du monde, se - voulait persuader que des lieux si charmants avaient peut-être forcé le - Ciel de se joindre à la Terre.</p> - - <p>Au milieu d’un tapis si vaste et si plaisant, court à bouillons - d’argent une fontaine rustique, qui couronne ses bords d’un gazon - émaillé de <i>pâquerettes</i>, de bassinets, de violettes, et ces fleurs, - semblent se presser à qui s’y mirera la première: elle est encore au - berceau, car elle ne vient que de naître, et sa face jeune et polie - ne montre pas seulement une ride. Les grands cercles qu’elle promène - en revenant mille fois sur elle-même montrent que c’est bien à regret - qu’elle sort de son pays natal; et, comme si elle eût été honteuse de - se voir caressée auprès de sa mère, elle repoussa en murmurant ma main - qui la voulait toucher. Les animaux qui s’y venaient désaltérer, plus - raisonnables que ceux de notre monde, témoignaient être surpris de voir - qu’il faisait grand jour vers l’horizon, pendant qu’ils regardaient - le Soleil aux Antipodes, et n’osaient se pencher sur le bord, de la - crainte qu’ils avaient de tomber au Firmament.</p> - - <p>Il faut que je vous avoue qu’à la vue de tant de belles choses, je - me <span class="pagenum" id="Page_36">36</span> sentis chatouillé de ces agréables douleurs, qu’on dit que sent - l’embryon, à l’infusion de son âme. Le vieux poil me tomba pour faire - place à d’autres cheveux plus épais et plus déliés. Je sentis ma - jeunesse se rallumer, mon visage devenir vermeil, ma chaleur naturelle - se remêler doucement à mon humide radical; enfin, je reculai sur mon - âge environ quatorze ans.</p> - - <p>J’avais cheminé une demi-lieue à travers une forêt de jasmins et de - myrtes, quand j’aperçus, couché à l’ombre, je ne sais quoi qui remuait. - C’était un jeune adolescent, dont la majestueuse beauté me força - presque à l’adoration. Il se leva pour m’en empêcher:</p> - - <p>—Ce n’est pas à moi, s’écria-t-il, c’est à Dieu que tu dois ces - humilités!</p> - - <p>—Vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée de tant de - miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations; car, - venant d’un monde que vous prenez sans doute ici pour une Lune, je - pensais être abordé dans un autre, que ceux de mon pays appellent la - Lune aussi; et voilà que je me trouve en Paradis, aux pieds d’un Dieu - qui ne veut pas être adoré et <i>d’un étranger qui parle ma langue</i>.</p> - - <p>—Hormis la qualité de Dieu, me répliqua-t-il,<a name="FNanchor_8" id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a> ce que vous dites - est véritable; cette terre-ci est la Lune, que vous voyez de votre - globe; et ce lieu-ci où vous marchez est <i>le paradis, mais c’est le - paradis terrestre où n’ont jamais entré que six personnes, Adam, Eve, - Enoc, moi, qui suis le Vieil Elie, Saint-Jean l’Evangéliste et vous. - Vous savez bien comme les deux premiers en furent bannis, mais vous ne - savez pas comment ils arrivèrent en votre monde. Sachez donc qu’après - avoir tâté tous deux de la pomme défendue, Adam qui craignait que Dieu - irrité par sa présence ne rengregeast sa punition, considéra la Lune, - votre terre, comme le seul refuge où il se pourrait mettre à l’abri des - poursuites de son créateur</i>.</p> - - <p>—Or, en ce temps-là, l’imagination chez l’homme était si forte, pour - n’avoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la - crudité des aliments, ni par l’altération des maladies, qu’étant alors - excité au violent désir d’aborder cet asile, et que sa masse étant - devenue légère par le feu de cet enthousiasme, il y fut enlevé, de la - même sorte qu’il s’est vu des Philosophes, leur imagination fortement - tendue à quelque chose, être emportés en l’air par des ravissements que - vous appelez extatiques. <i>Eve</i>, que l’infirmité de son sexe rendait - plus faible et moins chaude, n’aurait pas eu sans doute l’imaginative - assez vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids - de la matière, mais parce qu’il y avait très peu <i>qu’elle avait été - tirée du corps de son mari</i>, la sympathie, dont cette moitié était - encore liée à son tout, la porta vers lui à mesure qu’il montait, - comme l’ambre se fait suivre de la paille, comme l’aimant se tourne au - septentrion d’où il a été arraché, et <i>Adam</i> attira <i>l’ouvrage de sa - côte</i>, comme la mer attire les fleuves qui sont sortis d’elle. Arrivés - qu’ils furent en votre terre, ils s’habituèrent entre la Mésopotamie - et l’Arabie; <i>les Hébreux</i> l’ont connu sous le nom d’<i>Adam</i> et les - Idolâtres sous celui de Prométhée, que <i>leurs</i> Poètes feignirent avoir - dérobé le feu du Ciel, à cause de ses descendants, qu’il engendra - pourvus d’une âme aussi parfaite que celle dont il était rempli. - Ainsi, pour habiter votre monde, <i>le premier</i> homme laissa celui-ci - désert; mais le Tout-Sage ne voulut pas qu’une demeure si heureuse - restât sans habitants: il permit, peu de siècles après, qu’<i>Enoc</i>, - ennuyé de la compagnie des hommes, dont l’innocence se corrompait, eût - envie de les abandonner. <i>Mais ce Saint</i> personnage ne jugea point de - retraite assurée contre l’ambition de ses parents, <span class="pagenum" id="Page_37">37</span> qui s’égorgeaient - déjà pour le partage de votre monde, sinon la terre <ins class="correction" title="bienhereuse">bienheureuse</ins> dont - <i>jadis Adam</i> son aïeul lui avait tant parlé. <i>Toutefois comment y - aller. L’Echelle de Jacob n’était pas encore inventée, la grâce</i> du - <i>Très-Haut</i><a name="FNanchor_9" id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> y suppléa; car, <i>elle fit qu’Enoc s’avisa que le feu du - Ciel descendait sur les holocaustes des Justes et de ceux qui étaient - agréables devant la face du Seigneur, selon la parole de sa bouche, - «L’odeur des sacrifices du Juste est montée jusqu’à moi». Un jour que - cette flamme divine était acharnée à consumer une victime qu’il offrait - à l’Eternel, de la vapeur qui s’exhalait</i>, il remplit deux grands vases - qu’il luta hermétiquement, et se les attacha sous les <ins class="correction" title="aiselles"><i>aisselles</i></ins>. La - fumée aussitôt, qui tendait à s’élever, et qui ne pouvait pénétrer - <i>que par miracle</i> le métal, poussa les vases en haut, et, de la sorte, - enlevèrent avec eux ce Saint homme. Quand il fut monté jusqu’à la Lune, - et qu’il eut jeté les yeux sur ce beau jardin, un épanouissement de - joie presque surnaturelle lui fit connaître que c’était le <i>paradis - terrestre</i> où son <i>grand-père</i> avait autrefois demeuré. Il délia - promptement les vaisseaux qu’il avait ceints comme des ailes autour - de ses épaules, et le fit avec tant de bonheur, qu’à peine était-il - en l’air quatre toises au-dessus de la Lune, qu’il prit congé de ses - nageoires. L’élévation cependant était assez grande pour le beaucoup - blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent s’engouffra, - et l’<i>ardeur du feu de charité qui</i> le soutint doucement, jusqu’à - ce qu’il eût mis pied à terre. Pour les deux vases, ils montèrent - <i>toujours jusqu’à ce que Dieu les enchâssât dans le Ciel</i>, et c’est ce - qu’aujour’d’hui vous appelez les Balances, <i>qui nous montrent bien tous - les jours qu’elles sont encore pleines des odeurs du sacrifice d’un - juste par les influences favorables qu’elles inspirent sur l’horoscope - de Louis le Juste qui eut les balances pour ascendants</i>.</p> - - <p><i>Il n’était pas encore toutefois en ces jardins et n’y arriva que - quelque temps après.</i></p> - - <p><i>Ce fut lorsque déborda le déluge, car les eaux où votre monde - s’engloutit montèrent à une hauteur si prodigieuse que l’arche voguait - dans les cieux à côté de la Lune.</i></p> - - <p><i>Les humains aperçurent ce globe par la fenêtre, mais la réflexion de - ce grand corps opaque s’affaiblissant à cause de leur proximité qui - partageait sa lumière, chacun d’eux crut que c’était un canton de la - terre qui n’avait pas été noyé.</i></p> - - <p><i>Il n’y eut qu’une fille de Noé nommée Achab, qui, à cause peut-être - qu’elle avait pris garde qu’à mesure que le navire haussait, ils - approchaient de cet astre, soutint à cor et à cris qu’assurément - c’était la Lune.</i></p> - - <p><i>On eut beau lui représenter que, les sondes jetées, on n’avait - trouvé que quinze coudées d’eau, elle répondait que le fer avait donc - rencontré le dos d’une baleine qu’ils avaient pris pour la terre, que - quant à elle, elle était bien assurée que c’était la Lune en propre - personne qu’ils allaient aborder.</i></p> - - <p><i>Enfin, comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes - se le persuadèrent ensuite.</i></p> - - <p><i>Les voilà donc, malgré la défense des hommes, qui jettent l’esquif - en mer; Achab était la plus hasardeuse, aussi voulut-elle la première - essayer le péril, elle se lance allègrement dedans et tout son sexe - l’allait joindre sans <ins class="correction" title="un">une</ins> vague qui sépara le bateau du navire. On - eut beau crier après elle, l’appeler cent fois lunatique, protester - qu’elle serait cause qu’un jour on reprocherait à toutes les femmes - d’avoir dans la tête un quartier de <span class="pagenum" id="Page_38">38</span> la lune, elle se moqua d’eux. La - voilà qui vogue hors du monde. Les animaux suivirent son exemple, car - la plupart des oiseaux qui se sentirent l’aile assez forte pour risquer - le voyage, impatients de la première prison dont on eût encore arrêté - leur liberté, donnèrent jusque-là; des quadrupèdes même, les plus - courageux, se mirent à la nage. Il en était sorti près de mille avant - que les fils de Noé pussent fermer les étables que la foule des animaux - qui s’échappaient tenait ouverte. La plupart abordèrent ce nouveau - monde. Pour l’esquif, il alla donner contre un coteau fort agréable - où la généreuse Achab descendit et, joyeuse d’avoir connu qu’en effet - cette terre était la lune, ne voulut point se rembarquer pour rejoindre - ses frères. Elle s’habitua quelques temps dans une grotte et comme un - jour elle se promenait, balançant si elle serait fâchée d’avoir perdu - la compagnie des siens ou si elle en serait bien aise, elle aperçut un - homme qui abattait du gland.</i></p> - - <p><i>La joie d’une telle rencontre la fit voler aux embrassements; elle - en reçut de réciproques, car il y avait encore plus longtemps que le - vieillard n’avait vu visage humain. C’était Enoc le juste. Ils vécurent - ensemble, et sans que le naturel impie de ses enfants et l’orgueil de - la femme l’obligea de se retirer dans les bois ils auraient achevé - ensemble de filer leurs jours avec toute la douceur dont Dieu bénit - le mariage des justes. Là tous les jours, dans les retraites les plus - sauvages de ces affreuses solitudes, ce bon vieillard offrait à Dieu, - d’un esprit épuré, son cœur en holocauste, quand, de l’arbre de - science que vous savez qui est en ce jardin, un jour étant tombé une - pomme dans la rivière au bord de laquelle il est planté, elle fut - portée à la merci des vagues hors le Paradis en un lieu où le pauvre - Enoc pour sustenter sa vie prenait du poisson à la pêche. Ce beau fruit - fut arrêté dans le filet, il le mangea; aussitôt il connut où était le - Paradis <ins class="correction" title="terreste">terrestre</ins> et par des secrets que vous ne sauriez concevoir si - vous n’avez mangé comme lui de la pomme de science, il y vint demeurer.</i></p> - - <p>Il faut maintenant que je vous raconte la façon dont j’y suis venu.</p> - - <p><i>Vous n’avez pas oublié je pense que je me nomme Hélie</i> car je vous - l’ai dit naguère. Vous saurez donc que <i>j’étais en votre monde et - que</i> j’habitais avec <i>Elisée, un Hébreu comme moi</i>, sur les agréables - bords <i>du Jourdain</i>, où je menais, parmi les livres, une vie assez - douce pour ne pas la regretter, encore qu’elle s’écoulât. Cependant, - plus les lumières de mon esprit croissaient, plus aussi croissait la - connaissance de celles que je n’avais point. Jamais nos <i>prêtres</i> ne me - ramentevaient <i>Adam</i>, que le souvenir de <i>cette</i> Philosophie parfaite - <i>qu’il avait possédée</i> ne me fît soupirer. Je désespérais de la pouvoir - acquérir, quand un jour, après avoir <i>sacrifié pour l’expiation des - faiblesses de mon être mortel, je m’endormis et l’Ange du Seigneur - m’apparut en songe; aussitôt que je fus réveillé, je ne manquai pas - de travailler aux choses qu’il m’avait <ins class="correction" title="prescrite">prescrites</ins></i><a name="FNanchor_10" id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>: je pris de - l’aimant environ deux pieds en carré, que je mis dans un fourneau puis - lorsqu’il fut bien purgé, précipité et dissous, j’en tirai l’attractif, - <i>je calcinai tout cet élixir</i> et le réduisis à la grosseur d’environ - une balle médiocre.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 503px;"> - <img src="images/page-39.jpg" alt="" title="" width="503" height="600" /> - <p class="caption">Je fus mené droit à l’Hôtel de Ville.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-39.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>En suite de ces préparations, je fis construire <i>un chariot</i> de fer - fort <i>léger et de là, à quelques mois, tous mes engins étant achevés - j’entrai dans mon industrieuse charrette: vous me demanderez possible - à quoi bon tout cet attirail. Sachez que l’Ange m’avait dit en songe - que si je voulais acquérir une science parfaite comme je le désirais, - je montasse <span class="pagenum" id="Page_39">39</span> au monde de la Lune, où je trouverais devant le Paradis - d’Adam, l’arbre de la Science, parce qu’aussitôt que j’aurais tâté - de son fruit, mon âme serait éclairée de toutes les vérités dont une - créature est capable, voilà donc le voyage pour lequel j’avais bâti mon - chariot. Enfin, je montai dedans</i> et, lorsque je fus bien ferme et bien - appuyé sur le siège, je jetai fort haut en l’air cette boule d’aimant. - Or la machine de fer, que j’avais forgée tout exprès plus massive au - milieu qu’aux extrémités, fut enlevée aussitôt, et dans un parfait - équilibre, à mesure que j’arrivais où l’aimant m’avait attiré et dès - que j’avais sauté jusque-là <i>ma main</i> le faisait repartir...</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_40">40</span></p> - - <p>—Mais, l’interrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit - au-dessus de votre chariot, qu’il ne se trouvât jamais à côté?</p> - - <p>—Je ne vois point de merveille en cette aventure, me dit-il; car - l’aimant poussé qu’il était en l’air, attirait le fer droit à lui; et, - par conséquent, il était impossible que je montasse jamais à côté. - Je vous dirai même que, tenant ma boule en ma main, je ne laissais - pas de monter, parce que le chariot courait toujours à l’aimant que - je tenais au-dessus de lui; mais la saillie de ce fer, pour s’unir - à ma boule, était si violente, qu’elle me faisait plier le corps en - <i>quatre</i> doubles, de sorte que je n’osai tenter qu’une fois cette - nouvelle expérience. A la vérité, c’était un spectacle à voir bien - étonnant, car l’acier de cette maison volante, que j’avais poli avec - beaucoup de soin, réfléchissait de tous côtés la lumière du Soleil si - vive et si brillante, que je croyais moi-même être <i>emporté dans un - chariot de feu</i><a name="FNanchor_11" id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>. Enfin, après avoir beaucoup rué et volé après mon - coup, j’arrivai, comme vous avez fait, à un terme où je tombais vers - ce monde-ci; et, pour ce qu’en cet instant je tenais ma boule bien - serrée entre mes mains, mon chariot dont le siège me pressait pour - approcher de son attractif, ne me quitta point; tout ce qui me restait - à craindre, c’était de me rompre le col; mais, pour m’en garantir, je - rejetais ma boule de temps en temps, ainsi que ma machine, <i>se sentant - naturellement rattirée</i> se ralentît, et qu’ainsi ma chute fût moins - rude, comme en effet, il arriva; car, quand je me vis à deux ou trois - cents toises près de la terre, je lançai ma balle de tous côtés à fleur - du chariot, tantôt deçà, tantôt delà, jusqu’à ce que je m’en visse à - une certaine distance; et aussitôt je la jetai au-dessus de moi, et, - ma machine l’ayant suivie, je la quittai et me laissai tomber d’un - autre côté le plus doucement que je pus sur le sable, de sorte que ma - chute ne fut pas plus violente que si je fusse tombé de ma hauteur. Je - ne vous représenterai point l’étonnement qui me saisit à la vue des - merveilles qui sont céans, parce qu’il fut à peu près semblable à celui - dont je vous viens de voir consterné.</p> - - <p><i>Vous saurez seulement que j’ai rencontré dès le lendemain l’arbre de - vie par le moyen duquel je m’empêchai de <ins class="correction" title="veillir">vieillir</ins>. Il consomma bientôt - et fit exhaler le serpent en fumée.</i></p> - - <p>—<i>A ces mots, vénérable et sacré patriarche, lui dis-je, je serais - bien aise de savoir ce que vous entendez par le serpent qui fut - consommé.</i></p> - - <p><i>Lui d’un visage riant me répondit ainsi</i>:</p> - - <p>—<i>J’oubliais, ô mon fils, à vous découvrir un secret dont on ne peut - pas vous voir instruit. Vous saurez donc qu’après qu’Eve et son mari - eurent mangé de la pomme défendue, Dieu pour punir le serpent qui les - avait tentés le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né - depuis de créature humaine qui, en punition du crime de son premier - père, ne nourrisse un serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous - les nommez les boyaux et vous les croyez nécessaires aux fonctions de - la vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que des serpents pliés - sur eux-mêmes en plusieurs doubles, quand vous entendez vos entrailles - crier, c’est le serpent qui <ins class="correction" title="sifle">siffle</ins> et qui, suivant ce naturel glouton - dont jadis il incita le premier homme à trop manger, demande à manger - aussi, car Dieu, qui pour vous chasser voulait vous rendre mortel comme - les autres animaux, vous fit obséder par cet insatiable afin que si - vous lui donniez trop à manger, vous vous étouffassiez ou si lorsque - avec les dents invisibles dont cet affamé mord votre estomac, vous lui - refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, il dégorgeât ce venin que - vos docteurs appellent la <span class="pagenum" id="Page_41">41</span> bile et vous achevât tellement par le poison - qu’il inspire à vos artères que vous ne fussiez bientôt consumés.</i></p> - - <p><i>Enfin pour vous montrer que vos boyaux sont un serpent que vous - avez dans le corps, souvenez-vous qu’on en trouva dans les tombeaux - d’Esculape, de Scipion, d’Alexandre, de Charles Martel et d’Edouard - d’Angleterre qui se nourrissaient encore des cadavres de leurs hôtes.</i></p> - - <p>—<i>En effet, lui dis-je, en l’interrompant, j’ai remarqué que comme ce - serpent essaye toujours à s’échapper du corps de l’homme, on lui voit - la tête et le col sortir seul au bas de nos ventres, mais aussi Dieu - n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il - se bandât contre la femme pour lui jeter son venin et que l’enflure - durât neuf mois après l’avoir piquée, et, pour vous montrer que je - parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au Serpent pour - le maudire qu’il aurait beau faire trébucher la femme en se raidissant - contre elle, qu’elle lui ferait enfin baisser la tête.</i></p> - - <p><i>Je voulais continuer ces fariboles, mais Hélie m’en empêcha:</i></p> - - <p>—<i>Songez, dit-il, que ce lieu-ci est saint.</i></p> - - <p><i>Il se tient ensuite quelque temps comme pour se ramentenoir de - l’endroit où il était demeuré, pris il prit ensuite la parole.</i></p> - - <p>—<i>Je ne tâte du fruit de vie que de cent ans en cent ans, son jus a - pour le goût quelque rapport avec l’esprit de vin, ce fut je crois - cette pomme qu’Adam avait mangée qui fut cause que nos premiers pères - vécurent si longtemps parce qu’il était coulé dans leur semence quelque - chose de son énergie jusqu’à ce qu’elle s’éteignît dans les eaux du - déluge.</i></p> - - <p><i>L’arbre de science est planté vis-à-vis. Son fruit est couvert d’une - écorce qui produit l’ignorance dans quiconque en a goûté et qui, sous - l’épaisseur de cette pelure, conserve les spirituelles vertus de ce - docte manger. Dieu autrefois après avoir chassé Adam de cette terre - bienheureuse, de peur qu’il n’en retrouvât le chemin, lui frotta les - gencives de cette écorce. Il fut depuis ce temps-là plus de quinze ans - à radoter et oublia tellement toutes choses que lui ni ses descendants - jusqu’à Moïse ne se souvinrent seulement pas de la création.</i></p> - - <p><i>Mais les restes de la vertu de cette pesante écorce achevèrent de se - dissiper par la chaleur et la clarté du génie de ce grand prophète. - Je m’adressai par bonheur à l’une de ces pommes que la maturité avait - dépouillée de sa peau et ma salive à peine l’avait mouillée que la - philosophie universelle m’absorba.</i></p> - - <p><i>Il me sembla qu’un nombre infini de petits yeux se plongeaient dans ma - tête et je sus le moyen de parler au Seigneur. Quand depuis l’ai fait - réflexion sur cet enlèvement miraculeux, je me suis bien imaginé que - je n’aurais pas pu vaincre par les vertus occultes d’un simple corps - naturel la vigilance du Séraphin que Dieu a ordonné pour la garde de - ce Paradis. Mais parce qu’il se plaît à se servir de causes secondes, - je crus qu’il m’avait inspiré ce moyen pour y entrer, comme il voulut - se servir des côtes d’Adam pour lui faire une femme, quoiqu’il pût la - former de terre aussi bien que lui.</i></p> - - <p><i>Je demeurai longtemps dans ce jardin à me promener sans compagnie. - Mais enfin comme l’ange portier du lieu était mon principal hôte, il - me prit envie de le saluer. Une heure de chemin termina mon voyage - car au bout de ce temps j’arrivai en une contrée où mille éclairs se - confondaient en un, formaient un jour aveugle qui ne servait qu’à - rendre l’obscurité visible.</i></p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_42">42</span></p> - - <p><i>Je n’étais pas encore bien remis de cette aventure que j’aperçus - devant moi un bel adolescent.</i></p> - - <p>—<i>Je suis, me dit-il, l’archange que tu cherches, je viens de lire - dans Dieu qu’il t’avait suggéré les moyens de venir ici, et qu’il - voulait que tu y attendisses sa volonté.</i></p> - - <p><i>Il m’entretint de plusieurs choses et me dit entre autres: que cette - lumière dont j’avais paru effrayé n’était rien de formidable, qu’elle - s’allumait presque tous les soirs quand il faisait la ronde parce que, - pour éviter les surprises des sorciers qui entrent partout sans être - vus, il était contraint de jouer de l’espadon avec son épée flamboyante - autour du Paradis terrestre et que cette lueur <ins class="correction" title="étaient">était</ins> les éclairs - qu’engendrait son acier.</i></p> - - <p><i>Ceux que vous apercevez de votre monde, ajouta-t-il, sont produits - par moi, si quelquefois vous les remarquez bien loin, c’est à cause - que les nuages d’un climat éloigné se trouvant disposés à recevoir - cette impression font rejaillir jusqu’à vous ces légères images de - feu ainsi qu’une vapeur autrement située se trouvât propre à former - l’arc-en-ciel. Je ne vous instruirai pas davantage, aussi bien la pomme - de science n’est pas loin d’ici, aussitôt que vous en aurez mangé, - vous serez docte comme moi, mais surtout gardez vous d’une méprise, - la plupart des fruits qui pendent à ce végétant sont environnés d’une - écorce de laquelle si vous tâtez, vous descendrez au-dessous de l’homme - au lieu que le dedans vous fera monter aussi haut que l’ange.</i></p> - - <p><i>Hélie en était là des instructions que lui avait données le séraphin - quand un petit homme nous vint joindre.</i></p> - - <p>—<i>C’est ici cet Enoc dont je vous ai parlé, me dit tout bas mon - conducteur.</i></p> - - <p><i>Comme il achevait ces mots, Enoc nous présenta un panier plein de je - ne sais quels fruits semblables aux pommes de grenades qu’il venait de - découvrir ce jour-là en un bocage reculé. J’en serrai quelques-unes - dans ma poche par le commandement d’Hélie, lorsqu’il lui demanda qui - j’étais.</i></p> - - <p>—<i>C’est une aventure qui mérite un plus long entretien, repartit mon - guide, ce soir, quand nous serons retirés, il nous conduira à même les - miraculeuses particularités de son voyage.</i></p> - - <p><i>Nous arrivâmes en finissant ceci sous une espèce d’hermitage fait de - branches de palmier ingénieusement entrelacées avec des myrthes et - des orangers. Là j’aperçus dans un petit <ins class="correction" title="rideau">réduit</ins>, des monceaux d’une - certaine filoselle si blanche et si déliée qu’elle pouvait passer pour - l’âme de la neige. Je vis aussi des quenouilles répandues çà et là. Je - demandai à mon conducteur à quoi elles servaient.</i></p> - - <p>—<i>A filer, me répondit-il, quand le bon Enoc veut se débander de la - méditation, tantôt il habille cette filasse, tantôt il tourne du fil, - tantôt il tisse la toile qui sert à tailler des chemises aux onze mille - vierges. Il n’est pas que n’ayez quelquefois rencontré en votre monde - je ne sais quoi de blanc qui voltige en automne, environ des semailles, - les paysans appellent cela</i> coton de Notre-Dame, <i>c’est la bourre dont - Enoc purge son lin quand il le carde</i>.</p> - - <p><i>Nous n’arrêtâmes guère, sans prendre congé d’Enoc dont cette cabane - était la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sitôt fut que - de six en six heures il fait oraison et qu’il y avait bien cela qu’il - avait achevé la dernière.</i></p> - - <p><i>Je suppliai en chemin Hélie de nous achever l’histoire des - assomptions <span class="pagenum" id="Page_43">43</span> qu’il m’avait entamée et lui dis qu’il en était demeuré ce - me semblait à celle de saint Jean l’Evangéliste.</i></p> - - <p>—<i>Alors, puisque vous n’avez pas, me dit-il, la patience d’attendre - que la pomme de savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, - je veux bien vous les apprendre, sachez donc que Dieu...</i></p> - - <p><i>A ces mots je ne sais pas comment le diable s’en mêla, tant y a que je - ne pus pas m’empêcher de l’interrompre pour railler.</i></p> - - <p>—<i>Je m’en souviens, lui dis-je, Dieu fut un jour averti que l’âme de - cet évangéliste était si détachée qu’il ne la retenait plus qu’à force - de serrer les dents, cependant, l’heure où il avait prévu qu’il serait - enlevé céans étant presque expirée de façon que n’ayant pas le temps de - lui préparer une machine, il fut contraint de l’y faire être vivement - sans avoir le loisir de l’y faire aller.</i></p> - - <p><i>Elie pendant tout ce discours me regardait avec des yeux capables de - me tuer si j’eusse été en état de mourir d’autre chose que de faim.</i></p> - - <p>—<i>Abominable, dit-il en se reculant, tu as l’imprudence de railler les - choses saintes, au moins ne serait-ce pas impunément, si le Tout-Sage - ne voulait te laisser aux nations en exemple fameux de sa miséricorde, - va impie hors d’ici, va publier dans ce petit monde et dans l’autre, - car tu es prédestiné à y retourner, la haine irréconciliable que Dieu - porte aux athées.</i></p> - - <p><i>A peine eut-il terminé cette imprécation qu’il m’empoigna et me - conduisit rudement vers la porte, quand nous fûmes arrivés proche un - grand arbre dont les branches chargées de fruits se courbaient presque - à terre.</i></p> - - <p>—<i>Voici l’arbre de savoir, me dit-il, où tu aurais puisé des lumières - inconcevables sans ton irreligion.</i></p> - - <p><i>Il n’eut pas achevé ces mots que feignant de languir de faiblesse je - me laissai tomber contre une branche où je dérobai adroitement. Il s’en - fallait encore plusieurs enjambées que je n’eusse les pieds hors de ce - parc délicieux, cependant la faim me pressait avec tant de violence - qu’elle me fit oublier que j’étais entre les mains d’un prophète - courroucé, cela fit que je tirai une de ces pommes dont j’avais grossi - ma poche, où je cachai mes dents, mais au lieu de prendre une de celles - dont Enoc m’avait fait présent, ma main tomba sur la pomme que j’avais - cueillie à l’arbre de science et dont par malheur je n’avais pas - dépouillé l’écorce.</i></p> - - <p>J’en avais à peine goûté, qu’une épaisse nuée tomba sur mon âme: je - ne vis plus <i>ma pomme, plus d’Hélie</i> auprès de moi et mes yeux ne - reconnurent en tout l’hémisphère une seule trace du <i>Paradis terrestre</i> - et, avec tout cela, je ne laissais pas de me souvenir de tout ce qui - m’était arrivé. Quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle, je - me suis figuré que cette écorce ne m’avait pas tout à fait abruti, à - cause que mes dents la traversèrent, et se sentirent un peu de jus <i>de - dedans</i>, dont l’énergie avait dissipé la malignité de la <i>pelure</i>. Je - restai bien surpris de me voir tout seul au milieu d’un pays que je - ne connaissais point. J’avais beau promener mes yeux et les jeter par - la campagne, aucune créature ne s’offrait pour les consoler. Enfin, - je résolus de marcher jusqu’à ce que la Fortune me fît rencontrer la - compagnie, de quelques bêtes, ou de la mort.</p> - - <p>Elle m’exauça, car, au bout d’un demi-quart de lieue, je rencontrai - deux fort grands animaux, dont l’un s’arrêta devant moi; l’autre - s’enfuit légèrement au gîte: au moins, je le pensai ainsi, à cause - qu’à quelque temps de là je le vis revenir accompagné de plus de sept - ou huit cents de même espèce, qui m’environnèrent. Quand je les pus - discerner de près, je connus qu’ils avaient la taille et la figure - comme nous. Cette aventure me <span class="pagenum" id="Page_44">44</span> fit souvenir de ce que jadis j’avais - ouï conter, à ma nourrice, des sirènes, des faunes et des satyres. De - temps en temps, ils élevaient des huées si furieuses causées sans doute - par l’admiration de me voir que je croyais quasi être devenu monstre. - Enfin, une de ces bêtes-hommes, m’ayant pris par le col, de même que - font les loups quand ils enlèvent des brebis, me jeta sur son dos et - me mena dans leur ville, où je fus plus étonné que devant, quand je - reconnus en effet que c’étaient des hommes, de n’en rencontrer pas un - qui ne marchât à quatre pattes.</p> - - <p>Lorsque ce peuple me vit si petit (car la plupart d’entre eux ont douze - coudées de longueur), et mon corps soutenu de deux pieds seulement, - ils ne purent croire que je fusse un homme, car ils tenaient que, la - Nature ayant donné aux hommes, comme aux bêtes, deux jambes et deux - bras, ils s’en devaient servir comme eux. Et, en effet, rêvant depuis - là-dessus, j’ai songé que cette situation de corps n’était point trop - extravagante, quand je me suis souvenu que les enfants, lorsqu’ils ne - sont encore instruits que de la Nature, marchent à quatre pieds et - qu’ils ne se lèvent sur deux que par le soin de leurs nourrices, qui - les dressent dans de petits chariots et leur attachent des lanières - pour les empêcher de choir sur les quatre, comme la seule assiette où - la figure de notre masse incline de se reposer.</p> - - <p>Ils disaient donc (à ce que je me suis fait depuis interpréter) - qu’infailliblement j’étais la femelle du petit animal de la Reine. - Ainsi je fus, en qualité de tel ou d’autre chose, mené droit à l’Hôtel - de Ville, où je remarquai, selon le bourdonnement et les postures que - faisaient et le peuple et les Magistrats, qu’ils consultaient ensemble - ce que je pouvais être. Quand ils eurent longtemps conféré, un certain - bourgeois, qui gardait les bêtes rares, supplia les Echevins de me - commettre à sa garde, en attendant que la Reine m’envoyât quérir pour - vivre avec mon mâle. On n’en fit aucune difficulté, et ce bateleur me - porta à son logis, où il m’instruisit à faire le godenot, à passer des - culbutes, à figurer des grimaces; et, les après-dîners, il faisait - prendre à la porte un certain prix de ceux qui me voulaient voir. Mais - le Ciel, fléchi de mes douleurs et fâché de voir profaner le Temple - de son maître, voulut qu’un jour, comme j’étais attaché au bout d’une - corde, avec laquelle le charlatan me faisait sauter pour divertir - le monde, j’entendis la voix d’un homme qui me demanda en grec qui - j’étais. Je fus bien étonné d’entendre parler, en ce pays-là, comme - en notre monde. Il m’interrogea quelque temps; je lui répondis et lui - contai ensuite généralement toute l’entreprise et le succès de mon - voyage. Il me consola et je me souviens qu’il me dit:</p> - - <p>—Hé bien, mon fils, vous portez enfin la peine des faiblesses de - votre monde. Il y a du vulgaire, ici comme là, qui ne peut souffrir la - pensée des choses où il n’est point accoutumé. Mais sachez qu’on ne - vous traite qu’à la pareille et que, si quelqu’un de cette terre avait - monté dans la vôtre, avec la hardiesse de se dire homme, vos savants le - feraient étouffer comme un monstre.</p> - - <p>Il me promit ensuite qu’il avertirait la Cour de mon désastre; et il - ajouta qu’aussitôt qu’il avait su la nouvelle qui courait de moi, il - était venu pour me voir et m’avait reconnu pour un homme du monde - dont je me disais parce qu’il y avait autrefois voyagé et qu’il avait - demeuré en Grèce où on l’appelait le Démon de Socrate; qu’il avait, - depuis la mort de ce Philosophe, gouverné et instruit, à Thèbes, - Epaminondas; qu’ensuite, étant passé chez les Romains, la justice - l’avait attaché au parti du jeune Caton; qu’après sa mort, il s’était - donné à Brutus; que tous ces grands personnages n’ayant laissé en - ce monde à leurs places que le fantôme <span class="pagenum" id="Page_45">45</span> de leurs vertus, il s’était - retiré, avec ses compagnons, dans les temples et dans les solitudes.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-45.jpg" alt="" title="" width="600" height="265" /> - <p class="caption">... Un jour, comme j’étais attaché au bout d’une corde...</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-45.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>—Enfin, ajouta-t-il, le peuple de votre Terre devint si stupide et - si grossier que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que - nous avions autrefois pris à l’instruire. Il n’est pas que vous n’ayez - entendu parler de nous, car on nous appelait <i>Oracles</i>, <i>Nymphes</i>, - <i>Génies</i>, <i>Fées</i>, <i>Dieux Foyers</i>, <i>Lemures</i>, <i>Larves</i>, <i>Lamies</i>, - <i>Farfadels</i>, <i>Naïades</i>, <i>Incubes</i>, <i>Ombres</i>, <i>Manes</i>, <i>Spectres</i> et - <i>Fantômes</i>; et nous abandonnâmes votre monde sous le Règne d’Auguste, - un peu après que je me fus apparu à Drusus, fils de Livia, qui portait - la guerre en Allemagne, et que je lui eus défendu de passer outre. Il - n’y a pas longtemps que j’en suis arrivé pour la seconde fois; depuis - cent ans en çà, j’ai eu commission d’y faire un voyage: j’ai rôdé - beaucoup en Europe et conversé avec des personnes que possible vous - aurez connues. Un jour, entre autres, j’apparus à Cardan, comme il - étudiait; je l’instruisis de quantité de choses, et, en récompense, - il me promit qu’il témoignerait, à la postérité, de qui il tenait - les miracles qu’il s’attendait d’écrire. J’y vis Agrippa, l’Abbé - Tritème, le Docteur Fauste, La Brosse, César, et une certaine cabale - de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nom de <i>Chevaliers - de la Rose-Croix</i>, à qui j’ai enseigné quantité de souplesses et - de secrets naturels, qui sans doute les auront fait passer pour de - Grands Magiciens. Je connus aussi Campanelle; ce fut moi qui lui - conseillai, pendant qu’il était à l’Inquisition dans Rome, de styler - son visage et son corps aux postures ordinaires de ceux dont il avait - besoin de connaître l’intérieur, afin d’exciter chez soi par une même - assiette les pensées que cette même situation avait appelées dans - ses adversaires, parce qu’ainsi il ménagerait mieux leur arme, quand - il la connaîtrait, et il commença, à ma prière, un Livre, que nous - intitulâmes <i>de Sensu rerum</i>. J’ai fréquenté pareillement en France La - Mothe Le Vayer et Gassendi. Ce second est un homme qui écrit autant en - Philosophe que ce premier y vit. J’ai connu quantité d’autres gens, que - votre siècle traite de divins, mais je n’ai trouvé en eux que beaucoup - de babil et beaucoup d’orgueil.</p> - - <p>Enfin, comme je traversais, de votre pays, en Angleterre, pour étudier - les mœurs de ses habitants, je rencontrai un homme, la honte de - son pays; car, certes, c’est une honte aux grands de votre Etat, de - reconnaître <span class="pagenum" id="Page_46">46</span> en lui, sans l’adorer, la vertu dont il est le trône. - Pour abréger son panégyrique, il est tout esprit, tout cœur, et il - a toutes ces qualités, dont une jadis suffisait à marquer un Héros: - c’était Tristan l’Hermite. Véritablement, il faut que je vous avoue - que, quand je vis une vertu si haute, j’appréhendai qu’elle ne fût - pas reconnue; c’est pourquoi je tâchai de lui faire accepter trois - fioles: la première était pleine d’huile de talk, l’autre, de poudre de - projection, et la dernière, d’or potable; mais il les refusa avec un - dédain plus généreux que Diogène ne reçut les compliments d’Alexandre. - Enfin je ne puis rien ajouter à l’éloge de ce grand homme, sinon que - c’est le seul Poète, le seul Philosophe, et le seul homme libre que - vous ayez. Voilà les personnes considérables que j’ai fréquentées; - toutes les autres, au moins de celles que j’ai connues, sont si fort - au-dessous de l’homme, que j’ai vu des bêtes un peu au-dessus.</p> - - <p>Au reste, je ne suis point originaire de votre Terre ni de celle-ci; - je suis né dans le Soleil. Mais, parce que quelquefois notre monde - se trouve trop peuplé, à cause de la longue vie de ses habitants, et - qu’il est presque exempt de guerres et de maladies, de temps en temps, - nos Magistrats envoient des colonies dans les mondes des environs. - Quant à moi, je fus commandé pour aller au vôtre et déclaré chef de - la peuplade qu’on y envoyait avec moi. J’ai passé depuis en celui-ci, - pour les raisons que je vous ai dites; et ce qui fait que j’y demeure - actuellement, c’est que les hommes y sont amateurs de la vérité; qu’on - n’y voit point de Pédants; que les Philosophes ne se laissent persuader - qu’à la raison et que l’autorité d’un savant, ni le plus grand nombre, - ne l’emportent point sur l’opinion d’un batteur en grange, quand il - raisonne aussi fortement. Bref, en ce pays, on ne compte pour insensés - que les Sophistes et les Orateurs.</p> - - <p>Je lui demandai combien de temps ils vivaient: il me répondit trois ou - quatre mille ans, et continua de cette sorte:</p> - - <p>Encore que les habitants du Soleil ne soient pas en aussi grand nombre - que ceux de ce monde, le Soleil en regorge bien souvent, à cause que le - peuple, pour être d’un tempérament fort chaud, est remuant et ambitieux - et digère beaucoup.</p> - - <p>Ce que je vous dis ne vous doit pas sembler une chose étonnante, car, - quoique notre globe soit très vaste et le vôtre petit, quoique nous - ne mourions qu’après quatre mille ans, et vous, après un demi-siècle, - apprenez que, tout de même qu’il n’y a pas tant de cailloux que de - terre, ni tant de plantes que de cailloux, ni tant d’animaux que de - plantes, ni tant d’hommes que d’animaux, ainsi, il n’y doit pas avoir - tant de Démons que d’hommes, à cause des difficultés qui se rencontrent - à la génération d’un composé parfait.</p> - - <p>Je lui demandai s’ils étaient des corps comme nous: il me répondit - oui; qu’ils étaient des corps, mais non pas comme nous, ni comme - aucune chose que nous estimons telle; parce que nous n’appelons - vulgairement <i>corps</i> que ce que nous pouvons toucher; qu’au reste, il - n’y avait rien en la Nature qui ne fût matériel, et que, quoiqu’ils - le fussent eux-mêmes, ils étaient contraints, quand ils voulaient se - faire voir à nous, de prendre des corps proportionnés à ce que nos - sens sont capables de connaître et que c’était sans doute ce qui avait - fait penser à beaucoup de monde que les histoires qui se contaient - d’eux n’étaient qu’un effet de la rêverie des faibles, à cause qu’ils - n’apparaissent que de nuit; et il ajouta que, comme ils étaient - contraints de bâtir eux-mêmes à la hâte le corps dont il fallait - qu’ils se servissent, ils n’avaient pas le temps bien souvent de les - rendre propres qu’à choisir seulement dessous un sens, tantôt l’ouïe, - comme les voix des Oracles; tantôt la vue, comme les ardents <span class="pagenum" id="Page_47">47</span> et les - spectres; tantôt le toucher, comme les Incubes, et que, cette masse - n’étant qu’un air épaissi de telle ou telle façon, la lumière, par sa - chaleur, les détruisait, ainsi qu’on voit qu’elle dissipe un brouillard - en le dilatant.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-47.jpg" alt="" title="" width="600" height="407" /> - <p class="caption">Ils agiteront un point de théologie ou les difficultés - d’un procès par un concert.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-47.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>Tant de belles choses qu’il m’expliquait me donnèrent la curiosité de - l’interroger sur sa naissance et sur sa mort; si au pays du Soleil - l’individu venait au jour par les voies de génération et s’il mourait - par le désordre de son tempérament ou la rupture de ses organes.</p> - - <p>—Il y a trop peu de rapport, dit-il, entre vos sens et l’explication - de ces mystères. Vous vous imaginez, vous autres, que ce que vous ne - sauriez comprendre est spirituel ou qu’il n’est point; mais cette - conséquence est très fausse, et c’est un témoignage qu’il y a dans - l’univers un million peut-être de choses, qui, pour être connues, - demanderaient en vous un million d’organes tous différents. Moi, - par exemple, je connais par mes sens la cause de la sympathie de - l’aimant avec le pôle, celle du reflux de la mer, et ce que l’animal - devient après sa mort; vous autres ne sauriez donner jusqu’à ces - hautes conceptions que par la foi, à cause que les proportions à ces - miracles vous manquent, non plus qu’un aveugle ne saurait s’imaginer - ce que c’est que la beauté d’un paysage, le coloris d’un tableau et - les nuances de l’iris; ou bien il se les figurera tantôt comme quelque - chose de palpable, comme le manger, comme un son ou comme une odeur. - Tout de même, si je voulais vous expliquer ce que j’aperçois, par les - sens qui vous manquent, vous vous le représenteriez comme quelque chose - qui peut être ouï, vu, touché, fleuré ou savouré et ce n’est rien - cependant de tout cela.</p> - - <p>Il en était là de son discours, quand mon Bateleur s’aperçut que la <span class="pagenum" id="Page_48">48</span> - chambrée commençait à s’ennuyer de mon jargon, qu’ils n’entendaient - point et qu’ils prenaient pour un grognement non articulé. Il se remit - de plus belle à tirer ma corde, pour me faire sauter, jusqu’à ce que, - les spectateurs étant saouls de rire et d’assurer que j’avais presque - autant d’esprit que les bêtes de leurs pays, ils se retirèrent chacun - chez soi.</p> - - <p>J’adoucissais ainsi la dureté des mauvais traitements de mon maître par - les visites que me rendait cet officieux Démon; car, de m’entretenir - avec ceux qui me venaient voir, outre qu’ils me prenaient pour un - animal des mieux enracinés dans la catégorie des Brutes, ni je ne - savais leur langue, ni eux n’entendaient pas la mienne, et jugez - ainsi quelle proportion; car vous saurez que deux idiomes seulement - sont usités en ce pays, l’un qui sert aux grands et l’autre qui est - particulier pour le peuple.</p> - - <p>Celui des grands n’est autre chose qu’une différence de tons non - articulés, à peu près semblables à notre musique, quand on n’a pas - ajouté les paroles à l’air, et certes c’est une invention tout ensemble - et bien utile et bien agréable; car, quand ils sont las de parler, ou - quand ils dédaignent de prostituer leur gorge à cet usage, ils prennent - ou un luth, ou un autre instrument, dont ils se servent aussi bien que - de la voix à se communiquer leurs pensées; de sorte que quelquefois ils - se rencontreront jusqu’à quinze ou vingt de compagnie, qui agiteront un - point de Théologie, ou les difficultés d’un procès, par un concert, le - plus harmonieux dont on puisse chatouiller l’oreille.</p> - - <p>Le second, qui est en usage chez le peuple, s’exécute par le - trémoussement des membres, mais non pas peut-être comme on se le - figure, car certaines parties du corps signifient un discours tout - entier. L’agitation, par exemple, d’un doigt, d’une main, d’une - oreille, d’une lèvre, d’un bras, d’un œil, d’une joue feront, chacun - en particulier, une oraison ou une période, avec tous ses membres. - D’autres ne servent qu’à désigner des mots, comme un pli sur le front, - les divers frissonnements des muscles, les renversements des mains, - les battements de pied, les contorsions de bras; de sorte que, quand - ils parlent, avec la coutume qu’ils ont prise d’aller tout nus, leurs - membres, accoutumés à gesticuler leurs conceptions, se remuent si dru, - qu’il ne semble pas un homme qui parle, mais un corps qui tremble.</p> - - <p>Presque tous les jours le Démon me venait visiter, et ses merveilleux - entretiens me faisaient passer sans ennui les violences de ma - captivité. Enfin, un matin, je vis entrer dans ma logette un homme que - je ne connaissais point et qui, m’ayant fort longtemps léché, me gueula - doucement par l’aisselle, et de l’une des pattes dont il me soutenait, - de peur que je me blessasse, me jeta sur son dos, où je me trouvai si - mollement et si à mon aise, qu’avec l’affliction que me faisait sentir - un traitement de bête, il ne me prit aucune envie de me sauver, et - puis, ces hommes qui marchent à quatre pieds vont bien d’une autre - vitesse que nous, puisque les plus pesants attrapent les cerfs à la - course.</p> - - <p>Je m’affligeais cependant outre mesure de n’avoir point de nouvelles de - mon courtois Démon, et, le soir de la première traite, arrivé que je - fus au gîte, je me promenais dans la cour de l’hôtellerie, attendant - que le manger fût prêt, lorsqu’un homme, fort jeune et assez beau, me - vint rire au nez et jeter à mon col ses deux pieds de devant. Après que - je l’eus quelque temps considéré:</p> - - <p>—Quoi! me dit-il en français, vous ne connaissez plus votre ami!</p> - - <p>Je vous laisse à penser ce que je devins alors. Certes, ma surprise - fut si grande, que dès lors je m’imaginai que tout le globe de la - Lune, tout ce qui m’y était arrivé, et tout ce que j’y voyais n’était - qu’enchantement; <span class="pagenum" id="Page_49">49</span> et cet homme-bête, étant le même qui m’avait servi de - monture, continua de me parler ainsi:</p> - - <p>—Vous m’aviez promis que les bons offices que je vous rendrais ne vous - sortiraient jamais de la mémoire, et cependant il semble que vous ne - m’ayez jamais vu!</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-49.jpg" alt="" title="" width="600" height="543" /> - <p class="caption">—Achevez votre potage. (<a href="#Page_50">Page 50</a>).</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-49.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>Mais, voyant que je demeurais dans mon étonnement:</p> - - <p>—Enfin, ajouta-t-il, je suis ce Démon de Socrate.</p> - - <p>Ce discours augmenta mon étonnement; mais, pour m’en tirer, il me dit:</p> - - <p>—Je suis le Démon de Socrate, qui vous ai diverti pendant votre - prison, et qui, pour vous continuer mes services, me suis revêtu du - corps avec lequel je vous portai hier.</p> - - <p>—Mais, l’interrompis-je, comment tout cela se peut-il faire, vu - qu’hier vous étiez d’une taille extrêmement longue et qu’aujourd’hui - vous êtes très court; qu’hier vous aviez une voix faible et cassée, et - qu’aujourd’hui vous en avez une claire et vigoureuse; qu’hier enfin - vous étiez un vieillard tout chenu, et que vous n’êtes aujourd’hui - qu’un jeune homme? Quoi donc! au lieu qu’en mon pays on chemine de - la naissance à la mort, les animaux de celui-ci vont de la mort à la - naissance, et rajeunissent à force de vieillir?</p> - - <p>—Sitôt que j’eus parlé au Prince, me dit-il, après avoir reçu l’ordre - de vous conduire à la Cour, je vous allai trouver où vous étiez, - et, vous ayant apporté ici, j’ai senti le corps que j’informais si - fort atténué de lassitude, que tous les organes me refusaient leurs - fonctions ordinaires, en sorte que je me suis enquis du chemin de - l’Hôpital, où, entrant, j’ai trouvé le corps d’un jeune homme qui - venait d’expirer par un accident fort bizarre, et pourtant fort commun - en ce pays.... Je m’en suis approché, <span class="pagenum" id="Page_50">50</span> feignant d’y connaître encore - du mouvement, et protestant à ceux qui étaient présents qu’il n’était - point mort et que ce qu’on croyait lui avoir fait perdre la vie n’était - qu’une simple léthargie; de sorte que, sans être aperçu, j’ai approché - ma bouche de la sienne, où je suis entré comme par un souffle; lors mon - vieux cadavre est tombé, et, comme si j’eusse été ce jeune homme, je me - suis levé, et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants - crier miracle.</p> - - <p>On nous vint quérir là-dessus, pour nous mettre à table, et je suivis - mon conducteur dans une salle magnifiquement meublée, mais où je ne - vis rien de préparé pour manger. Une si grande solitude de viande, - lorsque je périssais de faim, m’obligea de lui demander où l’on avait - mis le couvert. Je n’écoutai point ce qu’il me répondit, car trois ou - quatre jeunes garçons, enfants de l’hôte, s’approchèrent de moi dans - cet instant, et avec beaucoup de civilité me dépouillèrent jusqu’à la - chemise. Cette nouvelle cérémonie m’étonna si fort que je n’en osai - pas seulement demander la cause à mes beaux valets de chambre, et je - ne sais comment mon guide, qui me demanda par où je voulais commencer, - put tirer de moi ces deux mots: <i>Un potage</i>; mais je les eus à peine - proférés, que je sentis l’odeur du plus succulent mitonné qui frappa - jamais le nez du mauvais riche. Je voulus me lever de ma place pour - chercher à la piste la source de cette agréable fumée; mais mon porteur - m’en empêcha.</p> - - <p>—Où voulez-vous aller? me dit-il. Nous irons tantôt à la promenade, - mais maintenant il est saison de manger; achevez votre potage, et puis - nous ferons venir autre chose.</p> - - <p>—Et où diable est ce potage? lui répondis-je presque en colère. - Avez-vous fait gageure de vous moquer de moi tout aujourd’hui?</p> - - <p>—Je pensais, me répliqua-t-il, que vous eussiez vu, à la Ville d’où - nous venons, votre maître, ou quelque autre, prendre ses repas; c’est - pourquoi je ne vous avais point dit de quelle façon on se nourrit ici. - Puis donc que vous l’ignorez encore, sachez que l’on n’y vit que de - fumée. L’art de cuisinerie est de renfermer, dans de grands vaisseaux - moulés exprès l’exhalaison qui sort des viandes en les cuisant; et, - quand on en a ramassé de plusieurs sortes et de différents goûts, selon - l’appétit de ceux que l’on traite, on débouche le vaisseau où cette - odeur est assemblée, on en découvre après cela un autre, et ainsi - jusqu’à ce que la compagnie soit repue. A moins que vous n’ayez déjà - vécu de cette sorte, vous ne croirez jamais que le nez, sans dents et - sans gosier, fasse, pour nourrir l’homme, l’office de la bouche; mais - je vous le veux faire voir par expérience.</p> - - <p>Il n’eut pas plutôt achevé, que je sentis entrer successivement dans - la salle tant d’agréables vapeurs, et si nourrissantes, qu’en moins de - demi-quart d’heure je me sentis tout à fait rassasié. Quand nous fûmes - levés:</p> - - <p>—Ceci n’est pas, dit-il, une chose qui doive causer beaucoup - d’admiration, puisque vous ne pouvez pas avoir tant vécu, sans avoir - observé qu’en votre monde les Cuisiniers, les Pâtissiers et les - Rôtisseurs, qui mangent moins que les personnes d’une autre vocation, - sont pourtant beaucoup plus gras. D’où procède leur <ins class="correction" title="enbonpoint">embonpoint</ins>, à votre - avis, si ce n’est de la fumée dont ils sont sans cesse environnés, et - laquelle pénètre leurs corps et les nourrit? Aussi les personnes de ce - monde jouissent d’une santé bien moins interrompue et plus vigoureuse, - à cause que la nourriture n’engendre presque point d’excréments, qui - sont l’origine de presque toutes les maladies. Vous avez peut-être - été surpris, lorsque avant le repas on vous a déshabillé, parce - que cette coutume n’est pas <span class="pagenum" id="Page_51">51</span> usitée en votre pays; mais c’est la - mode de celui-ci, et l’on en use ainsi, afin que l’animal soit plus - transpirable à la fumée.</p> - - <p>—Monsieur, lui repartis-je, il y a très grande apparence à ce que vous - dites, et je viens moi-même d’en expérimenter quelque chose; mais je - vous avouerai que, ne pouvant pas me débrutaliser si promptement, je - serais bien aise de sentir un morceau palpable sous mes dents.</p> - - <p>Il me le promit, et toutefois ce fut pour le lendemain, à cause, - dit-il, que de manger sitôt après le repas, cela me produirait une - indigestion. Nous discourûmes encore quelque temps, puis nous montâmes - à la chambre pour nous coucher. Un homme, au haut de l’escalier, se - présenta à nous, et, nous ayant envisagés attentivement, me mena - dans un cabinet dont le plancher était couvert de fleurs d’orange - à la hauteur de trois pieds, et mon Démon, dans un autre, rempli - d’œillets et de jasmins; il me dit, voyant que je paraissais étonné - de cette magnificence, que c’étaient les lits du pays. Enfin, nous nous - couchâmes chacun dans notre cellule; et, dès que je fus étendu sur mes - fleurs, j’aperçus, à la lueur d’une trentaine de gros vers luisants - enfermés dans un cristal (car on ne se sert point de chandelles), ces - trois ou quatre jeunes garçons qui m’avaient déshabillé au souper, dont - l’un se mit à me chatouiller les pieds, l’autre les cuisses, l’autre - les flancs, l’autre les bras, et tous avec tant de mignoteries et de - délicatesse, qu’en moins d’un moment je me sentis assoupi.</p> - - <p>Je vis entrer le lendemain mon Démon, avec le soleil.</p> - - <p>—Je vous veux tenir parole, me dit-il; vous déjeunerez plus solidement - que vous ne soupâtes hier.</p> - - <p>A ces mots, je me levai, et il me conduisit, par la main, derrière le - jardin du logis, où l’un des enfants de l’Hôte nous attendait avec - une arme à la main, presque semblable à nos fusils. Il demanda à mon - guide si je voulais une douzaine d’alouettes, parce que les magots (il - croyait que j’en fusse un) se nourrissaient de cette viande. A peine - eus-je répondu oui, que le Chasseur déchargea un coup de feu, et vingt - ou trente alouettes tombèrent à nos pieds toutes rôties.</p> - - <p>—Voilà, m’imaginai-je aussitôt, ce qu’on dit par proverbe, en notre - monde, d’un pays où les alouettes tombent toutes rôties! Sans doute que - quelqu’un était revenu d’ici.</p> - - <p>—Vous n’avez qu’à manger, me dit mon Démon; ils ont l’industrie de - mêler parmi leur poudre et leur plomb une certaine composition qui tue, - plume, rôtit et assaisonne le gibier.</p> - - <p>J’en ramassai quelques-unes, dont je mangeai sur sa parole, et, en - vérité, je n’ai jamais en ma vie rien goûté de si délicieux. Après ce - déjeuner, nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces - dont ils se servent, quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte - reçut un papier de mon Démon. Je lui demandai si c’était une obligation - pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non; qu’il ne lui devait - rien et que c’étaient des Vers.</p> - - <p>—Comment, des vers? lui répliquai-je. Les taverniers sont donc ici - curieux de rimes?</p> - - <p>—C’est, me dit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons - de faire céans s’est trouvée monter à un sixain que je lui viens de - donner. Je ne craignais pas de demeurer court; car, quand nous ferions - ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un Sonnet, - et j’en ai quatre sur moi, avec deux Epigrammes, deux Odes et une - Eglogue.</p> - - <p>—Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde! J’y - connais beaucoup d’honnêtes Poètes qui meurent de faim, et qui feraient - bonne chère, si on payait les Traiteurs en cette monnaie.</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_52">52</span></p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-52.jpg" alt="" title="" width="600" height="455" /> - <p class="caption">... mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi à - califourchon sur lui.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-52.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>Je lui demandai si ces vers servaient toujours, pourvu qu’on les - transcrivît: il me répondit que non, et continua ainsi:</p> - - <p>—Quand on en a composé, l’auteur les porte à la Cour des Monnaies, - où les Poètes Jurés du Royaume tiennent leur séance. Là, ces - versificateurs Officiers mettent les pièces à l’épreuve, et, si - elles sont jugées de bon aloi, on les taxe, non pas selon leur prix, - c’est-à-dire qu’un Sonnet ne vaut pas toujours un Sonnet, mais selon le - mérite de la pièce; et ainsi, quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est - jamais qu’un buffle, et les personnes d’esprit font toujours grande - chère.</p> - - <p>J’admirais, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là, et il - poursuivit de cette façon:</p> - - <p>—Il y a encore d’autres personnes qui tiennent cabaret d’une - manière bien différente. Lorsqu’on sort de chez eux, ils demandent, - à proportion des frais, un acquit pour l’autre monde; et, dès qu’on - le leur donne, ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent - les comptes du grand Jour, à peu près en ces termes: «<i>Item</i>, la - valeur de tant de Vers, délivrés un tel jour, à un tel, qu’on m’y doit - rembourser aussitôt l’acquit reçu du premier fonds qui s’y trouvera;» - et, lorsqu’ils se sentent en danger de mourir, ils font hacher ces - registres en morceaux, et les avalent, parce qu’ils croient que, s’ils - n’étaient ainsi digérés, cela ne leur profiterait de rien.</p> - - <p>Cet entretien n’empêchait pas que nous ne continuassions de - marcher, c’est-à-dire mon porteur à quatre pattes sous moi, et moi - à califourchon sur lui. Je ne particulariserai point davantage les - aventures qui nous arrêtèrent sur le chemin, qu’enfin nous terminâmes - à la Ville où le Roi <span class="pagenum" id="Page_53">53</span> fait sa résidence. Je n’y fus pas plutôt arrivé, - qu’on me conduisit au Palais, où les grands me reçurent avec des - admirations plus modérées que n’avait fait le peuple, quand j’étais - passé dans les rues. Mais la conclusion que j’étais sans doute la - femelle du petit animal de la Reine fut celle des grands comme celle - du peuple. Mon guide me l’interprétait ainsi; et cependant lui-même - n’entendait point cette énigme, et ne savait qui était ce petit animal - de la Reine; mais nous en fûmes bientôt éclaircis. Le Roi, quelque - temps après m’avoir considéré, commanda qu’on l’amenât, et, à une - demi-heure de là, je vis entrer, au milieu d’une troupe de singes - qui portaient la fraise et le haut-de-chausses, un petit homme bâti - presque tout comme moi, car il marchait à deux pieds; sitôt qu’il - m’aperçut, il m’aborda par un <i>Criado de vuestra merced</i>; je lui - ripostai sa révérence à peu près en mêmes termes. Mais, hélas! ils ne - nous eurent pas plutôt vus parler ensemble, qu’ils crurent tous le - préjugé véritable; et cette conjecture n’avait garde de produire un - autre succès, car celui des assistants qui opinait pour nous avec plus - de ferveur protestait que notre entretien était un grognement que la - joie d’être rejoints, par un instinct naturel, nous faisait bourdonner. - Ce petit homme me conta qu’il était Européen, natif de la vieille - Castille; qu’il avait trouvé moyen, avec des oiseaux, de se faire - porter jusqu’au monde de la Lune où nous étions alors; qu’étant tombé - entre les mains de la Reine, elle l’avait pris pour un singe, à cause - qu’ils habillent, par hasard en ce pays-là, les singes à l’espagnole, - et que, l’ayant à son arrivée trouvé vêtu de cette façon, elle - n’avait point douté qu’il ne fût de l’espèce. «Il faut bien dire, lui - répliquai-je, qu’après leur avoir essayé toutes sortes d’habits, ils - n’en ont point rencontré de plus ridicules, et que ce n’est qu’à cause - de cela qu’ils les équipent de la sorte, n’entretenant ces animaux que - pour s’en donner du plaisir.</p> - - <p>—Ce n’est pas connaître, reprit-il, la dignité de notre nation, en - faveur de qui l’univers ne produit des hommes que pour nous donner des - esclaves, et pour qui la Nature ne saurait engendrer que des matières - de rire.</p> - - <p>Il me supplia ensuite de lui apprendre comment je m’étais osé hasarder - de monter à la Lune avec la machine dont je lui avais parlé: je lui - répondis que c’était à cause qu’il avait emmené les oiseaux sur - lesquels j’y pensais aller. Il sourit de cette raillerie, et, environ - un quart d’heure après, le Roi commanda aux gardeurs de singes de nous - ramener, avec ordre exprès de nous faire coucher ensemble l’Espagnol et - moi, pour faire en son Royaume multiplier notre espèce. On exécuta de - point en point la volonté du Prince; de quoi je fus très aise, pour le - plaisir que je recevais d’avoir quelqu’un qui m’entretînt pendant la - solitude de ma brutification. Un jour, mon mâle (car on me prenait pour - la femelle) me conta que ce qui l’avait véritablement obligé de courir - toute la terre, et enfin de l’abandonner pour la Lune, était qu’il - n’avait pu trouver un seul pays où l’imagination même fût en liberté.</p> - - <p>—Voyez-vous, me dit-il, à moins de porter un bonnet, quoi que vous - puissiez dire de beau, s’il est contre les principes des Docteurs de - drap, vous êtes un idiot, un fou, et quelque chose de pis. On m’a voulu - mettre, en mon pays, à l’Inquisition, parce qu’à la barbe des pédants - j’avais soutenu qu’il y avait du vide, et que je ne connaissais point - de matière au monde plus pesante l’une que l’autre.</p> - - <p>Je lui demandai de quelles probabilités il appuyait une opinion si peu - reçue.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-54.jpg" alt="" title="" width="600" height="416" /> - <p class="caption">—Le petit homme me conta qu’il était Européen...</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-54.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>—Il faut, me répondit-il, pour en venir à bout, supposer qu’il n’y - a <span class="pagenum" id="Page_54">54</span> qu’un élément: car, encore que nous voyions de l’eau, de la terre, - de l’air et du feu séparés, on ne les trouve jamais pourtant si - parfaitement purs, qu’ils ne soient encore engagés les uns avec les - autres. Quand, par exemple, vous regardez du feu, ce n’est pas du feu, - ce n’est que de l’eau beaucoup étendue; l’air n’est que de l’eau fort - dilatée; l’eau n’est que de la terre qui se fond, et la terre elle-même - n’est autre chose que de l’eau beaucoup resserrée; et ainsi, à pénétrer - sérieusement la matière, vous connaîtrez qu’elle n’est qu’une, qui, - comme excellente comédienne, joue ici-bas toutes sortes de personnages, - sous toutes sortes d’habits; autrement, il faudrait admettre autant - d’éléments qu’il y a de sortes de corps, et, si vous me demandez - pourquoi le feu brûle et l’eau refroidit, vu que ce n’est qu’une seule - matière, je vous réponds que cette matière agit par sympathie, selon la - disposition où elle se trouve dans le temps qu’elle agit. Le feu, qui - n’est rien que de la terre encore plus répandue qu’elle ne l’est pour - constituer l’air, tâche de changer en elle par sympathie ce qu’elle - rencontre. Ainsi la chaleur du charbon, étant le feu le plus subtil et - le plus propre à pénétrer un corps, se glisse entre les pores de notre - masse au commencement, parce que c’est une nouvelle matière qui nous - remplit et nous fait exhaler en sueur; cette sueur, étendue par le feu, - se convertit en fumée et devient air; cet air, encore davantage fondu - par la chaleur de l’antipéristase, ou des astres qui l’avoisinent, - s’appelle feu, et la terre, abandonnée par le froid et divisée, tombe - en terre; l’eau, d’autre part, quoiqu’elle ne diffère de la matière - du feu qu’en ce qu’elle est plus serrée, ne nous brûle pas, à cause - qu’étant serrée, elle demande par sympathie à resserrer les corps - qu’elle rencontre, et le froid que nous sentons n’est autre chose que - l’effet de notre chair qui se replie sur elle-même par le voisinage de - la terre ou de l’eau qui la contraint de lui ressembler. De <span class="pagenum" id="Page_55">55</span> là vient - que les hydropiques remplis d’eau changent en eau toute la nourriture - qu’ils prennent; de là vient que les bilieux changent en bile tout le - sang que forme le foie. Supposé donc qu’il n’y ait qu’un seul élément, - il est certissime que tous les corps chacun selon sa qualité, inclinent - également au centre de la terre.</p> - - <p>«Mais vous me demanderez pourquoi donc le fer, les métaux, la terre, - le bois descendent plus vite à ce centre qu’une éponge, si ce n’est - à cause qu’elle est pleine d’air, qui tend naturellement en haut? Ce - n’en est point du tout la raison, et voici comment je vous réponds: - Quoiqu’une roche tombe avec plus de rapidité qu’une plume, l’une et - l’autre ont même inclination pour ce voyage; mais un boulet de canon, - par exemple, s’il trouvait la terre percée à jour, se précipiterait - plus vite à son centre qu’une vessie grosse de vent; et la raison est - que cette masse de métal est beaucoup de terre recognée en un petit - canton, et que ce vent est fort peu de terre en beaucoup d’espace; - car toutes les parties de la matière, qui logent dans ce fer, jointes - qu’elles sont les unes aux autres, augmentent leur force par l’union, - à cause que, s’étant resserrées, elles se trouvent à la fin beaucoup à - combattre contre peu, vu qu’une parcelle d’air, égale en grosseur au - boulet, n’est pas égale en quantité.</p> - - <p>«Sans prouver ceci par une enfilure de raisons, comment, par votre foi, - une pique, une épée, un poignard, nous blessent-ils? Si ce n’est à - cause que l’acier étant une matière où les parties sont plus proches et - plus enfoncées les unes dans les autres, que non pas votre chair, dont - les pores et la mollesse montrent qu’elle contient fort peu de matière - répandue en un grand lieu, et que la pointe de fer qui nous pique étant - une quantité presque innombrable de matière contre fort peu de chair, - il la contraint de céder au plus fort, de même qu’un escadron bien - pressé entame aisément un bataillon moins serré et plus étendu; car - pourquoi une loupe d’acier embrasée est-elle plus chaude qu’un tronc - de bois allumé? si ce n’est qu’il y a plus de feu dans la loupe en - peu d’espace, y en ayant d’attaché à toutes les parties du métal, que - dans le bâton, qui, pour être fort spongieux, enferme par conséquent - beaucoup de vide, et que le vide n’étant qu’une privation de l’être, ne - peut être susceptible de la forme du feu. Mais, m’objecterez-vous, vous - supposez du vide comme si vous l’aviez prouvé, et c’est cela dont nous - sommes en dispute! Eh bien, je vais vous le prouver, et, quoique cette - difficulté soit la sœur du nœud gordien, j’ai les bras assez - forts pour en devenir l’Alexandre.</p> - - <p>«Qu’elle me réponde donc, je l’en supplie, cette bête vulgaire, qui ne - croit être homme que parce qu’on le lui a dit! Supposé qu’il n’y ait - qu’une matière, comme je pense l’avoir assez prouvé, d’où vient qu’elle - se relâche et se restreint selon son appétit? d’où vient qu’un morceau - de terre, à force de se condenser, s’est fait caillou? Est-ce que les - parties de ce caillou se sont placées les unes dans les autres, en - telle sorte que là où s’est fiché ce grain de sablon, là même ou dans - le même point loge un autre grain de sablon? Tout cela ne se peut, et - selon leur principe même, puisque les corps ne se pénètrent point; - mais il faut que cette matière se soit rapprochée, et, si vous voulez, - se soit raccourcie, en sorte qu’elle ait rempli quelque lieu qui ne - l’était pas.</p> - - <p>«De dire que cela n’est point compréhensible qu’il y eût du rien dans - le monde, que nous fussions en partie composés de rien: hé! pourquoi - non? Le monde entier n’est-il pas enveloppé de rien? Puisque vous - m’avouez cet article, confessez donc qu’il est aussi aisé que le monde - ait du rien dedans soi qu’autour de soi.</p> - - <p>«Je vois fort bien que vous me demanderez pourquoi donc l’eau, - restreinte <span class="pagenum" id="Page_56">56</span> par la gelée dans un vase, le fait crever, si ce n’est pour - empêcher qu’il ne se fasse du vide? Mais je réponds que cela n’arrive - qu’à cause que l’air de dessus, qui tend aussi bien que la terre - et l’eau au centre, rencontrant sur le droit chemin de ce pays une - hôtellerie vacante, y va loger: s’il trouve les pores de ce vaisseau, - c’est-à-dire les chemins qui conduisent à cette chambre de vide trop - étroits, trop longs, trop tortus, il satisfait, en le brisant, à son - impatience, pour arriver plus tôt au gîte.</p> - - <p>«Mais, sans m’amuser à répondre à toutes leurs objections, j’ose - bien dire que, s’il n’y avait point de vide, il n’y aurait point de - mouvement, ou il faut admettre la pénétration des corps. Il serait trop - ridicule de croire que, quand une mouche pousse de l’aile une parcelle - de l’air, cette parcelle en fait reculer devant elle une autre, cette - autre encore une autre, et qu’ainsi l’agitation du petit orteil d’une - puce allât faire une bosse derrière le monde. Quand ils n’en peuvent - plus, ils ont recours à la raréfaction; mais, en bonne foi, comment - se peut-il faire, quand un corps se raréfie, qu’une particule de la - masse s’éloigne d’une autre particule sans laisser ce milieu vide? - N’aurait-il pas fallu que ces deux corps qui se viennent de séparer - eussent été en même temps au même lieu où était celui-ci, et que de la - sorte ils se fussent pénétrés tous trois? Je m’attends bien que vous me - demanderez pourquoi donc, par un chalumeau, une seringue ou une pompe, - on fait monter l’eau contre son inclination: à quoi je vous répondrai - qu’elle est violentée, et que ce n’est pas la peur qu’elle a du vide - qui l’oblige à se détourner de son chemin, mais qu’étant jointe avec - l’air d’une nuance imperceptible, elle s’élève, quand on élève en haut - l’air qui la tient embarrassée.</p> - - <p>«Cela n’est pas fort épineux à comprendre, quand on connaît le cercle - parfait et la délicate enchaînure des éléments; car, si vous considérez - attentivement ce limon qui fait le mariage de la terre et de l’eau, - vous trouverez qu’il n’est plus terre, qu’il n’est plus eau, mais qu’il - est l’entremetteur du contrat de ces deux ennemis; l’eau, tout de même, - avec l’air, s’envoient réciproquement un brouillard qui pénètre aux - humeurs de l’un et de l’autre pour moyenner leur paix, et l’air se - réconcilie avec le feu par le moyen d’une exhalaison médiatrice qui les - unit.»</p> - - <p>Je pense qu’il voulait encore parler; mais on nous apporta notre - mangeaille; et, parce que nous avions faim, je fermai les oreilles à - ses discours, pour ouvrir l’estomac aux viandes qu’on nous donna.</p> - - <p>Il me souvient qu’une autre fois, comme nous philosophions, car nous - n’aimions guère ni l’un ni l’autre à nous entretenir des choses basses:</p> - - <p>—Je suis bien fâché, dit-il, de voir un esprit de la trempe du vôtre - infecté des erreurs du vulgaire. Il faut donc que vous sachiez, malgré - le pédantisme d’Aristote, dont retentissent aujourd’hui toutes les - classes de votre France, que tout est en tout, c’est-à-dire que dans - l’eau, par exemple, il y a du feu; dedans le feu, de l’eau; dedans - l’air, de la terre, et dedans la terre, de l’air. Quoique cette opinion - fasse aux scolares les yeux grands comme des salières, elle est plus - aisée à prouver qu’à persuader. Car je leur demande premièrement si - l’eau n’engendre pas du poisson; quand ils me le nieront: creuser un - fossé, le remplir du sirop de l’aiguière, et qu’ils passeront encore, - s’ils veulent, à travers un bluteau, pour échapper aux objections des - aveugles, je veux, en cas qu’ils n’y trouvent du poisson dans quelque - temps, avaler toute l’eau qu’ils y auront versée; mais, s’ils y en - trouvent, comme je n’en doute point, c’est une preuve convaincante - qu’il y a du sel et du feu. Par conséquent, de trouver ensuite de - l’eau dans le feu, ce n’est pas une entreprise fort difficile. Car - qu’ils choisissent le feu, même le plus détaché de la matière, comme - les comètes, il <span class="pagenum" id="Page_57">57</span> y en a toujours beaucoup, puisque si cette humeur - onctueuse dont ils sont engendrés, réduite en soufre par la chaleur - de l’antipéristase qui les allume, ne trouvait un obstacle à sa - violence dans l’humide froideur qui la tempère et la combat, elle se - consommerait brusquement comme un éclair. Qu’il y ait maintenant de - l’air dans la terre, ils ne le nieront pas, ou bien ils n’ont jamais - entendu parler des frissons effroyables dont les montagnes de la - Sicile ont été si souvent agitées: outre cela, nous voyons la terre - toute poreuse, jusqu’aux grains de sablon qui la composent. Cependant - personne n’a dit encore que ces creux fussent remplis de vide: on ne - trouvera donc pas mauvais que l’air y fasse son domicile. Il me reste à - prouver que dans l’air il y a de la terre, mais je ne daigne quasi pas - en prendre la peine, puisque vous en êtes convaincu autant de fois que - vous voyez tomber sur vos têtes ces légions d’atomes, si nombreuses, - qu’elles étouffent l’Arithmétique.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-57.jpg" alt="" title="" width="600" height="534" /> - <p class="caption">La grande foule de monde qui venait nous contempler.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-57.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>«Mais passons des corps simples aux composés: ils me fourniront des - sujets beaucoup plus fréquents; et pour montrer que toutes choses sont - en toutes choses, non point qu’elles se changent les unes aux autres, - comme le gazouillent vos Péripatéticiens; car je veux soutenir à leur - barbe que les principes se mêlent, se séparent et se remêlent derechef - en telle sorte que ce qui a été fait eau par le sage Créateur du monde - le sera toujours; je ne suppose point, à leur mode, de maxime, que je - ne prouve.</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_58">58</span></p> - - <p>«C’est pourquoi, prenez, je vous prie, une bûche, ou quelque autre - matière combustible, et y mettez le feu: ils diront, quand elle sera - embrasée, que ce qui était bois est devenu feu. Mais je leur soutiens - que non, et qu’il n’y a point davantage de feu, quand elle est tout - enflammée, qu’auparavant qu’on en eût approché l’allumette; mais celui - qui était caché dans la bûche, que le froid et l’humide empêchaient - de s’étendre et d’agir, secouru par l’étranger, a rallié ses forces - contre le flegme qui l’étouffait et s’est emparé du champ qu’occupait - son ennemi; aussi, se montre-t-il sans obstacles, en triomphant de son - geôlier. Ne voyez-vous pas comme l’eau s’enfuit par les deux bouts du - tronçon, chaude et fumante encore du combat qu’elle a rendu? Cette - flamme, que vous voyez en haut, est le feu le plus subtil, le plus - dégagé de la matière, et le plus tôt prêt, par conséquent, à retourner - chez soi. Il s’unit pourtant en pyramide jusqu’à certaine hauteur, pour - enfoncer l’épaisse humidité de l’air qui lui résiste; mais, comme il - vient en montant à se dégager peu à peu de la violente compagnie de - ses hôtes, alors il prend le large, parce qu’il ne rencontre plus rien - d’antipathique à son passage, et cette négligence est bien souvent - cause d’une seconde prison; car, cheminant séparé, il s’égarera - quelquefois dans un nuage. S’ils s’y rencontrent, d’autres fois, en - assez grande quantité, pour faire tête à la vapeur, ils se joignent, - ils foudroient, et la mort des innocents est bien souvent l’effet - de la colère animée de ces choses mortes. Si, quand il se trouve - embarrassé dans ces crudités importunes de la moyenne région, il n’est - pas assez fort pour se défendre, il s’abandonne à la discrétion de son - ennemi, qui le contraint par sa pesanteur de retomber en terre; et ce - malheureux, enfermé dans une goutte d’eau, se rencontrera peut-être au - pied d’un chêne, de qui le feu animal invitera ce pauvre égaré de se - loger avec lui; ainsi le voilà qui revient au même état dont il était - sorti quelques jours auparavant.</p> - - <p>«Mais voyons la fortune des autres éléments qui composaient cette - bûche. L’air se retire à son quartier, encore pourtant mêlé de vapeurs, - à cause que le feu tout en colère les a brusquement chassés pêle-mêle. - Le voilà donc qui sert de ballon aux vents, fournit aux animaux de - respiration, remplit le vide que la Nature fait, et peut-être que, - s’étant enveloppé dans une goutte de rosée, il sera sucé et digéré par - les feuilles altérées de cet arbre, où s’est retiré notre feu. L’eau - que la flamme avait chassée de ce tronc, élevée par la chaleur jusqu’au - berceau des Météores, retombera en pluie sur notre chêne aussitôt - que sur un autre; et la terre, devenue cendre, et puis guérie de sa - stérilité, ou par la chaleur nourrissante d’un fumier, où on l’aura - jetée, ou par le sel végétatif de quelques plantes voisines, ou par - l’eau féconde des rivières, se rencontrera peut-être près de ce chêne, - qui, par la chaleur de son germe, l’attirera, et en fera une partie de - son tout.</p> - - <p>«De cette façon, voilà ces quatre éléments qui reçoivent le même - sort, et rentrent en même état d’où ils étaient sortis quelques jours - auparavant. Ainsi on peut dire que dans un homme il y a tout ce qui est - nécessaire pour composer un arbre, et dans un arbre tout ce qui est - nécessaire pour composer un homme. Enfin, de cette façon, toutes choses - se rencontreront en toutes choses; mais il nous manque un Prométhée, - qui nous tire du sein de la Nature et nous rende sensible ce que je - veux bien appeler <i>matière première</i>.»</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_59">59</span></p> - - <div class="figcenter2" style="width: 459px;"> - <img src="images/page-59.jpg" alt="" title="" width="459" height="600" /> - <p class="caption">L’Oiseleur de la Reine prenait soin de me venir siffler.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-59.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>Voilà les choses à peu près dont nous amusions le temps; car ce petit - Espagnol avait l’esprit joli. Notre entretien toutefois n’était que - la nuit, à cause que, depuis six heures du matin jusqu’au soir, la - grande <span class="pagenum" id="Page_61">61</span> foule du monde, qui nous venait contempler à notre logis, - nous eût détournés; car quelques-uns nous jetaient des pierres; - d’autres, des noix; d’autres, de l’herbe. Il n’était bruit que des - bêtes du Roi. On nous servait tous les jours à manger à nos heures, - et le Roi et la Reine prenaient eux-mêmes assez souvent la peine de - me tâter le ventre, pour connaître si je n’emplissais point, car ils - brûlaient d’une envie extraordinaire d’avoir de la race de ces petits - animaux. Je ne sais si ce fut pour avoir été plus attentif que mon - mâle à leurs simagrées et à leurs tons; mais j’appris plus tôt que - lui à entendre leur langue et à l’écorcher un peu: ce qui fit qu’on - nous considéra d’une autre façon qu’on n’avait fait, et les nouvelles - coururent aussitôt par tout le Royaume qu’on avait trouvé deux hommes - sauvages, plus petits que les autres, à cause des mauvaises nourritures - que la solitude nous avait fournies, et qui, par un défaut de la - semence de leurs pères, n’avaient pas eu les jambes de devant assez - fortes pour s’appuyer dessus.</p> - - <p>Cette créance allait prendre racine à force d’être confirmée, sans les - Docteurs du pays, qui s’y opposèrent, disant que c’était une impiété - épouvantable de croire que non seulement des bêtes, mais des monstres, - fussent de leur espèce.</p> - - <p>—Il y aurait bien plus d’apparence, ajoutaient les moins passionnés, - que nos animaux domestiques participassent au privilège de l’humanité, - et de l’immortalité, par conséquent, à cause qu’ils sont nés dans notre - pays, qu’une bête monstrueuse qui se dit née je ne sais où dans la - Lune et puis, considérez la différence qui se remarque entre nous et - eux. Nous autres marchons à quatre pieds, parce que Dieu ne se voulut - pas fier d’une chose si précieuse à une moins ferme assiette, et il - eut peur qu’allant autrement, il n’arrivât malheur à l’homme; c’est - pourquoi il prit la peine de l’asseoir sur quatre piliers, afin qu’il - ne pût tomber; mais, dédaignant de se mêler de la construction de ces - deux brutes, il les abandonna au caprice de la Nature, laquelle, ne - craignant pas la perte de si peu de chose, ne les appuya que sur deux - pattes.</p> - - <p>«Les oiseaux mêmes, disaient-ils, n’ont pas été si maltraités qu’elles, - car au moins ils ont reçu des plumes pour subvenir à la faiblesse de - leurs pieds, et se jeter en l’air, quand nous les éconduirons de chez - nous; au lieu que la Nature, en ôtant les deux pieds à ces monstres, - les a mis en état de ne pouvoir échapper à notre Justice.</p> - - <p>«Voyez un peu, outre cela, comment ils ont la tête tournée vers le - Ciel! C’est la disette où Dieu les a mis de toutes choses, qui l’a - située de la sorte, car cette posture suppliante témoigne qu’ils se - plaignent au Ciel de Celui qui les a créés, et qu’ils lui demandent - permission de s’accommoder de nos restes. Mais, nous autres, nous - avons la tête penchée en bas, pour contempler les biens dont nous - sommes seigneurs, et comme n’y ayant rien au Ciel à qui notre heureuse - condition puisse porter envie.»</p> - - <p>J’entendais tous les jours, à ma loge, faire ces contes, ou d’autres - semblables; et ils en bridèrent si bien l’esprit des peuples sur cet - article, qu’il fut arrêté que je ne passerais tout au plus que pour un - perroquet sans plumes; car ils confirmaient les persuadés, sur ce que, - non plus qu’un oiseau, je n’avais que deux pieds. Cela fit qu’on me mit - en cage par ordre exprès du Conseil d’en haut.</p> - - <p>Là, tous les jours, l’Oiseleur de la Reine prenant le soin de me venir - siffler la langue, comme on fait ici aux sansonnets, j’étais heureux, - à la vérité, en ce que je ne manquais point de mangeaille. Cependant, - parmi les sornettes dont les regardants me rompaient les oreilles, - j’appris à <span class="pagenum" id="Page_62">62</span> parler comme eux, en sorte que, quand je fus assez rompu - dans l’idiome pour exprimer la plupart de mes conceptions, j’en contai - des plus belles. Déjà les compagnies ne s’entretenaient plus que de - la gentillesse de mes bons mots et de l’estime que l’on faisait de - mon esprit. On vint jusque-là, que le Conseil fut contraint de faire - publier un Arrêt, par lequel on défendait de croire que j’eusse de la - raison, avec un commandement très exprès à toutes personnes, de quelque - qualité ou condition qu’elles fussent, de s’imaginer, quoi que je pusse - faire de spirituel, que c’était l’instinct qui me le faisait faire.</p> - - <p>Cependant la définition de ce que j’étais partagea la ville en deux - factions. Le parti qui soutenait en ma faveur grossissait de jour - en jour, et enfin, en dépit de l’anathème par lequel on tâchait - d’épouvanter le peuple, ceux qui tenaient pour moi demandèrent une - assemblée des Etats, pour résoudre cette controverse. On fut longtemps - à s’accorder sur le choix de ceux qui opineraient; mais les arbitres - pacifièrent l’animosité par le nombre des intéressés qu’ils égalèrent, - et qui ordonnèrent qu’on me porterait dans l’assemblée, comme l’on - fit; mais j’y fus traité autant sévèrement qu’on se le peut imaginer. - Les Examinateurs m’interrogèrent, entre autres choses, de Philosophie: - je leur exposai, tout à la bonne foi, ce que jadis mon Régent m’en - avait appris, mais ils ne mirent guère à me le réfuter par beaucoup de - raisons convaincantes; de sorte que, n’y pouvant répondre, j’alléguai - pour dernier refuge les principes d’Aristote, qui ne me servirent pas - davantage que les sophismes; car, en deux mots, ils m’en découvrirent - la fausseté.</p> - - <p>—Cet Aristote, me dirent-ils, dont vous vantez si fort la science, - accommodait sans doute les principes à sa Philosophie, au lieu - d’accommoder sa Philosophie aux principes, et encore devait-il les - prouver au moins plus raisonnables que ceux des autres Sectes dont vous - nous avez parlé. C’est pourquoi le bon seigneur ne trouvera pas mauvais - si nous lui baisons les mains.</p> - - <p>Enfin, comme ils virent que je ne clabaudais autre chose, sinon qu’ils - n’étaient pas plus savants qu’Aristote, et qu’on m’avait défendu de - discuter contre ceux qui niaient les principes, ils conclurent tous - d’une commune voix que je n’étais pas un homme, mais possible quelque - espèce d’autruche, vu que je portais comme elle la tête droite, que - je marchais sur deux pieds, et qu’enfin, hormis un peu de duvet, - je lui étais tout semblable; si bien qu’on ordonna à l’Oiseleur de - me reporter en cage. J’y passais mon temps avec assez de plaisir, - car, à cause de leur langue que je possédais correctement, toute la - Cour se divertissait à me faire jaser. Les filles de la Reine, entre - autres, fourraient toujours quelque bribe dans mon panier; et la plus - gentille de toutes ayant conçu quelque amitié pour moi, elle était - si transportée de joie, lorsqu’en étant en secret, je l’entretenais - des mœurs et des divertissements des gens de notre monde, et - principalement de nos cloches et de nos autres instruments de musique, - qu’elle me protestait, les larmes aux yeux, que, si jamais je me - trouvais en état de revoler en notre monde, elle me suivrait de bon - cœur.</p> - - <p>Un jour, de grand matin, m’étant éveillé en sursaut, je la vis qui - tambourinait contre les bâtons de ma cage.</p> - - <p>—Réjouissez-vous, me dit-elle, hier dans le Conseil on conclut la - guerre contre le Roi <img class="musique" src="images/page-62.jpg" alt="" title="" width="44" height="23" />. J’espère, parmi l’embarras des - préparatifs, pendant que notre Monarque et ses sujets seront éloignés, - faire naître l’occasion de vous sauver.</p> - - <p>—Comment, la guerre? l’interrompis-je. Arrive-t-il des querelles <span class="pagenum" id="Page_63">63</span> - entre les Princes de ce monde ici comme entre ceux du nôtre? Hé! je - vous prie, parlez-moi de leur façon de combattre.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 564px;"> - <img src="images/page-64.jpg" alt="" title="" width="564" height="600" /> - <p class="caption">—Réjouissez-vous, me dit-elle, hier on conclut la guerre - contre le Roi...</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-64.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>—Quand les arbitres, reprit-elle, élus au gré des deux parties, ont - désigné le temps accordé pour l’armement, celui de la marche, le nombre - des combattants, le jour et le lieu de la bataille, et tout cela avec - tant d’égalité qu’il n’y a pas dans une armée un seul homme plus que - dans l’autre, les soldats estropiés, d’un côté, sont tous enrôlés dans - une compagnie, et, lorsqu’on en vient aux mains, les Maréchaux de Camp - ont soin de les exposer aux estropiés; de l’autre côté, les géants ont - en tête les colosses; les escrimeurs, les adroits; les vaillants, les - courageux; les débiles, les faibles; les indisposés, les malades; les - robustes, les forts; et, si quelqu’un entreprenait de frapper un autre - que son ennemi désigné, à moins qu’il ne pût justifier que c’était par - méprise, il est condamné comme couard. Après la bataille donnée, on - compte les blessés, les morts, les prisonniers; car, pour les fuyards, - il ne s’en trouve point; si les pertes se trouvent égales de part et - d’autre, ils tirent à la courte paille à qui se proclamera victorieux.</p> - - <p>«Mais, encore qu’un royaume eût défait son ennemi de bonne guerre, <span class="pagenum" id="Page_64">64</span> ce - n’est presque rien avancé, car il y a d’autres armées, plus nombreuses, - de savants et d’hommes d’esprit, des disputes desquelles dépend - entièrement le triomphe ou la servitude des Etats.</p> - - <p>«Un savant est opposé à un autre savant, un spirituel à un autre - spirituel, et un judicieux à un autre judicieux. Au reste, le triomphe - que remporte un Etat en cette façon est compté pour trois victoires - à force ouverte. Après la proclamation de la victoire, on rompt - l’assemblée, et le peuple vainqueur choisit pour être son Roi, ou celui - des ennemis ou le sien.»</p> - - <p>Je ne pus m’empêcher de rire de cette façon scrupuleuse de donner - des batailles; et j’alléguais, pour exemple d’une bien plus forte - politique, les coutumes de notre Europe, où le Monarque n’avait garde - d’omettre aucun de ses avantages pour vaincre; et voici comme elle me - parla:</p> - - <p>—Apprenez-moi, me dit-elle, si vos Princes ne prétextent pas leurs - armements, du droit?</p> - - <p>—Si fait, lui répliquai-je, et de la justice de leur cause.</p> - - <p>—Pourquoi donc, continua-t-elle, ne choisissent-ils des arbitres non - suspects, pour être accordés? Et, s’il se trouve qu’ils aient autant de - droit l’un que l’autre, qu’ils demeurent comme ils étaient, ou qu’ils - jouent en un coup de piquet la Ville ou la Province dont ils sont en - dispute?</p> - - <p>—Mais vous, lui repartis-je, pourquoi toutes ces circonstances en - votre façon de combattre? Ne suffit-il pas que les armées soient en - pareil nombre d’hommes?</p> - - <p>—Vous n’avez guère de jugement, me répondit-elle. Croiriez-vous, par - votre foi, ayant vaincu sur le pré votre ennemi seul à seul, l’avoir - vaincu de bonne guerre, si vous étiez maillé, et lui, non; s’il n’avait - qu’un poignard, et vous une estocade; enfin s’il était manchot, et - que vous eussiez deux bras? Cependant, avec toute l’égalité que vous - recommandez, tant à vos gladiateurs, ils ne se battent jamais pareils; - car l’un sera de grande, l’autre, de petite taille; l’un sera adroit, - l’autre n’aura jamais manié d’épée; l’un sera robuste, l’autre faible; - et, quand même ces disproportions seraient égales, qu’ils seraient - aussi adroits et aussi forts l’un que l’autre, encore ne seraient-ils - pas pareils, car l’un des deux aura peut-être plus de courage que - l’autre; et, sous l’ombre que cet emporté ne considérera pas le péril, - qu’il sera bilieux, qu’il aura plus de sang, qu’il avait le cœur - plus serré, avec toutes ces qualités qui font le courage, comme si ce - n’était pas, aussi bien qu’une épée, une arme que son ennemi n’a point, - il s’ingère de se ruer éperdument sur lui, de l’effrayer, et d’ôter - la vie à ce pauvre homme, qui prévoit le danger, dont la chaleur est - étouffée dans la pituite, et duquel le cœur est trop vaste pour - unir les esprits nécessaires à dissiper cette glace qu’on appelle - <i>poltronnerie</i>. Ainsi vous louez cet homme d’avoir tué son ennemi avec - avantage, et, le louant de hardiesse, vous le louez d’un péché contre - nature, puisque sa hardiesse tend à la destruction. Et, à propos de - cela, je vous dirai qu’il y a quelques années qu’on fit une remontrance - au Conseil de guerre, pour apporter un règlement plus circonspect et - plus consciencieux dans les combats. Et le Philosophe qui donnait - l’avis parla ainsi:</p> - - <div class="blockquote"> - <p>«Vous vous imaginez, Messieurs, avoir bien égalé les avantages de - deux ennemis, quand vous les avez choisis tous deux grands, tous - deux adroits, tous deux pleins de courage; mais ce n’est pas encore - assez, puisqu’il faut qu’enfin le vainqueur surmonte par adresse, par - force, et par fortune. Si ça été par adresse, il a frappé sans doute - son adversaire par un endroit où il ne l’attendait pas, ou plus vite - qu’il n’était <span class="pagenum" id="Page_65">65</span> vraisemblable; ou, feignant de l’attraper d’un côté, - il l’a assailli de l’autre. Cependant tout cela, c’est affiner, c’est - tromper, c’est trahir, et la tromperie et la trahison ne doivent pas - faire l’estime d’un véritable généreux. S’il a triomphé par force, - estimerez-vous son ennemi vaincu, puisqu’il a été violenté? Non - sans doute, non plus que vous ne direz pas qu’un homme ait perdu la - victoire, encore qu’il soit accablé de la chute d’une montagne, parce - qu’il n’a pas été en puissance de la gagner. Tout de même, celui-là - n’a point été surmonté, à cause qu’il ne s’est point trouvé, dans ce - moment, disposé à pouvoir résister aux violences de son adversaire. Si - ç’a été par hasard qu’il a terrassé son ennemi, c’est la Fortune qu’on - doit couronner: il n’y a rien contribué; et enfin le vaincu n’est non - plus blâmable que le joueur de dés, qui sur dix-sept points en voit - faire dix-huit.»</p> - </div> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-65.jpg" alt="" title="" width="600" height="460" /> - <p class="caption">Il n’y a pas, dans cette armée, un seul homme plus fort - que l’autre...</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-65.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>On lui confessa qu’il avait raison; mais qu’il était impossible, selon - les apparences humaines, d’y mettre ordre, et qu’il valait mieux subir - un petit inconvénient, que de s’abandonner à cent autres de plus grande - importance.</p> - - <p>Elle ne m’entretint pas cette fois davantage, parce qu’elle craignait - d’être trouvée toute seule avec moi si matin. Ce n’est pas qu’en ce - Pays l’impudicité soit un crime; au contraire, hors les coupables - convaincus, tout homme a pouvoir sur toute femme, et une femme tout - de même pourrait appeler un homme en Justice, qui l’aurait refusée. - Mais elle ne m’osait pas fréquenter publiquement, à cause que les gens - du Conseil avaient dit, dans la dernière assemblée, que c’étaient - les femmes principalement <span class="pagenum" id="Page_66">66</span> qui publiaient que j’étais homme, afin de - couvrir sous ce prétexte le désir qui les brûlait de se mêler aux - bêtes, et de commettre avec moi sans vergogne des péchés contre nature. - Cela fut cause que je demeurai longtemps sans la voir, ni pas une du - sexe.</p> - - <p>Cependant il fallait bien que quelqu’un eût réchauffé les querelles de - la définition de mon être, car, comme je ne songeais plus qu’à mourir - en ma cage, on me vint quérir encore une fois pour me donner audience. - Je fus donc interrogé, en présence d’un grand nombre de Courtisans, - sur quelques points de Physique, et mes réponses, à ce que je crois, - en satisfirent un, car celui qui présidait m’exposa fort au long ses - opinions sur la structure du Monde: elles me semblèrent ingénieuses; - et, sans qu’il passa jusqu’à son origine, qu’il soutenait éternelle, - j’eusse trouvé sa Philosophie beaucoup plus raisonnable que la nôtre. - Mais, sitôt que je l’entendis soutenir une rêverie si contraire à - ce que la Foi nous apprend, je brisai avec lui, dont il ne fit que - rire; ce qui m’obligea de lui dire que, puisqu’ils en venaient là, je - recommençais à croire que leur Monde n’était qu’une Lune.</p> - - <p>—Mais, me dirent-ils tous, vous y voyez de la terre, des rivières, des - mers; que serait-ce donc tout cela?</p> - - <p>—N’importe! repartis-je, Aristote assure que ce n’est que la Lune; - et, si vous aviez dit le contraire dans les Classes où j’ai fait mes - études, on vous aurait sifflés.</p> - - <p>Il se fit, sur cela un grand éclat de rire. Il ne faut pas demander si - ce fut de leur ignorance; mais cependant on me conduisit dans ma cage.</p> - - <p>Mais d’autres savants, plus emportés que les premiers, avertis que - j’avais osé dire que la Lune d’où je venais était un Monde, et que - leur Monde n’était qu’une Lune, crurent que cela leur fournissait un - prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau: c’est la façon - d’exterminer les impies. Pour cet effet, ils furent en corps faire leur - plainte au Roi, qui leur promit justice, et ordonna que je serais remis - sur la sellette.</p> - - <p>Me voilà donc décagé pour la troisième fois; et lors, le plus ancien - prit la parole, et plaida contre moi. Je ne me souviens pas de sa - harangue, à cause que j’étais trop épouvanté pour recevoir les espèces - de sa voix sans désordre, et parce aussi qu’il s’était servi, pour - déclamer, d’un instrument dont le bruit m’étourdissait: c’était une - trompette qu’il avait tout exprès choisie, afin que la violence de ce - son martial échauffât leurs esprits à ma mort, et afin d’empêcher par - cette émotion que le raisonnement ne pût faire son office, comme il - arrive dans nos armées, où le tintamarre des trompettes et des tambours - empêche le soldat de réfléchir sur l’importance de sa vie. Quand il eut - dit, je me levai pour défendre ma cause, mais j’en fus délivré par une - aventure qui va vous surprendre. Comme j’avais la bouche ouverte, un - homme, qui avait eu grande difficulté à traverser la foule, vint choir - aux pieds du Roi, et se traîna longtemps sur le dos en sa présence. - Cette façon de faire ne me surprit pas, car je savais que c’était la - posture où ils se mettaient, quand ils voulaient discourir en public. - Je rengaînai seulement ma harangue; voici celle que nous eûmes de lui.</p> - - <p>—Justes, écoutez-moi! vous ne sauriez condamner cet Homme, ce Singe - ou ce Perroquet, pour avoir dit que la Lune est un Monde d’où il - venait; car, s’il est homme, quand même il ne serait pas venu de la - Lune, puisque tout homme est libre, ne lui est-il pas libre aussi - de s’imaginer ce qu’il voudra? Quoi! pouvez-vous le contraindre à - n’avoir pas vos visions? Vous le forcerez bien à dire que la Lune n’est - pas un Monde, mais il ne le croira pas pourtant; car, pour croire - quelque chose, il faut qu’il <span class="pagenum" id="Page_67">67</span> se présente à son imagination certaines - possibilités plus grandes au <i>oui</i> qu’au <i>non</i>; à moins que vous ne lui - fournissiez ce vraisemblable, ou qu’il ne vienne de soi-même s’offrir - à son esprit, il vous dira bien qu’il croit, mais il ne le croira pas - pour cela.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-67.jpg" alt="" title="" width="600" height="341" /> - <p class="caption">Les savants furent en corps faire leur plainte au Roi.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-67.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>«J’ai maintenant à vous prouver qu’il ne doit pas être condamné, si - vous le posez dans la catégorie des bêtes.</p> - - <p>«Car, supposé qu’il soit animal sans raison, en auriez-vous vous-mêmes - de l’accuser d’avoir péché contre elle? Il a dit que la Lune était un - monde; or, les bêtes n’agissent que par instinct de la Nature; donc, - c’est la Nature qui le dit, et non pas lui. De croire que cette savante - Nature qui a fait le Monde et la Lune ne sache ce que c’est elle-même, - et que vous autres, qui n’avez de connaissance que ce que vous en tenez - d’elle, le sachiez plus certainement, cela serait bien ridicule. Mais, - quand même la passion vous ferait renoncer à vos principes, et que vous - supposeriez que la Nature ne guidât pas les bêtes, rougissez à tout - le moins des inquiétudes que vous causent les caprices d’une bête. En - vérité, Messieurs, si vous rencontriez un homme d’âge mûr, qui veillât - à la police d’une fourmilière, pour tantôt donner un soufflet à la - fourmi qui aurait fait choir sa compagne, tantôt en emprisonner une qui - aurait dérobé à sa voisine un grain de blé, tantôt mettre en justice - une autre qui aurait abandonné ses œufs, ne l’estimeriez-vous pas - insensé de vaquer à des choses trop au-dessous de lui, et de prétendre - assujettir à la raison des animaux qui n’en ont pas l’usage? Comment - donc, vénérable assemblée, défendrez-vous l’intérêt que vous prenez aux - caprices de ce petit animal? Justes, j’ai dit.»</p> - - <p>Dès qu’il eut achevé, une sorte de musique d’applaudissements fit - retentir toute la salle; et, après que toutes les opinions eurent été - débattues un gros quart d’heure, le Roi prononça:</p> - - <p>«Que dorénavant je serais censé homme, comme tel mis en liberté, et que - la punition d’être noyé serait modifiée en une amende honteuse (car il - n’en est point en ce pays-là d’<i>honorable</i>); dans laquelle amende je - me <span class="pagenum" id="Page_68">68</span> dédirais publiquement d’avoir soutenu que la Lune était un Monde, à - cause du scandale que la nouveauté de cette opinion aurait pu apporter - dans l’âme des faibles.»</p> - - <p>Cet Arrêt prononcé, on m’enlève hors du Palais; on m’habille par - ignominie fort magnifiquement; on me porte sur la tribune d’un - magnifique Chariot; et, traîné que je fus par quatre Princes qu’on - avait attachés au joug, voici ce qu’ils m’obligèrent de prononcer aux - carrefours de la Ville:</p> - - <div class="quote"> - <p>«Peuple, je vous déclare que cette Lune-ci n’est pas une Lune, mais - un Monde; et que ce Monde là-bas n’est pas un monde, mais une Lune. - Tel est ce que le Conseil trouve bon que vous croyiez.»</p> - </div> - - <p>Après que j’eus crié la même chose aux cinq grandes places de la Cité, - j’aperçus mon Avocat qui me tendait la main pour m’aider à descendre. - Je fus bien étonné de reconnaître, quand je l’eus envisagé, que c’était - mon Démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser:</p> - - <p>—Et venez-vous en chez moi, me dit-il, car de retourner en Cour après - une amende honteuse, vous n’y seriez pas vu de bon œil. Au reste, il - faut que je vous dise que vous seriez encore parmi les Singes, aussi - bien que l’Espagnol votre compagnon, si je n’eusse publié dans les - compagnies la vigueur et la force de votre esprit, et brigué contre vos - ennemis, en votre faveur, la protection des Grands.</p> - - <p>La fin de mes remerciements nous vit entrer chez lui; il m’entretint, - jusqu’au repas, des ressorts qu’il avait fait jouer pour obliger mes - ennemis, malgré tous les plus spécieux scrupules dont ils avaient - embabouiné le Peuple, à se déporter d’une poursuite si injuste. Mais, - comme on nous eut avertis qu’on avait servi, il me dit qu’il avait, - pour me tenir compagnie, ce soir-là, prié deux Professeurs d’Académie - de cette Ville de venir manger avec nous.</p> - - <p>—Je les ferai tomber, ajouta-t-il, sur la Philosophie qu’ils - enseignent en ce Monde-ci, et, par même moyen, vous verrez le fils - de mon hôte. C’est un jeune homme autant plein d’esprit que j’en aie - jamais rencontré; ce serait un second Socrate, s’il pouvait régler - ses lumières, et ne point étouffer dans le vice les grâces dont Dieu - continuellement le visite, et ne plus affecter le libertinage, comme il - fait, par une chimérique ostentation et une affectation de s’acquérir - la réputation d’homme d’esprit. Je me suis logé céans pour épier les - occasions de l’instruire.</p> - - <p>Il se tut, comme pour me laisser à mon tour la liberté de discourir; - puis, il fit signe qu’on me dévêtît des honteux ornements dont j’étais - encore tout brillant.</p> - - <p>Les deux Professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, - et nous allâmes nous mettre à table, où elle était dressée, et où nous - trouvâmes le jeune garçon dont il m’avait parlé, qui mangeait déjà. Ils - lui firent grande saluade et le traitèrent d’un respect aussi profond - que d’esclave à seigneur: j’en demandai la cause à mon Démon, qui me - répondit que c’était à cause de son âge, parce qu’en ce Monde-là les - vieux rendaient toute sorte de respect et de déférence aux jeunes; bien - plus, que les pères obéissent à leurs enfants, aussitôt que, par l’avis - du Sénat des Philosophes, ils avaient atteint l’âge de raison.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-69.jpg" alt="" title="" width="600" height="521" /> - <p class="caption">Un magnifique chariot traîné par quatre princes.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-69.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>—Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à - celle de votre pays? Mais elle ne répugne point à la droite raison; - car, en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en - force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable - de gouverner une famille, qu’un infirme sexagénaire, pauvre hébété, - dont la neige de <span class="pagenum" id="Page_69">69</span> soixante hivers a glacé l’imagination, qui ne se - conduit que par ce que vous appelez expérience des heureux succès, - qui ne sont cependant que de simples effets du hasard contre toutes - les règles de l’économie de la prudence humaine. Pour du jugement, - il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre Monde en fasse un - apanage de la vieillesse; mais, pour se désabuser, il faut qu’il sache - que ce qu’on appelle <i>prudence</i> en un vieillard n’est autre chose - qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre, - qui l’obsède. Ainsi, quand il n’a pas risqué un danger où un jeune - homme s’est perdu, ce n’est pas qu’il en préjugeât sa catastrophe, - mais il n’avait pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui - nous font oser; au lieu que l’audace de ce jeune homme était comme - un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui - fait la promptitude et la facilité d’une exécution était celle qui le - poussait à l’entreprendre. Pour ce qui est d’exécuter, je ferais tort à - votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que - la jeunesse seule est propre à l’action; et, si vous n’en étiez pas - tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez - un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de - vos ennemis, ou de vos oppresseurs? et est-ce par autre considération - que par pure habitude, que vous le considérez, lorsqu’un bataillon de - septante Janviers a gelé son sang, et tué de froid tous les nobles - enthousiasmes dont les jeunes personnes sont <span class="pagenum" id="Page_70">70</span> échauffées? Lorsque vous - déférez au plus fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé d’une - victoire que vous ne lui sauriez disputer? Pourquoi donc vous soumettre - à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, - évaporé ses esprits et sucé la moelle de ses os? Si vous adoriez une - femme, n’était-ce pas à cause de sa beauté? Pourquoi donc continuer - vos génuflexions, après que la vieillesse en a fait un fantôme qui - ne représente plus qu’une hideuse image de la mort? Enfin, lorsque - vous aimiez un homme spirituel, c’était à cause que, par la vivacité - de son génie, il pénétrait une affaire mêlée et la débrouillait; - qu’il défrayait par son bien dire l’assemblée du plus haut carat; - qu’il digérait les sciences d’une seule pensée; et cependant, vous - lui continuez vos honneurs, quand ses organes usés rendent sa tête - imbécile, pesante et importune aux compagnies, et lorsqu’il ressemble - plutôt à la figure d’un Dieu Foyer qu’à un homme de raison? Concluez - donc par là, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient - pourvus du gouvernement des familles, que les vieillards. D’autant - plus même que, selon vos maximes, Hercule, Achille, Epaminondas, - Alexandre et César, qui sont presque tous morts au deçà de quarante - ans, n’auraient mérité aucuns honneurs,<a name="FNanchor_12" id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a> parce qu’à votre compte ils - auraient été trop jeunes, bien que leur seule jeunesse fût seule la - cause de leurs belles actions, qu’un âge plus avancé eût rendues sans - effet, parce qu’il eût manqué de l’ardeur et de la promptitude qui leur - ont donné ces grands succès. Mais, direz-vous, toutes les lois de notre - Monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards? Il - est vrai; mais, aussi, tous ceux qui ont introduit des lois ont été - des vieillards qui craignaient que les jeunes ne les dépossédassent - justement de l’autorité qu’ils avaient extorquée <i>et ont fait comme les - législateurs aux fausses religions, un mystère de ce qu’ils n’ont pu - trouver</i>.</p> - - <p>«<i>Oui mais direz-vous, ce vieillard est mon père et le Ciel me promet - une longue vie si je l’honore.</i>»</p> - - <p><i>Si votre père, ô mon fils, ne vous ordonne rien de contraire aux - inspirations du très-haut, je l’admets; autrement, marchez sur le - ventre du père qui vous engendra, trépignez sur le sein de la mère qui - vous conçut, car de vous imaginer que ce lâche respect que des parents - vicieux ont arraché à votre faiblesse soit tellement agréable au Ciel - qu’il en allonge pour cela vos fusées, je n’y vois guère d’apparences.</i></p> - - <p><i>Quoi! ce coup de chapeau dont vous chatouillez et nourrissez le - superbe de votre père, crève-t-il un abcès que vous avez dans le côté, - répare-t-il votre humide radical, fait-il la cure d’une estocade à - travers votre estomac vous casse-t-il une pierre dans la vessie. Si - cela est, les médecins ont grand tort. Au lieu de potions infernales - dont ils empestent la vie des hommes qu’ils n’ordonnent pour la petite - vérole trois révérences à jeun, quatre «grand mercy» après dîner et - douze «bonsoir mon père et ma mère» avant que de s’endormir. Vous me - répliquerez que sans lui, vous ne seriez pas il est vrai, mais aussi - lui-même sans votre grand-père, sans votre bisaïeul, ni sans vous votre - père n’aurait pas de petits-fils.</i></p> - - <p><i>Lorsque la nature le mit au jour c’était à condition de rendre ce - qu’elle lui prêtait, ainsi quand il vous engendra il ne vous donna - rien, il s’acquitta encore. Je voudrais bien savoir si vos parents - songeaient à <span class="pagenum" id="Page_71">71</span> vous quand ils vous firent? Hélas, point du tout, et - toutefois vous êtes obligé d’un présent qu’ils vous ont fait sans y - penser.</i></p> - - <p><i>Comment, parce que votre père fut si paillard qu’il ne put résister - aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fit le marché - pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le - maçonnage, vous rêverez ce voluptueux comme un des sept sages de Grèce, - quoi parce que cet autre avare acheta les riches biens de sa femme - par la façon d’un enfant, cet enfant ne lui doit parler qu’à genoux, - ainsi votre père fit bien d’être ribaud et cet autre d’être chiche, car - autrement, ni vous, ni lui, n’auriez jamais été, mais je voudrais bien - savoir si quand il eût été certain que son pistolet eût pris un rat, - s’il n’eût point tiré le coup! Juste Dieu! qu’on en fait accroire au - peuple de votre monde.</i></p> - - <p>«Vous ne tenez de votre Architecte mortel que votre corps seulement; - votre âme vient des Cieux; il n’a tenu qu’au hasard que votre père - n’ait été votre fils, comme vous êtes le sien. Savez-vous même s’il ne - vous a point empêché d’hériter d’un diadème? Votre esprit peut-être - était parti du Ciel, à dessein d’animer le Roi des Romains au ventre - de l’Impératrice; en chemin, par hasard, il rencontra votre embryon, - et peut-être que, pour abréger sa course, il s’y logea. Non, non, - Dieu ne vous eût point rayé du calcul de tous les hommes, quand votre - père fût mort petit garçon. Mais qui sait si vous ne seriez point - aujourd’hui l’ouvrage de quelque vaillant Capitaine, qui vous aurait - associé à sa gloire comme à ses biens? Ainsi peut-être vous n’êtes - non plus redevable à votre père de la vie qu’il vous a donnée, que - vous le seriez au Pirate qui vous aurait mis à la chaîne, parce qu’il - vous nourrirait. Et je veux même qu’il vous eût engendré Prince, qu’il - vous eût engendré Roi: un présent perd son mérite, lorsqu’il est fait - sans le choix de celui qui le reçoit. On donna la mort à César, on - la donna à Cassius; cependant Cassius en est obligé à l’Esclave dont - il impétra non pas César à des meurtriers, parce qu’ils le forcèrent - de la recevoir. Votre père consulta-t-il votre volonté, lorsqu’il - embrassa votre mère? vous demanda-t-il si vous trouviez bon de voir - ce siècle-là, ou d’en attendre un autre? si vous vous contenteriez - d’être fils d’un sot, ou si vous auriez l’ambition de sortir d’un - brave homme? Hélas! vous, que l’affaire concernait tout seul, vous - étiez le seul dont on ne prenait point l’avis! Peut-être qu’alors, si - vous eussiez été enfermé autre part que dans la matrice des idées de - la Nature, et que votre naissance eût été à votre option, vous auriez - dit à la Parque: «Ma chère Demoiselle, prends le fuseau d’un autre: il - y a fort longtemps que je suis dans le rien, et j’aime encore mieux - demeurer cent ans à n’être pas, que d’être aujourd’hui, pour m’en - repentir demain!» Cependant il vous fallut passer par là; vous eûtes - beau piailler pour retourner à la longue et noire maison dont on vous - arrachait, on faisait semblant de croire que vous demandiez à téter.</p> - - <p>«Voilà, ô mon fils! les raisons à peu près qui sont cause du respect - que les pères portent à leurs enfants; je sais bien que j’ai penché - du côté des enfants plus que la justice ne le demande, et que j’ai en - leur faveur un peu parlé contre ma conscience. Mais, voulant corriger - cet orgueil dont certains pères bravent la faiblesse de leurs petits, - j’ai été obligé de faire comme ceux qui, pour redresser un arbre tortu, - le tirent de l’autre côté, afin qu’il redevienne également droit entre - les deux contorsions. Ainsi, j’ai fait restituer aux pères ce qu’ils - sont à leurs enfants, leur en ôtant beaucoup qui leur appartenait, afin - qu’une autre fois ils se contentassent du leur. Je sais bien encore que - j’ai choqué, par cette apologie, tous les vieillards; mais qu’ils se - souviennent qu’ils ont été enfants avant que d’être <span class="pagenum" id="Page_72">72</span> pères, et qu’il - est impossible que je n’aie parlé fort à leur avantage, puisqu’ils - n’ont pas été trouvés sous une pomme de chou. Mais enfin, quoi qu’il en - puisse arriver, quand mes ennemis se mettraient en bataille contre mes - amis, je n’aurai que du bon, car j’ai servi tous les hommes, et je n’en - ai desservi que la moitié.»</p> - - <p>A ces mots, il se tut, et le fils de notre hôte prit ainsi la parole:</p> - - <p>—Permettez-moi, lui dit-il, puisque je suis informé, par votre soin, - de l’Origine, de l’Histoire, des Coutumes et de la Philosophie du Monde - de ce petit homme, que j’ajoute quelque chose à ce que vous avez dit, - et que je prouve que les enfants ne sont point obligés à leurs pères, - de leur génération, parce que leurs pères étaient obligés en conscience - à les engendrer.</p> - - <p>«La Philosophie de leur Monde la plus étroite confesse qu’il est plus - avantageux de mourir (à cause que, pour mourir, il faut avoir vécu) - que de n’être point. Or, puisqu’en ne donnant pas l’être à ce rien, je - le mets en un état pire que la mort, je suis plus coupable de ne le - pas produire que de le tuer. Tu croirais cependant, ô mon petit homme! - avoir fait un parricide indigne de pardon, si tu avais égorgé ton - fils; il serait énorme, à la vérité, mais il est bien plus exécrable - de ne pas donner l’être à ce qui le peut recevoir; car cet enfant, - à qui tu ôtes la lumière pour toujours, eût eu la satisfaction d’en - jouir quelque temps. Encore, nous savons qu’il n’en est privé que pour - quelques siècles; mais, pour ces pauvres quarante petits riens, dont - tu pouvais faire quarante bons soldats à ton Roi, tu les empêches - malicieusement de venir au jour, et les laisses corrompre dans tes - reins, au hasard d’une apoplexie qui t’étouffera.....»</p> - - <p><i>Qu’on ne m’objecte point les beaux panégyriques de la virginité, - cet honneur n’est qu’une fumée, car enfin tous ces respects dont - le vulgaire l’idolâtre ne sont rien même entre vous autres que des - conseils, mais de ne pas tuer, mais de ne pas faire son fils en ne - le faisant point plus malheureux qu’un mort: c’est le commandement - pourquoi je m’étonne fort que la continence au monde d’où vous venez - est tenue si préférable à la charnelle, pourquoi Dieu ne vous a pas - fait naître de la rosée du mois de mai, comme les champignons, ou tout - au moins comme les crocodiles du limon gras de la terre achevés par - le sommeil; cependant il n’envoie point chez vous d’eunuques que par - accident, ils n’arrachent point les génitoires à vos moines, ni à vos - cardinaux. Vous me direz que la nature les leur a données, oui, mais - il est le maître de la nature et s’il avait reconnu que ce morceau fût - nuisible à leur salut il aurait commencé de le couper aussi bien que - le prépuce aux juifs dans l’ancienne loi, mais ce sont des inventions - trop ridicules par votre foi. Y a-t-il quelque place sur votre corps - plus sacrée ou plus maudite l’une que l’autre; pourquoi commette-je - un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand - je touche mon oreille ou mon talon, est-ce à cause qu’il y a du - chatouillement? Je ne dois donc pas me purger au bassin car cela ne se - fait point sans quelque sorte de volupté, ni les dévots ne doivent pas - non plus s’estener à la contemplation de Dieu car il goûtent un grand - plaisir d’imagination; en vérité je m’étonne que combien la religion - de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentements - des hommes, que vos prêtres ont fait un crime de se gratter, à cause - de l’agréable douleur qu’on y sent. Avec tout cela, j’ai remarqué que - la prévoyante nature a fait pencher tous les grands personnages et - vaillants et spirituels aux délicatesses de l’amour, témoin Samson, - David, Hercule, César, Annibal, Charlemagne, afin que se moissonnassent - l’organe de ce <span class="pagenum" id="Page_73">73</span> plaisir d’un coup de serpe elle alla jusque sous un - cuvier détacher Diogène, maigre, laid et pouilleux et le contraindre de - composer des vents dont il soufflait les soupirs à Lays, sans doute il - en usa de la sorte que pour l’appréhension qu’elle eût que les honnêtes - gens ne manquassent au monde. Concluons que votre père était obligé en - conscience de vous lâcher à la lumière et quand il penserait vous avoir - beaucoup obligé de vous faire en se chatouillant, il ne vous a donné au - fond que ce qu’un taureau banal donne au veau tous les jours dix fois - pour se réjouir.</i></p> - - <p><i>—Vous avez tort, interrompit alors mon démon, de vouloir régenter - les sujets de Dieu, il est vrai qu’il nous a défendu l’excès de ce - plaisir, mais que savez-vous s’il ne l’a point ainsi voulu afin que les - difficultés que nous trouverions à combattre cette passion nous fît - mériter la gloire qu’il nous prépare, mais que savez-vous si ce n’a - point été pour aiguiser l’appétit par la défense, mais que savez-vous - s’il ne prévoyait point qu’abandonnant la jeunesse aux impétuosités de - la chair, les rapprochements trop fréquents énerveraient leur semence - et marqueraient la fin du monde aux arrière-neveux du premier homme, - mais que savez-vous s’il ne l’a point voulu faire afin de récompenser - justement ceux qui, contre toute apparence de raison, se sont fiés en - sa parole.</i></p> - - <p>Cette réponse ne satisfit pas, à ce que je crois, le petit hôte, car il - en hocha trois ou quatre fois la tête; mais notre commun Précepteur se - tut, parce que le repas était en impatience de s’envoler.</p> - - <p>Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de - grands tapis; et un jeune serviteur, ayant pris le plus vieil de nos - Philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée; d’où mon Démon - lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu’il aurait mangé.</p> - - <p>Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d’en demander la - cause:</p> - - <p>—Il ne goûte point, me dit-il, d’odeur de viande, ni même des herbes, - si elles ne sont mortes d’elles-mêmes, à cause qu’il les pense capables - de douleur.</p> - - <p>—Je ne suis pas si surpris, répliquai-je, qu’il s’abstienne de la - chair, et de toutes choses qui ont eu vie sensitive; car, en notre - Monde, les Pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé - de ce régime; mais de n’oser, par exemple, couper un chou, de peur de - le blesser, cela me semble tout à fait ridicule.</p> - - <p>—Et moi, répondit mon Démon, je trouve beaucoup d’apparence en son - opinion. Car, dites-moi, ce chou dont vous parlez n’est-il pas comme - vous un être existant de la Nature? Ne l’avez-vous pas tous deux - pour mère également? Encore, semble-t-il qu’elle ait pourvu plus - nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’elle a - remis la génération d’un homme aux caprices de son père, qui peut, - selon son plaisir, l’engendrer ou ne l’engendrer pas: rigueur dont - cependant elle n’a pas voulu traiter avec le chou; car, au lieu de - remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme si elle eût - appréhendé davantage que la race du chou pérît que celle des hommes, - elle les contraint, bon gré, mal gré, de se donner l’être les uns - aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui ne les engendrent - que selon leurs caprices, et qui en leur vie n’en peuvent engendrer - au plus qu’une vingtaine, au lieu que les choux en peuvent produire - quatre cent mille par tête. De dire que la Nature a pourtant plus - aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons, pour nous - faire rire: étant incapable de passion, elle ne saurait ni haïr ni - aimer personne; et, si elle était susceptible d’amour, elle aurait <span class="pagenum" id="Page_74">74</span> - plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne saurait - l’offenser, que pour cet homme qui voudrait la détruire, s’il le - pouvait. Ajoutez à cela, que l’homme ne saurait naître sans crime, - étant une partie du premier criminel; mais nous savons fort bien que - le premier chou n’offensa pas son Créateur. Si on dit que nous sommes - faits à l’image du premier Etre, et non pas le chou? Quand il serait - vrai, nous avons, en souillant notre âme, par où nous lui ressemblons, - effacé cette ressemblance, puisqu’il n’y a rien de plus contraire à - Dieu que le péché. Si donc notre âme n’est plus son portrait, nous ne - lui ressemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche, - par le front et par les oreilles, que ce chou, par ses feuilles, par - ses fleurs, par sa tige, par son trognon et par sa tête. Ne croyez-vous - pas, en vérité, si cette pauvre plante pouvait parler, quand on la - coupe, qu’elle ne dît: «Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui - mérite la mort? Je ne crois que dans les jardins, et l’on ne me trouve - jamais en lieu sauvage, où je vivrais en sûreté; je dédaigne toutes les - autres sociétés, hormis la tienne; et, à peine suis-je semé dans ton - jardin, que, pour te témoigner ma complaisance, je m’épanouis, je te - tends les bras, je t’offre mes enfants en graine, et, pour récompense - de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête!» Voilà le discours que - tiendrait ce chou, s’il pouvait s’exprimer. Hé quoi! à cause qu’il - ne saurait se plaindre, est-ce à dire que nous pouvons justement lui - faire tout le mal qu’il ne saurait empêcher? Si je trouve un misérable - lié, puis-je sans crime le tuer, à cause qu’il ne peut se défendre? Au - contraire, sa faiblesse aggraverait ma cruauté; car, combien que cette - misérable créature soit pauvre et dénuée de tous nos avantages, elle - ne mérite pas la mort. Quoi! de tous les biens de l’être, elle n’a que - celui de rejeter, et nous le lui arrachons. Le péché de massacrer un - homme n’est pas si grand, parce qu’un jour il revivra, que de couper - un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d’autre à espérer. - Vous anéantissez le chou, en le faisant mourir; mais, en tuant un - homme, vous ne faites que changer son domicile; et je dis bien plus, - puisque Dieu chérit également entre nous et les plantes, qu’il est très - juste de les considérer également comme nous. Il est vrai que nous - naquîmes les premiers; mais, dans la famille de Dieu, il n’y a point - de droit d’aînesse: si donc les choux n’eurent point de part avec nous - du fief de l’immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque - autre qui, par sa grandeur, récompensât sa brièveté; c’est peut-être - un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses - dans leurs causes; et c’est aussi pour cela que ce sage Moteur ne - leur a point taillé d’organes semblables aux nôtres, qui n’ont qu’un - simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d’autres plus - ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux, qui servent - à l’opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez - peut-être ce qu’ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées? - Mais, dites-moi, que nous ont jamais enseigné certains êtres, que nous - admettons au-dessus de nous, avec lesquels nous n’avons aucun rapport - ni proportion, et dont nous comprenons l’existence aussi difficilement - que l’intelligence et les façons avec lesquelles un chou est capable de - s’exprimer à ses semblables, et non pas à nous, à cause que nos sens - sont trop faibles pour pénétrer jusque-là?</p> - - <p>«Moïse, le plus grand de tous les Philosophes, et qui puisait la - connaissance de la Nature dans la source de la Nature même, signifiait - cette vérité, lorsqu’il parlait de l’Arbre de Science, et il voulait - sans doute nous enseigner, sous cette énigme, que les plantes - possèdent, privativement à nous, la Philosophie parfaite. Souvenez-vous - donc, ô de tous les <span class="pagenum" id="Page_75">75</span> animaux le plus superbe! qu’encore qu’un chou - que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre - végétant n’a pas des organes propres à hurler comme vous; il n’en a pas - pour frétiller ni pour pleurer; il en a toutefois, par lesquels il se - plaint du tort que vous lui faites, et par lesquels il attire sur vous - la vengeance du Ciel. Que si enfin vous insistez à me demander comment - je sais que les choux ont des belles pensées, je vous demande comment - vous savez qu’ils ne les ont point, et que tel d’entre eux, à votre - imitation, ne dise pas le soir, en s’enfermant: «Je suis, monsieur le - Chou Frisé, votre très humble serviteur, <span class="smcap">Chou Cabus</span>.»</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-75.jpg" alt="" title="" width="600" height="479" /> - <p class="caption">Dans toutes les maisons il y a un physionome.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-75.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>Il en était là de son discours, quand ce jeune garçon qui avait emmené - notre Philosophe le ramena. «Eh quoi! déjà dîné?» lui cria mon Démon. - Il répondit que oui, à l’issue près, d’autant que le Physionome lui - avait permis de tâter de la nôtre. Le jeune hôte n’attendit pas que je - lui demandasse l’explication de ce mystère:</p> - - <p>—Je vois, dit-il, que cette façon de vivre vous étonne. Sachez donc, - quoi qu’en votre Monde on gouverne la santé plus négligemment, que le - régime de celui-ci n’est pas à mépriser.</p> - - <p>«Dans toutes les maisons, il y a un Physionome, entretenu du public, - qui est à peu près ce qu’on appellerait chez vous un médecin, hormis - qu’il n’y gouverne que les sains et qu’il ne juge des diverses façons - dont il nous fait traiter, que par la proportion, figure et symétrie - de nos membres, par les linéaments du visage, le coloris de la chair, - la délicatesse du cuir, l’agilité de la masse, le son de la voix, la - teinture, la force et la dureté du poil. N’avez-vous pas tantôt pris - garde à un homme, de taille assez courte, qui vous a considéré? C’était - le Physionome de céans. Assurez-vous que, selon qu’il a reconnu votre - complexion, il a diversifié l’exhalaison de votre dîner. Regardez - combien le matelas où l’on vous a fait coucher est éloigné de nos - lits: sans doute qu’il vous a jugé d’un tempérament <span class="pagenum" id="Page_76">76</span> bien éloigné du - nôtre, puisqu’il a craint que l’odeur qui s’évapore de ces petits - robinets sous notre nez ne s’épandît jusqu’à vous, ou que la vôtre ne - fumât jusqu’à nous. Vous le verrez, ce soir, qui choisira les fleurs - pour votre lit avec la même circonspection.» Pendant tout ce discours, - je faisais signe à mon hôte qu’il tâchât d’obliger les Philosophes - à tomber sur quelque chapitre de la science qu’ils professaient, il - m’était trop ami, pour n’en pas faire naître aussitôt l’occasion; - c’est pourquoi je ne vous dirai point ni les discours ni les prières - qui firent l’ambassade de ce traité; aussi bien, la nuance du ridicule - au sérieux fut trop imperceptible pour pouvoir être imitée. Tant y a, - lecteur, que le dernier venu de ces Docteurs, après plusieurs autres - choses, continua ainsi:</p> - - <p>«Il me reste à prouver qu’il y a des Mondes infinis dans un Monde - infini. Représentez-vous donc l’univers comme un animal; que les - étoiles, qui sont des Mondes, sont dans ce grand animal, comme d’autres - grands animaux, qui servent réciproquement de mondes à d’autres - peuples, tels que nous, nos chevaux, etc., et que nous, à notre tour, - sommes aussi des Mondes à l’égard de certains animaux encore plus - petits sans comparaison que nous, comme sont certains vers, des poux, - des cirons; que ceux-ci sont la Terre d’autres plus imperceptibles; - qu’ainsi, de même que nous paraissons chacun en particulier un grand - Monde à ce petit peuple, peut-être que notre chair, notre sang, nos - esprits, ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux qui - s’entretiennent, nous prêtent mouvement par le leur, et, se laissant - aveuglément conduire à notre volonté qui leur sert de cocher, nous - conduisent nous-mêmes, et produisent tous ensemble cette action que - nous appelons la Vie. Car, dites-moi, je vous prie, est-il mal aisé - à croire qu’un pou prenne votre corps pour un Monde, et que, quand - quelqu’un d’eux voyage depuis l’une de vos oreilles jusqu’à l’autre, - ses compagnons disent qu’il a voyagé aux deux bouts de la Terre ou - qu’il a couru de l’un à l’autre Pôle? Oui, sans doute, ce petit peuple - prend votre poil pour les forêts de son pays, les pores pleins de - pituite pour des fontaines, les bubes pour des lacs et des étangs, - les apostumes pour des mers, les défluxions pour des déluges; et, - quand vous vous peignez en devant et en arrière, ils prennent cette - agitation pour le flux et le reflux de l’Océan. La démangeaison ne - prouve-t-elle pas mon dire? Le ciron qui la produit, est-ce autre chose - qu’un de ces petits animaux qui s’est dépris de la société civile pour - s’établir tyran de son pays? Si vous me demandez d’où vient qu’ils sont - plus grands que ces autres imperceptibles, je vous demande pourquoi - les éléphants sont plus grands que nous, et les Hibernois, que les - Espagnols? Quant à cette ampoule et cette croûte dont vous ignorez la - cause, il faut qu’elles arrivent, ou par la corruption de leurs ennemis - que ces petits géants ont massacrés, ou que la peste, produite par la - nécessité des aliments dont les séditieux se sont gorgés, ait laissé - pourrir dans la campagne des monceaux de cadavres, ou que ce tyran, - après avoir tout autour de soi chassé ses compagnons qui de leurs - corps bouchaient les pores du nôtre, ait donné passage à la pituite, - laquelle, étant extraversée hors la sphère de la circulation de notre - sang, s’est corrompue. On me demandera peut-être pourquoi un ciron en - produit tant d’autres? Ce n’est pas chose malaisée à concevoir; car, - de même qu’une révolte en produit une autre, aussi ces petits peuples, - poussés du mauvais exemple de leurs compagnons séditieux, aspirent - chacun au commandement, allumant partout la guerre, le massacre et - la faim. Mais, me direz-vous, certaines personnes sont bien moins - sujettes à la démangeaison que d’autres. Cependant chacun est rempli - également de ces petits animaux, puisque ce sont eux, dites-vous, <span class="pagenum" id="Page_77">77</span> qui - font la vie. Il est vrai; aussi, remarquons-nous que les flegmatiques - sont moins en proie à la gratelle que les bilieux, à cause que le - peuple, sympathisant au climat qu’il habite, est plus lent en un - corps froid; qu’un autre, échauffé par la température de sa région, - qui pétille, se remue, et ne saurait demeurer en une place. Ainsi, le - bilieux est plus délicat que le flegmatique, parce qu’étant animé en - bien plus de parties, et l’âme étant l’action de ces petites bêtes, - il est capable de sentir en tous les endroits où ce bétail se remue; - au lieu que le flegmatique, n’étant pas assez chaud pour faire agir - qu’en peu d’endroits cette remuante populace, n’est sensible qu’en - peu d’endroits. Et, pour prouver encore cette cironité universelle, - vous n’avez qu’à considérer, quand vous êtes blessé, comment le - sang accourt à la plaie. Vos docteurs disent qu’il est guidé par la - prévoyante Nature qui veut secourir les parties débilitées: ce qui - ferait conclure qu’outre l’âme et l’esprit il y aurait encore en nous - une troisième substance intellectuelle qui aurait ses fonctions et - ses organes à part. C’est pourquoi je trouve bien plus probable de - dire que ces petits animaux, se sentant attaqués, envoient chez leurs - voisins demander du secours, et qu’étant arrivés de tous côtés, et le - pays se trouvant incapable de tant de gens, ou ils meurent de faim, - ou étouffent dans la presse. Cette mortalité arrive, quand l’apostume - est mûre; car, pour témoigner qu’alors ces animaux sont étouffés, - c’est que la chair pourrie devient insensible; que si bien souvent la - saignée, qu’on ordonne pour divertir la fluxion, profite, c’est à cause - que, s’en étant perdu beaucoup par l’ouverture que ces petits animaux - tâchaient de boucher, ils refusent d’assister leurs alliés, n’ayant que - médiocrement la puissance de se défendre chacun chez soi.»</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-77.jpg" alt="" title="" width="600" height="503" /> - <p class="caption">Il fouetta l’effigie pendant un grand quart d’heure.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-77.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>Il acheva ainsi, quand le second Philosophe s’aperçut que nos yeux - assemblés sur les siens l’exhortaient de parler à son tour.</p> - - <p>—Hommes, dit-il, vous voyant curieux d’apprendre à ce petit animal, - notre semblable, quelque chose de la science que nous professons, je - dicte maintenant un Traité que je serais bien aise de lui produire, - à <span class="pagenum" id="Page_78">78</span> cause des lumières qu’il donne à l’intelligence de notre Physique. - C’est l’explication de l’origine éternelle du Monde. Mais, comme je - suis empressé de faire travailler à mes soufflets (car demain sans - remise la Ville part), vous pardonnerez au temps, avec promesse - toutefois qu’aussitôt qu’elle sera arrivée où elle doit aller, je vous - satisferai.</p> - - <p>A ces mots, le fils de l’Hôte appela son père pour savoir quelle heure - il était; mais, ayant répondu qu’il était huit heures sonnées, il lui - demanda tout en colère pourquoi il ne les avait pas avertis à sept, - comme il le lui avait commandé; qu’il savait bien que les maisons - partaient le lendemain et que les murailles de la ville étaient déjà - parties.</p> - - <p>—Mon fils, répliqua le bonhomme, on a publié, depuis que vous êtes à - table, une défense expresse de partir avant après-demain.</p> - - <p>—N’importe, repartit le jeune homme; vous devez obéir aveuglément, ne - point pénétrer dans mes ordres, et vous souvenir seulement de ce que je - vous ai commandé. Vite, allez quérir votre effigie.</p> - - <p>Lorsqu’elle fut apportée, il la saisit par le bras, et la fouetta un - gros quart d’heure.</p> - - <p>—Or sus! vaurien, continua-t-il, en punition de votre désobéissance, - je veux que vous serviez aujourd’hui de risée à tout le monde, et, pour - cet effet, je vous commande de ne marcher que sur deux pieds le reste - de la journée.</p> - - <p>Le pauvre homme sortit fort éploré, et son fils nous fit des excuses de - son emportement.</p> - - <p>J’avais bien de la peine, quoique je me mordisse les lèvres, à - m’empêcher de rire d’une si plaisante punition, et cela fut cause que, - pour rompre cette burlesque pédagogie qui m’aurait sans doute fait - éclater, je le suppliai de me dire ce qu’il entendait par ce voyage - de la Ville, dont tantôt il avait parlé; et si les maisons et les - murailles cheminaient. Il me répondit:</p> - - <p>—Entre nos Villes, cher étranger, il y en a de mobiles et de - sédentaires; les mobiles, comme par exemple celle où nous sommes - maintenant, sont faites comme je vais vous dire. L’architecte construit - chaque Palais, ainsi que vous voyez, d’un bois fort léger; il pratique - dessous quatre roues; dans l’épaisseur de l’un des murs, il place dix - gros soufflets, dont les tuyaux passent, d’une ligne horizontale, à - travers le dernier étage, de l’un à l’autre pignon, en sorte que, - quand on veut traîner les Villes autre part (car on les change d’air - à toutes les saisons), chacun déplie sur l’un des côtés de son logis - quantité de larges voiles au-devant des soufflets; puis, ayant bandé un - ressort pour les faire jouer, leurs maisons, en moins de huit jours, - avec les bouffées continuelles que vomissent ces monstres à vent, sont - emportées, si on veut, à plus de cent lieues. Quant à celles que nous - appelons <i>sédentaires</i>, les logis en sont presque semblables à vos - tours, hormis qu’ils sont de bois, et qu’ils sont percés au centre - d’une grosse et forte vis, qui règne de la cave jusqu’au toit, pour les - pouvoir hausser et baisser à discrétion. Or, la terre est creusée aussi - profond que l’édifice est élevé, et le tout est construit de cette - sorte, afin qu’aussitôt que les gelées commencent à morfondre le Ciel, - ils puissent descendre leurs maisons en terre, où ils se tiennent à - l’abri des intempéries de l’air. Mais, sitôt que les douces haleines du - printemps viennent à le radoucir, ils remontent au jour, par le moyen - de leur grosse vis, dont je vous ai parlé.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-79.jpg" alt="" title="" width="600" height="409" /> - <p class="caption">Leurs maisons, en moins de huit jours, sont emportées à - plus de cent lieues.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-79.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>Je le priai, puisqu’il avait déjà eu tant de bonté pour moi, et que la - Ville partait le lendemain, de me dire quelque chose de cette origine - éternelle du Monde, dont il m’avait parlé quelque temps auparavant:</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_79">79</span></p> - - <p>—Et je vous promets, lui dis-je, qu’en récompense, sitôt que je - serai de retour dans ma Lune, dont mon gouverneur (je lui montrai mon - Démon) vous témoignera que je suis venu, j’y sèmerai votre gloire, en - y racontant les belles choses que vous m’aurez dites. Je vois bien que - vous riez de cette promesse, parce que vous ne croyez pas que la Lune - dont je vous parle soit un Monde, et que j’en suis un habitant; mais je - vous puis assurer aussi que les peuples de ce Monde-là, qui ne prennent - celui-ci que pour une Lune, se moqueront de moi, quand je dirai que - votre Lune est un monde, et qu’il y a des campagnes avec des habitants.</p> - - <p>Il ne me répondit que par un sourire, et parla ainsi:</p> - - <p>—Puisque nous sommes contraints, quand nous voulons recourir à - l’origine de ce grand Tout, d’encourir trois ou quatre absurdités, - il est bien raisonnable de prendre le chemin qui nous fait le moins - broncher. Je dis donc que le premier obstacle qui nous arrête, c’est - l’éternité du Monde; et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour - la concevoir, et ne pouvant non plus s’imaginer que ce grand univers, - si beau, si bien réglé, pût s’être fait soi-même, ils ont eu recours à - la création; mais, semblable à celui qui s’enfoncerait dans la rivière, - de peur d’être mouillé de la pluie, ils se sauvent, des bras nains, à - la miséricorde d’un géant; encore, ne s’en sauvent-ils pas; car cette - éternité, qu’ils ôtent au Monde pour ne l’avoir pu comprendre, ils - la donnent à Dieu, comme s’il avait besoin de ce présent, et comme - s’il était plus aisé de l’imaginer dans l’un que dans l’autre. Car, - dites-moi, je vous prie, a-t-on jamais conçu comment de rien il se - peut faire quelque chose? Hélas! entre rien et un atome seulement, - il y a des proportions tellement infinies, que la cervelle la plus - aiguë n’y saurait pénétrer; il faudra, pour échapper à ce labyrinthe - inexplicable, que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu. - Mais, <span class="pagenum" id="Page_80">80</span> me direz-vous, quand je vous accorderais la matière éternelle, - comment ce chaos s’est-il arrangé de soi-même? Ah! je vous le vais - expliquer.</p> - - <p>«Il faut, ô mon petit animal! après avoir séparé mentalement chaque - petit corps visible en une infinité de petits corps invisibles, - s’imaginer que l’Univers infini n’est composé d’autre chose que de ces - atomes infinis, très solides, très incorruptibles et très simples, - dont les uns sont cubiques, les autres parallélogrammes, d’autres - angulaires, d’autres ronds, d’autres pointus, d’autres pyramidaux, - d’autres hexagones, d’autres ovales, qui tous agissent diversement - chacun selon sa figure. Et qu’ainsi ne soit, posez une boule d’ivoire - ronde sur un lieu fort uni: à la moindre impression que vous lui - donnerez, elle sera un demi-quart d’heure sans s’arrêter. Or, j’ajoute - que, si elle était aussi parfaitement ronde que le sont quelques-uns - de ces atomes dont je parle, et la surface où elle serait posée, - parfaitement unie, elle ne s’arrêterait jamais. Si donc l’art est - capable d’incliner un corps au mouvement perpétuel, pourquoi ne - croirons-nous pas que la Nature le puisse faire? Il en est de même - des autres figures desquelles l’une, comme carrée, demande le repos - perpétuel, d’autres un mouvement de côté, d’autres un demi-mouvement - comme de trépidation; et la ronde, dont l’être est de se remuer, - venant à se joindre à la pyramidale, fait peut-être ce que nous - appelons <i>feu</i>, parce que non seulement le feu s’agite sans se reposer, - mais perce et pénètre facilement. Le feu a, outre cela, des effets - différents, selon l’ouverture et la qualité des angles, où la figure - ronde se joint, comme par exemple le feu du poivre est autre chose que - le feu du sucre, le feu du sucre que celui de la cannelle, celui de - la cannelle que celui du clou de girofle, et celui-ci que le feu du - fagot. Or, le feu, qui est le constructeur des parties et du Tout de - l’Univers, a poussé et ramassé dans un chêne la quantité des figures - nécessaires à composer ce chêne. Mais, me direz-vous, comment le - hasard peut-il avoir ramassé en un lieu toutes les choses nécessaires - à produire ce chêne? Je vous réponds que ce n’est pas merveille que - la matière, ainsi disposée, ait formé un chêne; mais que la merveille - eût été plus grande si, la matière ainsi disposée, le chêne n’eût pas - été produit; un peu moins de certaines figures, c’eût été la plante - sensitive, une huître à l’écaille, un ver, une mouche, une grenouille, - un moineau, un singe, un homme. Quand, ayant jeté trois dés sur une - table, il arrive rafle de deux ou bien de trois, quatre et cinq, ou - bien deux six et un, direz-vous: «O le grand miracle! A chaque dé, il - est arrivé le même point, tant d’autres points pouvant arriver! O le - grand miracle! il est arrivé trois points qui se suivent. O le grand - miracle! il est arrivé justement deux fiches, et le dessous de l’autre - fiche!» Je suis assuré qu’étant homme d’esprit, vous ne ferez jamais - ces exclamations, car, puisqu’il n’y a sur les dés qu’une certaine - quantité de nombres, il est impossible qu’il n’en arrive quelqu’un. - Et, après cela, vous vous étonnez comment cette matière, brouillée - pêle-mêle au gré du hasard, peut avoir constitué un homme, vu qu’il y - avait tant de choses nécessaires à la construction de son être. Vous - ne savez donc pas qu’un million de fois cette matière, s’acheminant au - dessein d’un homme, s’est arrêtée à former tantôt une pierre, tantôt du - plomb, tantôt du corail, tantôt une fleur, tantôt une comète, et tout - cela à cause du plus ou du moins de certaines figures qu’il fallait, - ou qu’il ne fallait pas, à désigner un homme? Si bien que ce n’est - pas merveille qu’entre une infinité de matières qui changent et se - remuent incessamment, elles aient rencontré à faire le peu d’animaux, - de végétaux, de minéraux que nous voyons; non plus que ce n’est pas - merveille qu’en cent coups de dés il arrive une rafle; aussi bien - est-il impossible que de ce <span class="pagenum" id="Page_81">81</span> remuement il ne se fasse quelque chose, et - cette chose sera toujours admirée d’un étourdi qui ne saura pas combien - peu s’en est fallu qu’elle n’ait pas été faite. Quand la grande rivière - de <img class="musique" src="images/page-81a.jpg" alt="" title="" width="55" height="21" /> fait moudre un moulin, conduit les ressorts d’une - horloge, et que le petit ruisseau de <img class="musique" src="images/page-81b.jpg" alt="" title="" width="57" height="22" /> ne fait que couler et - se dérober quelquefois, vous ne direz pas que cette rivière a bien de - l’esprit, parce que vous savez qu’elle a rencontré les choses disposées - à faire tous ces beaux chefs-d’œuvre; car, si son moulin ne se fût - pas trouvé dans son cours, elle n’aurait pas pulvérisé le froment; si - elle n’eût point rencontré l’horloge, elle n’aurait pas marqué les - heures; et, si le petit ruisseau dont j’ai parlé avait eu la même - rencontre, il aurait fait les mêmes miracles. Il en va tout ainsi de - ce feu qui se meut de soi-même, car, ayant trouvé les organes propres - à l’agitation nécessaire pour raisonner, il a raisonné; quand il en a - trouvé de propres seulement à sentir, il a senti; quand il en a trouvé - de propres à végéter, il a végété; et qu’ainsi ne soit, qu’on crève - les yeux de cet homme que le feu de cette âme fait voir, il cessera de - voir, de même que notre grande horloge cessera de marquer les heures, - si l’on en brise le mouvement.</p> - - <p>«Enfin, ces premiers et indivisibles atomes font un cercle, sur qui - roulent sans difficulté les difficultés les plus embarrassantes de - la Physique; il n’est pas jusqu’à l’opération des sens que personne - n’a pu encore bien concevoir, que je n’explique fort aisément par - les petits corps. Commençons par la vue: elle mérite, comme la plus - incompréhensible, notre premier début.</p> - - <p>«Elle se fait donc, à ce que je m’imagine, quand les tuniques - de l’œil, dont les pertuis sont semblables à ceux du verre, - transmettent cette poussière de feu, qu’on appelle <i>rayons visuels</i>, et - qu’elle est arrêtée par quelque matière opaquée qui la fait rejaillir - chez soi; car, alors, rencontrant en chemin l’image de l’objet qui - l’a repoussée, et cette image n’étant qu’un nombre infini de petits - corps qui s’exhalent continuellement, en égale superficie, du sujet - regardé, elle la pousse jusqu’à notre œil. Vous ne manquerez pas - de m’objecter que le verre est un corps opaque et fort serré, et que - cependant, au lieu de rechasser ces autres petits corps, il s’en laisse - pénétrer? Mais je vous réponds que ces pores du verre sont taillés de - même figure que ces atomes de feu qui le traversent, et que, comme un - crible à froment n’est pas propre à l’avoine ni un crible à avoine à - cribler du froment, ainsi une boîte de sapin, quoique mince et qu’elle - laisse pénétrer les sons, n’est pas pénétrable à la vue; et une pièce - de cristal, quoique transparente, qui se laisse percer à la vue, n’est - pas pénétrable au toucher.»</p> - - <p>Je ne pus là m’empêcher de l’interrompre.</p> - - <p>—Un grand Poète et Philosophe de notre Monde, lui dis-je, a parlé - après Epicure, et lui, après Démocrite, de ces petits corps, presque - comme vous; c’est pourquoi vous ne me surprenez point par ce discours; - et je vous prie, en le continuant, de me dire comment, par ces - principes, vous expliqueriez la façon de vous peindre dans un miroir?</p> - - <p>—Il est fort aisé, me répliqua-t-il; car figurez-vous que ces feux de - votre œil ayant traversé la glace, et rencontrant derrière un corps - non diaphane qui les rejette, ils repassent par où ils étaient venus; - et, trouvant ces petits corps cheminant en superficies égales sur le - miroir, ils les rappellent à nos yeux; et notre imagination, plus - chaude que les autres facultés de notre âme, en attire le plus subtil, - dont elle fait chez soi un portrait en raccourci.</p> - - <p>«L’opération de l’ouïe n’est pas plus malaisée à concevoir, et, pour <span class="pagenum" id="Page_82">82</span> - être plus succinct, considérons-la seulement dans l’harmonie d’un luth - touché par les mains d’un maître de l’art. Vous me demanderez comment - il se peut faire que j’aperçoive si loin de moi une chose que je ne - vois point? Est-ce qu’il sort de mes oreilles une éponge qui boit - cette musique pour me la rapporter? ou ce joueur engendre-t-il dans - ma tête un autre petit joueur avec un petit luth, qui ait ordre de me - chanter comme un écho les mêmes airs? Non; mais ce miracle procède de - ce que la corde tirée venant à frapper de petits corps dont l’air est - composé, elle le chasse dans mon cerveau; le perçant doucement avec - ces petits riens corporels; et, selon que la corde est bandée, le son - est haut, à cause qu’elle pousse les atomes plus vigoureusement; et - l’organe, ainsi pénétré, en fournit à la fantaisie de quoi faire son - tableau; si trop peu, il arrive que, notre mémoire n’ayant pas encore - achevé son image, nous sommes contraints de lui répéter le même son, - afin que, des matériaux que lui fournissent, par exemple, les mesures - d’une sarabande, elle en prenne assez pour achever le portrait de - cette sarabande. Mais cette opération n’a rien de si merveilleux que - les autres, par lesquelles, à l’aide du même organe, nous sommes émus - tantôt à la joie, <i>tantôt à la rage, tantôt à la pitié, tantôt à la - rêverie, tantôt à la douleur</i>.</p> - - <p>«Et cela se fait, lorsque, dans ce mouvement, ces petits corps en - rencontrent d’autres, en nous remués de même façon, ou que leur propre - figure rend susceptibles du même ébranlement; car alors les nouveaux - venus excitent leurs hôtes à se remuer comme eux; et, de cette façon, - lorsqu’un air violent rencontre le feu de notre sang, il le fait - incliner au même branle, et il l’anime à se pousser dehors: c’est ce - que nous appelons <i>ardeur de courage</i>. Si le son est plus doux, et - qu’il n’ait la force de soulever qu’une moindre flamme plus ébranlée, - en la promenant le long des nerfs, des membranes et des pertuis de - notre chair, elle excite ce chatouillement qu’on appelle <i>joie</i>. Il en - arrive ainsi de l’ébullition des autres passions, selon que ces petits - corps sont jetés plus ou moins violemment sur nous, selon le mouvement - qu’ils reçoivent par la rencontre d’autres branles, et selon qu’ils - trouvent à remuer chez nous; c’est quant à l’ouïe.</p> - - <p>«La démonstration du toucher n’est pas maintenant plus difficile, - en concevant que de toute matière palpable il se fait une émission - perpétuelle de petits corps, et qu’à mesure que nous la touchons, il - s’en évapore davantage, parce que nous les épreignons du sujet même, - comme l’eau d’une éponge, quand nous la pressons. Les durs viennent - faire à l’organe le rapport de leur solidité; les souples, de leur - mollesse; les raboteux, etc. Et qu’ainsi ne soit, nous ne sommes plus - si fins à discerner par l’attouchement avec des mains usées de travail, - à cause de l’épaisseur du cal, qui, pour n’être ni poreux, ni animé, - ne transmet que fort malaisément ces fumées de la matière. Quelqu’un - désirera d’apprendre où l’organe de toucher tient son siège? Pour moi, - je pense qu’il est répandu dans toutes ses parties. Je m’imagine, - toutefois, que plus nous tâtons par un membre proche de la tête, et - plus vite nous distinguons; ce qui se peut expérimenter, quand, les - yeux clos, nous patinons quelque chose, car nous la devinons plus - facilement; et, si, au contraire, nous la tâtions du pied, nous aurions - plus de peine à la connaître. Cela provient de ce que, notre peau étant - partout criblée de petits trous, nos nerfs, dont la matière n’est pas - plus serrée, perdent en chemin beaucoup de ces petits atomes par les - menus pertuis de leur contexture, avant que d’être arrivés jusqu’au - cerveau, qui est le terme de leur voyage. Il me reste à parler de - l’odorat et du goût.</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_83">83</span></p> - - <p>«Dites-moi, lorsque je goûte un fruit, n’est-ce pas à cause de la - chaleur de la bouche qu’il fond? Avouez-moi donc que, y ayant dans - une poire des sels, et que la dissolution les partageant en petits - corps d’autre figure que ceux qui composent la saveur d’une pomme, il - faut qu’ils percent notre palais d’une manière bien différente, tout - ainsi que l’escarre, enfoncé par le fer d’une pique qui me traverse, - n’est pas semblable à ce que me fait souffrir en sursaut la balle d’un - pistolet, et de même que la balle de ce pistolet m’imprime une autre - douleur que celle d’un carreau d’acier.</p> - - <p>«De l’odorat, je n’ai rien à dire, puisque les Philosophes mêmes - confessent qu’il se fait par une émission continuelle de petits corps.</p> - - <p>«Je m’en vais, sur ce principe, vous expliquer la création, l’harmonie - et l’influence des globes célestes avec l’immuable variété des - météores.»</p> - - <p>Il allait continuer; mais le vieil Hôte entra là-dessus, qui fit - songer notre Philosophe à la retraite. Il apportait des cristaux - pleins de vers luisants, pour éclairer la salle; mais, comme ces - petits feux-insectes perdent beaucoup de leur éclat, quand ils ne sont - pas nouvellement amassés, ceux-ci, vieux de dix jours, n’éclairaient - presque point. Mon Démon n’attendit pas que la compagnie en fût - incommodée; il monta dans son cabinet, et en redescendit aussitôt avec - deux boules de feu si brillantes, que chacun s’étonna comment il ne se - brûlait point les doigts.</p> - - <p>—Ces flambeaux incombustibles, dit-il, nous serviront mieux que vos - pelotons de verre. Ce sont des rayons du Soleil, que j’ai purgés de - leur chaleur; autrement, les qualités corrosives de son feu auraient - blessé votre vue en l’éblouissant. J’en ai fixé la lumière, et l’ai - renfermée dans ces boules transparentes que je tiens. Cela ne vous - doit pas fournir un grand sujet d’admiration, car il ne m’est pas plus - difficile à moi, qui suis né dans le Soleil, de condenser ses rayons, - qui sont la poussière de ce Monde-là, qu’à vous, d’amasser de la - poussière ou des atomes, qui sont de la terre pulvérisée de celui-ci.</p> - - <p>Là dessus, notre Hôte envoya un Valet conduire les Philosophes, parce - qu’il était nuit, avec une douzaine de globes à verres pendus à ses - quatre pieds. Pour nous autres (savoir: mon Précepteur et moi), nous - nous couchâmes, par l’ordre du Physionome. Il me mit cette fois-là - dans une chambre de violettes et de lis, et m’envoya chatouiller à - l’ordinaire; et le lendemain, sur les neuf heures, je vis entrer mon - Démon, qui me dit qu’il venait du Palais <img class="musique" src="images/page-83.jpg" alt="" title="" width="53" height="26" /> où l’une des - Demoiselles de la Reine l’avait prié de l’aller trouver, et qu’elle - s’était enquise de moi, témoignant qu’elle persistait toujours dans le - dessein de me tenir parole, c’est-à-dire que, de bon cœur, elle me - suivrait si je la voulais mener avec moi dans l’autre Monde.</p> - - <p>—Ce qui m’a fort édifié, continua-t-il, c’est quand j’ai reconnu - que le motif principal de son voyage était de se faire Chrétienne. - Ainsi, je lui ai promis d’aider son dessein de toutes mes forces, - et d’inventer, pour cet effet, une machine capable de tenir trois - ou quatre personnes, dans laquelle vous pourrez monter ensemble dès - aujourd’hui. Je vais m’appliquer sérieusement à l’exécution de cette - entreprise: c’est pourquoi, afin de vous divertir, pendant que je ne - serai point avec vous, voici un Livre que je vous laisse. Je l’apportai - jadis de mon pays natal; il est intitulé; les <i>Etats et Empires du - Soleil</i><a name="FNanchor_13" id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>. Je vous donne encore celui-ci, que j’estime beaucoup - davantage; c’est le plus Grand Œuvre des Philosophes, <span class="pagenum" id="Page_84">84</span> qu’un des - plus forts esprits du Soleil a composé. Il prouve là-dedans que toutes - les choses sont vraies et déclare la façon d’unir physiquement les - vérités de chaque contradictoire, comme, par exemple, que le blanc est - noir et que le noir est blanc; qu’on peut être et n’être pas, en même - temps; qu’il peut y avoir une montagne sans vallée; que le néant est - quelque chose, et que toutes les choses qui sont ne sont point. Mais - remarquez qu’il prouve tous ces inouïs paradoxes, sans aucune raison - captieuse ou sophistique. Quand vous serez ennuyé de lire, vous pourrez - vous promener, ou vous entretenir avec le fils de notre Hôte: son - esprit a beaucoup de charmes; ce qui me déplaît en lui, c’est qu’il est - impie. S’il lui arrive de vous scandaliser, ou de faire par quelque - raisonnement chanceler votre foi, ne manquez pas aussitôt de me le - venir proposer, je vous en résoudrai les difficultés. Un autre vous - ordonnerait de rompre compagnie; mais, comme il est extrêmement vain, - je suis assuré qu’il prendrait cette fuite pour une défaite, et il se - figurerait que notre croyance serait sans raison, si vous refusiez - d’entendre les siennes.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-84.jpg" alt="" title="" width="600" height="371" /> - <p class="caption">Il en sort comme de la bouche d’un homme tous les sons - distincts et différents.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-84.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>Il me quitta en achevant ces mots; mais il fut à peine sorti, que - je me mis à considérer attentivement mes Livres, et leurs boîtes, - c’est-à-dire leurs couvertures, qui me semblaient admirables pour leurs - richesses; l’une était taillée d’un seul diamant, sans comparaison plus - brillant que les nôtres; la seconde ne paraissait qu’une monstrueuse - perle fendue en deux. Mon Démon avait traduit ces Livres en langage de - ce monde; mais, parce que je n’en ai point de leur imprimerie, je m’en - vais expliquer la façon de ces deux volumes.</p> - - <p>A l’ouverture de la boîte, je trouvai, dans un je ne sais quoi de - métail presque semblable à nos horloges, plein de je ne sais quelques - petits ressorts et de machines imperceptibles. C’est un Livre, à - la vérité; mais c’est un Livre miraculeux, qui n’a ni feuillets ni - caractères; enfin, c’est un Livre où, pour apprendre, les yeux sont - inutiles: on n’a besoin que des oreilles. Quand quelqu’un donc souhaite - lire, il bande, avec grande quantité de toutes sortes de petits nerfs, - cette machine; puis, il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire - écouter, et au même temps il en sort, comme de la bouche d’un homme, ou - d’un instrument de musique, tous <span class="pagenum" id="Page_85">85</span> les sons distincts et différents qui - servent, entre les grands Lunaires, à l’expression du langage.</p> - - <p>Lorsque j’ai depuis réfléchi sur cette miraculeuse invention de faire - des Livres, je ne m’étonne plus de voir que les jeunes hommes de ce - pays-là possédaient plus de connaissance à seize et dix-huit ans, que - les barbes grises du nôtre; car sachant lire aussi tôt que parler, ils - ne sont jamais sans lecture; à la chambre, à la promenade, en ville, - en voyage, ils peuvent avoir dans la poche, ou pendus à la ceinture - une trentaine de ces Livres dont ils n’ont qu’à bander un ressort pour - en ouïr un chapitre seulement ou bien plusieurs, s’ils sont en humeur - d’écouter tout un Livre: ainsi vous avez éternellement autour de vous - tous les Grands Hommes et morts et vivants qui vous entretiennent de - vive voix. Ce présent m’occupa plus d’une heure; et enfin me les étant - attachés en forme de pendants d’oreilles, je sortis pour me promener; - mais je ne fus pas plutôt au bout de la rue, que je rencontrai une - troupe assez nombreuse de personnes tristes<a name="FNanchor_14" id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p> - - <p>Quatre d’entre eux portaient sur leurs épaules une espèce de cercueil - enveloppé de noir. Je m’informai, d’un regardant, ce que voulait dire - ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon Pays; il me répondit que - ce méchant <img class="musique" src="images/page-85.jpg" alt="" title="" width="44" height="22" /> et nommé du peuple par une chiquenaude sur le - genou droit, qui avait été convaincu d’envie et d’ingratitude, était - décédé le jour précédent, et que le Parlement l’avait condamné, il y - avait plus de vingt ans, à mourir, dans son lit, et puis à être enterré - après sa mort.</p> - - <p>Je me pris à rire de cette réponse; et lui, m’interrogeant pourquoi:</p> - - <p>—Vous m’étonnez, dis-je, de dire que ce qui est une marque de - bénédiction dans notre Monde, comme la longue vie, une mort paisible, - une sépulture honorable, serve en celui-ci d’une punition exemplaire.</p> - - <p>—Quoi! vous prenez la sépulture pour quelque chose de précieux? me - repartit cet homme. Et, par votre foi, pouvez-vous concevoir quelque - chose de plus épouvantable qu’un cadavre marchant sous les vers dont - il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues; enfin, - la peste revêtue du corps d’un homme? Bon Dieu! la seule imagination - d’avoir, quoique mort, le visage embarrassé d’un drap, et sur la bouche - une pique de terre, me donne de la peine à respirer! Ce misérable que - vous voyez porter, outre l’infamie d’être assisté dans une fosse, a - été condamné d’être assisté, dans son convoi, de cent cinquante de ses - amis, et commandement à eux, en punition d’avoir aimé un envieux et un - ingrat, de paraître à ses funérailles avec un visage triste; et, sans - que les Juges en ont eu pitié, imputant en partie ses crimes à son peu - d’esprit, ils auraient ordonné d’y pleurer. Hormis les criminels, on - brûle ici tout le monde; aussi, est-ce une coutume très décente et très - raisonnable; car nous croyons que, le feu ayant séparé le pur d’avec - l’impur, la chaleur rassemble par sympathie cette chaleur naturelle qui - faisait l’âme et lui donne la force de s’élever toujours, en montant - jusque quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que - nous et plus intellectuels, parce que leur tempérament doit répondre et - participer à la pureté du globe qu’ils habitent.</p> - - <p>«Ce n’est pas encore notre façon d’inhumer la plus belle. Quand un - de nos Philosophes vient à un âge où il sent ramollir son esprit, et - la glace de ses ans engourdir les mouvements de son âme, il assemble - ses <span class="pagenum" id="Page_86">86</span> amis par un banquet somptueux; puis, ayant exposé les motifs qui - le font résoudre à prendre congé de la Nature, et le peu d’espérance - qu’il y a d’ajouter quelque chose à ses belles actions, on lui fait - ou grâce, c’est-à-dire qu’on lui permet de mourir, ou on lui fait un - sévère commandement de vivre. Quand donc, à la pluralité de voix, on - lui a mis son souffle entre les mains, il avertit ses plus chers et du - jour et du lieu: ceux-ci se purgent et s’abstiennent de manger pendant - vingt-quatre heures; puis, arrivés qu’ils sont au logis du Sage, et - sacrifié qu’ils ont au Soleil, ils entrent dans la chambre, où le - généreux les attend sur un lit de parade. Chacun le vient embrasser; - et, quand c’est au rang de celui qu’il aime le mieux, après l’avoir - baisé tendrement, il l’appuie sur son estomac, et, joignant sa bouche - sur sa bouche, de la main droite il se baigne un poignard dans le - cœur. L’amant ne détache point ses lèvres de celles de son amant, - qu’il ne le sente expirer; et lors, il retire le fer de son sein, et, - fermant de sa bouche la plaie, il avale son sang, qu’il suce jusqu’à - ce qu’un second lui succède, puis un troisième, un quatrième, et enfin - toute la compagnie; et, quatre ou cinq heures après, on introduit à - chacun une fille de seize ou dix-sept ans; et, pendant trois ou quatre - jours qu’ils sont à goûter les plaisirs de l’amour, ils ne sont nourris - que de la chair du mort, qu’on leur fait manger toute crue, afin que, - si de cent embrassements il peut naître quelque chose, ils soient - assurés que c’est leur ami qui revit.»</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-86.jpg" alt="" title="" width="600" height="382" /> - <p class="caption">Quand un de nos philosophes arrive à l’âge où il sent - ramollir ses esprits.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-86.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>J’interrompis ce discours, en disant à celui qui me le faisait que ces - façons de faire avaient beaucoup de ressemblance avec celles de quelque - peuple de notre Monde; et continuai ma promenade, qui fut si longue, - que, quand je revins, il y avait deux heures que le dîner était prêt. - On me demanda pourquoi j’étais arrivé si tard:</p> - - <p>—Ce n’a pas été ma faute, répondis-je au cuisinier, qui s’en - plaignait; j’ai demandé plusieurs fois, par les rues, quelle heure il - était, mais on ne m’a répondu qu’en ouvrant la bouche, serrant les - dents et tournant le visage de travers.</p> - - <p>—Quoi! s’écria toute la compagnie, vous ne savez pas que par là ils - vous montraient l’heure?</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_87">87</span></p> - - <div class="figcenter2" style="width: 506px;"> - <img src="images/page-87.jpg" alt="" title="" width="506" height="600" /> - <p class="caption">Ils font un cadran avec leurs dents.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-87.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>—Par ma foi, repartis-je, ils avaient beau exposer leur grand nez au - Soleil, avant que je l’apprisse.</p> - - <p>—C’est une commodité, me dirent-ils, qui leur sert à se passer - d’horloge; car, de leurs dents, ils font un cadran si juste, que - lorsqu’ils veulent instruire quelqu’un de l’heure, ils ouvrent les - lèvres; et l’ombre de ce nez, qui vient tomber dessus leurs dents, - marque comme un cadran celle dont le curieux est en peine. Maintenant, - afin que vous sachiez pourquoi en ce pays tout le monde a le nez grand, - apprenez qu’aussitôt que la femme est accouchée, la matrone porte - l’enfant au maître du Séminaire; et justement, au bout de l’an, les - experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu’à une - certaine mesure que tient le Syndic, il est censé camus et mis entre - les mains de gens qui le châtrent. Vous me demanderez la cause de cette - barbarie, et comment il peut se faire que nous, chez qui la virginité - est un crime, établissons des continences par force? Mais sachez que - nous le faisons après avoir observé, depuis trente siècles, qu’un grand - nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, - libéral; et que le petit est un signe du contraire. C’est pourquoi des - Camus on bâtit les Eunuques, parce que la République aime mieux ne pas - avoir d’enfants que d’en avoir qui leur fussent semblables.</p> - - <p>Il parlait encore, lorsque je vis entrer un homme tout nu. Je m’assis - aussitôt et me couvris pour lui faire honneur, car ce sont les marques - du plus grand respect qu’on puisse, en ce pays-là, témoigner à - quelqu’un.</p> - - <p>—Le Royaume, dit-il, souhaite qu’avant de retourner en votre Monde, - vous en avertissiez les Magistrats, à cause qu’un Mathématicien vient - tout à l’heure de promettre au Conseil, que, pourvu qu’étant de retour - chez vous, vous vouliez construire une certaine machine qu’il vous - enseignera, il attirera votre globe et le joindra à celui-ci.</p> - - <p>A quoi je promis de ne pas manquer.</p> - - <p>—Eh! je vous prie, dis-je à mon Hôte, quand l’autre fut parti, de <span class="pagenum" id="Page_88">88</span> me - dire pourquoi cet envoyé portait à la ceinture des parties honteuses - de bronze? ce que j’avais vu plusieurs fois, pendant que j’étais en - cage, sans l’avoir osé demander, parce que j’étais toujours environné - des Filles de la Reine, que je craignais d’offenser, si j’eusse en leur - présence attiré l’entretien d’une matière si grasse.</p> - - <p>De sorte qu’il me répondit:</p> - - <p>—Les femelles ici, non plus que les mâles, ne sont pas assez ingrates - pour rougir à la vue de celui qui les a forgées; et les vierges n’ont - pas honte d’aimer sur nous, en mémoire de leur mère Nature, la seule - chose qui porte son nom. Sachez donc que l’écharpe dont cet homme est - honoré, et où pend pour médaille la figure d’un membre viril, est le - symbole du gentilhomme et la marque qui distingue le noble d’avec le - roturier.</p> - - <p>Ce paradoxe me sembla si extravagant, que je ne pus m’empêcher de rire.</p> - - <p>—Cette coutume me semble bien extraordinaire, repartis-je, car en - notre Monde la marque de noblesse est de porter une épée.</p> - - <p>Mais l’Hôte, sans s’émouvoir:</p> - - <p>—O mon petit homme! s’écria-t-il, quoi! les grands de votre Monde - sont si enragés de faire parade d’un grand instrument qui désigne - un bourreau, qui n’est forgé que pour nous détruire, enfin l’ennemi - juré de tout ce qui vit; et de cacher, au contraire, un membre, sans - qui nous serions au rang de ce qui n’est pas, le Prométhée de chaque - animal, et le réparateur infatigable des faiblesses de la Nature! - Malheureuse contrée, où les marques de génération sont ignominieuses, - et où celles d’anéantissement sont honorables! Cependant vous appelez - ce membre-là des <i>parties honteuses</i>, comme s’il y avait quelque chose - de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus honteux que de - l’ôter!</p> - - <p>Pendant tout ce discours, nous ne laissions pas de dîner; et, sitôt que - nous fûmes levés, nous allâmes au jardin prendre l’air, et là, prenant - occasion de la génération et conception des choses, il me dit:</p> - - <p>—Vous devez savoir que la Terre se faisant un arbre, d’un arbre un - pourceau, et d’un pourceau un homme, nous devons croire, puisque tous - les êtres dans la Nature tendent au plus parfait, qu’ils aspirent à - devenir hommes, cette essence étant l’achèvement du plus beau mixte, - et le mieux imaginé qui soit au monde, parce que c’est le seul qui - fasse le lien de la vie animale avec la raisonnable. C’est ce qu’on ne - peut nier, sans être pédant, puisque nous voyons qu’un prunier, par la - chaleur de son germe, comme par une bouche, suce et digère le gazon - qui l’environne; qu’un pourceau dévore ce fruit et le fait devenir - une partie de soi-même, et qu’un homme mange le pourceau, réchauffe - cette chair morte, la joint à soi et fait revivre cet animal sous une - plus noble espèce. Ainsi, cet homme, que vous voyez, était peut-être, - il y a soixante ans, une touffe d’herbe dans mon jardin; ce qui est - d’autant plus probable, que l’opinion de la Métempsycose Pythagorique, - soutenue par tant de grands hommes, n’est vraisemblablement parvenue - jusqu’à nous, qu’afin de nous engager à en rechercher la vérité, comme, - en effet, nous avons trouvé que tout ce qui est sent et végète, et - qu’enfin, après que toute la matière est parvenue à cette période, - qui est sa perfection, elle descend et retourne dans son inanité pour - revenir et jouer derechef les mêmes rôles.</p> - - <p>Je descendis, très satisfait, au jardin, et je commençais à réciter à - mon compagnon ce que notre maître m’avait appris, quand le Physionome - arriva pour nous conduire à la réfection et au dortoir.</p> - - <p>Le lendemain, dès que je fus réveillé, je m’en allai faire lever mon - Antagoniste.</p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_89">89</span></p> - - <p>—C’est un aussi grand miracle, lui dis-je en l’abordant, de trouver un - fort esprit, comme le vôtre, enseveli dans le sommeil, que de voir du - feu sans action.</p> - - <p>Il souffrit de ce mauvais compliment.</p> - - <p>—Mais, s’écria-t-il avec une colère passionnée d’amour, ne vous - déferez-vous jamais de ces termes fabuleux? Sachez que ces noms-là - diffament le nom de Philosophe, et que, comme le Sage ne voit rien au - monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit - abhorrer toutes ces expressions de prodiges et d’événements de Nature, - qu’ont inventés les stupides, pour excuser les faiblesses de leur - entendement.</p> - - <p>Je crus alors être obligé en conscience de prendre la parole pour le - détromper.</p> - - <p>—Encore, lui répliquai-je, que vous soyez fort obstiné dans vos - sentiments, j’ai vu plusieurs choses arrivées surnaturellement.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-89.jpg" alt="" title="" width="600" height="377" /> - <p class="caption">Si son nez est trouvé plus court qu’à une certaine - mesure...</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-89.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>—Vous le dites, continua-t-il; mais vous ne savez pas que la force - de l’imagination est capable de guérir toutes les maladies que vous - attribuez au surnaturel, à cause d’un certain baume naturel contenant - toutes les qualités contraires à toutes celles de chaque mal qui - nous attaque: ce qui se fait quand notre imagination, avertie par la - douleur, va chercher en ce lieu le remède spécifique qu’elle apporte - au venin. C’est là d’où vient qu’un habile médecin de votre Monde - conseille au malade de prendre plutôt un médecin ignorant, qu’on - estimera pourtant fort habile, qu’un fort habile, qu’on estimera - ignorant, parce qu’il se figure que notre imagination, travaillant - à notre santé, pourvu qu’elle soit aidée de remèdes, est capable de - nous guérir; mais que les plus puissants étaient trop faibles, quand - l’imagination ne les appliquait pas. Vous étonnez-vous que les premiers - hommes de votre Monde vivaient tant de siècles, sans avoir aucune - connaissance de la médecine? Non. Et qu’est-ce, à votre avis, qui en - pouvait être la cause, sinon leur nature encore dans <span class="pagenum" id="Page_90">90</span> sa force, et ce - baume universel, qui n’est pas encore dissipé par les drogues dont vos - Médecins vous consument; n’ayant lors pour rentrer en convalescence, - qu’à le souhaiter fortement, et s’imaginer d’être guéris? Aussi, leur - fantaisie vigoureuse, se plongeant dans cette huile, en attirait - l’élixir, et, appliquant l’actif au passif, ils se trouvaient presque - dans un clin d’œil aussi sains qu’auparavant: ce qui, malgré la - dépravation de la Nature, ne laisse pas de se faire encore aujourd’hui, - quoiqu’un peu rarement, à la vérité; mais le populaire l’attribue à - miracle. Pour moi, je n’en crois rien du tout, et je me fonde sur ce - qu’il est plus facile que tous ces docteurs se trompent, que cela - n’est facile à faire; car, je leur demande: Le fiévreux, qui vient - d’être guéri, a souhaité bien fort, pendant sa maladie, comme il est - vraisemblable, d’être guéri, et même il a fait des vœux pour cela; - de sorte qu’il fallait nécessairement qu’il mourût, ou qu’il demeurât - dans son mal, ou qu’il guérît; s’il fût mort, on eût dit que le Ciel - l’avait récompensé de ses peines, et même on eût dit que, selon la - prière du malade, il a été guéri de tous ses maux; s’il fût demeuré - dans son infirmité, on aurait dit qu’il n’avait pas la foi; mais, parce - qu’il est guéri, c’est un miracle tout visible. N’est-il pas bien plus - vraisemblable, que sa fantaisie, excitée par les violents désirs de la - santé, a fait son opération? Car je veux qu’il soit réchappé. Pourquoi - crier miracle, puisque nous voyons beaucoup de personnes qui s’étaient - vouées, périr misérablement avec leur vœu?</p> - - <p>—Mais, à tout le moins, lui repartis-je, si ce que vous dites de ce - baume est véritable, c’est une marque de la raisonnabilité de notre - âme, puisque, sans se servir des instruments de notre raison, sans - s’appuyer du concours de notre volonté, elle fait elle-même, comme si, - étant hors de nous, elle appliquait l’actif au passif. Or, si, étant - séparée de nous, elle est raisonnable, il faut nécessairement qu’elle - soit spirituelle; et, si vous la confessez spirituelle, je conclus - qu’elle est immortelle, puisque la mort n’arrive dans l’animal que par - le changement des formes, dont la matière seule est capable.» Ce jeune - homme alors, s’étant mis en son séant sur son lit, et m’ayant fait - asseoir, discourut à peu près de cette sorte: «Pour l’âme des bêtes, - qui est corporelle, je ne m’étonne pas qu’elle meure, vu qu’elle n’est, - possible, qu’une harmonie des quatre qualités, une force de sang, une - proportion d’organes bien concertés; mais je m’étonne bien fort que - la nôtre, intellectuelle, incorporelle et immortelle soit contrainte - de sortir de chez nous, par la même cause qui fait périr celle d’un - bœuf. A-t-elle fait pacte avec notre corps, que, quand il aurait un - coup d’épée dans le cœur, une balle de plomb dans la cervelle, une - mousquetade à travers le corps, d’abandonner aussitôt sa maison?... Et, - si cette âme était spirituelle, et par soi-même si raisonnable, qu’elle - fût aussi capable d’intelligence, quand elle est séparée de notre - masse, que quand elle en est revêtue, pourquoi les aveugles nés, avec - tous les beaux avantages de cette âme intellectuelle, ne sauraient-ils - s’imaginer ce que c’est que de voir? Est-ce à cause qu’ils ne sont pas - encore privés, par le trépas, de tous leurs sens? Quoi! je ne pourrai - donc me servir de ma main droite, à cause que j’en ai une gauche?...</p> - - <p>Et enfin, pour faire une comparaison juste et qui détruise tout ce - que vous avez dit, je me contenterai de vous apporter l’exemple d’un - Peintre, qui ne peut travailler sans pinceau; et je vous dirai que - l’âme est tout de même, quand elle n’a pas l’usage des sens.</p> - - <p>—Oui, mais, ajouta-t-il...</p> - - <p>«Cependant ils veulent que cette âme, qui ne peut agir - qu’imparfaitement, à cause de la perte d’un de ses désirs dans le cours - de la vie, puisse <span class="pagenum" id="Page_91">91</span> alors travailler avec perfection, quand après notre - mort elle les aura tous perdus. S’ils me viennent rechanter qu’elle - n’a pas besoin de ces instruments pour faire ses fonctions, je leur - rechanterai qu’il faut fouetter les Quinze-Vingts, qui font semblant de - ne voir goutte.</p> - - <p>Il voulait continuer dans de si impertinents raisonnements; mais je lui - fermai la bouche, en le priant de les cesser: comme il fit de peur de - querelle; car il connaissait que je commençais à m’échauffer. Il s’en - alla ensuite et me laissa dans l’admiration des gens de ce Monde-là, - dans lesquels, jusqu’au simple peuple, il se trouve naturellement - tant d’esprit, au lieu que ceux du nôtre en ont si peu, et qui leur - coûte si cher. Enfin, l’amour de mon pays me détachant petit à petit - de l’affection, et même de la pensée que j’avais eue de demeurer - en celui-là, je ne songeai plus qu’à mon départ; mais j’y vis tant - d’impossibilité, que j’en devins tout chagrin. Mon Démon s’en aperçut; - et, m’ayant demandé à quoi il tenait que je ne parusse pas le même - que toujours, je lui dis franchement le sujet de ma mélancolie; mais - il me fit de si belles promesses pour mon retour, que je m’en reposai - sur lui entièrement. J’en donnai avis au Conseil, qui m’envoya quérir, - et qui me fit prêter serment que je raconterais dans notre Monde les - choses que j’avais vues en celui-là. Ensuite, on me fit expédier des - passe-ports, et mon Démon, s’étant muni des choses nécessaires pour - un si grand voyage, me demanda en quel endroit de mon pays je voulais - descendre. Je lui dis que la plupart des riches enfants de Paris se - proposant un voyage à Rome une fois en la vie, ne s’imaginant pas, - après cela, qu’il y eût rien de beau ni à faire, ni à voir, je le - priais de trouver bon que je les imitasse.</p> - - <p>—Mais, ajoutais-je, dans quelle machine ferons-nous ce voyage, et quel - ordre pensez-vous que me veuille donner le Mathématicien qui me parla - l’autre jour de joindre ce globe-ci au nôtre?</p> - - <p>—Quant au Mathématicien, me dit-il, ne vous y arrêtez point, car c’est - un homme qui promet beaucoup, et qui ne tient rien. Et quant à la - machine qui vous reportera, ce sera la même qui vous voitura à la Cour.</p> - - <p>—Comment? dis-je, l’air deviendra pour soutenir vos pas aussi solide - que la terre? C’est-ce que je ne crois point.</p> - - <p>—Et c’est une chose étrange, reprit-il, que ce que vous croyez et ne - croyez pas! Eh! pourquoi les Sorciers de votre Monde, qui marchent en - l’air et conduisent des armées, des grêles, des neiges, des pluies, et - d’autres tels météores, d’une province en une autre, auraient-ils plus - de pouvoir que nous? Soyez, soyez, je vous prie, plus crédule en ma - faveur.</p> - - <p>—Il est vrai, lui dis-je, que j’ai reçu de vous tant de bons offices, - de même que Socrate et les autres pour qui vous avez tant eu d’amitié, - que je me dois fier à vous, comme je fais, en m’y abandonnant de tout - mon cœur.</p> - - <p>Je n’eus pas plutôt achevé cette parole, qu’il s’enleva comme - un tourbillon, me tenant entre ses bras: il me fit passer, sans - incommodité, tout ce grand espace que nos Astronomes mettent entre nous - et la Lune, en un jour et demi; ce qui me fit connaître le mensonge - de ceux qui disent qu’une meule de moulin serait trois cent soixante - et tant d’années à tomber du Ciel puisque je fus si peu de temps à - tomber du globe de la Lune en celui-ci. Enfin, au commencement de - la seconde journée, je m’aperçus que j’approchais de notre Monde. - Déjà je distinguais l’Europe d’avec l’Afrique, et ces deux d’avec - l’Asie, lorsque je sentis le soufre que je vis sortir d’une fort haute - montagne: cela m’incommodait, de sorte que je m’évanouis. Je ne puis - pas dire ce qui <span class="pagenum" id="Page_92">92</span> m’arriva ensuite; mais je me trouvai, ayant repris - mes sens, dans des bruyère par la pente d’une colline, au milieu de - quelques pâtres qui parlaient italien. Je ne savais ce qu’était devenu - mon Démon, et je demandai à ces pâtres s’ils ne l’avaient point vu. A - ce mot, ils firent le signe de la Croix, et me regardèrent comme si - j’en eusse été un moi-même.</p> - - <div class="figcenter2" style="width: 600px;"> - <img src="images/page-92.jpg" alt="" title="" width="600" height="537" /> - <p class="caption">Déjà je distinguai l’Europe d’avec l’Afrique.</p> - <span class="link"><a href="images/x-page-92.jpg"> - <img class="agrandissement" src="images/agrandissement.jpg" alt="" title="" width="18" height="14" /></a></span> - </div> - - <p>Mais, leur disant que j’étais Chrétien, et que je les priais par - charité de me conduire en quelque lieu où je pusse me reposer, ils me - menèrent dans un village, à un mille de là, où je fus à peine arrivé, - que tous les chiens du lieu, depuis les bichons jusqu’aux dogues, se - vinrent jeter sur moi et m’eussent dévoré si je n’eusse trouvé une - maison où je me sauvai. Mais cela ne les empêcha pas de continuer leur - sabbat, en sorte que le maître du logis m’en regardait de mauvais - œil; et je crois que, dans le scrupule où le peuple augure de ces - sortes d’accidents, cet homme était capable de m’abandonner en proie - à ces animaux, si je ne me fusse avisé que ce qui les acharnait ainsi - après moi était le Monde d’où je venais, à cause qu’ayant accoutumé - d’aboyer à la Lune, ils sentaient que j’en venais, et que j’en avais - l’odeur, comme ceux qui conservent une espèce de relent ou air marin, - quelque temps après être descendus de dessus la mer.</p> - - <p>Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposai sur une terrasse, durant - trois ou quatre heures, au Soleil: après quoi, je descendis, et les - chiens, qui ne sentaient plus l’influence qui m’avait fait leur ennemi, - ne m’aboyèrent plus et s’en retournèrent chacun chez soi.</p> - - <p>Le lendemain, je partis pour Rome, où je vis les restes des triomphes - de quelques Grands Hommes, de même que ceux des siècles: j’en admirai - les belles ruines et les belles réparations qu’y ont faites les - Modernes. Enfin, après y être demeuré quinze jours en la compagnie de - M. de Cyrano, <span class="pagenum" id="Page_93">93</span> mon Cousin, qui me prêta de l’argent pour mon retour, - j’allai à Civita-Vecchia, et me mis sur une galère qui m’amena jusqu’à - Marseille.</p> - - <p>Pendant tout ce voyage, je n’eus l’esprit tendu qu’aux merveilles - de celui que je venais de faire. J’en commençai les mémoires dès ce - temps-là; et, quand j’ai été de retour, je les mis autant en ordre que - la maladie qui me retient au lit me l’a pu permettre. Mais, prévoyant - qu’elle sera la fin de mes études et de mes travaux, pour tenir parole - au Conseil de ce Monde-là, j’ai prié M. Le Bret, mon plus cher et mon - plus inviolable ami, de les donner au Public, avec l’<i>Histoire de la - République du Soleil</i>, celle de l’<i>Etincelle</i>, et quelques autres - Ouvrages de même façon, si ceux qui nous les ont dérobés les lui - rendent, comme je les en conjure de tout mon cœur.</p> - - <div class="figcenter3" style="width: 65px;"> - <img src="images/page-93.jpg" alt="" title="" width="65" height="67" /> - </div> - - <p><span class="pagenum" id="Page_95">95</span></p> - - <p>Voici à titre documentaire la fin du Manuscrit de la Bibliothèque - Nationale. Cette fin différant entièrement de celle de l’Edition Le - Bret, la voici dans son intégralité:</p> - - <p>—<i>Mais lui dis-je, si notre âme mourait, comme je vois bien que vous - voulez conclure, la résurrection que nous attendons ne serait donc - qu’une chimère, car il faudrait que Dieu les recréât, et cela ne serait - pas la résurrection.</i></p> - - <p><i>Il m’interrompit par un hochement de tête:</i></p> - - <p>—<i>Hé, par votre foi, s’écria-t-il, qui vous a bercé dans ce peau - d’asne, quoi vous, quoi moi, quoi ma servante, ressusciter.</i></p> - - <p>—<i>Ce n’est point, lui répondis-je un conte fait à plaisir, c’est une - vérité indubitable que je vous proférais.</i></p> - - <p>—<i>Et moi dit-il, je vous proférerais le contraire. Pour commencer donc - je suppose que vous mangiez un mahométan, vous le convertissez par - conséquent en votre substance n’est-il pas vrai, ce mahométan digéré - se change partie en chair, partie en sang, partie en sperme, vous - embrasserez votre femme et de la semence tirée tout entière du cadavre - du mahométan vous jetez en moule un beau petit chrétien. Je demande le - mahométan aura-t-il son corps sur la terre, luy rend le petit chrétien - n’aura pas le sien, puisqu’il n’est tout entier qu’une partie de celui - du mahométan. Si vous me dites que le petit chrétien aura le sien, Dieu - dérobera donc au mahométan ce que le petit chrétien n’aura reçu que de - celui du mahométan, ainsi il faut absolument que l’un ou l’autre manque - de corps; vous me répondrez peut-être que Dieu reproduira les matières - pour suppléer à celui qui n’en aura pas assez, oui, mais une autre - difficulté nous arrête, c’est que le mahométan damné ressuscitant et - Dieu lui fournissant un corps tout neuf à cause du sien que le chrétien - lui a volé comme le corps tout seul, comme l’âme toute seule ne fait - pas l’âme, mais l’un et l’autre joint en un seul sujet, et comme le - corps et l’âme sont partie aussi intégrante de l’âme l’une et l’autre, - si Dieu pétrit à ce mahométan un autre corps que le sien ce n’est plus - le même individu, ainsi Dieu donne un autre homme que celui qui a - mérité l’enfer, ainsi ce corps a paillardé, ce corps a criminellement - abusé de tous ses sens, et Dieu pour châtier ce corps en jette un autre - au feu, lequel est vierge, lequel est pur et qui n’a jamais prêté ses - organes à l’opération du moindre crime, et ce qui serait encore bien - ridicule, c’est que ce corps aurait mérité l’enfer et le Paradis tout - ensemble, car en tant que mahométan il doit être damné, en tant que - chrétien il doit être sauvé, de sorte que Dieu ne le saurait mettre en - paradis qu’il ne soit injuste, récompensant de la gloire la damnation - qu’il avait méritée comme mahométan, et ne peut le jeter en enfer qu’il - ne soit injuste aussi, récompensant de la mort éternelle la béatitude - qu’il avait méritée comme chrétien. Il faut donc s’il veut être - équitable, qu’il damne et sauve éternellement cet homme.</i></p> - - <p><i>Et alors, je pris la parole:</i></p> - - <p>—<i>Hé je n’ai rien à répondre, lui répondis-je, à vos arguments - sophistiques contre la résurrection tant y a que Dieu le dit, Dieu qui - ne peut mentir.</i></p> - - <p>—<i>N’allez pas si vite, me répliqua-t-il, vous en êtes à Dieu le dit, - il faut prouver auparavant qu’il y ait un Dieu, car pour moi je vous le - nie tout à plat.</i></p> - - <p>—<i>Je ne m’amuserai point, lui dis-je, à vous réciter les - démonstrations évidentes dont les philosophes se sont servis pour - l’établir, il faudrait <span class="pagenum" id="Page_96">96</span> redire tout ce qu’ont jamais écrit les hommes - raisonnables, je vous demande seulement quel inconvénient vous encourez - de le croire, je suis bien assuré que vous ne m’en sauriez prétexter - aucun puisque donc il est impossible d’en tirer que de l’utilité, que - vous ne le persuadez-vous car s’il y a un Dieu, outre que ne le croyant - pas, vous vous serez mécomptés, vous aurez désobéi aux principes qui - commandent d’en croire, et s’il n’y en a point, vous n’en serez pas - mieux que nous.</i></p> - - <p>—<i>Si fait me répondit-il, j’en serai mieux que vous, car s’il n’y en - a point, vous et moi serons à deux de jeu, mais au contraire s’il y - en a, je n’aurai pas pu avoir offensé une chose que je croyais n’être - point, puisque pour pécher, il faut ou le savoir, ou le vouloir. Ne - voyez-vous pas qu’un homme même tant soit peu sage ne se piquerait - pas qu’un crocheteur l’eût injurié, si le crocheteur aurait pensé ne - le pas faire, s’il l’avait pris pour un autre ou si c’était le vin - qui l’eût fait parler, à plus forte raison, Dieu tout inébranlable - s’emportera-t-il contre nous pour ne l’avoir pas connu, mais par votre - foi, mon petit animal, si la croyance de Dieu nous était si nécessaire, - enfin, si elle nous importait de l’éternité, Dieu lui-même ne nous en - aurait-il pas infus à tant de lumières aussi claires que le soleil - qui ne se cache à personne, car de feindre qu’il ait voulu entre les - hommes à cligne-musette faire comme les enfants</i> toutou le voilà, - <i>c’est-à-dire tantôt se masquer, tantôt se démasquer, se déguiser à - quelques-uns pour se manifester aux autres, c’est se forger un Dieu - ou sot, ou malicieux, vu que ceci était par la force de mon génie que - je l’aie connu, c’est lui qui mérite et non pas moi, d’autant qu’il - pouvait me donner une âme ou des organes imbéciles qui me l’auraient - fait méconnaître et si au contraire il m’eût donné un esprit incapable - de le comprendre, ce n’aurait pas été ma faute, mais la sienne - puisqu’il pouvait m’en donner un si vif que je l’eusse compris</i>.</p> - - <p><i>Cette opinion diabolique et ridicule me fit naître un frémissement par - tout le corps, je commençai alors de contempler cet homme avec un peu - plus d’attention et je fus bien ébahi de remarquer sur son visage ce - je ne sais quoi d’effroyable que je n’avais point encore aperçu. Ses - yeux étaient petits et enfoncés, le teint basané, la bouche grande, le - menton velu, les ongles noirs.</i></p> - - <p>—<i>Oh! Dieu, songé-je, ce misérable est réprouvé dès cette vie et - possible même que c’est l’Antéchrist dont il se parle tant dans notre - monde.</i></p> - - <p><i>Je ne voulus pas pourtant lui découvrir ma pensée à cause de l’estime - que je faisais de son esprit et véritablement le favorable esprit dont - Nature avait regardé son berceau m’avait fait concevoir quelque amitié - pour lui. Je ne pus toutefois si bien me contenir que je n’éclatasse - avec imprécations qui le menaçaient d’une mauvaise fin. Mais lui - remuant sur ma colère:</i></p> - - <p>—<i>Oui, s’écria-t-il; par la mort...</i></p> - - <p><i>Je ne sais pas ce qu’il préméditait de dire, car sur cette entrefaite - on frappa à la porte de notre chambre et je vois entrer un grand homme - noir tout velu, il s’approcha de nous et saisissant le blasphémateur à - bras-le-corps il l’enleva par la cheminée.</i></p> - - <p><i>La pitié que j’eus du sort de ce malheureux m’obligea de l’embrasser - pour l’arracher des griffes de l’Ethiopien, mais il fut si robuste - qu’il nous enleva tous deux de sorte qu’en un moment, nous voilà dans - la nue. Ce n’était plus l’amour du prochain qui m’obligeait à le serrer - étroitement, mais l’appréhension de tomber.</i></p> - - <p><span class="pagenum" id="Page_97">97</span></p> - - <p><i>Après avoir été je ne sais combien de jours à percer le ciel sans - savoir ce que je <ins class="correction" title="demanderai">demanderais</ins>, je <ins class="correction" title="reconnu">reconnus</ins> que j’approchais de notre - monde. Déjà je distinguai l’Asie de l’Europe et l’Europe de l’Afrique. - Déjà même mes yeux, par mon abaissement ne pouvaient se courber au delà - de l’Italie, quand le cœur me dit que ce diable sans doute emportait - mon hôte aux enfers en corps et en âme et que c’était pour cela qu’il - le passait par notre terre à cause que l’enfer est dans son centre.</i></p> - - <p><i>J’oubliai toutefois cette <ins class="correction" title="réfexion">réflexion</ins> et tout ce qui m’était arrivé - depuis que le diable était notre voiture à la frayeur que me donna le - feu d’une montagne tout en feu, que je touchai quasi.</i></p> - - <p><i>L’objet de ce brûlant spectacle me fit crier Jésus Maria.</i></p> - - <p><i>J’avais encore à peine achevé la dernière lettre que je me trouvais - étendu sur des bruyères au coupeau d’une petite colline et deux - ou trois pasteurs autour de moi qui récitaient les litanies et me - parlaient italien.</i></p> - - <p>—<i>Oh! m’écriai-je alors, Dieu soit loué, j’ai donc enfin trouvé des - chrétiens au monde de la lune: hé, dites-moi mes amis, en quelle - province de votre monde suis-je maintenant?</i></p> - - <p>—<i>En Italie, me répondirent-ils.</i></p> - - <p>—<i>Comment, interrompis-je, il y a une Italie aussi au monde de la - lune?</i></p> - - <p><i>J’avais encore si peu réfléchi sur cet accident que je ne m’étais pas - encore aperçu qu’ils me parlaient italien et que je leur <ins class="correction" title="répondai">répondais</ins> de - même.</i></p> - - <p><i>Quand donc je fus tout à fait désabusé et que rien ne m’empêcha - plus de connaître que j’étais de retour en ce monde, je me laissai - conduire où ces paysans voulurent me mener, mais je <ins class="correction" title="n’était">n’étais</ins> pas encore - arrivé aux portes de ..... que tous les chiens de la ville se vinrent - précipiter sur moi; et sans que la peur me jeta dans une maison où je - mis barre, entre nous, j’étais infailliblement englouti.</i></p> - - <p><i>Un quart d’heure après, comme je me reposais dans ce logis, voici - qu’on entend à l’entour un sabat de tous les chiens, je crois, du - royaume, on y voyait depuis le dogue jusqu’au bichon hurlant de plus - épouvantable furie que <ins class="correction" title="s’il">s’ils</ins> eussent fait l’anniversaire de leur - premier Adam.</i></p> - - <p><i>Cette aventure ne causa pas peu d’admiration à toutes les personnes - qui la virent, mais aussitôt que j’eus éveillé mes rêveries sur cette - circonstance, je m’imaginais tout à l’heure que ces animaux étaient - acharnés contre moi à cause du monde d’où je venais car, disais-je en - moi-même, quand ils ont accoutumé d’aboyer à la lune pour la douleur - qu’elle leur fait de si loin, sans doute, ils se sont voulu jeter - dessus moi parce que je sens la lune dont l’odeur les fâche.</i></p> - - <p><i>Pour me purger de ce mauvais air, je m’exposais tout nu au soleil - dessus une terrasse, je m’y allais quatre ou cinq heures durant au bout - desquelles je descendis et les chiens ne sentant plus l’influence qui - m’avait fait leur ennemi, s’en retournèrent chacun chez soi.</i></p> - - <p><i>Je m’enquis au port quand un vaisseau partirait pour la France et - lorsque je fus embarqué, je n’eus l’esprit tendu qu’à ramener aux - merveilles de mon voyage. J’admirai mille fois la Providence de Dieu - qui avait reculé ces hommes naturellement impies en un lieu où ils ne - pussent corrompre ses bien-aimés et les avait punis de leur orgueil en - les abandonnant à leur propre suffisance, aussi je ne doute point qu’il - n’ait différé jusqu’ici d’envoyer leur prêcher l’Evangile, parce qu’ils - savaient qu’ils en abuseraient et que cette résistance ne servirait - qu’à leur faire mériter une plus rude punition en l’autre monde.</i></p> - - <p class="center">FIN</p> - - <hr class="small" /> - - <div class="footnotes"> - <h2>NOTES</h2> - - <p class="line">~~~~~</p> - - <div class="footnote"> - <p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1"></a><a href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Jouaust.—La Mort d’Agrippine, 1875.</p> - - <p><a name="Footnote_2" id="Footnote_2"></a><a href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Ce sonnet, se trouve dans les <i>Œuvres poétiques du - sieur de P</i>. (Prade), publiées en 1650 (<i>Paris, Nicolas et Jean de la - Coste</i>, in-4). Il prouve que le <i>Voyage dans la Lune</i> était composé - longtemps avant la mort de Cyrano, auquel il causa de graves ennuis, - comme lui-même nous l’apprend dans l’<i>Histoire des Etats et Empires du - Soleil</i>.</p> - - <p><a name="Footnote_3" id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>Horace, Art Poétique.</i></p> - - <p><a name="Footnote_4" id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Var: plusieurs grands hommes. (Edition Le Bret.)</p> - - <p><a name="Footnote_5" id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Var: le maréchal de l’Hôpital. (Edition Le Bret.)</p> - - <p><a name="Footnote_6" id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Le Canada ou Nouvelle-France.</p> - - <p><a name="Footnote_7" id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i>Je réponds</i> que je dispute plus; car, si vous voulez - m’obliger à vous rendre raison de ce que me fournit mon imagination, - c’est m’ôter la parole, et m’obliger de vous confesser que mon - raisonnement le cédera toujours en ces sortes de choses à la Foi.</p> - - <p>Il me dit qu’à la vérité sa demande était blâmable, mais que je - reprisse mon idée. (Edition Le Bret.)</p> - - <p><a name="Footnote_8" id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Variante: Dont je ne suis que la créature. (Edition Le - Bret.)</p> - - <p><a name="Footnote_9" id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Il y a dans l’édition Le Bret: son imagination.</p> - - <p><a name="Footnote_10" id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> <i>Après avoir longtemps rêvé.</i> (Edition Le Bret.)</p> - - <p><a name="Footnote_11" id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Que je croyais moi-même être tout en feu. (Edition Le - Bret.)</p> - - <p><a name="Footnote_12" id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Et qu’à un <i>vieux radoteux, parce que le soleil a - quatre-vingt dix fois expié sa moisson, vous lui deviez de l’encens</i> - (Variante).</p> - - <p><a name="Footnote_13" id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Edition Le Bret: <i>Les Etats et Empires de la Lune avec - une addition à l’histoire de l’étincelle</i>. Je ne vois pas comment il - peut donner <i>les Etats de la Lune</i>, puisqu’il est précisément... dans - la Lune, la phrase du manuscrit est plus logique.</p> - - <p><a name="Footnote_14" id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Ce paragraphe entier n’existe que dans l’édition de 1663; - il a disparu de toutes les éditions postérieures.</p> - </div> - </div> - - <hr class="small2" /> - - <div class="tnote" id="note_au_lecteur"> - <h2>Au lecteur</h2> - - <p class="line">~~~~~</p> - - <p>Cette version électronique reproduit dans son intégralité - la version originale.</p> - - <p>La ponctuation n’a pas été modifiée hormis quelques corrections - mineures.</p> - - <p>L’orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés. - Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="orthographe originale" >souris</ins> sur - le mot pour voir le texte original.</p> - </div> -</div> - -<hr class="full" /> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of L'autre monde ou Histoire comique des -Etats et Empires de la Lune, by Savinien de Cyrano de Bergerac - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AUTRE MONDE *** - -***** This file should be named 51338-h.htm or 51338-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/5/1/3/3/51338/ - -Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed -Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was -produced from images generously made available by The -Internet Archive/Canadian Libraries) - - -Updated editions will replace the previous one--the old editions -will be renamed. - -Creating the works from public domain print editions means that no -one owns a United States copyright in these works, so the Foundation -(and you!) can copy and distribute it in the United States without -permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is -subject to the trademark license, especially commercial -redistribution. - - - -*** START: FULL LICENSE *** - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project -Gutenberg-tm License (available with this file or online at -http://gutenberg.org/license). - - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm -electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive -Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at -http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent -permitted by U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. -Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered -throughout numerous locations. Its business office is located at -809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email -business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact -information can be found at the Foundation's web site and official -page at http://pglaf.org - -For additional contact information: - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To -SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any -particular state visit http://pglaf.org - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. -To donate, please visit: http://pglaf.org/donate - - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic -works. - -Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm -concept of a library of electronic works that could be freely shared -with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project -Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. - - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. -unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily -keep eBooks in compliance with any particular paper edition. - - -Most people start at our Web site which has the main PG search facility: - - http://www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/51338-h/images/agrandissement.jpg b/old/51338-h/images/agrandissement.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 5a9bcf3..0000000 --- a/old/51338-h/images/agrandissement.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51338-h/images/cover.jpg b/old/51338-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index f1c2df0..0000000 --- a/old/51338-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/51338-h/images/page-10.jpg b/old/51338-h/images/page-10.jpg Binary files differdeleted 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